Le Mauvais sujet (Édouard LAFARGUE - Camille PILLET - Eugène SCRIBE)

Drame en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 16 juillet 1825.

 

Personnages

 

RAYMOND LAROCHE, industriel

ROBERT, son frère, marin

GERVAIS, notaire

ISIDORE DURAND, jeune fermier

ESTELLE, fille de Gervais

PARENTS

AMIS

 

Dans un village peu éloigné de Honfleur.

 

L’extrémité d’un village situé auprès de la mer. À droite de l’acteur, la maison de Gervais, devant laquelle se trouve un berceau de feuillage et une petite table. À gauche, la maison de Raymond. On voit la mer dans le fond.

 

 

Scène première

 

GERVAIS, ISIDORE

 

ISIDORE.

Père Gervais, il faut s’expliquer... Est-ce oui ou non, que vous mariez mamzelle Estelle votre fille ? car voilà qu’elle a ses vingt ans sonnés, et il faudrait y penser.

GERVAIS.

C’est ce que j’ai fait, monsieur Isidore ; et c’est aujourd’hui que nous signons le contrat.

ISIDORE.

C’est bon ; et comme notaire de l’endroit, c’est vous qui le faites vous-même. Aussi, prenez-y bien garde, faites toutes vos réflexions, parce que des bêtises par-devant notaire, c’est plus grave que d’autres... une fois que c’est enregistré, c’est fini... ça n’est pas comme des bêtises de simples particuliers.

GERVAIS.

Je crois bien que s’il fallait enregistrer les tiennes...

ISIDORE.

Ça coûterait trop de papier timbré, n’est-ce pas ?... Mais, pour en revenir à vous... quel est le garçon du village que vous choisissez pour gendre ?

GERVAIS.

Qu’est-ce que cela te fait ?

ISIDORE.

Ça me fait que je voudrais me mettre sur les rangs.

GERVAIS.

Toi !...

ISIDORE.

Et pourquoi pas ?... Dans le voisinage d’un port de mer... dans les environs de Honfleur où nous habitons, les maris deviennent rares, attendu que les jeunes gens de l’endroit font tous des mousses ou des matelots... Moi, je suis resté fermier comme mon père... j’ai de la fortune, je suis beau garçon, je ne me cache pas, et il est facile de voir que je suis bien venu... Ainsi, regardez, examinez... Tout cela peut-il vous convenir ?

GERVAIS.

Tu es un bon garçon, je le sais ; M. Durand, ton père, était un honnête homme, et s’il vivait encore, nous aurions peut-être songé à cette affaire-là mais j’ai fait un autre choix.

ISIDORE.

Lequel donc ?

GERVAIS.

Je peux te le dire ; car, dans une heure, tout le monde le saura.

ISIDORE.

Je suis sensible, père Gervais, à une pareille confiance : je devrais être vexé plutôt, il est vrai ; mais d’un homme comme vous, c’est toujours une marque de considération... c’est la première... Quel est donc le futur ?

GERVAIS.

Le plus brave garçon du village, Raymond Laroche.

ISIDORE.

Eh bien ! par exemple... un manchot ! il va choisir un manchot pour lui donner la main de sa fille !... Moi, du moins, on peut me voir... je n’ai pas mes mains dans mes poches.

GERVAIS.

Raymond Laroche, un manchot !

ISIDORE.

C’est tout comme... Depuis cinq ans, il ne peut pas se servir du bras gauche qu’il a toujours en écharpe... D’où ça lui est-il venu ?... on n’en sait rien... Ce n’est pas à la guerre ; car il y est allé comme moi, par procuration... Il s’est fait remplacer... et puis, quelle famille que la sienne !

GERVAIS.

Oserais-tu dire du mal de son père ? mon vieil ami, le père Laroche, l’homme le plus estimé du pays !

ISIDORE.

Le père Laroche, c’est vrai... Quoiqu’il fût bien sévère, et qu’il eût toujours, de son vivant, quelque taloche à me donner... c’était, comme ils disaient tous, une vertu patriarcale... Mais son fils aîné, qu’on n’appelait dans le pays que le mauvais sujet, en a-t-il fait celui-là !... toujours en querelle, toujours au cabaret... courant après toutes les petites filles... rossant ceux qui leur faisaient la cour... Aussi, tant qu’il était ici, il n’y avait pas moyen d’être amoureux ; c’est ce qui m’a tant attardé... Du reste, c’était un nouveau Robert le Diable, et depuis qu’il a disparu, vous savez tous les mauvais bruits qui ont couru sur son compte.

GERVAIS.

Je le sais ; mais Raymond n’est pas coupable des fautes de son frère... il les a réparées, tant qu’il a pu... le ciel l’en a récompensé... c’est un des meilleurs fabricants du pays... il a prospéré dans son industrie.

ISIDORE.

Oui... une mauvaise filature de coton.

GERVAIS.

Où il a gagné une cinquantaine de mille francs.

ISIDORE.

Ah ! voilà le grand mot lâché !... C’est donc parce qu’il a cinquante mille francs, que vous me le préférez ?

GERVAIS.

Moi !... Tu pourrais supposer !...

ISIDORE.

Ah fi !... ah ! que c’est mal à vous !... Préférer un manchot qui a cinquante mille francs, à moi qui en ai trente mille, et qui suis au complet !... Et encore, si je n’ai que trente mille francs, ce n’est pas ma faute ; c’est celle de mon père... s’il n’y avait pas eu des malheurs et des poltrons dans ma famille...

GERVAIS.

Des poltrons !

ISIDORE.

Tiens, vous ne vous rappelez peut-être pas cette frayeur que mon père a eue, il y a cinq ans, le jour où il venait de vendre sa ferme... une frayeur qui nous a coulé cher. Un soir il rencontre, à l’entrée du bois, un homme en manteau ; et sans lui demander ce qu’il veut, mon père lui jette son portefeuille, et se sauve à toutes jambes... un portefeuille rouge qui contenait vingt mille francs... et dont on n’a jamais eu de nouvelles... Comme c’est gai pour une succession !... Sans cela, j’en aurais hérité ; et, à l’heure qu’il est, je serais aussi riche que votre monsieur Raymond, qui, en conscience...

