Les Deux maris (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)
Comédie en un acte, mêlée de Vaudevilles.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 3 février 1819.
Cette pièce a été reprise le 17 octobre 1829, au théâtre du Vaudeville, sous le titre de Monsieur Rigaud.
Personnages
M. DE SÉNANGE
RIGAUD, receveur de l’enregistrement
LABRIE, domestique
ÉLISE, femme de M.de Sénange
MADAME RIGAUD, femme de Rigaud[1]
GERTRUDE, gouvernante d’Élise
Dans un château, au fond de la Touraine.
Un salon élégant. Une porte au fond ; deux portes latérales avec deux marches ; à gauche du spectateur, une table.
Scène première
ÉLISE, GERTRUDE
ÉLISE.
Eh bien ! Gertrude ?
GERTRUDE.
Je vous disais bien, mademoiselle, qu’on n’avait point frappé et qu’il n’y avait personne à la porte du château.
ÉLISE.
À la bonne heure, je me serai trompée ; tant mieux, car le cœur me battait déjà. Voilà pourtant, je crois, cinq heures passées.
GERTRUDE.
Eh ! qui voulez-vous donc qui vienne ? Depuis un an que vous avez perdu madame votre tante, et que vous m’avez fait venir habiter avec vous cet immense château, au fond de la Touraine, nous n’avons pas reçu une seule visite. Dieu merci, nous n’attendons jamais personne, et je vous vois aujourd’hui d’une impatience, d’une inquiétude...
ÉLISE.
Il est vrai, il y a des jours où l’on ne peut se rendre compte de ce qu’on éprouve.
GERTRUDE.
Nous y voilà. Je vous disais bien, moi, que cette solitude finirait par vous ennuyer, que le cœur viendrait à parler. Ah ! si vous saviez ce que c’est que de rester demoiselle ! Ce n’est pas parce que j’ai manqué trois mariages, mais certainement...
ÉLISE.
Gertrude...
GERTRUDE.
Oui, mademoiselle, le dernier c’était en quatre-vingt-dix-huit ; je venais alors d’entrer dans votre famille en qualité de gouvernante ; j’ai vu, depuis, tout le monde s’établir, et je suis restée mademoiselle Gertrude.
ÉLISE, soupirant.
Ah ! ma bonne !
GERTRUDE.
Eh bien ! voyons, de la confiance ; allons, je le vois, vous aimez.
ÉLISE.
Oh ! mon Dieu, non.
GERTRUDE.
Vous êtes aimée ?
ÉLISE.
Ce ne serait rien, je suis...
GERTRUDE.
Eh bien ! quoi ?
ÉLISE.
Je suis mariée !
GERTRUDE, stupéfaite.
Mariée ! encore une !... Comment, mademoiselle, avec cet air si doux, si tranquille ! qui s’en serait douté ? moi qui vous prêchais !... Et quel est donc cet époux invisible !...
ÉLISE.
Je ne le connais pas.
GERTRUDE.
On n’a jamais rien vu de pareil !... Et voilà la première fois que vous m’en parlez !
ÉLISE.
Que veux-tu ? C’était un secret, et depuis le temps, j’avais presque oublié moi-même que j’étais enchaînée... J’étais encore en pension lorsque des intérêts de famille et la volonté de ma tante me firent contracter cet hymen ; nous fûmes séparés en sortant de l’église ; je vins habiter cette solitude, et jamais l’idée d’une entrevue ou d’un rapprochement ne s’était présentée à mon esprit lorsque cette lettre est venue troubler mon repos et renverser toutes mes idées.
Lui donnant un papier.
Lis toi-même.
GERTRUDE.
J’en suis encore tout étonnée !
Lisant.
« Paris, ce 6 décembre. Ma chère amie, Adolphe de Sénange vient d’arriver ici... »
Parlant.
Comment ! M. de Sénange que j’ai vu si jeune, que j’ai presque élevé ! C’était un charmant enfant.
Continuant sa lecture.
« Vous vous imaginez bien que huit années de voyages l’ont un peu changé ; mais l’on s’accorde à lui trouver de l’esprit, de la grâce et la réputation d’un fort aimable cavalier. Je ne doute point que cet hymen qu’on lui a fait contracter si jeune ne l’occupe beaucoup... »
ÉLISE.
Et moi, donc.
Air du vaudeville de Haine aux Hommes.
Las ! par un bizarre devoir,
Il faut que je m’efforce à plaire
Aux yeux d’un époux, sans savoir
Quel est son cœur, son caractère.
GERTRUDE.
C’est terrible qu’il faille exprès
L’aimer avant de le connaître.
ÉLISE.
Eh ! mon Dieu, ce sera, peut-être,
Encor plus difficile après.
Et quand je songe qu’aujourd’hui même il peut arriver !
GERTRUDE.
Mais je ne vois point cela.
ÉLISE, lui prenant la lettre.
C’est que tu ne lis pas.
Lisant.
« Il s’informe de sa femme à tout le monde ; mais, vu l’extrême solitude où vous vivez, peu de gens peuvent lui répondre, et je sais, par un de ses amis intimes, qu’il part demain pour se rendre auprès de vous. Il arrivera à votre château, à pied, incognito, comme un voyageur égaré qui demande l’hospitalité ; décidé, selon les événements, à se faire connaître ou à demander la dissolution d’un hymen qui, peut-être, vous serait à charge à tous les deux. » Eh bien ! qu’en dis-tu ?
GERTRUDE.
Je dis que ce mari-là vous conviendra, qu’il faut qu’il vous convienne.
Air : De sommeiller encor, ma chère. (Arlequin Joseph.)
Malgré le temps, malgré l’absence,
Vous avez fait, assurément.
L’un en Afrique, l’autre en France,
Bon ménage jusqu’à présent.
Respectant le lien suprême
Par qui vous fûtes attachés,
Ne vous brouillez pas le jour même
Où vous vous serez rapprochés.
ÉLISE.
J’y suis décidée, je ne demanderai jamais la rupture de ce mariage ; mais s’il l’exige, je serai prête à y souscrire. Tu vois que je n’y mets point d’amour-propre et que ma vanité blessée n’entre pour rien dans la crainte de lui déplaire. Mais, dis-moi, comment n’exciterais-je pas ses dédains, moi qui n’ai jamais quitté cette solitude, qui n’ai ni les talents, ni les grâces des dames de la ville ? J’en suis certaine, il va me trouver gauche, insipide ; je m’en apercevrai, cela me troublera encore plus, et je ne pourrai pas lui dire un mot.
