Deux merles blancs (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR)
Comédie-vaudeville en trois.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 12 mai 1858.
Personnages
MOUILLEBEC, maître d’école
ALIDOR DE BOISMOUCHY
WILLIAM TRACK, riche Américain
MONSIEUR DE MONTDÉSIR
JUSTIN, domestique de Rosa
PREMIER DOMESTIQUE DE LA MARQUISE
DEUXIÈME DOMESTIQUE
ROSA DE SAINT-ALBANO
NINI TAUPIN, femme de chambre de Rosa
MINETTE, amie de Rosa
LA MARQUISE DE BOISMOUCHY
MARIE, fille de Montdésir
UN PIQUEUR
UN DOMESTIQUE DE WILLIAM TRACK
Le premier acte, en Bretagne, au château de Boismouchy. Le deuxième, à Paris, chez madame de Saint-Albano. Le troisième, à Trouville, chez William Track.
ACTE I
Le théâtre représente un vieux salon gothique, ouvrant par trois portes sur un parc. Portraits d’ancêtres. Vieux meubles. Portes à droite et à gauche. À droite, une table avec papier, plumes et encre. Ouvrage de femme. À gauche, un canapé.
Scène première
DEUX DOMESTIQUES, puis LA MARQUISE DE BOISMOUCHY
PREMIER DOMESTIQUE, assis à droite, regardant son camarade frotter les meubles avec acharnement.
Mais arrête-toi donc !... S’il n’a pas l’air d’une manivelle !
DEUXIÈME DOMESTIQUE, s’arrêtant.
C’est fini... Ah ! j’ai chaud !
PREMIER DOMESTIQUE.
Pas moi !...
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Je crois bien ! tu me regardes toujours.
PREMIER DOMESTIQUE.
Oui, j’ai une névralgie dans les doigts... mais... pendant que tu frictionnais les fauteuils... il m’est venu une idée !...
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Laquelle ?
PREMIER DOMESTIQUE.
Depuis trois jours, madame la marquise de Boismouchy nous fait nettoyer son vieux château, frotter les meubles, ôter les toiles d’araignées... ce qui, en Bretagne, est contraire à tous les usages...
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Eh bien ?
PREMIER DOMESTIQUE, se levant.
Eh bien, je parie qu’il s’agit d’un mariage.
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Pour qui ?
PREMIER DOMESTIQUE.
Pour M. Alidor de Boismouchy, notre jeune maître...
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Tiens ! tiens ! tiens ! est-ce que cet étranger qui est arrivé hier soir, avec sa fille... ?
PREMIER DOMESTIQUE.
Précisément... M. de Montdésir ; il habite Nantes, il est très riche et très gaillard avec les femmes... à ce que m’a dit son domestique ! Quant à sa fille... dix-huit ans...
LA MARQUISE, entrant par la droite.
Eh bien, est-ce fini ?
PREMIER DOMESTIQUE.
Oh !... oui, madame la marquise, nous terminons à l’instant.
LA MARQUISE.
Mon fils est-il levé ?
PREMIER DOMESTIQUE.
Oh !... il y a longtemps...
LA MARQUISE.
Priez-le de venir.
DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Mais il est parti...
LA MARQUISE.
Comment, parti ?
PREMIER DOMESTIQUE.
À quatre heures du matin... pour la chasse !
LA MARQUISE.
Encore la chasse ! c’est une passion, une monomanie !... Je tremble toujours qu’il ne lui arrive quelque chose...
Aux domestiques.
C’est bien... laissez-moi.
Elle s’assied près de la table à droite. Les domestiques remontent pour sortir. Mouillebec paraît au fond, venant de la gauche avec un cahier et des livres sous le bras.
PREMIER DOMESTIQUE.
M. Mouillebec !
Les deux domestiques sortent par le fond.
Scène II
MOUILLEBEC, LA MARQUISE
LA MARQUISE, qui a pris un tricot et travaille.
Ah ! notre maître d’école !...
MOUILLEBEC, saluant.
Permettez-moi, madame la marquise, de déposer mes très humbles et très respectueuses...
LA MARQUISE, l’interrompant.
Vous venez donner à mon fils sa leçon de latin ?
MOUILLEBEC, tirant sa montre.
Il est neuf heures... et tous les jours, depuis douze ans, quand neuf heures sonnent, j’arrive... avec mon Cornelius nepos...
LA MARQUISE.
Malheureusement, le marquis n’y est jamais !
MOUILLEBEC.
C’est vrai... mais ça m’est égal... J’entre dans son cabinet d’étude... Quand le temps est frais, je mets une bûche, je me permets de mettre une bûche dans le feu...
LA MARQUISE.
Et vous faites bien !
MOUILLEBEC.
Quand le feu est allumé... je me récite ses leçons... je me dicte son thème...
LA MARQUISE.
Comment ! tout seul ?
MOUILLEBEC.
Que M. le marquis y soit ou n’y soit pas... la leçon va toujours !... je suis un homme consciencieux, moi.
LA MARQUISE.
Oh ! très consciencieux !
MOUILLEBEC.
À dix heures... un de vos domestiques m’apporte mon cachet... je le mets dans ma poche... je me permets de le mettre dans ma poche... je me lève... je salue M. le marquis... comme s’il était là... et je lui donne respectueusement un pensum pour avoir manqué la classe...
LA MARQUISE.
Un pensum, au marquis !...
MOUILLEBEC.
Pour le principe ! car, entre nous, c’est moi qui le fais ! ce qui me retarde même beaucoup pour mon jardin... Croiriez-vous que mes pommes de terre ne sont pas encore plantées ?...
LA MARQUISE, posant son tricot et se levant.
Vraiment... Ah çà ! monsieur Mouillebec, pouvez-vous me dire quand mon fils aura terminé ses études ?
MOUILLEBEC.
Dame !... s’il ne vient jamais... je ne vous cache pas que ce sera un peu plus long...
LA MARQUISE.
Encore s’il savait parler sa langue !... mais il lui échappe des énormités... Hier, par exemple, il m’a demandé si ma migraine était guérite.
MOUILLEBEC, indigné.
Guérite !... Je vais de ce pas lui flanquer une leçon sur les participes !
LA MARQUISE.
C’est inutile... puisqu’il n’y est pas !
MOUILLEBEC.
Ça m’est égal ! guérite ! Le malheureux ! permettez-moi de le comparer à une vache espagnole... respectueusement !
LA MARQUISE.
Voyons... monsieur Mouillebec... tâchez de le rejoindre !
MOUILLEBEC.
Le rejoindre ! si vous croyez que c’est facile... Hier, savez-vous où je l’ai trouvé ?
LA MARQUISE.
Non...
MOUILLEBEC.
Au beau milieu de l’étang Robert !
LA MARQUISE, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
MOUILLEBEC.
Piqué dans la vase et incorporé dans une botte de roseaux.
LA MARQUISE.
Mon fils... dans les roseaux !
MOUILLEBEC.
Il appelle ça chasser le canard ! Soyons juste ! je ne peux pourtant pas me mettre à la nage et me déguiser en roseau pour lui ingurgiter son Cornelius nepos !
LA MARQUISE.
Mon pauvre Alidor ! Il finira par se rendre malade !...
MOUILLEBEC.
Lui ? il n’y a pas de danger !... c’est une vraie borne... pour la santé !... car pour l’intelligence...
LA MARQUISE, avec orgueil.
Oh ! pour l’intelligence !...
MOUILLEBEC, à part.
C’est exactement la même chose !
LA MARQUISE.
Aussi je crois qu’il plaira...
MOUILLEBEC.
Il plaira ?... à qui ?...
LA MARQUISE.
Ah ! c’est juste... vous ne savez pas... je suis bien heureuse !... Une grande nouvelle !... que je puis vous confier, car vous êtes presque de la famille, mon bon Mouillebec !
MOUILLEBEC.
Madame m’émeut !...
LA MARQUISE.
Je suis sur le point de marier Alidor...
MOUILLEBEC.
M. le marquis ?
LA MARQUISE.
Une jeune personne charmante... qui est arrivée hier au soir avec son père... M. de Montdésir...
MOUILLEBEC.
Quel événement ! je donne huit jours de congé à mes élèves !...
À part.
Ça me permettra de planter mes pommes de terre !
LA MARQUISE.
Mon fils habitera Nantes... Ah ! cette séparation me coûtera bien des larmes... un enfant que je n’ai jamais quitté !...
MOUILLEBEC.
Madame la marquise ira le voir souvent.
LA MARQUISE.
Tous les dimanches... sans compter les jeudis... et les jours de fête... Quant à vous, Mouillebec, vous n’en continuerez pas moins à lui donner sa leçon tous les jours...
MOUILLEBEC.
À neuf heures précises !... Très bien, madame la marquise.
LA MARQUISE, apercevant Montdésir, qui arrive par le fond à gauche.
Voici M. de Montdésir, le beau-père !...
Scène III
MOUILLEBEC, MONTDÉSIR, LA MARQUISE, puis MARIE
MONTDÉSIR, saluant.
Madame la marquise, je vous présente mes devoirs...
MOUILLEBEC, à part.
C’est un joli homme.
MONTDÉSIR.
Je ne vous cache pas que je suis impatient de voir mon futur gendre... que je ne connais pas encore.
LA MARQUISE, embarrassée.
On va servir le déjeuner... et je pense...
MONTDÉSIR.
Hier à huit heures, quand nous sommes arrivés, il était déjà couché... et ce matin... est ce qu’il ne serait pas levé ?
LA MARQUISE.
Oh ! depuis longtemps ! Il se lève avec le soleil... quelquefois auparavant... mais il est sorti.
MONTDÉSIR.
Sorti ? Ah çà ! à quelle heure le voit-on ?
LA MARQUISE.
Il est à la chasse !... il ne peut tarder...
MONTDÉSIR.
À la chasse ?... Il me semble qu’il aurait pu remettre sa partie... Certainement je ne suis pas un homme cérémonieux...
MOUILLEBEC.
Lui non plus ! Pour la rondeur, c’est un matelot...
Saluant.
Monsieur, j’ai bien l’honneur...
MONTDÉSIR, le saluant.
Monsieur...
À la marquise.
Quel est ce... ?
LA MARQUISE.
M. Mouillebec...
MOUILLEBEC.
Maître d’école...
LA MARQUISE.
Et précepteur du marquis...
MONTDÉSIR.
Son précepteur ! Voyons, l’avez-vous bien bourré de grec et de latin ?
MOUILLEBEC.
Oh ! bourré n’est pas le mot... On ne peut pas dire qu’il en soit bourré !
MONTDÉSIR.
Après ça, je n’y tiens pas...
MOUILLEBEC.
Tant mieux !
MONTDÉSIR.
Pourvu qu’il sache parler sa langue...
LA MARQUISE, à part.
Aïe !
MOUILLEBEC, à part.
Guérite !
MONTDÉSIR.
Pourvu que je trouve en lui un gai compagnon et un bon vivant !...
MOUILLEBEC.
Oh ! pour ça !... c’est la première fourchette du Morbihan !
MONTDÉSIR.
Je ne demande pas qu’il ait passé ses examens pour entrer à l’École polytechnique...
MOUILLEBEC, vivement.
Il pourrait se présenter, monsieur !... mais il serait refusé... respectueusement !
MONTDÉSIR.
Quant à la santé ?...
LA MARQUISE.
Oh ! excellente !... des joues superbes.
MOUILLEBEC.
Tout en chair, monsieur... tout en chair et en muscles !... Le pauvre enfant ! quand il est arrivé ici à l’âge de huit ans, il n’avait que la peau et les os... un vrai clou ! c’est au point que, dans le bain, il rouillait son eau !... Je ne dis pas ça pour le vanter !
MONTDÉSIR.
Parbleu !
LA MARQUISE.
Il était si chétif, si délicat ! sa rougeole a duré six mois...
MOUILLEBEC.
Et sa coqueluche, deux ans !
LA MARQUISE.
Les médecins conseillèrent l’air de la campagne, la vie au soleil... C’est alors que nous abandonnâmes Paris pour venir habiter le château de Boismouchy... que nous n’avons plus quitté depuis... Aussi trouverez-vous peut-être les manières du marquis un peu...
MONTDÉSIR.
Je le vois d’ici... un gentilhomme campagnard.
MOUILLEBEC.
C’est ça... plus campagnard que gentilhomme !
MONTDÉSIR, apercevant Marie, qui entre par la droite.
Ah ! voici ma fille.
MARIE, saluant la marquise.
Madame la marquise !...
LA MARQUISE, l’embrassant.
Chère enfant !
MARIE, allant à son père.
Bonjour, papa.
MOUILLEBEC, saluant Marie.
Mademoiselle... Mouillebec, maître d’école et professeur du jeune homme !
MARIE, à part, riant.
Oh ! la drôle de figure !
MOUILLEBEC, tirant sa montre et à part.
Neuf heures un quart ! j’entre dans le cabinet du marquis... et nous allons un peu labourer nos principes !
Mouillebec entre à gauche.
Scène IV
MONTDÉSIR, MARIE, LA MARQUISE, puis ALIDOR
MARIE, regardant autour d’elle.
Mais, mon père... je ne vois pas...
MONTDÉSIR.
Ton prétendu ?... nous l’attendons...
LA MARQUISE.
Oui... je suis même étonnée...
À part.
Est-il insupportable avec sa chasse ! pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !
On entend le son du cor.
Ah ! je l’entends !... c’est lui !
MARIE.
Enfin !...
Elle passe à gauche. Alidor de Boismouchy paraît au fond, venant de la gauche ; il porte une vieille veste de velours très fanée, un chapeau de paille défoncé, de gros souliers et des guêtres en cuir, montantes et crottées, il tient un fusil et un fouet. Un piqueur le suit.
ALIDOR, à un de ses chiens qu’il menace du fouet et qui est hors de vue.
Aïe donc ! Cabaret !... je te vas ratisser !
À la marquise.
Bonjour, maman...
Au piqueur.
Lamouillette... mène les chiens au chenil... À deux heures tu me purgeras Ravaude... cette enfant a des vers.
Le piqueur disparaît par le fond à gauche.
LA MARQUISE, à part.
Mon Dieu ! comme il est fait !
Haut.
Mon fils, que je vous présente...
Alidor a déposé son fusil au fond.
MARIE, à part.
Lui ! je l’avais pris pour un piqueur !
LA MARQUISE.
Veuillez l’excuser... costume de chasseur...
À Alidor.
M. de Montdésir, dont je t’ai annoncé l’arrivée hier...
Bas.
Dis donc quelque chose !
ALIDOR, à Montdésir.
C’est à M. de Montdésir que j’ai l’honneur de parler ?
MONTDÉSIR.
Moi-même... je...
ALIDOR.
Tant mieux !... tant mieux ! tant mieux !...
Il lui tourne le dos et remonte.
Ah ! dis donc, Lamouillette...
La marquise le retient et lui ôte son fouet qu’elle jette.
MONTDÉSIR, à part.
Eh bien !... c’est tout ?... quel drôle de gendre !
ALIDOR, à la marquise.
Je voulais lui dire de tremper la soupe aux chiens...
LA MARQUISE, présentant Marie.
Mademoiselle Marie, qui a bien voulu accompagner son père...
Montdésir fait passer Marie près d’Alidor.
ALIDOR.
La petite !
À Marie.
Mademoiselle... voilà donc que vous êtes venue faire un tour par chez nous !
MARIE, interdite.
Mais... oui, monsieur.
ALIDOR.
Tant mieux !... tant mieux !... tant mieux !...
Il tire de sa gibecière un gros morceau de pain et une tranche de lard et mange.
MONTDÉSIR, le regardant.
Qu’est-ce qu’il fait ?
MARIE, bas à son père.
Papa, il mange !
MONTDÉSIR, bas.
Je le vois bien !
À part.
Après ça, on m’a prévenu... la première fourchette du Morbihan !
LA MARQUISE, bas à son fils.
Laisse donc cela ! nous allons déjeuner !
ALIDOR.
Ah ben ! non !
MARIE, à part, regardant son pain.
Ah ! c’est du lard !
MONTDÉSIR.
Vous me paraissez doué d’un bel appétit.
ALIDOR.
Des fois !... j’ai l’estomac qui me grenouille !
MARIE, étonnée.
Grenouille ?...
MONTDÉSIR, bas à sa fille.
C’est du bas-breton !
LA MARQUISE, bas à son fils.
Au moins sois aimable avec ta prétendue... tu ne la regardes seulement pas...
Elle lui ôte son pain, qu’elle pose sur la table.
ALIDOR.
Vous allez voir !
À Marie.
Mademoiselle est sans doute chasseur ?
MARIE.
Moi ?... non, monsieur !
ALIDOR.
Ah ben, moi, je le suis ! Ce matin, je me dis : « Puisque le papa Montdésir est arrivé... le mien... mon désir !... serait de lui faire manger un lièvre avec des petits oignons ! »
MONTDÉSIR.
C’est d’un bon sentiment !
ALIDOR.
Je prends quatre chiens... Cabaret, Ramonot, Fanfare et Ravaude... celle qui est incommodée... elle a...
MONTDÉSIR, vivement.
Oui... je sais...
ALIDOR.
Nous entrons sous bois...
Appelant ses chiens.
Holà... mes bélots !... fouille ! fouille !... fouille !... approche ! approche !... froutt !
MONTDÉSIR.
Hein ?
ALIDOR.
Un grand coquin de lièvre rouge me part à soixante pas... Cabaret prend dessus... les autres rallient...
Aboyant.
Ahoup ! âhoup ! âhoup !...
MARIE, à part.
Il aboie !
ALIDOR.
Je me dis : « Toi, j’en mangerai ! »
Aboyant.
Ahoup ! âhoup ! âhoup ! âhoup !
MONTDÉSIR.
C’est charmant !
MARIE, à part.
Joli talent de société !
ALIDOR.
Je connais une passée à la Croix-de-la-Brosse... j’y cours ! et je me dis : « Toi, j’en mangerai !... » mais pas du tout ! v’là mon galopin qui débuche au carrefour des Trois-Poteaux...
MONTDÉSIR.
C’est fâcheux !
ALIDOR.
J’y cours ! et je me dis : « Toi... »
MONTDÉSIR.
« J’en mangerai ! »
ALIDOR.