GERVAIS.

Ah çà... ne vas-tu pas recommencer ?

ISIDORE.

Eh ! non... car le voici lui-même, et je vous laisse... Mais réfléchissez encore, père Gervais, vous allez sacrifier votre fille.

GERVAIS.

C’est bon.

ISIDORE.

Père Gervais, vous allez sacrifier votre enfant.

GERVAIS.

Ça me regarde... va-t’en.

Isidore sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

GERVAIS, RAYMOND

 

GERVAIS.

Eh bien ! mon cher Raymond, comment vas-lu, ce matin ?

RAYMOND.

Bien, père Gervais... je vous remercie.

GERVAIS.

Comme tu me dis cela d’un air triste !... un jour de noce !...

RAYMOND.

C’est que j’ai fait des réflexions... Voyez-vous, père Gervais, j’ai eu bien des chagrins, bien des malheurs dans ma vie... ça n’a pas altéré ma gaieté, et j’ai toujours pris le dessus, parce que le temps et une bonne conscience tiennent lien de philosophie ; et on finit par se consoler... mais aujourd’hui, je crains bien de ne pas en venir à bout.

GERVAIS.

Que t’est-il donc arrivé ?... Est-ce qu’il serait question de Robert, ton frère aîné ?... est-ce que ce mauvais sujet aurait encore fait des siennes ?

RAYMOND.

Non, vraiment... Depuis huit ans, nous n’en avons pas reçu de nouvelles ; et je crains bien que mon pauvre frère n’existe plus... Je veux vous parler d’Estelle, votre fille... Depuis que je me connais, j’en suis amoureux, j’ai fait tout au monde pour lui plaire.

GERVAIS.

Et j’espère que tu y as réussi !... elle te regarde comme le plus honnête homme du pays ; et elle a pour toi une estime, une amitié...

RAYMOND.

Oui... mais elle n’a pas d’amour. Longtemps, j’ai voulu m’abuser ; mais il n’y a pas moyen... Quand on a soi-même plus de tendresse qu’il n’en faut, on voit bien vite ce qu’il en manque aux autres. En l’épousant, je serais heureux... mais elle !

GERVAIS.

Que veux-tu dire ?

RAYMOND.

Son bonheur avant tout, père Gervais : et c’est pour cela que je vous prie de m’écouter... Vous n’êtes pas riche ; moi, j’ai du bien... j’ai réussi ; j’ai une cinquantaine de mille francs, dont une moitié environ a été gagnée par mon travail ; mais l’autre m’est tombée du ciel... celle-ci, je l’espère, je peux y renoncer sans chagrin.

GERVAIS.

Qu’est-ce que tu me dis là ?... Que t’est-il tombé du ciel ?

RAYMOND.

Oui, oui... c’est une vieille histoire que je vous conterai.

GERVAIS.

Tout de suite, morbleu !... puisque aujourd’hui tu dois être mon gendre, c’est le cas, ou jamais, de tout me dire.

RAYMOND.

D’autant plus que ce ne sera pas long... À l’époque où j’avais établi ma fabrique, tous les malheurs vinrent m’accabler à la fois... j’étais tombé à la milice, il fallait partir, ou trouver un remplaçant... mon père m’avait promis six mille francs pour mon établissement, et j’y comptais pour payer mes ouvriers et faire honneur à mes premiers engagements... c’était Robert, mon frère, que j’avais envoyé à la ferme pour toucher cette somme... et vous savez...

GERVAIS.

Oui, oui... Aussi, quelle imprudence de confier tant d’argent à un mauvais sujet !... à un joueur !

RAYMOND.

Si vous le connaissiez comme moi, père Gervais, vous seriez peut-être moins sévère... Mon pauvre frère !... je le vois encore entrer dans ma chambre, pâle, égaré... « Raymond, me dit-il, j’ai joué... j’ai tout perdu... je suis un malheureux qui dois déshonorer ma famille ; et pour vous sauver tous, il n’est qu’un moyen. » En disant ces mots, il appuyait sur son front un pistolet que je veux lui arracher... il résiste... dans notre lutte, le coup part, m’atteint à l’épaule et me renverse... Le malheureux crut sans doute m’avoir tué ; car depuis je ne l’ai plus revu.

GERVAIS.

Tant mieux pour vous et pour le pays.

RAYMOND.

Mais vous jugez de ma situation ; blessé par la main de mon frère, ruiné par lui, car c’était le lendemain que tombaient mes échéances, je ne savais plus que devenir, lorsqu’il arrive, sous enveloppe et à mon adresse, vingt billets de mille francs, avec ces seuls mots : Pour M. Raymond Laroche.

GERVAIS.

Il serait possible !

RAYMOND.

C’est comme je vous le dis... Je crus d’abord que c’était mon père qui avait tout vendu pour venir à mon secours ; mais non... Il m’en donna sa parole ; et vous savez que la parole de mon père... Je voulus alors aller à la ville, pour me faire réformer... Jugez de ma surprise, quand le maire m’apprit qu’on avait payé pour moi un remplaçant ; et que, depuis quinze jours, il était parti pour l’armée... Cette fois, je pensai à mon frère... Lui seul était capable d’un trait pareil... Et comme, à peu près à cette époque, on assura l’avoir vu rôder dans les environs...

GERVAIS.

Ce n’était pas lui : tu peux en être sûr.

RAYMOND.

Cependant, je profitai de l’argent que m’avait envoyé mon mystérieux protecteur... L’objet de mes efforts, le but de tous mes travaux... c’était d’obtenir la main de votre fille... Ce n’était pas pour moi, c’était pour elle que je voulais devenir riche... Mais si elle ne peut pas être heureuse avec moi, si elle ne m’aime pas, si elle en aime un autre... je quitterai le pays. Seulement et d’abord, je partagerai avec elle ma fortune.

GERVAIS.

Y penses-tu ?

RAYMOND.

Elle lui appartient autant qu’à moi, puisque c’est pour elle que je l’ai acquise... Alors, elle en fera ce qu’elle voudra ; et comme je ne voulais que son bonheur... de ce côté-là du moins, je serai heureux... Voilà, père Gervais, ce que j’avais à vous dire.

