Le Point de mire (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR)

Comédie-Vaudeville en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Compiègne, sur le Théâtre de la Cour, le 4 décembre 1864 et à Paris, au Gymnase, le 12 décembre 1864.

 

Personnages

 

DUPLAN PÈRE, ancien notaire

CARBONEL

PÉRUGIN

MAURICE DUPLAN

EDGARD LAJONCHÈRE  

JULES PRIÈS, architecte

CÉSÉNAS

MADAME CARBONEL

MADAME PÉRUGIN

MADAME CÉSÉNAS

BERTHE, fille de Carbonel

LUCIE, fille de Pérugin

JOSÉPHINE, domestique de Carbonel

UN DOMESTIQUE, muet

UN JARDINIER

UN CHASSEUR, en livrée

 

De nos jours. Premier acte, à Paris, chez Carbonel. Deuxième acte, à Paris, chez Césénas. Troisième acte, à Montmorency, chez Pérugin. Quatrième acte, à Courbevoie, chez Duplan père.

 

 

ACTE I

 

Chez Carbonel, salon bourgeoisement meublé. Une cheminée à gauche. Une fenêtre à droite. Portes latérales. Porte au fond. Canapé près de la cheminée. Guéridon au milieu. Coffre à bois près de la cheminée.

 

 

Scène première

 

CARBONEL, MADAME CARBONEL, JOSÉPHINE, puis BERTHE

 

Au lever du rideau, Joséphine est agenouillée devant la cheminée et allume le feu. Madame Carbonel entre et place des albums, un stéréoscope sur la table du salon, où sont des journaux. Carbonel essuie un candélabre.

MADAME CARBONEL.

Enlève tous ces journaux. Carbonel... Mon salon a l’air d’un cabinet de lecture.

CARBONEL.

Je t’assure que des journaux font très bien sur une table.

MADAME CARBONEL.

C’est possible... quand on n’a pas autre chose à y mettre... J’ai mes albums, mon stéréoscope... Il manque un vase avec des fleurs.

CARBONEL.

Il y en a un dans le salon de madame Césénas.

MADAME CARBONEL.

J’en achèterai un pour mercredi prochain.

CARBONEL, mettant des bougies aux candélabres.

Décidément, c’est le mercredi que tu as choisi pour être notre jour ?

MADAME CARBONEL.

Sans doute.

CARBONEL.

Et c’est aujourd’hui notre début... l’inauguration. Crois-tu qu’il nous vienne du monde ?...

MADAME CARBONEL.

Certainement !... j’ai envoyé des cartes à toutes nos connaissances, avec ces mots : « Madame Carbonel restera chez elle le mercredi ! »

CARBONEL.

Oui, et pourquoi pas « M. et madame Carbonel ? »

MADAME CARBONEL.

Quand on dit madame... cela signifie monsieur, puisque nous ne faisons qu’un.

CARBONEL.

C’est juste !

MADAME CARBONEL.

Eh bien, Joséphine, et ce feu ?...

JOSÉPHINE.

Voilà, madame, il est prêt.

Elle sort.

CARBONEL.

Il va falloir ouvrir la fenêtre maintenant...

MADAME CARBONEL.

Pourquoi ?

CARBONEL.

Chaque fois qu’on allume du feu dans le salon, ça fume... dès qu’on ouvre la fenêtre, ça ne fume plus... et, aussitôt qu’on la referme, ça refume... C’est très agréable.

MADAME CARBONEL.

Tu devais voir le propriétaire.

CARBONEL.

Je l’ai vu.

MADAME CARBONEL.

Eh bien ?...

CARBONEL.

Il m’a dit : « Que voulez-vous, mon cher ! vous avez un bail... nous verrons cela à la fin de votre bail... »

MADAME CARBONEL.

Mais il a encore huit ans à courir, notre bail.

CARBONEL.

Nous serons passés à l’état de jambonneau.

Montrant la cheminée.

Tiens ! voilà que ça commence... je vais ouvrir la fenêtre...

Il va l’ouvrir.

MADAME CARBONEL.

C’est intolérable !

CARBONEL.

Oh ! ce n’est ennuyeux que le mercredi... à cause de notre jour... car, comme m’a très bien dit le propriétaire, le salon est une pièce qu’on n’habite pas.

BERTHE, entrant.

Maman, me voilà prête.

MADAME CARBONEL.

Ah ! tu as mis ta robe neuve ?...

BERTHE.

Puisque c’est notre jour !

CARBONEL, à part.

Elle est jolie, ma, fille !

BERTHE.

Et puis, hier, j’ai rencontré Henriette !

CARBONEL.

Qui ça, Henriette ?

BERTHE.

Madame Césénas... et elle m’a annoncé sa visite pour aujourd’hui !

MADAME CARBONEL.

Les Césénas vont venir !

CARBONEL.

Saperlotte ! quel dommage que nous n’ayons pas notre vase ! des millionnaires ! les seuls que nous connaissions.

MADAME CARBONEL.

Sais-tu si elle viendra avec sa voiture ?...

BERTHE.

Ça, je ne le lui ai pas demandé.

CARBONEL.

Ça ferait pourtant bien devant la porte.

BERTHE.

Et son chasseur !

CARBONEL.

Oui... un grand gaillard tout galonné qui reste dans l’antichambre en tenant le paletot de Monsieur... C’est magnifique !... Dis donc, ma bonne amie, tu aurais peut-être le temps d’aller acheter le vase ?...

On entend sonner au-dehors.

MADAME CARBONEL.

Chut ! on sonne.

CARBONEL.

Déjà ! il n’est que midi !

MADAME CARBONEL.

Une visite !... Je cours mettre mon bonnet.

CARBONEL.

Et moi, mon habit...

MADAME CARBONEL.

Berthe, tu vas recevoir... nous revenons...

BERTHE.

Oui, maman !

CARBONEL.

Si c’est un monsieur... Jeune ! tu lui diras : « Pardon, quelques ordres à donner... » et tu viendras nous rejoindre.

BERTHE.

Oui, papa !

M. et madame Carbonel entrent à droite.

 

 

Scène II

 

BERTHE, DUPLAN PÈRE

 

BERTHE.

Qui est-ce qui peut venir si tôt ?...

DUPLAN au fond, à la cantonade.

On ne m’annonce pas, moi... je suis un ami... sans cérémonie...

BERTHE.

Tiens, c’est M. Duplan.

DUPLAN.

Moi-même... J’arrive de Courbevoie.

Posant sur le coffre à bois un petit panier qu’il tient à la main.

Permettez que je dépose ceci, c’est fragile.

BERTHE.

Ah bien, vous avez joliment fait peur à papa et à maman... ils ont cru que c’était quelqu’un.

DUPLAN.

Vraiment ! Et où sont-ils, ces chers amis ?

BERTHE.

Quand papa a entendu sonner... il est allé mettre son habit noir.

DUPLAN.

Comment ! Carbonel fait des façons pour moi ?

BERTHE.

Ce n’est pas pour vous, ah bien, oui ! Mais c’est aujourd’hui mercredi et maintenant, tous les mercredis, papa mettra son habit noir.

DUPLAN.

Ah ! tous les mercredis !... pourquoi ?...

BERTHE.

Vous n’avez donc pas reçu la carte de maman ?

DUPLAN.

Non...

BERTHE.

Au fait, je crois qu’on n’en a pas envoyé aux personnes qui habitent la campagne.

DUPLAN.

Je suis venu pour parler à Carbonel d’une affaire importante... qui vous concerne un peu...

BERTHE.

Moi ?

DUPLAN.

Voyons, quel âge avez-vous ?...

BERTHE.

J’aurai vingt ans dans un mois... Pourquoi ?...

DUPLAN.

Parfait !... et... entre nous... est-ce qu’il n’est question de rien ?...

BERTHE.

De quoi voulez-vous qu’il soit question ?

DUPLAN.

Dame !... une demoiselle qui va avoir vingt ans... dans un mois...

BERTHE, qui a baissé les yeux.

Pardon... quelques ordres à donner...

Elle entre à droite.

 

 

Scène III

 

DUPLAN, puis M. et MADAME CARBONEL, puis JOSÉPHINE

 

DUPLAN, seul.

Il n’est question de rien... J’arrive à temps.

Apercevant Carbonel et sa femme qui entrent.

Ah ! Carbonel !... Madame...

MADAME CARBONEL, saluant.

Monsieur Duplan...

CARBONEL.

Que le bon Dieu vous bénisse !... vous nous avez fait peur !... Nous avons cru que c’était quelqu’un.

DUPLAN.

On me l’a déjà dit...

CARBONEL, mettant sa cravate devant la glace.

Vous permettez que j’achève ma toilette ?

DUPLAN.

Faites donc !... entre nous.

Allant prendre son petit panier.

La belle madame Carbonel voudra-t-elle me faire l’amitié d’accepter ?...

MADAME CARBONEL.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DUPLAN.

Des œufs frais... de mes poules.

MADAME CARBONEL.

Ah ! que c’est aimable !

CARBONEL.

Diable de Duplan ! toujours galant.

DUPLAN.

Je garantis la fraîcheur... la date est écrite au crayon sur chaque œuf... Chez moi, dès qu’un œuf paraît, je le guette et je le date... En voici trois du 18... deux du 19... mes poules se sont un peu ralenties le 19... mais elles ont repris le 20... en voilà cinq du 20... bonne journée !

MADAME CARBONEL.

Que de remerciements !

Appelant.

Joséphine !

JOSÉPHINE, paraissant au fond.

Madame !

MADAME CARBONEL.

Mettez ces œufs au frais...

DUPLAN.

Dans un endroit bien sec... Je vous redemanderai le panier.

Joséphine sort.

CARBONEL.

Et vous habitez toujours Courbevoie, papa Duplan ?

DUPLAN.

Mon Dieu, oui ! le paysage est joli... je m’y plais... voilà quarante ans que j’y suis... C’est là que j’ai fait ma fortune, comme notaire... six mille francs de rente.

MADAME CARBONEL.

Ah bah ! pas plus ?...

DUPLAN.

Il y a très peu de mutations à Courbevoie, et encore moins de contrats de mariage... la garnison n’épouse pas... ce qui, du reste, n’empêche pas la population d’augmenter tous les ans.

CARBONEL.

Enfin, vous avez là vos petites habitudes, votre maison, vos poules, votre jardin.

DUPLAN.

Et ma collection de rosiers... la plus belle des environs, j’en ai trois cent vingt-sept espèces...

MADAME CARBONEL.

Il y a tant de rosiers que ça !...

DUPLAN.

Et je n’ai pas tout !... il me manque la chromatella, la centifolia cristata.

CARBONEL, indifférent.

Oh ! quel dommage !

DUPLAN.

Mais je me les donnerai au jour de l’an... c’est mon seul luxe... je passe ma vie dans ma serre.

Apercevant la fenêtre ouverte.

Est-ce que c’est exprès que vous laissez votre fenêtre ouverte ?

CARBONEL.

Oui ; sans cela, la cheminée fume.

Allant fermer la fenêtre.

Vous allez voir... ça va fumer.

DUPLAN.

Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ? J’avais à Courbevoie une cheminée qui fumait... J’ai fait poser un petit appareil très ingénieux.

MADAME CARBONEL.

Quoi donc ?...

Elle lui fait signe de s’asseoir et s’assied elle-même.

DUPLAN, s’asseyant sur le canapé.

C’est en tôle... ou en zinc... je ne sais pas au juste... ça se place au-dessus de la cheminée... et ça tourne avec le vent... comme un petit moulin... C’est très gentil... je passe des heures à regarder ça... avec ma bonne... Seulement, quand le vent est trop fort, ça dégringole... mais on le repose. Je vous donnerai l’adresse du fabricant... ça coûte vingt-sept francs.

CARBONEL, s’asseyant près de lui.

Ce n’est pas cher... mais vous comprenez... quand on n’est pas chez soi.

MADAME CARBONEL, assise de l’autre côté de la cheminée.

Nous n’avons pas envie de reconstruire la maison du propriétaire.

CARBONEL.

Mais on ne vous voit presque plus, papa Duplan !

DUPLAN.

Que voulez-vous ! je ne viens plus à Paris que tous les six mois, pour toucher mes obligations... Ah ! ce n’est pas comme autrefois... je ne mettais pas le pied dans la capitale, sans aller prendre ma demi-tasse dans votre établissement... au café Carbonel.

CARBONEL.

Ce cher Duplan...

À part.

Il a toujours la rage de me parler de mon café !

DUPLAN.

Je commençais par m’approcher du comptoir, pour rendre mes hommages à la belle madame Carbonel... comme nous vous appelions alors...

MADAME CARBONEL, flattée.

Vraiment !...

DUPLAN.

Vous étiez majestueuse... en manches courtes... trônant au milieu de tous vos petits tas de sucre.

CARBONEL.

C’est bien... il est inutile de rappeler...

DUPLAN.

Ah ! je ne vous le cache pas... j’ai un peu soupiré pour vous... Du reste, nous soupirions tous... les habitués !...

MADAME CARBONEL.

Taisez-vous, mauvais plaisant !

DUPLAN.

Et papa Carbonel le savait bien !

CARBONEL.

Moi ?

DUPLAN.

Car, à partir du jour où il s’en aperçut, ses demi-tasses n’avaient plus que trois morceaux de sucre au lieu de quatre.

CARBONEL.

Ah ! quelle idée... ce n’est pas cela... Mais, si je n’avais pas eu un peu d’ordre, je ne serais jamais parvenu à me retirer avec trente mille livres de rente...

DUPLAN.

Trente mille livres de rente... c’est joli !... surtout quand on n’a qu’une fille... qui est déjà une grande demoiselle.

MADAME CARBONEL.

Vingt ans... ça ne nous rajeunit pas...

DUPLAN.

Ça nous pousse... c’est ce que je me disais hier en regardant Maurice.

M. et MADAME CARBONEL.

Maurice ?

DUPLAN.

Mon fils...

MADAME CARBONEL.

Au fait, c’est vrai, vous avez un fils... vous l’avez amené une fois au café avec vous.

DUPLAN.

Il avait huit ans... je lui ai fait prendre un canard dans mon café.

À Carbonel.

Un de vos trois morceaux...

À madame Carbonel.

Vous l’avez fait entrer dans le comptoir et vous avez daigné l’embrasser... vous-même.

CARBONEL.

Je m’en souviens parfaitement... et qu’est-il devenu ? qu’est-ce qu’il fait ?

DUPLAN.

Il fait ses dents de vingt-sept ans... c’est un grand monsieur aujourd’hui... beau garçon, distingué, instruit, qui a voyagé... c’est ce qui fait que je songe à le marier.

CARBONEL.

Ah !

DUPLAN.

Et, ce matin, en voyant votre fille... il m’est venu une idée...

MADAME CARBONEL, à part.

Ah ! mon Dieu ! une demande en mariage.

DUPLAN.

Vous ne devinez pas ?

CARBONEL, se levant.

Non !

À part.

Un père de six mille francs de rente, ça ne me va pas.

DUPLAN, se levant.

Carbonel, j’irai droit au but.

CARBONEL, détournant.

Tiens ! voilà la cheminée qui fume... la fenêtre est fermée... elle fume !

DUPLAN.

Ça ne me fait rien... Carbonel, j’irai droit au but.

JOSÉPHINE, paraissant au fond et annonçant.

M., madame et mademoiselle Pérugin.

CARBONEL, à part.

Il était temps !

DUPLAN, à part.

Que le diable les emporte !...

 

 

Scène IV

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, M. et MADAME PÉRUGIN, JOSÉPHINE, LUCIE

 

MADAME CARBONEL, allant au-devant de madame Pérugin.

Ah ! que vous êtes aimable, chère belle !...

Embrassant Lucie.

Bonjour, mon enfant !

PÉRUGIN, saluant.

Madame...

MADAME CARBONEL.

Asseyez-vous donc... Carbonel, une bûche... Joséphine, un tabouret.

Carbonel met une bûche dans la cheminée ; Joséphine place un tabouret sous les pieds de madame Pérugin et sort.

DUPLAN, à part, s’asseyant à droite.

J’attendrai qu’ils soient partis.

LUCIE.

Est-ce que Berthe est sortie ?

MADAME CARBONEL.

Non, elle doit être de l’autre côté, à son piano.

LUCIE.

Je vais la retrouver... j’ai justement apporté un morceau délicieux... la Rêverie de Rosellenn... nous allons le déchiffrer ensemble !

MADAME PÉRUGIN.

Va, mon enfant.

 

 

Scène V

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, M. et MADAME PÉRUGIN

 

MADAME PÉRUGIN, assise sur le canapé.

Voyons, avez-vous déjà reçu beaucoup de visites pour votre jour d’inauguration ?

CARBONEL, derrière le canapé.

Vous êtes les premiers... nous n’avons vu absolument personne...

Indiquant Duplan, qui est assis à l’écart.

Que monsieur...

Le présentant.

M. Duplan de Courbevoie.

Il s’assied près de sa femme, tournant le dos à Duplan.

DUPLAN, s’inclinant.

Madame... monsieur...

MADAME PÉRUGIN, bas à madame Carbonel, qui s’est assise sur le canapé.

Il est sans façon... Il fait ses visites en paletot !...

MADAME CARBONEL, bas.

C’est un homme de la campagne, il va s’en aller !...

PÉRUGIN, qui, depuis quelque temps, s’est frotté les yeux.

Mon cher, votre cheminée fume.

CARBONEL, se levant.

Attendez... je vais ouvrir la fenêtre.

Il l’ouvre.

Là... maintenant, ça ne fumera pas.

Il va se rasseoir.

DUPLAN.

Alors, je vous demanderai la permission de mettre mon chapeau.

Il se couvre.

PÉRUGIN.

Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ? J’avais une cheminée qui fumait...

DUPLAN.

Monsieur a fait poser un petit moulin ?...

PÉRUGIN.

Non... j’ai fait construire une espèce de ventilateur à soupape... avec cinq tuyaux, j’en suis très content.

DUPLAN.

Et ça coûte ?...

PÉRUGIN.

Soixante-cinq francs tout posé.

DUPLAN, se levant.

Eh bien, moi, monsieur, à Courbevoie, pour vingt-sept francs...

MADAME CARBONEL.

C’est bien... laissons cela.

À madame Pérugin.

Chère amie, que vous êtes donc bonne d’être venue me voir !...

MADAME PÉRUGIN.

J’ai reçu votre carte... et je me serais bien gardée de manquer à votre invitation ; nous, nous allons prendre le lundi !... c’est un jour distingué...

CARBONEL.

Distingué ! pas plus que le mercredi...

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! certainement !... seulement, le lundi... c’est plus... à la mode...

PÉRUGIN.

C’est le jour où les ministres reçoivent.

CARBONEL, à part.

Très bien ! nous le prendrons.

Il se passe un temps sans parler, Duplan se mouche avec fracas.

MADAME CARBONEL.

Chère amie... que vous êtes donc bonne d’être venue me voir !

DUPLAN, à part.

Elle l’a déjà dit !

MADAME PÉRUGIN.

Nous avons pris une voiture a l’heure... il fait un temps épouvantable.

MADAME CARBONEL.

Oh ! épouvantable !

PÉRUGIN.

Épouvantable !

CARBONEL.

É-pou-van-ta-ble !

DUPLAN, à part.

Si c’est pour se dire cela qu’ils prennent un jour !

MADAME PÉRUGIN.

Quel hiver !

CARBONEL.

Affreux !

PÉRUGIN.

Du vent, de la pluie, de la neige...

CARBONEL.

De la neige, de la pluie, du vent !

DUPLAN, à part.

Ah çà ! est-ce qu’ils ne vont pas s’en aller ?...

Un silence ; Duplan se mouche.

MADAME CARBONEL, bas à son mari.

Dites donc quelque chose... vous me laissez faire tous les frais !...

CARBONEL, bas.

Oui.

Haut.

Qu’est-ce que fait la rente ?...

PÉRUGIN.

Je crois que ça baissotte !

CARBONEL, trouvant une idée.

Ah !

TOUS.

Quoi ?

CARBONEL.

Connaissez-vous l’accident du chemin de fer de Rennes ?

PÉRUGIN et MADAME PÉRUGIN.

Non !

CARBONEL.

Un accident terrible !

À part.

Quelle chance !

MADAME PÉRUGIN.

Combien de blessés ?

CARBONEL.

Personne... Un convoi de marchandises... chargé de beurre de Bretagne... la machine a mis le feu aux wagons... le beurre s’est enflammé... dans la nuit sombre... et le convoi, semblable à un météore... répandait sur sa route des torrents de lampions...

MADAME PÉRUGIN.

Ça devait être magnifique.

PÉRUGIN.

Oui ; mais, au lieu de beurre, supposez des voyageurs.

JOSÉPHINE, paraissant et annonçant.

M. et madame Césénas !

Tous se lèvent.

TOUS.

Les Césénas !

CARBONEL, courant à la fenêtre.

Ils sont venus avec leur voiture.

MADAME CARBONEL.

Quel bonheur !

CARBONEL.

Quel honneur !

À Duplan.

Ôtez donc votre chapeau.

 

 

Scène VI

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL,M. et MADAME PÉRUGIN, M. et MADAME CÉSÉNAS paraissant au fond

 

MADAME PÉRUGIN.