GERTRUDE.
Allons donc, mademoiselle !
ÉLISE.
Écoute : pour les premiers moments seulement, ne me nomme pas ; dis que madame de Sénange est absente, et désigne-moi comme une de ses amies.
GERTRUDE.
Tenez, mademoiselle, tous ces détours... ces épreuves-là portent toujours malheur. On ne saurait agir trop franchement. C’est vous, c’est moi ! Ça vous convient-il ? nous voilà ! Moi qui vous parle, j’ai manqué mes trois mariages pour avoir voulu éprouver mes futurs ; et s’il s’en présente jamais un quatrième, je vous jure que je le prendrai sur parole.
ÉLISE.
N’importe ! entends-tu ? j’exige... Ah ! mon Dieu ! que nous veut ce valet ?
Scène II
ÉLISE, GERTRUDE, LABRIE, en grande livrée
LABRIE.
Madame, c’est un homme qui est à la porte du château ; il dit qu’il s’est égaré, qu’il ne reconnaît plus son chemin.
ÉLISE.
Eh bien ?
LABRIE.
Il demande à entrer un instant, et à se sécher au feu de la cuisine, car il fait une neige et un froid...
ÉLISE, très émue.
Qu’on le fasse entrer ici, qu’on ait pour lui tous les soins, tous les égards...
LABRIE.
Oui, madame.
GERTRUDE.
Les plus grands égards, entendez-vous ?
LABRIE.
Oui, mademoiselle.
ÉLISE.
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)
Dites qu’en cet appartement
À nous attendre je l’invite,
Que nous revenons dans l’instant.
Labrie sort.
GERTRUDE.
Madame, dépêchons-nous vite.
Quand il vient réclamer ses droits,
Et surtout qu’il vient en décembre,
On ne peut décemment, je crois,
Laisser l’hymen faire antichambre.
ÉLISE.
Viens, te dis-je ; ma frayeur redouble, et j’ai besoin de me remettre quelques instants.
Elles sortent.
Scène III
LABRIE, puis RIGAUD, tenant sous le bras un petit sac de nuit en taffetas flambé
LABRIE.
Par ici, monsieur, par ici.
RIGAUD.
C’est mille fois trop de bontés. J’aurais aussi bien attendu en bas ; je ne déteste pas le feu de la cuisine... Diable ! un beau château et de beaux appartements !
LABRIE.
Madame a dit qu’elle allait venir, et que si monsieur voulait se reposer et se rafraîchir...
RIGAUD.
Je n’en reviens pas ! les maîtres de ce château sont d’une politesse... Ma foi ! j’en profiterai, car j’ai une soif et un appétit !...
LABRIE, s’inclinant.
Rouge ou blanc ?
RIGAUD.
Comment ! rouge ou blanc ? Ah ! ça m’est égal ; je prends le temps comme il vient, les gens comme ils sont et le vin comme il se trouve.
LABRIE.
Je vais monter à monsieur une bouteille de Bordeaux et une tranche de pâté.
Il salue et sort.
Scène IV
RIGAUD, seul
Une tranche de pâté et une bouteille de vin de Bordeaux ! Quel accueil on me fait ! On m’aura aperçu des fenêtres du salon ; voilà ce que c’est que de voyager à pied ; on ne va pas vite, il est vrai, mais qu’est-ce qui me presse ? qu’est-ce que j’ai en perspective ? Madame Rigaud et mon bureau d’enregistrement ; j’arriverai toujours assez tôt, et je peux déposer un instant ce havresac conjugal que, nouvelle Pénélope, madame Rigaud a cousu elle-même de ses pudiques mains.
Il met le sac sur la table.
Air : Gai, Coco, gai, Coco, hiou.
Bien loin d’être volage,
Toujours fidèle et sage,
J’offre dans mon ménage
La raison
D’un Catom
Mais si, loin de ma femme,
Le hasard me réclame,
S’il faut quitter ma dame,
Alors, la mort dans l’âme
Et poussant un soupir,
Je dis, prêt à partir,
Bonsoir à ma femme,
Bonjour au plaisir.
C’est terrible, les femmes !... Parce que j’ai eu quelques succès dans ma jeunesse, parce que j’ai eu le malheur (car c’en est un) d’être signalé comme un homme à bonnes fortunes, je ne peux pas m’absenter une quinzaine de jours sans que soudain ma femme me décoche une douzaine d’épîtres fulminantes de tendresse, et cela sous prétexte qu’elle est jalouse ! Mais est-ce ma faute à moi si je suis doué de quelque sensibilité, d’une tournure entraînante, d’une amabilité contagieuse ? Je ne peux pas me refaire et empêcher les aventures qui me tombent de tous côtés.
Scène V
RIGAUD, GERTRUDE, entrant d’un air mystérieux et à voix basse
GERTRUDE.
Monsieur !
RIGAUD.
Qu’est-ce que c’est ?
GERTRUDE, de même.
Monsieur est sans doute ce beau voyageur à qui nous avons donné l’hospitalité ?
RIGAUD.
Moi-même.
GERTRUDE, à part.
C’est bien cela ; il a une excellente figure, et j’étais bien sûre que je le reconnaîtrais rien qu’à l’air de famille.
Mystérieusement.
Madame est encore à sa toilette et j’en ai profité pour venir vous prévenir. On m’a recommandé le secret, mais c’est pour votre bonheur à tous deux, chut !
RIGAUD, à part.
À qui en a-t-elle donc ?
GERTRUDE.
On vous attendait avec impatience, on vous aime déjà.
RIGAUD, d’un air étonné.
Hein ? On m’aime déjà ?...
GERTRUDE.
Silence ! On voulait se déguiser, vous éprouver ; mais à quoi bon toutes ces précautions ? On ne saurait trop se hâter d’être heureux ; et vous-même, pourquoi feindre plus longtemps ? Vous êtes dans votre maison, une femme charmante vous attend... Vous voyez que j’en sais autant que vous.
RIGAUD, à part.
Je dirai même plus.
Haut.
Ah çà ! pour qui me prend-on ?
GERTRUDE.
