La Passion secrète (Eugène SCRIBE)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 13 mars 1834.

 

Personnages

 

M. DULISTEL

LÉOPOLD DE MONDEVILLE

DESROSOIRS, vieux garçon, ami de Dulistel

VICTOR, domestique de Dulistel

BENOIT, domestique de Desrosoir

ALBERTINE, femme de Dulistel

CŒLIE, sœur cadette d’Albertine

INVITÉS

JOUEURS

 

À Paris, dans la maison de Dulistel.

 

 

ACTE I

 

Un boudoir élégant. Sur le premier plan : à droite, une cheminée ; à gauche, un secrétaire. Deux portes latérales au second plan.

 

 

Scène première

 

VICTOR, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, d’un air troublé.

Ainsi ta maîtresse est chez elle ?

VICTOR.

Oui, monsieur ; qu’y a-t-il donc d’étonnant, à neuf heures du matin !

LÉOPOLD.

Oh ! rien. C’est qu’ayant affaire à M. Dulistel, je m’informais des nouvelles de madame. Tu dis donc qu’elle est rentrée ?...

VICTOR.

Mais non, monsieur ; elle n’est pas sortie ; elle dort.

LÉOPOLD.

Tu en es bien sûr ?

VICTOR.

Par exemple ! monsieur, voilà une question... Est-ce que je peux savoir ?... Je dis je présume... parce que madame n’a pas encore sonné sa femme de chambre. Mais je vais prévenir monsieur que vous l’attendez.

LÉOPOLD.

Rien ne presse ; quand il sera descendu dans son cabinet. Eh ! dis-moi, Victor...

À part.

Non, non !... Qu’allais-je faire ? Interroger ce domestique !

Haut.

C’est bien.

VICTOR.

Monsieur n’a plus rien à me dire ?

LÉOPOLD.

Non.

VICTOR.

Tant mieux ! parce que j’ai à sortir. J ai de l’argent à toucher pour mon compte. Voyez-vous, quand on est en maison, c’est désagréable ! Il faut toute la journée faire les affaires des maîtres ; alors on profite du temps où ils dorment pour faire les siennes. Vous ne le direz pas ?

Il sort.

 

 

Scène II

 

LÉOPOLD

 

C’est inconcevable ! Mais c’était elle, j’en suis sur. Dans cette rue déserte... écartée... Petite-Rue-Saint-Roch !... Seule à sept heures du matin... et se glisser mystérieusement dans cette maison de chétive apparence !... Une allée... un escalier obscur... et, avant d’y entrer, comme elle jetait autour d’elle un regard craintif !... Ah ! malgré ce voile qui cachait à moitié ses traits, j’ai reconnu sa démarche, sa tournure... Je l’aime trop, il y a trop longtemps que je l’aime pour m’être trompé ; et cependant, comment soupçonner... comment croire que la femme la plus sage... la plus vertueuse, la plus irréprochable jusqu’à présent ?... Ah ! il y a de quoi confondre !... Et ne pouvoir éclater... ne pouvoir se plaindre !... car je n’en ai pas le droit... pas le moindre droit !... On vient... Si c’était elle !... Non, c’est sa sœur.

 

 

Scène III

 

CŒLIE, LÉOPOLD

 

CŒLIE, à un domestique.

Le déjeuner à onze heures, ma sœur l’a dit.

LÉOPOLD.

Mademoiselle Cœlie.

CŒLIE, courant vivement à lui.

Ah mon Dieu ! Léopold !...

Se reprenant, et faisant une révérence.

Monsieur de Mondeville de si bonne heure !... Quelle surprise !

LÉOPOLD.

Oui, je voulais parler à M. Dulistel, votre beau-frère.

CŒLIE.

Ah ! que c’est mal ! Ce n’est donc pas pour nous, c’est pour lui que vous venez ? Il est bien heureux d’être dans les affaires.

LÉOPOLD.

Vraiment !

CŒLIE.

Pour cela seul ; car, du reste, c’est bien ennuyeux. Mais ici c’est le mal du pays. On respire dans ces riches appartements un air lourd, épais, un air de finance qui gagne tout le monde... vous tout le premier... Oui, monsieur, vous n’êtes pas si aimable à Paris qu’en Auvergne, il y a trois ans, dans ce vieux château qui me paraissait si riant, et où vous veniez tous les soirs.

LÉOPOLD, soupirant.

Ah ! Cœlie, quels souvenirs !

CŒLIE.

Est-ce qu’ils vous affligent ?... Moi, quand j’ai du chagrin, je me les rappelle, et cela me rend du bonheur pour toute la journée ! Nous étions si heureuses, ma sœur et moi, auprès de la vieille tante qui nous avait élevées !... Un peu grondeuse, un peu exigeante... il fallait toujours être avec elle, et quelquefois la journée était un peu longue... Mais quand le soir arrivait, et que le vieux domestique ouvrait la vieille porte du salon, en disant à voix haute : Monsieur Léopold de Mondeville ! nous redevenions jeunes alors, la jeunesse avait la majorité ! Les beaux concerts ! et nos conversations du soir, et nos contredanses à trois, et nos éclats de rire, que ma tante n’entendait pas... car, avec tous ses défauts, elle avait de bonnes qualités... elle était sourde ! Il n’y avait qu’une chose qui me fâchait alors... j’étais si enfant !... c’est que vous valsiez toujours avec ma sœur.

LÉOPOLD.

En vérité !

CŒLIE.

Oui... C’était ridicule, n’est-ce pas ?... car, enfin, c’était tout naturel, elle était plus jolie et plus aimable que moi. Aussi, maintenant que je suis raisonnable, je n’ai plus de ces idées-là ; et puis ma sœur est mariée.

LÉOPOLD, avec dépit.

Voilà ce que je ne conçois pas, et je cherche encore comment ce mariage a pu se faire.

CŒLIE.

M. Dulistel a demandé sa main.

LÉOPOLD.

Oh ! je le sais bien ; je sais qu’elle a épousé M. Dulistel, un colonel, un baron de l’empire. Mais comment, de la Chaussée-d’Antin au fond de l’Auvergne, ont-ils pu se rencontrer ?

CŒLIE.

Cela s’est fait pendant l’année où vous étiez en Angleterre à soigner ce vieux parent, qui vient de vous laisser une si belle fortune. Et vous, qui autrefois n’aviez rien...

LÉOPOLD, avec impatience.

Il ne s’agit pas de moi, mais de M. Dulistel.

CŒLIE.

Eh ! mon Dieu... comme vous êtes vif depuis que vous êtes riche ! Eh bien ! M. Dulistel allait, comme tout le monde, et parce que c’était la mode, prendre les eaux du Mont-Dore pour sa santé, qui était fort bonne. En visitant le château de ma tante, château pittoresque et remarquable, moins encore par sa situation

Regardant Léopold.

que par les personnages aimables qui l’ont habité, il a vu ma sœur, en est devenu amoureux, l’a demandée en mariage à ma tante, qui, pour être sourde, n’est pas aveugle, et qui, éblouie par les avantages d’une telle union, a dit oui. Ma sœur n’a pas dit non... et voilà comment elle est aujourd’hui madame Dulistel. Vous savez tout ; êtes-vous content ?

LÉOPOLD, avec dépit.

Certainement.

CŒLIE.

Alors, on remercie !

LÉOPOLD.

Et c’est vous qui, sans doute, l’avez encouragée à accepter ?

CŒLIE.

Moi ? le ciel m’en préserve ! Il est vrai que d’abord, et quand j’appris que ma sœur allait épouser un baron, un colonel de Napoléon, j’étais enchantée ; je m’apprêtais à admirer, et tout prenait d’avance à mes yeux une physionomie militaire ! Ah bien oui ! un homme de quarante-cinq ans, qui rêve et spécule, qui ne parle jamais de Wagram, ni d’Iéna... mais de la rente, des quatre canaux et des actions des ponts ! un colonel homme d’affaires, un héros agent de change ; sombre quand il gagne, grondeur quand il perd, et triste quand il ne fait rien... Du reste, un beau-frère charmant et d’une société très agréable.

LÉOPOLD, souriant.

En vérité !

CŒLIE.

Oui, monsieur : la gloire est bien ennuyeuse quand on la voit de près. Aussi, et quoique je sois bien pauvre, s’il s’était présenté pour moi un semblable parti...

LÉOPOLD, vivement.

Vous auriez refusé... vous ?

CŒLIE.

Sans hésiter, et lui comme tout autre qui ne m’offrirait que de la fortune. Il faudrait, avant tout, que je fusse bien sûre et de son caractère, et de sa bonté, et de sa tendresse... Sans cela, plutôt rester fille !... Est-ce donc un si grand malheur ? Et cela ne vaut-il pas mieux que de passer, comme ma sœur, ses jours et ses nuits à pleurer ?

LÉOPOLD.

Ô ciel !... que dites-vous ?

CŒLIE.

Ah mon Dieu !... je ne voulais pas en parler ! C’est malgré moi... car c’est un secret, un grand secret que je voulais garder pour moi... et que je garde encore...

Le regardant avec amitié.

puisque je vous le confie !

LÉOPOLD.

Ah ! que vous êtes bonne !... Eh bien, donc ?

CŒLIE.

Eh bien !... cette nuit, en rentrant, ma sœur m’avait réveillée ; et, comme ma chambre est près de la sienne, j’avais doucement entr’ouvert la porte pour lui demander des nouvelles de sa soirée, lorsque je l’aperçois, encore en toilette de bal... mais pâle et les traits renversés, tenant dans ses mains une lettre qu’elle froissait avec un mouvement convulsif.

LÉOPOLD, avec émotion.

Une lettre !

CŒLIE.

Elle s’est levée... elle l’a jetée au feu... Une grosse larme était là sur sa joue... Et moi, toute tremblante et craignant qu’elle ne me surprît, je me suis retirée dans ma chambre, où je n’ai pas dormi. Et ce matin, quand je suis entrée chez elle, à sept heures, pour l’embrasser...

LÉOPOLD, vivement et avec joie.

À sept heures... elle y était !... quel bonheur !...

CŒLIE.

Non... elle n’y était plus... elle était déjà levée...

LÉOPOLD, à part, avec fureur.

Sortie !... C’était elle... plus de doute.

CŒLIE, vivement.

Qu’est-ce que c’est ? qu’y a-t-il ? Est-ce que vous sauriez ce qui la chagrine ainsi ?

LÉOPOLD.

Non vraiment !

CŒLIE.

Si, monsieur ; je le vois, et c’est très mal d’être discret. Est-ce que je suis discrète, moi ? est-ce qu’on peut me faire ce reproche-là ? Tandis que vous...

LÉOPOLD.

Ne vous fâchez pas ! Si je découvre quelque chose, je promets de vous le dire, quelque terrible que cela soit.

CŒLIE.

À la bonne heure !

LÉOPOLD.

Silence ! on vient.

 

 

Scène IV

 

CŒLIE, DESROSOIRS, LÉOPOLD

 

CŒLIE.

Ce n’est rien !... c’est M. Desrosoirs, ce vieux garçon si riche... l’ami de la maison.

DESROSOIRS, à la cantonade.

Ne réveillez personne... je ne suis pas pressé... je déjeunerai, s’il le faut, cela me donnera plus de temps.

Saluant.

Mademoiselle Cœlie... Monsieur de Mondeville... un charmant jeune homme que tout le monde chérit, surtout depuis son retour d’Angleterre.

LÉOPOLD.

Vous êtes trop bon... Monsieur vient ici comme moi pour affaires ?

DESROSOIRS.

Du tout ; ce cher Dulistel est depuis vingt ans mon ami intime. Je l’ai connu quand il était officier et quand j’étais payeur général. Mais je n’ai jamais fait d’affaires avec lui. Je ne lui ai jamais rien confié, rien prêté... ce qui est probablement cause de l’inaltérable amitié qui nous unit !

LÉOPOLD.

Y pensez-vous !

DESROSOIRS.

Oui, jeune homme... Règle générale : voulez-vous être bien avec tout le monde ? ne prêtez jamais à personne ; car ce qui peut vous arriver de plus heureux... c’est qu’on vous rende. Par exemple, et rien ne vous en empêche, donnez si vous voulez... c’est différent.

CŒLIE.

Ce qui vous arrive souvent, monsieur Desrosoirs.

DESROSOIRS.

Mais oui, quand je le peux !

LÉOPOLD.

Et vous avez raison.

CŒLIE.

Donner est plus agréable que recevoir.

DESROSOIRS.

Certainement. D’abord, on s’en souvient plus longtemps.

CŒLIE.

Quelle horreur !

DESROSOIRS.

C’est possible... mais c’est ainsi. Celui qui rend un service ne l’oublie jamais, tandis que celui qui le reçoit...

Geste de Cœlie.

Ah ! vous allez encore, comme l’autre jour, m’appeler cœur froid et égoïste, parce que je vois le monde tel qu’il est... Aussi je me tais, pour ne pas détruire vos illusions de seize ans. Madame Dulistel, votre charmante sœur, est-elle visible ?

CŒLIE.

Non, monsieur, je ne crois pas.

DESROSOIRS.

Elle désirait, ainsi que vous, aller cette semaine à l’Opéra, et je lui apportais une loge.

CŒLIE.

En vérité, je n’en reviens pas... Monsieur Desrosoirs, vous êtes la providence des dames ! Toujours aux petits soins pour elles, toujours des bouquets, des bonbons, des loges d’Opéra !

DESROSOIRS.

Aujourd’hui j’ai eu de la peine. On s’arrachait les coupons... Heureusement je suis lié avec l’administration.

Se retournant vers Cœlie.

Voici, ma belle demoiselle, les derniers chefs-d’œuvre de Dantan, ses dernières épigrammes en plâtre. Il n’y a plus que lui maintenant qui nous fasse rire. J’y ai joint les nouvelles contredanses qui ont paru chez Troupenas, et votre abonnement à la Revue de Paris.

CŒLIE.

Que disais-je ? vous êtes d’une complaisance...

DESROSOIRS.

À mon âge, on n’a que ce mérite-là, et je ferais courir tout Paris à mes chevaux pour être agréable à vous d’abord et à votre sœur ! Vous lui direz que je l’attends ici, au salon, et je ne doute pas...

LÉOPOLD.

Qu’elle ne s’empresse de venir...

DESROSOIRS.

Mais oui ; vous allez me trouver bien fat, et cependant c’est la vérité.

CŒLIE.

Je vais près d’Albertine me charger de votre commission.

DESROSOIRS.

Trop de bonté !

CŒLIE.

C’est justice... vous vous chargez si souvent des nôtres !

Elle lui fait la révérence, et sort.

 

 

Scène V

 

DESROSOIRS, LÉOPOLD

 

DESROSOIRS, la regardant sortir.

Charmante fille !...

Avec un soupir.

Ah ! si j’avais vingt-cinq ans !... mais je ne les ai plus... c’est dommage pour elle... et pour moi, car de toute la maison c’est elle qui a le plus de sagesse et de discernement.

LÉOPOLD, vivement.

Que voulez-vous dire par là ?... Est-ce que sa sœur... est-ce que vous supposeriez ?...

DESROSOIRS.

Moi ? rien !... une femme brillante, recherchée... adorée, c’est tout naturel...

LÉOPOLD.

On lui fait donc la cour ?...

DESROSOIRS.

Mais oui, une cour très assidue !... de nombreux adorateurs...

LÉOPOLD.

Vous en connaissez ?...

DESROSOIRS, froidement.

Intimement !... un surtout, le plus passionné... le plus amoureux de tous...

LÉOPOLD, avec colère.

Eh ! lequel ? dites !

DESROSOIRS, froidement.

Je lui parle en ce moment.

LÉOPOLD, avec surprise.

Monsieur !...

DESROSOIRS.

Vous voilà tout étonné que j’aie deviné votre secret... Eh ! mon Dieu, j’en sais bien d’autres ! N’ayant, grâce au ciel, ni places, ni femme, ni état, je n’ai rien à faire dans la société qu’à observer, et je vois tout, je devine tout ; en revanche, je suis discret, je ne dis rien... c’est le moyen de se faire des amis, et je suis l’ami de tout le monde ; car, me voyant instruit, on aime mieux m’avoir pour confident que pour adversaire.

LÉOPOLD.

Eh bien ! oui... j’en conviendrai avec vous.

DESROSOIRS.

Vous le voyez bien !

LÉOPOLD.

C’est un penchant que je ne puis ni vaincre ni raisonner. Depuis trois ans, l’aimer est ma seule pensée, ma seule occupation. Je maudis cette fatale absence, cet héritage qui, en me donnant la fortune, m’a enlevé la seule femme que je puisse chérir... Ah ! si elle était libre encore, tout ce que je possède serait à elle... mais enchaînée, mais unie à un autre... que puis-je faire ? sinon l’aimer en silence, m’enivrer du plaisir de la voir, la suivre partout dans le monde, au spectacle, à la promenade ; tantôt furieux de sa froideur, tantôt me réjouissant d’une indifférence qui désespère mes rivaux et me désespère moi-même... Enfin, chaque soir, honteux de ma faiblesse, je rentre chez moi en jurant de la fuir, de l’oublier, et le lendemain je recommence... Voilà ma vie, monsieur, je n’en ai pas d’autre.

DESROSOIRS, s’asseyant près de la cheminée.

Je comprends, c’est l’espoir qui vous soutient ; et pour vous guérir... il faut vous l’ôter tout à fait ; apprenez donc qu’il faut renoncer à madame Dulistel, car jamais vous ne serez son amant.