Les voici !

MADAME CARBONEL.

Carbonel, vite ! un tabouret, une bûche !

Courant au-devant de madame Césénas.

Ah ! chère belle ! que vous êtes bonne d’être venue me voir !

CARBONEL, très ahuri.

Monsieur... madame... prenez donc la peine de vous asseoir...

Lui offrant la bûche.

Un tabouret... oh ! non ! pardon !

Il lui place le tabouret sous les pieds et met la bûche dans le feu.

DUPLAN, à part.

Encore du monde !... Je vais attendre qu’ils soient partis !

On s’assied.

MADAME CARBONEL, à madame Césénas.

Mais êtes-vous aimable d’être venue par un temps pareil...

CARBONEL, debout, derrière le canapé.

Peut-on vous offrir quelque chose ?

CÉSÉNAS.

Merci ! Le fait est que nous jouissons d’un temps déplorable.

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! déplorable !

PÉRUGIN.

Nous le disions tout à l’heure.

CÉSÉNAS.

Du vent, de la pluie, de la neige.

CARBONEL.

De la neige, de la pluie, du vent !

DUPLAN, à part.

Ils vont recommencer !

CARBONEL.

Heureusement que vous avez une voiture.

MADAME CÉSÉNAS.

Oh ! je ne pourrais vivre sans cela... j’aimerais mieux manger du pain sec.

MADAME CARBONEL.

Oh ! du pain sec !

CÉSÉNAS.

C’est une manière de parler !

CARBONEL.

Je le pense bien ! je n’ai jamais eu l’honneur de dîner chez vous... mais je suis bien sûr...

CÉSÉNAS, se levant.

J’espère que vous nous ferez ce plaisir-là... un jour.

CARBONEL.

Volontiers... bien volontiers !...

Ils se saluent et se rasseyent.

DUPLAN, à part.

Il se fait inviter à dîner.

MADAME CARBONEL, à part.

Carbonel est d’une indiscrétion !

À Madame Césénas.

Que vous avez un joli chapeau !

MADAME CÉSÉNAS.

Il vient de chez Lise Duval...

MADAME PÉRUGIN.

Il n’y a qu’elle pour coiffer.

MADAME CÉSÉNAS.

C’est cher... mais, plutôt que de prendre ailleurs, j’aimerais mieux manger du pain sec...

CARBONEL.

Moi aussi.

CÉSÉNAS.

Quel temps !... mon Dieu, quel temps !

PÉRUGIN.

Affreux ! je plains les gens qui sont en route...

DUPLAN, à part.

Sans parapluie...

CARBONEL, à part.

La conversation languit...

Haut.

Connaissez-vous l’accident de chemin de fer ?...

CÉSÉNAS.

Ah ! c’est horrible !

MADAME CÉSÉNAS.

J’en suis encore toute malade...

CÉSÉNAS.

Voyez-vous d’ici cette montagne de beurre, enflammée sillonnant l’horizon... C’est très grave.

CARBONEL.

Il n’en faut pas davantage pour désaffectionner les campagnes !

PÉRUGIN.

Maintenant, monsieur, au lieu de beurre, supposez des voyageurs...

CARBONEL, à part.

Ça s’anime... il est gentil, notre mercredi.

MADAME CÉSÉNAS.

C’est singulier... je sens comme un courant d’air...

DUPLAN, éternuant et croyant qu’on l’a salué.

Merci !... c’est la fenêtre !...

MADAME CARBONEL.

Carbonel, mon ami, ferme donc la fenêtre !...

CARBONEL, allant fermer.

Je veux bien, moi !... mais ça va fumer !...

CÉSÉNAS.

Votre cheminée fume ?... Pourquoi ne faites-vous pas comme moi ?... J’avais une cheminée qui fumait...

JOSÉPHINE, annonçant.

M. Edgard Lajonchère...

DUPLAN, à part.

Décidément, c’est une procession !

 

 

Scène VII

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, M. et MADAME PÉRUGIN, M. et MADAME CÉSÉNAS, EDGARD LAJONCHÈRE

 

CARBONEL, allant au-devant de lui.

Bonjour, cher ami.

EDGARD, saluant.

Mesdames... Messieurs...

CARBONEL.

Asseyez-vous donc !

EDGARD, s’adossant à la cheminée.

Quel temps ! quel temps !

TOUS.

Affreux ! Affreux !

DUPLAN, à part, se levant brusquement.

Encore !... J’aime mieux revenir.

Haut.

Adieu, Carbonel... Mesdames...

CARBONEL, sans se déranger.

Vous partez ?... allons, bonjour... bonjour...

DUPLAN, bas à Carbonel.

Voulez-vous, sans déranger personne, me faire donner mon parapluie ?

Carbonel fait un signe à Pérugin. Le parapluie passe de main en main jusqu’à Carbonel qui le jette à terre derrière lui. Le ramassant.

Mesdames !... Messieurs...

Il sort.

CARBONEL, à Edgard.

Eh bien, jeune homme, nous apportez-vous des nouvelles ?... Vous un homme lancé, un homme à la mode !...

CÉSÉNAS, à Edgard.

Est-ce que vous venez du Bois ?...

EDGARD.

Non, je viens de faire une visite à mon conseil judiciaire...

MADAME CARBONEL.

Comment ! vous avez un conseil judiciaire ?...

EDGARD.

Certainement... vous ne le savez pas ?... Depuis un an, je suis pourvu...

PÉRUGIN.

Mais pourquoi ?

EDGARD.

Des niaiseries !... Que voulez-vous !... moi, je suis d’une nature trop tendre... Je ne sais rien refuser aux femmes...

MADAME CÉSÉNAS, riant.

Ah ! vraiment !

EDGARD.

Aux jolies femmes...

À part.

Elle m’a lancé un petit coup d’œil...

Haut.

Je suis orphelin... j’ai vingt-neuf mille livres de rente...

CARBONEL.

C’est très joli !

EDGARD.

Et parce que, l’année dernière, j’ai dépensé soixante-cinq mille francs...

PÉRUGIN.

Ah ! diable !

EDGARD.

Ils se sont assemblés... des oncles... des burgraves... et ils m’ont fait interdire... c’est colossal !...

CARBONEL.

Dame ! Soixante-cinq mille francs...

EDGARD.

Oui... J’ai été un peu vite... mais, comme je leur ai dit : « Messieurs, je vais lâcher Clara... l’année prochaine, je n’en dépenserai que quarante... »

CARBONEL.

Mais ça ne fait pas encore le compte...

PÉRUGIN.

Puisque vous n’en avez que vingt-neuf...

EDGARD.

Bah ! on fera une moyenne !

CARBONEL, à part, indigné.

C’est un polisson !

EDGARD.

Aujourd’hui, mon conseil était réuni... Je me suis présenté pour lui demander de l’augmentation... Croiriez-vous qu’ils ne me donnent que mille francs par mois ?... C’est colossal !

PÉRUGIN.

Dame ! un garçon !...

EDGARD.

Alors le président... un marchand de vin en gros... m’a répondu : « Jeune homme, mariez-vous... revenez à une vie régulière... et le conseil avisera. »

CARBONEL.

À la bonne heure !

CÉSÉNAS.

Et qu’avez-vous fait ?...

EDGARD.

Je lui ai demandé la main de sa fille... séance tenante !

Tout le monde rit.

CARBONEL, à part.

Il a de l’esprit... mais c’est un polisson...

EDGARD, à Carbonel.

On dirait que ça fume chez vous...

CARBONEL.

C’est la fenêtre...

EDGARD.

J’aurais cru que c’était la cheminée.

MADAME CÉSÉNAS, apercevant Berthe et Lucie qui entrent.

Oh ! voici ces demoiselles !

 

 

Scène VIII

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, M. et MADAME PÉRUGIN, M. et MADAME CÉSÉNAS, EDGARD, BERTHE, LUCIE, puis UN CHASSEUR, puis JOSÉPHINE

 

BERTHE et LUCIE, derrière le canapé.

Henriette !

MADAME CÉSÉNAS, les embrassant.

Berthe, embrasse-moi, et toi, Lucie !...

EDGARD, à part, près de la cheminée.

Elles sont gentilles, ces deux petites...

Regardant Lucie.

La brune surtout !...

Regardant Berthe.

Et la blonde principalement !...

BERTHE, à sa mère.

Pourquoi ne nous as-tu pas fait dire qu’Henriette était là ?...

MADAME CARBONEL.

Je vous croyais à votre piano.

LUCIE, tenant un journal.

Nous étions en train d’étudier le Journal des modes.

BERTHE.

Regardez donc ce joli mantelet.

LUCIE.

C’est comme cela que nous en voudrions un.

BERTHE.

Deux.

MADAME PÉRUGIN, prenant le journal.

Voyons !

MADAME CARBONEL.

C’est charmant !

MADAME CÉSÉNAS, examinant aussi.

Tiens ! je viens précisément d’en prendre un semblable chez Gagelin ; il est en bas, dans ma voiture...

MADAME PÉRUGIN.

Combien cela coûte-t-il ?

MADAME CÉSÉNAS.

Cinq cents francs...

CARBONEL, près du guéridon où il a feuilleté un album avec Césénas et Pérugin.

Trop cher !

PÉRUGIN.

Trop cher !

EDGARD, aux dames.

Ils me font l’effet de deux membres de mon conseil judiciaire.

MADAME CARBONEL.

On pourrait peut-être en simplifiant les garnitures...

BERTHE.

Mais non, maman, il ne faut rien simplifier !...

LUCIE.

Si l’on simplifie, il n’y a plus de mantelet.

MADAME PÉRUGIN.

Je ne vois qu’un moyen !... Si madame voulait avoir la bonté de nous prêter le sien...

MADAME CARBONEL.

Nous en prendrions le patron... et nous les ferions à la maison...

HENRIETTE et LUCIE.

Ah ! oui !

MADAME CÉSÉNAS, se levant, ainsi que les autres dames.

Bien volontiers... je vais le faire monter...

À Césénas.

Mon ami, voulez-vous appeler Ludovic.

CÉSÉNAS, remontant.

Ludovic !

Un grand chasseur en livrée paraît au fond ; il tient sous le bras le paletot de son maître.

CARBONEL, l’admirant.

Oh ! il est superbe.

MADAME CÉSÉNAS.

Apportez le carton qui est dans la voiture.

LE CHASSEUR.

Oui, madame.

Il sort.

CARBONEL, à Pérugin.

Dire qu’il a pris un homme à l’année, rien que pour tenir son paletot.

CÉSÉNAS, à sa femme.

Quand vous voudrez, chère amie...

MADAME CARBONEL.

Vous nous quittez déjà !

CÉSÉNAS.

Nous allons au Bois... Il y a une partie de cricket à laquelle nous devons assister...

CARBONEL.

De cricket !... qu’est-ce que c’est que ça ?...

EDGARD.

Un jeu anglais qui vous démanche l’épaule...

BERTHE.

Ah ! je serais bien curieuse de voir ça.

LUCIE.

Moi aussi...

MADAME CÉSÉNAS.

Rien de plus facile... venez avec nous... j’ai trois places à offrir dans ma voiture... M. Pérugin vous accompagnera...

PÉRUGIN.

Mais c’est que nous allons bien vous gêner...

CÉSÉNAS.

Du tout !... du tout !... C’est convenu.

BERTHE.

Ah ! quel bonheur !...

Appelant.

Joséphine, mon chapeau !

Joséphine entre avec un mantelet et un chapeau ; elle habille Berthe ; les dames remontent.

EDGARD.

J’ai envie d’aller voir ça aussi... Je me jette dans un coupé...

CARBONEL.

Un coupé... vous ?... un homme seul... pourquoi ne prenez-vous pas l’omnibus ?...

EDGARD.

Tenez !... vous, à la première vacance, je vous fait nommer de mon conseil.

CARBONEL.

Mais je n’y serais pas plus mal placé qu’un autre... et je vous dirais comme votre président : « Mariez-vous, monsieur Edgard. »

LUCIE, s’approchant.

Ah ! oui ! monsieur Edgard, mariez-vous.

À part.

Ça nous fera un bal !

BERTHE, redescendant.

Ah ! mariez-vous, monsieur Edgard, je vous en prie.

EDGARD, à part.

Ces petites, elles me dévorent des yeux !

Haut.

J’y songerai, mesdemoiselles.

Les regardant toutes deux avec expression.

J’y songerai.

CÉSÉNAS.

Adieu, chère madame.

CARBONEL.

Adieu, chère belle.

Salutations, M. et madame Césénas, Berthe, Lucie, Pérugin et Edgard sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

CARBONEL, MADAME CARBONEL, MADAME PÉRUGIN, puis LE CHASSEUR

 

CARBONEL.

Est-elle heureuse, cette madame Césénas ! en voilà une qui a eu de la chance.

MADAME PÉRUGIN.

Pourquoi ?

CARBONEL.

Quand je pense que son père... le père Durand, venait tous les matins avec ses échantillons m’offrir ses rhums et ses eaux-de-vie.

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! il faisait la commission ?

CARBONEL.

Parfaitement, et à pied ! Il était sur le point de marier sa fille à un commissaire-priseur... lorsque M. Césénas parut avec son million, il en devint épris et, ma foi !... hein ! quel rêve !

MADAME CARBONEL.

Quoi ?

CARBONEL.

Un million !

MADAME PÉRUGIN.

Quant à moi, je ne voudrais pas faire faire à ma fille un mariage aussi disproportionné.

MADAME CARBONEL.

Ni moi !

CARBONEL.

Oui, connu ! les millions sont trop verts.

MADAME CARBONEL.

Moi, j’appelle ça vendre son enfant !

CARBONEL.

Puisqu’elle est heureuse !

Il remonte.

MADAME PÉRUGIN.

Le bonheur, à ce prix-là, je n’en voudrais pas pour ma fille.

MADAME CARBONEL, lui prenant la main.

Ah ! nous sommes des mères, nous... nous nous comprenons.

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! oui !... j’étais venue pour vous faire une confidence... vous êtes nos meilleurs amis... Il est question d’un parti pour Lucie.

CARBONEL, avançant des sièges et s’asseyant près d’elle.

Ah bah ! Contez-nous donc ça ?

MADAME PÉRUGIN.

Ce n’est encore qu’à l’état de projet... il s’agit d’un jeune architecte, M. Jules Priés...

MADAME CARBONEL.

Je l’ai vu chez vous... il est fort bien.

MADAME PÉRUGIN.

Il a une clientèle... et deux cent mille francs... C’est ce que nous donnons à Lucie.

CARBONEL.

Et nous à Berthe.

MADAME PÉRUGIN.

Ma fille semble ne pas le voir avec déplaisir... moi, je ne suis pas ambitieuse... ce que je désire... c’est le bonheur de mon enfant !

MADAME CARBONEL, à son mari.

Cela vaut mieux qu’un million, monsieur !

CARBONEL.

Quand on peut avoir les deux !

MADAME CARBONEL.

Quand donc les hommes cesseront-ils de sacrifier au veau d’or !... je ne demande pas plus pour Berthe... un bon jeune homme... dans les deux cent mille francs.

CARBONEL.

Deux cents et quelques...

LE CHASSEUR, paraissant au fond avec un grand carton.

Madame...

CARBONEL, se levant.

Ah ! très bien... C’est le mantelet.

Il le prend des mains du chasseur, le met sur le guéridon, et, s’approchant des dames, bas.

Dites donc, faut-il lui donner quelque chose ?

MADAME PÉRUGIN.

Dame !... je ne sais pas !

MADAME CARBONEL.

Je crois que ce n’est pas l’usage.

CARBONEL.

Un beau monsieur comme cela... on ne peut pas lui offrir moins de cinq francs, et c’est trop !

Haut au chasseur.

Mon ami, ces dames vous remercient infiniment... infiniment.

Il reconduit le chasseur, qui sort en le saluant.

MADAME PÉRUGIN, se levant.

Je passe dans votre chambre avec ce carton... je découperai le patron en vous attendant.

MADAME CARBONEL.

Oui, je vous rejoins dans l’instant.

Madame Pérugin entre à droite.

 

 

Scène X

 

M. et MADAME CARBONEL, puis JOSÉPHINE, puis DUPLAN, puis MADAME PÉRUGIN

 

MADAME CARBONEL.

Il est cinq heures, il ne viendra plus personne, on peut éteindre le feu.

CARBONEL.

C’est le meilleur moyen d’empêcher de fumer.

MADAME CARBONEL, appelant au fond.

Joséphine, apportez l’étouffoir...

CARBONEL.

Je vais chercher de l’eau.

Il disparaît un moment à gauche.

JOSÉPHINE, entrant.

Voilà l’étouffoir, madame !

MADAME CARBONEL.

Très bien, prenez les pincettes.

Elle relève le devant de sa robe qu’elle attache avec des épingles.

CARBONEL, entrant avec deux carafes.

Attendez... il faut d’abord éteindre la bûche du fond.

Tous trois s’accroupissent devant la cheminée.

DUPLAN, entrant par le fond.

Enfin, vous voilà seuls... tout le monde est parti.

CARBONEL, à part.

Duplan !

MADAME CARBONEL, à part.

Il va nous faire sa demande !

Haut.

Joséphine, laissez-nous.

Elle sort emportant l’étouffoir.

CARBONEL, à Duplan.

Vous venez chercher votre petit panier... Ce n’était pas la peine de vous déranger, je vous l’aurais renvoyé.

DUPLAN.

Oh ! ça ne m’éloigne pas... en retournant au chemin de fer...

CARBONEL.

Vous partez ? alors je ne vous offre pas de vous asseoir.

DUPLAN.

Je n’ai qu’un mot à vous dire, j’irai droit au but... J’ai un fils que je désire marier le plus tôt possible... votre fille est jolie, bien élevée...

MADAME CARBONEL.

Permettez !...

DUPLAN.

Vous êtes de braves gens, de vieux amis, vous me plaisez.

CARBONEL.

Bien flatté, mais la fortune de M. Maurice...

DUPLAN.

Elle est superbe ! vous avez bien connu mon frère Étienne.

CARBONEL.

Non...

DUPLAN.

Le parrain de Maurice... une espèce d’idiot, qui n’a jamais pu être reçu bachelier... alors il est allé en Italie entreprendre des travaux de terrassement pour les chemins de fer... il m’écrivait tous les ans : « Ça va bien, embrasse Maurice pour moi. » J’embrassais Maurice parce que ça me faisait plaisir et je ne pensais plus à sa lettre. Mais voilà qu’il est mort, il y a six mois, en instituant mon fils son héritier.

M. et MADAME CARBONEL.

Eh bien ?

DUPLAN.

Eh bien, il lui a laissé cinquante mille livres de rente, cet imbécile-là.

M. et MADAME CARBONEL.

Un million !

DUPLAN.

Mon Dieu, oui, Maurice a un million de dot.

MADAME PÉRUGIN, paraissant à droite, à part.

Un million ! son fils !

Elle se retire vivement et écoute.

CARBONEL.

Un million ! asseyez-vous donc... je vais rallumer le feu.

MADAME CARBONEL, éperdue.

Une bûche ! un tabouret !

Elle abaisse vivement sa robe.

DUPLAN, qu’on a fait asseoir sur le canapé entre Carbonel et sa femme.

C’est inutile... je m’en vais.

MADAME CARBONEL.

Cher monsieur Duplan... votre proposition nous trouble... nous émeut...

CARBONEL.

Ah ! c’est que nous sommes des amis, de vieux amis !

DUPLAN.

Habitués du café Carbonel ! Ah çà ! pour se marier, il faut que les jeunes gens se connaissent ; où pourront-ils se voir ?

CARBONEL.

Voyons !

MADAME CARBONEL.

Cherchons !

CARBONEL.

Au jardin d’Acclimatation !

MADAME CARBONEL.

Non ! chez madame Césénas ! elle est riche... elle aime beaucoup Berthe... nous la prierons de donner une petite soirée.

CARBONEL.

À laquelle nous vous ferons assister.

DUPLAN, se levant.

C’est cela, vous m’écrirez... Où est mon panier ?

MADAME CARBONEL.

Nous irons vous le porter nous-mêmes à Courbevoie.

DUPLAN.

C’est convenu... Adieu !...

MADAME PÉRUGIN, se montrant.

Comment ! vous partez déjà, monsieur Duplan ?

DUPLAN.

J’ai tout juste le temps d’arriver au chemin de fer.

MADAME PÉRUGIN.

Je vais de ce côté-là... j’ai une voiture en bas... je vous déposerai à la gare...

CARBONEL.

C’est à merveille !... acceptez.

MADAME PÉRUGIN.

Donnez-moi votre bras, cher monsieur Duplan.

MADAME CARBONEL, à part.

Un million ! quel parti pour Berthe !

MADAME PÉRUGIN, à part.

Quel parti pour Lucie !

Madame Pérugin et Duplan sortent par le fond, reconduits par M. et madame Carbonel.

 

 

ACTE II

 

Salon très brillamment meublé. Confidents de chaque côté. Portes au fond, ouvrant sur un autre salon. Entre les deux portes une cheminée surmontée d’une glace sans tain. Portes latérales. Au lever du rideau, aspect animé d’un bal. On va et vient dans les deux salons. Musique. Des cavaliers invitent des dames, d’autres causent.

