L'École des pères (Michel BARON)
Comédie en cinq actes, en vers.
Représentée pour la première fois le 3 janvier 1705.
Personnages
TÉLAMON, Frère d’Alcée
ALCÉE, Frère de Télamon
ÉRASTE, Fils d’Alcée, adopté par Télamon, Amant de Pamphile
LÉANDRE, Fils d’Alcée, Amant de Clarice
HEGION, Ami de Pamphile
SANION, Mari de Madame Sanion
PAMPHILE, Amante d’Éraste
CLARINE, Amante de Léandre
MADAME SANION, Femme de Sanion
MISIS, Suivante de Pamphile
SIRUS, Valet de Télamon
GETE, vieux Domestique de Pamphile
PARMENON, Valet d’Éraste
ACTE I
Scène première
TÉLAMON, seul
L’Épine ? hola quelqu’un ? Il n’est pas de retours ?
Mon Fils aura poussé le souper jusqu’au jour.
Ces marauds, que j’envoie en hâte à sa rencontre,
S’enivrent quelque part ; aucun d’eux ne le montre !
Tandis que tourmenté de divers mouvements,
Je me laisse emporter au trouble que je sens.
Lorsqu’absent de chez vous, on ignore où vous êtes.
Tout ce que votre femme alors croit que vous faites
Ce que lui fait penser un mouvement jaloux,
Souhaitez bien plutôt qu’il vous arrive à vous,
Que ce que pense, hélas ! un véritable Père
En l’absence d’un Fils. Votre Femme en colère,
Si vous revenez tard, vous croit au même instant
Auprès de quelque Belle, amoureux et content ;
Dans des lieux enchantés son esprit vous promené,
Les plaisirs sont pour vous, son partage est la peine.
Moi, parce que mon Fils n’est pas dans la maison,
Mes sens sont effrayés, et je perds la raison ;
Tout me blesse et me nuit, et mon âme insensée
De cent mille dangers occupe ma pensée.
Chose étrange ! Comment ? par quel charme flatteur
Un homme occupe-t-il notre esprit, notre cœur,
En sorte que pour lui notre tendresse extrême
Nous le rende plus cher qu’il ne l’est à lui-même ?
Éraste, cet objet de mes plus chers désirs,
Sans lequel je ne puis goûter de vrais plaisirs,
À qui dès le berceau j’ai tenu lieu de Père,
N’est pourtant point mon fils, c’est le fils de mon Frère.
Cet homme, qui ne suit que sa bizarre humeur,
Élevait cet enfant avec tant de rigueur,
Qu’enfin à la pitié m’étant laissé surprendre,
Je le pris avec moi pour ne le lui point rendre.
Je l’ai gardé. Bon dieu ! pour lui quel changement !
Il retrouve chez moi la douceur, l’agrément,
Bonne chère, grand feu, des valets, compagnie,
Tout ce qui fait passer tranquillement la vie ;
Il n’entend point gronder dans cette maison-ci,
Car je n’ai jamais eu de femme, Dieu merci.
Ce cher enfant, sortant de la maison d’un Père
Dur, avare, inquiet, défiant et colère,
Qui parte tout le jour à cultiver un champ,
Et n’est jamais couché le Soleil se levant,
En sentir aussitôt toute la différence
Ce petit Innocent, j’en pleure quand j’y pense,
Par ses embrassements, hélas ! mon pauvre Fils,
Qu’il a bien reconnu tous les soins que j’ai pris !
Le cadet de celui pour qui je m’intéresse,
Passe, avec ce bourru, ses jours dans la tristesse ;
Mais, je n’en trouverai jamais l’occasion,
Ou je le tirerai de cette oppression.
Quiconque à ses enfants se montre trop sévère,
N’en est que le Tyran, il cesse d’être Père,
Mais enfin là-dessus, chacun suit son humeur.
Pour moi, j’ai pour Éraste une extrême douceur
À ses jeunes désirs rarement je m’oppose.
Il faut bien aux enfants permettre quelque chose.
Il est en apparence en pleine liberté,
Et je me sers très peu de mon autorité.
Je l’ai si bien instruit, qu’il a peine à me taire
Les choses qu’à son âge on ne découvre guère.
C’est beaucoup ; car un Fils qui nous trompe, qui ment
À tromper ses pareils s’accoutume aisément.
Tout homme à la vertu qui se livre sans feinte,
La douceur le retient beaucoup mieux que la crainte.
Mon Frère, dont l’avis du mien est différent,
Vient tous les jours à moi, criant et murmurant :
Qu’est ceci, Télamon ? que prétendez-vous faire ?
Vous perdez votre Fils, je ne puis plus le taire ;
De votre complaisance on se moque tout bas.
Perdez-vous la raison ? C’est lui qui n’en a pas.
C’est avec le bon sens vouloir faire divorce,
De croire qu’un empire, obtenu par la force,
Établit dans nos cœurs un plus sur fondement,
Qu’un pouvoir que l’amour soutient uniquement.
Non, non ; celui qui fait son devoir par la crainte,
Et qui n’obéit plus qu’aux lois de la contrainte,
Se retient, si le mal peut être découvert ;
Et s’il le peut cacher, il y tombe et se perd.
Mais celui qu’envers nous l’affection engage,
Absent, comme présent, s’efforce d’être sage.
Un Père qui n’agit qu’avec discernement,
Fait obéir son Fils, mais volontairement.
C’est en cela du moins qu’il doit faire paraître
Qu’il est bien différent d’un Précepteur, d’un Maître.
Si de ses passions il n’est pas triomphant,
Qu’il ne se mêle point d’élever un enfant.
Mais l’homme dont je parle, arrive ici, je pense.
Il est triste, il ne faut que lui prêter silence.
Il se sera forgé quelques nouveaux soupçons,
Et nous en va donner de toutes les façons.
Scène II
TÉLAMON, ALCÉE
TÉLAMON.
Ah ! mon Frère, bonjour, quelle importante affaire
Vous amène à Paris si matin ? D’ordinaire...
ALCÉE.
Je m’en allais chez vous, je vous trouve à propos.
Aurez-vous bien le temps d’écouter quatre mots ?
TÉLAMON.
Quatre mots, selon vous, mènent bien loin, mon Frère.
ALCÉE.
Il ne faut qu’un moment, je ne tarderai guère.
TÉLAMON.
Vous paraissez chagrin !
ALCÉE.
Vous vous y connaissez.
TÉLAMON.
Comment ?
ALCÉE.
Éraste...
TÉLAMON.
Hé bien ?
ALCÉE.
Éraste, c’est assez.
Voilà les quatre mots.
TÉLAMON.
Cet homme n’est pas sage
Mais enfin qu’a-t-il fait ?
ALCÉE.
Un désordre, un ravage.
Tenez, c’est un garçon qui n’a honte de rien.
Un sournois, un pervers, ennemi de son bien ;
Qui n’a ni foi ni loi, qui passe sa jeunesse...