LÉOPOLD, s’asseyant près de lui.

Eh ! qui vous le fait croire ?

DESROSOIRS.

Je ne vous dirai pas la phrase d’usage : elle a un mari respectable... parce que vous savez comme moi que cela ne prouve rien... mais il y a un autre obstacle... un obstacle invincible.

LÉOPOLD, à Desrosoirs, qui s’arrête pour prendre des pastilles dans une bonbonnière.

Et lequel ?

 

 

Scène VI

 

DESROSOIRS, LÉOPOLD, ALBERTINE

 

Albertine, habillée fort simplement, entre par la porte à droite qu’elle ouvre avec précaution ; elle aperçoit Desrosoirs et Léopold, qui sont assis et lui tournent le dos.

ALBERTINE, les apercevant.

Dieu ! déjà du monde dans ce petit salon !

Elle marche sur la pointe des pieds, traverse le salon, et sort par la porte à gauche, qui est celle de sa chambre.

 

 

Scène VII

 

LÉOPOLD et DESROSOIRS, assis et continuant à causer

 

LÉOPOLD.

Au nom du ciel !... achevez !... car ce que vous me dites là, je m’en doutais depuis aujourd’hui, depuis ce matin. Il y a quelqu’un qu’elle préfère, quelqu’un de plus heureux que moi ?

DESROSOIRS.

Halte-là !... je n’ai pas dit cela... au contraire ; avec un caractère naturellement ardent, exalté, susceptible des passions les plus vives... voyez comme elle s’est conduite depuis son mariage. C’est la femme la plus sage et la plus vertueuse que je connaisse !

LÉOPOLD, vivement, se levant.

Vous me l’assurez ?... Ah ! je respire ; et vous croyez que jamais personne ne parviendra...

DESROSOIRS, se levant aussi.

Écoutez donc, vous m’en demandez trop ; mais je crois pouvoir vous répondre que, si jamais quelqu’un réussissait près d’elle, ce ne serait pas un de ces jeunes gens si beaux, si aimables, si élégants... comme vous, mon jeune ami : ceux-là, elle s’en défie ; mais ce serait plutôt un de ces hommes auxquels on ne pense pas, et qui ne comptent pour rien... quelqu’un par exemple de mon âge ou de mon caractère... Je ne parle pas de moi, bien entendu.

LÉOPOLD.

Je crois bien ; à cinquante ans...

DESROSOIRS.

Ce ne serait pas une raison ; l’âge mûr donne plus d’avantages que vous ne pensez. D’abord, on ne nous croit pas dangereux, et un vieux garçon qui a quelque fortune, qui est galant, complaisant, jouit à Paris, près des femmes, d’une foule de privilèges dont on ne se doute pas... ça n’est ni gênant, ni embarrassant, ça n’a pas de suite, ça n’a pas de ménage ; aussi partout il en trouve un, partout il est reçu, fêté ; c’est l’ami du mari, l’oracle de la maison, le conseil de la famille ; et, dans les mœurs actuelles, nous remplaçons les abbés d’autrefois.

LÉOPOLD.

En vérité !

DESROSOIRS.

Or, dans une telle position, rien qu’en attendant patiemment les bonnes occasions... il est impossible qu’il ne s’en présente pas ; et, tenez, – pour ne vous parler ici que de ce qui vous regarde, vous rappelez-vous, il y a quelques années, avant que vous fussiez amoureux, une petite veuve chez laquelle je passais mes soirées... madame de Sainte-Suzanne, qui vous adorait ?...

LÉOPOLD.

Et qui me fut infidèle...

DESROSOIRS.

C’était pour moi qu’elle n’aimait pas, et qui certes suis loin de vous valoir ; mais elle avait une envie démesurée de paraître à Longchamps dans une calèche que vous ne pouviez alors lui donner... et je lui prêtai pour ce jour-là la mienne, qui était neuve, brillante, magnifique.

LÉOPOLD.

Parbleu ! une imagination pareille ! une tête comme celle-là ! c’est possible ; mais toute autre femme...

DESROSOIRS.

Une autre femme a d’autres ambitions, d’autres idées, d’autres fantaisies qu’on peut exploiter : le tout est de les connaître pour en profiter ; et, comme je vous l’ai dit... c’est mon état... je n’en ai pas d’autre.

LÉOPOLD.

Achevez alors, je vous en conjure, achevez cette confidence.

DESROSOIRS.

Je ne le puis ; elle ne vous avancerait à rien ; mais je peux, dans votre intérêt, vous en faire une autre, fruit de mes observations.

LÉOPOLD.

Et laquelle ?

DESROSOIRS.

C’est que, pendant que vous vous occupez inutilement d’une femme froide, insensible, indifférente, qui jamais ne pensera à vous, il en est ici une autre, jeune, tendre, naïve, qui vous aime.

LÉOPOLD.

Eh ! qui donc ? mon Dieu !

DESROSOIRS.

La sœur de madame Dulistel... cette jeune Cœlie...

LÉOPOLD.

Que dites-vous !

DESROSOIRS.

Vous n’en saviez rien... ni elle non plus ; mais moi, spectateur désintéressé, il y a un siècle que je me suis aperçu...

LÉOPOLD.

De son amitié pour moi ?

DESROSOIRS.

Non, non, je n’y connais trop bien ; c’est de l’amour, l’amour pur et candide d’une jeune fille, ce premier, ce véritable amour... que nous autres observateurs avons si rarement l’occasion de signaler dans le monde ! Et vous pourriez hésiter !... Ah ! mon cher ami, si j’étais à votre place...

LÉOPOLD, avec impatience.

Oui, mais vous n’y êtes pas.

DESROSOIRS.

Malheureusement ! mais je vous réponds que c’est la femme qui vous convient ; même franchise, mêmes illusions... Épousez, mon cher ami, épousez... et regardez-moi comme l’ami de la maison, c’est tout ce que je vous demande.

LÉOPOLD.

Bien obligé !

DESROSOIRS.

Eh ! c’est ce cher Dulistel et sa femme.

LÉOPOLD, avec dépit.

Sa femme ! Ah ! je ne puis maîtriser mon trouble.

 

 

Scène VIII

 

LÉOPOLD, DESROSOIRS, ALBERTINE, en robe de matin très élégante, DULISTEL, VICTOR

 

DULISTEL, entrant en se disputant avec Victor.

Comment ! voilà deux heures que je sonne M. Victor, et l’on me répond qu’il est sorti pour ses affaires !

VICTOR.

Dame ! monsieur...

DULISTEL.

Est-ce que je te paye pour cela, morbleu ! Et me faire mettre en colère... me troubler, m’interrompre au milieu de mon opération sur les fonds d’Haïti !

ALBERTINE, à Dulistel.

Mon ami !...

VICTOR.

Je viens de chez un homme de notre pays, qui m’a apporté ma part dans la succession de notre cousin... Voyez plutôt... une succession de deux mille francs !... quel bonheur !

ALBERTINE, à son mari, en souriant.

Allons, mon ami, il faut avoir quelque égard à la douleur d’un héritier.

VICTOR.

Madame est bien bonne !...

ALBERTINE.

Et puis, il ne faut pas que cela vous empêche d’apercevoir vos meilleurs amis... M. Léopold... M. Desrosoirs, qui nous attendaient ici, à ce que m’a dit Cœlie.

DULISTEL, passant devant Desrosoirs, d’un air dégagé.

Bonjour, Desrosoirs.

Allant d’un air affectueux à Léopold.

Bonjour, mon cher ami ; vous venez m’apporter des nouvelles de notre département ? Avons-nous des chances pour l’élection ?

LÉOPOLD.

Oui, colonel ; vous en jugerez vous-même par ces lettres.

DULISTEL.

Vous êtes d’une obligeance !

À Victor.

Et mon cabriolet, est-il prêt ?

VICTOR.

Non, monsieur... vous n’aviez rien dit.

DULISTEL.

Morbleu ! est-ce que vous ne deviez pas le deviner ?... est-ce qu’il ne faut pas que j’aille à la Bourse ? Mais allez donc, et qu’on m’avertisse dès qu’on aura attelé.

ALBERTINE.

Ce sera l’affaire de vingt minutes.

DULISTEL.

Mais vingt minutes de retard sont peut-être vingt centimes de perte !

ALBERTINE.

Et votre déjeuner que vous oubliez...

DULISTEL.

Qu’importe !... à la guerre comme à la guerre... est-ce qu’on déjeune quand on est dans les affaires ?...

ALBERTINE, à Victor.

Servez toujours...

À Dulistel.

pour vous du moins, car moi, j’ai pris mon chocolat.

Le domestique sort.

Ah ! mon Dieu ! j’oubliais... Puisque vous allez à la Bourse, mon ami, j’ai chez moi des fonds, dont je vous prie de vous charger.

DULISTEL.

Des fonds ! eh ! lesquels ?

ALBERTINE.

Quarante mille francs que M. Archambaud, votre notaire, m’a remis hier en votre absence : la dot de ma sœur, que vous devez placer en rentes de Naples.

DULISTEL.

Pas aujourd’hui... je n’aurai pas le temps.

ALBERTINE.

Je ne me soucie cependant pas de les garder dans mon secrétaire.

DULISTEL.

Tantôt, à mon retour, je vous les demanderai.

À Léopold.

Vous, mon cher ami, qui ne savez que faire de vos fonds... vous devriez prendre de l’Haïti.

LÉOPOLD.

Merci, monsieur ; je me trouve déjà trop riche.

DULISTEL.

Prenez alors de la rente d’Espagne, c’est ce qu’il vous faut. Nous parlerons de cela et de nos élections, ce soir, à notre réunion, car nous en avons une, nous avons un concert, ma femme le veut, nous n’en sortons pas : les invitations et les soirées m’accablent ; hier encore... quel ennui ! à ce bal où il a fallu conduire madame, j’ai été accaparé par ce vieux général qui me parle toujours de guerre et de campagnes ; c’est si fastidieux... et si mauvais genre !... Une fois qu’il est dans sa bataille d’Austerlitz !...

LÉOPOLD.

Une belle époque, colonel !

DULISTEL, vivement.

Oui !... c’est le seul moment où la rente se soit élevée à 82. Elle n’a jamais été plus haut sous l’empereur... C’est étonnant !

DESROSOIRS.

C’était cependant là le bon temps !

DULISTEL, d’un air de mépris.

Oui, de jolies spéculations à faire !...

À Albertine.

Des spéculations dans votre genre... car hier soir, à ce bal, j’ai trouvé madame établie, non pas à une contredanse, mais à une table de bouillotte, entourée de jeunes gens charmants, avec qui elle perdait de la meilleure grâce du monde.

ALBERTINE

Eh bien, qu’importe ? En fait d’argent, n’en avez-vous pas assez ?...

DULISTEL.

Non, madame !... car nous vivons dans un temps où c’est la seule puissance réelle, positive et raisonnable.

LÉOPOLD.

Raisonnable !...

DULISTEL.

Oui, monsieur ; aujourd’hui, en 1834, qu’est-ce que la noblesse, qu’est-ce que la naissance ?... qui en veut ?... personne !... De l’argent, c’est différent : tout le monde en demande. Gens en place, sous-préfets, préfets, ministres... qu’est-ce que vous voulez ? des honneurs, des dignités ? Non, de l’argent ! et la preuve : supprimez les traitements, vous supprimez l’ambition.

LÉOPOLD.

Permettez ! cependant... il y a des gens...

DULISTEL.

Qui crient contre la fortune... c’est vrai. Quels sont-ils ? Des amateurs qui n’en ont pas, et qui veulent en avoir.

 

 

Scène IX

 

LÉOPOLD, DESROSOIRS, DULISTEL, ALBERTINE, CŒLIE, sortant de la porte à droite

 

CŒLIE.

Le thé est prêt ; je viens de le faire.

DULISTEL.

C’est bien heureux !... Desrosoirs, déjeunes-tu ?

DESROSOIRS.

Toujours ! je suis venu pour cela ; car, moi qui ne suis pas comme toi dans les affaires, j’ai le bonheur de mourir de faim.

À Albertine.

Je venais aussi vous rendre compte des commissions dont vous m’avez chargé. Mais, dans ce moment, impossible ! avec un mari qui est pressé, avec mon estomac qui est pressé aussi !... Mais si je savais l’instant où madame sera visible ?...

ALBERTINE.

Tantôt, à une heure !... Je n’y serai que pour vous !

CŒLIE, à Dulistel, et regardant Léopold fini fait un geste d’impatience.

Et M. Léopold, que vous n’invitez pas.

LÉOPOLD.

Je vous rends grâce !... j’ai déjeuné !

DESROSOIRS, à demi-voix.

Très bien ! pour rester en tête à tête.

LÉOPOLD, de même.

Monsieur !...

DESROSOIRS, de même.

Il n’y a pas de mal !

DULISTEL.

Eh bien, Desrosoirs... quand tu voudras ?... Je te préviens d’abord que je déjeune toujours en dix minutes.

Il entre le premier dans la salle à manger, à droite.

DESROSOIRS, le suivant.

Comme Napoléon !... Vous autres grands hommes, vous êtes expéditifs... Moi, c’est différent ; il me faut le temps.

Il fait passer devant lui Cœlie, qu’il salue, et revient à Albertine.

Adieu, madame, à une heure : je serai exact.

Il sort par la porte à droite, après que Cœlie a passé devant lui.

 

 

Scène X

 

ALBERTINE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, après un instant de silence.

M. Desrosoirs est bien heureux d’avoir ainsi votre amitié, votre confiance.

ALBERTINE.

Eh ! mais, un homme de son âge... où est le mal ? Je pense d’ailleurs qu’il les mérite.

LÉOPOLD.

Je ne dis pas le contraire... Mais n’est-il pas des amis à vous, plus anciens et non moins dévoués peut-être, qui auraient aussi des droits à faire valoir ?

ALBERTINE.

Parmi les anciens amis, je ne vois que vous, Léopold, et peut-être serait-il peu convenable...

Geste de Léopold.

non, j’ai voulu dire dangereux... pour moi, sans doute... non pour vous...

LÉOPOLD.

Dangereux ! Et en quoi donc, madame ?

ALBERTINE.

Je ne sais... D’abord les jeunes gens sont volontiers indiscrets.

LÉOPOLD.

Je ne pense pas vous avoir donné lieu de le supposer.

ALBERTINE, souriant.

Mais je ne pense pas non plus vous avoir donné lieu de l’être.

LÉOPOLD, piqué.

Peut-être, madame ; et si je racontais à d’autres qu’à vous ce dont j’ai été témoin... ce matin... Petite-Rue-Saint-Roch, n° 7.

ALBERTINE, troublée.

Monsieur, que voulez-vous dire ?

LÉOPOLD.

Eh ! mais, remettez-vous, madame... Et par grâce, par pitié, cachez-moi ce trouble, qui confirme tous mes soupçons...

ALBERTINE, vivement.

Des soupçons !...

LÉOPOLD.

Ah ! c’est mieux que cela... Et puissiez-vous n’éprouver jamais les tourments que j’ai ressentis lorsque ce matin, seul sur le boulevard, rêvant à une personne en qui est mon existence tout entière... il me sembla soudain l’apercevoir passer près de moi dans une voilure de place ! Erreur ! illusion sans doute ! je me le disais ; et cependant, connue malgré moi-même, et le cœur oppressé de je ne sais quel pressentiment, je suis cette voiture, qui s’arrête au coin de la rue Poissonnière et de la Petite-Rue-Saint-Roch. Une femme en descend... et ce voile, ce manteau... Ne tremblez pas, madame, cela peut appartenir à tout le monde. Mais ce qui n’était qu’à elle... c’était cette grâce, cette tournure, cette démarche que je reconnaîtrais entre mille !... Je voulais fuir, le ciel m’en est témoin, et je ne sais comment je me trouvai sur ses pas.

ALBERTINE.

Monsieur !...

LÉOPOLD.

Pour veiller sur elle sans doute ! Une allée étroite, obscure... un escalier tortueux... et, au troisième... oui, c’était au troisième !... cette porte... ah ! je tremblais d’inquiétude... bientôt ce fut de rage. Un jeune homme assez bien mis... en frac bleu... est venu ouvrir... Je l’ai aperçu au moment où la porte se refermait... Et quand la crainte d’un éclat m’a seule empêché de briser cette porte, quand, redoutant de succomber à cette horrible tentation, j’ai fui, hors de moi, éperdu, cachant à tous les yeux le supplice que j’éprouvais, vous vous défiez de moi, de ma discrétion, de mon amitié !... Ah ! madame !

ALBERTINE.

En vérité, monsieur, voilà un récit qui m’a paru si intéressant, que je n’ai pas voulu vous interrompre dans ce roman...

Mouvement de Léopold.

roman historique, si vous le voulez, et dont les détails peuvent être vrais, excepté le nom de l’héroïne, car ce n’est pas moi.

LÉOPOLD.

Que dites-vous ?

ALBERTINE.

Non, monsieur, quelque flatteur qu’il soit pour mon amour-propre de se persuader que partout vous croyez me voir, une telle illusion pourrait amener des conséquences trop dangereuses... dans ce moment, par exemple ; et je me hâte de vous désabuser et de vous déclarer qu’aujourd’hui vous ne m’avez pas vue dans la rue dont vous me parlez, par la raison infiniment simple que je n’y suis point allée et que je n’y connais personne !