 

 

Scène première

 

EDGARD, INVITÉS, MADAME CÉSÉNAS, puis CÉSÉNAS, MADAME CARBONEL

 

EDGARD, assis sur un confident à droite.

Ce bal est délicieux, tout est d’un goût parfait ! Les toilettes, les coiffures... c’est colossal !...

CÉSÉNAS, entrant.

Allons, messieurs, vous n’entendez donc pas l’orchestre ?... La main aux dames.

Invitations. On sort.

Notre bal commence à s’animer... il sera charmant !...

MADAME CARBONEL, entrant très agitée.

Comprenez-vous cela ?... M. Maurice qui n’est pas arrivé.

CÉSÉNAS.

Un peu de patience, chère madame : il n’est pas dix heures.

MADAME CÉSÉNAS.

Nous attendons encore plus de la moitié de nos invités.

MADAME CARBONEL.

S’il allait ne pas venir... si son père était souffrant...

CÉSÉNAS.

Il viendra... tranquillisez-vous et rentrez dans le bal...

MADAME CÉSÉNAS.

Que fait Berthe ?

MADAME CARBONEL.

Elle danse... avec M. Jules Priès, l’architecte.

MADAME CÉSÉNAS.

Allez la rejoindre... Dès que ces messieurs seront arrivés... je vous préviendrai.

MADAME CARBONEL.

Oh ! tout de suite, n’est-ce pas ? je ne vis plus.

Elle entre dans le bal avec Césénas.

 

 

Scène II

 

MADAME CÉSÉNAS, puis DUPLAN et MAURICE, puis BERTHE et JULES

 

MADAME CÉSÉNAS.

Pauvre femme !... Elle a tort de s’inquiéter. Berthe est charmante ce soir, et, pour peu que M. Maurice ait du goût...

Le voyant entrer de la gauche avec Duplan.

Ah ! voici M. Duplan.

DUPLAN et MAURICE, saluant.

Madame...

DUPLAN.

Permettez-moi de vous présenter mon fils.

MADAME CÉSÉNAS.

Monsieur...

À part.

Il est bien !

MAURICE.

J’ai à vous remercier, madame, de l’invitation que vous avez bien voulu me faire l’honneur de m’adresser...

MADAME CÉSÉNAS.

Je devrais vous gronder, car vous êtes en retard...

DUPLAN.

C’est la cravate de Maurice...

MADAME CÉSÉNAS, confidentiellement.

Elle est arrivée... elle danse... restez là...

De la porte.

Restez là !

Elle entre dans le bal.

MAURICE, étonné.

Qui est-ce qui est arrivé ?... qui est-ce qui danse ?

DUPLAN.

Une demoiselle charmante... La fille de la belle madame Carbonel.

MAURICE.

Eh bien, après ? qu’est-ce que ça me fait ? je ne la connais pas.

DUPLAN.

Non, mais tu vas la connaître... un ange, mon ami, un ange ! je n’ai pas voulu t’en parler avant de partir, parce que tu aurais refusé de venir au bal... il s’agit d’une entrevue.

MAURICE.

Une entrevue ?... vous voulez me marier ?... Oh ! papa, qu’est-ce que je vous ai fait ? M’empailler à vingt-sept ans !

DUPLAN.

Je ne veux pas t’empailler... Je veux seulement t’empêcher de faire des sottises...

MAURICE.

Quelles sottises ?...

DUPLAN.

Mon ami, tu es un charmant garçon ; tu es bon, généreux, sobre, instruit.

MAURICE.

Amadouez-moi... je vous vois venir...

DUPLAN.

Mais tu as un défaut... tu es faible, irrésolu... tu te laisses dominer par ceux qui t’entourent... je ne t’en veux pas... je suis de même...

MAURICE.

Moi ? ce matin encore, j’ai flanqué mon domestique à la porte... il s’était mis dans mes bottes !

DUPLAN.

Oui, avec les hommes, ça va encore... mais avec les femmes !

MAURICE.

Ah ! les femmes !... elles sont si gentilles.

DUPLAN.

Certainement, elles sont gentilles... du moins, elles étaient gentilles... mais, contre elles, tu n’as pas de défense... Le premier minois chiffonné qui se présente... te voilà pris ! tu tiens de ton père... autrefois...

MAURICE.

Oh ! vous exagérez...

DUPLAN.

Je n’en veux pour preuve que ton voyage en Italie... tu étais parti pour six semaines et tu es resté onze mois... Tu devais me rapporter des roses, et tu ne m’as rapporté que des mèches de cheveux...

MAURICE.

J’avoue que j’ai perdu un peu de temps à Florence... mais si vous aviez vu la chevelure de Barbara...

DUPLAN.

Qu’est-ce que ça me fait, Barbara ?

Avec curiosité.

Elle était donc bien belle, sa chevelure ?

MAURICE.

Deux ruisseaux d’ébène qui descendaient jusqu’à terre !

DUPLAN, avec admiration.

Oh !... oh !... allons, passe pour Barbara !... Mais à Venise ! qu’as-tu fait à Venise ? impossible de te faire décamper !

MAURICE.

Ah ! si vous connaissiez Zirzina !

DUPLAN.

Allons !... Zirzina maintenant !

MAURICE.

Quelle taille ! quelle cambrure !... la souplesse du serpent, la rigidité du marbre ! et ses yeux, moitié velours, moitié feu !

DUPLAN, avec admiration.

Oh ! oh !

À part.

Et dire que je n’ai jamais vu l’Italie !... voilà ce que c’est que de s’acoquiner à Courbevoie !

MAURICE.

Ce n’était qu’une marchande de fleurs... Mais il y avait du sang des doges chez cette femme-là !

DUPLAN.

C’est possible... Mais, à Paris, le sang des doges est extrêmement rare... et, comme avec ton caractère tu finirais par me donner pour belle-fille quelque cabrioleuse de ton choix, je me suis occupé moi-même de te trouver une femme... elle ne descend pas des doges... je ne pense pas que Carbonel élève cette prétention... elle appartient à une excellente famille bourgeoise.

MAURICE.

Est-elle jolie ?

DUPLAN.

Exceptionnellement jolie !

MAURICE.

Ah !

DUPLAN.

Ça te fait sourire, drôle !

MAURICE.

Un mot... Est-elle brune ou blonde ?

DUPLAN.

Adorable blonde !

MAURICE.

Voilà une chance ! il y a très longtemps que je n’ai aimé de blondes... depuis un an, la veine est aux brunes.

DUPLAN.

Mais, cette fois, c’est sérieux... il ne s’agit pas de coqueter, il s’agit d’épouser.

MAURICE.

C’est convenu... mais je demande à voir.

Berthe, valsant avec Jules, traverse le salon du fond de droite à gauche. Les apercevant.

Tiens ! Jules Priès !... bonjour !...

Voyant Berthe, à son père.

Oh ! la ravissante personne ! l’éblouissante beauté !

Il suit Berthe du regard, jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

DUPLAN.

Eh bien, mon ami, c’est elle...

MAURICE.

Comment ?

DUPLAN.

Voilà comme je les choisis !

MAURICE.

Mon compliment !... vous vous y connaissez encore en jolies femmes.

DUPLAN.

L’habitude de cultiver les roses...

Riant.

Eh ! eh ! eh ! Chut ! les grands parents !

 

 

Scène III

 

MAURICE, DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, puis BERTHE et JULES

 

MADAME CARBONEL, avec empressement.

Ah ! M. Duplan...

CARBONEL, de même.

Cher ami...

DUPLAN.

Madame... permettez-moi de vous présenter Maurice, mon fils...

Présentant.

M. et madame Carbonel.

Salutations.

MADAME CARBONEL.

Enchantée, monsieur, de faire... ou plutôt de renouveler connaissance avec vous...

MAURICE, étonné.

Comment, madame, j’aurais été assez heureux ?...

DUPLAN.

Oui... je t’ai déjà présenté une fois à madame ; il est vrai que tu avais huit ans.

CARBONEL.

Ma femme vous a fait sauter sur ses genoux et elle vous a embrassé !...

MAURICE.

Alors madame, j’ai dû faire bien des envieux.

M. et MADAME CARBONEL.

Oh ! très joli, très joli !...

MAURICE, s’avançant.

Et je serais bien heureux, madame, si M. votre mari voulait nous permettre de reprendre nos relations... au point où nous les avons laissées.

M. et MADAME CARBONEL.

Ah ! très joli !... très joli !...

MADAME CARBONEL, bas à son mari.

Il a de l’esprit.

CARBONEL, bas.

Je crois bien, il en a pour un million !

À Maurice.

Vous arrivez d’Italie, jeune homme ?

MAURICE.

Oui, monsieur, de Venise !

CARBONEL.

Ah ! Venise !... vous avez vu la place Saint-Marc, le pont des Soupirs ?

MAURICE.

Bien souvent !

DUPLAN, à part.

Zirzina !

CARBONEL.

Et qu’est-ce qui vous a le plus bouleversé à Venise ?

MAURICE.

C’est la Douane !

M. et MADAME CARBONEL.

Ah ! très joli ! très joli !

MAURICE, bas à Duplan.

Ils ont l’air de bien braves gens.

DUPLAN, bas.

Parbleu ! ils rient de tout ce que tu dis !

BERTHE, entrant reconduite par Jules.

Je vous remercie, monsieur !

MAURICE, à part.

C’est elle ! Ah ! décidément, il n’y a que les blondes.

JULES.

Bonjour, Maurice.

MAURICE.

Bonjour, mon ami...

Ils se serrent la main.

MADAME CARBONEL.

Ah ! vous connaissez M. Jules Priès ?

MAURICE.

Beaucoup... c’est un ami ! je lui dois mes deux oreilles...

TOUS.

Comment ?

Plusieurs dames et messieurs sont entrés et sont près de la cheminée. Un valet apporte un plateau.

MAURICE, offrant des glaces à madame et mademoiselle Carbonel.

Aimez-vous les histoires de brigands, mademoiselle ?

BERTHE.

Oh ! oui ! c’est gentil !

MAURICE.

Je vous préviens que celle-ci est très corsée.

JULES.

Ne parlons pas de ça...

CARBONEL.

Allez ! allez !

MAURICE.

C’était aux environs de Naples... nous étions cinq jeunes gens, dont un médecin sans clientèle, qui s’était ordonné le ciel d’Italie pour cause de santé... Nous voyagions à pied, un âne portait nos bagages, plus une petite pharmacie de voyage qui servait au docteur pour se droguer... et bon nombre de bouteilles de bordeaux, qu’il faisait entrer dans son régime... et que nous nous prescrivions de temps en temps.

CARBONEL.

Mais les brigands !

MADAME CARBONEL.

Chut donc, Carbonel !

MAURICE.

Pendant une halte... l’idée me vint de m’aventurer aux environs, dans la montagne... Je n’avais pas fait quatre cents pas, que je me trouvai entouré, garrotté... J’étais tombé au milieu d’une bande...

BERTHE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

CARBONEL, se frottant les mains.

Nous y voilà ! voilà les brigands !

MAURICE.

Je leur raconte mon histoire... aussitôt ils expédient un des leurs à mes quatre amis, avec une lettre ainsi conçue : « Si, à deux heures, vous n’avez pas déposé cinq mille piastres au pied du grand chêne Della-Grotta, vous y trouverez votre ami attaché avec deux oreilles de moins. »

BERTHE.

C’est affreux !

M. et MADAME CARBONEL.

C’est horrible !

DUPLAN, tranquille.

Moi, je connais l’histoire... ça ne m’émeut pas...

MAURICE.

C’est alors que Jules, n’ayant pas cinq mille piastres... eut un trait de génie !... Il ouvrit la pharmacie du docteur, y prit un flacon de laudanum dont il versa le contenu dans les bouteilles de bordeaux, puis il poussa l’âne, chargé de vin, au pied du grand chêne Della-Grotta... et s’en revint bien vite... À deux heures précises... les brigands arrivèrent, et, trouvant l’âne au lieu des cinq mille piastres, ils se mirent à jurer en italien... ils m’attachèrent à l’arbre et se préparèrent à me découper...

BERTHE.

Vous deviez avoir bien peur ?

MAURICE.

Je n’étais pas gai... lorsque le chef... un gros nez rouge... qui caressait de l’œil les bouteilles de bordeaux... proposa de les boire à la santé de mes oreilles avant de les couper.

CARBONEL.

Ah ! je devine !

MADAME CARBONEL.

Tais-toi donc, Carbonel !

BERTHE.

Laisse raconter, papa...

MAURICE.

À peine en eurent-ils vidé quelques bouteilles, que je les vis tomber sur le gazon, fermer les yeux, et s’endormir d’un sommeil qui ressemblait horriblement à celui de l’innocence...

CARBONEL.

Ah ! bravo !

BERTHE.

Chut donc, papa !

MAURICE.

J’ai fini, mademoiselle... Un quart d’heure après, mes amis arrivèrent et me ramenèrent en triomphe sur l’âne.

CARBONEL.

Et les voleurs ?...

MAURICE.

Au premier poste, nous avertîmes les gendarmes, qui n’eurent d’autre peine que de les cueillir sur la pelouse comme un bouquet de violettes.

MADAME CARBONEL.

C’est palpitant !

CARBONEL.

Il raconte comme Alexandre Dumas !

MAURICE.

Et voilà comment M. Jules Priès est devenu le meilleur de mes amis... et le second père de mes oreilles...

JULES.

Tu es fou de raconter cela en plein bal...

BERTHE.

J’en suis encore tout émue...

On entend l’orchestre.

MADAME CARBONEL.

Ah ! l’orchestre !...

MAURICE, à Berthe.

Mademoiselle, je ne vois qu’une contredanse pour vous faire oublier les terreurs que mon récit vous a causées...

MADAME CARBONEL, bas à son mari.

Il l’invite !

BERTHE.

Volontiers, monsieur...

Allant à sa mère.

Tiens, maman... garde mon éventail...

MAURICE, bas à Duplan.

Ravissante ! ravissante !

DUPLAN, bas.

Alors... je puis aller ?

MAURICE.

Allez ! je m’abandonne à vous...

Offrant son bras à Berthe.

Mademoiselle...

Maurice et Berthe entrent dans le salon suivis de Jules et des invités.

 

 

Scène IV

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL

 

MADAME CARBONEL, à Duplan.

Eh bien ?

CARBONEL.

Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

DUPLAN.

Il est subjugué !...

MADAME CARBONEL.

Ah ! le charmant garçon !... Je veux les voir danser !

CARBONEL.

Moi aussi.

Prenant le bras de sa femme et sortant.

Ma fille aura son petit million !

MADAME CARBONEL.

Et un château !

CARBONEL.

Et un chasseur ! Je lui ferai tenir mon paletot.

Ils disparaissent.

 

 

Scène V

 

DUPLAN, M. et MADAME PÉRUGIN, LUCIE, puis JULES

 

DUPLAN.

Allons ! ça marche !... et, une fois Maurice marié, je pourrai retourner cultiver en paix mes rosiers.

M. et madame Pérugin et Lucie paraissent à gauche.

MADAME PÉRUGIN.

Eh ! mais c’est ce cher M. Duplan ?

DUPLAN, saluant.

Madame...

MADAME PÉRUGIN, à son mari.

Mon ami, je te présente M. Duplan.

DUPLAN, saluant.

Monsieur...

MADAME PÉRUGIN.

Eh bien, Lucie, tu ne salues pas notre excellent ami M. Duplan ?

DUPLAN, saluant Lucie.

Mademoiselle... Oh ! la jolie toilette de bal !

PÉRUGIN, à part.

Elle coûte assez cher.

LUCIE, à part.

Je voudrais bien savoir si M. Jules est arrivé.

Elle remonte.

MADAME PÉRUGIN.

Et vous êtes venu aujourd’hui de Courbevoie ?

DUPLAN.

Par le train de cinq heures... J’ai dîné au restaurant avec mon fils...

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! c’est mal ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous demander à dîner ?

DUPLAN.

Vous êtes trop bonne... mais je n’aurais pas osé me permettre...

MADAME PÉRUGIN.

Vous auriez parlé rosiers avec mon mari, qui est très amateur.

DUPLAN.

Ah ! vraiment, monsieur ?

PÉRUGIN.

Moi ? c’est-à-dire... je ne crains pas une jolie rose.

À part.

Qu’a donc ma femme ?

MADAME PÉRUGIN.

Est-ce que M. Maurice ne vous a pas accompagné ?

DUPLAN.

Si, il danse !

MADAME PÉRUGIN.

Vous nous le présenterez... M. Pérugin brûle de faire sa connaissance.

PÉRUGIN, à part, étonné.

Moi ?

DUPLAN, remerciant Pérugin.

Ah ! monsieur !

MADAME PÉRUGIN.

Nous étions hier dans une maison où l’on ne tarissait pas en éloges sur son compte.

DUPLAN, avec curiosité.

Ah !

MADAME PÉRUGIN.

Non, je ne dirai pas chez qui... Je me suis permis d’ajouter : « Je ne connais pas M. Maurice, mais je ne lui souhaite qu’une chose, c’est d’être un homme aussi accompli et aussi parfait que l’est son père. »

DUPLAN, confus.

Oh ! oh ! madame...

MADAME PÉRUGIN.

Je le dis comme je le pense.

DUPLAN, à part.

Elle est vraiment très aimable !

PÉRUGIN, à part.

Pourquoi donc ma femme flatte-t-elle ce petit rentier ?

LUCIE, apercevant Jules qui entre.

Ah ! M. Jules...

Elle descend.

PÉRUGIN, à part.

Mon futur gendre.

Allant à lui avec empressement.

Bonjour, cher ami ; je suis bien heureux de vous voir !...

JULES, saluant.

Monsieur... madame... mademoiselle...

Bas à Lucie.

Êtes-vous jolie ce soir !

LUCIE, bas.

Vous trouvez ?

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Ne t’avance pas trop avec ce jeune homme.

PÉRUGIN, étonné.

Tiens !

MADAME PÉRUGIN.

Je te dirai pourquoi !

JULES, à Lucie.

Mademoiselle, on se place pour la valse... Voulez-vous me faire l’honneur ?...

LUCIE.

Avec plaisir, monsieur...

Elle prend le bras de Jules.

DUPLAN, à Pérugin.

Entre hommes, ça peut se dire... moi... je vais à la découverte du buffet.

Jules, Lucie et Duplan sortent.

 

 

Scène VI

 

M. et MADAME PÉRUGIN

 

PÉRUGIN, à sa femme.

Eh bien, quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

MADAME PÉRUGIN.

Il y a que vous ne comprenez rien... Le fils de ce bonhomme qui sort... M. Maurice Duplan... a un million de dot !

PÉRUGIN.

Eh bien ?

MADAME PÉRUGIN.

Ce serait un parti superbe pour Lucie...

PÉRUGIN.

Mais l’autre... l’architecte ?

MADAME PÉRUGIN.

Il se mariera ailleurs ! voilà tout !

PÉRUGIN.

Au fait !

MADAME PÉRUGIN, voyant entrer madame Carbonel.

Pas un mot !

 

 

Scène VII

 

M. et MADAME PÉRUGIN, MADAME CARBONEL

 

MADAME CARBONEL, entrant radieuse.

Ils valsent ensemble avec une grâce... tout le monde les regarde.

Apercevant madame Pérugin.

Ah ! chère bonne, mille pardons, je ne vous avais pas aperçue...

PÉRUGIN, saluant.

Nous arrivons.

Il lui avance un siège. Les dames s’asseyent.

MADAME CARBONEL, avec épanchement.

Ah ! mes amis, vous me voyez bien heureuse !

PÉRUGIN.

En effet !

MADAME CARBONEL.

Je puis vous dire cela, je vous dis tout, vous êtes nos meilleurs amis... Je crois que nous allons marier Berthe !

PÉRUGIN.

Vraiment ! et avec qui ?

MADAME CARBONEL.

Ah ! un mariage inespéré... un million de dot... le fils de M. Duplan.

PÉRUGIN, à part.

V’lan !

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! mes compliments bien sincères, cette nouvelle me cause une joie !...

MADAME CARBONEL, lui serrant la main.

Oh ! je le sais... ma bonne madame Pérugin !...

Elles se lèvent.

MADAME PÉRUGIN, à son mari.

Félicitez donc madame...

PÉRUGIN.

Certainement... je suis on ne peut pas plus heureux.

MADAME CARBONEL.

Les deux jeunes gens se sont vus ce soir pour la première fois... mais ils se conviennent déjà !... elle est si jolie, ma fille ! une tête de Raphaël !

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! c’est bien vrai !...

MADAME CARBONEL.

En ce moment, ils valsent ensemble... c’est un plaisir de les voir... Vous permettez ?...

Elle remonte pour regarder dans le salon.

PÉRUGIN, bas, s’approchant de sa femme.

Dis donc, puisque le mariage est à peu près conclu... il ne faut plus y penser.

MADAME PÉRUGIN, bas.

Vous êtes fou ! tant qu’un mariage n’est pas fait, il peut se défaire !

PÉRUGIN.

Sans doute... mais aller sur les brisées...

MADAME PÉRUGIN.