Mais, laissons, ce n’est point l’affaire qui nous presse
C’est celle qui se vient de passer. Non, il faut...
TÉLAMON.
Oh, de grâce, parlez, et parlez au plutôt.
ALCÉE.
Assisté de bandits qui lui prêtaient main-forte,
Il vient tout à l’instant d’enfoncer une porte.
Dans la maison forcée ensuite il est entré,
Menaçant, assommant ce qu’il a rencontré,
Ayant roué de coups la servante et le Maître,
Et ceux-ci n’osant plus ni crier ni paraître,
Le pendard s’est servi de cet heureux moment
Pour enlever l’objet qu’il aime apparemment.
On n’entend que ces mots, au sein de sa famille,
Vient-on impunément enlever une Fille ?
Devineriez-vous bien en arrivant à moi,
Combien de mes amis... plus de cent que je crois,
Me sont venus conter cette belle aventure ?
Tout le monde s’en plaint, tout le monde en murmure ;
Et l’on ne doute point que la punition
Ne suive de bien près une telle action.
Quelle comparaison, dites-moi, peut on faire ?
Et quel rapport voit-on entre Éraste et son Frère ?
Celui-ci vit aux champs, sage, épargnant son bien,
L’autre insulte des gens, et mange tout le sien.
Le scélérat ! peut-on avoir tant de bassesse...
C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse,
Mon Frère, car c’est vous qui me l’avez perdu.
TÉLAMON.
À de pareils discours je m’étais attendu.
On aurait de la peine à retrouver, je pense,
Tant de présomption jointe à tant d’ignorance ;
Parce qu’il n’entend point il décidera net,
Il n’est jamais content que de ce qu’il a fait.
ALCÉE.
Qu’et-ce à dire cela ?
TÉLAMON.
C’est-à-dire, mon Frère,
Que le bon sens vous fuit, soit dit sans vous déplaire
Que vous prenez le faux en toute occasion,
Et ne suivez jamais que votre passion.
Contre Éraste toujours le dépit vous anime ;
Rompre une porte, enfin n’est pas un si grand crime
Pour un moment du moins calmez votre fureur,
Examinons la chose avec moins de rigueur.
Il ne hait pas l’Amour, quelque Belle l’enflamme,
À son âge... Montrons jusqu’au fond de notre âme,
Tout nous manquait alors, et sans cela ma foi,
Peut-être eussions-nous fait pis que lui, vous et moi
Ne nous louons donc point d’une bonne conduite,
Qui, de notre indigence, avoir été la fuite ;
Et si vous étiez sage, il faudrait, entre nous,
À ce Fils si parfait qui demeure avec vous,
Sans attendre plus tard, tandis qu’il est dans l’âge,
Du monde et des plaisirs lui permettre l’usage ;
De crainte que bien loin de pleurer votre mort,
Plus fou, moins jeune alors, il ne prenne l’effort.
ALCÉE.
Cet homme me ferait devenir fou. J’enrage !
Mais, votre Élève, enfin, n’est-il pas dans un âge...
TÉLAMON.
Quel plaisir prenez-vous à me persécuter ?
Écoutez, franchement je n’y puis résister.
J’adoptai votre aîné dans l’âge le plus tendre,
C’est mon Fils, je n’ai plus de compte à vous en rendre
Que chacun, s’il vous plaît, soit le maître chez soi :
Ses fautes aujourd’hui ne regardent que moi.
C’est parler aux rochers, et votre plainte est vaine :
S’il s’oublie, en un mot, j’en porte seul la peine.
Il fait de la dépense, et le jeu, les repas,
Les habits... Soit, l’argent ne lui manquera pas ;
Quand je n’en aurai plus, j’y penserai. Peut-être
Vous le rendrai-je ? alors, vous en serez le maître.
Sur un rien vous venez d’abord nous effrayer :
Une porte est rompue ! il faudra la payer,
Quoi qu’il ait fait, enfin, et quoi qu’il puisse faire,
Soyez sûr que l’argent nous tirera d’affaire.
J’en ai, grâces au Ciel ; et croyez jusqu’ici
Qu’il ne m’en a point tant dépense, Dieu merci,
Mais, cessons ; s’il vous reste à présent quelque doute,
J’y consens, qu’un ami nous juge et nous écoute ;
Et je lui ferai voir, et sans beaucoup d’effort,
Mon Frère, qu’avec moi vous avez toujours tort.
ALCÉE.
Ne saurez-vous jamais ce que c’est qu’être Père ?
Ah ! de ceux qui le sont apprenez-le, mon Frère.
TÉLAMON.
Vous l’êtes par le sang ; son éducation
Par des liens plus forts forme notre union.
ALCÉE.
L’éducation, Ciel !
TÉLAMON.
Oh ! finissons de grâce,
Ou je vais sur-le-champ abandonner la place.
ALCÉE.
En use-t-on ainsi ?
TÉLAMON.
On ne saurait vous voir,
Sans entendre crier du matin jusqu’au soir.
ALCÉE.
C’est mon affaire au moins.
TÉLAMON.
C’est la mienne, vous dis-je,
Et je fais là-dessus ce que l’honneur exige.
Pour la dernière fois, gouvernez votre Fils,
J’aurai soin de celui que vous m’avez commis ;
Car, vouloir prendre soin et du mien et du vôtre,
C’est non content de l’un me redemander l’autre.
ALCÉE.
Télamon ?
TÉLAMON.
C’est ainsi que cela me paraît.
ALCÉE.
Oh bien n’en parlons plus, faites ce qu’il vous plaît,
Qu’il dépense, qu’il joue, et qu’il se fasse pendre,
C’est à vous, à vous seul à qui l’on doit s’en prendre,
Si j’en dis un seul mot...
TÉLAMON.
Quoi ! vous recommencez ?
ALCÉE.
Allez, je ne suis pas si fou que vous pensez,
Ne croyez pas au moins que je le redemande :
Lorsque je parle ainsi, l’honneur me le commande ;
Sa conduite m’effraie, et j’en vois le danger ;
Et je ne pourrais pas n’étant qu’un étranger...
Suffit, nous n’aurons plus de débats l’un et l’autre,
Je prendrai soin du mien, et vous laisse le vôtre :
Le mien est, grâce au Ciel, ainsi que je le veux ;
Le vôtre un jour saura juger entre nous deux...
Adieu. Je ne veux point en dire davantage.
Scène III
TÉLAMON, seul
Quoique la passion un peu trop loin l’engage,
Le pauvre homme en ceci n’a pas tout à fait tort ;
Mais, il ne fallait pas en convenir d’abord.
Il faut lui résister pour le rendre traitable ;
Pour peu qu’on l’applaudisse, il est insupportable ;
En ces occasions je le combats surtout,
Et quelquefois encor n’en viens-je pas à bout.
Scène IV
TÉLAMON, MADAME SANION
MADAME SANION.