Mais pas du tout ! v’là qui se rembuche à la Croix-de-la-Brosse... j’y cours ! mais pas du tout ! v’là qui redébuche aux Trois-Poteaux !...
MONTDÉSIR, à part.
En voilà des bûches !
ALIDOR.
J’y cours ! Chut !...
MONTDÉSIR.
Quoi ?
ALIDOR.
J’entends plus rien !... pas seulement un soupir d’alouette !... Perdu !...
MONTDÉSIR.
Eh bien, après ?...
ALIDOR.
La chasse étant finie... je suis rentré bredouille... et me v’là !
MONTDÉSIR.
Eh bien, elle est très gentille, votre anecdote.
Alidor prend une gourde pendue à son côté et boit. Bas à sa fille.
Eh bien, qu’est-ce que tu dis de ça ?
MARIE, bas.
Je dis que je n’épouserai jamais un monsieur qui imite aussi bien le chien !
MONTDÉSIR.
Mais, ma fille...
MARIE.
Jamais !
LA MARQUISE, passant près de Marie.
Vous permettez que mon fils se retire... Sa toilette est dans un désordre...
MONTDÉSIR, passant près de la marquise.
Pardon... Auparavant je désirerais causer cinq minutes avec lui !
ALIDOR.
Je vous rejoins, m’man !... Préparez-moi mon beau gilet à ramages !...
LA MARQUISE, à part.
Que vont-ils se dire ?
MARIE, à part.
Papa va le remercier !
La marquise entre à droite avec Marie. Montdésir les accompagne jusqu’à la porte.
Scène V
ALIDOR, MONTDÉSIR, puis MOUILLEBEC
MONTDÉSIR, revenant à Alidor.
Mon cher ami, vous aboyez très gentiment... c’est une justice à vous rendre...
ALIDOR.
Et le mouton !... savez-vous faire le mouton ?...
Il imite le cri du mouton.
Mê... mê...
MONTDÉSIR.
Assez ! assez !... Je dois vous avouer franchement que vous n’avez pas produit sur l’esprit de ma fille une impression...
ALIDOR.
Tiens ! À cause de quoi ?
MONTDÉSIR.
Dame ! vous commencez par manger un morceau de lard...
ALIDOR.
Elle n’aime pas le lard, votre demoiselle ?...
MONTDÉSIR.
Si, mais enfin...
ALIDOR.
Je comprends... c’est une jeune personne romanesque et pensive !... elle préfère le poulet !
MONTDÉSIR.
Il ne s’agit pas de ça !... Ensuite vous vous embarquez dans une longue histoire de chasse.
ALIDOR.
Eh bien ?...
MONTDÉSIR.
Les lièvres qui débuchent... et qui se rembuchent... ça ne plaît pas beaucoup aux femmes !
ALIDOR, étonné.
Ah !... mais qu’est-ce qu’il faut donc leur dire, bonté du ciel !...
MONTDÉSIR.
Je n’ai pas besoin de vous l’apprendre... à votre âge... hein !... mon gaillard ?
ALIDOR.
De quoi, mon gaillard ?
MONTDÉSIR.
Ne faites donc pas l’innocent ! Quand vous rencontrez une fillette... gentille...
ALIDOR.
Moi ?...je ne vais jamais de ce côté-là...
MONTDÉSIR.
Comment ?...
ALIDOR.
Ah ! si ! une fois j’en ai rencontré une dans la taille à Trochu... la petite Bûchette, la dindonnière...
MONTDÉSIR.
Chut ! plus bas !
ALIDOR.
Je tue un perdreau... V’là-t-y pas qu’elle le ramasse et qu’elle le fourre sous son tablier...
MONTDÉSIR.
Et vous avez été l’y chercher, mauvais sujet ?
ALIDOR.
Non, mais j’te lui ai flanqué une tripotée !
MONTDÉSIR.
Oh ! battre une femme !
ALIDOR.
Bûchette ! une femme ! elle est grêlée ! et puis pourquoi qu’elle me vole mon perdreau !
MONTDÉSIR.
Heureusement que ce n’est pas là votre seule aventure.
ALIDOR.
Quelle aventure ?
MONTDÉSIR.
Après ça, je n’ai rien à dire ! Vous étiez garçon... vous en aviez le droit !
ALIDOR.
Quoi ?
MONTDÉSIR.
Comment, quoi ?... En arrivant, j’ai aperçu un orchestre sous les grands tilleuls...
ALIDOR.
Eh bien ?
MONTDÉSIR.
Eh bien ! ça prouve qu’on danse ici... le dimanche...
ALIDOR.
Le dimanche, je joue aux boules avec le père Mouillebec...
MONTDÉSIR.
Oui ; mais, après avoir joué aux boules avec le père Mouillebec... on fait danser les petites filles... on les embrasse !...
ALIDOR, riant et lui donnant plusieurs coups de poing.
Ah ! farceur ! cristi ! cristi !
Froidement.
Après ça, je ne sais pas... j’en ai jamais embrassé !
MONTDÉSIR, très étonné.
Comment, jamais ?
ALIDOR.
Jamais !...
MONTDÉSIR.
Allons donc !
ALIDOR, avec fierté.
Je peux regarder mes contemporains sans rougir, moi !
MONTDÉSIR, à part.
Ah ! sapristi ! on ne m’avait pas prévenu de ça... Mais c’est un phénomène... un merle blanc !... oh ! c’est impossible !... il se moque de moi !
MOUILLEBEC, venant de la gauche et regardant sa montre.
Il est dix heures... Je lève la séance !
MONTDÉSIR, à part.
Le précepteur ! Je vais l’interroger !
MOUILLEBEC, apercevant Alidor.
Ah ! vous voilà, monsieur le marquis... je viens de vous donner votre leçon...
ALIDOR, lui serrant la main.
Merci, père Mouillebec...
MOUILLEBEC.
Nous avons notamment conjugué le verbe guérir... et si vous m’aviez fait l’honneur d’assister à la classe, vous sauriez que guérite se dit d’une petite cabane en bois servant à abriter messieurs les militaires !
ALIDOR.
Père Mouillebec, je vous vénère ! mais votre latin... il m’ennuie comme la soupe à l’oseille !
MOUILLEBEC, éclatant.
Il croit que je lui parle latin ! Mais, malheureux !...
ALIDOR.
Et puis faut que j’aille m’habiller... je vais mettre mon beau gilet à ramages.
Il remonte prendre son fusil.
MONTDÉSIR, bas à Mouillebec, qui va pour suivre Alidor.
Restez... j’ai à vous parler !
Ensemble.
Air de J. Nargeot.
MONTDÉSIR.
Mais vraiment sa sagesse
M’étonne et me fait peur ;
Rarement la jeunesse
Eut autant de candeur.
ALIDOR.
En ces lieux je le laisse
Avec mon précepteur.
Sur moi, sur ma sagesse
Quelle était son erreur !
MOUILLEBEC.
J’accepte avec ivresse...
Il va m’ouvrir son cœur,
Et dire à ma tendresse
Ses projets de bonheur.
Alidor entre à gauche, Montdésir le suit jusqu’à la porte et revient près de Mouillebec.
Scène VI
MONTDÉSIR, MOUILLEBEC
MOUILLEBEC.
Vous avez désiré me parler ?...
MONTDÉSIR, s’asseyant sur le canapé.
Oui... asseyez-vous !...
Mouillebec va prendre une chaise au fond et s’assied au milieu du théâtre.
Plus près...
Mouillebec se rapproche.
Avec vous, on peut causer... vous êtes un vieux renard.
MOUILLEBEC.
Un renard ?
MONTDÉSIR.
Enfin, vous avez vécu...
MOUILLEBEC.
Je ne fais que cela depuis soixante ans...
MONTDÉSIR.
Eh bien, dites-moi franchement... votre élève... entre nous... il m’a l’air un peu novice ?...
MOUILLEBEC.
J’avoue que pour ce qui est de la grammaire...
MONTDÉSIR.
Je ne parle pas de la grammaire ! je vous parle de ses mœurs...
MOUILLEBEC.
Oh ! excellentes ! c’est un lis !
MONTDÉSIR.
Un lis !... Mais enfin il n’est pas arrivé à son âge sans avoir eu des intrigues... des aventures...
Mouillebec est très embarrassé et baisse les yeux.
Vous savez bien ce que je veux dire ?
MOUILLEBEC, intimidé.
Non, monsieur... je ne comprends pas !...
Montdésir lui parle à l’oreille. Pudiquement et se levant.
Ah ! mais finissez, monsieur ! je ne suis pas habitué à entendre de pareils propos !...
À part.
Polisson !
MONTDÉSIR, qui s’est levé aussi.
Qu’avez-vous donc ? n’allez-vous pas rougir ! un homme marié !
MOUILLEBEC.
Je ne suis pas marié.
MONTDÉSIR.
Vous l’avez été ?
MOUILLEBEC.
Jamais !
MONTDÉSIR.
Mais vous avez aimé ?
MOUILLEBEC.
Ça... c’est vrai...
MONTDÉSIR.
Eh bien, alors ?...
MOUILLEBEC.
J’avais vingt ans... je devins éperdument amoureux de la fille du marchand de tabac... Elle s’appelait Monique... je lui composais des vers latins... ainsi qu’à son père... à sa mère... et à ses deux tantes... Ce nonobstant, on la maria à un autre.
Avec orgueil.
Mais je lui ai toujours gardé mon cœur !... jamais je n’ai souillé l’autel où j’adorais Monique !
MONTDÉSIR.
Ah bah !...
MOUILLEBEC.
Et, depuis quarante ans, j’attends qu’elle soit veuve !
MONTDÉSIR, à part.
Non ! je ne suis pas en Bretagne ! je suis en plein Bengale... pays des roses !
MOUILLEBEC.
Monsieur n’a pas d’autres questions à m’adresser ?
MONTDÉSIR.
Non... merci... je...
Il regarde Mouillebec et éclate de rire.
MOUILLEBEC, à part.
Qu’est-ce qu’il a donc ?
MONTDÉSIR.
On devrait vous couler en bronze... et vous mettre sur une place... la place Mouillebec !
MOUILLEBEC, flatté.
Oh ! monsieur... en bronze !... je ne mérite pas !...
MONTDÉSIR.
Pardon ! pardon !
MOUILLEBEC.
Enfin, puisque vous le voulez.
À part.
Il est très poli !
Haut, saluant.
Monsieur, je vous présente mes très humbles et très respectueuses salutations...
À part.
Place Mouillebec ! en bronze !
Il sort par le fond à gauche.
Scène VII
MONTDÉSIR, seul
Deux merles blancs !... sapristi ! ça me contrarie !... pas le vieux... ça m’est égal !... il peut rester comme il est !... mais mon gendre !... je ne veux pas donner ma fille à un homme aussi... primitif !... c’est très dangereux !... J’ai connu à Nantes un armateur qui s’est marié sans avoir jamais... marivaudé... et, six mois après, il marivaudait avec tout le corps de ballet ! Je crois qu’il vaut mieux marivauder avant !... D’un autre côté, c’est un parti superbe... M. de Boismouchy aura un jour cent cinquante mille livres de rente ! c’est très intéressant !... Voyons donc !... si je l’envoyais faire un tour à Paris ; voilà un pays qui ne ressemble pas au Bengale !
S’asseyant près de la table et écrivant.
C’est ça !... je vais l’adresser... à qui ?... parbleu ! à mon neveu, le comte de Furetières, un drôle... charmant ! mais d’une conduite déplorable... je l’ai déjà tiré trois fois de Clichy... En voilà un qui connaît le corps de ballet !...
Écrivant.
Je le charge de promener mon gendre au milieu de ces jardins d’Armide... et c’est bien le diable si, en quinze jours, il n’y cueille pas quelques fleurs et l’usage du monde... Je lui dis que c’est pressé... Mettons un mois !
Il plie sa lettre et met l’adresse.
Scène VIII
LA MARQUISE, MONTDÉSIR
LA MARQUISE, entrant par la droite, éplorée.
Ah ! monsieur de Montdésir... vous me voyez désolée...
MONTDÉSIR, se levant.
Qu’y a-t-il donc, belle dame ?...
LA MARQUISE.
Je viens de causer avec votre fille... Elle refuse la main d’Alidor...
MONTDÉSIR, à part.
Ah ! diable !...
LA MARQUISE.
Un si excellent garçon !... Mais que lui manque-t-il ?
MONTDÉSIR.
Rien... rien... seulement ma fille a été un peu choquée des manières de M. le marquis...
LA MARQUISE.
Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez !
MONTDÉSIR.
Il faut convenir qu’il laisse à désirer sous le rapport de la distinction et de l’élégance...
LA MARQUISE.
Dame, il a toujours vécu dans les bois.
MONTDÉSIR.
Précisément... mais j’ai conçu un projet qui conciliera tout.
LA MARQUISE.
Lequel ?
MONTDÉSIR.
C’est de l’envoyer passer quelques jours à Paris.
LA MARQUISE.
À Paris ?
MONTDÉSIR.
Il verra le monde... il y développera son esprit, son cœur... et... nous reviendra civilisé.
LA MARQUISE, inquiète.
Mon enfant... à Paris !... dans cette ville d’horreurs !...
MONTDÉSIR.
Ce voyage est nécessaire... croyez-moi... c’est dans son intérêt.
LA MARQUISE.
Vraiment ?
MONTDÉSIR.
Son bonheur... son mariage en dépendent...
LA MARQUISE.
Enfin, s’il le faut, je saurai me résigner à ce sacrifice... je l’accompagnerai.
MONTDÉSIR, vivement.
Oh ! non ! pas vous !...
À part.
Ça nous gênerait !
LA MARQUISE.
Comment ?
MONTDÉSIR, montrant sa lettre.
Je l’adresse au comte de Furetières, mon neveu...
LA MARQUISE.
Au moins est-ce une personne sûre, recommandable ?...
MONTDÉSIR.
Oh ! je vous en réponds !
LA MARQUISE.
Capable de guider ses pas dans les sentiers honnêtes ?...
MONTDÉSIR.
Dans tous les sentiers possibles !
À part.
Et impossibles !
Haut.
Ça coûtera quelques billets de mille francs... Mais qu’importe !
LA MARQUISE.
Et ce départ aura lieu ?...
MONTDÉSIR.
Tout de suite !
LA MARQUISE.
Oh ! non ! demain !... après-demain ! le temps de trouver quelqu’un pour l’accompagner... Le pauvre enfant n’a jamais mis le pied dans un wagon...
MONTDÉSIR.
Bah ! à son âge !
Scène IX
LA MARQUISE, MOUILLEBEC, MONTDÉSIR, puis ALIDOR, DOMESTIQUES, puis MARIE
MOUILLEBEC, paraissant au fond, venant de gauche.
Madame la marquise veut-elle autoriser le jardinier à me prêter une bêche ?...
LA MARQUISE, à elle-même.
Mouillebec ! voilà l’homme qu’il me faut !
MOUILLEBEC.
Je vais planter mes pommes de terre, et alors...
LA MARQUISE, allant à Mouillebec avec empressement.
Mon ami, voulez-vous me rendre un grand, un éminent service ?...
MOUILLEBEC.
Parlez, madame la marquise !
LA MARQUISE.
Mon fils part dans un instant pour Paris... vous allez l’accompagner !
MOUILLEBEC, stupéfait.
Moi ? aller à Paris !
MONTDÉSIR, à part, montrant sa lettre.
Tiens !... j’ai envie d’ajouter un post-scriptum pour le précepteur !
MOUILLEBEC.
Et mes pommes de terre qui ne sont pas plantées ! et mon école !
MONTDÉSIR.
C’est demain dimanche, vous serez de retour lundi.
MOUILLEBEC.
Mais, monsieur, partir dans ce négligé...
MONTDÉSIR.
Vous vous habillerez en passant chez vous.
La marquise va tirer un cordon de sonnette à gauche : deux domestiques arrivent par le fond à gauche ; elle remonte et leur donne tout bas quelques ordres. Les domestiques s’éloignent par où ils sont venus.
MOUILLEBEC.
C’est ça... Quelles sont mes instructions ?...
MONTDÉSIR.
Vous déposerez chez mon neveu... votre élève, cette lettre et ce portefeuille garni de billets de banque...
Il lui donne un portefeuille et une lettre.
MOUILLEBEC.
Mais...
MONTDÉSIR.
Vous n’avez pas besoin de comprendre !
MOUILLEBEC.
Ça suffit.
À part.
C’est une mission secrète !
Il gagne la gauche.
ALIDOR, il est habillé et entre par la gauche.
J’ai mis mon beau gilet à ramages !
LA MARQUISE, courant à lui et l’embrassant.
Ah ! mon fils ! mon enfant !
MOUILLEBEC, s’essuyant les yeux.
C’est déchirant !
ALIDOR.
Qu’est-ce qui est mort ?
LA MARQUISE.
Personne ! mais tu pars ! tu vas me quitter !
ALIDOR, tranquillement.
Tiens ! tiens ! tiens !
LA MARQUISE.
Heureusement que Mouillebec t’accompagne...
ALIDOR.
Tiens ! tiens ! tiens !
À Mouillebec.
Et où allons-nous ?...
MOUILLEBEC, avec importance.
Monsieur le marquis, je ne peux pas vous le dire, c’est une mission secrète !
Les deux domestiques rentrent par le fond à gauche et apportent plusieurs fioles et paquets. La marquise les leur prend des mains et les donne à son fils, qui en met une partie dans ses poches et donne le reste à Mouillebec.
LA MARQUISE.
Alidor, pas d’imprudence !... soigne-toi bien... Voilà du vulnéraire... du chocolat... des biscuits... des pruneaux !
ALIDOR.
Des pruneaux ! Pauvre mère ! elle pense à tout !
MONTDÉSIR.
Allons, allons, ne perdons pas de temps.
ALIDOR, prenant la main de la marquise et avec expression.
Adieu, maman !... je vous recommande mes chiens.
Ils s’embrassent.
MARIE, qui est entrée par la droite, bas à son père.
Il part ! Mon mariage est donc rompu ?
MONTDÉSIR, bas.
Nous en reparlerons dans quinze jours !
Ensemble.
Air d’Haydée.
LA MARQUISE.
Quand à partir tout les engage,
Je dois ici réprimer ma douleur ;
Soumettons-nous, si ce voyage
Peut à jamais assurer son bonheur.
MONTDÉSIR.