Pour le propriétaire de ce château, pour le mari de ma belle maîtresse.
RIGAUD, vivement.
Hein ? Comment dites-vous ? Répétez-moi cela, je vous en prie !
À part.
Ma foi ! voilà une bonne fortune que je ne cherchais pas... mais mon étoile l’emporte.
GERTRUDE.
Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)
Reconnaissez-vous Gertrude
Qui vous fit marcher, courir ?
RIGAUD.
J’en ai quelque souvenir.
GERTRUDE, à part.
Moi, j’en ai la certitude ;
Quoique depuis ce temps-là
Il ait changé... c’est bien ça.
RIGAUD, à part.
Adviendra ce qui pourra ;
J’ai beau renoncera plaire,
Du monde me retirer,
On s’obstine à m’adorer.
Il faut bien se laisser faire,
Puisque l’on ne peut enfin
Lutter contre son destin.
GERTRUDE.
Mais, silence avec madame ! ne dites pas que je vous ai prévenu, et attendez le moment de vous déclarer, ça ne tardera pas.
RIGAUD.
Ma femme est donc gentille ?
GERTRUDE.
Charmante, fraîche et jolie comme on l’est à vingt ans.
RIGAUD.
Et cette propriété ?
GERTRUDE.
Superbe ! des bois, des prés, des vignes.
RIGAUD.
Ah ! des vignes ! nous avons donc de bon vin ?
GERTRUDE.
Vous en jugerez, une cave admirable.
RIGAUD, à part.
Parbleu ! je ne serais pas fâché une fois en ma vie d’être propriétaire, ne fût-ce que pour un quart d’heure. Il me semble que c’est un de ces rôles qu’on peut jouer sans avoir appris...
Haut.
Ma foi ! madame...
GERTRUDE.
Dites donc Gertrude.
RIGAUD.
Eh bien ! oui, ma chère Gertrude ; oui, oui, c’est tout ce que j’ai à vous dire.
GERTRUDE.
Et c’est tout ce que je voulais.
RIGAUD.
Ça n’était pas difficile. Hein ? qui vient là ? Est-ce la tranche de pâté ?
Scène VI
RIGAUD, GERTRUDE, LABRIE
LABRIE.
Madame n’est point là ?
GERTRUDE.
Que lui veut-on ?
LABRIE.
Je venais apprendre à madame un accident qui est arrivé dans le chemin creux : une espèce de diligence a versé non loin d’ici.
GERTRUDE, montrant Rigaud.
Parlez à monsieur.
LABRIE, étonné.
Comment ?
GERTRUDE.
Prenez les ordres de monsieur.
RIGAUD, à part.
C’est bien le moins que je fasse pour eux ce qu’on vient de faire pour moi.
Haut.
Qu’on vole au secours de ces voyageurs et qu’on s’empresse de les recevoir.
Air du Pots de fleurs.
La maison, les vins et la table,
Il faut tout offrir, tout donner.
Dès qu’il s’agit d’obliger son semblable.
Moi, je ne sais rien épargner.
Dans le bonheur que le hasard m’apporte,
Je ne suis pas de ceux qui, par bon ton.
Ont oublié, dès qu’ils sont au salon,
Qu’ils étaient naguère à la porte.
GERTRUDE, à part.
Quelle bonté ! je le reconnais bien là.
RIGAUD.
Je reviendrai savoir s’il ne leur manque rien. Le plus pressé, je crois, est de me rendre présentable ;
À Gertrude.
car je n’ai pas trop l’air d’un maître de maison.
LABRIE.
Je vais montrer à monsieur la petite chambre d’en haut.
GERTRUDE.
Qu’est-ce que c’est ? L’appartement du premier, entendez-vous ? le grand appartement.
LABRIE.
Mais, c’est celui qui est à côté de la chambre de madame.
GERTRUDE.
Qu’importe ! exécutez ce qu’on vous dit... Ces gens-là font des questions... Eh ! allez donc, Labrie !
RIGAUD, à part.
Diable ! ne nous négligeons pas. Allons, Rigaud.
Pendant ce temps Rigaud a ouvert son porte-manteau et en retire une chemise, une cravate et des bas.
GERTRUDE.
Ne vous donnez pas la peine, on va vous porter cela. Labrie !... Je vais voir moi-même s’ils vous ont allumé du feu, si tout est en ordre.
RIGAUD.
Voilà bien la meilleure des femmes que j’aie jamais vues... ma chère Gertrude, où est mon appartement ?
GERTRUDE, lui indiquant la porte à gauche.
Le voici.
Rigaud entre par la porte à gauche.
Scène VII
GERTRUDE, seule
La meilleure femme ! qu’il est aimable !... Je vais donner un coup d’œil à son appartement... et cette diligence qui arrive, et madame donc ! je veux la prévenir que son mari est charmant, qu’il lui convient à merveille. Mais j’ai bien fait de m’en mêler ; sans cela, ces pauvres enfants ne se seraient jamais entendus. Ah ! mon Dieu ! déjà un monsieur et sa femme qui viennent de ce côté ! Dépêchons-nous.
Elle sort du côté de l’appartement de Rigaud.
Scène VIII
MADAME RIGAUD, en costume de voyage élégant, SÉNANGE, lui donnant le bras et portant son sac
SÉNANGE, à la cantonade.
C’est inutile ; nous n’avons besoin de rien ; soignez ces dames et les autres voyageurs.
MADAME RIGAUD.
Ah ! les maudites voitures ! J’avais beau crier au postillon : Vous allez verser ! vous allez verser ! ça n’a pas manqué ; juste au milieu d’une ornière, et sans l’hospitalité qu’on veut bien nous accorder en ce château...
SÉNANGE.
Je me félicite de m’être trouvé là au moment pour vous porter secours.
À part.
Ça ne pouvait pas mieux tomber ! je me suis glissé à la laveur de la diligence.
MADAME RIGAUD.
Ah ! monsieur ! que ne vous dois-je pas ! On ne pouvait y mettre plus de délicatesse, de galanterie. Eh bien ! je l’ai toujours dit, depuis que le maître de poste de l’Île-Bouchard a organisé ses pataches en célérifères, on ne voit que des accidents.
Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)
Grâce à cette mode anglaise,
Au lieu de huit on tient seize,
Et sur ce haut phaéton,
On se croit presque en ballon
Ces voitures qu’on redoute
Ont acquis le droit, dit-on,
De verser sur chaque route,
Par brevet d’invention.