GERVAIS.

Et tu crois que je pourrais souffrir ?... Apprends, mon ami, que tu es dans l’erreur... Ma fille n’aime que toi... j’en suis certain ; et si tu en doutes... Tiens, je l’entends... Demande-le-lui toi-même.

RAYMOND.

Non, père Gervais, j’aime autant que ce soit vous... Je rentre chez moi où je vais écrire à la ville, parce qu’on nous menaçait hier de quelques mauvaises affaires, de quelques faillites... Je vous laisse avec Estelle ; tachez qu’elle s’explique franchement : et rappelez-vous que je veux tout devoir à elle-même, et rien à la contrainte.

Il sort.

 

 

Scène III

 

GERVAIS, ESTELLE

 

GERVAIS.

Si celui-là n’était pas mon gendre, j’en mourrais de chagrin... Approche ici, ma fille, réponds-moi franchement... Qu’est-ce que tu dis de Raymond, ton prétendu ?

ESTELLE.

Pourquoi me demandez-vous cela ?

GERVAIS.

Enfin, j’ai mes raisons : je veux savoir ce que tu en penses.

ESTELLE.

Est-ce qu’on peut en penser autre chose que du bien ?... Il est si bon, si généreux ; il nous a donné tant de preuves d’amitié !

GERVAIS.

Tu l’aimes donc ?

ESTELLE.

Il n’a ici que des amis... et moi, je le connais depuis mon enfance ; car je suis venue, bien avant vous, habiter ce pays, chez ma tante, où je demeurais ; et j’ai été élevée avec Raymond, et avec son frère.

GERVAIS.

Oh ! son frère... n’en parlons pas ; ce n’est pas le beau côté de la famille.

ESTELLE.

Non, sans doute ; mais s’il n’a pas les qualités de Raymond, à qui la faute ?... Aucun de vous ne connaissait son caractère... Si on l’avait traité avec bonté, si on avait eu l’air de croire à ses vertus, il en aurait eu réellement... mais au lieu de cela, chacun se plaisait à le décourager... à l’irriter... On lui répétait sans cesse... « Va, tu ne seras jamais qu’un mauvais sujet... » Eh bien ! il n’a pas voulu vous faire mentir... Il l’est devenu par dépit.

GERVAIS.

Oui... et par inclination.

ESTELLE.

C’est ce qui vous trompe... car son frère et moi nous avons pu autrefois apprécier son caractère... et je suis sûre qu’il n’a pas fait une seule mauvaise action qui n’ait eu un bon motif.

GERVAIS.

La belle avance !... J’aimerais mieux de mauvais motifs produisant de bonnes actions.

ESTELLE.

Vous, mon père, vous le connaissez à peine... car lorsque vous êtes venu vous établir ici, il était parti ; et vous avez été toujours injuste envers lui.

GERVAIS.

J’ai été injuste !... Eh bien ! je m’en rapporte à toi-même... Lequel vaut le mieux des deux frères ?

ESTELLE.

C’est Raymond.

GERVAIS.

S’il le fallait prendre l’un des deux pour mari, lequel choisirais tu ?

ESTELLE.

Je crois qu’une femme serait plus heureuse avec Raymond.

GERVAIS.

À la bonne heure ; voilà qui est parler... Apprends donc que, ce matin, ce pauvre jeune homme voulait quitter le pays et te laisser sa fortune, parce qu’il croyait que tu ne l’aimais pas.

ESTELLE.

Moi, ne pas l’aimer !... A-t-il pu le penser ? Pauvre Raymond !... lui qui ne vit, qui ne respire que pour moi... Ce serait moi qui le rendrais malheureux !... Ah ! je me ferais horreur à moi-même, si j’étais capable de tant d’ingratitude.

GERVAIS.

C’est bien, c’est bien, ma chère enfant !... J’avais d’avance répondu comme toi... Je puis donc lui dire que tu l’aimes ?

ESTELLE.

Oui, sans doute.

GERVAIS.

Et que tu consens à l’épouser sur-le-champ ?

ESTELLE.

Que dites-vous ?

GERVAIS.

Qu’aujourd’hui, chez lui, nous devons signer le contrat... Eh bien ! est-ce que tu hésites ? est-ce que tu refuserais ?

ESTELLE.

Non, non, mon père... Mais dites à Raymond que je voudrais avoir avec lui un instant d’entretien.

GERVAIS.

Et pour quelle raison ?

ESTELLE.

C’est à lui seul que je peux la dire... Et après, s’il l’exige, je signerai sur-le-champ.

 

 

Scène IV

 

GERVAIS, ESTELLE, ISIDORE

 

ISIDORE.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là ?... Tout le monde est sur la jetée ou sur les falaises... Voilà un beau vaisseau qui entre dans le port.

GERVAIS.

Qu’est-ce que ça me fait ?

ISIDORE.

Tiens, cette réponse !

GERVAIS.

Ça t’intéresse donc ?

ISIDORE.

Moi, ça m’est bien égal... Mais quand je vois les autres qui courent et qui regardent, je cours et je regarde aussi... C’est ce qui fait la foule ; sans cela, il n’y en aurait jamais.

GERVAIS.

Adieu... À ce soir... Je t’invite à la noce.

ISIDORE.

Vous n’avez donc pas dit à mademoiselle Estelle...

ESTELLE.

Quoi donc ?

ISIDORE.

Que je me mets sur les rangs.

ESTELLE.

Quoi ! vraiment ?

ISIDORE.

Vous voyez bien... Elle ne savait pas... Et vous voulez qu’elle se décide... Mamzelle Estelle, ne vous laissez pas influencer... suivez votre inclination, voilà tout ce que je vous demande... Moi, d’abord, je ne peux qu’y gagner.

GERVAIS.

Ma fille sera maîtresse de son choix ; c’est tout ce que je puis te promettre...

À Estelle.