Les brisées... les brisées... de qui ? un jeune homme à marier appartient à tout le monde... il est dans le domaine public...

PÉRUGIN.

Certainement !... mais tu vas nous brouiller avec nos amis... !

MADAME PÉRUGIN.

Taisez-vous ?... vous n’aimez pas votre fille !

PÉRUGIN, à part.

Je ne la reconnais plus, elle devient féroce !

MADAME CARBONEL, redescendant.

Les voici !... ils reviennent...

MADAME PÉRUGIN, à part.

M. Maurice !

Bas à son mari.

Envoyez-moi Lucie !

PÉRUGIN.

Je le veux bien, mais je ne m’en mêle pas... ça te regarde...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME CARBONEL, MADAME PÉRUGIN, MAURICE, BERTHE

 

MAURICE.

Vous êtes reine de ce bal ! vous valsez à ravir !

Il la fait asseoir sur le confident à gauche.

BERTHE.

Vous me faites trop de compliments, vous m’embarrassez...

MADAME CARBONEL, à sa fille.

Pauvre enfant ! comme tu as chaud.

MAURICE, bas à madame Carbonel.

Adorable ! adorable ! belle-maman !

MADAME CARBONEL, à part.

Belle-maman !

Bas à madame Pérugin.

Il a dit : « Belle-maman ! »

MADAME PÉRUGIN, bas.

Présentez-le-moi donc...

MADAME CARBONEL.

Oh ! c’est juste.

Présentant.

M. Maurice Duplan, madame Pérugin... la meilleure de mes amies.

MAURICE, saluant.

Madame...

MADAME CARBONEL.

Vous l’aimerez tout de suite, car elle aime bien Berthe...

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! oui !

MADAME CARBONEL, bas.

Je vous laisse ensemble... parlez-lui de ma fille... ça ne peut pas nuire...

MADAME PÉRUGIN, bas.

Comptez sur moi...

MADAME CARBONEL, à Berthe.

Viens, mon enfant, ton père nous cherche !

Elle sort, après avoir fait des signes d’intelligence à madame Pérugin.

 

 

Scène IX

 

MAURICE, MADAME PÉRUGIN, puis LUCIE

 

MADAME PÉRUGIN, à part.

Et Lucie qui ne vient pas !

Haut.

Quelle charmante jeune fille que Berthe !

MAURICE.

Une délicieuse personne, en effet... Madame la connaît depuis longtemps ?

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! depuis son enfance ! je l’ai vue naître !... aussi j’ai pour elle une amitié...

MAURICE.

Qu’elle vous rend, j’en suis sûr... car mademoiselle Berthe paraît avoir un cœur...

MADAME PÉRUGIN.

Un cœur d’or !... ça se voit sur sa figure... En contemplant ces beaux yeux dont l’expression sommeille toujours, cette bouche gracieuse et immobile... on croit voir...

MAURICE.

Une statue ?

MADAME PÉRUGIN.

La sérénité d’un beau lac... Et pourtant elle est gaie.

MAURICE.

Ah ! tant mieux !

MADAME PÉRUGIN.

Elle sourit continuellement... même de choses qui ne sont pas plaisantes... Avant-hier, son maître de piano est tombé dans l’escalier... elle a souri... Quel heureux caractère !

MAURICE.

Oui.

À part.

Est-ce qu’elle serait bête ?

MADAME PÉRUGIN.

Et puis elle a un esprit d’ordre ! Croyez-vous qu’elle ne peut jamais parvenir à dépenser l’argent qu’on lui donne pour sa toilette... Elle place, cette chère petite, elle met à la caisse d’épargne...

MAURICE, à part.

Elle est intéressée !

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! c’est une adorable enfant !

MAURICE.

Oui... adorable...

MADAME PÉRUGIN.

Je donnerais tout au monde pour que ma fille lui ressemblât !...

MAURICE.

Ah ! Madame a une fille ?

MADAME PÉRUGIN.

Oui... du même âge que Berthe, elles ont été élevées dans la même pension.

MAURICE.

Est-ce qu’elles se ressemblent ?

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! du tout !... le jour et la nuit... D’abord Lucie n’est pas jolie... elle est brune.

MAURICE.

Mais je vous assure qu’il y a des brunes...

MADAME PÉRUGIN.

Elle a de l’expression... voilà tout !

MAURICE, à part.

Connu ! c’est une petite laideron !

LUCIE, entrant.

Tu m’as fait demander, maman ?

MADAME PÉRUGIN, à part.

Enfin !...

Haut.

Oui, mon enfant.

MAURICE, poussant un cri de surprise en apercevant Lucie.

Ah !

MADAME PÉRUGIN, présentant.

Ma fille... M. Maurice Duplan... le fils d’un de nos bons amis...

MAURICE, saluant.

Mademoiselle...

À part.

Les yeux de Barbara ! et elle dit qu’elle n’est pas jolie !

LUCIE.

Papa vient de me gronder parce qu’en valsant avec M. Jules j’ai déchiré mon volant de dentelles.

MADAME PÉRUGIN.

Il a raison, tu ne fais attention à rien.

MAURICE.

Le mal n’est pas bien grand...

MADAME PÉRUGIN, l’embrassant.

Tu n’es qu’une petite gaspilleuse.

LUCIE.

Je ne le ferai plus, maman.

MAURICE, à part.

Pauvre enfant ! est-elle gentille !

LUCIE, changeant de ton.

Avec tout ça, j’ai perdu mon danseur !

MAURICE, riant.

Oh ! charmant ! Mademoiselle, voulez-vous me permettre de le remplacer ?

LUCIE.

Volontiers, monsieur ; mais vous prendrez bien garde de marcher sur ma robe...

MAURICE, à madame Pérugin.

Et vous dites qu’elle n’a pas de soin !... Soyez tranquille, mademoiselle, je resterai en l’air le plus que je pourrai.

Il sort avec Lucie.

 

 

Scène X

 

MADAME PÉRUGIN, puis MADAME CARBONEL

 

MADAME PÉRUGIN, les regardant s’éloigner.

Je le tiens !

MADAME CARBONEL, entrant et cherchant par la gauche.

Mais où peut-il être ?

MADAME PÉRUGIN.

Qui cherchez-vous donc ?

MADAME CARBONEL.

M. Maurice a invité ma fille... et il ne se présente pas...

MADAME PÉRUGIN.

Il vient de rentrer dans le salon à l’instant.

MADAME CARBONEL.

Eh bien, lui avez-vous parlé ?

MADAME PÉRUGIN.

Sans l’orchestre, il serait encore là... À mon tour, j’ai un petit service à vous demander.

MADAME CARBONEL.

Parlez.

MADAME PÉRUGIN.

Il s’agit de l’avenir de Lucie...

MADAME CARBONEL.

Chère enfant !

MADAME PÉRUGIN.

Il se présente un parti brillant pour elle... ceci est entre nous... un jeune homme qui nous plaît beaucoup.

MADAME CARBONEL.

M. Jules Priès... vous m’en avez déjà parlé.

MADAME PÉRUGIN.

Non, c’est rompu.

MADAME CARBONEL.

Ah !

MADAME PÉRUGIN.

Il est question d’un ingénieur qui a quatre cent mille francs.

MADAME CARBONEL.

C’est très joli pour vous...

MADAME PÉRUGIN.

Ce jeune homme est ami intime, de M. Maurice... il ne fait rien sans le consulter...et vous me donneriez une grande preuve d’amitié en faisant un peu l’éloge de ma fille devant votre futur gendre.

MADAME CARBONEL.

Je comprends... Maurice le répétera à son ami... et...

MADAME PÉRUGIN.

C’est cela !

MADAME CARBONEL.

Du reste, pour louer Lucie, je n’aurai qu’à dire ce que je pense.

MADAME PÉRUGIN.

Que vous êtes bonne !

MADAME CARBONEL.

Et comme nous nous entendons !

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! j’oubliais ! le jeune homme est un peu artiste... il est inutile de poser Lucie en femme de ménage, ne craignez pas de lui donner des goûts un peu exaltés...

MADAME CARBONEL.

Parfait !... je dirai qu’elle a horreur de l’aiguille...

MADAME PÉRUGIN.

La danse finit, je vous laisse avec votre gendre.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

MADAME CARBONEL, MAURICE

 

MADAME CARBONEL, à part.

Mon gendre, que ce mot est doux à prononcer !

MAURICE, entrant à part.

Quelle grâce ! quel esprit ! Ah ! décidément il n’y a que les brunes !... Oh ! madame Carbonel !

MADAME CARBONEL.

Monsieur Maurice, je vous croyais avec Berthe ?

MAURICE.

Je l’ai laissée dans le grand salon... avec son amie mademoiselle Lucie...

MADAME CARBONEL.

Ah ! vous avez vu Lucie ? comment la trouvez-vous ?

MAURICE, embarrassé.

Mais...

MADAME CARBONEL.

Charmante ! n’est-ce pas ? Oh ! vous pouvez le dire, nous ne sommes pas jalouses...

MAURICE.

Eh bien, franchement, elle est ravissante, des yeux ! une tournure ! un entrain ! une gaieté !

MADAME CARBONEL.

Et un esprit ! elle en a autant que ma fille, pas plus, mais autant !...

MAURICE.

Oui... c’est un autre genre...

MADAME CARBONEL.

Et puis elle est artiste...

MAURICE.

Ah !

MADAME CARBONEL.

Elle peint, elle chante, elle danse... enfin, elle connaît tout son Lamartine !

MAURICE.

Vraiment ?

MADAME CARBONEL.

Et deux cent mille francs de dot ; par exemple, elle n’aime pas l’aiguille...

MAURICE.

Oh ! ça...

MADAME CARBONEL.

Il ne faut pas venir lui dire : « Mon enfant, voilà un bouton qui tombe, veux-tu me le raccommoder ? » non, non, ça ne lui va pas !

MAURICE.

Il y a des tailleurs pour cela !

MADAME CARBONEL.

Ce qui ne l’empêchera pas d’être une excellente petite femme.

MAURICE.

Vous croyez ?

MADAME CARBONEL.

J’en suis sûre ! Je n’ai qu’une chose à vous dire. Si j’avais un fils... ne pouvant pas le donner à Berthe... je ne lui souhaiterais pas une autre femme que Lucie !... vous pouvez le répéter à qui vous voudrez !...

MAURICE, avec feu.

Oh ! je vous comprends, madame !

MADAME CARBONEL, à part.

Il a compris !

L’orchestre se fait entendre.

MAURICE.

Pardon ! j’entends l’orchestre...

MADAME CARBONEL.

Et vous avez invité quelqu’un ?

MAURICE.

Oui, madame...

MADAME CARBONEL.

Allez, monsieur Maurice... ne faites pas attendre votre danseuse... comme tout à l’heure.

MAURICE.

Oh ! non, chère petite... Je cours bien vite...

Il sort vivement.

 

 

Scène XII

 

MADAME CARBONEL, PÉRUGIN

 

MADAME CARBONEL, seule.

Est-il amoureux ! Ah ! je crois que Berthe sera heureuse !

PÉRUGIN, entrant par la gauche.

Vous n’avez pas vu ma femme ?

MADAME CARBONEL.

Monsieur Pérugin, je viens de travailler pour vous... J’ai vu Maurice... cela marche à merveille.

PÉRUGIN.

Quoi donc ?

MADAME CARBONEL.

Le mariage de Lucie...

PÉRUGIN.

Avec l’architecte ?

MADAME CARBONEL.

Mais non ! avec l’autre !

PÉRUGIN, s’oubliant.

Avec M. Maurice...

MADAME CARBONEL.

Hein ?

PÉRUGIN.

Vous y renoncez ?... Ah ! madame, que vous êtes bonne !

MADAME CARBONEL, avec énergie et marchant sur lui.

Mais qui vous parle de M. Maurice ? Voyons, répondez !

PÉRUGIN, très ahuri.

Moi ?... Je ne sais pas... c’est ma femme qui a eu l’idée... mais je n’y suis pour rien... ça ne me regarde pas.

Il disparaît.

 

 

Scène XIII

 

MADAME CARBONEL, puis CARBONEL

 

MADAME CARBONEL, seule, très agitée.

Je suis jouée !... et elle m’a fait faire l’éloge de sa fille ! et, comme une sotte, j’ai donné dans le piège !... Oh ! elle me le payera...

Apercevant son mari qui entre.

Carbonel... sais-tu ce qui se passe ?

CARBONEL.

Non... je viens de jouer aux dominos...

MADAME CARBONEL.

On veut nous voler notre gendre !

CARBONEL.

Ah bah ! qui ça ?

MADAME CARBONEL.

Les Pérugin...

CARBONEL.

Allons donc ! c’est impossible... des amis !

MADAME CARBONEL.

Quand on a une fille à marier, il n’y a pas d’amis... je l’apprends trop tard.

CARBONEL.

Je me disais aussi : Voilà deux fois de suite que Maurice fait danser Lucie.

MADAME CARBONEL.

Comment...

CARBONEL.

Ah ! mais, ça ne se passera pas comme ça... je vais aller trouver Pérugin.

MADAME CARBONEL.

Eh bien, après ?

CARBONEL.

Je lui reprocherai sa conduite, je le provoquerai, s’il le faut...

MADAME CARBONEL.

Non, reste là !... pas de bruit, pas d’éclat !... c’est un duel de femmes... un duel de ruses... tu n’y comprendrais rien...

Apercevant Maurice qui entre.

Maurice !... laisse-moi faire... Dis comme moi...

 

 

Scène XIV

 

MADAME CARBONEL, CARBONEL, MAURICE

 

MAURICE, entrant, à part.

Après tout, ce mariage n’est pas tellement avancé... Justement les voici.

Haut.

Monsieur et vous, madame... je suis bien aise de vous rencontrer seuls dans ce salon...

CARBONEL, bas à sa femme.

Il va retirer sa demande !

MADAME CARBONEL, bas.

Oui, mais je suis là !

Haut.

Nous aussi, nous vous cherchions, monsieur Maurice.

MAURICE.

Moi ?

MADAME CARBONEL.

Nous sommes chargés près de vous d’une commission délicate...

MAURICE, à part.

Est-ce qu’ils voudraient rompre ?

Haut.

Parlez, madame...

MADAME CARBONEL.

Votre ami nous quitte à l’instant.

MAURICE, cherchant.

Mon ami...

MADAME CARBONEL.

Ce jeune architecte qui vous a sauvé la vie avec un dévouement...

MAURICE.

Jules ?... Brave garçon !

MADAME CARBONEL.

Je ne sais s’il vous a fait la confidence d’un amour...

MAURICE.

En effet... il m’a dit qu’il désirait se marier... mais il n’a pas nommé la personne...

MADAME CARBONEL.

Elle est charmante, je vous parlais d’elle ici, tout à l’heure...

MAURICE.

Lucie ! Est-il possible ?

MADAME CARBONEL.

Entre nous, ces enfants s’aiment...

MAURICE.

Ah ! Mademoiselle Lucie ?...

MADAME CARBONEL.

M’a confié qu’elle serait heureuse d’accorder sa main à un aussi galant homme.

CARBONEL, à part.

Très fort !

MADAME CARBONEL.

Du reste, le père et la mère ont depuis longtemps autorisé ses assiduités.

MAURICE.

Je comprends...

MADAME CARBONEL.

Mais, comme, en se prolongeant, elles pourraient devenir compromettantes... M. Jules a été mis en demeure de faire sa demande aujourd’hui même.

MAURICE.

Mais ce sont des affaires de famille, et je ne vois pas en quoi...

MADAME CARBONEL.

Vous savez que M. Jules n’a pas de parents à Paris... et, pour faire cette demande, il a pensé à vous, son meilleur ami.

MAURICE.

Moi ? permettez, c’est impossible !

MADAME CARBONEL.

Impossible, dites-vous ?

CARBONEL.

Après le service qu’il vous a rendu...

MAURICE.

Vous avez raison... refuser serait de l’ingratitude...

À part.

Allons, du courage, puisque c’est lui qu’elle aime...

Haut.

Comptez sur moi... je rentre dans le bal.

MADAME CARBONEL.

Inutile... voici cette bonne madame Pérugin...

CARBONEL, à part.

Ah ! je suis bien aise de voir ça !

 

 

Scène XV

 

MADAME CARBONEL, CARBONEL, MAURICE, MADAME PÉRUGIN

 

MADAME CARBONEL, à madame Pérugin.

Vous arrivez à propos, chère amie... Voici M. Maurice qui désire vous parler.

MADAME PÉRUGIN.

À moi ?

MAURICE, avec émotion.

Oui, madame... j’ai vu ce soir mademoiselle Lucie pour la première fois... et l’impression qu’elle a produite sur moi...

Se reprenant.

comme sur tous ceux qui la connaissent... justifiera, je l’espère, la démarche que je fais auprès de vous...

MADAME PÉRUGIN, à part, désignant les Carbonel.

Devant eux !... c’est cruel !

MAURICE.

J’ai l’honneur, madame, de vous demander la main de mademoiselle votre fille...

MADAME PÉRUGIN, lui tend la main.

Ah ! monsieur Maurice...

MAURICE.

Pour mon ami M. Jules Priès.

MADAME PÉRUGIN, regardant madame Carbonel.

Ah !

CARBONEL, à part.

Attrape !

MADAME CARBONEL.

Oui, chère bonne, c’est moi qui ai eu cette heureuse pensée...

CARBONEL.

Oui, chère bonne madame, c’est nous.

MADAME PÉRUGIN, sèchement.

Merci !

MADAME CARBONEL.

Vous nous avez parlé du désir que vous aviez de voir se réaliser cette union... modeste mais sortable... et j’espère recevoir vos remerciements.

Elle salue et sort.

CARBONEL.

Nous l’espérons !

Il salue et sort.

 

 

Scène XVI

 

MADAME PÉRUGIN, MAURICE

 

MAURICE, avec effort.

Quelle réponse dois-je porter à mon ami, madame ?

MADAME PÉRUGIN.

Mais vous paraissez souffrir ?

MAURICE.

Oh ! ce n’est rien ! un peu de contrariété... la chaleur du bal.

MADAME PÉRUGIN, à part.

Il l’aime !

Haut, lui montrant un siège, et s’asseyant sur le confident de droite.

Monsieur Maurice, je vais vous parler avec la plus entière franchise... Il est vrai qu’un moment, nous avons pensé à ce mariage... mais, s’il faut vous l’avouer, l’état d’architecte ne nous flattait que médiocrement... Vous comprenez... le plâtre... les maçons... Il nous semblait, à tort, peut-être, que Lucie, avec son esprit, ses grâces, son éducation, pouvait prétendre à devenir une femme du monde...

MAURICE.

Et du meilleur monde !

MADAME PÉRUGIN.

Certainement, M. Jules Priès est un excellent jeune homme...mais ses goûts sont simples et bourgeois... il ferait un excellent mari pour Berthe...

MAURICE.

Tiens... c’est une idée ! mais, au point où en sont les choses...

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! personne n’est lié, ce mariage n’est encore qu’à l’état de projet... comme le vôtre, n’est-ce pas ?

MAURICE.

Certainement !

MADAME PÉRUGIN.

Et puis... j’ai peut-être tort de vous dire cela... Lucie, qui acceptait d’abord cette union, je ne dirai pas avec plaisir, mais sans répugnance... vient de me déclarer tout à coup... tenez, après votre valse... qu’elle n’épouserait jamais M. Jules.

MAURICE, avec joie.

Est-il possible ?

MADAME PÉRUGIN.

Oui, ses idées ont changé... Je ne sais, en vérité, à quelle cause attribuer ce revirement... mais ce qu’il y a de certain, c’est que, M. Pérugin ni moi, nous ne violenterons jamais les inclinations de notre enfant.

Elle se lève ainsi que Maurice.

MAURICE.

Oh ! vous avez raison, madame !

À part.

L’excellente femme !

Haut.

Ainsi mademoiselle Lucie n’aime pas Jules ?

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! du tout !

MAURICE.

Oh ! madame ! je ne puis vous exprimer le plaisir que vous me faites...

MADAME PÉRUGIN, jouant l’étonnement.

Comment ?

MAURICE.

Oui... vous saurez tout, j’ai besoin de vous voir... de vous parler... mais ici... au milieu d’un bal... et dans la position où je me trouve avec la famille Carbonel... Madame, voulez-vous me permettre de me présenter demain chez vous ?

MADAME PÉRUGIN.

Demain...

Voyant entrer tout le monde.

Chut ! on vient !

 

 

Scène XVII

 

MADAME PÉRUGIN, MAURICE, M. et MADAME CARBONEL, JULES, BERTHE, LUCIE, EDGARD, DUPLAN, M. et MADAME CÉSÉNAS

 

CÉSÉNAS, aux invités.

Comment ! vous partez déjà ?

MADAME CÉSÉNAS.

C’est trop tôt, il n’est que quatre heures...

BERTHE.

Mais je ne demande qu’à rester.

LUCIE.

Moi aussi.

MADAME CARBONEL, à sa fille.

Non, ton père dort debout... va prendre ton manteau... Monsieur Jules !

JULES, s’approchant.

Madame ?

MADAME CARBONEL.

Allez remercier madame Pérugin, qui consent à votre mariage.

JULES.