SÉNANGE.
Vous ne vous êtes point blessée ?
MADAME RIGAUD.
Non ; mais cette aventure nous t’ait perdre deux heures ! Imaginez-vous, monsieur, que je poursuis mon mari, qui depuis huit jours devrait être de retour. Mais il n’en fait jamais d’autres : il part en diligence et revient toujours à pied. Voyant qu’il n’arrivait pas, je me suis mise en route pour aller à sa rencontre.
SÉNANGE.
Je vois que madame a les passions vives.
MADAME RIGAUD.
Non, monsieur... Autrefois, je ne dis pas, j’étais l’exigence, la tendresse même ; mais vous sentez qu’on se lasse de tout ; et maintenant mon parti est pris : plus de reproches, de querelles ; je ne veux plus me venger de mon mari qu’en le faisant enrager de tout mon cœur.
SÉNANGE.
Voilà certainement une intention louable, et pour peu que madame soit vindicative...
À part.
Je suis bien heureux que ce ne soit pas là ma femme.
MADAME RIGAUD.
À quoi sert la jalousie ?... à se tourmenter, à se créer des soupçons...
Apercevant la valise que Rigaud a déposée sur la table.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que je vois là ?
SÉNANGE.
Qu’avez-vous donc ?
MADAME RIGAUD.
Rien.
À part.
Mais cela ressemble étrangement au portemanteau de M. Rigaud : je le connais trop bien pour me tromper !
RIGAUD, dans la coulisse à haute voix.
C’est bon, ma chère Gertrude ; qu’on ait soin de me faire chauffer mes pantoufles.
MADAME RIGAUD.
Qu’entends-je ? C’est bien lui !
Elle s’élance vers la porte.
Scène IX
MADAME RIGAUD, SÉNANGE, GERTRUDE, sortant de l’appartement à gauche, et arrêtant madame Rigaud sur la première marche
GERTRUDE.
Eh bien ! où allez-vous donc ?
MADAME RIGAUD, embarrassée.
Rien... Je connais la personne qui est dans cet appartement, et je voudrais...
GERTRUDE.
Comment ! vous connaissez... Eh bien ! donc, silence, ne dites rien.
MADAME RIGAUD.
Que je ne dise rien ! Savez-vous ce que c’est ?
GERTRUDE.
Eh bien ! oui, c’est le maître de la maison ; mais il est ici incognito, à cause de madame ; vous saurez tout cela plus tard ; la déclaration n’a pas encore eu lieu.
MADAME RIGAUD.
Ah ! la déclaration n’a pas encore eu lieu ! J’arrive au bon moment.
SÉNANGE, qui pendant ce temps a toujours regardé vers la porte à droite.
Je ne vois rien paraître.
À Gertrude.
Me serait-il permis de parler à madame de Sénange ?
GERTRUDE, à part.
Et lui aussi ? encore une visite ! ces pauvres époux n’auront pas un moment pour se voir !
À Sénange.
Ça ne se peut pas, madame ne sera point au château d’aujourd’hui, elle fait des visites dans les environs ;
À madame Rigaud.
et monsieur n’est pas visible.
MADAME RIGAUD, à part.
J’en suffoque ! mais il vaut mieux se contenir, se modérer, voir jusqu’où il poussera la perfidie, et le confondre par ma présence.
À Sénange.
Vous ne venez pas, monsieur ?
SÉNANGE.
Vous m’excuserez ; je suis à vous dans l’instant.
Madame Rigaud sort.
Scène X
SÉNANGE, GERTRUDE
SÉNANGE.
De sorte que madame de Sénange n’est point au château ?
GERTRUDE.
Non, monsieur, je vous l’ai déjà dit.
SÉNANGE, regardant à droite.
Eh ! dites-moi, quelle est cette jolie personne que je viens d’entrevoir ?
GERTRUDE.
C’est... c’est une demoiselle... une amie de madame.
À part.
Mon Dieu ! ce monsieur est bien curieux !
Scène XI
GERTRUDE, SÉNANGE, ÉLISE, en grande parure
ÉLISE.
Et cette Gertrude qui ne revient pas...
Apercevant Sénange.
Ah ! mon Dieu! c’est lui !
Ils se saluent profondément.
SÉNANGE.
On m’a assuré, mademoiselle, que madame de Sénange n’était point au château ?
ÉLISE, à part.
C’est bien ; Gertrude a suivi mes ordres.
Haut.
Je suis tachée que madame de Sénange ne soit point ici.
SÉNANGE.
Je ne m’aperçois plus de son absence.
Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.
J’aurais pourtant, mademoiselle,
Voulu la voir et lui parler ;
On m’a tant dit qu’elle était belle...
ÉLISE, à part.
Hélas ! je commence à trembler.
SÉNANGE.
Quoique l’on vante votre amie,
Je ne saurais me figurer
Qu’elle puisse être aussi jolie.
ÉLISE, à part.
Je commence à me rassurer.
SÉNANGE, de même.
Ah ! si c’eût été là ma femme, j’aurais été trop heureux.
ÉLISE.
Madame de Sénange ne reviendra que demain.
GERTRUDE, appuyant.
Oui, que demain.
ÉLISE.
Mais, comme son amie, elle m’a chargée de faire les honneurs de chez elle, et j’espère que monsieur me fera le plaisir de passer cette journée au château.
GERTRUDE, à part.
Qu’est-ce qu’elle dit donc ?
SÉNANGE.
Mademoiselle...
À part.
J’ai peur que l’amie de ma femme ne soit beaucoup trop jolie !
ÉLISE.
Vous avez, dites-vous, à parler à madame de Sénange ?
SÉNANGE.
Oui, il est vrai, j’avais à lui parler ; mais je crois que maintenant ce que j’aurais à lui dire serait inutile ; je préfère lui écrire ; croyez, mademoiselle, qu’un devoir indispensable peut seul m’empêcher d’accepter votre invitation.
Air de Montano et Stéphanie.
Voilà (Bis.)
Celle dont je rêvais l’image,
Voilà (Bis.)
Celle que j’adorais déjà.
Hélas ! quel dommage !
J’ai formé d’autres nœuds !
L’honneur m’engage
À fuir loin de ces lieux.
Ensemble.