Quand à partir tout les engage,
Il faut ici réprimer sa douleur ;
Soumettez-vous, car ce voyage
Doit à jamais assurer son bonheur.
ALIDOR et MOUILLEBEC.
Puisque à partir on nous engage,
Pourquoi montrer ici de la douleur ?
Je pressens que dans ce voyage
Nous trouverons et plaisir et bonheur.
MARIE.
Puisque à partir on les engage,
Tout est rompu, sans doute... quel bonheur !
Ne disons rien, mais ce voyage
Me rend heureuse et réjouit mon cœur.
LES DEUX DOMESTIQUES.
Eh ! quoi ! pour un simple voyage,
Faut-il ici montrer tant de douleur !
Je croyais à son mariage ;
Mais, je le vois, nous étions dans l’erreur.
La marquise embrasse une dernière fois son fils. Le rideau baisse.
ACTE II
Salon très élégant. Une porte au fond. Deux portes à droite et à gauche, troisième plan. Une fenêtre à gauche, deuxième plan. À droite, deuxième plan, une cheminée. À gauche, un guéridon et deux sièges ; sur ce guéridon, un journal, un album, papier, plumes et encre. Au milieu, un divan circulaire surmonté d’un vase du Japon plein de fleurs. À droite, un sofa. Entre ce sofa et la cheminée, un tout petit guéridon, sur lequel il y a une statuette, un éventail et un lorgnon. Étagères ; une entre autres, à gauche, sur laquelle on voit une tasse en porcelaine de Saxe. Fauteuils. Tableaux. Ameublement riche.
Scène première
JUSTIN, puis MOUILLEBEC et ALIDOR
Justin, en gilet de panne rouge à manches, finit d’arranger des fleurs dans le vase au-dessus du divan.
JUSTIN.
C’est singulier... Madame est rentrée hier soir de son théâtre avec un nez long comme ça ! elle avait cependant un bien beau rôle dans la pièce nouvelle... une muette ! qui change cinq fois de robe ! Est-ce que le public aurait joué du mirliton ?...
S’asseyant à gauche et prenant un journal sur le guéridon.
Voyons le journal...
Lisant.
« Première représentation : Le Faux Nez de la marquise, ou la Muette par amour – Il est minuit... nous rentrons avec la fièvre de l’admiration la plus sincère... »
Parlé.
Il paraît que ça a boulotté...
Mouillebec entre par le fond, suivi d’Alidor ; il tient à la main un chapeau polka à petits bords.
MOUILLEBEC.
Madame de Saint-Albano, s’il vous plaît ?
JUSTIN, les apercevant et sans se lever.
Comment ! c’est encore vous ?... c’est insupportable ! vous êtes déjà venus carillonner ce matin à six heures !... je n’étais pas levé !
Il a ouvert l’album et regarde les gravures.
MOUILLEBEC.
Pas levé ! à six heures ! alors Monsieur est indisposé ?
JUSTIN.
Non !
ALIDOR, très gracieusement.
Alors Monsieur est un peu feignant !
JUSTIN, blessé et à part.
Hein ! qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
Haut.
Je vous ai dit de revenir plus tard...
MOUILLEBEC.
C’est ce que nous faisons.
Tirant sa montre.
Il est neuf heures...
À part.
L’heure de ma leçon !
JUSTIN.
Revenez à midi... Madame pourra peut-être vous recevoir...
MOUILLEBEC.
Très bien, monsieur, nous reviendrons à midi...
ALIDOR.
Allons voir les abattoirs !
MOUILLEBEC.
Cependant le comte de Furetières nous avait bien recommandé de venir de bonne heure...
JUSTIN, se levant.
Le comte !... Vous êtes envoyés par le comte de Furetières ?
ALIDOR, avec importance.
C’est mon ami !
JUSTIN.
Ah ! c’est différent... attendez là... je vais voir si par hasard Madame est éveillée.
À part.
C’est de la banlieue, ça !
Il entre à gauche.
Scène II
MOUILLEBEC, ALIDOR
ALIDOR, tirant une pomme de sa poche et mordant à même.
Dites donc, père Mouillebec... c’est du beau monde ici...
MOUILLEBEC, tirant de sa poche, enveloppé dans du papier, un gâteau dit chausson et mordant dedans.
Je crois bien !... une dame qui se lève à midi !
Apercevant un habit galonné sur une chaise, au fond à droite.
Oh ! la belle livrée !
Il va admirer l’habit.
ALIDOR, voyant l’album que Justin a laissé ouvert.
Et des images !... regardez donc celle-là !
Lisant.
« Panthéon Nadar... » Qu’est-ce que ça veut dire ?... vous qu’êtes un homme instruit...
MOUILLEBEC, mettant ses lunettes.
Voyons ?... « Panthéon Nadar... » Panthéon... je comprends ça... ça vient du grec...
ALIDOR.
Ça signifie bâtiment !
MOUILLEBEC.
Mais Nadar ?... c’est Nadar qui m’embarrasse... je cherche la racine...
ALIDOR.
Ne vous fatiguez pas... nous la demanderons au garçon !
Il jette son trognon de pomme par terre.
MOUILLEBEC, le ramassant et le portant dans la cheminée.
Je vous en prie, monsieur le marquis, ne jetez pas vos trognons sur le tapis... nous sommes dans le monde !
ALIDOR.
Peut-on s’asseoir ?
MOUILLEBEC.
Je n’y vois pas d’inconvénient.
Tous deux s’asseyent, Mouillebec sur le sofa, Alidor près du guéridon de gauche.
ALIDOR.
Je n’ai pas l’habitude de marcher sur le pavé... les pieds me font mal... je donnerais bien quatre sous pour ôter mes botte.
Faisant un mouvement.
Bah ! je vais les ôter !
Il se lève.
MOUILLEBEC, vivement et se levant.
Arrêtez ! ça ne se fait pas !... à moins d’en avoir obtenu l’autorisation préalable de la maîtresse de la maison...
ALIDOR.
Je connais les convenances... j’attendrai que cette dame soit là !...
Il se rassied.
MOUILLEBEC, se rasseyant aussi.
Tiens ! j’ai oublié d’écrire les pommes...
Il tire un calepin de sa poche.
Comme l’argent file à Paris !
Lisant sa dépense.
« Un fiacre pour aller rue Taitbout chez le comte de Furetières... trente sous. »
ALIDOR.
C’est pas cher... deux chevaux, quatre roues... et un cocher...
MOUILLEBEC.
Oui... mais c’est trente sous de fichus !...
ALIDOR.
Son portier nous a dit : « Il n’y est pas... il est à Clichy pour dettes... »
MOUILLEBEC, lisant.
« Deuxième fiacre pour nous faire conduire à sa villa de Clichy pour dettes... trente sous. » Il faut convenir qu’il habite une jolie maison !
ALIDOR.
Je vous en réponds... et il a un soldat à sa porte... même qu’il était dans sa guérie.
MOUILLEBEC.
Guérie... Guérite !
ALIDOR.
Comment ! guérite à présent ? c’est vous-même qui m’avez dit guérie !
MOUILLEBEC.
Guérie... pour la migraine !... mais pour le soldat... guérite !
ALIDOR.
Mais qu’est-ce que ça lui fait au soldat ? Guérie ! guérite ! ah ! voilà un mot asticotant !
MOUILLEBEC, se levant.
Ce comte est un homme charmant... il était en train de boire du champagne avec une de ses parentes...
ALIDOR, se levant aussi.
Appelée la Cocarde... mademoiselle la Cocarde !...
MOUILLEBEC.
Je lui ai remis la lettre...
ALIDOR.
Notre mission secrète...
MOUILLEBEC.
Et il s’est mis à rire...
ALIDOR.
Et la petite donc ! elle se tortillait... comme si elle avait avalé une anguille... vivante !
MOUILLEBEC.
Alors le comte nous a dit : « Il m’est impossible de vous rendre le service qu’on me demande, je ne puis pas sortir, je suis retenu ici... »
ALIDOR.
« Mais... qu’il a ajouté, je connais une dame très élancée... »
MOUILLEBEC, le reprenant.
Très lancée !...
ALIDOR.
J’ai entendu très élancée... « Dans le monde... madame de Saint-Albano... je vais vous donner une lettre pour elle... et elle se fera un vrai plaisir de vous être agriable. »
MOUILLEBEC, le reprenant.
Agréable !
ALIDOR.
J’ai entendu agriable !
MOUILLEBEC.
Et il nous a accompagnés jusqu’à la porte, en nous criant dans l’escalier : « Surtout n’oubliez pas de montrer le portefeuille !... » Ça, par exemple... je n’ai pas trop compris...
ALIDOR.
Moi non plus !... mais puisque c’est une mission secrète !
MOUILLEBEC.
C’est juste !... Ah ! saperlotte !
Il reprend son calepin.
ALIDOR.
Vous vous êtes mordu ?
MOUILLEBEC, s’asseyant sur le divan circulaire.
Non !... j’ai oublié d’écrire notre déjeuner de ce matin.
Écrivant.
Douze sardines et un carafon d’orgeat !
ALIDOR, qui s’est assis à côté de Mouillebec.
C’est moi qui ai eu l’idée de l’orgeat !... je me suis dit : « Faut faire nos farces !... »
MOUILLEBEC.
Oui... et c’est pendant ce temps-là qu’on m’a chipé mon chapeau !... on m’a laissé celui-là à la place...
Il montre le chapeau qu’il tient.
ALIDOR.
Il est gentil !
MOUILLEBEC, le mettant sur sa tête.
Oui... mais il ne me va pas !...
ALIDOR.
Voyons...
Il l’essaye à son tour.
À moi non plus !
Le lui rendant.
Tenez-le toujours à la main... on pourra croire qu’il vous va !
MOUILLEBEC, regardant à gauche.
Du monde ! Levons-nous !
Ils se lèvent.
Scène III
ALIDOR, JUSTIN, MOUILLEBEC
JUSTIN, entrant par la gauche.
Je viens de parler à madame Taupin...
MOUILLEBEC.
Madame Taupin ?...
JUSTIN.
Oui... la dame de compagnie de madame de Saint-Albano... on ne pourra pas vous recevoir avant midi.
Il passe près du guéridon.
MOUILLEBEC, tirant sa montre.
Neuf heures et demie... Qu’est-ce que nous allons faire ?
ALIDOR.
Si nous visitions l’intérieur de l’obélisque ?
MOUILLEBEC.
Non... ça n’est ouvert que le dimanche... Allons faire un tour au Muséum !...
ALIDOR.
C’est ça ! j’ôterai mes bottes !
MOUILLEBEC, à Justin en passant près de lui.
Ah ! pardon...
Montrant l’album.
Que veut dire Nadar, s’il vous plaît ?
JUSTIN.
Nadar ? ça veut dire photographe... 113, rue Saint-Lazare !
MOUILLEBEC.
Je vous remercie infiniment... Monsieur, j’ai bien l’honneur...
Ensemble.
Air de l’Étoile du Nord.
MOUILLEBEC et ALIDOR.
Pendant qu’elle sommeille,
Nous allons, sans retard,
Dans Paris, qui s’éveille,
Promener au hasard.
JUSTIN.
Pendant qu’elle sommeille,
Tous les deux, au hasard,
Dans Paris, qui s’éveille,
Promenez sans retard.
Alidor et Mouillebec sortent par le fond, en faisant force salutations à Justin.
Scène IV
JUSTIN, puis MADAME TAUPIN, puis WILLIAM TRACK
JUSTIN, seul.
En voilà deux originaux !
MADAME TAUPIN, entrant par la gauche.
Justin !
JUSTIN.
Madame Taupin ?
MADAME TAUPIN.
Ils sont partis, ces messieurs ?
JUSTIN.
Ce ne sont pas des messieurs... ce sont des paysans.
MADAME TAUPIN.
Des parents de Madame sans doute...
JUSTIN.
Oh ! je ne crois pas... ils m’ont l’air de deux blanchisseurs qui viennent demander la pratique... ils sont adressés par le comte de Furetières...
MADAME TAUPIN.
Ce pauvre garçon ! le voilà encore à Clichy !...
JUSTIN.
C’est dommage... il allait bien... Je l’aimais mieux que cet Américain sauvage qui, depuis un mois, fait la cour à Madame...
MADAME TAUPIN.
M. William Track ?... N’en dis pas de mal... il parle d’épouser !... C’est du reste un butor, un animal, un ours, un tigre, un dromadaire, un rhinocéros, un...
Apercevant Track qui entre par le fond.
C’est lui !
Haut, et très gracieusement.
Arrivez donc, mon cher monsieur Track ! nous disions du mal de vous !
TRACK, froidement.
Bonjour, la Taupin !
MADAME TAUPIN, à part.
La Taupin !... Peau-Rouge, va !
Haut, très gracieusement.
Madame est éveillée... et je cours la prévenir...
Elle remonte.
TRACK, l’appelant.
Pst ! ici !
MADAME TAUPIN, se rapprochant.
Hein ? c’est moi ?...
TRACK, à Justin qui va pour sortir.
Reste là, toi !...
À madame Taupin.
Qu’a fait votre maîtresse, hier, après déjeuner ?
MADAME TAUPIN.
Madame est allée à sa répétition.
TRACK.
Seule ?
MADAME TAUPIN.
Oui, monsieur.
TRACK.
À quelle heure est-elle rentrée ?
MADAME TAUPIN.
À deux heures.
TRACK.
Seule ?
MADAME TAUPIN.
Oui, monsieur.
TRACK.
Et après ?
MADAME TAUPIN.
Madame n’est pas sortie.
TRACK.
C’est bien... disparaissez !
MADAME TAUPIN, à part.
Négrier, va !
TRACK.
Eh bien ?
MADAME TAUPIN, très gracieuse.
Voilà, monsieur, voilà...
Elle entre à gauche.
TRACK, à part.
Cette femme m’est dévouée... mais je ne m’y fie pas... Interrogeons toujours !
Haut à Justin.
Pst !... ici...
JUSTIN, s’approchant.
Monsieur ?
TRACK, montrant les fleurs qui sont dans le vase du Japon.
D’où viennent ces fleurs ?
JUSTIN.
Oh ! monsieur, c’est bien simple... je les ai achetées moi-même... par ordre de Madame...
TRACK.
Tu mens ! c’est moi qui les ai envoyées.
JUSTIN, à part.
Aïe ! aïe !...
TRACK.
Tu cherches à me tromper ! tu es un misérable ! un...
Il le menace de sa canne.
JUSTIN.
Ne touchez pas !
TRACK.
C’est juste ! nous sommes en France... on ne peut pas battre les domestiques !...
Il pose sa canne sur le divan.
Tandis qu’en Amérique... on a des nègres !... Enfin !...
Revenant près de Justin.
Qu’a fait ta maîtresse, hier, après déjeuner ?
JUSTIN.
Madame est allée à sa répétition.
TRACK.
Seule ?
JUSTIN.
Oui, monsieur.
TRACK.
À quelle heure est-elle rentrée ?
JUSTIN.
À deux heures.
TRACK.
Seule ?
JUSTIN.
Oui, monsieur.
TRACK.
Et après ?
JUSTIN.
Madame est sortie...
TRACK.
Ah ! elle est sortie !... La Taupin m’a dit le contraire !...
JUSTIN, à part.
Aïe ! aïe !
Haut.
C’est vrai, monsieur, je me trompe... Madame est restée chez elle...
TRACK, remontant.
Tu te coupes ! tu mens ! je te chasse !
JUSTIN, remontant aussi.
Mais, monsieur...
TRACK.
Je te chasse ! va-t’en !
JUSTIN.
Permettez...
TRACK, prenant une chaise à gauche de la porte du fond et le menaçant.
Va-t’en !
JUSTIN.
Ne touchez pas !... je m’en vas... mais ne touchez pas !
Il sort par le fond.
Scène V
TRACK, puis ROSA DE SAINT-ALBANO
TRACK, seul, gesticulant avec la chaise dont il arrache successivement tous les barreaux.
En Amérique, vingt coups de bâton à l’un, vingt coups de bâton à l’autre... on les ferait parler... on saurait la vérité... mais ici... rien ! Sortie !... pas sortie !... qui croire ?... et personne à frapper ! Oh ! il faudra que je prenne un nègre !
Il achève de briser la chaise et en jette les morceaux à terre avec fureur.
ROSA, entrant par la gauche.
Bravo ! aujourd’hui, vous commencez de bonne heure !
TRACK, se calmant tout à coup.
Oh ! pardon !
ROSA, lui portant une seconde chaise qu’elle prend près du guéridon.
Tenez ! en voici une autre... vous en mangerez bien deux ?
TRACK, confus.
Excusez-moi... ma chère Rosa...
ROSA.
Vous n’avez pas faim ?
Posant la chaise.
Allons, mettons-la de côté pour demain !... pour votre petit déjeuner !...
TRACK.
Ce n’est pas ma faute... c’est votre domestique... je viens de le chasser !
ROSA.
Ah ! vous avez aussi consommé Justin... c’est de la friandise !
TRACK.
Vous ne devez pas le regretter... un maladroit !... Vous en prendrez un autre... deux autres !...
Après un silence.
Vous êtes sortie, hier, dans l’après-midi ?
ROSA.
Moi ?
TRACK.
Justin me l’a dit.
ROSA, à part.
L’imbécile !
Haut.
Oui... un instant... je suis allée...
TRACK, vivement.
Où ça ?
ROSA.
À l’Hippodrome.
TRACK.
Avec qui ?
ROSA.
Mais...
TRACK.
Une femme ne va pas seule à l’Hippodrome !
ROSA.
Avec Minette !
TRACK.
Ah ! votre amie... c’est bien... n’en parlons plus.
Il va s’asseoir sur le sofa.
ROSA.
L’interrogatoire est fini !... À mon tour...
Elle vient s’asseoir à côté de lui.
Mon cher sauvage...
TRACK.
Plaît-il ?
Machinalement il prend une statuette sur le petit guéridon.
ROSA.
Vous n’avez pas, je pense, la prétention d’être un homme civilisé ?
TRACK.
Mais...
ROSA, lui montrant à terre les morceaux de la chaise.
Un homme qui avale des chaises !... Je continue... Mon cher sauvage...
TRACK, à part.
Sauvage !
Il casse la statuette en deux et en fourre vivement les morceaux dans sa poche.