Entrons chez Raymond, et allons tout disposer.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

ISIDORE, seul

 

C’est ça... « Ma fille sera maîtresse de son choix... » Et il l’entraîne du côté des cinquante mille francs. C’est malgré elle, je le vois bien... car, à prix égal, j’aurais la préférence... Ce sont ces choses-là qui me rendraient misanthrope... Je suis sûr que je vais l’être aujourd’hui toute la journée... J’irai à cette noce, c’est probable... Mais je vais y être d’une humeur... Je mangerai sans rien dire... Ils verront bien qu’il y a quelque chose et que je ne suis pas content... Tiens, qui est-ce qui vient là ?... Un monsieur en redingote bleue... qui n’a pas l’air d’être de notre endroit.

 

 

Scène VI

 

ISIDORE, ROBERT

 

ISIDORE.

Comme il regarde autour de lui !... On dirait qu’il n’a jamais vu de village.

ROBERT.

Camarade, es-tu d’ici ?

ISIDORE, à part.

Tiens, il me tutoie...

À Robert.

J’en suis né natif... Mais il paraît que monsieur n’est pas du pays ?

ROBERT.

Moi, non... Je n’ai pas de pays... Je suis marin, et je passe mes jours sur mon vaisseau.

ISIDORE.

Ah ! c’est un marin... J’aurais dû m’en douter à sa politesse... Il ne m’a seulement pas ôté son chapeau ; et v’là une heure que le mien est en panne.

ROBERT.

Monsieur Gervais... un ancien notaire de Honfleur, n’est-il pas venu, depuis cinq ans, s’établir dans ce village ?

ISIDORE.

Oui, monsieur.

ROBERT.

Et Estelle, sa fille, existe-t-elle encore ?

ISIDORE.

Certainement... et c’est toujours la plus jolie fille du pays... Mais il paraît que vous connaissez du monde dans l’endroit ?

ROBERT.

Oui ; autrefois, j’ai entendu parler d’elle et de son père.

ISIDORE.

Tenez, tenez... voilà leur maison, qui est bien changée depuis qu’on a planté, devant, ce petit bosquet... car il y a eu, depuis quelques années, bien des embellissements dans le village... D’abord, le maire a fait réparer la grande route, de sorte qu’on n’y verse plus qu’en hiver.

Voyant que Robert a la tête tournée vers la maison de Raymond. À part.

C’est drôle ; il ne m’écoute pas...

Haut.

Cette grande maison en face, que vous regardez avec étonnement, appartient à M. Raymond Laroche, qui l’a fait arranger et réparer depuis la mort de son père.

ROBERT.

Il est donc vrai... Il n’est plus ?

ISIDORE.

Non, monsieur... c’est là qu’il est mort.

Robert ôte son chapeau avec respect, et porte la main à ses yeux.

Il est mort des chagrins que lui a donnés son fils aîné... Robert le Diable, comme on l’appelait ici.

ROBERT.

Tu l’as connu ?

ISIDORE.

Oui, monsieur... c’est-à-dire, j’avais alors dix ans ; et maintenant j’en ai près de dix-huit... Mais je crois le voir encore... Dieu ! avait-il une mauvaise mine !... D’abord, il était plus maigre que moi... Et puis, si vous saviez ce qu’on en disait dans le pays... pas de son vivant, car on n’aurait pas osé... mais depuis qu’il est mort.

ROBERT.

Il est mort ?

ISIDORE.

Oui, monsieur... il a été tué à la suite d’une dispute qu’il avait eue dans un cabaret... et il a aussi bien fait, car son père l’avait déshérité.

ROBERT.

Déshérité... Tu en es bien sûr ?...

ISIDORE.

M. Gervais, qui a chez lui le testament, me l’a dit vingt fois... Toute la fortune du père est passée à Raymond, le fils cadet.

ROBERT.

Tant mieux... Celui-là le méritait... Qu’il soit riche ! qu’il soit heureux !... c’est ce que je demande.

ISIDORE.

C’est un de vos amis ?

ROBERT, se reprenant.

À moi ?... Non, sans doute... Mais puisque tu veux bien me donner des renseignements sur les habitants de ce village, qu’est devenu Pierre Durand, un fermier ?

ISIDORE.

Pierre Durand... Vous le connaissez aussi ?... Eh bien, par exemple...

ROBERT.

D’où vient ton étonnement ?

ISIDORE.

C’est que je suis son fils, Isidore Durand.

ROBERT, lui frappant sur l’épaule.

Je t’en fais compliment... tu es le fils d’un brave et honnête homme.

ISIDORE.

Pour honnête, c’est vrai ; mais pour brave... c’est différent... c’est-à-dire... il n’a eu qu’une venette dans sa vie... mais elle, elle a été bonne ; et il faudrait être joliment riche, pour en avoir souvent à ce prix-là... Aussi je m’en suis aperçu dans sa succession.

ROBERT.

Comment !... Et lui aussi, il est mort ?

ISIDORE.

Il y aura deux ans à la Saint-Martin.

ROBERT.

Je suis bien malheureux !

ISIDORE.

Pas tant que moi ; car enfin, si j’avais recueilli de l’héritage de mon père ce qui devait m’en revenir... j’épouserais maintenant celle que j’aime... Mais on ne veut pas de moi, parce que je n’ai que trente mille francs.

ROBERT.

Vraiment !... Et combien t’en faudrait-il encore ?

ISIDORE.

Dame ! on veut que le futur ait au moins cinquante mille francs... Ainsi, pour arriver là, il m’en faudrait au moins une vingtaine.

ROBERT, tirant un portefeuille de sa poche.

Tiens, les voilà.

ISIDORE.

Comment, monsieur, sans me connaître, vous me prêtez une pareille somme.

ROBERT.

Je ne te la prête pas... elle est à toi.

ISIDORE, à part.

C’est étonnant !... il a l’air de vous menacer en vous rendant service...

Il ouvre le portefeuille. Haut.

Vous voulez donc que je garde tous ces billets de banque ?

ROBERT.

Sans doute... prends-les... Rends-moi seulement le portefeuille.

ISIDORE.

Est-ce que vous y tenez ?

ROBERT.

Oui.

ISIDORE.

C’est drôle !... un vieux portefeuille rouge ; tout usé et tout déteint... On dirait qu’on a jeté de l’eau dessus.

ROBERT, essuyant une larme.

Oui... tu as raison... mais va maintenant épouser celle que tu aimes.

ISIDORE.