ÉLISE.
Voilà (Bis.)
Celui dont je rêvais l’image,
Voilà (Bis.)
Celui qui me charmait déjà.
SÉNANGE.
Voilà (Bis.)
Celle dont je rêvais l’image.
Voilà (Bis.)
Celle que j’adorais déjà.
Sénange sort.
Scène XII
ÉLISE, GERTRUDE
ÉLISE.
Oh ! je le comprends, c’est bien lui ; voilà l’idée que je m’en faisais ; ah ! Gertrude, j’en suis enchantée.
GERTRUDE.
Et de qui ?
ÉLISE.
De lui.
GERTRUDE.
De lui ! de ce monsieur qui n’a rien dit ?
ÉLISE.
C’est égal ! nous nous entendions si bien ; quel air de bonté ! mais aie soin au moins qu’il ne parle pas, car je me reproche déjà de l’avoir trompé et de ne lui avoir pas dit sur-le-champ que j’étais sa femme.
GERTRUDE.
Sa femme ! mais ce n’est pas là votre mari.
ÉLISE.
Comment, ce n’est pas là...
GERTRUDE.
Il a, ma foi ! une bien autre tournure. Je l’ai vu, je lui ai parlé ; allez, madame, vous en serez enchantée !... Eh bien ! madame, qu’avez-vous donc ? vous vous trouvez mal ?
ÉLISE.
Non, non, ce n’est rien... Mais celui-là ?
GERTRUDE.
Celui-là est un habitant de ce département, qui pour son plaisir, ou ses affaires, voyage en diligence avec sa femme.
ÉLISE.
Sa femme !
GERTRUDE.
Oui, une petite femme à laquelle il donnait le bras en entrant.
ÉLISE, à part.
Ah ! qu’ai-je fait ?
GERTRUDE.
Mais l’autre, quelle différence ! Si vous saviez comme il m’a reçue. « Ma bonne Gertrude ! » Il a le cœur sur la main ; en un instant il m’a tout avoué : qu’il était votre mari, qu’il venait vous éprouver ; mais qu’il voulait encore garder le secret ; ainsi, motus !
ÉLISE, douloureusement.
Plus de doute.
GERTRUDE.
Tenez, le voici. Regardez-moi un peu quelle tournure et quel aplomb ! Il est encore mieux que tout à l’heure.
Scène XIII
ÉLISE, GERTRUDE, RIGAUD, en grande parure
RIGAUD.
Air : Vivent les amours qui toujours.
Salut, ô vous à qui je dois
Le bon accueil qu’aujourd’hui je reçois,
Ces lieux sont enchantés, je crois ;
On est chez vous, ma foi,
Comme chez soi.
Rien n’est si frais
Que vos bosquets :
Rien de si beau
Que cet ancien château.
C’est divin !
Je ne vois enfin
Que vous ici
Qui soyez mieux que lui.
Salut, ô vous à qui je dois, etc.
Bas à Gertrude.
C’est qu’elle est charmante, ma femme !
GERTRUDE, de même.
N’est-il pas vrai ? mais elle est si émue de l’idée de vous voir !
RIGAUD, de même.
Je connais cela.
Haut à Élise.
C’est un événement extraordinaire que celui... qui fait que des gens... qui ne se sont jamais vus se trouvent attirés l’un vers l’autre par une espèce de sympathie.
GERTRUDE, bas.
Prenez garde d’en trop dire.
RIGAUD, de même.
Sois tranquille, je vais compliquer mon style.
Haut.
En vérité, si je ne croyais pas aux attractions soudaines, je ne pourrais expliquer ce qu’on éprouve en entrant dans ce château ; on y est comme sous l’influence d’un charme magique, qui semble vous interdire la possibilité de tout mouvement rétrograde.
Bas, à Gertrude.
Eh bien ! toi, qui craignais que je ne me tisse trop comprendre, qu’en dis-tu ?
GERTRUDE, de même.
C’est bien.
Haut.
Hein ! madame, est-ce là parler ?
ÉLISE, très émue.
Je ne doute point, monsieur, que votre arrivée en ces lieux... ne soit un grand bonheur pour nous ; mais avant de nous expliquer davantage, permettez-moi de me recueillir, de rassembler mes idées ; je ne vous le cache pas, je suis en ce moment dans un trouble...
RIGAUD.
Qui a bien son côté flatteur, et quand nous nous connaîtrons mieux...
ÉLISE.
Oui, je dois chercher à détruire les impressions défavorables que cette réception a pu faire naître en vous ; vous n’êtes pas bien pressé, je crois, de continuer votre voyage ?
RIGAUD.
Mon Dieu ! rien ne me gène, et j’ai du temps devant moi.
Air : Tenez, pour vous rendre gaillard. (La Laitière Suisse.)
Faut-il venir ou s’en aller,
Je suis l’homme le plus commode.
À part.
Bravo ! l’on vient de m’installer ;
Moi, j’aime assez cette méthode.
Entre deux ménages que j’ai,
Je prends, heureux propriétaire.
L’un pour domicile obligé
Et l’autre pour un pied-à-terre.
GERTRUDE, avec intention.
Vous vous plaigniez tout à l’heure, madame, d’être obligée de souper seule ; pourquoi monsieur ne vous ferait-il pas l’honneur...
Bas.
Aux termes où vous en êtes, vous ne pouvez vous dispenser de l’inviter.
ÉLISE.
Eh bien ! dispose, ordonne, fais tout ce que tu voudras... Ah ! ma bonne, je n’y tiens plus et je me sens prête à pleurer.
Scène XIV
ÉLISE, GERTRUDE, RIGAUD, SÉNANGE
SÉNANGE, à part.
Non, je ne partirai pas ; il faut absolument que je lui parle.
Apercevant Rigaud.
Quel est cet homme ?
RIGAUD.
Souper en tête-à-tête ! en honneur ! je suis trop heureux.
Il baise la main d’Élise.
SÉNANGE, haut.
Mille pardons, mademoiselle, ma présence est sans doute importune, et je me retire.
ÉLISE.
Non, monsieur.
SÉNANGE.
Je vois que cette retraite n’est pas aussi inaccessible que vous le disiez. Je ne partais pas sans quelque crainte, lorsque je songeais aux dangers que vous pouviez y courir ; mais je vous quitte bien plus rassuré, en voyant en quelle compagnie je vous laisse.