ROSA, qui l’a vu du coin de l’œil.
Je conviens que vous avez de brillantes qualités... vous avez des bateaux à vapeur, des nègres, des cannes à sucre, des forêts vierges... Certainement, tout ça... c’est très gentil... pour un homme seul ! Malheureusement, vous avez un défaut qui, un de ces jours, vous fera jeter par la fenêtre.
TRACK.
Comment ?...
ROSA.
Vous êtes d’une jalousie... à faire rougir Othello, si sa couleur le lui permettait.
TRACK.
Je ne suis pas jaloux... c’est une erreur !
Il prend un éventail sur le petit guéridon et joue avec.
ROSA.
Hier, vous m’avez étranglé mon singe...
TRACK.
Il était derrière un rideau, j’ai cru...
ROSA.
Que c’était un amant ?
TRACK.
Non ! un voleur.
ROSA.
Un singe qui venait d’Amérique... un de vos compatriotes !... ce n’est pas gentil !
TRACK, à part, furieux.
Elle se moque de moi !
Il fait un mouvement et partage l’éventail en deux.
Sapristi !
Il fourre les morceaux dans sa poche.
ROSA, qui voit son mouvement.
À votre place, j’apporterais un sac !
TRACK.
Pardon... c’est sans le vouloir... Rosa, vous ne me connaissez pas... c’est Paris qui m’agace... En Amérique, je suis très doux... Ah ! si vous vouliez, nous irions habiter là-bas !
ROSA.
Merci !... il y fait trop chaud !
TRACK.
Je vous épouserais !
ROSA.
Épousez-moi ici !
TRACK.
Nous serions si heureux... si tranquilles... sur les bords du Mississippi !
ROSA.
Ça existe donc ?
TRACK.
Je crois bien !... un fleuve immense... avec des bateaux à vapeur... qui sautent en l’air... ça distrait ! On fait des paris sur les gens qui se noient ! cent dollars qu’il se noiera !... deux cents qu’il ne se noiera pas !... Voilà un pays !
ROSA, se levant.
Merci !... j’en suis revenue !
TRACK, se levant aussi.
Ah ! oui !...
Il reprend sa canne.
Vous préférez votre bois de Boulogne ! votre théâtre ! vos petits messieurs de l’orchestre avec leurs jarretières en guise de cravate !
ROSA.
Tiens ! ils sont gentils !
TRACK.
Ne dites pas ça ! rien que d’y penser !...
Avec sa canne, il jette à terre le vase du Japon qui est au-dessus du divan. Le vase se brise. Rosa s’assied près du guéridon de gauche et écrit.
Quand je les vois vous applaudir... vous rappeler... lorgner vos bras... vos épaules... oh ! ça me crispe !... ça m’exaspère !...
Il brise la tasse de Saxe. Rosa écrit.
À qui écrivez-vous ?
ROSA, défendant son papier.
Non !... ne regardez pas !
TRACK.
Je veux le savoir ! je le saurai !
Il lui arrache le papier et lit, pendant que Rosa se lève et gagne la droite.
« Une statuette... deux cents francs... un éventail... une potiche... »
ROSA.
Total : quinze cents francs !... C’est votre note !... Qui casse les porcelaines les paye...
TRACK.
C’est juste... je remplacerai tout ça.
Il met la note dans sa poche.
ROSA.
Du reste, vous vous corrigez... Quinze cents francs ! Hier, vous en aviez pour deux mille.
TRACK.
Que voulez-vous ! ça me soulage... ça me fait du bien !... En Amérique, on tape sur les nègres...
ROSA.
Ça coûte moins cher.
TRACK.
Que faites-vous ce matin ?
ROSA.
Dame !... je déjeune !...
TRACK.
Avec moi ?
ROSA.
Volontiers ! mais pas ici !... J’ai acheté hier un service de Sèvres... et j’y tiens !
TRACK.
Eh bien, au bois de Boulogne... au Pavillon de Madrid ?
ROSA.
Soit ! L’établissement a donc besoin de renouveler sa vaisselle ?...
TRACK.
Méchante !... dans une heure je serai ici !
ROSA.
À bientôt !
Ensemble.
Air : L’occasion est solennelle.
TRACK.
Pour quelques instants je vous laisse,
Puis je reviens en ce séjour
Réparer, j’en fais la promesse,
Les dégâts qu’y fit mon amour.
ROSA.
Pour quelques instants il me laisse,
Puis il revient en ce séjour
Réparer, j’en ai la promesse,
Les dégâts qu’y fit son amour.
Track sort par le fond.
Scène VI
ROSA, puis MADAME TAUPIN, puis MINETTE, puis MOUILLEBEC et ALIDOR
ROSA, seule.
Ah ! il m’ennuie, ce Chinois-là... avec son Mississippi... et ses bateaux à vapeur... qui sautent en l’air ! Ah ! s’il ne devait pas m’épouser un jour !
MADAME TAUPIN, entrant par la droite.
Madame...
Voyant les débris.
Ah !... Mademoiselle Minette est là qui vous attend.
ROSA.
Fais-la entrer bien vite.
MADAME TAUPIN, à la cantonade de droite.
Entrez, mademoiselle.
MINETTE, entrant par la droite.
Bonjour, chère petite...
Apercevant les débris.
Ah ! ton planteur est déjà venu ?...
ROSA.
Tu vois... voilà sa carte.
Madame Taupin ramasse les débris.
MINETTE.
Eh bien, ta première représentation n’a donc pas été heureuse hier ?...
ROSA.
Oh ! il y a eu quelques murmures...
MINETTE.
On m’a dit que ça n’avait pas fini.
ROSA.
C’est la faute des auteurs : mettre un chien dans une pièce Louis XV !
MADAME TAUPIN, à Rosa, du fond.
Ah !... madame... j’oubliais... il y a là deux individus qui sont déjà venus ce matin...
ROSA.
Qu’est-ce qu’ils veulent ?
MADAME TAUPIN.
Je n’en sais rien.
ROSA.
Fais-les entrer.
Madame Taupin remonte.
MINETTE.
Tu sais... si je te gêne...
ROSA.
Mais pas du tout, reste donc...
Elles vont s’asseoir sur le sofa.
MADAME TAUPIN, introduisant Mouillebec et Alidor par le fond.
Entrez, messieurs, par ici...
Elle sort un moment par le fond en emportant les débris.
ROSA, bas à Minette.
Oh ! les bonnes têtes !
MINETTE, bas.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MOUILLEBEC.
Madame de Saint-Albano ?
Madame Taupin rentre par le fond et descend à gauche.
ROSA.
C’est moi, monsieur !
MOUILLEBEC, se présentant.
Mouillebec, professeur du jeune homme...
Présentant Alidor.
M. Alidor de Boismouchy, le jeune homme !...
Bas à Alidor.
Saluez !
Ils font successivement trois saluts : un à Rosa, un autre à Minette, et le troisième à madame Taupin.
ALIDOR, bas à madame Taupin.
Dites donc, vous qui êtes une femme d’âge, devinez ce que j’avais dans ma botte ?
MADAME TAUPIN.
Plaît-il ?
ALIDOR.
Un colimaçon !
ROSA.
Que puis-je pour votre service, messieurs ?
MOUILLEBEC.
Ça, je ne pourrais pas vous le dire...
ROSA, riant.
Mais je ne vous le dirai pas non plus, moi !...
MINETTE.
Ni moi !...
MADAME TAUPIN.
Ni moi !...
ALIDOR.
Ni moi également !...
ROSA.
Alors je ne vois qu’un moyen... si nous consultions une somnambule ?
Les trois femmes éclatent de rire.
MOUILLEBEC, à part.
Elles sont gaies !...
Il rit ainsi qu’Alidor. Haut, fouillant à sa poche.
Je vais toujours vous remettre la lettre du comte de Furetières...
ROSA.
Vous connaissez le comte ?
ALIDOR, bas à Mouillebec.
Montrez-lui le portefeuille !
MOUILLEBEC, tirant le portefeuille de sa poche avec la lettre.
Ah ! la voici !
Il la remet à Rosa qui s’est levée.
ALIDOR.
Et voilà le portefeuille !
ROSA, sans comprendre.
Le portefeuille ?...
Regardant l’adresse de la lettre.
À madame Rosa de Saint-Albano... C’est bien pour moi...
MOUILLEBEC, galamment.
Vous vous appelez Rosa ? j’aurais dû m’en douter... En latin, Rosa veut dire rose.
LES TROIS FEMMES.
Ah !
ALIDOR.
Rosus, Rosa, Rosum !...
MOUILLEBEC, à part.
Le malheureux ! il fait des barbarismes en société !
ROSA, allant se rasseoir sur le sofa.
Voyons la lettre du comte... Donnez-vous la peine de vous asseoir...
Madame Taupin a remonté et a été se placer derrière le sofa.
MOUILLEBEC, bas à Alidor.
Nous allons enfin savoir pourquoi nous sommes venus à Paris.
Mouillebec s’est assis d’un côté du guéridon de gauche et tourne son chapeau entre ses doigts ; Alidor s’est assis de l’autre côté du guéridon et tourne également son chapeau. Rosa lit la lettre à demi-voix ; madame Taupin écoute debout derrière le sofa.
ROSA, lisant.
« Mon petit lapin bleu... c’est bête comme chou, ce que je vais te demander, mais je me risque ! »
MOUILLEBEC, à Alidor.
Je n’entends rien !
ALIDOR.
Ni moi... également.
ROSA, continuant.
« Un oncle, que j’ai le plus grand intérêt à ménager, m’envoie, du fond de sa Bretagne, un petit campagnard à déniaiser et à former... M. Alidor de Boismouchy est une huître dans laquelle il y a une perle... Il est arrivé à Paris avec son précepteur et un gros portefeuille... Je t’adresse un Breton à l’état brut... renvoie-moi un Parisien en gants jaunes. »
MINETTE, bas à Rosa.
Ah bien, elle est forte, celle-là !
ROSA, bas.
Le comte est d’une impertinence !...
MADAME TAUPIN, bas.
Nous ne prenons pas de pensionnaires !
ROSA, se levant.
Lequel de vous deux est M. Alidor de Boismouchy ?
ALIDOR, se levant, et passant près d’elle.
C’est moi !
MOUILLEBEC, se levant aussi.
Le voilà !
ROSA, déchirant la lettre.
Vous direz à M. le comte que je mange quelquefois des huîtres... mais que je ne me charge jamais de les pêcher !
MINETTE.
Bien répondu !
ALIDOR.
Comme ça, vous ne savez pas pêcher les huîtres... On lui dira.
ROSA.
Quant au service qu’on me demande, il m’est tout à fait impossible de vous le rendre...
MOUILLEBEC.
Ah ! c’est fâcheux ! vous ne le pouvez pas ?... Bien vrai ?
ROSA.
Mais certainement !
MOUILLEBEC.
M. le comte nous avait pourtant dit que vous vous feriez un vrai plaisir de nous être agréable...
LES TROIS FEMMES.
Hein ?
ALIDOR.
Il l’a dit ! devant la Cocarde !
MOUILLEBEC.
Voyons ! un peu de complaisance !
ALIDOR.
Oui ! un peu de complaisance !
MOUILLEBEC, suppliant.
Madame de Saint-Albano !
ROSA.
Il insiste !
Elle va se rasseoir sur le sofa.
MINETTE, à part.
Ce précepteur est un vieux drôle !
ALIDOR.
Sapristi ! maman va être bien contrariée de ça...
MOUILLEBEC.
Au moins, si vous pouviez nous indiquer quelqu’un dans vos connaissances ?
ROSA.
Mais non ! par exemple !
MOUILLEBEC.
Je réponds de M. le marquis...
LES TROIS FEMMES.
Un marquis !
MOUILLEBEC.
C’est honnête, c’est doux, c’est naïf... ça n’a jamais quitté son château !...
LES TROIS FEMMES.
Un château !...
MOUILLEBEC.
Ça n’a jamais embrassé que sa maman !
LES TROIS FEMMES.
Ah bas !
Rosa et Minette se lèvent.
MOUILLEBEC.
C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.
LES TROIS FEMMES, se rapprochant d’Alidor.
Tiens ! tiens ! tiens !
MADAME TAUPIN, à la droite d’Alidor.
Il est gentil, ce garçon !
ROSA, à madame Taupin avec aigreur, en passant entre elle et Alidor.
Mêlez-vous donc de vos affaires.
Madame Taupin passe à gauche.
MOUILLEBEC.
Du reste, moi qui vous parle... j’ai été élevé dans les mêmes principes.
MADAME TAUPIN, à part, se rapprochant de Mouillebec.
Le précepteur aussi !
ROSA, tapant les joues d’Alidor.
Le fait est qu’il a de bonnes grosses joues !
MINETTE, tapant aussi les joues d’Alidor.
On dirait deux pommes d’api !
MADAME TAUPIN, tapant les joues de Mouillebec.
Le professeur a l’air d’un bien brave homme !
ALIDOR, à part.
Elles me chatouillent !...
MOUILLEBEC, à part.
Il faut convenir que ces femmes du monde ont des manières charmantes !
ROSA, à part.
Un marquis ! un château !... il y a peut-être là l’étoffe d’un mari... Je lâcherais parfaitement l’Amérique.
Haut.
Après ça, du moment qu’il ne s’agit que de lancer Monsieur à Paris...
MINETTE.
De le présenter dans nos salons...
MOUILLEBEC.
Vous consentiriez ?... Ah ! merci... je pourrai partir content...
MADAME TAUPIN.
Vous partez ?
MOUILLEBEC.
Ce soir... à neuf heures quarante-deux.
MADAME TAUPIN, jouant de la prunelle.
Oh ! ne partez pas ! ne partez pas !...
MOUILLEBEC.
C’est que mes pommes de terre ne sont pas plantées...
ROSA.
J’espère, messieurs, que vous me ferez le plaisir de déjeuner avec moi ?
MOUILLEBEC.
Nous avons déjà pris quelques sardines...
ALIDOR.
Et de l’orgeat.
Minette remonte derrière le sofa.
ROSA.
Madame Taupin, veuillez donner des ordres.
Elle pousse Alidor vers la droite, le fait asseoir sur le sofa et s’assied à côté de lui.
MADAME TAUPIN.
Tout de suite !
À part.
Femme d’un professeur !... ça me plairait-z-assez...
À Mouillebec.
Monsieur est marié ?
MOUILLEBEC.
Non, madame.
MADAME TAUPIN.
Veuf ?...
MOUILLEBEC.
Non !... je suis jeune homme !...
MADAME TAUPIN.
Comme moi ! Oh ! ne partez pas ! ne partez pas !
Elle sort par le fond.
MOUILLEBEC, à part.
On n’est pas plus aimable !
ROSA, faisant signe à Mouillebec de s’asseoir.
Voyons ! qu’avez-vous fait hier de votre soirée ?
MOUILLEBEC, s’asseyant sur le divan.
Nous sommes allés à la comédie.
ROSA.
Ah ! où ça ?
ALIDOR.
Je ne sais pas...
MOUILLEBEC.
Dans une grande maison !...
ALIDOR.
On nous a montré un petit jeune homme qui aime sa tante... qui est muette... parce qu’elle aime son beau-frère...
ROSA, bas à Minette.
Tiens ! c’est ma pièce ?
MINETTE, bas.
Voilà un hasard !
ROSA.
Et comment l’avez-vous trouvée... la muette ?
ALIDOR.
Oh ! oh ! oh !
MOUILLEBEC.
Heu ! heu ! heu !
ALIDOR.
Je ne l’ai pas regardée, parce qu’il est entré un épagneul... Ma parole d’honneur sacrée, j’ai cru que c’était Ravaude !...
ROSA et MINETTE.
Ravaude ?
ALIDOR.
Oui... ma chienne qui est incommodée... elle a des...
MOUILLEBEC, vivement, se levant.
Suffit !... suffit !...
Il se rassied.
ALIDOR.
Alors, je l’ai sifflé... pour l’appeler...
ROSA.
Hein ?
MINETTE.
Vous avez sifflé ?
ALIDOR.
Et, derrière moi, tout le monde a fait de même... Alors on a baissé une grande toile peinte... et c’était fini !
MOUILLEBEC.
Oui, ça tourne un peu court !
ROSA.
Comment ! c’est vous !
Elle se lève, rit aux éclats et passe à gauche.
MINETTE, riant.
Ah ! ah ! c’est délicieux !
Alidor se lève.
MOUILLEBEC, à part, se levant.
Elles sont très gaies !
ALIDOR, passant près de Mouillebec.
Montrez le portefeuille !
Mouillebec tire le portefeuille, le montre et le remet dans sa poche.
ROSA, à part.
Ils sont très amusants...
Haut.
Je vous garde toute la journée ! après déjeuner, nous irons faire une promenade au Bois.
MINETTE.
J’ai mon coupé !
ROSA, avec aigreur.
Mais nous n’avons que faire de votre coupé... j’ai ma calèche.
MADAME TAUPIN, entrant vivement par le fond.
Voilà M. Track !
ROSA.
Ah ! sacrebleu !
MOUILLEBEC, à part.
Elle a dit : « Sacrebleu ! »
ROSA.
Il ne faut pas qu’il vous voie...
MINETTE.
Vite ! cachez-vous !
ALIDOR.
Faut nous cacher ?
ROSA, poussant Alidor dans la chambre de gauche.
Vous, par ici !...
MOUILLEBEC.
Mais je voudrais savoir...
MINETTE, le poussant dans la chambre de droite.
Vous, par là ! si vous toussez, vous êtes mort !
Mouillebec et Alidor disparaissent. Minette se jette sur le sofa et lit. Rosa à gauche s’assied vivement près du guéridon. Madame Taupin se met à ranger sur l’étagère. Track paraît au fond, suivi d’un domestique portant une statuette et une potiche ; lui-même tient à la main un éventail dans son étui.
Scène VII
MADAME TAUPIN, ROSA, TRACK, MINETTE
TRACK.
Ne vous dérangez pas !
Au domestique.
Pose tout cela et va-t’en !
Le domestique met la potiche au-dessus du divan, puis donne la statuette à madame Taupin, qui la place sur l’étagère et sort par le fond avec le domestique. Track alors s’approche de Rosa et lui présente l’éventail.
Tenez, chère... j’ai réparé ma maladresse.
ROSA, regardant l’éventail.