Il serait possible ?

Allant à madame Pérugin.

Ah ! madame, je viens d’apprendre une nouvelle qui me comble de joie.

MADAME PÉRUGIN, bas.

Vous me ferez plaisir, monsieur, en cessant désormais vos visites comme architecte... et comme prétendu.

JULES, stupéfait.

Comment ! madame, moi qui espérais...

MADAME PÉRUGIN.

Je vous salue, monsieur.

JULES.

Ah !

Il remonte.

MADAME PÉRUGIN, bas à Maurice, à gauche.

Nous partons demain pour notre campagne de Montmorency, et nous serons heureux de recevoir votre visite...

MAURICE, bas.

Ah ! madame, que de remerciements !

Elle remonte.

MADAME CARBONEL, bas à Maurice, à droite.

Nous partons demain pour notre campagne de Ville-d’Avray... et nous serons heureux de recevoir votre visite.

Elle le quitte.

MAURICE, à part.

Oh ! diable, ceci tourne à la bigamie... Laquelle ?... Montmorency ou Ville-d’Avray ?

DUPLAN, quittant Carbonel et descendant près de Maurice.

Mon ami, c’est arrangé ! je te prends demain matin de bonne heure et nous allons déjeuner à Ville-d’Avray.

MAURICE.

Demain ?... Permettez...

DUPLAN.

C’est convenu avec Carbonel... Il y aura un pâté et des huîtres !

MAURICE, à part.

Est-ce que le ciel serait pour les blondes ? mais, alors, pourquoi a-t-il créé les brunes ?

Tableau du départ.

 

 

ACTE III

 

Chez Pérugin à Montmorency. Le théâtre représente un salon ouvrant au fond sur la campagne. À droite et à gauche, portes latérales. Dans le pan coupé à droite, une fenêtre auprès de laquelle est braquée une longue-vue. À gauche, une table, à droite, un piano.

 

 

Scène première

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, LUCIE

 

PÉRUGIN, regardant par la longue-vue.

Je ne vois personne... C’est inouï !...

MADAME PÉRUGIN.

Je n’y comprends rien... laisse-moi regarder.

Elle se met à regarder à son tour.

LUCIE, travaillant près de la table et à part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ? depuis cinq jours, il ne font que regarder sur la route par cette longue-vue...

Haut.

Est-ce que vous attendez quelqu’un ?

PÉRUGIN.

Non, personne.

MADAME PÉRUGIN.

Nous nous amusons, ton père et moi, à regarder passer le chemin de fer dans le lointain.

PÉRUGIN.

À la campagne, ça égaye.

Bas à sa femme.

Tu n’aperçois rien ?

MADAME PÉRUGIN.

Rien...

PÉRUGIN.

Laisse-moi voir.

Il se place devant la longue-vue.

MADAME PÉRUGIN, à son mari.

C’est inconcevable... M. Maurice, au bal de madame Césénas, m’avait pourtant bien annoncé sa visite.

PÉRUGIN.

Il ne viendra pas... il se sera décidé pour Berthe...

Tout à coup.

Ah !

LUCIE.

Hein ?

MADAME PÉRUGIN.

Rien !

À Pérugin.

Qu’est-ce que c’est ?

PÉRUGIN.

Une voiture.

MADAME PÉRUGIN.

Voyons ?

PÉRUGIN.

Non, c’est un bœuf !

MADAME PÉRUGIN.

Que le bon Dieu te bénisse ! comment peux-tu prendre un bœuf pour une voiture ?

PÉRUGIN.

Ce sont les cornes... de loin... Oh ! un nuage de poussière !... il y a un cheval dedans... et un homme dessus.

MADAME PÉRUGIN.

Un jeune homme ?

PÉRUGIN.

Il approche... il s’arrête à la grille.

MADAME PÉRUGIN, vivement.

Ah ! mon Dieu !

On entend un bruit de cloche.

PÉRUGIN.

Il sonne, c’est lui !

MADAME PÉRUGIN.

Tu l’as reconnu.

PÉRUGIN.

Parfaitement... dans la poussière.

 

 

Scène II

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, LUCIE, EDGARD

 

EDGARD, paraissant à la porte du fond.

C’est moi... je viens vous surprendre !

PÉRUGIN.

Monsieur Edgard !

MADAME PÉRUGIN, à part.

Quel ennui !

EDGARD.

Je me suis dit : « Ces pauvres Pérugin, ils doivent s’ennuyer là-bas, dans leur montmorency... je vais aller leur demander à dîner... »

MADAME PÉRUGIN.

Trop aimable !

EDGARD.

Et comment se porte la charmante mademoiselle Lucie ?

LUCIE.

Très bien, monsieur Edgard... je vous remercie.

EDGARD, à part.

Je ne sais pas si je me trompe... mais, depuis que je suis entré, il me semble que ses petites joues ont pris des couleurs.

Haut à Pérugin.

Tout à l’heure je vous parlerai sérieusement.

PÉRUGIN.

À moi ?...

EDGARD.

Oui...

Lorgnant le salon.

Mais c’est très gentil, ici : il n’y a pas de luxe, c’est meublé simplement.

MADAME PÉRUGIN.

Nos vieux meubles de Paris.

EDGARD.

Du bric-à-brac, ça se voit.

MADAME PÉRUGIN, à part.

Eh bien, il est poli...

EDGARD.

Je ne vous demande pas si vous avez une écurie pour mon cheval ?

PÉRUGIN.

C’est que j’y mets mon bois.

EDGARD.

On ôtera le bois.

À Lucie, qui travaille.

Très gentil, ce que vous faites là.

À Pérugin.

Je vous demanderai aussi quelques litres d’avoine.

MADAME PÉRUGIN, à part.

Comment ! l’avoine de mes poules ?

EDGARD, à Lucie.

C’est un bonnet grec pour papa ?

LUCIE.

Non, monsieur, c’est un fauteuil.

EDGARD.

Ah ! c’est un fauteuil ?

À part.

Elle rougit chaque fois que je lui adresse la parole...

À Pérugin.

Tout à l’heure je vous parlerai sérieusement.

LUCIE.

Maman, je n’ai plus de laine bleue.

MADAME PÉRUGIN.

Tu en trouveras dans ma chambre.

Lucie sort.

EDGARD, à part.

Prétexte pour me laisser seul avec ses parents... c’est colossal !

MADAME PÉRUGIN, à son mari, bas.

Il pourrait peut-être nous donner des renseignements sur M. Maurice.

PÉRUGIN, bas.

Oui, c’est une bonne idée... je vais l’interroger.

Haut.

Ce brave Edgard !... je suis bien content de vous voir, je vous aime beaucoup, moi !

EDGARD, à part.

Des avances ! des avances !

PÉRUGIN.

Y a-t-il longtemps que vous n’avez vu M. Maurice ?

EDGARD.

Je l’ai vu, avant-hier... chez les Carbonel, à Ville-d’Avray...

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! il était à Ville-d’Avray ?...

PÉRUGIN.

Chez les Carbonel ?

EDGARD.

Oui, il y va tous les jours... il apporte des bouquets.

MADAME PÉRUGIN, à part.

Déjà !

EDGARD.

Entre nous, je crois qu’il en tient pour la petite.

PÉRUGIN, à part.

J’en étais sûr !...

EDGARD.

Alors je me suis décidé à venir vous voir pour ce que vous savez.

MADAME PÉRUGIN.

Pour quoi ?

EDGARD.

Ah ! d’abord, il faut que je m’occupe de mon cheval... une bête de cinq mille francs !

PÉRUGIN.

Vous avez acheté un cheval de cinq mille francs ?

EDGARD.

Oh ! non ! et mon conseil judiciaire !... Le président prétend que le cheval est une machine perfectionnée par les Anglais pour faire du mal aux Français.

PÉRUGIN.

Alors, comment faites-vous ?...

EDGARD.

Je vais tous les matins chez un marchand de chevaux... je marchande un animal... je le demande à l’essai... et je le ramène le soir en disant : « Décidément, il ne me convient pas... il fauche. »

MADAME PÉRUGIN.

Ce n’est pas cher !

EDGARD.

Il ne peut pas se plaindre : je le nourris, son cheval.

MADAME PÉRUGIN, à part.

Avec l’avoine des autres !

EDGARD.

Nous disons que votre écurie est située ?...

PÉRUGIN.

À gauche... dans la cour... mais vous vouliez me parler ?

EDGARD.

Oui, je vous parlerai sérieusement tout à l’heure.

Il sort.

 

 

Scène III

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN

 

MADAME PÉRUGIN.

Eh bien, il est à Ville-d’Avray !

PÉRUGIN.

Les Carbonel l’emportent.

MADAME PÉRUGIN.

Ils sont si intrigants ! la femme surtout ! Quant à votre M. Maurice, je ne le regrette pas, c’est un sauteur !

PÉRUGIN.

Un drôle !

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! qu’il y revienne !... je le recevrai bien.

PÉRUGIN.

J’aurais du plaisir à lui flanquer ma porte au nez.

MADAME PÉRUGIN.

Et c’est pour lui que vous avez congédié M. Jules Priès... un charmant garçon...

PÉRUGIN.

Ce n’est pas moi... c’est toi... Mais je t’ai ménagé une surprise, il va venir.

MADAME PÉRUGIN.

Qui ça ?

PÉRUGIN.

L’architecte... Voyant que l’autre nous abandonnait... je me suis décidé à écrire hier soir à Jules.

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! quelle bonne idée !

PÉRUGIN.

Je ne lui ai pas parlé de mariage !... J’ai pris le prétexte d’un kiosque à construire dans le jardin.

Bruit de cloche.

On sonne, c’est lui.

MADAME PÉRUGIN.

Si c’était Maurice...

PÉRUGIN.

Ah ! diable !

Apercevant Jules au fond.

C’est Jules.

 

 

Scène IV

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, JULES, puis LUCIE, puis EDGARD

 

PÉRUGIN, à Jules, qui entre avec hésitation un rouleau à la main.

Entrez donc, mon cher ami, entrez donc !

MADAME PÉRUGIN, très aimable.

Monsieur Jules Priès !... soyez le bienvenu.

JULES, saluant froidement.

Madame... monsieur...

PÉRUGIN.

Vous avez reçu ma lettre... et vous êtes venu tout de suite.

MADAME PÉRUGIN.

C’est bien aimable à vous...

JULES.

Je ne vous cache pas que j’ai hésité un instant... après l’accueil qui m’avait été fait au bal de M. Césénas.

MADAME PÉRUGIN.

En vérité, je ne sais plus ce que je vous ai dit... j’avais ma migraine...

PÉRUGIN.

Caroline était souffrante... ne parlons plus de ça...

Désignant le rouleau.

Ah ! vous vous êtes occupé de nous... pour le kiosque ?

JULES.

Oui, j’ai essayé un petit plan.

Le développant sur la table à gauche.

Je ne sais s’il aura votre approbation... et surtout celle de Madame.

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Il est encore piqué... Envoyez-moi Lucie !

PÉRUGIN.

Tout de suite !

Il disparaît un instant.

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! c’est charmant !... mais vous savez, Pérugin et moi, nous n’entendons pas grand-chose à toutes ces petites lignes grises et rouges.

JULES.

Je vais vous les expliquer.

MADAME PÉRUGIN.

Non... ma fille va venir... elle connaît le dessin... et vous examinerez ensemble.

JULES.

Oh ! bien volontiers.

Lucie entre, suivie de Pérugin.

LUCIE.

Tu me demandes, maman ?

MADAME PÉRUGIN.

Oui, mon enfant.

LUCIE.

Ah ! monsieur Jules !

JULES, saluant.

Mademoiselle...

LUCIE, à part.

Je comprends !... c’est lui qu’on attendait dans la lorgnette !

MADAME PÉRUGIN.

Regarde donc ce plan avec M. Jules... et dis-nous ce que tu en penses...

LUCIE, s’asseyant.

Ah ! c’est un kiosque !

PÉRUGIN.

Pour le jardin !... elle a vu ça tout de suite.

LUCIE, à Jules.

À quelle échelle ?

JULES.

Deux millimètres par mètre.

LUCIE.

Avez-vous votre compas ?

JULES.

Le voici, mademoiselle.

LUCIE.

Votre toit ne tombe pas assez...

JULES.

On l’avancera, mademoiselle... Pour vous être agréable... tout est possible.

PÉRUGIN, bas à sa femme.

Dis donc... nous ferons bien de hâter ce mariage-là.

MADAME PÉRUGIN, bas.

Je veux qu’il soit fait avant celui de Berthe.

EDGARD, entrant par le fond.

Je viens de faire donner de l’avoine... Tiens, M. Priès.

S’approchant de la table.

Qu’est-ce que vous faites donc là ?

LUCIE, le compas à la main et mesurant.

Ne nous dérangez pas... nous travaillons !

À Jules.

Vos fenêtres sont bien petites.

JULES.

On peut les agrandir.

EDGARD, à part.

Une jeune fille architecte... c’est très commode si je veux faire bâtir.

Bas à Pérugin.

J’ai à vous parler sérieusement.

LUCIE, se levant.

Maintenant, allons au jardin choisir l’emplacement.

PÉRUGIN.

Oui c’est une bonne idée !

MADAME PÉRUGIN.

Moi, je voudrais le kiosque près du bassin.

EDGARD, à part.

Il ne m’a pas entendu.

Bas à Pérugin.

J’ai à vous parler.

PÉRUGIN.

Oui... plus tard... tout à l’heure.

À part.

Il m’ennuie, ce petit jeune homme !

M. et madame Pérugin, Lucie, Jules sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

EDGARD, puis DUPLAN et MAURICE

 

EDGARD, seul.

Mon parti est pris... je me suis décidé pour la brune... j’avais d’abord songé à la blonde... Mais Maurice était installé... c’est un ami... je n’ai pas voulu le désobliger... Et puis ça m’est égal... je les aime autant l’une que l’autre... je crois même, si c’était permis, que je les épouserais toutes les deux... c’est colossal !

MAURICE, paraissant au fond avec Duplan.

Entrez, mon père, entrez !

EDGARD, l’apercevant, à part.

Lui !... qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

MAURICE.

Tiens ! Edgard.

EDGARD.

Peut-on savoir, messieurs, ce qui nous procure le plaisir ?

MAURICE.

Ces dames sont-elles ici ?

EDGARD.

Tout le monde est au jardin.

MAURICE.

Vous me paraissez être un peu de la maison... voulez-vous prier un domestique de prévenir M. et madame Pérugin de notre arrivée.

EDGARD.

Mais...

MAURICE.

Vous m’obligerez.

EDGARD.

J’y vais.

À part.

Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?...

 

 

Scène VI

 

DUPLAN, MAURICE

 

DUPLAN, éclatant tout à coup.

Je proteste ! ta conduite est indigne, révoltante ! ça n’a pas de nom !

MAURICE.

Voyons, papa... calmez-vous.

DUPLAN.

Jamais !... je crierai jusqu’à la dernière goutte de mon sang !... je croyais ton mariage lancé... j’étais retourné tranquillement à Courbevoie... j’étais dans ma serre, je greffais... tout à coup tu me tombes sur le dos en disant : « Ce n’est pas celle-là... c’est l’autre ! »

MAURICE.

Eh bien ?

DUPLAN.

Faire une pareille injure à la belle madame Carbonel ! c’est monstrueux.

MAURICE.

D’abord, il n’y a là aucune injure... Tous les jours un mariage se rompt... surtout quand il n’est pas plus avancé que le mien... quatre ou cinq visites n’engagent pas.

DUPLAN.

Tu appelles ça des visites... après y avoir déjeuné deux fois et dîné trois ! Parasite !... pique-assiette !

MAURICE.

Mais ce n’est pas une question d’estomac, c’est une question de cœur.

DUPLAN.

Mais qu’est-ce que tu as à lui reprocher, à cette demoiselle ?

MAURICE.

Moi ?... je ne lui reproche rien. Seulement, elle est bien blonde.

DUPLAN.

C’est là ce qui te plaisait.

MAURICE.

Et puis elle manque d’expression, de vivacité... elle n’a pas de sang.

DUPLAN.

Comment, elle n’a pas de sang ?

MAURICE.

Ses yeux sont calmes, son front est calme, sa bouche est calme.

DUPLAN.

Mais elle n’a pas de raison pour se mettre en colère !

MAURICE.

Non... mais elle pourrait au moins parler... elle ne sait que répondre : « Oui, monsieur ; non, monsieur » ; enfin, s’il faut vous le dire... je la trouve gnan-gnan !

DUPLAN.

Gnan-gnan ! qu’est-ce que c’est que ça ?

MAURICE.

Elle me fait l’effet d’une jolie petite salade de laitue dans laquelle on aurait oublié le vinaigre.

DUPLAN.

Elle est pourtant musicienne.

MAURICE.

Ah ! oui, parlons-en !

DUPLAN.

Il m’a semblé qu’elle touchait du piano.

MAURICE.

Trop !

DUPLAN.

Quoi ?

MAURICE.

Trop de piano ! le matin de sept à neuf... après déjeuner de deux à quatre... et le soir de huit à dix... six heures de piano, aux applaudissements de sa famille... et toujours le même air... la Rêverie, de Rosellenn.

Il fredonne l’air en grinçant.

Cela prenait les proportions d’une scie... c’était à vous rendre enragé.

DUPLAN.

Que tu es bête !... on fait comme moi, on n’écoute pas...

À part.

On dort.

MAURICE.

Ma foi, je me suis sauvé... C’est alors que le souvenir de Lucie m’est revenu ! oh ! les brunes ! voilà les vraies femmes ! c’est gai, c’est vif, ça parle !

DUPLAN.

Quelquefois ça crie !

MAURICE.

Après tout, qu’est-ce que vous voulez ? Que je me marie ?

DUPLAN.

Oui.

MAURICE.

Eh bien, qu’est-ce que ça vous fait que j’épouse l’une ou l’autre ?

DUPLAN.

Sans doute... ça ne me fait rien... cependant...

MAURICE.

Vous ne voudriez pas me voir malheureux, n’est-ce pas ?

DUPLAN.

Non... mais, sapristi ! qu’est-ce que je vais dire à la belle madame Carbonel ?

MAURICE.

Rien... c’est fait.

DUPLAN.

Quoi ?

MAURICE.

Je lui ai écrit une petite lettre... charmante... dans laquelle je lui annonce qu’une affaire imprévue m’oblige d’interrompre mes visites pendant quelque temps... je lui parle d’un voyage.

DUPLAN.

Eh bien... elle attendra ton retour.

MAURICE.

Mais non !... elle comprendra à demi-mot ; dans le monde, ça ne se passe jamais autrement.

DUPLAN.

Et moi... je n’aurais rien à lui dire ? bien sûr, bien sûr ?

MAURICE.

Absolument rien.

DUPLAN, mélancolique.

C’est égal... si quelqu’un m’avait dit, il y a vingt-cinq ans : « vous causerez un gros chagrin à la belle femme qui est là dans ce comptoir,

S’attendrissant.

en manches courtes... au milieu de ses petits tas de sucre... »

MAURICE.

Voyons, papa !... ne pensez pas à cela.

DUPLAN.

Maurice... si tu revoyais la demoiselle ?

MAURICE.

Tenez, je vous déclare une chose... j’épouserai Lucie... ou je resterai garçon toute ma vie !

DUPLAN.

Garçon ! malheureux !

 

 

Scène VII

 

DUPLAN, MAURICE, puis M. et MADAME PÉRUGIN, puis LUCIE

 

M. et madame Pérugin arrivent en courant, très essoufflés.

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! messieurs... on nous prévient à l’instant de votre visite.

PÉRUGIN.

Nous étions... au fond du jardin...

MADAME PÉRUGIN.

Nous avons couru.

PÉRUGIN.

Et comment vous portez-vous ?

DUPLAN.

Très bien... il ne fallait pas tant vous presser.

MADAME PÉRUGIN.

Monsieur Maurice... Nous ne comptions plus sur le plaisir de vous voir.

MAURICE.

Je ne voulais pas venir seul... et, depuis quelques jours... mon père a été souffrant.

DUPLAN.

Moi ?

PÉRUGIN.

Ah ! pauvre ami !

MADAME PÉRUGIN.

Qu’aviez-vous donc ?

DUPLAN.

Je ne sais pas...

MAURICE.

Oh ! rien de grave... des rhumatismes !...

DUPLAN, bas à Maurice.

Tais-toi donc !... ça les fait venir !

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Vite ! envoyez-moi Lucie.

PÉRUGIN, bas, se retournant.

La voilà !

LUCIE, entrant avec un bouquet à la main.

Ah ! messieurs... quelle charmante surprise !...

MAURICE, saluant.

Mademoiselle !...

Bas à son père.

Regardez-la donc !

DUPLAN, qui était occupé à se moucher.

Laisse-moi donc me moucher !

MAURICE.

Vous aimez les fleurs, mademoiselle ?

LUCIE.

Je les adore... celles-là surtout.

À part.

C’est M. Jules qui me les a cueillies !

MAURICE, madrigalant.

Je ne suis pas surpris, mademoiselle, de vous voir aimer les fleurs, car...

LUCIE.

Ah ! non !... ne vous donnez pas la peine, à la campagne...

MAURICE.