LÉOPOLD.

Il serait possible !... Vous n’y connaissez personne ? Et cependant tout à l’heure, lorsque je parlais, ce trouble que j’ai cru remarquer...

ALBERTINE.

Oh ! je dois convenir que le commencement de votre récit m’avait un peu troublée, un peu effrayée, car il est vrai qu’à l’insu de mon mari et de ma sœur je suis sortie ce matin.

LÉOPOLD, vivement.

Vous voyez bien.

ALBERTINE.

Pour me rendre chez un peintre célèbre qui demeure à côté d’ici, près de notre hôtel.

LÉOPOLD.

Grand Dieu !

ALBERTINE.

Une surprise que je réserve à ma sœur pour après-demain, le jour de sa fête.

LÉOPOLD, confus.

Ah ! madame !

ALBERTINE.

Après cela, monsieur, il est tout naturel que vous ne me croyiez pas sur parole. Il ne tient qu’à vous d’interroger mon peintre, et surtout mon portrait, dont le témoignage aura peut-être plus de pouvoir que le mien !

LÉOPOLD.

Pardon !... pardon !... C’est m’accabler ! Et maintenant que je me rappelle, que je compare, comment se peut-il que dans ma folie, dans mon délire ?... Mais je vous aurais vue comme je vous vois en ce moment, que je n’aurais pas dû en croire mes yeux ; à plus forte raison quand je n’avais d’autre preuve, d’autre certitude, que cet instinct défiant et jaloux dont je rougis maintenant !... Oui, c’est moi qui suis coupable, puisque j’ai pu douter de vous !

ALBERTINE.

Pas un mot de plus !... Voici ma sœur et mon mari !

 

 

Scène XI

 

DULISTEL, sortant le premier de la salle à manger, DESROSOIRS, ALBERTINE, CŒLIE, LÉOPOLD, VICTOR, qui reste au fond du théâtre

 

DULISTEL, à Desrosoirs qui entre derrière lui.

Si tu veux que je t’emmène... finis-en !

DESROSOIRS.

Un déjeuner brusqué ne valut jamais rien ! Et, puisque ton cabriolet est prêt, tu me jetteras en face de la Bourse, à la Porte chinoise, où j’ai des emplettes à faire pour quelques-unes de mes clientes.

DULISTEL.

Comme tu voudras.

Cherchant sur le secrétaire.

Mes bordereaux et mon portefeuille !... mes gants, mon chapeau !

CŒLIE montre à Victor, qui les présente à son maître, les gants et le chapeau placés sur une chaise.

Ils sont là, colonel !

À part.

Dieu ! que cela donne de mal, le départ d’un guerrier pour la Bourse !

À Dulistel qui va pour sortir.

Et ma sœur que vous n’embrassez pas !

DULISTEL, embrassant sa femme.

C’est vrai !... Adieu, chère amie !

DESROSOIRS, à Dulistel.

Et tes bordereaux ?

Dulistel revient prendre sur le secrétaire les papiers qu’il avait laissés.

CŒLIE, vivement, à Albertine.

Ah ! mon Dieu ! ma sœur, j’oubliais... Victor m’a dit que quelqu’un demandait il te parler en particulier.

ALBERTINE, souriant.

À moi ?

VICTOR, s’avançant entre Albertine et Léopold.

Oui, madame, un jeune homme... qui n’a pas voulu dire ton nom.

ALBERTINE.

Ah !... et pourquoi ?

VICTOR.

Il prétend que vous saurez ce que c’est, et qu’il vient de la Petite-Rue-Saint-Roch, n° 7.

LÉOPOLD, regardant Albertine avec indignation.

Ciel !...

ALBERTINE, troublée.

Oui... on effet !... Je sais pour quel motif !... Je vais le recevoir.

À Dulistel, qui sort avec Desrosoirs et Victor.

Adieu, mon ami !

DULISTEL, entraînant Desrosoirs.

Allons, partons !

Ils sortent.

ALBERTINE, regardant Léopold avec embarras.

J’espère qu’aujourd’hui, à notre soirée, nous aurons le plaisir de voir M. de Mondeville ?

LÉOPOLD, sèchement.

Non, madame, je ne pourrai.

CŒLIE, tristement.

Quel dommage !

ALBERTINE.

Eh ! pourquoi donc ?

LÉOPOLD, sévèrement.

Je vais vous le dire, madame, si vous voulez !

ALBERTINE, effrayée et regardant Cœlie.

Pas maintenant !

LÉOPOLD, avec amertume.

C’est juste ! on vous attend ; et, plus tard, je craindrais encore d’être indiscret ; car vous avez accordé une audience à M. Desrosoirs.

ALBERTINE, avec embarras.

C’est vrai, pour quelques instants... Mais tantôt, à deux heures, je serais charmée... aujourd’hui comme toujours, de recevoir votre visite.

D’un ton à moitié suppliant.

Puis-je y compter ?

LÉOPOLD, après avoir hésité un instant.

Je viendrai, madame.

Il salue Albertine, qui sort vivement par la porte à gauche.

 

 

Scène XII

 

LÉOPOLD, CŒLIE

 

CŒLIE.

Eh bien ! avez-vous découvert quelque chose ?

LÉOPOLD.

Non... non... rien encore ! Elle espère en vain m’abuser...

À part.

Il n’y a plus de doute ; et j’aurai du moins le plaisir de la confondre !

Il sort brusquement, sans regarder Cœlie, qui s’arrête au milieu d’une révérence qu’elle lui faisait.

CŒLIE.

Comment !... il part sans me regarder, sans me saluer !... Est-ce que, lui aussi, il va à la Bourse ?

Elle rentre dans l’appartement à gauche.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

CŒLIE, VICTOR, entrant par la porte à droite

 

VICTOR.

Oui, mademoiselle, c’est votre maître de chant. J’ai entendu sa voiture qui entrait dans la cour ; car il vient faire des roulades en voiture ! Un musicien en cabriolet !

À part.

Et nous autres derrière ! ça fait mal !

CŒLIE.

J’y vais, car nous avons ce soir concert, et on me fera peut-être jouer mon air varié.

VICTOR.

Pardon, mademoiselle, de vous arrêter. Si ça ne vous dérangeait pas, j’aurais quelque chose à vous demander.

CŒLIE.

Parle vite !

VICTOR.

C’est au sujet de la succession qui m’est arrivée !... Ça me tourmente, ça me rend malheureux ! je ne sais qu’en faire. Quand je n’étais qu’un pauvre diable, je ne pensais à rien ; mais maintenant que je suis riche, que j’ai deux mille francs, c’est tout naturel, je voudrais...

CŒLIE, riant.

En avoir quatre !

VICTOR.

Ou davantage. Ils disent tous que c’est possible ; que ça se voit tous les jours, que monsieur n’en fait jamais d’autres, parce qu’il connaît ces messieurs qui font gagner de l’argent à tout le monde, et qu’on nomme, je crois, des agents de change, des gens bien respectables ! Il y en a un qui vient souvent ici, et je n’ose jamais lui parler... mais si mademoiselle voulait lui dire deux mots pour moi ?

CŒLIE.

Est-ce qu’il m’écouterait ? est-ce que j’entends rien à tout cela ?... Aussi je te conseille de chercher pour tes capitaux un autre placement.

VICTOR.

Je n’en connais qu’un, où jusqu’à présent je mettais toutes mes économies.

CŒLIE.

Eh ! lequel ?

VICTOR.

La loterie.

CŒLIE.

Fi donc !

VICTOR.

C’est ce que je dis ! c’est bon pour le peuple, pour les gens sans fortune ! Et puis, une institution si immorale !... On y perd toujours, et moi je veux gagner.

CŒLIE.

Eh bien, alors, crois-moi, porte cela à la Caisse d’épargne.

VICTOR.

Cela doublera-t-il ma succession ?

CŒLIE.

Non, mais cela t’empêchera de la perdre.

VICTOR, hésitant.

Vous croyez ?

CŒLIE.

Du reste, fais comme tu voudras.

VICTOR.

Oui, mademoiselle, je suivrai vos avis : mais on n’ouvre la Caisse d’épargne que le dimanche ; c’est aujourd’hui mardi, et d’ici là... si je passe devant quelque bureau... je me connais... il y a le 50 et le 42 que je nourris depuis si longtemps...

CŒLIE.

Eh bien !... où en veux-tu venir ?

VICTOR.

Que si mademoiselle voulait bien me garder ma succession jusqu’à dimanche, ça me rendrait un grand service.

CŒLIE, prenant les deux billets qu’il lui présente.

Si ce n’est que cela... bien volontiers !

Apercevant Albertine.

C’est ma sœur !...

Albertine entre, va à son secrétaire qu’elle ouvre, et se met à écrire.

VICTOR.

Je m’en vais.

À part, en soupirant.

Quel dommage cependant !...

Montrant Cœlie.

Si elle ou madame avait voulu parler pour moi !... Mais les maîtres sont tous de même !... Ils ne veulent jamais qu’on devienne riche, parce qu’ils n’auraient plus personne pour monter derrière leur voiture.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ALBERTINE, toujours devant son secrétaire, CŒLIE

 

ALBERTINE, écrivant.

Je ne m’y retrouve plus !... C’est insupportable !... Je n’entendrai jamais rien au calcul.

CŒLIE, s’approchant d’elle.

Comme tu es occupée !

ALBERTINE.

Ah ! c’est toi !... Ton maître de chant t’attend au salon.

CŒLIE.

Je vais le trouver.

Montrant les papiers qu’elle tient à la main.

Mais, moi qui n’ai pas de secrétaire, serre-moi cela.

ALBERTINE, toujours assise.

Qu’est-ce que c’est ?

CŒLIE.

Deux mille francs que M. Victor m’a priée de lui garder.

Montrant le secrétaire.

Je vais les mettre là.

ALBERTINE.

Comme tu voudras.

CŒLIE.

Tiens !... à droite, sur ces papiers...

Elle se penche pour les regarder.

ALBERTINE, souriant et se levant.

Ces papiers... Ils sont à toi : c’est ta dot.

CŒLIE.

Ma dot !

Soupirant.

Ah ! vous ne risquez rien de la garder longtemps !

ALBERTINE.

Eh ! pourquoi donc ?

CŒLIE.

Parce que je ne pense guère à me marier !

ALBERTINE.

D’autres peut-être y pensent pour toi ! Et si mes idées, si mes espérances peuvent se réaliser...

CŒLIE.

Que veux-tu dire ?

ALBERTINE.

Oui !... j’ai besoin de te voir heureuse. C’est là mon bonheur à moi !

CŒLIE.

Ma sœur !...

ALBERTINE.

Laisse-moi ! c’est M. Desrosoirs.

CŒLIE, en s’en allant et montrant le secrétaire.

Ma dot ! Ah bien oui !... Il s’agit bien de cela !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DESROSOIRS, ALBERTINE

 

ALBERTINE.

Vous voilà enfin !

DESROSOIRS.

Nous sommes seuls ?...

ALBERTINE.

Oui ; mon mari est à la Bourse et ma sœur à sa leçon de piano.

DESROSOIRS.

Eh bien ! comment nous trouvons-nous aujourd’hui ?

ALBERTINE.

Mal !... J’ai passé une nuit pénible, et ce matin l’aventure la plus fâcheuse, la plus contrariante... Je vous dirai cela. Donnez-moi d’abord des nouvelles.

DESROSOIRS.

Excellentes ! Tout va à merveille.

ALBERTINE.

En vérité ?

DESROSOIRS.

Et cela ne fera qu’augmenter, c’est l’avis général.

ALBERTINE.

Ah ! que vous me rendez heureuse ! je respire ! Il me tarde tant de sortir de tout cela, de redevenir ce que j’étais ! car, voyez-vous, mon ami, je ne me reconnais plus, ce n’est plus moi, je n’existe plus !

DESROSOIRS.

Quelle folie de vous inquiéter ainsi !

ALBERTINE.

M’inquiéter !... Vous appelez cela une inquiétude ! mais c’est un supplice, un tourment affreux ; et, quand je pense comment, sans m’en douter ni m’en apercevoir, je suis arrivée là... C’est inconcevable ! c’est un rêve !... Et qui accuser ? personne !... pas même moi, car c’était d’abord dans l’intention la plus pure, la plus louable...

DESROSOIRS.

En vérité !

ALBERTINE.

C’est toujours comme, cela !... Nous autres femmes, ce sont les bonnes intentions qui nous perdent, parce que celles-là, on ne s’en défie pas, on s’y abandonne... et elles vous conduisent souvent bien plus loin qu’on ne voulait aller ! Moi, par exemple, unie à un homme que j’aurais voulu, et que, hélas ! je ne pouvais aimer, je me suis dit : Du moins je n’aimerai personne. Fidèle à mes devoirs, je resterai, pour tout le monde, froide et insensible... On l’est toujours quand on le veut bien. Je le serai, je le promets...

DESROSOIRS.

Promesse que vous avez tenue ; et vous y avez quelque mérite, car, je vous vois encore, à votre entrée dans le monde !... Lorsque l’on crut s’apercevoir de l’indifférence de votre mari, de tous côtés les prétentions s’élevèrent.

ALBERTINE.

Oui, l’on aurait dit d’une veuve, tant j’étais entourée de soins, d’hommages, d’adorateurs. J’avais fini par en voir partout... Et tenez... vous-même tout le premier.

DESROSOIRS.

Moi !...

ALBERTINE.

Oui, mon ami, j’en conviens à ma honte ; dans cette amitié assidue dont vous m’entouriez, il m’avait semblé entrevoir quelques intentions de galanterie, quelques projets de séduction. J’étais folle... Aussi je vous dit tout, et je vous demande pardon de mes soupçons.

DESROSOIRS, souriant d’un air embarrassé.

Prenez garde... Ils ne sont peut-être pas aussi injustes que vous pensez !

ALBERTINE, de même.

Du tout ; j’ai confiance, et vous me soutiendriez maintenant le contraire... que je ne vous croirais pas.

Lui prenant les mains.

Vous êtes mon ami, mon meilleur ami, celui à qui je peux ouvrir mon âme tout entière... car de vous, je le sais, je n’ai rien à craindre.

DESROSOIRS, faisant la grimace.

Vous êtes bien bonne...

ALBERTINE.

Tout le monde, par malheur, n’était pas comme vous, et dans le nombre de mes adorateurs il s’en trouvait un... jeune, riche, aimable... Tout cela n’était pas une raison pour qu’on y fit attention. Mais il y avait là encore un autre danger plus grand et surtout bien rare... un amour réel, véritable, dont il ne m’avait jamais parlé ! ce qui fait peut-être que je l’avais deviné tout de suite... Aussi, de toutes les puissances de mon âme, je m’efforçais de l’éviter, de le fuir, et je pensais toute la journée aux moyens de l’oublier.

DESROSOIRS, souriant.

Vraiment !

ALBERTINE.

Je vous l’atteste... c’était mon plus grand désir. Mais que c’était difficile ! Et comment y parvenir, lorsque partout sur mes pas je le rencontrais, triste et silencieux, dans le salon où j’entrais, dans la loge où je venais de me placer !... il était là, je le voyais... et plus encore quand il n’y était pas. Enfin, un soir, en arrivant dans un bal où j’espérais qu’il ne serait pas invité... la première personne que j’aperçois... c’est Léopold... Ah mon Dieu !... je ne voulais pas le nommer !... mais c’était lui, c’était bien lui qui m’invitait d’un air si respectueux... qu’irritée contre moi-même, contre lui, contre tout le monde... je le refusai ; je déclarai que je ne danserais pas de la soirée ; que j’étais souffrante... indisposée... que sais-je ?... Je disais vrai, et me voilà, pendant tout le bal, réfugiée dans le salon où l’on ne dansait pas et où l’on jouait. Voyant mon ennui et mon désœuvrement, on m’offre à une table d’écarté une place que je m’empresse d’accepter, trop heureuse de m’occuper et d’attendre ainsi minuit qui semblait ne devoir jamais arriver ! D’abord, distraite et inattentive, je gagnai sans le vouloir... sans y penser... le sort continuait à me favoriser, et une veine aussi prononcée avait attiré autour de nous une foule de joueurs qui engagent des paris pour ou contre moi ; l’importance qu’ils y attachent me force à y en attacher moi-même... Me voilà attentive à mon jeu, en suivant toutes les chances, craignant de perdre... enchantée de gagner, encouragée par les applaudissements de mes partners, et j’étais en grand bénéfice quand la pendule sonna...

DESROSOIRS.

Minuit !...

ALBERTINE.

Non... deux heures du matin ! Le temps s’était écoulé avec une telle rapidité, que j’avais tout oublié... même lui ! oui, pour la première fois depuis un an j’étais restée trois heures sans penser à lui, sans m’occuper de lui ; j’étais ravie... j’étais heureuse, j’avais donc un moyen de me soustraire à son image, d’échapper à son amour qui me poursuivait sans cesse ! Et ce moyen de salut... je l’avoue, je m’y livrai avec joie, avec ardeur ; chaque soir me retrouvait près de cette table verte, ma distraction, mon espoir, mon bonheur, que j’aimai d’abord par reconnaissance... et bientôt par habitude, par goût... que vous dirai-je ?... Chose inouïe, inconcevable !... tout entière à ces alternatives  d’espérance et de  crainte qui faisaient battre mon cœur, j’éprouvais là des émotions délirantes, inconnues... d’autant plus vives... qu’il fallait les cacher... qu’elles avaient tout le charme d’une passion mystérieuse, tout le bonheur d’un amour satisfait... oui, c’était du bonheur... c’était du moins le seul dont mon cœur fût alors susceptible ! Mais bientôt il me sembla insuffisant ; je n’entendais parler ici que de spéculations... de jeu sur les rentes, de gens qui en un jour, en une heure, s’enrichissaient ! Mon mari lui-même passait sa vie dans ces combinaisons hasardeuses ; il faisait en grand, le matin, ce que je faisais, le soir, en petit ; et moi, à qui tout réussissait... je voulus à mon tour tenter la fortune ; je vous confiai en secret mes bénéfices du jeu... et je ne reviens pas encore du bonheur qui a d’abord semblé nous favoriser.