C’est-à-dire, je vais tâcher... car il y a un rival à renvoyer... Mais comme le père Gervais tient à l’argent et que sa fille me veut du bien...

ROBERT.

Quoi !... c’est Estelle qui allait se marier ?... se marier à un autre !...

ISIDORE.

Oui, monsieur.

ROBERT.

Quel qu’il soit, ce mariage-là ne se fera pas. Sois tranquille, mon garçon... c’est moi, moi seul, qui me charge de le rompre.

ISIDORE.

Il serait possible !... Ah çà, dites-moi un peu ce que je vous ai fait... C’est comme une providence qui s’acharne après moi... Homme étonnant !... il me donne de l’argent... il expédie mon rival il fait mon mariage et tout cela sans me connaître.

ROBERT.

Qui vient là ?

ISIDORE.

C’est le père Gervais.

ROBERT.

C’est bon... laisse-moi avec lui ; et va m’attendre ici près, à l’entrée du village.

ISIDORE.

Oh ! vous pouvez être sûr que je n’en bougerai pas...

À Gervais qui entre.

Tenez, père Gervais, voilà un étranger qui vous demande ; et tâchez de faire affaire avec lui... car il paye bien.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GERVAIS, ROBERT

 

GERVAIS.

Monsieur vient sans doute pour la ferme de Villeneuve ?

ROBERT.

Quelle ferme ?

GERVAIS.

Une propriété des environs, qui rapporte cinq ou six mille livres de rente, et pour laquelle on cherche un acquéreur.

ROBERT.

Un acquéreur... Plus tard, nous parlerons peut-être de cette affaire... car aujourd’hui, vous devez avoir bien d’autres occupations.. Ne dit-on pas que vous mariez votre fille ?

GERVAIS.

Je vois que vous avez causé avec Isidore.

ROBERT.

Il est donc vrai ?

GERVAIS.

Oui, monsieur.

ROBERT.

J’en suis fâché... mais ce mariage ne peut pas avoir lieu.

GERVAIS.

Et qui s’y opposerait ?

ROBERT.

Des personnes qui en ont le droit... et votre gendre lui-même renoncera à ses prétentions, quand il saura...

GERVAIS.

Apprenez, monsieur, que Raymond Laroche est un honnête garçon, qui ne craint personne... qui ne doit rien à personne.

ROBERT, à part.

Ô ciel !... c’est Raymond !...

GERVAIS.

Oui, monsieur... c’est lui qui épouse ma fille... c’est lui qui est le meilleur et le plus riche parti du pays... Cette nouvelle paraît vous troubler ?

ROBERT.

Moi ?... Nullement ; car je venais pour lui... Raymond est mon débiteur.

GERVAIS.

Que dites-vous ?

ROBERT.

N’avez-vous pas chez vous les papiers de la famille ?

GERVAIS.

Oui, monsieur... j’en ai même une partie sur moi ; car je les avais pris pour rédiger le contrat ; et je n’ai vu, ni dans les titres, ni dans le testament de M. Laroche le père, qu’il fût question d’aucunes dettes, envers qui que ce soit.

ROBERT, avec émotion.

On m’aura oublié... Personne n’aura pensé à moi... mais bientôt je ferai valoir mes droits... Avant tout, monsieur... et c’est la seule grâce que je vous demande... ne pourrais je pas voir le testament de M. Laroche ?

GERVAIS, cherchant dans les papiers qu’il tient.

J’en ai là une copie, dont je ne saurais vous refuser communication ;

Il la lui remet.

quant à la minute, elle est dans mon étude, où vous pourrez en prendre connaissance... mais permettez-moi de vous le dire, si vous êtes un créancier de Raymond... si vous avez contre lui quelques titres que j’ignore... je ne conçois pas qu’un homme riche et généreux, comme vous paraissez l’être... puisse vouloir détruire le bonheur du plus honnête homme qui existe.

ROBERT.

Il suffit, monsieur... je sais ce que j’ai à faire... Dans quelques instants j’irai chez vous, pour l’acte en question.

Gervais rentre chez lui.

 

 

Scène VIII

 

ROBERT, seul

 

Ainsi donc, le sort qui me poursuit m’arme encore contre lui et me force à faire son malheur !... Et pourquoi les épargnerais-je ?... ils m’ont tous trahi...

Montrant le testament.

Ils s’enrichissent de mes dépouilles... ils se réjouissent de ma mort... pas un seul n’élève la voix pour me défendre... Ce cœur était né pour l’amitié, et ils ont voulu qu’il devînt méchant, et ingrat... Eh bien ! je le serai... je me vengerai !...

Il va pour ouvrir le testament.

Qui vient là ?

 

 

Scène IX

 

ROBERT, ISIDORE

 

ISIDORE.

Me voilà, monsieur le marin.

ROBERT.

Qu’est-ce qui t’amène ici ?

ISIDORE.

Je viens sans vos ordres, mais pour vous remercier... Je disais bien que vous me porteriez bonheur... quand vous promettez quelque chose, ce n’est pas long à venir... vous m’aviez dit que vous me débarrasseriez de mon rival... c’est déjà fait... il est ruiné, on à peu près.

ROBERT.

Que dis-tu ? Raymond !...

ISIDORE.

Tiens, vous savez son nom ?... Eh bien, oui, Raymond avait des liaisons d’affaires avec un négociant de la ville qui lui enlève plus de la moitié de sa fortune dans une spéculation qu’on appelle... une faillite...

ROBERT.

Il se pourrait !

ISIDORE.

Il n’y a pas à en douter... c’est un jeune homme de la ville... un de mes camarades, qui vient de me l’apprendre... on ne le sait pas encore ; mais, grâce à moi, ça ne va pas tarder... je vais dire partout...

ROBERT.

Je te le défends.

ISIDORE.

Tiens, c’t’ idée... il faut, au contraire, le raconter à tout le monde... v’là sa fortune diminuée, et la mienne augmentée : il n’y a plus de balance, et c’est moi qui l’emporte.

ROBERT.

Ça m’est égal... je t’ordonne de te taire.

ISIDORE.

Oui, monsieur le marin.

ROBERT.

Et de n’apprendre cette nouvelle à Raymond que lorsque je le permettrai.