Quoi ?...

LUCIE.

Vous allez chercher une comparaison entre mon bouquet et ma personne.

MAURICE, un peu démonté.

Mais... la comparaison... se présente d’elle-même, mademoiselle...

LUCIE.

Allons... faites-la, puisque vous y tenez... mais dépêchez-vous !

DUPLAN, à part.

Elle se moque de lui.

À Maurice.

Allons !... Fais ta comparaison !...

Aux autres.

Asseyons-nous.

MAURICE.

Non, mademoiselle, je passe la parole à mon père... un horticulteur des plus distingués.

LUCIE, l’imitant.

Mais il n’a rien dans sa collection, mademoiselle, qui puisse égaler l’éclat de vos yeux, la fraîcheur de votre teint... Et cætera et cætera !...

Elle rit aux éclats.

MADAME PÉRUGIN.

Folle !

MAURICE, à part.

À la bonne heure ! elle parle, celle-là...

Vivement, à Duplan.

Papa ; faites la demande !...

DUPLAN, bas.

Comment !... comme ça ?... tout de suite ?

MAURICE, bas à madame Pérugin.

Madame, mon père vous demande une minute d’entretien.

DUPLAN.

Réfléchis !

MADAME PÉRUGIN.

Lucie !

LUCIE.

Maman ?

MADAME PÉRUGIN.

Accompagne M. Maurice dans la salle à manger.

DUPLAN.

Oui, il a besoin de se rafraîchir.

LUCIE, indiquant à droite une porte à Maurice.

Monsieur...

MAURICE, bas à son père.

Allez... dépêchez-vous ! Sinon... je reste garçon !

À Lucie.

Mademoiselle.

DUPLAN, à part.

Est-il ardent !... on voit qu’il a mordu dans le Vésuve.

Lucie et Maurice sortent par la droite.

 

 

Scène VIII

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, DUPLAN, puis JULES

 

PÉRUGIN.

Si M. Duplan veut accepter un verre de sirop... ou de bière ?

DUPLAN.

Merci ; je ne prends jamais rien entre mes repas...

À part.

Il m’embarrasse avec ses demandes... je ne sais par où commencer.

Haut.

Vous avez une fille charmante, madame.

PÉRUGIN.

Ce n’est pas pour me vanter, mais tout le monde dit qu’elle a une tête de Murillo.

MADAME PÉRUGIN.

Elle est encore bien enfant.

DUPLAN.

Quel âge a-t-elle ?

PÉRUGIN.

Vingt ans... bientôt.

DUPLAN.

Eh bien, mais voilà le moment de songer à son établissement.

À part.

J’ai trouvé un biais.

Haut.

Et s’il était dans vos intentions de la marier... je pourrais peut-être vous proposer...

JULES, entrant par le fond.

Je viens de planter les piquets ; demain, nous commencerons les travaux... Ah ! monsieur Duplan.

Il lui serre la main.

PÉRUGIN, à part.

L’architecte !

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Si Maurice le voit... tout est perdu !

PÉRUGIN, bas.

Il faut le cacher ! attends !

Haut à Jules.

Mon ami... j’ai réfléchi... au lieu d’un kiosque ordinaire, je voudrais un kiosque chinois.

JULES.

Ah diable ! ça va modifier mon plan.

PÉRUGIN.

Entrez là, dans mon cabinet... Personne ne vous dérangera.

Il le pousse à gauche.

JULES.

Un kiosque chinois !

PÉRUGIN, le faisant entrer.

Oui... avec des clochettes...

Jules disparaît.

C’est fait !

MADAME PÉRUGIN, bas.

Très bien !

Haut.

Que disions-nous donc quand ce jeune homme est entré ?

DUPLAN.

Nous parlions mariage... et je songeais à un parti pour mademoiselle Lucie.

MADAME PÉRUGIN.

Un parti...

DUPLAN.

Tenez... avec vous... je n’irai pas par quatre chemins... il s’agit de Maurice. Il a vu votre fille... elle lui plaît... et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

PÉRUGIN, bondissant de joie.

Ah !

MADAME PÉRUGIN, bas.

Du calme !

DUPLAN.

La fortune de Maurice...

MADAME PÉRUGIN, l’arrêtant.

Nous ne voulons pas la connaître !...

PÉRUGIN.

C’est inutile.

DUPLAN.

Ah !

À part.

Ils sont très larges !

MADAME PÉRUGIN.

Cher monsieur Duplan, votre demande nous flatte.

PÉRUGIN.

Autant qu’elle nous honore... et je puis vous dire avec toute l’effusion de mon cœur...

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Pas si vite !

Haut à Duplan.

Nous vous demanderons quelques minutes avant de vous faire connaître notre réponse.

PÉRUGIN, étonné, à part.

Tiens !

MADAME PÉRUGIN.

J’ai besoin de consulter mon mari... qui est le maître ici.

PÉRUGIN, se rengorgeant.

C’est vrai !

MADAME PÉRUGIN.

Je dois aussi consulter ma fille... car pour rien au monde... je ne voudrais violenter les inclinations de mon enfant.

DUPLAN.

C’est trop juste... Elle est là... voulez-vous me permettre de vous l’envoyer ?

PÉRUGIN.

Ah ! c’est trop de bonté.

DUPLAN, à part, près de la porte.

Que dira la belle madame Carbonel ?

Il disparaît à droite.

 

 

Scène IX

 

MADAME PÉRUGIN, PÉRUGIN, puis LUCIE

 

MADAME PÉRUGIN, d’une voix émue, s’essuyant les yeux.

Théophile !

PÉRUGIN.

Caroline !

MADAME PÉRUGIN, avec explosion.

Embrasse-moi.

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

LUCIE, entrant par la droite.

Tiens, papa et maman qui s’embrassent.

MADAME PÉRUGIN, émue.

Oui, ma fille. Tu nous vois bien heureux.

PÉRUGIN.

Un grand bonheur nous arrive.

LUCIE.

Quoi donc ?

MADAME PÉRUGIN.

On vient de nous demander ta main.

LUCIE, avec joie.

Ah !

MADAME PÉRUGIN.

Nous ne voulons pas te contraindre... tu es libre.

LUCIE, les embrassant.

Ah ! maman !... ah ! papa !

PÉRUGIN.

Tu devines qui ?...

LUCIE.

Je crois que oui... M. Jules.

MADAME PÉRUGIN.

Il s’agit bien de M. Jules !... M. Maurice.

LUCIE.

M. Maurice, je n’en veux pas !

PÉRUGIN.

Comment ?

MADAME PÉRUGIN.

Et pourquoi ?

LUCIE.

Dame, moi, je ne sais pas... j’ai commencé à aimer l’autre... laissez-moi continuer.

PÉRUGIN.

Mais il a un million, malheureuse... un million de dot !

LUCIE.

Ça m’est bien égal !... Alors, il s’en présente un second avec deux millions, il faudra encore que je change... C’est ennuyeux de déménager son cœur tous les jours !

PÉRUGIN.

Assez, fille rebelle.

MADAME PÉRUGIN.

Le devoir d’une jeune fille est d’obéir à ses parents. M. Maurice Duplan nous a fait l’honneur de demander ta main... nous la lui avons accordée, et...

Voyant entrer Maurice.

le voici... Souris !...

Elle remonte.

PÉRUGIN, menaçant.

Souris !...

LUCIE, à part.

Oh ! certainement non, je ne l’épouserai pas.

 

 

Scène X

 

MADAME PÉRUGIN, PÉRUGIN, LUCIE, DUPLAN, MAURICE

 

DUPLAN, bas à Madame Pérugin.

Eh bien, quelle réponse ?

MADAME PÉRUGIN, bas.

Elle accepte !... elle est enchantée !

DUPLAN, bas à Maurice.

Elle accepte !... elle est enchantée !

MAURICE.

Ah ! madame, que de remerciements.

À Lucie.

Mademoiselle, je ne puis vous exprimer combien je suis heureux.

LUCIE, s’éloignant.

Pardon... j’ai à travailler.

Elle va s’asseoir près de la table et prend une tapisserie.

MAURICE, à part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

Il la suit.

Mademoiselle, me permettez-vous de vous tenir compagnie... si toutefois ma présence ne vous gêne pas ?

Il s’assied près d’elle.

DUPLAN, aux Pérugin, bas.

Le voyez-vous ?... le voilà qui se lance !...

MAURICE, à Lucie.

Ce travail paraît vous absorber beaucoup ?

LUCIE.

Oui, monsieur.

MAURICE.

C’est pour une fête ?

LUCIE.

Non, monsieur.

MAURICE.

Oh ! le charmant dessin ! C’est un fauteuil que vous faites ?

LUCIE.

Oui, monsieur...

MAURICE.

Un fauteuil-bergère ?

LUCIE.

Non, monsieur !

MAURICE, à part.

« Oui, monsieur !... non, monsieur »... Est-ce qu’elle serait comme l’autre ?

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Lucie fait la moue.

PÉRUGIN, bas.

Il faut la camper au piano !

MADAME PÉRUGIN, à Duplan.

M. Maurice est-il musicien ?...

DUPLAN.

Oh ! comme Rossini.

MADAME PÉRUGIN.

Lucie !...

LUCIE.

Maman ?

MADAME PÉRUGIN.

Joue-nous donc quelque chose sur ton piano.

LUCIE, se levant et allant au piano.

Je veux bien...

MAURICE, à part.

La douceur du mouton.

PÉRUGIN, à Maurice.

Elle a un très joli talent... vous allez voir.

Tout le monde s’assoit. Lucie prélude et commence à jouer la Rêverie de Rosellenn.

MADAME PÉRUGIN.

La Rêverie de Rosellenn !

MAURICE, crispé.

Oh ! je la connais...

DUPLAN.

On ne s’en lasse jamais.

On entend un bruit de cloche au-dehors.

PÉRUGIN.

Tiens ! une visite.

Il se lève et va à la fenêtre.

MADAME PÉRUGIN.

Oh ! quel ennui !

PÉRUGIN, redescendant effaré.

C’est la famille Carbonel !

À Lucie, qui joue toujours.

Tais-toi donc ! ne joue pas. Les Carbonel !

Le piano s’arrête, on se lève.

MAURICE.

Diable !

DUPLAN.

Saperlotte !

MADAME PÉRUGIN.

Ils vont vous trouver ici.

MAURICE.

Et ils me croient en voyage !

DUPLAN.

Nous aimerions autant ne pas les rencontrer... Vous ne pourriez pas nous cacher quelque part ?

Il se dirige vers la porte de gauche.

MADAME PÉRUGIN, vivement.

Non, pas par là !

PÉRUGIN, à part.

L’architecte !

MADAME PÉRUGIN, indiquant la droite.

Par ici... dans la. salle à manger.

PÉRUGIN, les accompagnant jusqu’à la porte.

Soyez tranquilles, nous allons les congédier promptement.

Duplan et Maurice rentrent à droite.

 

 

Scène XI

 

PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, LUCIE, CARBONEL, MADAME CARBONEL, BERTHE, puis JULES, puis EDGARD

 

La famille Carbonel paraît.

PÉRUGIN.

Les voici !

MADAME PÉRUGIN, bas.

Du sang-froid.

À madame Carbonel.

Ah ! chère amie ! quelle délicieuse surprise !

MADAME CARBONEL.

Vous ne vous attendiez pas à notre visite, chère bonne ?

MADAME PÉRUGIN.

Non... et cependant, j’en avais comme un pressentiment. Nous parlions de vous ce matin avec Pérugin.

PÉRUGIN.

C’est vrai... nous nous disions : « Ces bons Carbonel, mais ils ne viendront donc pas nous voir ! »

CARBONEL.

Et nous voilà !

PÉRUGIN.

Cher ami !

Ils se serrent la main.

LUCIE, bas à Berthe.

J’ai à te parler.

BERTHE, bas.

Moi aussi...

LUCIE, bas.

De choses très graves...

BERTHE.

Moi aussi... Allons au jardin.

LUCIE.

Maman, veux-tu que j’aille faire une bouquet pour Berthe ?

MADAME PÉRUGIN.

Certainement... allez, mes enfants.

Elle remonte, ainsi que Pérugin ; Berthe et Lucie sortent.

CARBONEL, bas à sa femme.

Nous nous sommes trompés, je ne vois personne.

MADAME CARBONEL.

J’ai entendu piaffer un cheval dans l’écurie... Maurice est ici.

CARBONEL, bas.

Je vais fureter dans tous les coins.

MADAME PÉRUGIN, faisant asseoir madame Carbonel.

Asseyez-vous, chère amie... Prenez donc un siège, monsieur Carbonel.

CARBONEL.

Merci, je préfère circuler.

Il furète dans l’appartement et écoute à toutes les portes.

MADAME CARBONEL, à madame Pérugin.

Avez-vous vu M. Maurice depuis peu ?...

MADAME PÉRUGIN, s’asseyant.

Quel Maurice ?

MADAME CARBONEL.

M. Maurice Duplan.

MADAME PÉRUGIN.

Ah ! ce jeune homme ?... Non... pas depuis le bal...

MADAME CARBONEL, à part.

Elle l’a vu...

MADAME PÉRUGIN.

Je ne sais plus qui nous a dit qu’il était en voyage...

PÉRUGIN.

Oui... en Dauphiné.

CARBONEL, qui a trouvé sur le piano la canne et le chapeau de Maurice.

Je ne sais si je me trompe... mais voici une canne qui ressemble terriblement à la sienne.

PÉRUGIN, à part.

Aïe !

MADAME PÉRUGIN, à part.

Maladroit !

Haut.

Cette canne est à mon mari...

PÉRUGIN, troublé, prenant la canne.

Oui... un cadeau de Caroline... Elle a acheté ça, passage des Panoramas... le jour de la fête de Montmorency.

Il la met sur la table.

CARBONEL.

Et ce chapeau ?... vous n’avez pas la tête si forte que cela.

PÉRUGIN.

Ce chapeau ?...

MADAME PÉRUGIN, se levant et prenant le chapeau.

C’est celui de M. Jules !... Jules Priès !

MADAME CARBONEL.

Comment ! il est ici ?...

MADAME PÉRUGIN, portant le chapeau sur une chaise au fond.

Oui... il vient tous les jours...

MADAME CARBONEL.

Vous avez donc renoué ?

PÉRUGIN.

Oh ! complètement !...

MADAME PÉRUGIN.

C’est un si excellent jeune homme !...

MADAME CARBONEL, à part.

Je n’en crois pas un mot !

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Montrez Jules.

PÉRUGIN, bas.

Plaît-il ?...

MADAME PÉRUGIN, bas.

Montrez Jules !!!

PÉRUGIN.

Tout de suite...

Haut.

Il est là, ce brave garçon... il travaille dans mon cabinet.

MADAME CARBONEL, incrédule.

Oui... et vous ne voulez pas le déranger ?

CARBONEL, à part.

Parbleu !...

PÉRUGIN.

Au contraire... j’ai une recommandation à lui faire...

Allant à la porte gauche et appelant.

Monsieur Jules ! monsieur Jules !

JULES, paraissant sur le seuil.

J’ai presque fini... Ah ! M. et madame Carbonel...

CARBONEL, à part.

Il y est !...

MADAME CARBONEL, qui s’est levée à la voix de Jules.

Réinstallé !

PÉRUGIN, à Jules.

Mon ami, j’ai réfléchi... Ce n’est plus un kiosque chinois, avec des clochettes... que je voudrais, c’est quelque chose dans le genre turc... avec des croissants en l’air.

JULES.

Style oriental... Diable ! ça va modifier mon plan.

PÉRUGIN.

Oui, ma fille l’aime mieux comme ça.

JULES.

Alors, c’est très facile.

PÉRUGIN.

Piochez-moi ça dans le genre de Constantinople...

Il le fait rentrer dans le cabinet.

MADAME CARBONEL, bas à son mari.

Nous nous étions trompés...

CARBONEL, de même.

Complètement !...

MADAME CARBONEL, se levant.

Chère amie... nous allons vous dire adieu...

MADAME PÉRUGIN.

Comment ! déjà ?

CARBONEL.

Ville-d’Avray est loin.

PÉRUGIN.

Faites au moins le tour du jardin.

MADAME CARBONEL.

Volontiers... nous prendrons Berthe en passant...

Ils remontent.

EDGARD, entrant.

Tiens ! M. et madame Carbonel... je ne m’étonne plus si Maurice est ici...

M. et MADAME CARBONEL.

Maurice !

MADAME PÉRUGIN, à part.

L’imbécile !

PÉRUGIN, de même.

L’animal !...

EDGARD.

Est-ce qu’il est parti ?...

MADAME PÉRUGIN, lui faisant des signes.

Mais vous savez bien que nous ne l’avons pas vu.

PÉRUGIN, faisant des signes.

Depuis cinq jours.

EDGARD.

Ah ! C’est colossal... Je lui ai serré la main tout à l’heure.

MADAME CARBONEL.

Il suffit, madame... nous savons ce que nous voulions savoir...

Bas à son mari.

Si tu souffres ça... tu n’as pas de sang dans les veines.

CARBONEL, boutonnant son habit.

Sois tranquille !

MADAME PÉRUGIN, à madame Carbonel.

Mais je vous assure...

MADAME CARBONEL.

Je vais chercher ma fille...

PÉRUGIN.

Madame...

MADAME CARBONEL.

Vous n’avez pas, je pense, la prétention de retenir ma fille !

Elle sort par le fond.

EDGARD, à madame Pérugin.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MADAME PÉRUGIN.

C’est vous qui êtes cause de tout !

Elle sort vivement.

EDGARD, étonné.

Cause de quoi ?...

 

 

Scène XII

 

CARBONEL, PÉRUGIN, EDGARD

 

CARBONEL, à Pérugin.

À nous deux, monsieur !

PÉRUGIN.

Quoi ?...

CARBONEL.

Ceci demande une explication... Dès le premier jour où ce jeune homme a manifesté l’intention de se marier...

EDGARD.

Moi ?

CARBONEL.

Je me suis aperçu de vos manœuvres déloyales.

PÉRUGIN.

Monsieur !...

CARBONEL.

À vos ordres.

EDGARD, descendant et s’interposant.

Voyons, messieurs !... messieurs !

PÉRUGIN.

Si vous croyez me faire peur ! Après tout, il n’est pas défendu de chercher à marier sa fille...

CARBONEL.

C’est à la mienne qu’il a songé d’abord. Il est venu à Ville-d’Avray !

EDGARD, à part.

C’est exact... j’ai commencé par Ville-d’Avray !

PÉRUGIN.

Eh bien... après, il est venu à Montmorency... ce n’est pas défendu...

EDGARD, à part.

Ça, j’ai eu tort !

CARBONEL.

C’est-à-dire que vous l’y avez attiré par vos intrigues.

PÉRUGIN.

Il y est venu de lui-même.

EDGARD.

Permettez !...

CARBONEL.

C’est faux !

PÉRUGIN.

Un démenti ?

CARBONEL.

À vos ordres.

EDGARD.

Voyons, messieurs !... de vieux amis !

PÉRUGIN, le repoussant.

Laissez-nous.

CARBONEL, le repoussant.

Mêlez-vous de vos affaires.

À Pérugin.

Renoncez-vous au jeune homme ?

PÉRUGIN.

Non !...

EDGARD.

Permettez... cela me regarde un peu !...

CARBONEL, l’écartant.

Mais taisez-vous donc, vous !

À Pérugin.

Demain, monsieur, je vous enverrai mes témoins !

PÉRUGIN.

Demain, monsieur, vous recevrez les miens...

Ils sortent, Carbonel par le fond, Pérugin par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

EDGARD, puis BERTHE

 

EDGARD, seul.

Comment ! un duel ?... ils vont se battre pour moi ?... C’est colossal !... comment empêcher ?

BERTHE, entrant par le fond, très animée, à part.

Ah ! c’est indigne !... Lucie m’a tout raconté... Ce M. Maurice... Je crois que je l’aimais déjà... Oh ! je ne resterai pas une minute de plus !...

Apercevant Edgard.

Ah ! monsieur Edgard !

EDGARD.

Mademoiselle Berthe !

BERTHE.

Vous ne savez pas où est ma mère ?

EDGARD.

Écoutez-moi !... il s’agit d’empêcher un grand malheur !

BERTHE.

Un grand malheur ?

EDGARD.

Votre père et M. Pérugin veulent se battre.

BERTHE.

Se battre !... Et pourquoi ?...

EDGARD, avec une modestie embarrassée.

Mon Dieu... puisqu’il faut vous le dire... c’est colossal !... à cause d’un prétendu... qu’ils ont la bonté de se disputer.

BERTHE.

Un prétendu ?...

À part.

Je comprends...

EDGARD.

Mais le brave garçon n’y est pour rien... il n’est coupable tout au plus que d’un peu de fluctuation.

BERTHE.

Un duel !... c’est affreux !

EDGARD.

Calmez-vous !... Je vais les retrouver... je vais tâcher de leur faire entendre raison...

BERTHE.

Oh ! allez... je vous en prie... je vous en serai reconnaissante toute ma vie...

EDGARD, lui prenant la main.

Berthe... ce mot me décide !... Comptez sur moi... j’empêcherai l’effusion du sang...