DESROSOIRS.

Quinze mille francs en trois mois.

ALBERTINE.

C’était superbe !... J’étais trop riche !... je ne savais que faire de ces trésors qui, pour moi, m’étaient inutiles ; mais je me disais : Si je pouvais les doubler... les tripler... cela formerait une dot à ma sœur, qui pour toute fortune n’a que quarante mille francs ; et, sans rien demander à mon mari, je pourrais la marier, l’établir... je me voyais la cause de son bonheur... C’est cette idée-là qui m’a jetée de nouveau dans ces chances fatales d’où je voudrais... dont je ne puis maintenant me retirer ! Que de jours d’inquiétudes et d’angoisses ! que de nuits sans sommeil ! Et le plus terrible, c’est que cette fièvre continuelle use et dessèche l’âme ; c’est qu’on devient insensible à tout ; c’est qu’on ne désire plus rien que ces émotions mêmes qui vous torturent, qui vous brisent, mais qui sont devenues un besoin, et sans lesquelles on ne peut vivre ! Si encore on pouvait s’y livrer tout entière !... Mais renfermer tout cela en soi-même, faire les honneurs de son salon, sourire à son mari, à ses amis, à des indifférents... sourire quand une main de fer vous presse le cœur !... Et puis le soir, quand je rentre chez moi, quand cette fièvre ardente qui me soutenait est tombée ainsi que mon courage, je sens là un vide affreux qui me fait peur... je souffre... je pleure et je me repens !... Ah ! mon ami, je suis bien malheureuse !

DESROSOIRS.

Eh ! pourquoi donc ?... Notre nouvelle spéculation est immanquable ; depuis dix jours que nous jouons à la hausse... la hausse continue, et cette fois la fortune nous dédommagera de ses rigueurs passées.

ALBERTINE.

Je n’y crois plus maintenant ; rien ne me réussit, je perds tous les soirs ; hier encore à cette bouillotte...

DESROSOIRS.

Vraiment !

ALBERTINE.

Oui, cet élégant, ce vicomte Dermilly était venu se poser en attitude à côté de ma chaise... il me porte toujours malheur... Je suis sûre de perdre quand il est là ! et perdre sur parole !... Devoir à Saint-Elme, un fat qui m’aimait, qui avait osé me le dire ! Aussi, il me tardait de m’acquitter ! Je suis sortie ce matin, j’ai été vendre en secret mes derniers diamants, dont le prix a servi à payer Saint-Elme... Mais, par malheur, j’ai été rencontrée par Léopold, à qui j’ai essayé en vain de donner le change, et j’aime mieux tout lui avouer, tout lui dire.

DESROSOIRS.

Y pensez-vous !

ALBERTINE.

Pourquoi pas ?... Il n’est plus pour moi qu’un ami, et je puis me confier à sa discrétion comme à la vôtre.

DESROSOIRS.

Quelle imprudence !... donner à ce jeune homme qui vous aime encore des armes contre vous !... des armes dont il peut abuser...

ALBERTINE.

Jamais !... Vous ne le connaissez pas !

DESROSOIRS.

Mais moi, qui, à cause de votre mari, ne veux pas paraître là-dedans... C’est mon secret autant que le vôtre.

ALBERTINE.

Eh bien ! je ne lui dirai rien, je vous le jure. Mais hâtons-nous de tout finir, de tout réaliser, et, puisque la hausse continue... puisque nous gagnons...

DESROSOIRS.

Oui, madame.

ALBERTINE.

Gagnons-nous beaucoup ?

DESROSOIRS.

Mais, si vous attendez la fin du mois, c’est-à-dire encore deux jours, nous pouvons, à ce que dit Defrène, mon agent de change, réaliser net cinquante mille francs de bénéfice.

ALBERTINE, avec joie.

Cinquante mille francs !

DESROSOIRS.

À moins que vous ne préfériez gagner bien moins et vendre aujourd’hui même.

ALBERTINE, après un instant d’hésitation.

Attendons deux jours... Dites-le à Defrène. En votre nom, comme à l’ordinaire... Je m’en rapporte à vous !

DESROSOIRS.

Fiez-vous à mon amitié, qui s’exposerait à tout plutôt que de vous compromettre... Vous ne savez pas à quel point je vous suis dévoué...

ALBERTINE.

Si... vous m’en avez donné tant de preuves, que je serais bien ingrate d’en douter.

DESROSOIRS.

Ah ! ce mot-là seul me suffit. Oui, mon amie... mon aimable amie... croyez bien que toujours... Dieu ! l’on vient !...

 

 

Scène IV

 

DESROSOIRS, ALBERTINE, LÉOPOLD

 

DESROSOIRS.

Monsieur Léopold !... déjà !

LÉOPOLD, apercevant Desrosoirs.

Encore ! il ne la quitte donc jamais !

DESROSOIRS.

Adieu, madame.

Bas à Albertine.

Je vais transmettre à Defrène vos ordres exprès, et je viendrai vous en apprendre le résultat.

Haut à Léopold.

Adieu, mon jeune ami... je vous laisse.

Il sort en regardant Léopold d’un air railleur.

 

 

Scène V

 

ALBERTINE, LÉOPOLD, qui s’est tenu à l’écart

 

LÉOPOLD, à part.

Depuis deux heures il est avec elle... et il avait encore à lui parler à voix basse !...

ALBERTINE.

Je vous remercie, monsieur, de votre exactitude.

LÉOPOLD.

C’est vous, madame, qui avez paru désirer cet entretien... Sans cela, et de moi-même... je ne me serais pas permis de me présenter chez vous.

ALBERTINE.

Eh ! pourquoi donc ?

LÉOPOLD.

Je vous en prie, madame, ne me le demandez pas... le silence que je garde est encore une preuve de mon dévouement pour vous.

ALBERTINE.

Je le vois !... vous avez le droit de m’accuser... de me croire coupable, et je le suis beaucoup en effet, puisque j’ai été obligée de vous tromper, de vous cacher la vérité... Mais cependant cette vérité n’est pas telle qu’elle doive m’enlever votre estime et vous donner sur moi et sur mon honneur des soupçons auxquels je ne me résignerai jamais.

LÉOPOLD.

Moi, des soupçons ?...

ALBERTINE.

Je les devine ! et j’y répondrai d’un mot : Je vous jure, Léopold, que le mystère que vous avez pu remarquer dans ma conduite ne tient à aucun secret de cœur.

Avec dignité.

Je vous jure que je n’aime personne, que je suis fidèle à mon mari !... Me croyez-vous ?

LÉOPOLD, la regardant.

Vous croire !... Oui, il y a dans cette voix un accent de vérité que je suis digne de comprendre... et maintenant je me mépriserais moi-même si je vous soupçonnais encore...

ALBERTINE, lui tendant la main.

Je vous remercie...

Avec émotion.

Cependant vous sentez bien que, si vous l’exigez... je vais tout vous dire... Mais, je l’avoue, ce sera bien cruel... il m’en coûtera beaucoup... et j’aimerais mieux que vous fussiez assez généreux pour ne pas l’exiger...

LÉOPOLD.

Je n’exige rien, je ne veux rien ! Vous n’aimez personne, c’est tout ce que je demande. Ce mot suffit à mon amitié !... Si vous saviez comme on est malheureux de voir déchoir ce qu’on avait placé si haut dans son estime, de renoncer à l’objet de son culte, de son adoration !...

Mouvement d’Albertine.

Oui, madame, oui, je ne vous apprends rien de nouveau... Cet amour, dont je ne vous ai jamais parlé, vous le connaissez aussi bien que moi... avant moi peut-être ; et, sans en être convenus, nous nous entendions, moi pour souffrir, et vous pour n’en rien voir !

ALBERTINE.

Oui, Léopold, oui... Je ne jouerai ici ni la surprise ni la colore... je sais ce que vaut un attachement tel que le vôtre. Mille autres femmes seraient fières de l’inspirer, de le partager peut-être... Moi, je ne le peux ! telle est ma destinée ; tel est le sort que moi-même je me suis fait... Et ce que je vais vous dire va vous paraître bien mal... Mais il me semble que j’aurais été moins malheureuse...

Rêvant.

Oui, vraiment, j’aurais peut-être mieux fait de vous aimer...

Vivement et se reprenant.

Pas maintenant... ce n’est plus possible... Il ne peut plus y avoir que de l’amitié entre nous. Une amitié de sœur... c’est ce que je vous demande, c’est ce que je réclame.

LÉOPOLD.

Ah !... c’est trop de bontés !... Vous voulez aujourd’hui me rendre trop heureux, et prenez garde, quand on n’y est pas habitué !... car il est une remarque que j’ai faite depuis quelque temps... et sur laquelle je voudrais bien interroger cette amitié que vous daignez me promettre.

ALBERTINE.

Qu’est-ce donc ?

LÉOPOLD.

Dites-moi pourquoi je vous vois un jour bonne, aimable, enchanteresse, comme aujourd’hui, comme en ce moment, par exemple ; et puis le lendemain... que dis-je ? l’instant d’après, vous devenez bizarre, capricieuse, humoriste, et même colère.

ALBERTINE, réfléchissant.

Quoi ! vous avez remarqué ?...

LÉOPOLD, vivement.

L’amant ne s’en serait jamais aperçu... Mais ici c’est l’ami qui parle...

ALBERTINE, réfléchissant.

Oui, vous avez raison.

LÉOPOLD.

Et d’où vient cette inégalité d’humeur qu’autrefois vous n’aviez jamais ?...

ALBERTINE.

Ah !... cela tient à des motifs... que je voudrais... et que je n’ose vous confier... Je ne l’oserai jamais !...

LÉOPOLD, la regardant avec émotion.

Ô ciel !... qu’est-ce que cela signifie, et que dois-je croire ?...

ALBERTINE.

C’est mon mari...

 

 

Scène VI

 

ALBERTINE, DULISTEL, LÉOPOLD

 

DULISTEL, riant.

Admirable... admirable !... Bien joué, morbleu !... Ah !... ah !...

ALBERTINE.

Eh ! mon Dieu ! monsieur, qu’avez-vous donc ? Voici la première fois de l’année que je vous vois rire !...

DULISTEL.

C’est que je reviens de la Bourse !

LÉOPOLD.

C’est donc bien gai ?

DULISTEL, riant toujours.

Oui... aujourd’hui... une aventure délicieuse !... un coup de théâtre !... Vous savez qu’au milieu du mois les fonds, qui depuis longtemps s’étaient tenus calmes, avaient pris soudain un mouvement ascensionnel ?

LÉOPOLD, froidement.

Je n’en savais rien.

ALBERTINE, vivement.

Oui, l’on était en hausse... Eh bien ?

LÉOPOLD.

Ah ! vous le saviez...

ALBERTINE, se reprenant.

Pour l’avoir entendu dire à mon mari, qui ne parle que de cela...

Avec impatience.

Eh bien, monsieur ?

DULISTEL.

Eh bien ! madame, depuis quelque temps mes affaires avaient pris une tournure assez inquiétante ; il fallait pour les relever porter un grand coup, et c est moi et ces messieurs qui nous étions entendus en secret pour prendre la rente à 101. Nos achats l’ont fait monter successivement à 104,50.

ALBERTINE.

C’est là qu’elle a fermé hier.

Vivement.

Vous me l’avez dit du moins en dînant.

DULISTEL.

C’est possible !... mais ce matin, voilà le meilleur ; elle était arrivée d’elle-même, commencement de bourse, à 105,50.

ALBERTINE.

Quel bonheur !...

DULISTEL.

Je le crois bien ! car, soudain, et au moment où l’on s’y attendait le moins, nous vendons tous ensemble, tous à la fois, et nous réalisons en une minute un immense bénéfice... ce qui a fait, il est vrai, dégringoler la rente de trois francs.

ALBERTINE.

Ô ciel !... et ceux qui jouaient à la hausse ?

DULISTEL.

Déroute complète.

ALBERTINE.

Ah ! mon Dieu ! trois francs de baisse !

DULISTEL.

Qu’est-ce que ça fait ?... puisque je gagne !... Vous voilà tout effrayée... Vous ne comprenez donc pas ?... Ce sont les autres qui perdent... Mais moi, je gagne !... je gagne beaucoup...

Riant.

Les femmes n’entendent rien aux affaires...

Prenant Léopold.

Mais vous, mon cher ami, vous concevez que trois francs... trois francs de différence quand on opère sur des masses... ce qui est venu bien à point, car mon opération d’Haïti tournait mal.

LÉOPOLD.

Et vous vouliez ce matin m’y associer !

DULISTEL.

Du tout !

LÉOPOLD.

Si, vraiment !

DULISTEL.

Que voulez-vous ?... entre amis... et puis c’est une chance ; à la guerre comme à la guerre... je rentre dans mon cabinet, faire ma balance de la semaine... Ne vous dérangez pas, je vous laisse avec ma femme !

 

 

Scène VII

 

LÉOPOLD, ALBERTINE

 

ALBERTINE, à part, et se jetant dans un fauteuil.

Et Desrosoirs qui ne revient pas !...

LÉOPOLD.

À merveille ! puisqu’il nous laisse, reprenons, de grâce, la conversation que son arrivée avait interrompue.

ALBERTINE, avec impatience.

C’est bien... dans un autre moment.

LÉOPOLD.

Non pas... vous voulez éloigner l’explication.

ALBERTINE.

Moi !... une explication !... et à quel propos... et sur quel sujet ?

LÉOPOLD.

Eh ! mon Dieu ! en quoi vous ai-je offensée ?... et d’où vient un tel changement ?

ALBERTINE.

Un changement !... et où voyez-vous cela ?

LÉOPOLD.

Mais en tout ; dans vos traits, dans vos discours... dans l’émotion de votre voix... dans l’agitation où vous êtes, et dont je cherche en vain la cause.

ALBERTINE.

Et qui vous dit, monsieur, qu’elle en ait une ?

LÉOPOLD.

À coup sur elle en a une ; sinon, je vais croire, comme je vous le disais tout à l’heure, que c’est un de ces caprices soudains... un de ces moments d’humeur dont mon amitié se plaignait.

ALBERTINE.

Et quand il serait vrai ?... quand je serais aussi bizarre, capricieuse... insupportable, que vous voulez bien le supposer... croyez-vous que ces questions, ce flegme, ce sang-froid, soient bien propres à me calmer ?... En vérité, il est des gens qui ne comprennent, qui ne devinent rien.

LÉOPOLD.

Eh ! comment voulez-vous que je devine un pareil secret ?

ALBERTINE.

Ce secret cependant n’est pas difficile à pénétrer... c’est que je veux être seule... c’est que votre présence m’irrite... m’agace... m’impatiente.

LÉOPOLD.

Ô ciel !... c’est à moi que vous parlez ainsi... à un ami !...

ALBERTINE.

Eh ! mon Dieu ! parlez moins de votre amitié, et donnez m’en des preuves !

LÉOPOLD, vivement.

Et lesquelles exigez-vous ?... parlez !

ALBERTINE.

Je vous l’ai déjà dit... que vous me laissiez... que vous sortiez.

LÉOPOLD.

Est-ce bien vous que j’entends ? vous qui me renvoyez, qui me chassez !... Ce n’est pas votre cœur qui a dicté un pareil arrêt, et je ne veux y voir qu’un instant d’humeur et de dépit.

ALBERTINE.

De l’humeur... du dépit... Non, monsieur... je suis calme... je suis de sang-froid... et puisque vous m’avez si bien dit mes défauts... je vous dirai les vôtres ; je vous dirai que ce qu’il y a de plus insoutenable et de plus ridicule à la fois, c’est de vouloir gratifier les gens malgré eux de conseils qu’ils ne demandent pas, d’une présence qui les fatigue, et d’une amitié à laquelle ils renoncent.

LÉOPOLD.

C’en est trop !... et je serais le dernier des hommes, je m’avilirais à mes propres yeux, si, après un pareil outrage, je pouvais conserver encore des sentiments que j’abjure, et que je sais le moyen d’oublier à jamais... Oui, madame... oui, à l’instant même... je vous prouverai qu’il en est d’autres qui plus que vous méritent ma tendresse.

ALBERTINE.

Eh ! monsieur !...

LÉOPOLD.

Mais ce n’est pas à vous, qui ne m’êtes plus rien, c’est à votre mari... que je veux et que je dois confier mes projets.

Il sort par la porte à gauche, qui conduit au cabinet de M. Dulistel.