Oh ! le bel éventail !... Il ne fallait pas vous presser.
Elle pose l’éventail sur le guéridon, se lève et remonte à gauche.
MINETTE.
Et cette potiche... vrai Japon !
TRACK, à part.
Minette !
L’appelant.
Pst !... ici !
MINETTE, se levant.
Moi ?
À part, s’approchant.
Si on ne dirait pas qu’il appelle Ravaude !
TRACK, bas à Minette.
Vous êtes-vous amusée hier à l’Hippodrome ?
MINETTE.
À l’Hippodrome ?... je n’y suis pas allée...
TRACK.
Ah ! toujours !... toujours des mensonges !...
Il frappe avec force de sa canne sur le guéridon.
ALIDOR, entr’ouvrant la porte de gauche et paraissant.
Hein ?
ROSA, se jetant vivement devant la porte qu’elle referme.
Oh !
TRACK, se retournant.
Quoi ?...
ROSA, collée contre la porte.
Rien !... vous me faites des peurs !
TRACK.
Eh bien ! madame... Minette n’a pas été hier à l’Hippodrome.
ROSA, descendant.
Ah ! voilà qui est fort !
Elle fait des signes à Minette.
MINETTE, à Track.
Ah ! à l’Hippodrome ?... j’avais entendu l’Ambigu-Comique !... C’est votre faute... vous prononcez à l’américaine !
ROSA.
C’est vrai, mon ami, vous avez de l’accent !
TRACK, à part.
Elles s’entendent !
Haut.
Allons, j’ai tort ! Êtes-vous prête ? mettez votre chapeau et partons !
ROSA.
Pourquoi « Partons » ?
TRACK.
Ne sommes-nous pas convenus ce matin d’aller déjeuner au Bois ?
MINETTE, à part.
Ah ! diable !
Elle remonte vers la droite.
ROSA, à part.
Je l’avais oublié.
Haut.
Impossible aujourd’hui, mon ami...
TRACK.
Comment ça ?
ROSA.
Je ne suis pas à mon aise, je sens que je vais avoir ma migraine...
TRACK, s’exaspérant.
Votre migraine ! toujours votre migraine !
Élevant la voix.
Mais, mille millions !...
Il frappe violemment du pied.
MOUILLEBEC, entr’ouvrant la porte de droite et paraissant.
Hein ?
MINETTE, se jetant vivement devant la porte qu’elle referme.
Oh !
TRACK, se retournant.
Quoi ?
MINETTE.
Rien !
ROSA.
Ah ! la voilà ! elle est venue ! Vous me brisez la tête !
Elle tombe sur la chaise près du guéridon.
TRACK.
Voyons... calmez-vous !...
ROSA.
Non... c’est fini... je suis malade pour toute la journée... je ne sortirai pas... déjeunez sans moi !
MINETTE, à Track.
C’est ça !... allez-vous-en ! je la soignerai...
Elle passe près de Rosa.
ROSA, à Minette, se levant.
Laisse-moi aussi... je désire être seule...
À Track.
Emmenez-la... Oh ! les nerfs !
Elle va s’asseoir sur le sofa.
MINETTE, à part.
Elle m’éloigne ! je comprends...
TRACK, à Rosa.
Tâchez de dormir un peu...
ROSA.
Je vais essayer.
Ensemble.
Air de Marie.
MINETTE et TRACK.
Éloignons-nous, faisons silence ;
Aujourd’hui laissons au repos
Le soin d’apaiser sa souffrance :
Le sommeil calmera ses maux (bis).
ROSA.
Éloignez-vous, faites silence ;
Aujourd’hui laissons au repos
Le soin d’apaiser ma souffrance :
Le sommeil calmera mes maux (bis).
Track et Minette sortent par le fond.
Scène VIII
ROSA, puis MOUILLEBEC, puis ALIDOR, puis MADAME TAUPIN
ROSA, écoutant.
Il descend l’escalier...
Se levant vivement et courant au fond.
Parti !... Délivrons-les...
Par réflexion.
Bah ! le vieux est bien là... laissons-le.
Ouvrant la porte de gauche et appelant.
Monsieur Alidor ! monsieur Alidor !
MOUILLEBEC, entr’ouvrant la porte de droite.
Peut-on entrer ?...
Il entre.
ROSA, contrariée.
L’autre !
MOUILLEBEC, tenant une lettre à la main.
Je me suis permis d’écrire à madame de Boismouchy... pour lui faire part du bienveillant accueil...
ALIDOR, entrant par la gauche, une serviette autour du cou, un rasoir à la main et le menton barbouillé de savon.
Pourrait-on avoir de l’eau chaude ?
MOUILLEBEC, indigné.
Il se fait la barbe !
ALIDOR.
J’ai trouvé là une paire de rasoirs... Comme ils ne faisaient rien, ni moi non plus...
ROSA, à part.
Il est sans façons !
MOUILLEBEC.
Quelle inconvenance ! que dira M. de Saint-Albano ?
ROSA.
Qui ça ?
MOUILLEBEC.
Eh bien, M. votre mari !...
ALIDOR.
Votre homme !
ROSA.
Ah ! oui.
ALIDOR, à Rosa, repassant son rasoir sur sa main.
Savez-vous où il met son cuir ?
MOUILLEBEC.
J’aurais pourtant été bien aise de lui présenter mes respects...
ALIDOR.
Moi aussi...
ROSA.
Oui... plus tard... demain...
MOUILLEBEC.
Si nous vous gênons... dites-le...
ROSA.
Par exemple !
ALIDOR.
Oui... si nous sommes-t-indiscrets...
MOUILLEBEC, à part.
Aïe ! il cherche un cuir... le voilà !
MADAME TAUPIN, arrivant du fond.
Madame... c’est M. Track qui revient !
ROSA.
Ventrebleu !
MOUILLEBEC, à part.
Elle a dit : « Ventrebleu ! »
ROSA.
Vite ! cachez-vous !
MOUILLEBEC.
Encore !
ALIDOR, remontant à droite.
Cachons-nous !
MADAME TAUPIN, poussant Mouillebec à gauche.
Vous... par ici !
ROSA, poussant Alidor dans la chambre de droite.
Vous... par là !
MOUILLEBEC, à part.
Quelle drôle de manière de recevoir les gens !
Il entre à gauche, poussé par madame Taupin.
ROSA, se jetant sur le sofa, à madame Taupin.
Vite ! fourre-moi quelque chose sous le nez !
MADAME TAUPIN.
Je n’ai que ma tabatière !...
ROSA, lui donnant un flacon.
Tiens !
Madame Taupin est près de Rosa et l’assiste. Track entre par le fond avec un gros bouquet à la main.
Scène IX
TRACK, MADAME TAUPIN, ROSA
TRACK, s’approchant de Rosa.
C’est votre bouquet que j’avais oublié dans ma voiture...
ROSA.
Des fleurs ! quand j’ai une migraine affreuse !
MADAME TAUPIN, repoussant Track.
Pouah ! Emportez ça !
ROSA.
Vous voulez donc ma mort ?
TRACK.
Mais non ! mais non ! Comment allez-vous ?
ROSA.
Plus mal !
MADAME TAUPIN.
Horriblement mal !
TRACK.
Allons ! je vous laisse... À demain...
ROSA.
À demain !
Elle simule des mouvements nerveux.
Ah ! ah !...
TRACK.
Pauvre femme !
Il sort par le fond ; à peine est-il sorti que Rosa se lève et se met à danser en chantant.
ROSA, dansant.
Ohé ! Les p’tits agneaux !
MADAME TAUPIN, l’imitant.
Qu’est-c’qui casse les verres ?...
TRACK, reparaissant au fond.
Hein !
ROSA et MADAME TAUPIN, s’arrêtant.
Oh !
ROSA, étendant les bras.
Ah ! les nerfs !... je ne peux pas tenir en place !
TRACK.
Voulez-vous que je vous envoie le docteur ?
ROSA.
Non... laissez-moi... j’ai besoin de repos ! c’est insupportable !
TRACK.
Oui... oui... reposez-vous !
À part.
Il m’a semblé les voir danser... Je reviendrai !
Il sort par le fond.
Scène X
ROSA, MADAME TAUPIN, MOUILLEBEC, puis ALIDOR
MOUILLEBEC, entr’ouvrant la porte de gauche.
Peut-on entrer ?
MADAME TAUPIN, très aimable.
Sans doute !
Elle va à lui. Rosa va ouvrir la porte de droite.
MOUILLEBEC, à part, entrant.
Quelle drôle de manière de recevoir les gens !
ALIDOR, entrant par la droite.
Là ! j’ai fait ma barbe !... D’habitude, j’en donne l’étrenne à maman...
ROSA.
Puisqu’elle n’est pas là, maman !... il faut choisir une autre personne.
ALIDOR, passant près de Mouillebec.
C’est juste... Père Mouillebec, voulez-vous me permettre ?
Il l’embrasse.
ROSA, à part.
Il ne comprend rien !
MADAME TAUPIN, de même.
Voilà un garçon qui sera difficile à dégourdir.
ROSA.
Taupin, voyez si l’on va nous servir...
MOUILLEBEC.
Avant... je vous demanderai la permission d’aller mettre ma lettre à la poste...
MADAME TAUPIN.
Je vais vous montrer le chemin.
Lui indiquant la porte du fond.
Passez !
MOUILLEBEC.
Après vous !
MADAME TAUPIN.
Je vous en prie...
Mouillebec se décide à passer après force salutations des deux parts, et sort avec elle par le fond.
Scène XI
ROSA, ALIDOR
ROSA.
Enfin... nous voilà seuls, monsieur Alidor...
ALIDOR.
Mon Dieu, oui... Mais, si vous avez quelque chose à faire... du linge à raccommoder... ne vous gênez pas pour moi !...
ROSA.
Mais pas du tout !... je n’ai rien à raccommoder, je suis au contraire bien aise de causer avec vous.
Elle s’assoit sur le divan.
Venez vous asseoir là, près de moi...
ALIDOR.
Je veux bien...
Il s’assoit près d’elle.
ROSA, après un temps, lui tapant sur les joues.
Mon Dieu ! a-t-il de bonnes grosses joues ! il n’y a que la campagne pour faire des joues pareilles !
ALIDOR, à part.
Elle me rechatouille !
ROSA, tout à coup.
Ah çà ! il n’y a donc pas de demoiselles dans votre pays ?
ALIDOR.
Si ! le charron a deux filles...
ROSA.
On ne leur fait donc pas la cour ?...
ALIDOR.
Il y en a une qui est sevrée... et l’autre qui tète !...
ROSA.
Ah ! c’est une raison !... mais il y en a d’autres... plus grandes ?...
ALIDOR.
Ah ! oui ! il y a les filles à Colladan... le sonneur... celui qui sonne !...
Il fait le geste de sonner.
ROSA.
Eh bien ?
ALIDOR.
Eh bien ?
ROSA.
Elles doivent avoir des amoureux, celles-là ?
ALIDOR.
Je vous en réponds !... il y a des imbéciles partout !
ROSA.
Comment ! des imbéciles !... Voyons... quand vous êtes près d’une femme... jeune... jolie... qui vous regarde... bien gentiment... ça ne vous dit donc rien ?
ALIDOR, à part.
Cristi !... Où donc est le père Mouillebec ?
ROSA.
Quand vous sentez sa petite main blanche se poser sur la vôtre, quand le souffle de son haleine vient effleurer vos joues... est-ce que vous n’éprouvez rien...
Indiquant le cœur.
là ?
ALIDOR, très embarrassé.
Savoir ! savoir !
À part.
Où est donc le père Mouillebec ?
Il se lève et gagne le fond.
ROSA, portant vivement la main à son cou et poussant un cri.
Aïe !
ALIDOR, redescendant.
Quoi ?
ROSA.
C’est une épingle... qui me pique... là... derrière le cou... voyez donc !
ALIDOR.
Une épingle ?
Il porte sa main au cou de Rosa et s’arrête tout à coup en disant à part.
Oh ! ça brûle !
ROSA.
Qu’avez-vous donc ?
ALIDOR.
Rien.
Lui caressant le cou.
C’est blanc ! c’est doux !... on dirait d’une peau de lapin !
Retroussant sa manche.
Faut que je trouve l’épingle !
ROSA, se levant.
Ah ! mais finissez !... vous devenez presque galant.
ALIDOR.
Galant ? qu’est-ce que c’est que ça ?
ROSA.
C’est être gentil avec une femme... c’est lui dire de jolies petites choses...
ALIDOR.
Lesquelles ? oh ! lesquelles ?
ROSA.
Air de Monsieur et madame Rigolo (Mangeant.)
Dam ! c’est le cœur qui vous inspire !
On lui dit : « Voyez mon délire !
De grâce, laissez-vous fléchir,
Ou sous vos yeux je vais mourir ! »
ALIDOR.
Quoi ! mourir ?
ROSA.
Oui, mourir !
Est-il possible qu’à votre âge
On ignore ces choses-là ?
ALIDOR.
Que Mouillebec est donc sauvage !...
Il n’ m’a jamais parlé d’ tout ça !
ROSA.
Enfin, pour l’attendrir,
On pousse un gros soupir.
Soupirer... ça n’engage à rien...
ALIDOR.
Soupirer... mais je le veux bien.
Heu ! heu ! (bis)
ROSA, riant.
Ha ! ha ! (bis)
Ensemble.
ALIDOR, soupirant.
Heu ! heu ! heu ! heu !
ROSA, riant.
Ha ! ha ! ha ! ha !
Rosa passe à droite en riant.
ALIDOR.
Et puis après ?
ROSA.
Dame ! à sa belle
On jure une flamme éternelle...
Profitant de son embarras,
Bientôt on la prend dans ses bras...
ALIDOR.
Dans ses bras ?
ROSA.
Dans ses bras !
ALIDOR.
Sont-ils bêtes dans le village,
De n’ pas m’avoir appris tout ça !
ROSA.
Si vous êtes docile et sage,
À Paris on vous instruira.
Sans craindre son courroux,
On tombe à ses genoux !
En chantant ces quatre vers, elle l’a entraîné doucement vers le sofa, sur lequel elle s’est assise.
ALIDOR, se mettant à genoux.
À ses genoux !... Bien, m’y voilà...
Et puis après ?...
ROSA.
On reste là !...
ALIDOR, soupirant.
Heu ! heu !
ROSA, riant.
Ha ! ha !
Ensemble.
ALIDOR, soupirant.
Heu !... heu !... heu !... heu !...
ROSA, riant.
Ha ! ha ! ha ! ha !
ALIDOR.
Comme ça, quand on est aux genoux d’une femme... on est aimé ?... tout est fini ?
ROSA.
Oh ! non ! pour plaire... il faut autre chose.
ALIDOR.
Encore ?...
ROSA.
D’abord, on ne se met pas une corde autour du cou... on se fait un joli nœud...
ALIDOR.
C’est le père Mouillebec qui m’a fait celui-là...
ROSA.
Ensuite, on porte des petits souliers vernis...
ALIDOR.
J’en achèterai... Combien que ça coûte ?
ROSA.
On met des gants...
ALIDOR.
J’en ai... dedans ma poche...
ROSA.
Et puis on se fait coiffer... Vos cheveux ont l’air d’un buisson d’épines en colère... On a une raie au milieu de la tête...
Elle prend un petit peigne dans ses cheveux et lui fait sa raie.
Comme ça !...
ALIDOR, avec passion.
Oh ! peignez-moi !... peignez-moi toujours !
ROSA.
Ne bougez pas !... Là !... c’est déjà mieux !... il ne vous manque plus qu’un petit lorgnon dans l’œil.
ALIDOR, se levant.
Un lorgnon ?
ROSA, se levant aussi.
Oui... un petit morceau de verre... qui se tient tout seul... Tenez... regardez !...
Elle a pris un petit lorgnon sur le petit guéridon, et le fait tenir dans son œil.
ALIDOR, prenant le lorgnon.
À mon tour ! Donnez-moi le carreau !
Il essaye à plusieurs reprises de le faire tenir, le lorgnon tombe.
Faudrait du mastic... ça ne tient pas !
ROSA.
Mais non... on met un petit cordon...
ALIDOR.
Je n’en ai pas... Donnez-m’en.
ROSA.
Attendez !... je vais vous en chercher un... Attendez...
Elle entre à droite.
Scène XII
ALIDOR, puis MINETTE
ALIDOR, très agité.
Ô Vénus ! ô Vénus !... fille de l’onde qui est ta mère !... Je sens que je suis pris dans ton carquois, comme un lapin dans un collet !...
Apercevant Minette, qui entre par le fond.
Une fâme.
MINETTE, descendant à gauche.
Plaît-il ?
ALIDOR, courant à elle.
Dans mes bras !... Sur mon cœur !...
MINETTE.
Ah ! mais, finissez !
ALIDOR.
Vous devez avoir des épingles dans le cou !
MINETTE.
Il est fou !
ALIDOR, se jetant à ses genoux.
Tiens ! à tes genoux ! à tes genoux !
MINETTE, effrayée.
Ah ! au secours ! au secours !...
Mouillebec entre par le fond, et Rosa par la droite.
Scène XIII
ALIDOR, MINETTE, MOUILLEBEC, ROSA
ROSA, entrant et apercevant Alidor.
Hein !
MOUILLEBEC, courant à Alidor.
Que vois-je ! malheureux !
Il le relève.
Vous vous croyez donc sous Louis XV ?...
Aux dames.
Mesdames veuillez excuser...
ROSA.
Ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre... car, sans les coquetteries de Madame...
MINETTE.
Mes coquetteries ? Parlez des vôtres, ma chère !
MOUILLEBEC, s’interposant.
Mesdames... mesdames.
ROSA.
Une péronnelle !
MINETTE.
Insolente !
MOUILLEBEC.
Traiter de la sorte madame de Saint-Albano !
MINETTE.
Ça ?... une méchante actrice de carton.
MOUILLEBEC et ALIDOR.
Une actrice !
ROSA.
Sortez !
MINETTE.
Une mauvaise cabotine... qui a été sifflée hier !
ROSA, hors d’elle-même.
Je vais vous faire jeter à la porte !
MINETTE.
C’est bon !... on vous le laisse, votre poupard !
ALIDOR.
Poupard !
Ensemble.
Air : Ton chapeau prend un bain.
ROSA.
Redoutez mon courroux !
La fureur me transporte !