RIGAUD, à part.
Que est ce monsieur si pincé ?
ÉLISE.
J’ignore, monsieur, de quoi vous pouvez vous plaindre.
SÉNANGE.
Moi, mademoiselle, me plaindre ! eh ! qui m’en aurait donné le droit ? Je me disais seulement qu’il était souvent moins cruel de perdre certaines personnes que de renoncer à l’estime qu’un avait d’elles ; qu’il y avait des sentiments qu’on regrettait d’avoir éprouvés, et des illusions dont on était bien cruellement détrompé.
ÉLISE, à part.
Grand Dieu ! quelle idée a-t-il donc de moi ?
Haut.
Vous êtes bien prompt dans la manière dont vous accordez ou retirez votre estime, monsieur ; vous vous hâtez de juger avec bien de la sévérité une plaisanterie que j’avais crue innocente et dont je vois maintenant les conséquences. Je vous ai dit ce matin que madame de Sénange était absente, que j’étais une de ses amies ; je vous ai trompé, et quelque opinion que puisse vous donner de moi ce mensonge, je sens qu’il faut vous avouer la vérité : je suis madame de Sénange elle-même.
SÉNANGE, avec transport.
Comment !... Il serait vrai ! L’ai-je bien entendu ! Vous seriez ?...
RIGAUD, appuyant.
Oui, monsieur.
ÉLISE.
C’est vous dire assez que je ne puis vous entendre, et que ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser.
À Rigaud.
Je suis bien fâchée, monsieur, de trahir votre incognito, mais les circonstances où nous nous trouvons rendent cette explication indispensable. Quoique monsieur ne soit qu’un étranger, je tiens aussi à son estime, et je vous prie de lui apprendre vous-même qui vous êtes, et les liens qui nous unissent. Viens, Gertrude.
Elles sortent.
Scène XV
SÉNANGE, RIGAUD
SÉNANGE, à part.
Oui vous êtes !... et les liens qui nous unissent !... qu’est-ce que cela signifie ?
Haut.
Et vous, monsieur, qui semblez exercer ici une si grande influence, m’apprendrez-vous enfin quels rapports existent entre vous et madame de Sénange ?
RIGAUD.
Des rapports assez simples et assez naturels. Je suis son mari.
SÉNANGE.
Comment, vous êtes ?...
RIGAUD.
Son mari ; on m’attendait, je me suis fait reconnaître, vous devinez le reste.
SÉNANGE.
Et y a-t-il longtemps que monsieur est de retour ?
RIGAUD.
J’arrive à l’instant même.
SÉNANGE, à part.
Allons, il n’y a que demi-mal.
RIGAUD.
Quoi qu’il en soit, je me ferai toujours un vrai plaisir de vous recevoir, et je vous prie de vous regarder comme l’ami de la maison.
SÉNANGE.
Il n’y a qu’une petite difficulté ; c’est que j’ai beaucoup connu le mari de madame de Sénange.
RIGAUD, à part.
Ah ! diable !...
Haut.
C’était peut-être le premier.
SÉNANGE.
Comment ! le premier... Est-ce qu’elle serait veuve ?
RIGAUD.
C’est-à-dire veuve, jusqu’à un certain point... parce que... voyez-vous... je ne vous dirai pas au juste...
SÉNANGE.
Comment, vous ignorez si votre femme est veuve ?
RIGAUD.
J’ignore... j’ignore... non, monsieur, mais enfin, si je veux l’ignorer ; si j’ai des raisons pour cela, ce sont des affaires de famille, et ce n’est pas à un étranger à vouloir pénétrer... C’est vrai ! il y a une foule de gens qui veulent ainsi se mêler des affaires des autres. Enfin, monsieur, c’est ma femme ! Je ne sors pas de là ! ça répond à tout.
Scène XVI
SÉNANGE, RIGAUD, MADAME RIGAUD
MADAME RIGAUD, à Sénange.
Ah ! monsieur, je vous trouve à proposée venais vous raconter...
RIGAUD, l’apercevant et restant stupéfait.
Dieu ! c’est ma femme !
SÉNANGE, prenant madame Rigaud par la main.
Sa femme ! Ah çà ! monsieur, vous êtes donc le mari de tout le monde ?
RIGAUD.
Il ne s’agit pas de cela. Je veux savoir comment madame, qui devrait être chez elle, se trouve aujourd’hui dans ce château.
SÉNANGE.
Elle y est avec moi.
RIGAUD.
Avec vous, monsieur ? Vous m’apprendrez, je l’espère, quelle espèce d’intimité existe entre vous et madame ?
SÉNANGE.
Parbleu ! monsieur, c’est ma femme.
RIGAUD.
Comment ! votre femme ?
SÉNANGE, à part.
Puisqu’il prend la mienne, je puis bien à mon tour...
Bas à madame Rigaud.
Ne me dédisez pas.
MADAME RIGAUD, de même.
Soyez tranquille, j’ai ma revanche à prendre.
RIGAUD.
Quoi ! vous oseriez me soutenir ici même ?...
MADAME RIGAUD, à Sénange, d’un air étonné et montrant Rigaud.
Mais, mon ami, quel est donc ce petit monsieur ?
RIGAUD.
Comment ! mon ami ! et devant moi, en ma présence ! Il y a au moins des personnes qui y mettent des procédés.
MADAME RIGAUD, toujours d’un air étonné.
En vérité, monsieur, je ne vous connais pas, je ne sais d’où vient le trouble et l’agitation où je vous vois.
SÉNANGE, bas à madame Rigaud.
C’est bien, c’est ça ; allons, du courage, tutoyez-moi un peu, n’ayez pas peur.
MADAME RIGAUD, à Sénange, hésitant d’abord un peu.
Mais, mon ami, regarde donc comme sa figure est bouleversée ! tu devrais appeler du secours, car il va se trouver mal.
RIGAUD.
Tu devrais !... je ne sais plus où j’en suis, et je ne reconnais pas là ma femme. Ma chère amie, tâchez de vous rappeler, de me reconnaître ; c’est moi, Narcisse Rigaud, receveur de l’enregistrement à l’Île-Bouchard ; je suis connu.
MADAME RIGAUD.