Oh Ciel ! je n’en puis plus, je tremble, je frissonne.
Quoi ! devant ce logis on ne trouve personne ?
Que sont-ils devenus ? ma pauvre Fille, hélas !
Je ne sais où je suis, je ne me connais pas.
Télamon est humain, il est doux et traitable ;
Mais, fut-il, s’il se peut, encor plus raisonnable,
À des faits dont je n’ai d’autres garants que moi,
Je n’ose me flatter qu’il puisse ajouter foi.
Hélas ! je ne vois rien qui ne me désespère.
TÉLAMON.
Cette femme éperdue est sans doute la Mère
De l’objet qui nous met si fort en mouvement.
MADAME SANION.
Je ne sais s’il voudra m’écouter seulement.
TÉLAMON.
Il vous écoutera, parlez, ma bonne Dame,
Commencez par calmer le trouble de votre âme.
Ç’a, rappelez vos sens, et me contez le tout,
Sans rien dissimuler, de l’un à l’autre bout.
MADAME SANION.
Hé quoi ? Monsieur, c’est vous ? Qu’à bon droit on vous nomme
Le sage Télamon, Télamon l’honnête homme.
TÉLAMON.
Ce n’est point de cela dont il est question ;
Venons au fait, ma bonne, et sans digression.
Mon Neveu vient, dit-on, d’enlever une Fille,
Donc je ne sais encor le nom ni la famille,
C’est ce qu’il faut apprendre ; ensuite, nous verrons,
Dans cette affaire-ci, quel parti nous prendrons.
Nul mieux que vous... Je crois que je parle à sa Mère.
MADAME SANION.
Hélas ! la pauvre enfant n’a ni Mère ni Père.
TÉLAMON.
Mais, de ce Père mort, il faut savoir le nom,
La race, le pays et la condition ?
MADAME SANION.
De sa condition, comme de sa naissance,
Elle, ni moi, n’avons aucune connaissance.
TÉLAMON.
Mais, elle a des parents ; on peut par ce moyen...
MADAME SANION.
Elle vit sans amis, sans parents et sans bien.
Si vous voulez, Monsieur, me donner audience,
Je vais d’un grand secret vous faire confidence.
TÉLAMON.
Je vous écouterai fort attentivement.
MADAME SANION.
Pour commencer, Monsieur, il faut premièrement
Vous dire qui je suis, et vous faire connaître
Que dans ma pauvreté j’ai conservé peut-être
Autant de probité, d’honneur, de bonne foi...
Suffit, tout le quartier vous parlera pour moi.
Sanion est mon nom, à vous rendre service.
TÉLAMON.
Sanion ! seriez-vous la Mère de Clarice ?
MADAME SANION.
Non, je ne la suis point, écoutez seulement,
Vous serez éclairci de tout en un moment.
Si vous me connaissez, vous savez donc, je pense,
Que le plus grand coquin, Monsieur, qui soit en France,
Et mon mari ?
TÉLAMON.
Je sais tout cela jusqu’ici.
MADAME SANION.
On en pend tous les jours qui valent mieux que lui.
TÉLAMON.
Passons, cela ne sert de rien à notre affaire.
MADAME SANION.
Je ne dis pas un mot qui ne soit nécessaire.
TÉLAMON.
Revenons à Clarice au plutôt ; dites-nous
Par quel sort cette Fille est à présent chez vous ?
C’est ce qu’absolument je ne saurais comprendre.
MADAME SANION.
Et c’est ce qu’en deux mots je vais vous faire entendre.
Un homme m’amena cet enfant à huit ans,
Et la mit dans mes mains avec six mille francs,
C’était apparemment le Père de la Fille ;
Ne me demandez point son nom ni sa famille,
C’est un secret, dit-il, et des plus importants,
Qui le découvrira sans doute avec le temps :
Je pars pour l’Italie, à mon retour, j’espère
Que je ferai connaître et la Fille et la Mère,
Donnez-lui tous vos soins, son éducation
Dépend uniquement de votre attention.
Surtout, retenez bien ce que je vais vous dire :
Si par malheur j’étais longtemps sans vous écrire,
Gardez cette moitié de bague que voici ;
À celui qui viendra vous montrer celle-ci
Remettez cet enfant, sans davantage attendre,
C’est pour la marier qu’il viendra la reprendre ;
Il a reçu de moi des contrats, des bijoux,
Elle peut de sa main recevoir un Époux.
TÉLAMON.
Je brûle de savoir la fin de cette histoire.
MADAME SANION.
Cinq ans se sont passés, si j’ai bonne mémoire,
Sans que l’on m’aie écrit ; personne n’est venu :
Et pour la pauvre enfant, j’ai fait ce que j’ai pu.
TÉLAMON.
De cet enlèvement, contez-moi la naissance,
Et comment mon Neveu chez vous fit connaissance ?
MADAME SANION.
Depuis plus de six mois il lui faisait l’amour,
Et jamais sans la voir il ne passait un jour.
Le clavecin, la voix de cette Fille aimable,
Attiraient au logis une foule incroyable.
Car enfin, ce n’est rien encor que de la voir ;
Elle fait, vous voyez, tout ce qu’on peut savoir.
TÉLAMON.
Venons au fait.
MADAME SANION.
Le fait est facile à comprendre,
Votre Neveu chez nous vint la voir et l’entendre.
Il est jeune, bien fait, elle reçue ses vœux,
Et passionnément ils s’aimèrent tous deux.
TÉLAMON.
Mais pourquoi l’enlever ? n’est-il point d’autre voie ?...
MADAME SANION.
Au dernier des malheurs elle allait être en proie ;
Cet infâme pendard dont je vous ai parlé,
Qui, chez tous les fripons, s’est toujours signalé,
Méditait dès longtemps dans le fond de son âme,
D’un fripon comme lui qu’elle devînt la femme.
J’ai de bons yeux ; j’ai lu dans son intention,
Et n’ai point balancé dans cette occasion.
Votre Neveu paraît un homme raisonnable.
Il aime cette Fille autant qu’elle est aimable,
C’est beaucoup. Le bonheur de ce couple charmant
Ne dépend que de vous, Monsieur, uniquement.
TÉLAMON.
Je veux délibérer sur toute cette affaire,
Attendez-moi chez vous, je ne tarderai guère ;
Si vous m’avez dit vrai, vous pouvez espérer...
MADAME SANION.
Puisse le juste Ciel toujours vous inspirer.
Scène V
TÉLAMON, seul
Quoi ! mon Fils, tant de soins et tant de complaisance,
N’ont pu de votre cœur gagner la confiance !
Contre l’ingrat, j’ai peine à me déterminer,
Je veux le voir avant que de le condamner.
Mais, allons chez Damis, homme sage et sincère,
Savoir comment il faut conduire cette affaire.
ACTE II
Scène première
PAMPHILE, MISIS, GETE
MISIS.