ISIDORE.

Oui, monsieur le marin... mais, si, en attendant, il allait épouser mademoiselle Estelle ?

ROBERT.

Ça ne te regarde pas.

ISIDORE.

Comme vous voudrez, monsieur le marin... ça me regarde pourtant bien un peu... en un sens.

ROBERT.

Obéis, et va-t’en.

ISIDORE.

Je m’en vais.

Il s’éloigne.

ROBERT, le rappelant.

Un mot.

ISIDORE, revenant.

Me v’là.

ROBERT.

Pour qu’il ne t’arrive pas de jaser dans le village, tu iras m’attendre près du port.

ISIDORE.

Oui, monsieur le marin...

À part.

J’obéis, parce que c’est lui... mais il est impossible de trouver un bienfaiteur plus brutal que celui-là.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène X

 

ROBERT, seul

 

Est-ce donc ma seule présence qui amène avec elle la ruine et le malheur ?... À peine ai-je formé des projets de vengeance, que le ciel semble se charger de les exécuter... Pauvre Raymond !... Et je le plaindrais !... lui qui m’enlève tout ce que j’aime... Allons, lisons ce testament... il me rendra contre eux toute ma colère.

Il parcourt le testament.

Oui... tous ses biens... tout ce qu’il possède... Il le donne à mon frère...

Lisant.

« Quant à mon autre fils, si j’ai encore un second fils... c’était sur lui, dans sa jeunesse, que je fondais le plus d’espérances. Si le malheur, à défaut de repentir, le ramène jamais dans sa famille... s’il daigne s’informer des dernières volontés de son père, il verra que la douleur a empoisonné mes vieux jours ; car rien de sa conduite coupable... rien ne fui ignoré par moi. »

S’interrompant.

Ô ciel !... il savait tout...

Continuant la lecture du testament.

« Je dois à mon nom, jusqu’ici sans tache... je dois à la société, dont il a violé toutes les lois, de le punir selon ses taules ; et ma malédiction sera son seul héritage. » À son lit de mort, mon père m’a maudit !... Ah ! ce mot seul explique maintenant tous mes malheurs !... la malédiction de mon père me poursuivait... Allons, achevons...

Il reprend la lecture du testament.

« Gervais, mon vieil ami, c’est à vous que je confie ce testament, qui restera dans vos mains, comme un monument des fautes de mon fils et de sa punition... mais si jamais le remords entrait dans son cœur... si jamais, ce que, hélas ! je crois impossible, il pouvait réparer ses torts... je vous permets alors d’anéantir cet acte... Oui, Robert, oui, mon malheureux fils, mes bras le sont encore ouverts... viens, mon ami, je ne veux pour juge que ta conscience... viens déchirer un arrêt que je ne signe qu’en pleurant... cette nouvelle consolante montera jusqu’à moi ; et le pardon d’un père ne se fera pas attendre. » Les larmes étouffent ma voix ; je succombe à ma douleur... Qui vient là ? C’est Estelle... c’est mon frère !... Ah ! cachons-nous à leurs yeux.

Il entre dans le bosquet qui est auprès de la maison de Gervais.

 

 

Scène XI

 

ROBERT, caché, ESTELLE, RAYMOND

 

RAYMOND.

Tous nos parents sont réunis chez moi pour signer le contrat... Mais puisque vous voulez me parler...

ESTELLE.

Oui, nous serons mieux ici.

ROBERT.

C’est elle !... c’est cette voix que, depuis si longtemps, je n’avais pas entendue.

RAYMOND.

Eh bien ! Estelle... qu’avez-vous à me dire ? d’où vient ce trouble ? votre père m’aurait-il trompé, quand il m’a dit tout à l’heure que vous consentiez à notre mariage ?

ESTELLE.

Non... il vous a dit la vérité... je connais toutes vos vertus, et je serais fière de vous appartenir... mais daignez m’écouter, et jugez vous-même... Il y a huit ans, votre frère partit, et je dois vous confier un secret dont mon père lui-même n’a pas connaissance... je l’aimais alors.

RAYMOND.

Ô ciel !

ESTELLE.

Non pas que je ne connusse toutes ses fautes et les défauts de son caractère... mais si vous saviez vous-même quel motif l’éloigna de nous... votre cœur généreux conserverait l’amitié que je lui ai gardée.

RAYMOND.

Que dites-vous ?

ESTELLE.

Le lendemain du jour où sa fatale imprudence avait pensé vous coûter la vie...

RAYMOND.

Quoi !... vous savez...

ESTELLE.

Oui... il me disait tout : j’étais sa confidente, sa seule amie... Ce jour-là, je le vois arriver... « Séparons-nous, me dit-il, car la fatalité me poursuit ; et je ne puis réparer mes crimes qu’en en commettant de nouveaux. – Robert, lui dis-je, où courez-vous ? – M’engager pour mon frère, me faire tuer à sa place, et mourir de la mort d’un honnête homme c’est plus que je ne mérite. » Il me fit promettre alors de ne jamais parler à personne de ce sacrifice... mais en vous l’avouant aujourd’hui, à vous, Raymond, ce n’est pas le trahir... À son départ, et pour gage de mon amitié, je lui donnai une croix d’or, que je tenais de ma mère... « Estelle, me dit-il, je suis indigne de vous... je le sais... vous ne pouvez plus être à moi mais jurez-moi, du moins, que vous n’appartiendrez pas à un autre avant d’avoir la preuve que je n’existe plus. » Je le lui jurai... Il partit, et depuis nous ne l’avons plus revu.

RAYMOND.

Hélas ! il n’est que trop vrai.

ESTELLE.

J’ignore s’il a terminé ses jours... mais prononcez vous-même... suis-je dégagée de mon serment ?

RAYMOND.

Non, sans doute ; car, je l’espère, mon frère existe encore... et dans l’exil auquel il s’est condamné pour moi, c’est bien le moins qu’il puisse compter sur son frère et sur son amie.

ESTELLE, lui tendant la main.

Ah ! j’en étais sûre.

RAYMOND.

Écoutez, Estelle... vous savez si vous m’êtes chère... Depuis six ans, mon seul bonheur est de vous voir et de vous aimer... mais si j’avais connu les droits de mon frère... c’est moi qui aurais fui loin de vous... eussé-je dû en mourir.