Rigaud... mais, attendez donc... nous avons une parente assez éloignée, qui me ressemble beaucoup, par parenthèse, et qui a épousé quelqu’un de ce nom-là : Estelle Rigaud.
RIGAUD.
C’est cela.
MADAME RIGAUD.
Ah ! c’est votre femme ? Je vous en fais mon compliment. Comment se porte-t-elle ?...
À Sénange.
Dis donc, mon ami, tu l’as vue à Paris ; une petite femme d’un caractère charmant ! certainement, ce serait affreux de ne pas la rendre heureuse, car elle le mérite sous tous les rapports.
RIGAUD, stupéfait.
En vérité, je ne sais si je veille ou si je dors.
Air : Tenez, moi je suis un bon nomme. (Ida.)
Ce sang-froid qui me désespère
Me confond et trouble mes sens,
Comment cela s’est-il pu faire ?...
Plus je cherche et moins je comprends.
D’accidents quel triste amalgame !
Comment retrouver sans émoi
Ma femme qui n’est pas ma femme,
Avec un moi qui n’est pas moi ?
SÉNANGE, à madame Rigaud.
C’est un homme qui a perdu la tête ; rassure-toi, ma bonne amie.
Il lui baise la main.
RIGAUD.
Ah ! c’en est trop et je n’y tiens plus.
Se mettant à genoux.
Ma femme ! madame Rigaud, je vous demande grâce.
Scène XVII
SÉNANGE, RIGAUD, MADAME RIGAUD, GERTRUDE
GERTRUDE.
Que vois-je ! comment, ici même M. de Sénange aux pieds d’une autre que... Mais levez-vous donc ! si madame venait !
RIGAUD.
Et qu’est-ce que ça me fait ?
GERTRUDE.
Ce que ça lui fait... moi qui en avais une si haute opinion !
RIGAUD, à madame Rigaud.
Ma chère amie, je vous en supplie !...
GERTRUDE.
Sa chère amie ! quel comble de scandale !... Mais prenez garde, si ce n’est pour la morale, qu’au moins ce soit pour vous ; vous ne voyez pas le mari de cette dame, qui est là, qui vous regarde ?
RIGAUD, toujours à genoux, se tournant du coté de Gertrude.
Comment ! son mari ?
GERTRUDE.
Lui-même.
Sénange fait passer madame Rigaud à sa droite, et se trouve près de Rigaud.
RIGAUD.
Et elle aussi ! Ah çà ! ne plaisantons pas ; êtes-vous bien sûre qu’ils soient ?...
GERTRUDE.
Tout ce qu’il y a de plus mari et femme ; regardez plutôt.
RIGAUD, prenant la main de Sénange pour celle de sa femme.
Ah ! c’en est trop ! je ne souffrirai pas davantage...
SÉNANGE.
Ni moi non plus, monsieur, et si vous parlez encore à ma femme... vous m’entendez ?
RIGAUD.
Eh bien ! oui, monsieur, je suis prêt à vous suivre.
Regardant madame Rigaud.
Ça ne lui fait rien.
À Sénange.
Nous verrons, je ne vous dis que cela.
Même jeu.
Elle ne se déclare pas. Allons ! sortons !
Fausse sortie.
Ah çà ! mais elle ne m’arrête pas, je crois qu’elle me laisserait tuer.
MADAME RIGAUD.
Monsieur est le maître de disposer de lui.
RIGAUD.
Allons, tout sentiment de délicatesse est éteint en elle.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Tous vos forfaits seront transmis
Aux yeux de la race future,
Et de la femme à deux maris
Nous retracerez l’aventure.
À part.
Quel que soit le sort des combats,
Au sang-froid dont elle fait preuve,
On voit qu’elle est bien sûre, hélas !
De n’être pas tout à fait veuve.
MADAME RIGAUD.
Je vais tout disposer pour notre départ.
Elle sort.
Scène XVIII
SÉNANGE, RIGAUD, GERTRUDE
RIGAUD.
Par exemple, si je la laisse partir...
GERTRUDE.
Mais madame de Sénange qui vous attend à souper, et qui sans doute va venir.
RIGAUD.
Qu’elle vienne, qu’elle s’en aille, ça m’est égal ! j’ai bien d’autres choses en tête. Vous lui direz... non, vous ne lui direz rien. Ah ! le maudit château !... Allons encore supplier ma femme, et tâchons de nous faire reconnaître.
Il sort.
Scène XIX
SÉNANGE, GERTRUDE, puis LABRIE
GERTRUDE.
Voilà pourtant les hommes ! Qui se serait attendu à cela de M. de Sénange ?
SÉNANGE, en souriant.
Allons, il y a là-dessous quelque quiproquo qu’il faut achever d’éclaircir.
GERTRUDE.
Ma maîtresse, qui est si bonne, ne méritait certainement pas un tel mari.
SÉNANGE.
Ma bonne Gertrude, il faut que je parle à ta maîtresse.
GERTRUDE.
Dans ce moment elle n’est disposée à voir personne, et vous moins que tout autre.
SÉNANGE.
Et pourquoi ?
GERTRUDE.
Pourquoi ? pourquoi ? vous le savez peut-être bien ; qui peut expliquer les femmes d’aujourd’hui ? un compliment, un coup d’œil, et crac, voilà un cœur de pris. Mais vous n’en serez pas plus avancé pour cela, vous n’avez rien à espérer, et je vous conseille de partir au plus tôt ; votre voiture doit être prête.
SÉNANGE.
Non, je ne partirai pas sans l’avoir vue ; tu ne sais donc pas que je l’aime, que je l’adore ?
GERTRUDE.
Et c’est à moi que vous l’avouez !
SÉNANGE.
Oui ; tu me serviras, tu me feras obtenir un moment d’entretien.
GERTRUDE.
Ah çà ! mais, où en sommes-nous ! dans quel siècle vivons-nous !... Je vous déclare que madame vous a positivement défendu sa porte.
SÉNANGE.
Eh bien ! attends ; un seul mot, rien qu’un mot d’explication.
Il écrit.
Dès qu’elle l’aura lu... Je te jure que ça ne contient rien que d’honnête et de raisonnable.
Écrivant toujours.
Un moment d’entretien.
GERTRUDE.
Dieu me pardonne, il demande un rendez-vous !
SÉNANGE, écrivant toujours.