Allez-vous, en désordre, égarée, éperdue,
Vous donner en spectacle au milieu d’une rue ?
Pamphile, y pensez-vous ?
PAMPHILE.
Va, laisse-moi, Misis,
Je n’ai déjà que trop écouté tes avis ;
Et l’état déplorable où je me vois réduite
Fait voir de tes conseils la dangereuse suite.
Bien loin de te servir de ma faible raison,
Tu m’as fait de l’Amour avaler le poison.
À l’abri de ses coups, mon cœur dans l’innocence
Ignorait de l’Amour les traits et la puissance ;
Quand ta bouche, trompant ma raison et mes sens,
Me faisait voir Éraste en tous lieux, en tout temps.
Malheureuse ! pourquoi m’en parlais-tu sans celle ?
Pourquoi m’exagérer ses vertus, sa tendresse ?
Et pourquoi m’engager, sous l’espoir de sa foi,
À le voir, à l’aimer, à le souffrir chez moi ?
MISIS.
Je ne m’en repens point, je le ferais encore ;
Je n’en saurais douter, Éraste vous adore.
PAMPHILE.
Gete, va le chercher, dis-lui qu’il vienne ici,
Mon cœur ne saurait être allez tôt éclairci.
Mais, ne t’arrête point, va, cours ; l’incertitude
Est de tous les tourments le tourment le plus rude.
Scène II
PAMPHILE, MISIS
MISIS.
Voilà bien des soupirs et bien des pas perdus.
PAMPHILE.
L’ingrat me trahit-il ? ne m’aimerait-il plus ?
Qu’en penses-tu, Misis ?
MISIS.
Madame, plus j’y pense,
Moins à le soupçonner je trouve d’apparence.
Éraste hier encor jurait à vos genoux,
Qu’il n’aspirait qu’au bien de se voir votre Époux ;
Que pour y parvenir, il allait à son Père,
De son amour pour vous, découvrir le mystère ;
Et vous le soupçonnez d’un si prompt changement ?
PAMPHILE.
Hé comment, dis-le moi, puis-je faire autrement ?
N’as-tu pas entendu ce qu’on vient de me dire ?
Qu’Éraste dès longtemps pour Clarice soupire,
Qu’il vient de l’enlever.
MISIS.
Modérez-vous.
PAMPHILE.
Hélas !
Dans ces tristes moments je ne me connais pas.
Allons, Misis, cherchons le Fils, l’Oncle, ou le Père :
Qu’Hegion fâche, aussi l’excès de ma misère ;
C’est le seul homme encore, après tant de malheurs,
Qui ne se lasse point d’entrer dans mes douleurs,
Mais quoi, n’entends-je pas Éraste ? C’est lui-même.
Peux-tu douter encor de mon malheur extrême ?
Lui parlerai-je ? hélas ! que voudrais-je savoir ?
Rentrons, j’en vois bien plus que je n’en voulais voir.
MISIS.
Clarice est avec lui, ce dernier coup me tue.
Ah ! tout au moins, cachons nos larmes à sa vue.
Scène III
ÉRASTE, CLARICE, PARMENON
ÉRASTE, à Parmenon.
Renvoyez ce carrosse, et payez le Cocher.
Sanion maintenant aura beau nous chercher ;
Après avoir si bien couru toute la Ville,
Nous retrouver n’est pas une chose facile.
Mais, entrons chez mon Père, et calmez votre ennui,
On ne nous croira pas apparemment chez lui,
Ne l’appréhendez point, il n’a rien de sévère,
Il ne vous fera voir ni mépris ni colère ;
La bonté, la douceur est peinte dans ses yeux,
Et jamais on n’en vit de pareil sous les Cieux.
Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous changez de visage !
CLARICE.
Je ne saurais cacher mon trouble davantage.
Léandre votre Frère, ou plutôt mon Époux,
De mon destin doit-il se reposer sur vous ?
C’est à lui, non à vous, que je me suis donnée,
Et seule entre vos bras je suis abandonnée !
Ne le verrai-je plus ? Ciel ! que dois-je augurer ?
Qu’à bon droit contre lui j’ai lieu de murmurer !
ÉRASTE.
Ne vous alarmez point. Léandre, ce cher Frère,
Vit, vous le savez bien, sous le pouvoir d’un Père
À qui je dois le jour, je n’en dis rien de plus,
Le respect me défend de parler là-dessus.
Mais, croyez que ce Frère, en qui je m’intéresse,
À plus d’une raison de cacher sa tendresse,
Il faut tromper ce Père, et faire croire à tous
Que c’est moi qui soupire et qui brûle pour vous.
Je vous débrouillerai sans peine ce mystère ;
Mais, rappelez vos sens, n’accusez plus mon Frère,
Vous le verrez bientôt, il ne tardera pas ;
Il souffre plus que vous, absent de vos appas.
Hé du moins, pour le prix de l’amour le plus tendre,
Sachez-lui gré des soins qu’il ne saurait vous rendre.
CLARICE.
Je ne saurais goûter tant de raffinement,
La passion chez moi parle tout autrement :
Dans ces ménagements je suis trop exposée,
Et tôt ou tard enfin j’en serais abusée.
Quand j’ose tout risquer pour lui plaire aujourd’hui,
Que ne fait-il pour moi ce que je fais pour lui ?
S’il craint, avec raison, le courroux de son Père,
Ne doit-il pas aussi redouter ma colère ?
Dans un cœur où l’amour fait un puissant effort,
Le devoir devrait-il se montrer le plus fort ?
Scène IV
ÉRASTE, CLARICE, PARMENON, SANION
SANION.
À l’aide mes amis ; accourez, je vous prie,
On enlevé Clarice, on en veut à ma vie.
Assistez, protégez, et vengez aujourd’hui
Un pauvre Malheureux sans secours, sans appui.
ÉRASTE.
De tes cris importuns je punirai l’audace,
Et l’effet avec moi suit de près la menace.
Va, ne t’expose pas à ma juste fureur.
À Clarice.
Mais, que regardez-vous ? Ah, n’ayez nulle peur,
Je suis auprès de vous, je ne crains plus qu’il sorte
Du respect que vous doit un homme de sa sorte.
SANION.
Et je l’emmènerai malgré tous vos discours.
ÉRASTE.
Tu cherches, Malheureux, le dernier de tes jours.
Je t’ai déjà montré, coquin, ce que mérite
Un homme sans honneur ; tu n’en seras pas quitte
À si bon compte, au moins. Adieu, retire-toi,
Ou tu seras sur l’heure assommé devant moi.
SANION.
Vous m’assommerez, vous ?
ÉRASTE.
Ah ! je perds patience.
SANION.
Cela ne sera pas si facile, je pense.
ÉRASTE.
Parmenon, fais ouvrir la porte promptement ;
Je tuerais ce maraud indubitablement.
SANION.
Je me moque de tout, et crains peu la menace,
Et j’empêcherai bien...