 

 

Scène VIII

 

ALBERTINE

 

Enfin il est parti !... je ne sais pas ce que je lui ai dit ; mais, si je l’ai fâché, si je l’ai mis en colère... tant mieux : je ne serai pas seule en colère ! car j’éprouvais, depuis un quart d’heure, des mouvements de dépit et de fureur... que sa présence irritait encore... Ils réussissent tous !... Ils gagnent tous !... jusqu’à mon mari... Il n’y a que moi... moi seule, que la fortune semble poursuivre !... Ah ! j’en pleurerais de rage... ma tête est en feu ! je brûle... j’ai la fièvre... et Desrosoirs qui ne revient pas ! Qu’ont-ils fait ?... que se passe-t-il ?... Si je pouvais le savoir... si je pouvais y courir ?... Mais non... moi ! une femme ! il faut rester ici pour mourir d’inquiétude ! Les hommes sont bien heureux !... ils sont là du moins ! ils peuvent se ruiner eux-mêmes !... ils savent leur sort !... ils n’ont pas comme moi à compter les instants ni ces minutes d’attente qui abrègent ma vie !... Et si on venait... si on me voyait dans cet état... je suis affreuse, j’en suis sûre !...

Arrangeant ses cheveux devant la glace qui est au-dessus de la cheminée.

Mon Dieu !... mon Dieu ! Si je puis sortir de l’embarras où je me trouve... si mon mari, si le monde n’en savent rien, je ne jouerai plus... je ne jouerai jamais !... je le promets... je le jure... et le ciel qui m’entend viendra à mon aide... Eh ! mon Dieu oui ! tout espoir n’est pas perdu... je suis là comme une folle... je me désespère... je perds la tête... et sans doute mon agent de change aura fait comme mon mari... il n’aura pas tenu compte de mes ordres. Voyant cette baisse subite... au lieu d’attendre deux jours encore... il aura vendu sur-le-champ... n’importe à quel prix... nous gagnerons moins, voilà tout... mais nous gagnerons encore... c’est cela même... j’en suis sûre.

Apercevant Desrosoirs.

 

 

Scène IX

 

ALBERTINE, DESROSOIRS

 

ALBERTINE, courant à lui.

Ah ! c’est vous, mon ami ! eh bien ! quel bénéfice ?... est-ce trente mille francs ?

DESROSOIRS.

Non, madame...

ALBERTINE.

Ce n’est que vingt-cinq ?...

Le regardant avec anxiété.

Non... pas même... ô mon Dieu !... ce n’est donc que dix-huit... j’en étais sûre... j’ai toujours joué de malheur.

DESROSOIRS.

De malheur... ah ! oui, madame... car au moment où l’on s’y attendait le moins... une baisse effroyable...

ALBERTINE, vivement.

Je le sais ; mon mari me l’a dit. Aussi Defrène a vendu... n’est-ce pas ?

DESROSOIRS.

Non, madame !...

ALBERTINE.

Ô ciel !...

DESROSOIRS.

Les ordres que vous m’avez donnés et que je venais de lui transmettre lui prescrivaient formellement d’attendre fin du mois.

ALBERTINE.

Eh ! qu’importe !... ne devait-il pas de lui-même deviner et comprendre ?... Mais demandez donc du tact, de l’esprit, de l’intelligence à ces gens de finance ! Grâce à lui, nous voilà en perte, et de combien ? ne craignez pas de me le dire... je suis calme, je suis de sang-froid.

DESROSOIRS.

Eh ! mais, vous perdez à peu près ce que nous espérions gagner...

ALBERTINE.

Grand Dieu !... cinquante mille francs ?...

DESROSOIRS.

Tout compris, avec les droits, et cætera, que sais-je ?...

ALBERTINE.

Cinquante mille francs ! je dois une pareille somme ! moi ! une femme !... Mon cher Desrosoirs, mon ami, mon seul ami, mon confident, comment faire ?... que devenir ?

DESROSOIRS.

Je ne sais... Il faut le temps de chercher cette somme... de se la procurer... ce que je ferai dès demain, je l’espère bien ; mais c’est que Defrène, votre agent de change, veut de l’argent dès ce soir... à l’instant.

ALBERTINE.

Est-il possible !... un pareil procédé !...

DESROSOIRS.

Écoutez donc ! des bruits sinistres se répandent... on dit qu’à la sortie de la Bourse deux ou trois de ses confrères ont pris la fuite... lui-même n’est pas déjà trop bien dans ses affaires... Dans ces cas-là, on prend ses sûretés... ses précautions.

ALBERTINE.

Mais se défier de moi... ou plutôt de vous qui me serviez d’intermédiaire !...

DESROSOIRS.

Il y a bien quelques raisons... Comme je ne voulais pas vous nommer, et que moi, tout le monde sait que je ne joue pas à la Bourse, je lui avais donné à entendre, mais sans rien affirmer, que les ordres que je lui transmettais venaient en secret de votre mari... mon ami intime... un grand capitaliste... c’était tout naturel ; mais aujourd’hui qu’il a vu que cette débâcle venait de la compagnie des banquiers dont M. Dulistel fait partie... cela lui a donné des doutes, des inquiétudes... il veut qu’on lui paye sur-le-champ la différence... qui, comme je vous l’ai dit, est de cinquante mille francs... sinon il va venir ici, chez votre mari, pour savoir ce que cela veut dire.

ALBERTINE.

Ô ciel... une pareille explication.

DESROSOIRS.

Il m’en a menacé.

ALBERTINE.

C’est fait de moi !... je suis perdue !... Comment empêcher cette visite et l’éclat qui doit s’ensuivre ? comment surtout gagner du temps ?

DESROSOIRS.

Silence !... c’est Dulistel.

 

 

Scène X

 

ALBERTINE, DESROSOIRS, DULISTEL

 

DULISTEL, un crayon à la main.

Cela fait bien pour ma part... de bénéfice net, cent soixante-deux mille francs... quatre-vingt-cinq centimes... Il est fâcheux que ces messieurs en aient touché autant... cela m’aurait fait pour moi seul...

Se retournant et apercevant Albertine.

Ah ! vous voilà, madame ; je viens d’apprendre une nouvelle... qui m’a un peu surpris, j’en conviens...

ALBERTINE.

Ô ciel !...

DULISTEL, calculant toujours.

Cela aurait fait...

À Albertine.

Et qui vous concerne... vous et moi.

ALBERTINE, bas à Desrosoirs.

Il sait tout !

DESROSOIRS.

Eh ! non... il ne serait pas si tranquille.

ALBERTINE, s’avançant en tremblant.

Et puis-je savoir, monsieur, quelle est cette nouvelle ?

Dulistel, sans lui répondre, lui fait signe de la main de ne pas l’interrompre, et se remet à calculer.

ALBERTINE, avec impatience, et le tirant par le bras.

Qu’est-ce donc ? répondez-moi !...

DULISTEL, de même.

Eh ! tout à l’heure... quand j’aurai achevé... vous m’avez troublé dans mon opération.

Il s’assied à droite et écrit avec son crayon.

 

 

Scène XI

 

ALBERTINE, DESROSOIRS, VICTOR, DULISTEL, toujours assis à droite

 

VICTOR.

Monsieur !... monsieur !... un agent de change !

DULISTEL.

Le mien ?

VICTOR, de même.

Non, encore un autre, qui est là dans votre antichambre... M. Defrène.

ALBERTINE, à part.

Defrène ! plus d’espoir !

DESROSOIRS, de même.

C’est lui.

VICTOR.

Il demande à voir monsieur.

DULISTEL.

Defrène... à cette heure-ci, nous n’avons pas d’affaires ensemble ! d’ailleurs il est invité à ma soirée ; nous nous verrons tantôt.

VICTOR.

Il dit que c’est très pressé ! qu’il faut qu’il parle à l’instant même à monsieur.

DULISTEL, avec impatience.

Priez-le d’attendre dans le salon, et qu’on ne me dérange plus !

VICTOR.

J’y vais, monsieur ; et pour qu’il ne s’ennuie pas, je lui ferai la conversation.

Il sort.

ALBERTINE, à part.

Encore un instant... quelques minutes, et tout est fini, je suis perdue !...

Montrant Desrosoirs.

Demain, et grâce à lui, j’aurai trouvé les moyens d’emprunter... de me procurer cette somme ; mais d’ici là...

Courant au secrétaire.

Ah !

Y prenant des papiers qu’elle donne à Desrosoirs.

Tenez... tenez, mon ami... portez-lui vite...

DESROSOIRS.

Qu’est-ce donc ?

ALBERTINE.

Tout ce que j’ai là, quarante-deux mille francs... Allez, tâchez qu’il se contente de cette somme, et surtout qu’il parte !

DESROSOIRS.

Soyez tranquille... je m’en charge !...

Desrosoirs sort.

ALBERTINE.

Je respire... Dieu !... Léopold !

 

 

Scène XII

 

ALBERTINE, DULISTEL, LÉOPOLD, sortant du cabinet ù gauche

 

LÉOPOLD, froidement et à demi-voix à Albertine.

Pardon, madame, de paraître ici... sans vos ordres... monsieur votre mari vous a dit le motif qui m’y faisait rester encore ?

ALBERTINE.

Non... monsieur ; il est là plongé dans ses calculs.

LÉOPOLD, à Dulistel, qui est toujours à droite et qui écrit.

Comment, monsieur, vous n’avez pas fait part à madame de la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire ?...

DULISTEL.

Plus qu’un chiffre, et j’ai fini...

Toujours le crayon à la main et repassant ce qu’il vient d’écrire.

Oui... chère amie... M. Léopold de Mondeville nous demande en mariage mademoiselle Cœlie, ma belle-sœur...

ALBERTINE.

Ô ciel !...

LÉOPOLD, l’examinant.

D’où vient ce trouble ?

DULISTEL.

Comme son tuteur, vous sentez que j’ai dit oui... un beau parti, un jeune homme qui a du crédit dans le département où je veux être député, et puis un amoureux qui est pressé ; car il voulait terminer à l’instant même... il fallait envoyer chez mon notaire pour rédiger les conditions, et je l’ai décidé, non sans peine, à attendre jusqu’à ce soir.

ALBERTINE, à son mari.

Ce soir !... Mais vous savez, monsieur, que ma sœur...

DULISTEL.

Est presque sans fortune... il le sait, je le lui ai dit.

Corrigeant son papier.

C’est un huit au lieu d’un sept... Je lui ai dit que toute sa dot consistait dans les quarante mille francs que tu avais là dans ton secrétaire, et que tu peux me remettre...

ALBERTINE, à part.

Je me sens mourir...

DULISTEL, calculant toujours.

Ou remettre ce soir au prétendu lui-même, en signant le contrat...

ALBERTINE, pâle et tremblante.

Ce soir...

DULISTEL.

C’est lui qui l’a voulu ainsi ; et, puisque nous avons une soirée, elle servira à quelque chose.

LÉOPOLD, qui a toujours observé Albertine.

Monsieur... elle se trouve mal !...

DULISTEL.

Qui donc ?

LÉOPOLD, courant à Albertine.

Votre femme...

ALBERTINE, brusquement.

Non, monsieur... non, ce n’est rien... un étourdissement... un éblouissement... je me trouve à merveille.

DULISTEL, avec impatience.

Eh ! madame... je ne sais plus ce que j’ai retenu... et il me faut recommencer ma colonne.

Il remonte le théâtre, et Léopold, qui était à gauche du spectateur, passe à la droite en regardant Albertine, qui vient de s’asseoir près du secrétaire.

LÉOPOLD, regardant Albertine.

Un pareil trouble à l’annonce de ce mariage... me serais-je abusé ?... et, sans se l’avouer à elle-même, m’aimerait-elle ?... Oui, oui, c’est cela, et cette demande que je viens de faire...

Se rapprochant de Dulistel, qui ne l’écoute pas.

Il faut tout rompre, monsieur... Dieu ! c’est Cœlie !

 

 

Scène XIII

 

ALBERTINE, CŒLIE, DULISTEL, LÉOPOLD

 

DULISTEL.

Ah ! vous voilà, mademoiselle ; arrivez, arrivez, il est question de vous...

CŒLIE.

De moi !... et comment cela ?

LÉOPOLD, vivement à Dulistel et à voix basse.

Silence... monsieur... pas un mot devant elle de mes projets.

DULISTEL, de même.

Eh pourquoi donc ?

LÉOPOLD, avec embarras et regardant toujours Albertine.

Pourquoi ?... mais c’est que je veux... lui apprendre moi-même...

DULISTEL.

Vous qui tout à l’heure étiez si pressé !... En tout cas, vous aurez le temps.

Haut.

Car nous le gardons à dîner... il le faut, et pour cause.

CŒLIE.

Une bonne idée que vous avez là !

DULISTEL.

N’est-il pas vrai ?... Et quant à vous, petite sœur, je vous conseille pour ce soir de vous faire belle, et de ne rien négliger...

CŒLIE, étonnée.

Moi !... me faire belle !

LÉOPOLD, bas à Dulistel.

Monsieur !... de grâce !

CŒLIE, les regardant tous.

Ah çà !... qu’est-ce qu’il y a donc... à qui fait-on une surprise ?... ils ont tous un air gêné et mal à leur aise !... est-ce que ce serait votre fête ?...

DULISTEL.

Du tout, ce n’est pas la mienne !...

Bas à Léopold.

Je ne dis rien...

Haut.

Je dis seulement qu’aujourd’hui tout va bien, tout nous réussit. Et à l’occasion de bonnes nouvelles, nous voulons qu’on soit gai, n’est-il pas vrai, ma femme ?

Albertine, qui rêvait et s’était assise, se lève vivement et cherche à cacher son trouble.

Ah ! mon Dieu ! et Defrène qui doit m’attendre !... Je vais lui parler... de là... chez Archambaud, mon notaire... Vous, mesdames, à votre toilette... et tantôt, à six heures, rendez-vous dans la salle à manger.

Il entraine par la porte à droite Léopold, qui voudrait toujours se rapprocher d’Albertine. Celle-ci sort par la porte à gauche avec Cœlie, qui les regarde tous d’un air étonné.

 

 

ACTE III

 

Un boudoir élégant. Trois portes au fond, donnant sur un salon. Portes à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

LÉOPOLD, DULISTEL

 

DULISTEL, assis sur un canapé et tenant un contrat à la main.

Vous lui reconnaissez donc cinquante mille écus de dot ?...

LÉOPOLD, debout, et regardant vers la porte à gauche.

Oui, monsieur...

À part.

Si je pouvais lui parler seul un instant... avant que l’on arrivât !

DULISTEL.

Cet article-là ne souffre de votre part aucune difficulté ?...

LÉOPOLD.

Aucune. Mais nous sommes à discuter les articles d’un contrat dans ce boudoir, où tout le monde peut entrer ; et, demain, dans votre cabinet, ce serait plus convenable.

DULISTEL.

Demain !... Ah çà, mon cher ami, l’amour vous fait perdre la tête... nous le signons ce soir à onze heures ; c’est vous qui l’avez demandé... Et, pour ce qui est d’être dérangé, ce n’est pas à craindre ; nous sortons de table, ces dames sont à leur toilette et en auront pour longtemps. Revenons donc au contrat.

LÉOPOLD, à part.

Ah ! quel supplice ! et qu’ai-je fait ?

DULISTEL.

Vous sentez bien que j’aurais pu donner une dot à ma belle-sœur, si ce n’était mon opération d’Haïti qui absorbe tous mes capitaux. C’est une chose terrible que les affaires ; nous autres capitalistes nous sommes malheureux ; nous ne pouvons jamais faire de bien, jamais !... tandis que vous, quelle différence ! vous faites le bonheur d’une jeune personne sans fortune, celui de sa famille, vous contribuez par votre influence à la nomination d’un beau-frère qui, grâce à vous...

LÉOPOLD.

Sera député, je l’espère bien.

DULISTEL.

J’ai des droits.

LÉOPOLD.

Vous êtes colonel !

DULISTEL.

Je suis millionnaire !... c’est le fruit de quinze ans de travaux dont le pays me doit quelque reconnaissance. Aussi, je vous le dis franchement, je compte sur vous, et je suis charmé de cette alliance. Mais ce qu’il y a de bien étonnant, c’est que ma femme... je ne sais ce qu’elle a contre vous... mais ce mariage ne lui plaît pas, ne lui convient pas.

LÉOPOLD, avec joie.

Vraiment !

DULISTEL.

C’est évident. Elle était pendant tout le dîner d’une humeur étonnante ; et quand, devant Cœlie, qui ne se doute encore de rien, elle s’est mise à parler contre les maris qui sont insensibles, personnels, égoïstes, ça m’a fait rire... c’était pour vous.

LÉOPOLD.

Vous croyez ?...

DULISTEL.

Pour effrayer sa sœur, et la prévenir contre le mariage ; mais rassurez-vous ; que cela plaise ou non à ma femme, Cœlie est ma pupille, et je vais dès ce soir lui ordonner...

LÉOPOLD, vivement.

Non, je vous en supplie en grâce, ne lui en parlez pas encore.

DULISTEL.

Pas encore !... vous ne pouvez cependant pas l’épouser sans le lui dire ?

LÉOPOLD.

Aussi je ne vous demande qu’une heure. Je veux, avant de me déclarer, savoir d’elle-même...

Virement.

Car enfin, écoutez donc... si elle ne voulait pas, si elle ne m’aimait pas...

DULISTEL.

Eh ! mon Dieu ! s’il fallait s’inquiéter de tout cela, on ne se marierait jamais.

LÉOPOLD.

Que voulez-vous ?... j’y tiens !... une heure encore sans lui rien dire !...

DULISTEL.

Soit.