Si tu savais pour quel motif... Les intentions les plus louables... « de vous aimer toujours. » Oh ! je signe. Va, il n’y a rien à craindre ; tiens, porte-lui ce billet.
GERTRUDE.
Jésus Maria ! le ciel m’en préserve !
SÉNANGE, apercevant Labrie.
Tiens, porte ce billet à ta maîtresse.
GERTRUDE.
Labrie, je vous le défends.
SÉNANGE.
Et moi, je te l’ordonne !
Lui donnant de l’argent.
Prends, et va vite.
LABRIE, à Gertrude.
Écoutez donc, mademoiselle, dans ce cas-là, il n’y a que le poids qui décide.
SÉNANGE.
Et songe qu’il y aura une réponse.
Labrie sort.
Scène XX
GERTRUDE, SÉNANGE
GERTRUDE.
Une réponse !... Vit-on jamais une pareille audace ? Apprenez, monsieur, qu’il n’y aura d’autre réponse que l’ordre de vous faire mettre à la porte du château.
SÉNANGE.
J’ose espérer le contraire.
GERTRUDE.
En vérité, il ne doute de rien. Apprenez que ma maîtresse est trop raisonnable, qu’elle a été élevée par moi, monsieur, et que je connais ses principes comme les miens.
Scène XXI
GERTRUDE, SÉNANGE, ÉLISE, entrant précipitamment, la lettre de Sénange à la main
SÉNANGE.
C’est elle !
ÉLISE, avec joie à Sénange.
Comment, il serait possible ! Ah ! monsieur, que je vous demande d’excuses !
GERTRUDE, étonnée.
Elle vient elle-même !
ÉLISE.
Gertrude, laisse-nous, et que personne ne puisse entrer ici.
GERTRUDE, à part.
J’en reste muette.
Haut.
Comment ! madame !
SÉNANGE.
Vous l’avez entendu, Gertrude ? laissez-nous.
GERTRUDE, à part.
Allons, on a jeté un sort sur la maison, et maintenant je n’oserais pas même répondre de moi.
Elle sort.
Scène XXII
ÉLISE, SÉNANGE
ÉLISE.
Comment ai-je pu un seul instant être dupe d’une pareille erreur ?
Air de Céline.
De votre présence soudaine
Mon cœur aurait dû m’avertir.
SÉNANGE.
Oublions un instant de peine
Qu’efface un instant de plaisir.
ÉLISE.
Du bonheur me créant l’image,
Sans te connaître je t’aimais...
Je vais t’aimer bien davantage
À présent que je te connais.
SÉNANGE et ÉLISE.
Je vais t’aimer bien davantage, etc.
Scène XXIII
ÉLISE, SÉNANGE, RIGAUD, dans le fond
RIGAUD.
Allons, elle n’en démordra pas... impossible de lui faire avouer qu’elle est madame Rigaud.
Apercevant Sénange aux pieds d’Élise.
Que vois je !... c’est encore ce monsieur, qui est aux pieds de mon autre... Qu’est-ce que vous faites donc là, s’il vous plaît ?
SÉNANGE.
Vous le voyez bien, je suis son mari.
RIGAUD.
Ah çà ! entendons-nous ; vous êtes donc aussi le mari de tout le monde ? Et vous, madame, je trouve bien inconvenant qu’étant tacitement mon épouse...
ÉLISE.
Moi, monsieur ! vous vous trompez sans doute... Dieu merci, je ne le suis point et ne l’ai jamais été.
RIGAUD.
La ! c’est comme tout à l’heure, le même refrain : de deux femmes, voilà que je n’en ai plus... Après tout, il n’y a pas de quoi se désoler, je me retrouve garçon ; qui perd gagne... je redeviens un célibataire aimable, et je reprends la route de Paris, où m’attendent de nouveaux triomphes !
Il va pour sortir.
Scène XXIV
ÉLISE, SÉNANGE, RIGAUD, MADAME RIGAUD, qui a entendu les derniers mots et qui le ramène en le prenant rudement par le bras
MADAME RIGAUD.
Non pas, monsieur, et avant que vous retourniez à Paris, je vous ferai voir du chemin.
RIGAUD, se frottant le bras.
Aïe ! je te retrouve donc enfin, et mon cœur te reconnaît à la vivacité de tes transports.
MADAME RIGAUD.
Oui-da ! c’est donc ainsi que vous preniez votre parti ? vous étiez déjà d’un calme, d’une tranquillité !
RIGAUD.
Que veux-tu, ma chère amie, je me croyais veuf ! Maintenant, que me reste-t-il à désirer ? je retrouve madame Rigaud, mon bureau d’enregistrement et le bonheur !
Scène XXV
ÉLISE, SÉNANGE, RIGAUD, MADAME RIGAUD, GERTRUDE
GERTRUDE, entrant avec un petit paquet.
C’en est fait, madame, je viens vous faire mes adieux ; mes principes ne me permettent pas de rester plus longtemps dans ce château.
ÉLISE.
J’espère cependant bien que mon mari,
Montrant Sénange.
M. de Sénange, te forcera d’y rester.
GERTRUDE.
Comment ! M. de Sénange ?
SÉNANGE.
Lui-même.
GERTRUDE.
Ah ! monsieur ! combien je suis confuse !
RIGAUD.
Et moi donc ! je ne sais comment m’excuser à vos yeux... avoir osé prendre votre femme pour un instant !
SÉNANGE.
Nous sommes quittes.
MADAME RIGAUD.
Et à bon marché : mais une autre fois ne t’y fie pas !
GERTRUDE.
Ouf ! nous l’échappons belle... Mais, Dieu soit loué, les mœurs ont été respectées.
TOUS.
Air du Maçon.
Allons, plus de voyage !
Il faut, c’est bien constant,
Pour l’aire un bon ménage,
Qu’un mari soit présent,
Présent, toujours présent.
RIGAUD, à sa femme.
Air du Pot de fleurs.
J’ai senti renaître ma flamme.
Abjurant la légèreté,
Je veux, tout entier à ma femme.
Être sans cesse a ton côté ;
La tous mes jours seront des jours de fête.
Au public.
Malgré cela, venez le soir chez nous,
Pour éviter à deux tendres époux
L’ennui d’un trop long tête-à-tête.
[1] Ce rôle ne doit point être joué en caricature ; il est de l’emploi de premiers rôles ou des jeunes soubrettes.