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène XIV

 

BERTHE, puis MAURICE

 

BERTHE, seule.

Oh ! ce M. Maurice... Je le hais maintenant...

MAURICE, entrant avec précaution par la droite.

Je n’entends plus personne... ils sont partis sans doute...

Apercevant Berthe.

Mademoiselle Berthe !

BERTHE.

Vous, monsieur ?...

Voulant s’éloigner.

Excusez-moi...

MAURICE.

Un mot, mademoiselle... permettez-moi de me justifier...

BERTHE.

Vous justifier ! de quoi, monsieur ?

MAURICE.

De n’avoir pu donner suite à des projets...

BERTHE.

Mais c’est à moi de vous remercier, monsieur... car ces projets n’avaient pas reçu mon assentiment...

MAURICE, étonné.

Ah !...

BERTHE.

Et puisque vous avez l’audace de m’interroger, j’aurai la franchise de vous répondre... Non, monsieur, vous ne me plaisez pas, vous ne m’avez jamais plu...

MAURICE.

Mais, mademoiselle...

BERTHE, s’animant.

On dit que vous avez un million... tant mieux pour vous !... allez le promener de famille en famille.

MAURICE.

Permettez...

BERTHE.

Quant à moi, je n’y prétends nullement... ce serait le payer trop cher ; et, si jamais je me marie, je ferai choix d’un homme qui ne jette pas son cœur à tous les vents...

MAURICE.

Écoutez-moi...

BERTHE, s’animant.

Je rechercherai, par-dessus tout, l’esprit, le tact, le goût, la bonne éducation... toutes choses que ne donne pas la fortune.

MAURICE.

Mais...

BERTHE.

Enfin, monsieur, je remercie le ciel qui m’a permis de vous connaître et n’a pas voulu que je devinsse votre femme.

Elle le salue et sort.

 

 

Scène XV

 

MAURICE, seul

 

Mais elle parle !... elle s’anime !... elle déchire !... elle mord !... Et moi qui la croyais gnan-gnan !... quelle vivacité !... Je ne l’ai jamais vue comme ça !... Ah !... il n’y a rien de joli comme une blonde en ébullition.

Se calmant.

Allons ! est-ce que je vais encore tourner ?... Non !... j’aime Lucie !... il faut que j’aime Lucie !... Tiens !... voilà son album...

Il s’assied près de la table et ouvre l’album sans le regarder.

Était-elle jolie, quand elle m’a dit : « Vous ne me plaisez pas !... vous ne m’avez jamais plu !... » Ça, ce n’est pas bien sûr !... Car, sans fatuité, j’ai cru remarquer... Mais j’aime Lucie !... il faut que j’aime Lucie !

Regardant l’album.

Voyons ses petites galettes...

Lisant.

Portrait de fantaisie... mais, je reconnais ce bonhomme-là... C’est le portrait de Jules !... Tiens !... tiens !... tiens !...

Tournant la page.

Autre portrait de fantaisie !... autre portrait de Jules !... en Romain ou en pompier... il porte un casque !...

Rejetant l’album et se levant.

Oh ! oh ! oh ! trop de fantaisie... impossible de me loger dans ce cœur-là... il y a un locataire...

Souriant.

Je pense à cette petite Berthe... comme elle a bien dit : « Allez promener votre million de famille en famille... » elle avait des couleurs... ses yeux brillaient... elle est charmante... elle est...

Tout à coup.

Où est papa ?...

 

 

Scène XVI

 

MAURICE, PÉRUGIN, MADAME PÉRUGIN, puis DUPLAN, puis LUCIE, puis JULES

 

PÉRUGIN.

Enfin, ils sont partis !

MADAME PÉRUGIN.

Nous voilà maîtres de la place...

MAURICE, à part.

Trop tard !

DUPLAN, passant sa tête à droite.

Peut-on entrer ?

MADAME PÉRUGIN.

Mais certainement.

DUPLAN.

Est-ce que la belle madame Carbonel ?...

PÉRUGIN.

Elle va reprendre le chemin de fer...

MADAME PÉRUGIN.

Nous sommes en famille maintenant.

PÉRUGIN, présentant l’album à Maurice.

Avez-vous jeté un coup d’œil sur l’album de ma fille ?

MAURICE, s’approchant.

Oui...

PÉRUGIN, le lui faisant admirer.

Tenez... il est bien fait, ce Romain-là... M. Jules trouve qu’il a beaucoup de chic...

MADAME PÉRUGIN, bas à son mari.

Ne parle donc pas de Jules !

Haut.

Lucie !

LUCIE, qui vient d’entrer de la gauche.

Maman ?...

MADAME PÉRUGIN.

Si tu prenais l’air que tu as commencé... la Rêverie de Rosellenn.

MAURICE, à part.

Oh ! les dents m’en claquent !...

LUCIE.

Comme tu voudras, maman.

MADAME PÉRUGIN.

Asseyez-vous, messieurs...

Les personnages prennent place.

PÉRUGIN, à Duplan.

Vous allez voir, la coda est charmante.

DUPLAN.

Je la connais...

À part.

Je l’ai assez entendue à Ville-d’Avray...

Lucie joue.

PÉRUGIN, après quelques mesures, à Maurice.

Très bien ! charmant !

MAURICE.

Délicieux !

À part.

C’est à dévorer son mouchoir.

Regardant sa montre.

J’ai le temps d’arriver pour le train.

Il se lève doucement, prend sa canne et gagne sur la pointe du pied la porte du fond, près de laquelle se trouve son chapeau. Il disparaît pendant que Pérugin s’est levé pour aller au piano tourner le feuillet.

JULES, entrant par la gauche charmé par la musique ; à part.

Elle est au piano !...

Il vient sans bruit prendre la place laissée vide par Maurice. Pérugin et sa femme écoutent avec extase. Duplan s’est endormi.

PÉRUGIN, qui a repris sa place.

Charmant ! charmant ! n’est-ce pas ?

Il se retourne vers la chaise de Maurice.

Jules ! Eh bien, et l’autre ?

MADAME PÉRUGIN, se levant vivement.

M. Maurice ?

JULES.

Je n’ai vu personne.

PÉRUGIN, qui s’est précipité vers la fenêtre.

Le voilà... il court sur la grande route !

MADAME PÉRUGIN.

Parti !...

M. et MADAME PÉRUGIN, secouant Duplan.

Monsieur Duplan ! monsieur Duplan !

DUPLAN, se réveillant et applaudissant.

Bravo !... bravo !...

PÉRUGIN.

Votre fils est parti !

DUPLAN.

Ah ! bah !

Désarroi général.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une serre avec des gradins garnis de fleurs, chaises et bacs de campagne. Portes latérales et porte au fond.

 

 

Scène première

 

DUPLAN, UN JARDINIER

 

Au lever du rideau, Duplan taille des rosiers et le jardinier arrose.

DUPLAN.

Tu as beau dire... je ne suis pas content...

LE JARDINIER.

Mais, monsieur...

DUPLAN.

Comment ! je m’absente deux jours à peine... et, quand je reviens, tout souffre... tout languit...

LE JARDINIER.

Il fait si chaud...

DUPLAN.

Il fallait arroser...

LE JARDINIER.

J’ai arrosé, monsieur...

DUPLAN.

Oui... tu as arrosé ton gosier.

LE JARDINIER.

Oh ! si on peut dire...

DUPLAN, prenant un pot de fleurs et l’examinant, à lui-même.

Bon ! voilà les pucerons qui mangent mes roses... Pour les tuer, il n’y a rien comme la fumée de tabac...

Au jardinier.

Dis donc... tu peux fumer ta pipe, ça ne me gêne pas.

LE JARDINIER.

Oh ! pas devant Monsieur !

DUPLAN.

Si !... moi, je ne suis pas fier... va ! va !

LE JARDINIER, tirant sa pipe.

Alors, puisque Monsieur le permet... Ah ! bon ! je n’ai plus de tabac ! Si Monsieur veut prendre l’arrosoir... je vais aller en acheter...

DUPLAN.

C’est ça !... et moi, je ferai ton ouvrage !... Garde tes arrosoirs... tu achèteras du tabac plus tard... À midi, je suis obligé d’aller à la mairie pour l’élection du conseil municipal... c’est un devoir !... qu’à mon retour tout soit mouillé à fond.

LE JARDINIER.

Soyez tranquille... je vais vider le bassin...

En sortant avec les deux arrosoirs.

Ah ! voilà M. Maurice...

Le saluant.

Monsieur Maurice...

Il disparaît.

 

 

Scène II

 

DUPLAN, MAURICE

 

MAURICE, entrant de la gauche.

Bonjour, papa.

DUPLAN.

Ah ! te voilà !... Ah çà, d’où viens-tu ?... qu’es-tu devenu depuis hier au soir ?...

MAURICE.

Moi ? j’arrive de Paris...

DUPLAN.

Tu es un joli garçon ! tu es parti de Montmorency sans dire adieu à personne... tu nous as tous plantés là...

MAURICE.

J’ai eu tort, c’est vrai... Mais que voulez-vous, je n’y tenais plus...

DUPLAN.

Le piano t’ennuyait ?... il fallait faire comme moi... te recueillir... Madame Pérugin était très mécontente... heureusement, j’ai réussi à la calmer...

MAURICE.

Ah ! vraiment...

DUPLAN.

J’ai été très adroit... je lui ai dit que tu avais un rendez-vous important... chez un homme d’affaires... que tu m’avais prévenu...

MAURICE.

Très bien !

DUPLAN.

Enfin, je t’ai excusé !... Seulement j’ai été obligé de redoubler d’amabilité pour faire oublier ton impolitesse... Du reste, ils ont été charmants pour moi... le père a cherché à causer roses... mais c’est un âne.

MAURICE.

Hein ?...

DUPLAN, se reprenant.

Un profane ! il n’y entend rien ! Ils m’ont retenu à dîner... un dîner excellent !... puis à coucher...

MAURICE.

Bah !... vous y avez couché ?...

DUPLAN.

Dans la chambre bleue... la plus belle de la maison... et un lit !... ils vous ont des lits qui sont d’un moelleux !... tu verras ça... je ne me suis réveillé qu’à neuf heures... pour déjeuner...

MAURICE.

Vous y avez aussi déjeuné ?... Vous allez bien, papa !

DUPLAN.

Il fallait bien te faire excuser !...

Regardant son pot de fleurs.

À propos, si tu as envie de fumer un cigare, ne te gêne pas...

MAURICE.

Merci... j’ai jeté le mien avant d’entrer.

DUPLAN.

Il ne fallait pas le jeter... une autre fois, je te prie de ne pas le jeter... Le soir, nous avons fait un whist... et, quand la jeune fille est montée dans sa chambre, nous avons causé du contrat.

MAURICE.

Quel contrat ?...

DUPLAN.

Le tien, parbleu !

MAURICE.

Comment ?...

DUPLAN.

Hier, ne m’as-tu pas fait demander la main de la demoiselle ?...

MAURICE, embarrassé.

Oui... mais...

DUPLAN.

J’ai pris des notes... et, en ma qualité d’ancien notaire, je l’ai rédigé ce matin...

Tirant un papier de sa poche.

Tiens, le voici...

MAURICE.

Allons, bon !... mais vous allez trop vite ! Qu’est-ce qui nous presse ?

DUPLAN.

Mais l’amour...

MAURICE.

Non... c’est changé !...

DUPLAN, bondissant.

Hein ?... qu’est-ce que tu dis là ?...

MAURICE.

Hier, en vous quittant, j’ai été assez heureux pour rejoindre la famille Carbonel au chemin de fer...

DUPLAN.

Oui.

MAURICE.

Je suis monté dans leur wagon... presque de force... ils étaient furieux, ils ne voulaient rien entendre... Berthe surtout... mais j’ai prié... supplié... pleuré même... Enfin, j’ai été si éloquent que j’ai fini par les attendrir...

DUPLAN.

Eh bien, après ?...

MAURICE.

Arrivé à Paris, j’étais pardonné... le mariage était convenu !

DUPLAN, effrayé.

Le mariage... avec qui ?...

MAURICE.

Avec Berthe... car c’est elle que j’aime...

DUPLAN, éclatant.

Ah çà ! vas-tu me laisser tranquille, à la fin !

MAURICE.

Quel esprit ! quelle vivacité !... Ah ! j’étais injuste avec elle !...

DUPLAN.

Mais, malheureux, la famille Pérugin compte sur toi !

MAURICE.

Vous m’excuserez auprès d’elle...

DUPLAN.

Jamais ! tu me fais passer pour une girouette, un toton ! Je refuse mon consentement !

MAURICE.

Oh ! vous ne voudriez pas faire ce chagrin-là à la belle madame Carbonel ?...

DUPLAN, faiblissant.

Maurice, tais-toi !

MAURICE.

Elle a été si bonne pour moi... elle m’a aussi retenu à dîner... un dîner excellent !

DUPLAN.

Ah !

MAURICE.

Et, le soir, nous avons causé du contrat avec son mari... il va le faire rédiger par son notaire... et toute la famille Carbonel doit venir vous voir et l’apporter aujourd’hui même... avec votre petit panier...

DUPLAN.

Ah ! nous voilà bien ! Et la famille Pérugin qui doit venir aussi aujourd’hui pour prendre connaissance du contrat que j’ai là !

MAURICE.

Ah diable !

DUPLAN.

Qu’est-ce que je vais leur dire ?... C’est ta faute aussi !... Tu tournes comme un écureuil !... Tu veux la blonde, je demande la blonde... bien, on te l’accorde... Le lendemain, ce n’est plus ça... Tu veux la brune, je demande la brune... bien, on te l’accorde !... et voilà que tu retournes à la blonde... et les parents de la brune vont venir... avec ceux de la blonde, quelle journée !... et mon jardinier qui n’arrose pas !... et les pucerons qui mangent mes roses ! Mon Dieu ! quelle journée ! quelle journée !...

MAURICE.

Voyons... calmez-vous... Cette fois-ci, c’est sérieux... j’épouserai Berthe ou je resterai garçon !

DUPLAN.

Eh ! tu m’as déjà dit la même chose pour l’autre ! Elle est pourtant bien gentille, cette petite Pérugin... elle est vive... pétulante... et elle a des yeux !...

MAURICE.

C’est vrai... elle a des yeux !...

DUPLAN.

Ah ! tu en conviens... et puis songe que j’ai engagé ma parole... la parole de ton père...

MAURICE.

Oh ! un détail !

DUPLAN.

Ah ! un autre détail que j’oubliais... le père Pérugin donne deux cent cinquante mille francs... cinquante mille francs de plus que l’autre... j’ai obtenu ça... en prenant le thé...

MAURICE.

Oh ! qu’importe l’argent ! je suis assez riche !...

DUPLAN.

Enfin, pèse tout cela... les yeux... les cinquante mille francs... la parole de ton père... et décide-toi...

Regardant à sa montre.

Il est midi... je vais déposer mon bulletin à la mairie... je reviens dans cinq minutes... Tâche d’avoir pris un parti... À mon retour, j’écrirai !

Se reprenant.

Nous écrirons à l’une des deux familles de ne pas se déranger...

MAURICE.

C’est cela... allez voter...

DUPLAN.

En m’attendant, tu peux fumer... ça ne me gêne pas... Fume, mon garçon, fume !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

MAURICE, puis JULES, puis LE JARDINIER

 

MAURICE, seul.

Ah ! je suis bien en train de fumer !... me voilà avec deux futures et deux familles sur les bras ! Que diable aussi, mon père s’est trop pressé...

Voyant entrer Jules par le fond.

Tiens ! c’est Jules !

JULES.

Je te cherche depuis ce matin... je viens de chez toi... on m’a dit que je te trouverais ici...

MAURICE.

Quelle figure renversée ! qu’y a-t-il ?

JULES.

Mon ami, je viens t’adresser une question à laquelle je te prie de répondre franchement.

MAURICE.

Parle...

JULES.

Est-il vrai que tu épouses mademoiselle Pérugin ?

MAURICE.

Pourquoi ?

JULES.

C’est qu’hier, au moment où je me croyais au mieux dans la famille... madame Pérugin m’a tout à coup signifié, pour la seconde fois, d’avoir à cesser mes visites comme prétendu et comme architecte... J’ai voulu réclamer, elle m’a fermé la bouche en me disant : « Ma fille est fiancée à M. Maurice Duplan. »

MAURICE.

Rassure-toi... ce mariage ne se fera pas, pour deux raisons : la première, c’est que tu es mon ami... la seconde, c’est que mademoiselle Lucie a pour moi un défaut impardonnable...

JULES.

Lucie...

MAURICE.

C’est son album...

JULES.

Son album ?...

MAURICE.

Elle y dépose des petits portraits de fantaisie qui ressemblent terriblement à un architecte de ma connaissance...

JULES.

Il serait possible ! j’aurais le bonheur de figurer...

MAURICE.

Tu figures ! avec un casque !... Elle t’aime, mon cher... c’est pourquoi elle sera ta femme et non la mienne...

JULES.

Oh ! c’est impossible !

MAURICE.

Pourquoi ?

JULES.

Non, vois-tu, c’est un rêve !... jamais madame Pérugin ne voudra entendre parler de moi... Je suis un parti trop modeste...

MAURICE.

Allons donc !

JULES.

Ton million lui a porté à la tête... c’est de l’ivresse, de la folie... et, si tu n’épouses pas sa fille, elle se mettra en quête d’un autre millionnaire...

MAURICE.

Diable ! comment lui extirper cette idée-là de la cervelle ?...

Réfléchissant.

Attends... oui... oui... ce serait admirable de faire tomber ces bourgeois dans le piège...

À Jules.

J’ai besoin de toi... Peux-tu me donner une heure ?...

JULES.

Deux... trois... ma journée si tu veux...

MAURICE, tirant un calepin de sa poche et écrivant.

Laisse-moi écrire un mot à mon père... oui... je pourrai revenir par le train de trois heures...

Pliant sa lettre et appelant.

Félix !... Félix !...

LE JARDINIER, entrant.

Monsieur ?...

MAURICE.

Dès que mon père rentrera, tu lui remettras ce billet.

LE JARDINIER.

Oui, monsieur...

MAURICE, à Jules.

Viens, je t’expliquerai tout en route.

Maurice et Jules sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

LE JARDINIER, puis DUPLAN

 

LE JARDINIER, seul.

Dieu ! que c’est ennuyeux d’arroser ! Ils ont fait des petits trous au fond des pots. On a beau y mettre de l’eau... ça s’en va toujours.

DUPLAN, venant de la gauche.

Ça y est ! J’ai voté pour Frangibar... c’est mon charcutier... on ne sait pas ce qui peut arriver... Eh bien, où est donc Maurice ?...

LE JARDINIER.

Il vient de partir avec un autre monsieur... mais v’là ce qu’il m’a dit de vous remettre.

Il donne le billet à Duplan et sort.

DUPLAN, seul.

Un billet ?...

Lisant.

« Tranquillisez-vous, j’ai trouvé un moyen splendide de tout arranger... je reviendrai par le train de trois heures. »

Parlé.

Mais je ne suis pas plus avancé que tout à l’heure... il ne me dit pas laquelle il épouse... et les deux familles qui vont arriver... J’ai envie de m’en aller ! je reviendrai par le train de trois heures.

Il remonte.

La voix du JARDINIER, dans la coulisse.

Dans la serre !... il y est !

DUPLAN, effrayé.

Une visite !

 

 

Scène V

 

DUPLAN, EDGARD, puis LE JARDINIER

 

EDGARD, paraissant au fond, à la cantonade.

Donnez-lui deux litres d’avoine... ça suffit !

DUPLAN.

Monsieur Edgard !

EDGARD.

Bonjour, cher monsieur Duplan.

DUPLAN.

Qu’est-ce qui me procure l’honneur ?...

EDGARD.

J’espérais trouver Maurice... on m’apprend qu’il vient de repartir pour Paris...

DUPLAN.

Il ne tardera pas à revenir... si vous voulez l’attendre... en fumant un cigare.

EDGARD.

Au fait, vous pouvez me donner le renseignement que je venais lui demander...

DUPLAN, le faisant asseoir près des rosiers.

Asseyez-vous !... et fumez... ne vous gênez pas !

EDGARD.

Non merci...

DUPLAN.

Pourquoi ?...

Allumant une allumette.

Tenez, voilà du feu... !

EDGARD.

Vous êtes trop bon... mais aujourd’hui, j’ai l’estomac fatigué...

Il se lève.

DUPLAN, à part.

Il faudra que je fasse venir quelqu’un de la caserne.

EDGARD.

Monsieur, c’est une démarche toute de courtoisie que je viens faire auprès de vous... je sais qu’on ne s’adresse pas en vain à votre franchise et à votre loyauté...

DUPLAN, saluant.

Monsieur...

À part.

Qu’est-ce qu’il me veut ?...

EDGARD.

Je me suis bien rendu compte de l’état de mon cœur... et je ne vous le cache pas, j’aime ces demoiselles...

DUPLAN.

Lesquelles ?

EDGARD.

Berthe et Lucie...

DUPLAN.

Comment !... toutes les deux ?

EDGARD.

Cela vous étonne ?...

DUPLAN.

Oh ! non !

À part.

Absolument comme Maurice !...