LÉOPOLD, à part.

D’ici-là, si je ne puis parler à Albertine, je lui écrirai du moins.

Haut.

Et quant à ce contrat que vous avez rédigé avec le notaire, ne vous donnez pas la peine de me le lire. J’aime mieux en parcourir seul les articles, et si j’avais là une plume et de l’encre...

DULISTEL, lui montrant la porte à droite.

Ici, dans ce petit salon, vous trouverez ce qu’il vous faudra ; mettez vos observations en marge, et en une heure le troisième clerc d’Archambaud, mon notaire, aura tout recopié pour ce soir.

LÉOPOLD.

Soyez tranquille...

À part.

Allons lui écrire, et remettons mon sort entre ses mains !

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène II

 

DULISTEL, puis CŒLIE

 

DULISTEL.

C’est, le diable m’emporte ! un héros de roman... un paladin... Si celui-là entend jamais les affaires !... il fait bien de se marier, il n’est bon qu’à cela... Ah ! voici l’autre héroïne... Déjà prête, ma chère belle-sœur !

CŒLIE.

Je ne suis jamais longue à ma toilette.

DULISTEL.

C’est que vous n’êtes pas coquette.

CŒLIE.

Peut-être bien, mais à quoi bon ?... je n’ai besoin de plaire à personne.

DULISTEL.

Il ne faut pas dire cela ce soir !...

À part.

Je puis bien, sans manquer à ma parole, lui parler avec adresse, vaguement, et en général...

Haut.

Cœlie... venez donc ici !

CŒLIE.

Quel air de finesse et de mystère ! Est-ce que vous avez une confidence à me faire ?

DULISTEL.

C’est possible : que diriez-vous si l’on vous proposait de vous marier ?

CŒLIE.

Est-ce étonnant !... et vous aussi ! Voilà précisément la question que ma sœur m’a faite il y a une heure.

DULISTEL.

Et que lui avez-vous répondu ?... eh bien ?...

CŒLIE, après un instant de silence.

Que je ne voulais pas !... et alors elle m’a embrassée avec joie !...

DULISTEL.

Elle vous a embrassée ?...

CŒLIE.

Oui, vraiment ! et je craignais que vous n’en fissiez autant. Voilà pourquoi j’hésitais à répondre.

DULISTEL, avec colère.

Il s’agit bien de cela !... il vous sied bien de refuser, de faire la fière, à vous qui êtes sans fortune, qui n’avez rien. Et pourquoi ne voulez-vous pas ?... pourquoi refusez-vous votre bonheur ?

CŒLIE, reculant avec effroi.

Ah ! mon Dieu !... il me fait peur...

Tremblante.

Parce que je n’aime pas les maris méchants... qui se mettent en colère... et, comme je ne vois que cela tous les jours, j’aime mieux renoncer au bonheur... et ne pas me marier...

DULISTEL.

Silence donc !

CŒLIE, à haute voix.

J’aime mieux rester fille !...

DULISTEL, à demi-voix.

Voulez-vous ne pas parler si haut !

CŒLIE.

Ah ! mon Dieu !

DULISTEL, à part et la prenant par la main.

Si près de ce petit salon d’où l’on peut tout entendre !...

L’emmenant de l’autre côté à gauche, et à voix basse.

Savez-vous, imprudente que vous êtes, qu’un superbe parti se présente pour vous en ce moment ?...

CŒLIE.

Peu m’importe !

DULISTEL.

Qu’un jeune homme qui tient à être aimé pour lui-même... vous demande en mariage ?...

CŒLIE.

Je n’en veux pas !

DULISTEL.

Que ce jeune homme est M. Léopold de Mondeville ?...

CŒLIE, poussant un cri en mettant la main sur son cœur, et toute tremblante de joie.

Ah !... qu’avez-vous dit ?... est-ce bien vrai ?... répétez encore, répétez ce nom-là...

DULISTEL.

Léopold !

CŒLIE, vivement.

Je veux bien... mon beau-frère... je veux bien...

DULISTEL.

Vous savez s’il est riche !...

CŒLIE, vivement.

Je ne tiens pas aux richesses...

DULISTEL.

Et il vous reconnaît une dot de cinquante mille écus.

CŒLIE, de même et sans l’écouter.

C’est égal !... je veux bien !... Quoi ! c’est lui, vous en êtes bien sûr ?... Ô mon Dieu !... mon Dieu !... je suis folle... je perds la tête... c’est mal !... je ne devrais pas être contente... surtout devant quelqu’un... vous n’en direz rien... vous ne lui direz pas ?

DULISTEL.

Non certainement... C’est ma femme...

À part.

Elle aura beau dire et beau faire maintenant...

Regardant Albertine, Cœlie et la porte du cabinet où est Léopold.

Je peux les laisser, je crois, tous les trois... en famille.

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

ALBERTINE, CŒLIE

 

CŒLIE.

Ma sœur... ma sœur, tu ne sais pas ?... viens donc vite... que je te dise... car je n’y tiens plus... j’en suffoque... Embrasse-moi d’abord.

ALBERTINE.

Qu’est-ce donc ?...

LÉOPOLD, entr’ouvrant la porte du cabinet à droite et apercevant Albertine.

C’est elle... mais Cœlie est encore là... attendons !

Il referme la porte, qui reste tout contre.

CŒLIE, qui vient d’embrasser sa sœur.

On me demande en mariage...

ALBERTINE, froidement.

Puisque tu es décidée à refuser...

CŒLIE, avec joie.

Mais c’est que c’est Léopold...

ALBERTINE, froidement.

Qu’importe ?... tu m’as dit que tu ne voulais pas de mari...

CŒLIE, avec effusion.

Je ne voulais que lui ; et, comme c’était impossible, j’étais décidée à refuser tous les partis, à ne jamais me marier pour continuer à l’aimer toute seule ! Mais que je pleurais, que j’étais malheureuse, quand je me disais : Lui, il faudra bien qu’il épouse quelqu’un !... il a tant de bonnes qualités, tant de mérite ! et puis cette maudite fortune qui était venue par là-dessus... Le jour j’étais gaie... indifférente... on ne s’apercevait de rien ! Qui fait attention à une jeune fille ?... personne !...

À demi-voix.

Mais dès que j’étais seule, ma sœur, j’étais avec lui... il ne me quittait pas, je ne rêvais qu’à lui.

ALBERTINE, avec effroi.

Ô ciel !...

CŒLIE.

C’est bien mal !... je le sais, je m’en accusais, je me le reprochais sans cesse ; et si tu savais quels tourments de renfermer dans son cœur un secret qu’on n’ose avouer à personne, et qu’on voudrait se cacher à soi-même !... Mais désormais je puis le dire à toi, à tout le monde... même à lui !... non, pas maintenant... oh ! bien sûr ! et dût-il m’accuser d’indifférence... il n’en saura rien, il ne s’en doutera pas ; mais, une fois sa femme, quel bonheur de lui dire : Je vous aime ! Et penser que ce bonheur-là n’est plus un crime, que c’est permis !... que c’est un devoir... ah ! ma sœur, il y a de quoi perdre la raison.

ALBERTINE, souriant avec effort.

Cela commence !...

CŒLIE.

C’est vrai ! et s’il me voyait ainsi, il romprait le mariage !

Regardant Albertine.

Eh ! mais, qu’as-tu donc ? tu ne partages pas ma joie... tu es troublée... inquiète ?...

ALBERTINE.

Oui... j’en conviens... et si l’espèce d’enivrement où je le vois pouvait laisser encore quelque place dans ton cœur à ton amitié pour moi...

CŒLIE.

Oh ! toujours... toujours, quoi qu’il arrive !...

ALBERTINE.

Je te dirais : Si tu veux me rendre un grand service... un service d’où dépend mon bonheur... et le tien... car tu ne serais pas heureuse en voyant mes tourments et mes craintes...

CŒLIE.

Des craintes !... et sur qui ?... Parle ; que veux-tu de moi ? que faut-il faire ?

ALBERTINE.

As-tu vu Léopold ?... T’a-t-il fait sa demande ?

CŒLIE, tristement.

Mon Dieu non ! pas encore !... il paraît qu’il n’a parlé qu’à mon beau-frère !

ALBERTINE.

Eh bien ! tout à l’heure... ce soir probablement il se déclarera...

CŒLIE, avec joie.

Tu crois !...

ALBERTINE.

Eh bien ! ce que je veux de toi... c’est de ne pas lui répondre sur-le-champ... mais d’éluder... de différer... de demander du temps... un ou deux jours seulement.

CŒLIE.

Mais il croira que je ne veux pas !...

ALBERTINE, avec impatience.

Eh ! qu’importe ?

CŒLIE, naïvement.

Mais c’est que je veux bien !... Et pourquoi, je t’en prie, pourquoi différer encore ?

ALBERTINE.

Je veux pour toi... dans ton intérêt... prendre quelques informations indispensables... m’assurer de ton prétendu... de son caractère.

CŒLIE, vivement.

Il est excellent...

ALBERTINE.

C’est possible, et je le crois... mais il peut avoir quelques défauts.

CŒLIE, de même.

Aucun, ma sœur ; il n’en a aucun ; depuis le temps que nous le connaissons, je ne lui en ai pas vu un seul.

ALBERTINE.

Eh ! mon Dieu ! tous les hommes en sont là : parfaits avant le mariage, et puis à peine le contrat est-il signé...

CŒLIE, avec crainte.

Tu crois !...

ALBERTINE.

Enfin, je te le répète, si ce n’est pour toi... c’est pour moi, pour ma sécurité, que je te supplie en grâce de différer.

CŒLIE.

C’est si difficile !

ALBERTINE, vivement.

Alors, réponds-lui que cela dépend de moi, et que tu ne peux sans ma permission...

CŒLIE, vivement.

Mais tu permettras... n’est-ce pas ?...

ALBERTINE.

Je te le jure !

CŒLIE.

Ce sera-t-il bien long ?...

ALBERTINE.

Non... demain... après-demain !... ce soir peut-être... si je sais ce que je veux savoir.

CŒLIE.

Ah ! tâche de savoir, je t’en prie.

ALBERTINE, avec chaleur.

Eh ! je le désire plus que toi !

 

 

Scène IV

 

ALBERTINE, CŒLIE, VICTOR

 

VICTOR, à Cœlie.

Pardon, mademoiselle...

CŒLIE, avec impatience.

Eh bien ! qu’est-ce que tu veux ?

VICTOR.

Je voulais vous dire que tantôt je me suis enhardi ; j’ai osé causer avec ce monsieur, qui attendait, M. Defrène... Un agent de change, qui veut bien se charger de ma succession et me la placer...

CŒLIE, avec impatience.

À la bonne heure !... et qu’est-ce que tu veux ?

VICTOR.

Mes tonds qu’il faut lui remettre ce soir !

CŒLIE.

Demande à ma sœur !... c’est elle qui les a.

ALBERTINE, à part.

Ô ciel !...

Haut et vivement.

C’est bon... c’est bon !... tout à l’heure !.. je n’ai pas le temps en ce moment !

VICTOR.

Quand madame voudra !... mais M. Defrène vient passer ici la soirée, et avant qu’il s’en aille... il faudrait...

ALBERTINE, vivement.

Cela suffit... ce soir avant dix heures. Et Desrosoirs que j’attends !...

L’apercevant.

C’est lui...

À Victor.

Va-t’en, Va-t’en !...

Victor sort par la porte du fond qui est à droite. À Cœlie.

Et toi, songe à ce que je t’ai dit.

CŒLIE.

Oui, ma sœur... Est-ce terrible de ne pas pouvoir aimer les gens à son aise !...

Elle sort par la porte du fond qui est à gauche.

 

 

Scène V

 

ALBERTINE, DESROSOIRS

 

ALBERTINE.

Eh ! arrivez donc !...

DESROSOIRS.

Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il de nouveau ?... je reçois à l’instant votre billet : « Venez, mon ami, venez de bonne heure et avant tout le monde... je vous attendrai dans mon boudoir... » Nous y voilà ! et vous conviendrez que seul ici... en tête à tête avec vous, on pourrait se croire en bonne fortune !...

ALBERTINE, qui pendant ces derniers mots a regardé autour d’elle.

Ah ! mon ami !... je suis toute tremblante.

DESROSOIRS.

Pourquoi donc ?... plus rien à craindre ! Defrène prendra patience, il se contentera pour le moment des quarante-deux mille francs...

ALBERTINE.

Mais cette somme que je vous ai remise était la dot de ma sœur ! et elle va se marier.

DESROSOIRS.

Avec qui donc ?

ALBERTINE.

Avec Léopold.

DESROSOIRS.

Ce n’est pas possible... c’est un mariage de désespoir qui n’aura pas lieu.

ALBERTINE.

Ce soir, on signe le contrat !... C’est un miracle que mon mari ne m’ait pas encore parlé de cet argent ; mais, d’un instant à l’autre, lui ou le notaire peut le demander, et que faire ?... que dire ?... Avouer ici, dans ce salon, devant tout le monde, que la dot de ma sœur m’était confiée... et que je l’ai perdue... comment ?... au jeu !... Ah ! sauvez-moi de la honte de rougir aux yeux de mon mari, de ma sœur, et surtout de Léopold, qui m’aimait, que j’ai dédaigné, et que, ce matin encore, j’ai traité indignement... Et m’humilier devant eux tous... leur demander grâce et pardon... plutôt mourir, voyez-vous ! je l’aimerais mieux !

DESROSOIRS.

Y pensez-vous ! Allons... allons, du calme, du sang-froid... et tâchons de raisonner un peu.

ALBERTINE.

Eh ! ce n’est rien encore ! sur cette somme que je vous ai donnée au hasard et sans savoir ce que je faisais... il y a deux mille francs qu’il faut rendre ce soir... à l’instant même... Il ne me manquait plus maintenant que d’être dans la dépendance de mes gens... Ah ! quelle leçon !

DESROSOIRS.

Si ce n’est que cela... rassurez-vous ; ma bourse de garçon peut y suffire, et au-delà ; aussi je venais vous l’offrir...

Il lui remet un petit portefeuille.

ALBERTINE.

Ah ! mon ami !... comment reconnaître jamais ?...

DESROSOIRS.

Cela se trouvera : je ne suis pas pressé. J’ai comme cela beaucoup de clientes qui finissent toujours par me payer... car moi, vous le savez, je ne prête qu’aux dames ! je n’ai confiance qu’en elles.

ALBERTINE.

Merci... merci mille fois... Mais comment faire pour le reste ?

DESROSOIRS.

C’est fort embarrassant... parce que quarante mille francs à trouver sur-le-champ... c’est très rare à Paris...

ALBERTINE.

À qui le dites-vous ?... Après que vous nous avez quittés, et avant le dîner, j’ai fait mettre les chevaux, je suis sortie... j’ai couru chez mes meilleurs amis, des parents à qui je croyais pouvoir me confier... tous m’offraient avec empressement leurs services ; mais dès qu’il s’agissait de quarante à cinquante mille francs... ils voulaient tous voir mon mari... s’entendre avec lui !

DESROSOIRS.

Vraiment !

ALBERTINE.

Les autres me parlaient de contrats... de notaire... d’hypothèques... est-ce que je sais ?... et ces personnes si empressées auprès de moi... si dévouées dans un salon...

DESROSOIRS.

C’est qu’à les voir le matin ou le soir, la perspective est tout à fait différente... l’homme du monde et l’homme d’affaires sont deux êtres distincts, et pour risquer, sans garantie, une somme aussi forte...

ALBERTINE.

Sans garantie ?... quand j’offre ma parole... mon billet, ma signature... n’est-ce rien ?

DESROSOIRS.

Eh ! non... vous êtes en puissance de mari, votre signature n’est pas valable : c’est donc une affaire tout à fait de confiance, d’amitié, de générosité... et de la générosité, à ce prix-là, on n’en trouve guère ; car les hommes, voyez-vous, je les connais, sont presque tous égoïstes... intéressés... ne faisant rien pour rien...

ALBERTINE.

Ainsi je ne trouverai personne... personne pour m’obliger ?

DESROSOIRS.

Personne ! c’est beaucoup dire... et en cherchant bien, nous pourrions peut-être trouver quelqu’un disposé à vous rendre ce service.

ALBERTINE.

Un étranger !...

DESROSOIRS.

Non, un ami à vous ! qui accepterait votre billet, qui vous avancerait cette somme, en se gênant un peu, bien entendu, et qui, pour la lui rendre, vous donnerait tout le temps nécessaire...

ALBERTINE, vivement.

Oh ! parlez-lui... dites-lui que mon amitié, ma reconnaissance...

DESROSOIRS, souriant.

Permettez !... c’est peut-être sur ce chapitre-là que vous auriez de la peine à vous entendre.

ALBERTINE.

Et pourquoi donc ?

DESROSOIRS.

Si, par exemple, ce qui est possible... il vous aimait ?...

ALBERTINE.

Moi !...

DESROSOIRS.

Non pas, comme cet étourdi de Léopold, de cet amour de vingt ans qui expose et compromet... mais d’un attachement mûr, discret et raisonnable comme lui !...

ALBERTINE, étonnée.

Que voulez-vous dire ?...

DESROSOIRS.