Je vous mets à la porte :
Bien vite éloignez-vous !
MINETTE.
Je crains peu son courroux...
La fureur me transporte !
Me traiter de la sorte !
C’est affreux, entre nous !
MOUILLEBEC.
Redoutez mon courroux !
La fureur me transporte !
Nous tromper de la sorte !
Bien vite, éloignons-nous !
ALIDOR.
Redoutez mon courroux !
La fureur me transporte !
Me traiter de la sorte !
Bien vite, éloignez-vous !
Minette sort par le fond ; Rosa remonte ; Alidor la suit ; Mouillebec passe à droite.
Scène XIV
ALIDOR, ROSA, MOUILLEBEC, puis MADAME TAUPIN
MOUILLEBEC.
Une comédienne ! une femme de théâtre !...
À Alidor.
Vite, votre chapeau !
ROSA.
Qu’est-ce qui vous prend ?
MOUILLEBEC.
Et moi qui viens d’écrire à madame de Boismouchy que nous étions chez une femme du monde.
ROSA.
Eh bien, je ne suis donc pas du monde ?
MOUILLEBEC.
Fi ! madame, fi !
À Alidor.
Votre chapeau... et partons !
ALIDOR.
Vous !... mais pas moi !... Je reste !...
ROSA.
Très bien !
À Mouillebec.
Je ne vous retiens plus, mon brave homme !... allez !
MOUILLEBEC, à Alidor.
Mais, malheureux !...
ALIDOR.
Vous embrasserez maman pour moi.
MADAME TAUPIN, entrant par la droite, avec un plateau sur lequel est le déjeuner.
Voilà le déjeuner !
Elle pose le plateau sur le guéridon de gauche.
ALIDOR et ROSA.
À table !... à table !...
Ils se mettent à table.
MOUILLEBEC, à part.
Ils ont le cœur de se mettre à table !...
Regardant la table.
Il a très bonne mine, leur déjeuner.
ALIDOR, à table avec Rosa.
Tiens ! des truffes !
Rosa sert. Ils mangent.
MOUILLEBEC, à part.
Des truffes ! je n’en ai jamais mangé.
MADAME TAUPIN, s’approchant de Mouillebec.
Eh bien, monsieur Mouillebec, vous ne prenez pas place ?
MOUILLEBEC.
Non... je crois que je vais partir.
MADAME TAUPIN.
Partir !...
Avec expression.
Vous ne seriez donc venu que pour nous donner des regrets ?
MOUILLEBEC.
Madame...
À part.
À la bonne heure ! elle est honnête, celle-là !
ALIDOR.
Je reprendrai de la croûte.
Rosa le sert.
MOUILLEBEC, à part, s’approchant un peu de la table.
Ce pâté embaume !
MADAME TAUPIN, d’une voix câline.
Déjeunez, monsieur Mouillebec... j’ai mis votre couvert... moi-même !
MOUILLEBEC.
C’est que... je ne sais pas si je dois, dans ma position...
MADAME TAUPIN, tendrement.
Puisqu’on vous en prie !...
Elle lui prend son chapeau.
MOUILLEBEC.
Ah ! c’est bien différent... du moment que... Je déjeunerai ! parce que vous m’en priez... et que j’ai faim !
Il va prendre sa place à table. Madame Taupin met le chapeau de Mouillebec sur le sofa, et vient se placer debout entre Mouillebec et la fenêtre.
ROSA, à Mouillebec.
Ah ! vous y venez donc !... J’en étais sûre !
Elle le sert.
MOUILLEBEC.
Oui, madame ; mais ça ne m’empêchera pas de vous dire vos vérités... toutes vos vérités !
Changeant de ton.
Je vous demanderai une truffe...
ALIDOR, la bouche pleine.
Je reprendrai de la croûte !
Il en prend un morceau. Madame Taupin verse du vin à Mouillebec.
MOUILLEBEC, tout en mangeant.
Ah ! madame... que vous êtes loin de Lucrèce... qui préféra une mort glorieuse...
Il boit. Changeant de ton.
Tiens ! il est bon, votre petit blanc !
ROSA.
C’est du sauternes...
MOUILLEBEC.
Qui préféra une mort glorieuse...
On entend rouler une voiture.
ROSA et MADAME TAUPIN.
Chut !...
ROSA.
Une voiture !... dans la cour !
MADAME TAUPIN, regardant à la fenêtre.
C’est lui !... c’est M. Track !
ROSA, se levant.
Vite ! cachez-vous !
MOUILLEBEC.
Encore ? j’en ai assez !
ROSA.
Vous ne le connaissez pas... il vous tuera !
ALIDOR et MOUILLEBEC, se levant.
Bigre !
ALIDOR, prenant le pâté.
J’emporte le pâté !
Il se sauve dans la chambre de droite.
MADAME TAUPIN, à la porte du fond.
Le voilà !... il n’est plus temps !...
Prenant la livrée sur un fauteuil et la donnant à Mouillebec.
Tenez, endossez cette livrée...
MOUILLEBEC.
Moi ! en domestique ! Proh pudor !
Il met la livrée par-dessus son habit.
MADAME TAUPIN, l’aidant.
Dépêchez-vous !
À Rosa.
Je me charge de l’autre.
Elle prend les couverts de Mouillebec et d’Alidor et sort par la droite.
ROSA.
Je l’entends !
Elle lui donne une serviette et une assiette.
Prenez cette assiette et frottez !
Elle se remet à table. Mouillebec frotte son assiette. Track paraît au fond.
Scène XV
ROSA, TRACK, MOUILLEBEC, puis ALIDOR, puis MADAME TAUPIN
TRACK, soupçonneux.
À table ?... Ah ! ah !... il paraît que votre migraine va mieux ?
ROSA.
Oui, mon ami...
MOUILLEBEC, très troublé.
Oui... mon ami...
TRACK, se retournant.
Hein ! quel est cet homme ?
MOUILLEBEC, à part.
Il m’a vu !...
ROSA.
Un nouveau domestique, puisque vous avez renvoyé Justin...
TRACK.
C’est juste !...
À Mouillebec.
D’où es-tu ?
MOUILLEBEC, ému.
De Bretagne... Breton... de Bretagne...
ROSA, à Mouillebec.
Thomas, donnez-moi une assiette... Eh bien, Thomas ! vous êtes donc sourd ?
MOUILLEBEC, allant à Rosa.
Hein ?... C’est moi !
Donnant l’assiette.
Voilà.
À part.
Il faut que je m’appelle Thomas, à présent !
Track trouve sur le sofa le chapeau de Mouillebec.
TRACK, à part.
Un chapeau qui n’est pas de livrée ! Il y a un homme ici !
Regardant Mouillebec avec défiance.
Cet air embarrassé quand je suis entré...
Appelant.
Pst !... ici... Thomas !
MOUILLEBEC, s’approchant.
Monsieur ?
Track lui met le chapeau sur la tête.
Oye !
Il passe à gauche.
ROSA.
Quoi donc ?
TRACK.
Non ! il n’entre pas !... Où peut-il être ?
Indiquant la porte de droite.
Par là ?
Il se dirige vers la droite.
ROSA, à part.
Pincée !
MOUILLEBEC.
Pinçatus !
Alidor entre de la droite, vêtu en cuisinier : veste blanche et toque blanche, et portant un plat.
ALIDOR, passant devant Track.
Macaroni au jus !
Il pose le plat sur le plateau.
MOUILLEBEC et ROSA.
Hein ?
Alidor regarde avec stupéfaction Mouillebec, qui le regarde de même, puis il gagne vivement la droite.
TRACK, étonné.
Qu’est-ce que c’est que celui-là ?
ROSA, avec aplomb.
Mon nouveau cuisinier.
TRACK, à Alidor.
Comment t’appelles-tu ?
ALIDOR, ôtant sa toque.
Pégase !
MOUILLEBEC, à part.
Au moins, il a un joli nom, lui !
Track met vivement le chapeau sur la tête d’Alidor.
ALIDOR.
Oye !
TRACK, furieux.
Non ! il n’entre pas !
À part.
Ce chapeau n’est pourtant pas venu seul !... il y a une intrigue ici.
Haut à Rosa.
Faites vos préparatifs, nous partons !
ALIDOR, à part.
Ils partent !
MOUILLEBEC, à part.
Bravo !
ROSA, se levant.
Comment ! nous partons ? et où allons-nous ?
TRACK.
Vous le saurez plus tard.
Appelant.
Madame Taupin ! madame Taupin !
MADAME TAUPIN, entrant par la droite.
Monsieur ?
TRACK.
Vite ! les malles, les paquets ! nous quittons Paris !
MADAME TAUPIN.
Ah bah !... Tout de suite, monsieur.
Elle sort par la droite.
ROSA, à Track.
Vous êtes fou ! Et mon théâtre ?
TRACK.
Je payerai le dédit !
Désignant Mouillebec.
J’emmène cet homme !
MOUILLEBEC.
Moi ? Ah ! mais non ! permettez...
TRACK.
Pas d’observations !
Désignant Alidor.
J’emmène aussi celui-là !
ALIDOR, à part.
Oh ! bonheur !
ROSA.
Mais c’est la traite des blancs...
TRACK.
Pas d’observations !
ALIDOR, à part.
Ça me va !...
TRACK, à part.
Ils parleraient... et je veux que tout le monde ignore notre départ.
ROSA, à Track.
C’est vous qui le voulez ? Eh bien, soit, partons !
À part.
Il me le payera !
Elle rentre un instant à gauche.
TRACK.
J’emporte aussi le chapeau.
MADAME TAUPIN, rentrant chargée de sacs de nuit et de cartons.
Voilà, monsieur !...
Elle pose tout au milieu de la scène.
TRACK, montrant des paquets à Mouillebec et à Alidor.
Prenez celui-ci, et vous celui-là.
MOUILLEBEC, passant près d’Alidor ; tous deux prennent les paquets.
Pardon, monsieur ! où allons-nous ?
Rosa rentre par la gauche avec un chapeau et un pardessus.
TRACK.
En Amérique !
TOUS.
En Amérique !
Mouillebec et Alidor laissent tomber leurs paquets.
MOUILLEBEC, bas à Alidor.
Et mon école ! et mes pommes de terre qui ne sont pas...
ALIDOR, bas à Mouillebec.
Bah ! ça nous promènera !
Ils ramassent les paquets.
TRACK.
Allons, en route !
MOUILLEBEC.
Mais, monsieur...
TRACK.
Pas d’observations !
Ensemble.
Air du Roi des drôles.
MOUILLEBEC et MADAME TAUPIN.
C’est affreux ! c’est inique !
M’entraîner, de ce pas,
Au fond de l’Amérique !
Je n’y survivrai pas !
ROSA.
L’aventure est unique !
Il ne se doute pas
Que son rival unique
Suivra partout mes pas.
ALIDOR.
L’aventure est unique !
Sans jamais être las,
Plus loin que l’Amérique,
Moi, je suivrai ses pas.
TRACK.
L’aventure est unique !
Pour moi plus de tracas !
Du moins, en Amérique,
Il ne nous suivra pas !
Track fait passer devant lui Mouillebec et Alidor.
Le rideau baisse.
ACTE III
Un jardin. À droite, premier plan, une cuisine avec une porte ouvrant sur le théâtre, et une fenêtre faisant face au public. Devant la fenêtre un banc de pierre. À gauche, au premier plan, un pavillon praticable avec perron. Un peu vers la gauche, au troisième plan, un puits. Chaises de jardin. Au fond, un mur qui traverse le théâtre.
Scène première
MOUILLEBEC, puis MONTDÉSIR, puis MADAME TAUPIN
MOUILLEBEC, seul ; il est en groom et cire une paire de bottes.
Ça ne veut pas reluire !...
Il crache sur la brosse et frotte vivement.
Être dans l’enseignement et cirer des bottes !... fatalité !... anankê !... comme disent les Grecs...
Avec rage.
Et manger à la table des domestiques !
Se calmant.
Il est vrai que les domestiques... c’est moi... et M. le marquis.
Tout à coup.
À propos ! nous ne sommes pas en Amérique !... Arrivé au Havre, le bouledogue a changé d’idée... il a loué cette petite maison aux environs de Trouville... et, depuis quatre jours, nous voilà installés... Ce matin, il m’a fait scier une voie de bois !... Mon Dieu ! que j’ai mal aux reins... Heureusement que tout cela va finir... J’ai écrit à M. de Montdésir pour le prier... primo : de donner à manger à mes lapins... secundo : de venir nous tirer des griffes de l’Américain. J’attends sa réponse.
Fouillant dans sa poche et en tirant un timbre-poste.
Tiens ! j’ai oublié d’affranchir ma lettre... voilà le timbre.
Il le remet dans sa poche.
MONTDÉSIR, paraissant au fond au-dessus du mur et appelant.
Mouillebec !... Mouillebec !...
MOUILLEBEC, se retournant.
M. de Montdésir !... Ah ! vous voilà !... comment se porte madame la marquise ?... et mes pommes de terre ?... et mes lapins ?...
MONTDÉSIR.
Vos lapins vont très bien... ils sont occupés à manger vos pommes de terre.
MOUILLEBEC.
Ah ! tant mieux !...
Par réflexion.
C’est-à-dire...
MONTDÉSIR.
J’ai reçu votre lettre et j’ai trouvé un moyen ingénieux de vous arracher d’ici.
MOUILLEBEC.
Chut !... plus bas !...
MONTDÉSIR.
Quoi ?...
MOUILLEBEC.
S’il vous entendait !... un sauvage !... un caraïbe !... qui verrouille toutes les portes !...
MONTDÉSIR.
Je suis aussi fin que lui... je saurai bien pénétrer dans son antre.
MOUILLEBEC.
Comment !... vous oseriez... ?
MONTDÉSIR.
Quoi qu’il arrive... quoi que je fasse... ne vous étonnez de rien.
MOUILLEBEC, regardant à droite.
Du monde !
MONTDÉSIR.
À bientôt !...
Il disparaît. Madame Taupin sort de la cuisine, une assiette de soupe à la main.
MADAME TAUPIN, présentant l’assiette à Mouillebec.
Tenez, prenez ça vite... ça chasse le brouillard.
MOUILLEBEC, prenant l’assiette.
Qu’est-ce que c’est ?
MADAME TAUPIN, tendrement.
Une petite soupe grasse... que je viens de tremper moi-même... J’ai pris le dessus du bouillon...
Avec férocité.
Et j’ai remis de l’eau pour l’Américain !
MOUILLEBEC, tout en mangeant.
Ah ! madame Taupin, que vous êtes bonne !... Sur cette plage aride, vous me faites l’effet d’une brise embaumée.
MADAME TAUPIN, minaudant.
Alphonse, ne me dites pas de ces choses-là !
MOUILLEBEC.
Alphonse !... Vous savez que je m’appelle Alphonse ?...
MADAME TAUPIN.
Oui... je l’ai demandé au petit... J’ai peut-être été bien imprudente ?...
MOUILLEBEC.
Il n’y a pas de mal, madame Taupin...
MADAME TAUPIN.
Puisque je vous appelle Alphonse... appelez-moi Nini.
MOUILLEBEC.
Madame Nini ?...
MADAME TAUPIN.
Non ! pas madame !... Nini tout court.
MOUILLEBEC.
Vous le voulez ? Eh bien, Nini...
MADAME TAUPIN, avec passion.
Ah !
MOUILLEBEC.
Je ne vous cache pas que je voudrais bien m’en aller !
Il lui rend l’assiette.
MADAME TAUPIN.
Oh !
MOUILLEBEC.
Mais je ne peux pas partir sans mon élève ! et cet animal-là s’est enraciné ici comme une touffe de chiendent ! plus on l’arrache, plus il repousse !
MADAME TAUPIN.
Ah ! c’est qu’il est amoureux, lui !
MOUILLEBEC.
Amoureux ! Que dira madame la marquise ?
MADAME TAUPIN,
apercevant Alidor qui entre par la gauche.
Chut ! le voici !
Elle va remettre l’assiette dans la cuisine et revient en scène.
Scène II
MOUILLEBEC, ALIDOR, MADAME TAUPIN
ALIDOR, toujours en cuisinier, tenant un poulet non plumé à la main. Il a l’air mélancolique, porte la main sur son cœur et pousse un énorme soupir.
Heu !... que je l’aime ! Bonté divine ! que je l’aime !
MADAME TAUPIN.
Plus bas, donc !
MOUILLEBEC.
Il nous fera assassiner !
ALIDOR.
Ne craignez rien... Amour, mystère et cuisine !... voilà ma devise !
Soupirant.
Heu ! j’ai rêvé d’elle toute la nuit !
MADAME TAUPIN.
Vraiment ?
ALIDOR.
Air d’Haydée.
Je l’admirais !
Je l’adorais !
À ses genoux je répandais des larmes...
Puis, souvenir rempli de charmes,
Je la pressais tendrement sur mon sein !
Mais le jour vint...
C’était, hélas ! mon traversin !
Il va s’asseoir sur le banc à droite.
MADAME TAUPIN, à Mouillebec.
À la bonne heure ! Il a un cœur, lui, tandis que vous...
MOUILLEBEC.
Moi, j’ai mal aux reins !
MADAME TAUPIN, à part, passant à gauche.
Cet homme est un marbre !
Elle entre dans le pavillon.
Scène III
MOUILLEBEC, ALIDOR
ALIDOR, assis sur le banc et à part.
Allons, plumons !... Plumer pour elle, c’est encore du bonheur !
Il plume son poulet.
MOUILLEBEC, reprenant sa botte et venant s’asseoir à côté d’Alidor. Il cire. À part.
Pauvre garçon, il me fait de la peine !...
Haut.
Eh bien, monsieur le marquis, vous ne voulez donc pas que nous retournions en Bretagne ?
ALIDOR.
Père Mouillebec, ne me parlez pas... Tenez, vous n’avez pas pour deux liards de poésie dans le cœur ; vous ne comprenez pas l’amour !
MOUILLEBEC, furieux.
Je comprends... je comprends que je cire des bottes... et que ça m’ennuie !
ALIDOR.
Je fais bien la cuisine, moi !
MOUILLEBEC.
C’est-à-dire que vous la faites mal ! Vous nous servez de monstrueuses ratatouilles !... Hier encore, cette poule au riz...
ALIDOR.