EDGARD.

Et je désire en épouser une... n’importe laquelle...

DUPLAN.

Ah ! permettez, mon fils...

EDGARD.

Je sais qu’il est en pourparlers avec une des deux familles... et comme il m’est parfaitement indifférent d’épouser l’une ou l’autre de ces demoiselles... Je viens vous prier de me dire, cher monsieur, laquelle il a choisie... afin de demander la vacante.

DUPLAN, embarrassé.

Laquelle ?... vous me demandez laquelle ?

EDGARD.

Je vous répète que je fais appel à votre franchise et à votre loyauté.

DUPLAN.

J’entends bien... mais c’est que je n’en sais rien du tout.

EDGARD.

Comment ! vous ne savez pas qui votre fils épouse ? vous ! le père !

DUPLAN.

Ma foi, non !

EDGARD.

C’est colossal !

DUPLAN.

Je ne vous en remercie pas moins de la démarche...

EDGARD.

Toute de courtoisie...

DUPLAN.

Toute de courtoisie !... que vous voulez bien faire ; mais, dans ce moment, je ne puis vous dire qu’une chose : attendez le train de trois heures !

EDGARD, étonné.

Pourquoi le train de trois heures ?

LE JARDINIER, entrant.

Monsieur... il y a un monsieur, une dame et une demoiselle qui vous demandent...

DUPLAN, à part.

Ah ! mon Dieu ! ce sont eux ! mais lesquels ?... les Pérugin ou les Carbonel ?... que leur dire ?... Enfin !... faites entrer !

EDGARD.

Vous êtes en affaires ?...

DUPLAN.

Oui... une visite... très gênante...

EDGARD, que Duplan reconduit vers la gauche.

Je vous laisse... Nous reprendrons cette conversation !

Les Carbonel paraissent au fond.

DUPLAN, à part.

Les Carbonel !

EDGARD, à part, les apercevant.

Eux !... je veux savoir à quoi m’en tenir.

Il se cache derrière un gradin.

 

 

Scène VI

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, BERTHE, EDGARD, caché

 

MADAME CARBONEL, entrant.

Ah ! le voilà ! ce cher monsieur Duplan...

DUPLAN, saluant.

Madame...

CARBONEL.

Bonjour, mon vieil ami...

DUPLAN, apercevant Berthe qui porte un rosier.

Mademoiselle... ah ! le beau rosier !...

CARBONEL, bas à sa fille.

Va !... c’est le moment !...

BERTHE.

Monsieur Duplan... permettez-moi de vous l’offrir...

DUPLAN, le prenant.

Comment ! c’est pour moi ?... mais je le reconnais... c’est la chromatella.

CARBONEL.

Elle manquait à votre collection...

MADAME CARBONEL.

Et Berthe a eu l’idée de vous l’apporter...

DUPLAN.

Vraiment !... ah ! chère petite... c’est trop de bonté !

MADAME CARBONEL.

Elle vous aime déjà comme un père...

CARBONEL, bas à sa fille.

Embrasse-le, c’est le moment !...

BERTHE, s’approchant de Duplan.

Monsieur...

DUPLAN, l’embrassant.

Ah ! volontiers !...

À part.

Elle est charmante !... Pourvu que Maurice choisisse celle-ci !

Haut.

Asseyez-vous...

Montrant le rosier.

Je vais lui donner la place d’honneur... et je l’arroserai moi-même.

Il le porte sur un gradin, on s’assied.

MADAME CARBONEL.

Vous avez reçu la visite de Maurice, ce matin ?

DUPLAN.

Oui... Oui...

CARBONEL.

Il vous a dit que nous avions passé la soirée ensemble hier... que nous avions causé.

DUPLAN.

Oui... Oui...

À part.

Nous y voilà !

MADAME CARBONEL.

Tout est pardonné... Les enfants se conviennent... les mêmes idées... les mêmes goûts...

BERTHE.

Maurice s’est excusé... et je puis vous le dire à vous... je suis bien heureuse !

DUPLAN.

Allons ! tant mieux ! tant mieux !

À part.

Et les Pérugin qui vont venir !

CARBONEL.

Il a été convenu que je ferais rédiger le contrat...

Lui remettant un papier.

Le voici...

DUPLAN.

Très bien...

À part.

Ça m’en fait deux !

Il le met dans sa poche.

CARBONEL.

Vous le lirez à votre aise...

DUPLAN.

Oui... ça ne presse pas.

MADAME CARBONEL.

Nous avons une petite visite à faire à Puteaux... nous reviendrons dans quelques minutes...

On se lève.

DUPLAN.

Très bien !

À part.

Ils s’en vont !

CARBONEL.

Ah ! j’oubliais... il y a dans le contrat une clause... que vous trouverez peut-être un peu dure... mais nous n’y tenons pas...

DUPLAN.

Moi non plus...

MADAME CARBONEL.

Et, cette fois, j’espère que rien ne s’opposera plus à nos projets...

DUPLAN.

Dame !... attendez le train de trois heures...

M. et MADAME CARBONEL.

Comment ?

DUPLAN.

Je veux dire le retour de Maurice... Tenez, passez par là... vous prendrez la petite porte du jardin...

À part.

Comme ça, ils ne se rencontreront pas avec les autres...

CARBONEL, bas à Berthe.

Embrasse-le ! c’est encore le moment !

BERTHE.

Monsieur Duplan...

DUPLAN, l’embrassant.

Chère enfant !

À part.

Je n’ose pas me livrer !... !

M. et Madame Carbonel et Berthe sortent par la gauche.

 

 

Scène VII

 

DUPLAN, puis EDGARD

 

DUPLAN.

Elle est vraiment très gentille !... et, malgré moi, je me sentais... Mais si par hasard ce n’était pas celle-là.

EDGARD, sortant de sa cachette, à part.

Comme on a raison d’écouter !

Haut.

Dites donc, papa Duplan... vous êtes un farceur !

DUPLAN.

Tiens ! je vous croyais parti !

EDGARD.

Non, j’étais là... j’ai tout entendu... sans le vouloir... le contrat est prêt... et vous me dites que vous ne savez pas celle que Maurice épouse !

DUPLAN.

Mon ami... je vous jure... Attendez le train...

EDGARD.

À quoi bon ?... Puisqu’il a choisi Berthe, je choisis Lucie... je cours à Paris... chez les Pérugin...

Les apercevant qui arrivent par le fond.

Justement, les voici.

DUPLAN, à part.

Allons, bien ! et les autres qui vont revenir dans cinq minutes !

 

 

Scène VIII

 

DUPLAN, EDGARD, M. et MADAME PÉRUGIN, LUCIE, portant un rosier

 

MADAME PÉRUGIN, entrant.

Ah ! le voilà !... ce cher M. Duplan...

DUPLAN, saluant.

Madame...

PÉRUGIN.

Bonjour, mon bon ami !...

DUPLAN, saluant Lucie.

Mademoiselle...

À part.

Encore un rosier !

MADAME PÉRUGIN.

Lucie... offre ton petit souvenir à ce bon M. Duplan...

EDGARD, à part.

Est-ce que c’est sa fête ?

DUPLAN.

Comment !... c’est pour moi ?... mais je ne sais si je dois...

PÉRUGIN.

C’est le centifolia cristata.

DUPLAN, prenant le rosier.

Mais oui !... c’est lui !... il manquait à ma collection...

MADAME PÉRUGIN.

Lucie vous l’avait entendu dire... et elle a eu la bonne pensée...

DUPLAN.

Ah ! mademoiselle... que de bonté !

PÉRUGIN, bas à Lucie.

Embrasse ! c’est le moment !...

LUCIE, hésitant.

Mais, papa...

PÉRUGIN, menaçant.

Embrasse !...

LUCIE, à part.

Le pauvre homme... ce n’est pas sa faute !

Haut.

Monsieur Duplan...

DUPLAN.

Avec plaisir, chère enfant...

Il l’embrasse. À part.

Elle est charmante !... Pourvu que Maurice choisisse celle-là.

Montrant le rosier.

Je vais lui donner la place d’honneur... et je l’arroserai moi-même.

Il va le placer sur le gradin à côté de celui de Berthe.

Mais vous me gâtez... vous n’êtes pas raisonnables.

MADAME PÉRUGIN.

Ne parlons pas de ça... au point où nous sommes...

On s’assied.

PÉRUGIN.

À la veille de la signature du contrat.

EDGARD, intervenant.

Comment ! Mademoiselle se marie ?

M. et MADAME PÉRUGIN.

Encore là, monsieur Edgard !

MADAME PÉRUGIN.

Au fait, on peut en parler devant lui... la chose est presque publique... oui, monsieur, Lucie va se marier.

EDGARD.

Et avec qui ?

PÉRUGIN.

Avec Maurice !

EDGARD.

Maurice !

LUCIE, qui est restée debout.

Mais, maman...

MADAME PÉRUGIN, bas, à sa fille.

Taisez-vous...

LUCIE, à part.

Je proteste !

MADAME PÉRUGIN.

Le mariage est convenu, n’est-ce pas, monsieur Duplan ?...

DUPLAN, embarrassé, se levant.

Oui... oui...

EDGARD, à Duplan.

C’est colossal !... M’expliquerez-vous ?

DUPLAN, bas à Edgard.

Je ne sais rien... attendez le train !

EDGARD.

Eh ! le train !...

PÉRUGIN, se levant, à Duplan.

Avez-vous eu le temps de rédiger notre petit projet de contrat ?...

DUPLAN, ahuri.

Oui... oui... certainement... Je l’ai là !

À part.

Ah ! mon Dieu ! j’entends les Carbonel !...

PÉRUGIN, prenant le contrat.

Si vous le permettez, nous allons en prendre connaissance.

DUPLAN, à Pérugin qui se dispose à ouvrir le contrat.

Pas ici !

PÉRUGIN.

Quoi ?...

DUPLAN.

Sous le marronnier... vous serez mieux... personne ne vous dérangera...

PÉRUGIN, à sa femme.

Viens, ma bonne...

À Lucie.

Embrasse encore... c’est ton bonheur...

LUCIE.

Mais, papa...

PÉRUGIN, avec menace.

C’est ton bonheur !!!

LUCIE, à M. Duplan.

Monsieur Duplan...

Elle l’embrasse ; à part.

Oh ! je rage.

M. et Madame Pérugin et Lucie sortent par la droite.

DUPLAN.

Je n’ose pas me livrer...

 

 

Scène IX

 

DUPLAN, EDGARD

 

DUPLAN.

Voyons si les Carbonel...

EDGARD, l’arrêtant.

Un instant, monsieur... à nous deux !

DUPLAN.

Pardon... Je n’ai pas le temps...

EDGARD.

Et voilà le métier que vous faites... à votre âge !

DUPLAN.

Quoi ?...

EDGARD.

Un ancien notaire ! berner deux familles honorables, entretenir leurs espérances... et tout cela pour se faire donner des rosiers !

DUPLAN.

Moi ?

EDGARD.

C’est ignoble et colossal !

DUPLAN.

Oh ! mais vous m’ennuyez, vous !

EDGARD.

Il suffit...

DUPLAN.

Hein !

EDGARD.

Je respecte votre âge... Et moi qui me présentais en gentilhomme, qui venais faire appel à votre loyauté...

DUPLAN.

Attendez le train...

EDGARD, avec dignité.

Non, monsieur, je n’attendrai pas le train... dès que mon cheval aura mangé votre avoine... je quitterai ces lieux...

DUPLAN.

Très bien !

EDGARD.

Mais vous trouverez bon que je consulte maintenant mes propres sentiments... et non les convenances de M. votre fils... je suivrai droit mon chemin, dussé-je briser en passant certaines spéculations horticoles...

DUPLAN.

Mais je vous répète...

EDGARD.

J’ai l’honneur de vous saluer avec toute la considération... que vous méritez...

DUPLAN.

Bon voyage !

Edgard sort par le fond.

 

 

Scène X

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, puis M. et MADAME PÉRUGIN, puis BERTHE, LUCIE et EDGARD

 

DUPLAN, tirant sa montre.

Trois heures moins un quart ! Maurice va arriver... et tout s’éclaircira... Dieu ! que j’ai chaud !

Il tombe sur un banc à droite. M. et Madame Carbonel entrent par la gauche.

MADAME CARBONEL.

Notre visite s’est un peu prolongée... Vous nous attendiez ?...

DUPLAN.

Moi ? Oui... ardemment !

CARBONEL.

Vous cherchez Berthe ?... La petite folle s’est arrêtée devant vos fraisiers...

DUPLAN.

Elle a bien fait...

On s’assied.

MADAME CARBONEL.

D’ailleurs, ils sont presque à elle...

DUPLAN.

Oui...

À part.

Attendons le train.

CARBONEL.

Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de la clause ?...

DUPLAN.

Quelle clause ?...

CARBONEL.

L’article 8...

DUPLAN.

Je n’ai pas encore lu...

MADAME CARBONEL.

Tant mieux ! nous avons réfléchi... nous biffons la clause...

CARBONEL.

Nous préférons nous en rapporter, pour le douaire, au bon plaisir de M. votre fils... Donnez-moi le contrat, je vais biffer...

DUPLAN, tirant le contrat de sa poche et le lui donnant.

C’est ça... biffez !...

À part.

Ça nous fera gagner du temps !...

Il se lève et remonte.

CARBONEL, ouvrant le contrat.

Nous disons, article 8...

MADAME CARBONEL, près de lui.

Le voilà !

CARBONEL, lisant.

« M. Maurice Duplan... »

MADAME CARBONEL.

Biffe...

CARBONEL.

« En témoignage de son affection... »

MADAME CARBONEL.

Biffe...

CARBONEL.

« Pour mademoiselle Lucie Pérugin... » Hein !...

MADAME CARBONEL.

Pérugin.

DUPLAN, à part.

Ah ! saprelotte ! je me suis trompé de contrat !

CARBONEL, feuilletant le contrat.

Partout le nom de Pérugin !... Monsieur, qu’est-ce que cela signifie ?...

Pérugin entre suivi de sa femme et tient un contrat à la main. Ils ont l’air furieux.

PÉRUGIN.

C’est une indignité !...

MADAME PÉRUGIN.

Une mystification !

PÉRUGIN.

Partout le nom de Carbonel !

DUPLAN, à part.

Bien ! les autres ! voilà le choc !

M. et MADAME CARBONEL.

Les Pérugin ici !

M. et MADAME PÉRUGIN.

Les Carbonel !

CARBONEL, à Pérugin.

J’ai attendu vos témoins, monsieur...

PÉRUGIN.

Et moi les vôtres, monsieur...

BERTHE, entrant suivie de Lucie et d’Edgard.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?...

LUCIE.

On se dispute...

EDGARD.

Il faut les séparer !

CARBONEL, à Duplan.

Il est temps de s’expliquer, monsieur... on ne se moque pas comme ça d’une famille...

PÉRUGIN.

De deux familles !

EDGARD.

De trois !

CARBONEL.

Vous plairait-il de nous dire enfin lequel de ces contrats est le bon ?

TOUS.

Oui... oui... partez...

DUPLAN.

Mon Dieu, c’est bien simple !... moi, je suis un ancien notaire... je ne demande qu’à vivre tranquille... et à cultiver mes rosiers... Maurice est parti pour Paris, et attendez...

TOUS, furieux.

Oh !...

 

 

Scène XI

 

DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL, M. et MADAME PÉRUGIN, BERTHE, LUCIE, EDGARD, MAURICE

 

MAURICE, entrant.

Eh bien, qu’y a-t-il donc ?...

TOUS.

Maurice !

DUPLAN.

Enfin ! le train est arrivé !... Cinq minutes de plus, je devenais fou !

MAURICE.

Calmez-vous, mon père...

DUPLAN.

Tu vas en finir, je pense, avec tes hésitations ?...

MAURICE.

Oui, mon père...

TOUS.

Ah !...

MAURICE, bas à Berthe.

Quoi que je dise, ne vous étonnez de rien... ayez confiance !

Haut.

Vous avez raison, mon père... mes hésitations n’ont que trop duré... et je prie ces dames de me les pardonner... Mais mon excuse est dans la grâce et dans la beauté de ces deux demoiselles...

EDGARD, à part.

C’est vrai ! moi-même je ne suis pas encore fixé.

MAURICE.

Il faut cependant se décider...

Il regarde un moment Berthe et Lucie puis s’approche de Madame Pérugin.

Madame Pérugin, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder la main de mademoiselle votre fille ?

M. et MADAME CARBONEL, bondissant.

Comment ! Lucie ?

BERTHE, bas à sa mère.

Ayez donc confiance !

DUPLAN, à part.

Voilà une affaire terminée !

Il remonte.

LUCIE, pleurant, et à sa mère.

Ah ! je n’ai pas de chance !

MAURICE.

Plaît-il ?...

MADAME PÉRUGIN, vivement.

Rien ! un peu d’émotion !...

PÉRUGIN, à Maurice.

Monsieur...

MAURICE.

Monsieur, avant de vous engager définitivement, il est un fait dont je dois vous donner connaissance...

PÉRUGIN.

Parlez, mon gendre...

MAURICE.

J’ai un ami... un ami qui m’a sauvé la vie en Italie...

BERTHE.

M. Jules...

MAURICE.

Je m’étais juré, si jamais je devenais riche, de ne pas oublier le service qu’il m’avait rendu...

TOUS.

Très bien.

MAURICE, tirant un papier de sa poche.

Je viens de faire un acte de donation entre vifs, par lequel je déclare lui donner dès à présent une somme de cinq cent mille francs.

TOUS.

Hein ?...

PÉRUGIN.

Combien dites-vous ?...

MAURICE.

Cinq cent mille francs !... Nous avons partagé en frères...

MADAME PÉRUGIN.

C’est insensé !

DUPLAN.

C’est trop !

EDGARD.

C’est colossal !

MAURICE, à Madame Pérugin, très gracieusement.

Je ne suis plus qu’une moitié de million, madame...

MADAME CARBONEL, à part.

Attrape !... c’est bien fait !

MAURICE.

Mais, comme vous me l’avez fort bien dit, c’est moins pour ma fortune...

MADAME PÉRUGIN, froidement.

Certainement...

PÉRUGIN.

Sans doute... sans doute...

À part.

Il est stupide !

LUCIE, à son père et à sa mère.

C’est drôle ! c’est M. Jules qui est le plus riche maintenant.

PÉRUGIN, bas à sa femme.

Mais elle a raison !... Cinq cent mille francs de la donation...

MADAME PÉRUGIN.

Et deux cents qu’il a...

PÉRUGIN.

Ça fait sept...

MADAME PÉRUGIN.

Et deux cent cinquante mille que nous donnons.

PÉRUGIN.

Ça fait neuf cent cinquante !

MADAME PÉRUGIN.

Il a son million !

PÉRUGIN.

Caroline, nous ne devons pas sacrifier notre fille !

MADAME PÉRUGIN.

J’allais te le dire...

PÉRUGIN, à Maurice, en prenant sa fille à son bras.

Monsieur, je serai franc... ma fille a disposé de son cœur depuis longtemps...

MADAME PÉRUGIN.

Elle vient de m’en faire l’aveu à l’instant...

PÉRUGIN.

Et, au moment suprême... une voix nous crie que nous ne devons pas sacrifier notre enfant... Lucie épousera le noble jeune homme auquel vous devez la vie !

LUCIE et BERTHE.

Oh ! quel bonheur !

M. et MADAME CARBONEL.

Ils le refusent !

LUCIE, bas à Maurice.

Merci, monsieur Maurice...

MAURICE, bas.

J’avais consulté votre album !

Haut.

Maintenant, mon cher monsieur Carbonel, je suis libre... et mon cœur est d’accord avec mes paroles pour vous demander la main de mademoiselle Berthe.

TOUS.

Comment !

EDGARD, à part.

Eh bien, et moi ?... il ne fait que tourner !

CARBONEL.

Permettez, mon cher... c’est que la position n’est plus la même...

BERTHE.

Oh ! papa !

MADAME CARBONEL, bas à son mari.

Bah ! acceptons-le...

CARBONEL.

Une donation de cinq cent mille francs... ça change la thèse.

MAURICE, bas à Carbonel.

Chut !... elle est révocable.

CARBONEL, étonné.

Comment ?

MAURICE.

Demandez à papa... un vieux notaire !

DUPLAN, bas.

Pour cause de survenance d’enfants... article 953 et suivants...

À Maurice.

Tu est un fier gueux !

CARBONEL, pouffant de rire.

Ah ! bah ! ah ! bah !

MADAME CARBONEL.

Quoi donc ?...

CARBONEL, bas.

La donation est révocable pour cause de survenance d’enfants...

MADAME CARBONEL, pouffant de rire.

Ah ! ah ! ah !

BERTHE.

Quoi donc ?...

MADAME CARBONEL, bas à sa fille.

La donation est révocable pour cause de...

S’arrêtant.

Rien.

CARBONEL, à Duplan en désignant les Pérugin.

Je voudrais voir leur figure le jour du baptême...

Avec inquiétude.

Ah ! mais, dites donc...

Désignant Berthe et Maurice.

Si le ciel allait ne pas bénit leur union !

DUPLAN.

Soyez tranquille... Je réponds de mon fils ! 

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