ÉRASTE.
Range-toi, fais-moi place.
SANION.
Je ne souffrirai point.
ÉRASTE.
Est-ce fait ? ouvre-t-on ?
PARMENON.
On ne vient point, Monsieur, personne ne répond.
ÉRASTE.
Viens-ça, n’épargne plus ce scélérat insigne.
Parmenon lève la main pour frapper Sanion.
Attends, pour commencer, que je te fasse signe ;
Mais, au moindre coup d’œil, n’hésite pas soudain ;
Fais-lui sentir un peu ce que pèse ta main.
Ah, tu fais le mauvais ! il te fera connaître
Que tu ne l’es pas tant que tu veux le paraître.
SANION.
Qu’il ne s’avise pas de me toucher, au moins,
N’est-il dans ce quartier ni secours ni témoins ?
Parmenon lui donne un coup de poing, et Clarice a peur.
ÉRASTE.
Prends garde.
SANION.
Ah ! juste Ciel ! au meurtre, l’on m’outrage.
ÉRASTE.
Il va recommencer si tu ne deviens sage.
À Parmenon.
Je ne t’avais pas fait signe de le frapper ;
Mais, de ce côté-là, l’on ne peut se tromper.
Oh ! va-t’en maintenant, ne tarde pas, évite
De ce commencement la dangereuse suite.
SANION.
Mais, que vous ai-je fait ? quel tort ?
ÉRASTE.
Que de raison.
CLARICE.
Léandre ne vient point ?
SANION.
J’enrage !
ÉRASTE.
Finissons.
SANION.
Pourquoi m’enlevez-vous cette Fille si chère,
Qui doit me regarder comme son propre Père.
ÉRASTE.
Peut-être que dans peu tu changeras de ton,
Mes Valets vont venir, vois-tu cette maison ?
Je n’écouterai plus ni larmes ni prières,
Je t’y ferai donner mille coups d’étrivières.
SANION.
Les étrivières ? Ciel !
ÉRASTE.
Oui, je t’en avertis,
Et la chose sera comme je te le dis.
Je ne le cèle point, ce maraud m’embarrasse,
Il faut que je le tue, ou bien que je le chasse.
Qu’est-ce ? m’as-tu bientôt assez envisagé ?
Ne te lasses-tu point de faire l’enragé ?
SANION.
Quel est donc l’enragé, dites-moi, je vous prie,
Ou de celui qui bat, ou de celui qui crie ?
ÉRASTE.
Tu voulais donc, pervers, âme double et sans foi,
Donner à cette Fille un Époux tel que toi ?
SANION.
Celui dont il s’agit, l’aurait fait grande Dame.
ÉRASTE.
Cent pistoles étaient ta récompense, infâme ;
Je te les donnerai : si tu n’es pas content,
Un chemin bien plus court ne coûtera pas tant ;
Cent Décrets négligés ne t’alarment plus guères.
SANION.
Qui diable t’a si bien instruit de mes affaires ?
ÉRASTE.
Ce sont des gens d’honneur, des gens dignes de foi.
Scène V
ÉRASTE, CLARICE, SANION, PARMENON, SIRUS
ÉRASTE.
Ah ! vous voilà, Sirius, vous moquer-vous de moi ?
Au plutôt dépêchez, ouvrez-moi cette porte.
CLARICE.
Je me meurs.
ÉRASTE.
Plus qu’à moi cette affaire t’importe,
Je te quitte un moment, fais-y réflexion,
Je reviens pour savoir ta résolution.
Scène VI
SANION, seul
Ma résolution, Ciel ! après ma disgrâce,
Quelle réflexion veut-il donc que je fasse ?
Je ne m’étonne plus si des gens de bon sens
Perdent l’esprit après de pareils traitements.
Le drôle, par ma foi, n’y va pas de main morte,
Je n’ai jamais été battu de telle sorte.
Quel bras ! jamais frappeur ne fût mieux son métier,
Avec lui, l’on n’a pas le loisir de crier ;
Il a plutôt donné mille coups : mal-peste,
Que ses pieds sont légers, et que sa main est preste !
Et cependant malgré les coups qu’il m’a donnés,
À ce bourreau qui vient de me casser le nez,
Il faut sans murmurer, sans tarder davantage,
De mon ressentiment que je lui fasse hommage.
Il a ma foi raison de vouloir l’exiger,
Et moi je lui dois trop pour ne pas l’obliger.
En effet, on ne peut refuser la prière
D’un homme qui se prend de si douce manière.
Mais, ne plaisantons plus ; et sans tant raisonner,
Recevons cet argent, s’il veut me le donner.
Je perds l’esprit : il faut que je sois un sot homme.
Quoi ! je pense qu’il va me compter cette somme !
Il me dira ce soir : oh, revenez demain.
De la chose jamais je ne verrai la fin,
De tous les jeunes gens voilà le caractère,
Heureux qui peut n’avoir avec eux nulle affaire ?
Bon ! de l’argent, chansons, je n’en aurai jamais.
Scène VII
SANION, SIRUS
SIRUS, parlant à Éraste.
Je le tournerai bien, allez, je le connais,
Je vous répons de tout, et j’en fais mon affaire.
SANION.
Bon, voici l’autre encore, à qui je n’ai que faire,
Qui va me soutenir, du matin jusqu’au soir,
Que deux et deux font trois, et que le blanc est noir.
SIRUS.
Vous vous moquez de moi, cela n’est pas croyable.
Ah ! Sanion, bonjour.
SANION.
Bonjour.
SIRUS.
C’est une fable.
Un conte qu’à plaisir quelqu’un vient d’inventer.
SANION.
Il ne finira point, si l’on veut l’écouter.
SIRUS.
Qu’en dites-vous, mon cher ? bon ! cela ne peut être.
Hem ?
SANION.
Quoi ?
SIRUS.
Certain combat entre vous et mon Maître.
SANION.
Oh le mauvais plaisant !
SIRUS.
Moi, je ne raille pas.
Ce combat fait partout un terrible fracas,
Je venais bonnement en apprendre la cause.
SANION.
Ce nom premièrement convient mal à la chose,
Ce n’est point un combat, l’on m’a battu bien fort ;
Des coups que j’ai reçus je devrais être mort :
Ils étaient vingt sur moi, Sirus, et je m’étonne...
SIRUS.
Qui vous a séparés ? dites-le moi.
SANION.
Personne.
Nous nous sommes trouvés sans force et sans vertu ;
Tous fort las, eux de battre, et moi d’être battu.
SIRUS.
Et cependant malgré le nombre et la surprise,
La victoire entre vous est encore indécise ?
Que dis-je ? tout l’honneur est de votre côté,
Car le champ de bataille enfin vous est resté.
SANION.
Va, maudit scélérat, que la peste te crève.
SIRUS.
Présentement, il faut profiter de la trêve :
Qu’entre mon Maître et vous une solide paix
S’établisse, et que rien ne la trouble jamais,
C’est votre sentiment, je n’en fais aucun doute.