ESTELLE.

Que dites-vous ?

RAYMOND.

Et si jamais il revient, je lui dirai : « Frère, je l’ai gardé, en ton absence, et ta maîtresse et la moitié de l’héritage de mon père... tiens, prends-les, ils sont à toi. »

ROBERT, dans le bosquet.

Mon bon frère ! c’en est trop !

Il entre dans la maison de Gervais.

ESTELLE.

Ciel ! quelle est votre erreur ! non, mon ami, non, vous me comprenez mal... c’est vous que j’estime, que j’aime. Si je vous supplie, non de rompre cet hymen, mais de le différer... c’est que je ne veux point manquer à ma promesse envers un malheureux que tout le monde abandonne... S’il revenait, s’il était ici, lui-même sentirait que je ne puis hésiter entre vous deux... lui-même me dirait : « Estelle, je te rends tes serments... épouse mon frère. » Et je vous le jure, Raymond, j’obéirais à l’instant sans remords et sans regrets.

RAYMOND.

Dites-vous la vérité ?

ESTELLE.

Après les aveux que je vous ai faits, pouvez-vous douter encore de ma sincérité ?

RAYMOND.

Non, je vous crois... Je vais rejoindre nos amis ; et quand votre père va revenir... je lui dirai que c’est moi qui désire retarder ce mariage... Par ce moyen, Estelle, c’est à moi seul qu’il en voudra... Adieu.

Il rentre dans sa maison.

 

 

Scène XII

 

ESTELLE, GERVAIS

 

ESTELLE, à Gervais qui sort de chez lui.

Ah ! mon père, vous voilà... Raymond vous cherchait.

GERVAIS.

Tais-toi, il n’y a pas de temps à perdre... il faut que ton contrat soit signé à l’instant.

ESTELLE.

Au contraire... Raymond a tant de bonté... il a daigné se rendre à ma prière... il veut bien retarder ce mariage.

GERVAIS.

Impossible... il ne nous est plus permis de différer.

ESTELLE.

Pourquoi ?

GERVAIS.

Raymond est ruiné... une faillite imprévue lui enlève une partie de sa fortune.

ESTELLE.

Qui vous l’a dit !

GERVAIS.

Je l’apprends à l’instant même ; et je redoute encore d’autres malheurs... Je viens de vendre, dans mon étude, la ferme de Villeneuve à un étranger qui, tout en payant comptant, n’a pas voulu me dire au nom de qui il faisait cette acquisition... Mais à plusieurs phrases qui lui sont échappées, j’ai compris qu’il avait à réclamer, contre Raymond, des créances considérables... Ces nouvelles ne sont pas encore répandues dans le village... mais quand Raymond en sera instruit... je le connais ; jamais il ne voudra unir ton sort à celui d’un homme sans fortune... il rompra ce mariage ; et nous qui, maintenant, sommes plus riches que lui... nous ne devons pas le souffrir.

ESTELLE, vivement.

Oui, vous avez raison... et vous verrez, mon père, si je suis digne de vous.

GERVAIS.

Viens, mon enfant, viens m’embrasser...

ESTELLE.

Comment expliquer à Raymond ?...

GERVAIS.

Sois tranquille, je me charge de tout arranger avec lui, de tout concilier... Dans un instant, le contrat sera prêt, et tu le signeras... tu me le promets ?

ESTELLE.

Oui, mon père.

GERVAIS.

C’est bien... Maintenant, plus d’hésitation... plus de regrets... on ne doit craindre, ni pour son avenir, ni pour son bonheur, dès qu’on a fait son devoir.

ESTELLE, lui tendant la main.

Allons, je serai heureuse.

Gervais entre chez Raymond.

 

 

Scène XIII

 

ESTELLE, seule

 

Oui, mon père dit vrai... le devoir m’ordonne d’épouser Raymond... mais la promesse que j’ai faite à Robert en est-elle moins sacrée ?... Ce sera là le tourment de ma vie ; à chaque instant, je croirai le voir revenir, pour me reprocher mon manque de foi... et il en aura le droit ; car c’est à lui... à lui seul, qu’il appartenait de me rendre mes serments... Mais quel est cet étranger qui vient vers moi ?

 

 

Scène XIV

 

ESTELLE, ROBERT

 

ROBERT, à part.

Allons, du courage... huit ans de combats, de fatigues, de chagrins, ont dû me rendre méconnaissable, même à ses yeux.

ESTELLE.

Comme il me regarde !... Je ne sais ce que j’éprouve... mais il me semble que ces traits ne me sont pas inconnus.

ROBERT.

N’êtes-vous pas la fille de M. Gervais ?

ESTELLE.

Cette voix !... ô ciel !... tout redouble mon émotion...

À Robert.

Quoi !  vous ne me reconnaissez pas ?

ROBERT, froidement.

Moi !... nullement. Je vous vois aujourd’hui pour la première fois... qu’avez-vous ?

ESTELLE.

Pardon, monsieur... oui, je me suis trompée...

Le regardant.

Il serait déjà à mes pieds...

Lui tendant la main.

Il aurait pressé sur son cœur cette main que lui offre une amie.

Robert fait un mouvement.

Ce n’est pas possible... Robert, c’est toi.

ROBERT, se reprenant.

Robert, dites-vous ?... Ah ! je conçois maintenant votre surprise... c’était un compagnon d’armes... nous servions sur le même vaisseau : et vous n’êtes pas la seule que notre ressemblance ait abusée quelques instants... mais à présent, sur notre bord, on ne s’y trompe plus.

ESTELLE.

Que dites-vous ?

ROBERT.

Il était si malheureux, que la vie n’avait plus de charmes pour lui.

ESTELLE.

Quoi ! toujours malheureux ?...

ROBERT, la regardant avec tendresse et douleur.

Plus maintenant, mademoiselle... et cette lettre qu’il m’a chargée de vous remettre... vous dira assez...

ESTELLE.

Dieu ! son écriture...

Rompant vivement le cachet.