Je me suis trompé... j’ai versé le riz dans les pruneaux... et la poule dans le panier au charbon...
MOUILLEBEC.
De façon que nous n’avons eu ni poule, ni riz, ni pruneaux ! C’est insupportable, de dîner comme ça.
ALIDOR, se levant.
Eh bien, qu’est-ce que ça prouve ?
Il pose son poulet sur le banc.
MOUILLEBEC.
Ça prouve que vous ne savez pas faire la cuisine.
ALIDOR, passant à gauche.
Non, ça prouve que j’ai un petit dieu qui tire de l’arc dans ma poitrine !... J’aime, enfin !... Cette fâme !... je la vois partout ! Je l’aspire, je la respire et je la soupire !... Je guette ses mies de pain pour les manger... Je dévore les feuilles de radis qu’elle laisse dans son assiette... car je lui filoute ses feuilles de radis !
MOUILLEBEC.
Malheureux !
ALIDOR.
Et, dans ce moment, je cherche un roux digne d’assaisonner les gants qu’elle a portés !
MOUILLEBEC.
Et vous comptez me faire manger de ça ?
ALIDOR.
Oh ! non, pas vous ; ce sera pour moi... pour moi seul !... au fond des bois ; je mêlerai mes soupirs d’amour aux roucoulements des bêtes féroces !...
MOUILLEBEC, se levant.
Voyons, calmez-vous... calmez-vous !... Ne parlons plus de ça ! Il est neuf heures... Voulez-vous que nous prenions une petite leçon ?
ALIDOR, à lui-même.
Du pain noir... et son cœur !
MOUILLEBEC.
Tenez, nous allons nous régaler d’un joli petit verbe déponent...
ALIDOR, passant à droite.
Non ! je ne veux plus lire que la Cuisinière bourgeoise... et la Nouvelle Héloïse !
MOUILLEBEC, insistant.
Rien qu’un petit... sur le pouce ?...
ALIDOR.
Père Mouillebec, je ne voudrais pas vous contrarier... mais M. Track attend ses bottes...
MOUILLEBEC.
C’est juste !... Allons, du courage ! et rappelez-vous cette parole de Cicéron : Sapientia...
S’interrompant.
Est-elle-de Cicéron ?
ALIDOR.
Allez-y !... il vous ficherait une raclée !
MOUILLEBEC.
J’y cours !... il en serait capable, l’orang-outang !
Il entre dans le pavillon en emportant les bottes.
Scène IV
ALIDOR, puis TRACK
ALIDOR, seul.
Il est parti... Donnons bien vite le signal...
Il tire des pipeaux de son tablier.
Je me suis fabriqué ça avec mon couteau et deux roseaux... ça imite la guitare...
Il souffle dans ses pipeaux.
TRACK, en dehors.
Mille millions de cannes à sucre !
ALIDOR, cachant vivement ses pipeaux, reprenant son poulet, et se rasseyant sur le banc.
Lui ! Bigre de bigre !
TRACK, sortant du pavillon, furieux, le chapeau polka en bandoulière.
Pégase !... que fais-tu là ?
ALIDOR.
Je plume... je plume...
TRACK.
Quel est ce bruit ? cette musique ?
ALIDOR.
C’est le rossignol !
TRACK.
Le rossignol ! imbécile ! je vais te faire parler !
Il le menace.
ALIDOR.
Pas de gestes !
TRACK, se calmant à lui-même.
C’est juste !... un blanc !... Heureusement que j’attends un nègre aujourd’hui... et nous verrons...
Haut à Alidor.
Est-ce aussi le rossignol qui dépose toutes les nuits des bouquets sur la fenêtre de Rosa ?
ALIDOR.
Je ne sais pas... je plume... je plume...
TRACK, tirant un papier de sa poche.
Et ce matin... ces deux vers que j’ai trouvés dans sa jardinière ?
ALIDOR, à part.
Mes versses !
TRACK, lisant.
« Je vous aime extraordinairement,
Aimez-moi donc également. »
Parlé.
Est-ce assez plat !... Des vers de mirliton !
ALIDOR, à part.
Pardonnons-lui... c’est un étranger... il ne s’y connaît pas !
TRACK, à part.
Il nous a suivis, c’est clair !... Mais j’ai son chapeau... et s’il me tombe sous la main !
À Alidor.
De quel côté chantait-il... ton rossignol ?
ALIDOR.
À main gauche, monsieur, il chantait à main gauche.
TRACK, à part.
Il rôde sans doute autour de la maison... Je vais le savoir !...
Il disparaît par la droite.
ALIDOR, se levant et le regardant s’éloigner.
Trime, va, mon bonhomme... trime !
Il reprend ses pipeaux et souffle dedans.
TRACK, au dehors.
Mille millions de revolvers !
ALIDOR, cachant ses pipeaux et courant se rasseoir sur le banc.
Bigre de bigre !
Il reprend son poulet.
TRACK, entrant vivement par la droite.
Eh bien ?
ALIDOR.
Je ne sais pas... je plume... je plume...
TRACK.
Tu as entendu ?
ALIDOR.
À main droite, monsieur, à main droite !...
TRACK, à part.
Oh ! je le trouverai !... Je vais faire le tour de l’habitation... et si je le rencontre...
Il sort par la gauche.
Scène V
ALIDOR, puis ROSA
ALIDOR, se levant et le regardant sortir, après avoir posé son poulet sur le banc.
Promène-toi, va, promène-toi... S’il pouvait marcher sur du persil !... on dit que ça porte malheur !
ROSA, paraissant sur le seuil du pavillon.
Êtes-vous seul ?
ALIDOR.
Oui, il vient de partir... l’homme des montagnes Rocheuses !...
ROSA, venant en scène.
J’ai entendu votre petite musette... et me voilà !
ALIDOR, poétiquement.
Ah ! vous me faites l’effet d’une bouche de chaleur qui s’ouvre dans ma nuit sombre !...
ROSA.
Ah ! vous allez encore faire des phrases comme hier !... C’est ennuyeux à la fin !... vous avez l’air d’une lyre !...
ALIDOR.
Non ! pas de phrases ! des soupirs !... des regards !...
ROSA.
Il faut avouer que vous n’êtes guère empressé...
ALIDOR.
Moi !... moi qui vous fais votre cuisine par amour !
ROSA.
Dites donc, je la mange... il me semble que nous sommes quittes !
ALIDOR, poétiquement.
Ah ! Rosa !... Vous me faites l’effet d’un beau soir d’automne !...
ROSA.
Et vous d’une belle journée d’hiver ! Brrr !... Je suis fâchée de ne pas avoir pris mon manchon !
ALIDOR, à part.
Qu’est-ce qu’elle a ?
ROSA.
Tenez... asseyons-nous... car debout vous n’êtes pas drôle !
Elle s’assied à gauche. Après un grand temps.
Eh bien ?
ALIDOR.
Moi ? Je ne dis rien !
ROSA.
Je le vois bien !...
Allongeant son pied.
Comment trouvez-vous ces petites pantoufles ?
ALIDOR.
Dame ! je les trouve en maroquin...
ROSA, vexée.
Monsieur le marquis, vous êtes une oie...
ALIDOR.
Une oie ?
ROSA.
Apprenez que, lorsqu’une femme montre ses pantoufles... c’est pour qu’on lui parle de son pied !
ALIDOR.
Oh ! oui ! parlons de votre pied !... il me fait l’effet d’une fraîche matinée de printemps...
ROSA.
Encore !... Avez-vous quelquefois pêché à la ligne ?
ALIDOR.
Oui... pourquoi ?
ROSA.
Moi, je ne trouve rien d’insupportable comme ces petits poissons qui mordent toujours et qui ne se prennent jamais !
ALIDOR.
Les ablettes ?... vous voulez parler des ablettes ?
ROSA.
J’aime mieux les brochets ! au moins ils ont des dents !
Elle ôte ses gants.
ALIDOR.
Vous ôtez vos gants ? oh ! donnez-les-moi...
ROSA, les lui donnant.
Pourquoi ?
ALIDOR, se levant.
J’ai mon idée !
À part.
Quand j’en aurai quinze paires... quelle fricassée !
ROSA, se levant.
Dites donc... vous ne savez pas une chose ? c’est aujourd’hui ma fête...
ALIDOR.
Allons donc ! c’est la Saint-Procope...
ROSA, impatientée.
Ça ne fait rien !... je vous dis que c’est ma fête !
ALIDOR.
Je le veux bien !... alors, mademoiselle Procope, je vous la souhaite !
ROSA.
Eh bien ?... dans votre pays, est-ce qu’on ne s’embrasse pas ?
ALIDOR.
Vous ? jamais ! ça serait profaner mon idole !
ROSA.
Mais puisque je vous y autorise !
ALIDOR, avec feu.
Vous le voulez !... ô volupté !... volupté !... Eh bien...
S’arrêtant.
Eh bien, non ! non !
ROSA.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle...
Pourquoi donc ? lorsque je vous presse...
C’est le langage des amours.
ALIDOR.
Pour moi vous êt’s une déesse
Que je veux respecter toujours !
Jamais aucun mortel sur terre
Ne sut vous vénérer autant...
ROSA, à part.
Voilà quatr’ jours qu’il me vénère...
Ça finit par être embêtant (bis) !
Tout à coup pleurant.
Ah ! je vois bien que vous ne m’aimez pas !
ALIDOR.
Moi ?... je ne vous aime pas ?... Eh bien, je vais vous en donner une preuve !
ROSA.
Laquelle ?...
ALIDOR, tirant une marguerite de son sein.
Nous allons interroger la marguerite !
ROSA.
Ah ! encore les marguerites !
ALIDOR.
Écoutez ça !
Effeuillant la fleur.
Je l’aime... un peu... beaucoup... normément.
ROSA.
Eh bien, c’est convenu ! normément !... Après ?
ALIDOR.
Maintenant, nous allons voir si vous m’aimez, vous !
Il tire une autre marguerite de son sein.
ROSA.
Vous allez encore plumer celle-là ?
Lui arrachant sa marguerite.
Voyons... êtes-vous un homme sérieux ?
ALIDOR.
Mais...
ROSA, allant voir au fond et redescendant à droite.
Il y a bal ce soir pour la fête de Trouville... M. Track se couche de bonne heure... j’ai une forte envie de pincer un cotillon... je vous emmène !...
ALIDOR, joyeux.
Vous avec moi ! moi avec vous !
ROSA.
Nous boirons du punch, du bordeaux... du champagne !
À part.
Ça le grisera !
ALIDOR.
C’est que je n’ai jamais pincé de cotillon...
ROSA.
Vous ne savez pas danser ?
ALIDOR.
Non... mais je vous en prie... donnez-moi une leçon...
ROSA.
Air d’Hervé.
Comment, encore une leçon...
Pauvre garçon,
Mais il faut donc
Tout vous apprendre !
Allons, monsieur, regardez-moi ;
Mais, je le voi,
Je suis trop bonne, sur ma foi.
Joyeux signal,
Voici du bal
Le piston qui se fait entendre.
L’orchestre part,
Et, sans retard,
Vous partez avec lui... dardar...
ALIDOR, parlé.
Dardar...
ROSA, chantant et dansant.
Vous avancez,
Vous balancez
Votre danseuse d’un aire tendre...
Vient un moment
Où, plein d’élan,
Vous risquez un léger cancan.
ALIDOR, parlé.
Le cancan !... qu’est-ce que c’est que ça ?
ROSA, dansant.
C’est une danse sans façon...
Pauvre garçon,
Mais il faut donc
Tout vous apprendre !
Allons, voyons, imitez-moi !
Mais, je le voi,
Je suis trop bonne, sur ma foi.
L’orchestre continue, et, sur la reprise, Alidor danse en imitant gauchement Rosa. Mouillebec paraît, venant de la droite.
Scène VI
ALIDOR, ROSA, MOUILLEBEC, avec une hottée de bois sur le dos
MOUILLEBEC.
Eh bien !... ils dansent !...
ROSA.
Oh ! le vieux !
MOUILLEBEC, prêchant, sa hotte sur le dos, et à Rosa.
Ah ! madame ! voilà donc où nous conduit l’entraînement des passions ! Sénèque a bien raison lorsqu’il dit, Nihil non longa demolitur...
ROSA.
Du latin ! je file !
Elle sort par la gauche en dansant.
Tra la la...
MOUILLEBEC.
Fugit ad salices !...
À Alidor.
Mais vous, me comprendrez-vous ?... Nihil non longa demolitur...
ALIDOR, il se sauve dans la cuisine en dansant.
Tra la la...
MOUILLEBEC, seul.
Parti ! C’est égal ! je n’en aurai pas le démenti !
Au public.
Nihil non longa demolitur vetustas atque...
Scène VII
TRACK, MOUILLEBEC, puis ALIDOR, dans la cuisine
TRACK, entrant par la gauche au fond.
Thomas !
MOUILLEBEC.
Ah ! c’est vous, monsieur ?...
TRACK.
Je viens de faire le tour des murs... je n’ai rencontré personne... qu’un cantonnier... je lui ai essayé le chapeau... il ne lui va pas...
MOUILLEBEC.
Parbleu !
TRACK, soupçonneux.
Pourquoi dis-tu : « Parbleu » ?
MOUILLEBEC.
Moi ?... Je dis : « Parbleu ! »... comme je dirais : « Voilà un joli temps. »
ALIDOR, ouvrant la fenêtre de la cuisine.
Donnons de l’air... ça fume.
On le voit installé devant ses fourneaux et retournant ses casseroles.
TRACK, à Mouillebec.
Pst ! ici !
MOUILLEBEC, s’approchant.
Monsieur ?
TRACK.
Il m’est venu une idée pour prendre l’homme au chapeau... je vais acheter quarante pièges à loup...
MOUILLEBEC.
Des pièges à loup ?...
TRACK.
Oui, des petites machines en fer... avec un ressort en acier... Dès qu’on met le pied dessus... dzing !... ça casse la jambe !
MOUILLEBEC.
Comment ?
TRACK.
J’en sèmerai tout autour de la maison.
MOUILLEBEC.
Et les jambes de vos domestiques, monsieur ?
TRACK.
Ça m’est égal... je les rembourserai !
MOUILLEBEC, à part.
Il est atroce, cet animal-là !... il croit qu’on rembourse une jambe comme un carreau cassé !
ALIDOR, tirant une fleur de son sein.
Ça mitonne... Interrogeons la marguerite.
Il se met à effeuiller plusieurs marguerites, et, sans s’en apercevoir, il jette les pétales dans les casseroles.
TRACK, à Mouillebec.
Tu vas partir pour le Havre.
MOUILLEBEC.
Moi ?
TRACK.
Et tu me rapporteras ces quarante pièges... Cours ! vole !
MOUILLEBEC.
« Cours ! vole ! » Pardon, monsieur... c’est que j’ai du bois dans le dos...
TRACK.
Dépose-le, ton bois... et pars vite.
Mouillebec va déposer sa hottée de bois au fond, à droite. Appelant.
Pégase !
ALIDOR, dans la cuisine.
Monsieur ?
TRACK.
Mon déjeuner ! vite ! j’ai faim !
ALIDOR, dans la cuisine.
Voilà ! voilà !
Track rentre dans le pavillon.
Scène VIII
MOUILLEBEC, puis ALIDOR, puis ROSA
MOUILLEBEC, seul, revenant en scène.
Des pièges à loup, maintenant !... Ah ! il me tarde de voir arriver le beau-père avec son moyen ingénieux !
ALIDOR, sortant du pavillon.
L’omelette de Monsieur !
Il remet le plat à madame Taupin, qui paraît à la porte du pavillon, et il garde une fourchette.
ROSA, arrivant vivement de la gauche.
Qu’est-ce que ce moricaud qui me fait des signes ?
MOUILLEBEC et ALIDOR.
Un moricaud ?
Mouillebec va voir au fond.
ROSA.
Un nègre... que j’ai rencontré à la grille du parc... il a voulu me parler... mais je me suis sauvée...
Regardant Alidor.
J’aime mieux les blancs, moi !
MOUILLEBEC, venant au milieu.
Demain, il ne rôdera plus personne par ici, ni blancs ni noirs...
ROSA.
Comment ?
MOUILLEBEC.
M. Track... votre crocodile... va planter des corbeilles de pièges à loup...
ROSA et ALIDOR.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MOUILLEBEC.
Des petites machines en fer... avec un ressort en acier... Dès qu’on met le pied dessus... dzing ! ça casse la jambe !
ROSA.
Par exemple !
ALIDOR.
Mais c’est une bourrique !
Gesticulant avec sa fourchette.
Qu’il ne m’asticote pas ou sinon...
Il se pique la joue avec sa fourchette.
Oye !
ROSA, allant à lui.
Il s’est blessé !
ALIDOR.
Un coup de fourchette !...
ROSA.
Vite ! du taffetas d’Angleterre !
Elle va vers la cuisine.
MOUILLEBEC.
Soyez tranquille... J’ai ce qu’il faut.
Il tire de sa poche le timbre-poste et le colle sur la joue d’Alidor.
ROSA, riant.
Un timbre-poste ! Ah ! ah ! ah !
ALIDOR, riant.
Si j’étais nègre... on dirait que je suis affranchi !
Il se tord de rire.
ROSA, à part.
Tiens ! il est bête ! mais je ne déteste pas ça !
MOUILLEBEC, comprenant après coup et riant.
Ah ! affranchi !...
S’arrêtant tout à coup et avec mépris.
Non ! c’est un calembour !
Grand bruit de vaisselle cassée dans le pavillon.
Scène IX
MOUILLEBEC, ALIDOR, ROSA, MADAME TAUPIN, puis TRACK
TOUS, se retournant.
Quel est ce bruit ?
MADAME TAUPIN, sortant du pavillon.
Ah ! mon Dieu ! quel homme !
ROSA.
Quoi ?
MADAME TAUPIN.
C’est encore votre sauvage !... je ne sais ce qu’il a... À peine a-t-il eu goûté à l’omelette, qu’il a renversé la table...
ALIDOR.
J’aurai peut-être oublié d’y mettre du sel !
Madame Taupin rentre dans le pavillon après l’entrée de Track.
TRACK, sortant du pavillon furieux et une cravache à la main.
Ah ! pour le coup, c’est trop fort !... des marguerites dans mon omelette !
ALIDOR, à part.
Bigre de bigre !