SANION.
C’est du bruit avec toi que tout ce qu’on écoute,
Venons au fait, Sirus.
SIRUS.
Mais le fait, m’y voilà !
SANION.
Ce sont des contes bleus, te dis-je, que cela ;
Il me faut de l’argent ; sans argent, point d’affaire.
SIRUS.
Et que ne parlez-vous ? voilà bien du mystère,
On vous en a promis.
SANION.
C’est justement le cas.
SIRUS.
C’est cent louis qu’on doit vous donner, n’est-ce pas ?
SANION.
Oui, d’abord qu’on m’aura délivré cette somme...
SIRUS.
Vous les aurez, vous dis-je, Éraste est galant homme ;
Et je suis caution qu’avant qu’il soit huit jours.
SANION.
Oh, je veux des effets, et non point des discours.
SIRUS.
Sanion, croyez-moi, par la route commune
On fait malaisément une grosse fortune ;
Vous ne savez point l’art de gagner les esprits.
SANION.
Pour moi, je ne veux point de fortune à ce prix,
C’est acheter trop cher un bien, que de l’attendre :
Et cent louis comptants valent mieux, à tout prendre,
Que quatre cens promis.
SIRUS.
Selon mon jugement...
SANION.
Va, va, je ne suis pas seul de mon sentiment.
Scène VIII
SANION, SIRUS, LÉANDRE
LÉANDRE.
Sirus, mon cher Sirus, le Ciel m’est donc prospère !
Que je suis redevable à cet aimable Frère ?
Quels services, quels soins, ne m’a-t-il point rendus !
Clarice, hélas ! sans lui, je ne vous verrais plus.
Mais, entrons... Juste Ciel ! est-ce là cet infâme ?
Tu lui parles, Sirus ?
SIRUS.
L’objet de votre flamme
Vous attend. Aller vite embrasser ses genoux.
LÉANDRE.
Va-t’en, fuis, Malheureux, évite mon courroux.
Scène IX
SANION, SIRUS
SANION.
Chansons que tout cela.
SIRUS.
Sanion, sur ta tête
Le nuage grossit, et l’orage s’apprête.
Prends garde à toi, je vois.
SANION.
Hé bien, nous périrons.
SIRUS.
Il ne sera plus temps.
SANION.
Oh, parbleu nous verrons.
Par la mort, par la sang...
SIRUS.
Tu fais le diable à quatre ?
SANION.
Jarni-bleu, le premier qui viendra pour me battre,
Ventre-tête, il verra si je suis effectif ;
Je veux être pendu, roué, brûlé tout vif,
Pis, s’il se peut encor, si jamais de sa vie,
De boire et de manger il a la moindre envie.
On ne me connaît pas encor, je le vois bien.
SIRUS.
Tu tiens là des discours qui ne sont bons à rien.
SANION.
Pour montrer qui je suis, et me mettre en haleine,
Je vais pour commencer te percer la bedaine.
SIRUS.
Prends garde, Sanion, je suis de tes amis.
SANION.
Morbleu, je le ferais tout comme je le dis.
Scène X
SANION, SIRUS, ÉRASTE, PARMENON, DES VALETS avec des bâtons
ÉRASTE.
Que te dit ce voleur ?
SANION.
Que je suis misérable ?
Il ne m’apporte rien.
SIRUS.
Il est très raisonnable.
Il veut aveuglément suivre vos volontés,
Il est surpris, dit-il, de toutes vos bontés,
Il attendra huit mois, non pas huit jours.
SANION.
Le traître !
SIRUS.
De plus, il m’a prié de vous faire connaître...
SANION.
Je ne t’ai point prié de mentir, effronté.
Ce fourbe ne dit pas un mot de vérité.
Il me faut de l’argent, me voici pour le prendre.
Dépêchons, s’il vous plaît, car je suis las d’attendre.
ÉRASTE.
Je t’apprendrai, maraud, à me parler ainsi.
SIRUS, en le frappant.
Oh, de grâce, Monsieur ! Qu’est-ce donc que ceci ?
Pourquoi le frappez-vous ?
SANION.
Ah, tête-bleu, j’enrage !
SIRUS, le frappant encore.
Encore ? Si quelqu’un y revient davantage.
Il veut le frapper encore, Sanion l’aperçoit.
Il verra... Sur le champ je l’assommerai, moi.
SANION, donnant un soufflet à Sirus.
Toujours en attendant, prends celui-là pour toi.
Tout le monde le bat.
Miséricorde, ah, Ciel ! au meurtre, l’on me tue.
ÉRASTE.
Va, prends la récompense, infâme, qui t’est due.
Scène XI
ÉRASTE, SIRUS, LÉANDRE
SIRUS.
Vous donnez des soufflets ! Ah, mon petit mignon,
Apprenez qu’un soufflet vaut cent coups de bâton !
LÉANDRE.
Quel tintamarre, ô Ciel ! que je crains que mon Père
Ne soit bientôt instruit de toute cette affaire.
SIRUS.
Ne vous alarmez point, tout de ce pas je vais...
LÉANDRE.
Ah ! je serais perdu, te dis-je, pour jamais.
SIRUS.
Je ne veux qu’un moment pour calmer cette affaire ;
Rentrez, et ne songez qu’à faire bonne chère.
ACTE III
Scène première
GETE, seul
Pamphile, c’en est fait, cessez de vous flatter ;
Votre malheur est sûr, on n’en saurait douter.
L’ingrat vous abandonne ; il vous fuit, l’infidèle,
Il brûle maintenant d’une flamme nouvelle.
Dans cet abîme affreux a-t-il pu vous plonger ?
Quelle foule de maux ! peut on l’envisager ?
Ciel ! abandonnement, injustice, infamie,
Manquant des choses même utiles à la vie,
Je n’y saurais penser : l’état où je la vois
Me fait pâlir d’horreur, et me glace d’effroi.
Ô race sacrilège ! ô le plus détestable !
Quoi ! ni la foi donne à cette Fille aimable,
Ni la compassion qu’il en devait avoir,
Ne, fixent point en lui l’honneur et le devoir !
Peut-on imaginer un dessein de la sorte ?
Maintenant, la colère à tel point me transporte,
Que je suis hors de moi. Que de serments rompus !
Non, la chose à présent qui me plairait le plus,
Tandis qu’un sang bouillant dans mes vaines pétille,
Serait de rencontrer toute cette famille.
Je vomirais sur eux, pour décharger mon cœur,
Ce que m’inspirerait ma rage et ma fureur.
Plût au Ciel que chargé de punir cet outrage,
Je pusse faire agir ma douleur et ma rage !
J’étoufferais déjà ce Vieillard aujourd’hui,
Pour avoir mis au monde un monstre tel que lui.
Mais, je m’amuse trop à des discours frivoles,
Et le temps est trop cher pour le perdre en paroles.