« Quand vous recevrez cette lettre, tout sera fini pour moi... Estelle, je vous rends vos serments et cette croix, gage de votre amitié. »

Voyant la croix qui s’échappe de la lettre, elle pousse un cri, et tombe évanouie.

ROBERT, la soutenant et la plaçant sur une chaise qui se trouve auprès du bosquet.

Malheureux que je suis !

Se jetant à ses pieds et baisant sa main.

J’aurais dû prévoir !... Que faire ?... faut-il, d’un mot, détruire tout mon ouvrage ?... faut-il l’abandonner dans un pareil moment ? Estelle... Estelle... reviens à toi... c’est Robert qui t’appelle.

ESTELLE, à moitié évanouie.

Il n’est plus...

ROBERT.

Non... il existe encore, mais pour mériter ton estime, pour te sacrifier son bonheur...

Estelle fait un mouvement.

Ses yeux s’ouvrent... Adieu, Estelle... adieu, mon frère... adieu pour jamais.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

ESTELLE, seule

 

J’ai peine à rappeler mes idées... il me semblait que tout à l’heure... oui, c’était lui... c’était Robert... il était à mes pieds...

Regardant la lettre qu’elle tient à la main.

Non, non, ce n’était qu’un songe... voilà la vérité... Qui vient là ?... c’est Raymond, c’est mon père.

 

 

Scène XVI

 

RAYMOND, ESTELLE, GERVAIS, PARENTS et AMIS

 

GERVAIS, à Estelle.

Ma fille, je t’amène ton prétendu ; et voici le contrat, auquel il ne manque que ta signature.

ESTELLE, à part.

Ô ciel ! dans un pareil moment !

GERVAIS.

Eh quoi !.. tu hésites ?... as-tu donc oublié les promesses ?

ESTELLE.

Qui, moi ?... Non, mon père... mais le trouble, l’émotion...

RAYMOND.

Je ne puis croire encore à cet heureux changement... vous qui ce matin, ne vouliez pas vous marier.

ESTELLE, à part.

Hélas ! je le peux maintenant...

Haut.

Raymond, plus tard... je vous dirai... vous saurez pour quels motifs...

GERVAIS.

Oui, sans doute, et j’espère que ce n’est pas toi qui hésiteras.

RAYMOND.

Moi !... Est-ce que je n’ai pas déjà signé le premier ?

GERVAIS.

Allons, ma fille... à ton tour.

Estelle prend la plume et va pour signer.

 

 

Scène XVII

 

RAYMOND, ESTELLE, GERVAIS, PARENTS, AMIS, ISIDORE

 

ISIDORE, accourant.

Me voilà, me voilà !... Dieu ! ai-je couru !... depuis le bord de la mer jusqu’ici, en dix minutes.

GERVAIS.

C’est notre ami Isidore, qui arrive juste pour signer au contrat.

ISIDORE.

Le contrat !... que dites-vous ?... est-ce que votre fille est mariée ?

GERVAIS.

À l’instant même...

ISIDORE.

Là... qu’est-ce que je vous disais ce matin ? j’étais sur qu’en vous pressant, vous feriez quelque bêtise ; car apprenez que j’ai 50 000 francs, et que votre gendre n’a plus rien.

RAYMOND.

Que dis-tu ?

GERVAIS.

Veux-tu te taire.

ISIDORE.

Ah ! bien, oui, me taire ! Voilà assez longtemps que je me retiens... je veux parler, et je parlerai ; parce que, tout à l’heure, ce monsieur qui est mon protecteur, que je ne connais pas, mais qui me connaît parfaitement, m’a dit : « Tiens, imbécile, porte ce paquet à M. Raymond Laroche... et maintenant, je te permets de lui annoncer la faillite qui vient de le ruiner. »

TOUS.

Ruiné ! il serait possible !...

Estelle, qui est près de la table, prend la plume et signe.

GERVAIS, prenant le contrat.

Rien, ma fille...

À Raymond.

Oui, mon ami, nous le savions.

RAYMOND.

Ô ciel !... je comprends maintenant pourquoi Estelle a changé d’idée... pourquoi vous avez hâté ce mariage... mais je ne souffrirai pas...

Décachetant le paquet qu’Isidore lui a remis.

et quels que soient les malheurs que ces papiers m’annoncent...

Les regardant.

Que vois-je !... la ferme de Villeneuve, avec toutes ses dépendances, vient d’être acquise en mon nom et au nom d’Estelle... en voici le contrat.

GERVAIS.

Eh quoi ! c’était pour vous.

ESTELLE.

D’où peut nous venir un pareil bienfait ?

ISIDORE.

Là... le v’là deux fois plus riche qu’auparavant ! Le monsieur a donc perdu la tête ?

TOUS.

Eh ! qui donc ?

ISIDORE.

L’étranger de ce matin.

ESTELLE et RAYMOND.

Lui...

ESTELLE.

Que nous ne connaissons pas...

RAYMOND.

Il faut découvrir le mystère...

À Isidore.

Parle... où est-il ?

ISIDORE.

Attendez donc... quand je suis arrivé au bord de la mer, où il m’avait donné rendez-vous... on apercevait en rade ce beau vaisseau américain qui est arrivé ce matin... Plusieurs officiers qui étaient venus dans une chaloupe étaient là à nous attendre... l’un d’eux a dit à mon compagnon. – « Eh bien ! capitaine, faut-il partir ? – Non, pas encore, je ne le puis. » – Dans ce moment, je le regardais... il était pâle et tremblant... de grosses larmes roulaient dans ses yeux... et il a ôté son chapeau, comme pour saluer les côtes de France.

RAYMOND et ESTELLE.

Grand Dieu !

ISIDORE.

« Demain, – m’a-t-il dit. – quand Estelle sera mariée... quand elle sera heureuse... va porter ce billet à M. Gervais. »

TOUS.

Il se pourrait !... donne donc vite.

GERVAIS prend le billet et lit l’adresse.

« À monsieur Gervais, notaire. »

RAYMOND, jetant un coup d’œil sur l’adresse.

Dieu ! quelle écriture !

ISIDORE.

Tenez... tenez, voilà le vaisseau qui part.

ESTELLE.

C’était lui !...

GERVAIS, lisant.

« Maintenant, déchirez le testament de mon père. »

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