MOUILLEBEC, à part.
Le malheureux !
ROSA, faisant le geste d’effeuiller ; à part.
Il a interrogé... au-dessus de l’omelette !
TRACK, à Alidor.
Des marguerites dans le thé ! des marguerites dans tout ! Tu veux donc m’empoisonner ?
ALIDOR.
Je vas vous dire... ça dépend des pays... En Bretagne, on met du lard...
TRACK, levant sa cravache.
Tais-toi, misérable !
ROSA, l’arrêtant.
Oh !
ALIDOR, passant à gauche.
Touchez pas !
MOUILLEBEC.
Touchez pas !
TRACK, exaspéré.
C’est juste ! des blancs !... toujours des blancs !... Il ne me viendra donc pas un nègre !...
Scène X
ALIDOR, MOUILLEBEC, TRACK, MONTDÉSIR, ROSA
Montdésir entre par le fond à droite ; il est en nègre. Livrée de domestique.
TRACK, apercevant Montdésir.
Ah ! enfin ! voilà un nègre !
Le prenant par le bras, et lui donnant des coups de cravache.
Tiens ! tiens ! tiens !...
MONTDÉSIR, sautant sous les coups.
Oye ! oye ! oye ! oye !
Il se réfugie entre Mouillebec et Alidor.
TRACK, respirant.
Ah ! ça fait du bien !
ROSA, à Track.
Ça fait du bien... Pas à lui !
MONTDÉSIR, bas à Mouillebec et à Alidor.
C’est moi !... Montdésir !...
ALIDOR et MOUILLEBEC, à part.
Le beau-père !
MOUILLEBEC, à part.
Voilà son moyen ingénieux !
ALIDOR, étonné, bas à Montdésir.
Tiens !... vous avez donc perdu quelqu’un, que vous êtes en deuil ?
Il veut l’embrasser.
Embrassons-nous !...
MONTDÉSIR, le repoussant, bas.
Prends garde !... je ne suis pas sec !
TRACK, à Montdésir.
Ah ! je suis bien heureux de t’avoir sous la main, va !
MONTDÉSIR, imitant le nègre.
Baï-bo... baï-bo !...
ROSA, lorgnant Montdésir.
Est-il possible d’être laid comme ça !
TRACK, à Montdésir.
Approche ici, toi !
MONTDÉSIR, passant près de lui.
Bon maître à moi...
TRACK.
Tu me conviens... je t’arrête !
MOUILLEBEC, bas à Alidor.
Cet animal-là prend toute la famille à son service...
TRACK, à Montdésir.
Mais je te préviens que, lorsque j’aurai à me plaindre de ces deux blancs ou de Madame... comme il faut que je me soulage... c’est sur toi que je taperai !
Il fait siffler sa cravache.
ROSA.
Oh ! pas devant moi ! je n’aime pas à voir battre les animaux !
TRACK, à Mouillebec.
Thomas, tu vas arroser le jardin...
MOUILLEBEC.
Arroser ?... Permettez...
TRACK.
Tu raisonnes ! coquin !
Il donne un coup de cravache à Montdésir.
MONTDÉSIR.
Oh là là !
Mouillebec remonte et va prendre deux arrosoirs derrière la cuisine.
ROSA.
Mon ami...
TRACK.
Il a raisonné !
À Alidor.
Toi, prépare le dîner et surtout plus de marguerites !
ALIDOR.
Je vas vous dire... en Bretagne...
TRACK.
Pas de réflexions ! drôle !
Il donne un coup de cravache à Montdésir.
MONTDÉSIR.
Oh là là !
Alidor remonte, passe vivement à droite et se met à éplucher des poireaux, qu’il prend sur le fourneau par la fenêtre de la cuisine.
MOUILLEBEC, à part, revenant avec deux arrosoirs.
Eh bien, il a mis la main sur une jolie place !
TRACK, à Montdésir.
Tu vas tirer de l’eau au puits.
ROSA.
Tiens ! je vais arroser aussi !
Elle va prendre un arrosoir au fond.
MONTDÉSIR.
Oui, bon maître...
À part.
Je crois que j’ai eu tort de me mettre en nègre.
TRACK.
À la besogne !
Faisant siffler sa cravache.
Allons ! allons ! ça va marcher !
Mouillebec dispose ses arrosoirs. Alidor, qui épluche ses poireaux, s’est assis sur le banc. Montdésir se dispose à aller au puits, mais il s’oublie, relève ses manches et laisse voir ses bras blancs avec des mains noires.
TRACK.
Mille millions ! des bras blancs !
ROSA, MOUILLEBEC et ALIDOR.
Oh !
Alidor se lève et met ses poireaux sur le banc. Mouillebec descend entre Montdésir et Track.
TRACK, furieux.
Un nègre blanc !
ROSA, descendant à droite.
Il déteint !
ALIDOR, à Track.
C’est un métis !
MOUILLEBEC, à Track.
Pline l’Ancien parle d’un nègre qui avait le nez jaune...
ALIDOR.
Oui... Nasus jonquillus.
TRACK.
Allez au diable ! mais cet homme... Oh !
Allant à Montdésir.
Quelle idée !
Il saisit le chapeau et le plante sur la tête de Montdésir.
Il lui va !
TOUS.
Il lui va !
Rosa remonte.
TRACK, à Montdésir.
Enfin, je te tiens !... gredin !...
MOUILLEBEC, ALIDOR et MONTDÉSIR.
Ne touchez pas ! Montdésir passe vivement à droite suivi de Mouillebec.
ROSA, descendant à la droite de Track.
C’est un blanc !
Mouillebec avec son arrosoir verse de l’eau sur les pieds de Track.
TRACK, reculant.
C’est juste... toujours des blancs !... Oh ! mais n’importe !... tu ne sortiras pas vivant de cette maison... je vais fermer les portes...
TOUS, effrayés.
Hein ?
ALIDOR.
Monsieur, j’ai besoin d’aller chercher du beurre...
TRACK.
Tu m’ennuies !
À Montdésir.
Je choisis le pistolet.
TOUS.
Un duel !
TRACK.
À mort !
MONTDÉSIR, passant près de Track.
Eh bien, oui, je l’accepte ! Allez chercher des sabres, des épées, des pistolets ! j’ai soif de votre sang, je veux vous couper en morceaux !
ALIDOR et MOUILLEBEC.
Bravo !
ROSA.
Sapristi !
Ensemble.
TRACK.
Tremblez tous, je le jure !
Tremblez tous sur son sort...
Son affreuse imposture
À mérité la mort.
ROSA.
Je tremble, je le jure !
Je tremble pour son sort,
Car dans cette aventure
Il va trouver la mort.
MOUILLEBEC, ALIDOR.
Ô ciel ! je t’en conjure !
Fais qu’il soit le plus fort !
Car, dans cette aventure,
Il va braver la mort !
MONTDÉSIR.
Sans crainte, je le jure !
Sans crainte pour mon sort,
Je ris de l’aventure,
Et je brave la mort !
Track, furieux, rentre dans le pavillon.
Scène XI
ROSA, MONTDÉSIR, MOUILLEBEC, ALIDOR
MOUILLEBEC, qui a posé des arrosoirs près du puits.
Ah ! ah ! nous allons voir !
ALIDOR.
Nous allons manger de l’Américain !
MONTDÉSIR.
Il ne s’agit pas de ça... Cachez-moi quelque part !
TOUS.
Hein ?
ALIDOR.
Il cane !
TRACK, en dehors.
Ne vous impatientez pas !
MONTDÉSIR.
Je l’entends !... je file !...
Il sort vivement par le fond à droite.
ROSA, passant près d’Alidor.
Mais quel est cet homme ?
Scène XII
ROSA, MONTDÉSIR, MOUILLEBEC, ALIDOR, TRACK, puis MADAME TAUPIN
TRACK, sortant du pavillon, furieux, avec une boîte à pistolets.
Monsieur, je suis à vos ordres... Comment ! parti ?...
ROSA.
Il vous attend.
TRACK.
Où ça ?
ROSA, à part.
Je vais te faire voyager.
Haut.
À l’hôtel des Trois-Pistolets, à Bruxelles...
ALIDOR.
En Sardaigne !
MOUILLEBEC, criant.
En Belgique !
TRACK.
Je n’irai pas !
ROSA, à part.
C’est ce que nous allons avoir !
Haut.
Il a dit, en partant, que vous étiez un poltron !...
MOUILLEBEC.
Un fanfaron !
ALIDOR.
Un savoyard !
TRACK, furieux.
Mille millions !...
ROSA.
Un paltoquet !
MOUILLEBEC.
Un saltimbanque !
ALIDOR.
Un polichinelle !
TRACK, éclatant.
Un polichinelle !
Appelant.
Madame Taupin ! madame Taupin !
Aux autres.
Je pars !
ROSA, à part.
Allons donc !
MADAME TAUPIN, paraissant à la porte du pavillon.
Monsieur ?
TRACK.
Vite ! mon paletot ! mon sac de nuit !...
Elle rentre.
Je serai de retour dans deux ou trois jours... le temps de donner une leçon à ce drôle !...
MADAME TAUPIN, revenant avec le paletot et le sac de nuit, et les donnant à Track.
Voilà, monsieur.
TRACK, embrassant Rosa.
À bientôt.
ROSA.
Rapportez-moi quelque chose...
TRACK.
C’est convenu... une de ses oreilles... peut-être les deux...
ROSA.
J’aimerais mieux de la dentelle...
TRACK.
Adieu !
Remontant.
Un polichinelle !
Il sort par le fond à droite.
ALIDOR, MOUILLEBEC et ROSA, criant en l’accompagnant.
Un capon ! un savoyard ! un paltoquet ! une canaille !
ALIDOR, de même.
Et un Bédouin !... Savoyard de Bédouin !...
Scène XIII
MADAME TAUPIN, MOUILLEBEC, ROSA, ALIDOR, puis MONTDÉSIR
ROSA, se mettant à danser en chantant.
Part pour Bruxelles
M. de Framboisy !
TOUS, l’imitant.
Part pour Bruxelles,
Et nous restons ici !
Tra la, la, la, etc.
Tous descendent en chantant et en dansant.
ROSA et MADAME TAUPIN.
Parti !
MOUILLEBEC.
Plus de bottes à cirer !
ROSA.
Nous voilà seuls !
ALIDOR.
Et pour trois jours !... Faudra nous lever de bonne heure...
MOUILLEBEC.
Oui... je veux lire l’Énéide !
MADAME TAUPIN.
Ça sera bien gai !
ALIDOR, à Rosa.
Ah ! allons-nous effeuiller des marguerites !
Tirant un bouquet de sa poche.
Si nous commencions ?
ROSA, lui faisant sauter son bouquet.
Ah ! vous m’ennuyez, avec vos marguerites !
ALIDOR.
Comment !
ROSA.
Quand on aime véritablement une femme, on ne s’amuse pas à écosser des marguerites !
MADAME TAUPIN, à Mouillebec.
Ni à mâchonner l’Énéide !
ROSA.
On le lui dit... on le lui prouve... on lit dans ses yeux... on comprend ses regards...
MADAME TAUPIN, à Mouillebec.
Ses prévenances... ses petites soupes...
MOUILLEBEC, illuminé.
Ah ! mon Dieu !
ALIDOR, de même.
J’ai des crampes d’estomac !
ROSA, à Alidor et à Mouillebec.
On n’est pas cornichon comme ça.
Frappant sur sa poitrine.
Mais vous n’avez donc rien là ?... Mais vous ne sentez donc pas votre cœur qui bat ?
ALIDOR.
Continuez !
MOUILLEBEC.
Continuez !...
ROSA.
Votre sang qui bout ?... votre main qui brûle ?
MOUILLEBEC et ALIDOR, se montant.
Oh ! oh ! oh !
ROSA.
Vous êtes donc des bonshommes de pain d’épice ?
ALIDOR.
Non ! du soufre ! du salpêtre !
MOUILLEBEC, à part.
Elle est corrosive, cette femme !
Haut et brusquement à madame Taupin.
Ne vous en allez pas, vous !
MADAME TAUPIN.
Hein ! Alphonse ?...
ALIDOR.
Cré nom ! j’ai des pétards dans les veines.
MOUILLEBEC, exalté.
Ô Tibulle ! ô Catulle ! ô Paul de Kock !
Air des Néréides.
ALIDOR.
Sur mon cœur (bis) !
Que tout cède à mon ardeur !
MOUILLEBEC.
Je le sens (bis),
Je reviens à mes vingt ans.
Ensemble.
ALIDOR et MOUILLEBEC.
Sur mon cœur (bis) !
Que tout cède à mon ardeur !
Je le sens (bis),
Je suis jeune et j’ai vingt ans !
Je reviens à mes vingt ans !
Rosa, pressée par Alidor, passe à droite.
ROSA et MADAME TAUPIN.
Sur son cœur (bis) !
Dieu ! quelle subite ardeur !
Doux instants (bis) !
C’est l’amour et ses vingt ans !
Il renaît... il a vingt ans !
ROSA, à Alidor.
Jurez-moi d’être fidèle !
MADAME TAUPIN, à Mouillebec.
Voyons, calmez-vous un peu.
Elle passe près d’Alidor.
ALIDOR, à Rosa.
Votre œil est une étincelle
Qui m’a mis le cœur en feu !
MOUILLEBEC.
Oh ! mon âme, tu t’éveilles !
Oui, ça me fait, ô bonheur !
Frou frou dans les deux oreilles
ALIDOR.
Moi toc toc au fond du cœur !
Ensemble.
ALIDOR et MOUILLEBEC.
Sur mon cœur ! etc. (bis)
ROSA et MADAME TAUPIN.
Sur son cœur ! etc. (bis)
À la fin de cet ensemble, Rosa passe près de madame Taupin.
ROSA, à Alidor.
Hier, vous étiez de glace !
ALIDOR.
La glac’ vient de se briser.
MOUILLEBEC, à madame Taupin.
Nini, faut que j’vous embrasse !
ALIDOR, à Rosa.
Comm’ lui, je veux un baiser.
MADAME TAUPIN.
Un baiser, c’est inutile...
ROSA.
Pourtant, si nous refusions...
MOUILLEBEC.
J’en veux cent !... Non, j’en veux mille !
J’en veux des millions d’millions !...
Trémolo à l’orchestre. Alidor embrasse Rosa et Mouillebec madame Taupin. Formidable coup de tam-tam.
MONTDÉSIR, qui a paru au fond, au-dessus du mur, et qui a vu les baisers ; à part, parlé.
Tiens ! tiens ! tiens !
Il est débarbouillé. Alidor, Rosa, Mouillebec et madame Taupin très émus, baissant les yeux et reprenant le refrain piano.
Ensemble.
ALIDOR et MOUILLEBEC.
Sur mon cœur (bis), etc.
ROSA et MADAME TAUPIN.
Sur mon cœur (bis), etc.
ALIDOR, très ému.
Je ne sais ce que j’éprouve... je tremble... et je voudrais trembler toujours...
MOUILLEBEC, avec mélancolie.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !...
MONTDÉSIR, appelant.
Alidor !
ALIDOR, se retournant.
Tiens ! vous voilà !
MONTDÉSIR.
Nous pouvons partir, mon gendre !
ROSA, à Alidor.
Son gendre !...
ALIDOR.
Je peux vous le dire, maintenant... Maman veut que j’épouse sa fille !
ROSA, à part.
Ah ! le petit gueux !
La voix de TRACK, en dehors.
Madame Taupin !... madame Taupin !
TOUS.
M. Track !
MONTDÉSIR.
Lui !
Il disparaît. Mouillebec court au puits et fait mine de tirer un seau d’eau. Alidor va se rasseoir sur le banc et reprend ses poireaux. Rosa prend un arrosoir et arrose des fleurs près de la cuisine. Madame Taupin tire son mouchoir de sa poche, s’assied à gauche et fait semblant de coudre. Tous ont l’air de travailler avec ardeur.
Scène XIV
MADAME TAUPIN, MOUILLEBEC, TRACK, ROSA, ALIDOR
TRACK, entrant par le fond à droite et les voyant à l’ouvrage.
Tous à la besogne... c’est bien !
ROSA, à Track.
Vous ! Qui vous ramène ?
Elle pose son arrosoir.
TRACK.
J’ai fait une réflexion... Avant de m’engager dans ce duel... dont les chances sont inconnues... j’ai résolu de vous donner mon nom... je vous épouse !
ROSA.
Vraiment !
Lui donnant la main avec compassion.
Ah ! mon pauvre ami !
On entend rire derrière le mur. Rire étouffé de tous.
TRACK, se retournant.
Quel est ce bruit ?
ALIDOR.
C’est les grenouilles !...
TRACK, à Rosa.
Nous nous marierons à Bruxelles...
ROSA, regardant Alidor.
Je ne sais si je dois...
Changeant de ton.
Bah ! j’accepte !
Ils remontent en parlant bas.
ALIDOR, à part, se levant.
Bah ! j’en ai assez, de la vie de garçon !...
Passant au milieu.
Ô mes illusions ! mes illusions !
MOUILLEBEC, descendant près de madame Taupin.
Nini !... venez en Bretagne... et je vous épouse !
MADAME TAUPIN, se levant.
Mon Alphonse !
MOUILLEBEC.
Chut ! Le soir de notre mariage... je vous promets des vers latins !
TRACK, à Rosa, en descendant avec elle à droite.
Nous allons partir...
Montrant Mouillebec et Alidor.
Payez ces hommes.
ROSA.
Mon ami, c’est inutile... c’est fait.
ALIDOR, à Mouillebec.
Eh bien, père Mouillebec ?...
MOUILLEBEC.
Vois-tu, mon ami, l’amour, c’est comme la coqueluche : tôt ou tard, faut l’avoir.
ALIDOR.
Tiens ! j’aime cette pensée !... Dites donc, le jour de nos noces, nous dirons des bêtises !
MOUILLEBEC.
Oh ! oui !...
Ensemble.
Air de la Traviata (Lanterne magique. J. Nargeot).
Enfin, selon nos vœux,
Un triple mariage
Aujourd’hui nous engage
Et nous rend tous heureux.
ROSA, au public.
Pas de ces bruits méchants,
Qu’il est si dur d’entendre...
N’allez plus rien apprendre
À nos deux merles blancs !
Ensemble. Reprise
Enfin, selon nos vœux, etc.