Scène II
GETE, PAMPHILE, MISIS
GETE.
Vos malheurs aujourd’hui ne font que trop certains.
PAMPHILE.
Je ne le sais que trop.
MISIS.
Hélas ! que je la plains.
GETE.
Il n’y faut plus penser, l’ingrat vous abandonne.
PAMPHILE.
Je le vois, je le sens beaucoup mieux que personne.
GETE.
Afin de m’éclaircir nettement là-dessus.
PAMPHILE.
J’ai tout vu de mes yeux, et je n’en doute plus.
Ah ! malheureuse, hélas ! nul espoir ne me reste.
Il ne se cache point, la chose est manifeste.
Que vais-je devenir ?
MISIS.
Que je crains pour ses jours.
PAMPHILE.
Appui des malheureux, venez à mon secours.
GETE.
N’en doutez point, Madame, au mal qui vous possède
Le Ciel apportera l’infaillible remède.
À ses seules bontés daignez vous confier ;
Mais, cachez des malheurs qu’on n’ose publier.
MISIS.
Ah, peut-on hésiter dans une telle affaire ?
Il faut gémir, souffrir, mourir même, et se taire.
GETE.
Il faut, il faut s’armer de résolution,
L’ingrat n’a plus pour nous que de l’aversion.
Serez-vous malgré lui l’Épouse de ce traître ?
S’il ne tenait qu’à vous, il ne faudrait pas l’être.
Vous êtes moins à plaindre, et pauvre et sans appui,
Que vous ne le seriez étant riche avec lui.
Ainsi, puisque l’éclat ne peut nous être utile,
Ne donnons point matière à rire par la Ville ;
Souffrons tous nos malheurs sans murmure, sans bruits.
Et n’allons point chercher de la honte sans fruit.
MISIS.
À ce sage conseil, il est temps de vous rendre,
C’est le plus sûr parti, c’est le meilleur à prendre ;
C’est ma devise à moi, peu de bien, et la paix.
PAMPHILE.
Non, non, je n’ai plus rien à perdre désormais,
Je veux...
MISIS.
Que voulez-vous, que prétendez-vous faire ?
PAMPHILE.
Suivre les mouvements de ma juste colère.
GETE.
Songez-y bien avant que de vous engager.
PAMPHILE.
Encore un coup, Je n’ai plus rien à ménager.
Je brave le destin ; et le sort, quoi qu’il fasse,
Ne saurait augmenter ma honte et ma disgrâce.
Après deux ans de soins, de soupirs et de vœux,
Me taire est le parti pour moi le plus honteux,
Qu’ai-je fait qui mérite un châtiment semblable ?
De quoi m’accuses-tu ? de quoi suis-je coupable ?
Ingrat, t’ai-je fait voir la moindre lâcheté ?
Tu connais de mon cœur toute la pureté,
T’ai-je paru sensible à la magnificence ?
Ai-je porté trop loin le luxe, la dépense ?
Ce malheureux anneau, ce gage de ta foi,
Est l’unique présent que j’ai reçu de toi.
Tu m’as cent fois pressé, touché de ma misère,
D’accepter tous les dons que tu voulais me faire.
À tes offres mon cœur ne s’est point ébranlé :
Je porte encor l’habit que leurs mains ont filé ;
Dans mes pressants besoins, dans toutes mes affaires,
Leur travail m’a fourni les secours nécessaires,
Et j’espérais dans peu les en récompenser.
GETE.
Hé, de quoi votre esprit va-t-il s’embarrasser ?
Ayant eu si longtemps pour Maître votre Père,
Qu’avons-nous fait pour vous que nous ne dussions faire.
PAMPHILE.
Gete, ne tarde point, va trouver Hegion,
Dis-lui que j’ai besoin de sa protection,
Qu’en lui seul aujourd’hui tout mon espoir se fonde ;
C’était l’unique ami que mon Père eût au monde,
Ne reviens point sans lui ; mais, reviens promptement.
Je suivrai ses conseils, Misis, aveuglément.
Scène III
PAMPHILE, MISIS
PAMPHILE.
Vous ne me direz pas, du moins avec justice,
Que de ma passion j’écoute le caprice.
Et cet illustre ami que je vais consulter,
Vous montre que c’est lui que je veux écouter.
MISIS.
Hé bien, que fera-t-il ? Le bonhomme à son âge
Est encor plein d’esprit, d’honneur et de courage ;
Cela ne suffit pas. Apprenez qu’aujourd’hui
L’on ne fait plus de cas d’un homme tel que lui.
On fuit partout les gens que la misère accable.
L’extrême pauvreté l’a rendu méprisable.
Malgré votre bon droit, la raison, l’équité,
Il parlera pour vous, mais sans être écouté.
PAMPHILE.
Ah Misis ! j’aperçois le Père de ce traître,
Parlons-lui, mon malheur le touchera peut-être.
Scène IV
PAMPHILE, MISIS, ALCÉE
ALCÉE.
Je n’y saurais penser.
MISIS.
Attendez qu’Hegion...
PAMPHILE.
Non, je veux profiter de cette occasion.
ALCÉE.
Il ne faut que cela pour perdre ce jeune homme.
MISIS.
Il est fâché.
PAMPHILE.
N’importe.
ALCÉE.
Ah ! ce coup-là m’assomme.
PAMPHILE.
Monsieur ?
ALCÉE.
Laissez-moi là.
PAMPHILE.
Ne puis-je me flatter ?
ALCÉE.
Madame, je n’ai pas le loisir d’écouter.
MISIS.
Pour un moment du moins accordez-nous la grâce.
ALCÉE.
Deux Femmes à la fois ! J’abandonne la place.
MISIS.
Je vous l’avais bien dit. Fuyons ce loup-garou.
PAMPHILE.
Le Fils est un perfide.
MISIS.
Et le Père un vieux fou.
Scène V
ALCÉE, seul
Quoi ! Léandre, dit-on, était avec son Frère,
Lorsque ce ravisseur... Je crève : ma colère...
Que deviendrait l’espoir que j’en avais conçu ?
Quoi ! malgré tant de soins je me verrais déçu ?
Quoi ! celui qui sous moi fit son apprentissage,
Qui s’est toujours montré si modeste, si sage,
Rigide observateur des sublimes vertus,
De toutes mes leçons ne se souviendrait plus !
Où l’irai-je chercher ? Ce débauché, ce traître,
Dans quelque bon endroit, le conduira peut-être,
Et le pauvre innocent, se laissant entraîner,
S’expose sans savoir où l’on va le mener.
Mais, j’aperçois Sirus ; sur le fait qui me touche,
Je puis facilement m’instruire par sa bouche.
Bon ! chansons ! le fripon sera de leur complot,
Et je ne pourrai pas en arracher un mot,
S’il connaît la douleur dont mon âme est atteinte.
Cachons-lui pour un temps mon désordre et ma crainte.