Après cela, je poux me tromper, car dans le monde il y a peu d’hommes raisonnables qui aient assez d’amour pour faire une pareille folie... mais enfin je suppose qu’il y en ait un... un seul... et que cet homme-là vous dise : Malgré ma discrétion, mon dévouement, mon amitié, je n’ai aucun espoir de jamais vous plaire, car je me connais, je ne suis pas jeune, je ne suis pas beau... j’ai un esprit fort médiocre... je n’ai qu’un seul mérite, c’est ma fortune... Il faut bien alors me servir de ce mérite-là, puisque je n’en ai pas d’autre.

ALBERTINE, s’éloignant.

Quelle indignité !

DESROSOIRS, vivement.

C’est une supposition ! je n’ai pas dit que cela fût... ni surtout de qui il s’agissait... car je ne suis pour rien là-dedans. Comment voulez-vous que moi, homme du monde, indépendant et libre de tous soucis, je sois assez insensé pour me jeter dans un pareil embarras, dans des affaires d’argent, des intrigues mystérieuses qui peuvent me faire du tort, me compromettre, me brouiller avec votre mari, mon plus ancien ami... et pourquoi ? pour quel avantage ?

ALBERTINE.

Monsieur !...

DESROSOIRS.

Dans le monde, on fait une belle action quand on est sûr qu’on le saura, quand on vous regarde ; je conçois un pareil sacrifice pour quelques souscriptions, quelques traits de bienfaisance... cela rapporte de la considération... c’est mis dans le journal... mais ici, en secret ! qui vous en remercierait ? qui vous en saurait gré ?

ALBERTINE, mettant sa tête dans ses mains.

Ce n’est pas possible, ce n’est pas vous que j’entends : vous ne voudrez pas renoncer à ma confiance, à mon estime, vous reviendrez à votre vrai caractère, qui est noble et désintéressé.

Écoutant.

Ô ciel !... On entre dans le salon.

On entend annoncer au fond dans le salon dont les portes sont fermées : Monsieur et madame de Sorigni.

Le monde qui arrive !

UN DOMESTIQUE, annonçant encore en dehors.

Monsieur Archambaud.

ALBERTINE, avec effroi.

Le notaire !

DESROSOIRS.

Qui vient pour le contrat.

ALBERTINE.

Monsieur...

DESROSOIRS, à demi-voix.

Eh bien ! écoutez-moi !... je ne pourrai plus vous parler... mais avant ce soir un seul mot de vous... non, et je pars... oui, et je vous suis dévoué, et tout ce que je possède...

ALBERTINE, avec dignité, et rejetant le portefeuille qu’elle tenait.

C’en est trop !.. je ne veux rien de vous... plus rien... je repousse une amitié dont je rougis maintenant ; et, quoi qu’il arrive de mon sort... quelque honte qui rejaillisse sur moi, il y en aura moins à succomber... qu’à être sauvée par vous.

DESROSOIRS, effrayé.

Que voulez-vous faire ?... y pensez-vous ?

ALBERTINE.

Grâce au ciel, c’est mon mari.

 

 

Scène VI

 

DULISTEL, sortant de la porte du fond à gauche, ALBERTINE, DESROSOIRS

 

DULISTEL.

Comment, madame, vous restez ici ?

ALBERTINE.

Monsieur... j’ai à vous parler...

DULISTEL.

Impossible ; voici déjà du monde qui arrive au salon, MM. Defrène, Archambaud, d’autres encore ; c’est votre sœur qui s’est chargée de faire les honneurs.

ALBERTINE.

À la bonne heure, car je vous ai dit, monsieur, que j’avais à vous parler, un secret à vous confier...

DESROSOIRS.

Grand Dieu !

DULISTEL.

Un secret, à moi ? Alors, madame, parlez vite, car dans ce moment nous n’avons pas le temps de nous faire de longues confidences.

ALBERTINE, à part.

Ô mon Dieu, que j’ai peur !

DULISTEL, avec impatience.

Eh bien, madame ?...

ALBERTINE, avec émotion.

Eh bien, monsieur, je vous dirai qu’une dame de mes amies... une amie intime...

DULISTEL.

Que je connais ?

ALBERTINE, de même.

Oui, monsieur, beaucoup !... elle se trouve en ce moment dans un grand embarras.

DULISTEL.

J’y suis ! de l’argent qu’elle vient vous emprunter ! l’amitié n’en fait jamais d’autres... Eh bien ! madame, vous avez la pension que je vous fais pour votre toilette, vos économies ; car je ne vous refuse rien... je l’espère.

ALBERTINE.

Non, monsieur ; mais ces économies ne pourraient suffire, fussent-elles dix fois plus considérables !

DULISTEL, avec ironie.

Vraiment ! Il s’agit donc d’une somme... respectable ?...

ALBERTINE, hésitant.

Mais... près de cinquante mille francs !...

DULISTEL, souriant avec pitié.

Quelle folie !... et vous avez dit alors...

ALBERTINE.

Que je m’adresserais à vous, mon seul espoir !...

DULISTEL.

Et vous avez eu grand tort ; s’il s’était agi d’un millier d’écus, je ne dis pas ; mais avancer cinquante mille francs, je le voudrais, que peut-être je ne le pourrais pas.

ALBERTINE.

Vous, monsieur, qui aujourd’hui encore... ces gains si considérables...

DULISTEL.

Eh ! qu’importe ? connaissez-vous la véritable situation de mes affaires ? Qui vous dit que le capitaliste en apparence le plus solide n’est pas souvent lui-même, et sans que le monde s’en doute, dans la position la plus précaire et la plus terrible ?

ALBERTINE.

Ô ciel !...

DULISTEL.

Je n’ai que faire ici de me plaindre ou de vous alarmer... qu’il vous suffise seulement de savoir qu’un tel sacrifice m’est dans ce moment impossible.

Il va pour sortir.

ALBERTINE, le retenant.

Il le faut cependant... il le faut... je ne puis m’adresser qu’à vous.

À part.

Ah ! quelle honte !

Haut.

Et quand vous saurez, monsieur, que cette amie intime, c’est...

DULISTEL, sévèrement.

Eh ! qui donc ? morbleu !

ALBERTINE.

Une femme mariée... oui, monsieur, son honneur en dépend... une somme qui ne lui appartient pas, et qu’elle a risquée sur les rentes...

DULISTEL, avec colère.

Sur les rentes !... Mais tout le monde joue donc sur les rentes, jusqu’aux femmes aussi qui s’en mêlent !... C’est bien fait ! cela leur apprendra à aller sur nos brisées ! et, si j’étais du mari, je ne donnerais pas un centime.

ALBERTINE, indignée.

Monsieur !

DESROSOIRS.

Qu’oses-tu dire ?

DULISTEL.

La vérité : une femme qui a une pareille passion ne se corrigera jamais. Si elle a joué aujourd’hui, elle jouera encore demain, après-demain, tous les jours ; et, après avoir payé dix fois, vingt fois, le mari sera obligé de faire un éclat, de se séparer ; et moi qui calcule, je me séparerais tout de suite... sur-le-champ ; on ne perdrait pas tout !... on sauverait du moins la fortune.

ALBERTINE, avec colère.

Ah ! voilà qui est indigne...

DULISTEL.

À vos yeux ; mais tous les gens sensés m’approuveront ; je m’en rapporte à mon ami Desrosoirs. Qu’en penses-tu ?

DESROSOIRS, froidement.

Écoute... dans ton intérêt, je te dirais peut-être : Donne cet argent ; mais je te connais, tu ne le donneras pas.

DULISTEL.

C’est vrai.

ALBERTINE.

Ah ! c’en est trop ! et je ne sais ici ce qu’il y a de plus digne de ma colère ou de mon mépris. Je ne vous presse plus, monsieur ; je ne demande plus rien... ni à vous ni à personne... Il y avait un cœur au monde qui pouvait vous devoir une grande reconnaissance, et, grâce à vous, il en est dégagé... il ne vous doit plus rien... Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

DULISTEL, DESROSOIRS

 

DULISTEL, riant.

C’est cela... parce qu’on a de l’ordre et que l’on calcule, ça les fâche... Mais j’espère que, quand elle sera de sang-froid, elle réfléchira à ce que je viens de lui dire.

DESROSOIRS.

Je l’espère aussi, et cela ne peut manquer de produire un excellent effet. Mais voici notre jolie fiancée.

 

 

Scène VIII

 

CŒLIE, DULISTEL, DESROSOIRS, puis LÉOPOLD

 

CŒLIE.

Eh bien, c’est aimable ! vous restez dans ce boudoir : on arrive de tous les côtés, et ni vous, ni ma sœur n’êtes là pour recevoir ! il n’y a que moi, qui ne peux y suffire.

DESROSOIRS.

Il y a donc beaucoup de monde ?

CŒLIE.

Il y on a déjà trop !... J’espère cependant bien qu’il on arrivera encore...

Regardant autour d’elle.

car je ne le vois pas.

Dulistel ouvre une des trois portes du fond ; au même instant s’ouvrent les deux autres, et l’on aperçoit le salon qui ne fait plus qu’un avec le boudoir. Le salon est rempli de monde. Des dames sont assises au fond, sur des causeuses, près de la cheminée. Des tables de jeu sont dressées. Des hommes se promènent, entourent les tables ou les canapés. Dulistel va et vient, salue tout le monde.

CŒLIE, seule dans le boudoir.

Il n’y a rien d’ennuyeux comme ces grandes soirées... où il y a tant de monde...

Regardant autour d’elle.

et où on ne voit personne...

Apercevant Léopold, qui vient de sortir du cabinet à droite.

Ah !... le voici !... je suis tranquille maintenant...

Elle remonte dans le salon et donne des ordres ; Léopold s’est jeté sur le canapé à droite, sur le devant du théâtre, où il reste rêveur, la tête appuyée sur sa main.

LÉOPOLD.

Non... je ne puis revenir encore de tout ce que j’ai entendu !... Ah ! cela mérite justice et punition... Et j’ai pu m’abuser à ce point, j’ai pu croire un instant qu’elle m’aimait !... le voile est tombé... mes yeux s’ouvrent... et je dois l’en remercier, car pour elle j’allais sacrifier un trésor, un ange... renoncer au cœur le plus pur et le plus tendre... Ah ! désormais ce sera trop peu de ma vie pour mériter un pareil amour.

DULISTEL, rentrant dans le boudoir avec Desrosoirs et Cœlie.

Savez-vous pourquoi votre sœur ne nous honore pas de sa présence ?

CŒLIE.

Non, monsieur.

DULISTEL, à Desrosoirs.

J’ai déjà envoyé dans son appartement... lui dire de descendre.

CŒLIE.

J’en viens aussi.

DULISTEL.

Et que faisait-elle ?

CŒLIE.

Elle écrivait.

DESROSOIRS, vivement.

Ah !... elle écrivait !...

DULISTEL.

C’est bien le moment !... les femmes ne savent rien faire à propos.

DESROSOIRS, froidement.

Qu’en sais-tu ?

DULISTEL, vivement.

Eh bien ! voyons ! vous, Cœlie... en son absence, établissez quelques parties... une bouillotte dans ce boudoir... où l’on ne fait rien.

CŒLIE, faisant signe à des domestiques.

Oui, monsieur...

Regardant Léopold qui est toujours sur le canapé.

Il ne parle pas !... il ne dit rien !...

DESROSOIRS, regardant les domestiques qui placent deux tables.

C’est ça... une table d’écarté pour la jeunesse, et une table de bouillotte pour les sages... la vieille... l’antique bouillotte si longtemps oubliée... qui est enfin revenue en faveur.

À Dulistel.

C’est consolant pour nous... pour moi du moins.

DULISTEL.

Et en quoi ?

DESROSOIRS, regardant Léopold en souriant.

Cela prouve qu’il est des moments où les anciens peuvent reprendre l’avantage.

On a placé à gauche sur le devant du théâtre une table d’écarté ; à droite, au fond, plus près de la porte du salon, une table de bouillotte. Cœlie, qui tient des cartes à la main, en a offert à plusieurs personnes, et a Desrosoirs qui a accepté ; il ne lui en reste plus qu’une, elle s’approche de Léopold.

CŒLIE, avec émotion et baissant les yeux.

Monsieur de Mondeville... veut-il accepter une carte ?

LÉOPOLD, vivement et se levant du canapé.

Ah ! Cœlie !... C’est vous !

Il lui prend la main et la mène au bord du théâtre.

CŒLIE, troublée.

Ce n’est pas ma main qu’il faut prendre... c’est cette carte.

Desrosoirs et les joueurs de bouillotte sont assis au fond du théâtre. Des jeunes gens se sont assis à la table d’écarté à gauche. Dulistel est debout près d’eux et les regarde.

LÉOPOLD, à Cœlie.

Merci... je ne joue jamais.

CŒLIE.

Je le sais bien... mais je vous voyais tout seul sur ce canapé.

LÉOPOLD.

Seul... oh ! non !... j’y étais avec vous... je pensais à vous qui êtes la meilleure et la plus aimable des femmes...

La regardant.

et jolie !... Je ne conçois pas comment je ne m’en étais pas encore aperçu.

CŒLIE.

Comment, monsieur, c’est la première fois !...

LÉOPOLD.

Oui, j’en suis tout surpris, et charmé. Mais vrai ! vous n’en aviez pas besoin, vous pouviez vous en passer, vous !... on vous aurait aimée sans cela !...

DULISTEL, à la table d’écarté à gauche.

Léopold, pariez-vous ?

LÉOPOLD, remontant le théâtre.

Non !...

CŒLIE, à part.

Nous y voilà enfin. Comment va-t-il y venir ?...

Elle va s’asseoir sur le canapé à droite.

LÉOPOLD, après avoir regardé autour de lui et voyant qu’on ne l’écoute pas, s’approche du canapé où vient de s’asseoir Cœlie, et lui dit à voix basse et avec chaleur.

Cœlie, voulez-vous être ma femme ?... voulez-vous m’épouser ?...

CŒLIE, étonnée.

Ah ! mon Dieu !...

LÉOPOLD.

Répondez !...

CŒLIE.

Écoutez donc, quand on ne s’y attend pas !... c’est-à-dire, si, au contraire, je m’y attendais... mais pas si brusquement, et dans ce salon... au milieu de tout ce monde...

LÉOPOLD.

Ils ne peuvent nous entendre.

CŒLIE, à part.

Oh ! que j’ai envie de dire oui tout de suite !...

À Léopold.

Monsieur, ne vous fâchez pas, je vous en prie, et croyez bien que si ça ne dépendait que de moi... mais on croit ici que vous avez des défauts... on a des idées...

Vivement.

Pas moi, mais ma sœur ! c’est son consentement qu’il faut demander... tout de suite, tout de suite, c’est l’essentiel.

LÉOPOLD.

Et si je le demande, si je l’obtiens dès ce soir, le vôtre, Cœlie ?...

CŒLIE.

Oh ! le mien... Cela vous inquiète-t-il beaucoup ?

Geste de Léopold.

Prenez donc garde, monsieur, c’est ma sœur...

Tous les deux se lèvent.

 

 

Scène IX

 

CŒLIE, DULISTEL, DESROSOIRS, LÉOPOLD, ALBERTINE

 

Albertine, à la fin de la scène précédente, a paru au fond, dans le salon ; elle a salué tout le monde et est descendue dans le boudoir. Les joueurs qui sont à gauche à la table d’écarté se lèvent, saluent Albertine et s’éloignent.

LÉOPOLD, saluant aussi Albertine.

On était inquiet de votre absence, madame.

ALBERTINE.

On est bien bon... de l’avoir remarquée.

CŒLIE, bas à sa sœur, près de qui elle passe.

Tout va bien, il a parlé ! j’ai dit que je ne voulais pas...

Se reprenant.

sans ton consentement ; aussi maintenant c’est toi que cela regarde. Ne perds pas de temps.

DULISTEL, regardant la table d’écarté à gauche.

Comment, l’écarté est abandonné !... Eh bien ! messieurs... Desrosoirs !...

DESROSOIRS, au fond.

Je suis à la bouillotte ; je ne peux pas quitter, je gagne !...

DULISTEL.

Eh bien, une dame !... la maîtresse de la maison.

ALBERTINE.

Moi, monsieur !...

DULISTEL.

Pour le bon exemple !

ALBERTINE.

S’il le faut absolument, et pour engager la partie...

Apercevant à gauche, vis-à-vis d’elle, Victor, qui est près de Cœlie, tenant un plateau.

Ah ! mon Dieu !

VICTOR, bas à Cœlie, qui est près de Léopold.

Si vous pouviez parler à madame de ces deux mille francs, je n’ose pas.

Il s’éloigne et rentre dans le salon.

LÉOPOLD, qui a entendu ce que vient de dire Victor.

Deux mille francs !... ah ! j’ai pitié d’elle.

Il s’approche vivement de la table, et prend le fauteuil qui est vis-à-vis celui d’Albertine.

Désolé, madame, que l’on vous fasse attendre, et puisque personne ne se présente...

ALBERTINE, s’asseyant.

Monsieur Dulistel voudra-t-il mettre pour moi ?

DULISTEL, qui est au fond, redescend le théâtre.

Comment donc, chère amie ! toute ma caisse est à votre service, vous le savez bien, et je parie de votre côté.

Il se tient debout près de la table d’écarté, ainsi que plusieurs jeunes gens.

LÉOPOLD.

Je tiens tout.

CŒLIE.

Comment, monsieur, vous jouez ?...

LÉOPOLD.

Il le faut bien.

CŒLIE.

Je parie alors pour vous.

LÉOPOLD.

Je mets cinq napoléons.

CŒLIE.

Et moi un franc.

Dans ce moment on entend dans le premier salon le son du piano.

DULISTEL.

Une dame au piano !... madame de Sorigni !...

Il rentre vivement dans le salon, ainsi que les jeunes gens qui entouraient déjà la table d’écarté.

LÉOPOLD, à Albertine.

À moins que madame ne veuille jouer davantage, les dix napoléons qu’elle a là devant elle ?...

ALBERTINE, dont les yeux s’animent et brillent de plaisir.

Moi, monsieur ? volontiers.

CŒLIE, à Léopold.

Y pensez-vous ?

LÉOPOLD, donnant des cartes.

Moi j’aime à jouer gros jeu ou pas du tout. Voilà comme je suis.

CŒLIE.

Mais c’est très mal, très vilain !... vous, monsieur, qui avez l’air si calme et si raisonnable !

LÉOPOLD.

Ne tremblez-vous pas pour les capitaux que vous me confiez ?

CŒLIE, debout et regardant de temps en temps son jeu.

Pourquoi pas ?... aussi j’espère bien que vous allez jouer sagement, prudemment.

À part.

C’est étonnant ! il n’a jamais d’atouts... Eh ! mais, comme il s’anime... il ne fait plus attention à moi... et ces défauts dont ma sœur me parlait... est-ce que par hasard il serait joueur ?... Ah ! mon Dieu ! le billet de mille francs...

Haut.

Je ne parie plus pour vous, c’est fini.

À part.

Je l’avais bien jugé ; il est décidément joueur !... il a cette passion-là ! Et quel malheur, qu’un jeune homme qui est si bien du reste, qui a tant de bonnes qualités... tant d’instruction !...

Allant regarder.

Mais c’est qu’il ne sait pas même le jeu. On n’a jamais vu ne pas demander des cartes avec un jeu pareil... Mais, monsieur, on n’écarte pas les rois d’atout...

LÉOPOLD, brusquement.

Qu’est-ce que c’est ?... que voulez-vous dire ?

CŒLIE.

Que vous avez écarté le roi de trèfle.

LÉOPOLD.

Le roi de pique.

CŒLIE.

Le roi de trèfle... j’en suis sûre ! je l’ai vu !...

LÉOPOLD, avec impatience.

Je suis sur du contraire. Mais de quoi vous mêlez-vous ?... je joue comme je veux ; vous ne pariez plus, vous n’avez pas le droit de conseiller...

CŒLIE.

Oh ! comme il est méchant !... je ne l’avais jamais vu ainsi... Joueur et colère !... deux défauts à présent.

LÉOPOLD, se levant.

C’est une fatalité inconcevable...

ALBERTINE, se levant aussi.

Oui, c’est jouer de malheur !

CŒLIE.

Je crois bien, quand on n’écoute personne. Quel caractère !...

ALBERTINE, à part.

Deux mille francs !... je n’ai plus rien à craindre.

LÉOPOLD, à part.

C’est tout ce que je voulais...

DULISTEL, entrant.

Eh bien ! qu’est-ce que nous faisons là ? Le thé !... messieurs, le thé... et le punch... dans la grande galerie...

DESROSOIRS, se levant et à part.

Bravo ! il ne pouvait arriver plus à propos ; je gagnais depuis une heure et ne savais comment faire charlemagne...

Haut.

Je vais prendre du thé.

LES JOUEURS.

Ah ! monsieur Desrosoirs !

DESROSOIRS.

Il m’est ordonné le soir... il m’est nécessaire pour ma santé.

Ils sortent tous, excepté Léopold et Desrosoirs.

 

 

Scène X

 

LÉOPOLD, DESROSOIRS, puis UN DOMESTIQUE

 

LÉOPOLD.

Pauvre Cœlie !... elle m’en veut... j’en suis sûr...

DESROSOIRS, qui a compté l’argent qu’il gagnait, est resté le dernier, et se dispose à rejoindre les autres personnes, lorsque paraît un domestique qui entre mystérieusement et le retient par son habit.

Qu’est-ce donc ? Eh ! c’est Benoît, mon valet de chambre !...

BENOÎT, à demi-voix.

Monsieur !... une lettre.

LÉOPOLD, l’examinant.

Qu’entends-je ?...

DESROSOIRS.

Et de quelle part ?

BENOÎT.

La femme de chambre de madame Dulistel me l’a remise pour vous, il y a plus d’une demi-heure, mais je ne pouvais pas entrer dans ce salon, où était tout le monde, et vous n’en sortiez pas.

DESROSOIRS.

Je le crois bien... j’étais retenu à cette maudite bouillotte... C’est bien... c’est bien... va-t’en.

Le domestique sort, et Léopold, qui avait remonté le théâtre et qui était entré dans le salon, rentre dans le boudoir et observe toujours Desrosoirs, qui tient la lettre entre ses mains.

C’est de madame Dulistel... c’est sa réponse !... je n’ose l’ouvrir... Ou elle accepte mes offres... ou elle me bannit à jamais !... C’est le oui... ou le non que je lui ai demandé...

LÉOPOLD, qui s’est approché.

Ô ciel !...

DESROSOIRS, tenant toujours la lettre.

Dit-elle oui ?... dit-elle non ?... Allons, je vais le savoir...

LÉOPOLD, saisissant le bras de Desrosoirs qui va décacheter la lettre.

Non, monsieur...

DESROSOIRS, étonné.

Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

LÉOPOLD, s’emparant vivement de la lettre.

Vous ne lirez pas cette lettre...

DESROSOIRS.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

LÉOPOLD.

Je sais de qui elle vient... de madame de Sainte-Suzanne, cette jeune veuve que vous m’avez enlevée.

DESROSOIRS, riant.

Quelle folie !... vous vous trompez, mon cher.

LÉOPOLD.

Du tout... j’ai reconnu son domestique... celui que j’ai vu si souvent chez elle.

DESROSOIRS.

C’est le mien !... qui à cette époque-là, il est vrai, était à ses ordres. Mais maintenant c’est différent... et je vous prie de me rendre...

LÉOPOLD.

Non, monsieur !...

DESROSOIRS.

C’est trop fort !... et je me fâcherai.

LÉOPOLD.

Tant que vous voudrez... J’ai une revanche à prendre pour cette aventure où trop longtemps j’ai été votre dupe.

DESROSOIRS.

Je vous répète que c’est fini... et je ne comprends pas ce qui vous prend en ce moment... vous qui n’y pensiez plus, qui en aimiez une autre... qu’est-ce que je dis ? deux autres pour le moins... et je vous somme au nom de l’honneur de me rendre ce billet.

LÉOPOLD.

Non, monsieur, nous nous battrons.

DESROSOIRS.

Il ne s’agit pas de cela.

LÉOPOLD.

Nous nous battrons... je l’aime mieux.

DESROSOIRS.

À mon âge !...

LÉOPOLD.

Vous faites le vieillard, et vous ne l’êtes pas... Quand on est assez jeune pour aimer et pour plaire... on doit l’être assez pour se battre ; d’ailleurs rien ne vous gène... vous êtes garçon... sans enfants...

DESROSOIRS.

Monsieur, c’est un procédé indigne !...

 

 

Scène XI

 

LÉOPOLD, ALBERTINE, DESROSOIRS

 

ALBERTINE, accourant au bruit.

Eh ! mon Dieu ! d’où vient ce bruit ?... qu’y a-t-il, messieurs ?...

DESROSOIRS.

Un manque de délicatesse... inouï... inconcevable !... monsieur qui s’empare d’une lettre qui m’est adressée !

Avec intention.

et que je venais à l’instant même de recevoir.

Bas à Albertine.

C’est la vôtre.

ALBERTINE, avec effroi.

Ô ciel !... est-il possible... monsieur Léopold ?...

LÉOPOLD.

Oui, madame, car cette lettre, dont j’ai cru reconnaître l’écriture... vient d’une femme... que je n’aime plus, il est vrai, mais que j’ai aimée... que monsieur m’a enlevée... et, quand ce matin déjà j’ai été à ce sujet en butte à ses plaisanteries, dois-je souffrir que devant moi il jouisse insolemment d’un triomphe dont il se vante ?

DESROSOIRS, vivement.

Je ne me suis pas vanté, je ne me vante de rien.

LÉOPOLD.

Enfin, madame, ma colère n’est-elle pas excusable, légitime ?... c’est vous que je prends pour juge... c’est à vous que je m’en rapporte.

DESROSOIRS.

Et moi aussi.

LÉOPOLD.

Et si vous me condamnez... ce n’est pas à lui, c’est à vous que je remettrai cette lettre.

DESROSOIRS, vivement.

Je ne demande pas mieux !

ALBERTINE, s’efforçant de sourire.

C est bien, c’est bien, messieurs !... je consens à être arbitre dans ce grave débat... Mais allez, Desrosoirs, mon mari vous demande de tous côtés.

DESROSOIRS.

J’y vais, madame.

À part.

Et ne pas savoir encore ce que contient ce maudit billet... que j’avais là... que je tenais !...

Nouveau geste d’impatience d’Albertine.

J’y vais, vous dis-je, et reviens sur-le-champ...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ALBERTINE, LÉOPOLD

 

ALBERTINE, après un moment de silence, et souriant avec embarras.

Quoi ! vraiment, monsieur Léopold, vous en rivalité avec Desrosoirs ? ce n’est guère probable !...

LÉOPOLD.

Cela est... cependant !... c’est-à-dire cela était ; mais alors, même que l’amour n’existe plus... il est des souvenirs pénibles, humiliants, qui froissent tout ce qu’il y a en nous de sentiments généreux ; et jugez vous-même si je n’ai pas raison d’être indigné !... J’aimais une femme, belle, vertueuse... qui méritait les adorations du monde entier, et, pour récompense de mes soins assidus, de mes tourments, de mon amour, je n’avais reçu d’elle que dédains, froideur, indifférence... je ne m’en plains pas, madame !... malheureux par ses rigueurs, j’étais heureux de l’estime qu’elle me forçait de lui accorder, et je la respectais, je la révérais à l’égal de Dieu même, que nous adorons encore alors qu’il repousse nos vœux...

ALBERTINE.

Ah !... monsieur !... un pareil dévouement...

LÉOPOLD.

N’était pas une raison pour être aimé... je le sais, je me rends justice... mais je me disais : Si je ne suis pas digne de sa tendresse, je le suis du moins de son amitié, de sa confiance... elle peut bien les donner à celui qui lui donnerait sa vie... et il me semblait qu’à ce titre... j’y avais quelques droits... n’est-il pas vrai, madame ?

ALBERTINE.

Ah ! sans doute...

LÉOPOLD.

Eh bien !... voilà ce qui m’a frappé au cœur... voilà ce que je ne pardonnerai jamais : cette femme que j’aimais tant se trouve dans la peine, dans le malheur... dans une situation horrible... et, pour en sortir, elle a recours à qui ? non pas à moi qui l’en aurais remerciée à genoux, qui aurais été trop heureux de lui donner ma fortune, mon sang... elle s’adresse à quelqu’un qui prétend lui faire payer ses services... qui lui propose de les vendre !

ALBERTINE.

Grand Dieu !

LÉOPOLD, vivement.

Cela vous indigne... vous ne pouvez le croire ; et moi-même, j’aurais peine à me le persuader, si d’un salon où j’étais par hasard je ne l’avais entendu...

Geste d’effroi d’Albertine.

Moi seul, madame, moi seul au monde... Oui, madame, un homme s’est trouvé qui a osé demander un prix... que n’eût sollicité personne, et que personne n’eût jamais obtenu ; mais ce que vous aurez peine à concevoir, c’est qu’à une demande semblable...

Montrant la lettre qu’il tient.

on a daigné faire une réponse...

Vivement.

pour le bannir, j’en suis sûr.

ALBERTINE, vivement.

Oui, monsieur... pour le bannir à jamais.

LÉOPOLD, de même.

Je n’en doute point... je n’en ai jamais douté ; mais c’est déjà trop que de répondre : il ne fallait pas qu’une pareille lettre restât entre les mains d’un pareil homme... je la lui ai arrachée au moment où il allait en rompre le cachet, et, selon nos conventions, c’est à vous, madame, que je la remets... la voici.

Il la lui donne.

Et maintenant que j’ai puni M. Desrosoirs... il ne me reste plus qu’à me venger de celle qui m’a méconnu...

ALBERTINE.

Vous venger !...

LÉOPOLD.

J’ai commencé déjà et j’achèverai.

Voyant entrer Desrosoirs.

ALBERTINE.

Ô ciel !...

LÉOPOLD.

C’est lui ! allons, madame... Allons, remettez-vous... vous n’avez plus rien à craindre ni de lui... ni de personne.

 

 

Scène XIII

 

ALBERTINE, LÉOPOLD, DESROSOIRS

 

DESROSOIRS.

Eh bien !... madame ?...

LÉOPOLD, qui va au-devant de Desrosoirs.

Arrivez, monsieur Desrosoirs... il est dit qu’on tout votre étoile doit l’emporter.

DESROSOIRS.

J’en étais sûr, madame a décidé...

LÉOPOLD.

Que j’étais un insensé... et comme, malgré son arrêt, je ne pouvais encore mêle persuader... j’ai lu cette lettre...

DESROSOIRS.

Ô ciel !...

LÉOPOLD.

Qui n’était pas de madame de Sainte-Suzanne, c’est vrai... et j’ignore de qui elle est ; mais, en tout cas, il n’y avait pas de quoi se battre pour un pareil billet... ni lieu d’en être jaloux... car il ne contenait qu’un mot, seul, écrit en grosses lettres... non.

DESROSOIRS, avec dépit.

Vous en êtes sûr... il y avait non ?

LÉOPOLD.

Pas autre chose...

Pendant ce temps, Albertine, qui avait froissé le billet, l’a déchiré en morceaux.

Et tenez... en voici les morceaux... que madame tient encore.

DESROSOIRS, à part.

Morbleu ! Je ne m’y attendais pas.

LÉOPOLD.

Après cela, monsieur, si vous êtes toujours fâché contre moi...

DESROSOIRS.

Nullement, jeune homme ; et la preuve, c’est que je reste pour signer à votre contrat... car tout se dispose pour cela.

 

 

Scène XIV

 

ALBERTINE, LÉOPOLD, DULISTEL, CŒLIE, DESROSOIRS

 

DULISTEL, qui est entré avant la fin de la scène précédente.

Eh ! oui, mon cher : mon notaire est arrivé... Il boit du punch, et il attend, pour commencer ses fonctions, deux choses assez essentielles que je viens chercher...

LÉOPOLD.

Et lesquelles ?

DULISTEL.

D’abord le prétendu... et ensuite le contrat que j’ai soumis à votre approbation.

LÉOPOLD.

C’est juste.

Le tirant de sa poche.

Le voici.

DULISTEL, le parcourant.

Ah diable !... déjà signe par vous ! Prenez garde, car le contrat porte quittance de la dot.

LÉOPOLD, froidement et montrant Albertine.

Que madame vient de me remettre à l’instant.

DESROSOIRS, étonné.

Est-il possible !

LÉOPOLD, froidement.

Je l’ai là !

ALBERTINE, à demi-voix et joignant les mains en signe de remerciement.

Ah ! monsieur !...

DESROSOIRS, stupéfait et la regardant.

Comment diable a-t-elle fait ?... Je m’y perds !

DULISTEL, froidement.

C’est juste... c’était entre les mains de ma femme... et elle a bien fait...

CŒLIE, qui jusque-là s’est tenue à l’écart et a gardé le silence.

Du tout... et monsieur peut la lui rendre... à l’instant même, sur-le-champ...

TOUS, avec étonnement.

Ô ciel !... eh ! pourquoi donc ?

CŒLIE.

Parce que je ne veux plus me marier !

LÉOPOLD, passant près de Cœlie.

Cœlie... est-ce vous que j’entends ?...

CŒLIE.

Oui, monsieur... j’avais accepté parce que je vous croyais un bon caractère, parce que depuis que je vous connais, je ne vous avais pas vu un seul défaut... mais vous en avez, je le sais, et ma sœur avait bien raison, quand ce matin elle voulait différer ce mariage.

ALBERTINE, courant à elle.

Moi ! du tout... je donne mon aveu... mon consentement : c’est le meilleur, le plus noble, le plus généreux des hommes... épouse-le, Cœlie, épouse-le ! tu es digne d’un pareil bonheur... et lui aussi...

CŒLIE.

Vous croyez ?...

LÉOPOLD, passant près de Cœlie.

Je vous aimerai tant, que vous me pardonnerez mes défauts... ou plutôt, je vous le jure, dès aujourd’hui je suis corrigé.

CŒLIE.

À la bonne heure !... car c’est si vilain d’être colère... et surtout d’être joueur ! c’est le pire des défauts.

LÉOPOLD, voulant la faire taire.

C’est bien... c’est bien...

CŒLIE.

On dit que cela mène à tout... que cela peut faire tout oublier... vertu, honneur, devoir.

ALBERTINE, à part.

Oh ! jamais, jamais !

LÉOPOLD, voyant Albertine qui cache sa tête dans ses mains, et interrompant Cœlie avec impatience.

Silence... de grâce !...

CŒLIE.

Là... le voilà encore en colère !...

Pleurant.

Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !... je suis bien sûre que je serai malheureuse.

DESROSOIRS.

Eh bien ! alors...

CŒLIE, essuyant ses larmes pendant que Léopold lui baise les mains.

C’est égal !... je me risque !

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