Scène VI
ALCÉE, SIRUS
SIRUS.
Telamon, grâce au Ciel, est pleinement instruit ;
Et loin d’en murmurer, et d’en faire du bruit,
Je crois qu’il n’a jamais ri de si bon courage.
ALCÉE.
Ah, je n’en doute plus, cet homme n’est pas sage.
SIRUS.
Il m’a remercié de tous mes bons avis,
Il a loué son Fils de les avoir suivis.
ALCÉE.
J’enrage !
SIRUS.
Il m’a donné tout l’argent nécessaire,
Afin de terminer promptement cette affaire ;
De plus, il m’a chargé d’un souper pour ce soir,
Où nous ferons briller notre petit savoir.
ALCÉE.
S’il ne faut que goinfrer, et tout mettre en déroute,
Ce fripon-là le fait mieux qu’un autre sans doute.
SIRUS.
Je leur perce d’un vin pour boire à ce repas,
Qui... Vous voilà, Monsieur ! je ne vous voyais pas.
N’avez-vous rien appris ? Que dit-on, d’ordinaire...
ALCÉE.
Ma foi, je vous admire, aussi bien que mon Frère.
SIRUS.
Oui, nous sommes assez admirables parfois.
Dromon, fais au plutôt dessaler ces anchois,
Fais revenir aussi cet oiseau de rivière,
Et pique promptement ces pigeons de volière.
ALCÉE.
Quel désordre !
SIRUS.
Pour moi, j’en suis tout étonné ;
Mais, qu’y faire, on le veut, cela m’est ordonné.
Stéphanion, surtout, songe à ta marinade.
ALCÉE.
Le nom d’un tel ragoût me rend presque malade.
Ciel ! a-t-il résolu de manger tout son bien ?
À quoi tous ces repas sont-ils donc bons ?
SIRUS.
À rien.
ALCÉE.
Il me semble déjà voir sa maison par terre,
Et son Fils s’enrôler pour aller à la guerre.
SIRUS.
Connaître le présent, et prévoir l’avenir,
C’est être sage au moins, il en faut convenir.
ALCÉE.
À propos, prétend-il garder cette Chanteuse ?
SIRUS.
Oui, vraiment.
ALCÉE.
Ce serait une chose honteuse.
Quoi ! la garder chez lui, dans sa propre maison ?
SIRUS.
Il n’a pas seulement une once de raison.
ALCÉE.
A-t-on jamais parlé d’une chose semblable ?
SIRUS.
D’élever un enfant, cet homme est il capable ?
Il le perd, il lui plonge un poignard dans le sein.
ALCÉE.
Je ne le puis cacher, j’en suis dans un chagrin.
SIRUS.
S’il m’est permis de dire ici ce que je pense,
Je vois entre vous deux bien de la différence.
Ma foi, tout le mérite est de votre côté ;
Je ne vous flatte point, je dis la vérité.
Et peut-on voir en vous, à moins qu’être une bête,
Tant de vertus depuis les pieds jusqu’à la tête,
Sans vous rendre, Monsieur, l’honneur qui vous est dû.
À tout ce que je vois je me suis attendu.
Je voudrais bien savoir si Léandre à son âge
Se plongeait à vos yeux dans le libertinage,
Si vous le laisseriez là sur sa bonne foi...
ALCÉE.
J’aimerais mieux mourir. Ah, juste Ciel ! qui ? moi ?
J’aurais connu l’amour dont il n’est plus le maître,
Six mois auparavant qu’il nous l’eût fait paraître ?
SIRUS.
À qui le dites-vous ? aucun de ses projets
À vos soins prévoyants n’échapperont jamais.
ALCÉE.
Ah, je vous en réponds ! mes soins, ma vigilance,
Me réveillent souvent plus matin qu’on ne pense.
SIRUS.
Tous les enfants ne sont que ce que l’on les fait.
ALCÉE.
C’est fort bien dit, Sirus ; et je vois en effet...
Mais aujourd’hui, dis-moi, n’as-tu point vu Léandre ?
SIRUS.
Chassons ce radoteur, je suis las de l’entendre.
Votre Fils, dites-vous ? oui vraiment, je l’ai vu,
Pour l’arrêter ici, j’ai fait ce que j’ai pu,
Mais en vain, pour cela j’ai tout mis en usage :
Les plaisirs de Paris devraient bien à son âge...
ALCÉE.
Il est donc retourné ?
SIRUS.
N’en doutez nullement.
C’est moi qui l’ai conduit, oui, moi-même.
ALCÉE.
Vraiment ?
SIRUS.
Je me suis aperçu qu’il était en colère.
ALCÉE.
Contre qui ? dis-moi.
SIRUS.
Contre Éraste son frère.
ALCÉE.
Oh, oh, je savais bien...
SIRUS.
Vous plaisantez, je vois
Que l’on vous a conté la chose.
ALCÉE.
Non, ma foi.
Tu me feras plaisir.
SIRUS.
C’est pour cette chanteuse.
ALCÉE.
Hé bien ?
SIRUS.
Il a trouvé la chose si honteuse.
ALCÉE.
Après ?
SIRUS.
Je délivrais l’argent à Sanion,
Lorsqu’il est arrivé ; mais, plein d’émotion,
Ne rougissez-vous point ? c’est une chose infâme,
Vous a-t-il dit d’abord. Hé quoi ! pour une femme
Vous dissipez ainsi le bien de nos aïeux,
Mon Frère, y pensez-vous ? ouvrez, ouvrez les yeux.
ALCÉE.
Non, je ne me sens pas, je vois que le Ciel m’aime.
SIRUS.
Mais, c’est peu que le bien, vous vous perdez vous-même,
A-t-il repris.
ALCÉE.
Le Ciel puisse-t-il le bénir,
Et dans ces sentiments toujours le maintenir !
Partisan des vertus, et l’ennemi des crimes,
Il est tout plein, Sirus, de ces belles maximes.
SIRUS.
La peste, on le voit bien ! de vos graves discours,
Son âme, son esprit se nourrit tous les jours.
ALCÉE.
Tout le mieux que je puis, je conduis sa jeunesse ;
Je ne lui souffre rien, je l’exhorte sans cesse
À s’attacher aux mœurs des hommes d’aujourd’hui,
À s’en faire un miroir, où les fautes d’autrui
Lui servent de leçons : faites ceci, lui dis je.
SIRUS.
Bon.
ALCÉE.
Évitez cela.
SIRUS.
Quel soin !
ALCÉE.
Qu’on se corrige.
SIRUS.
C’est parler comme il faut.
ALCÉE.
Fi, cela ne vaut rien.
SIRUS.
On ne saurait mieux dire.
ALCÉE.
Après cela.
SIRUS.
Fort bien.
Que ne puis-je toujours vous voir et vous entendre !
Il ne faut avec vous qu’écouter pour apprendre.
Mais, excusez, je suis chargé d’un grand repas,
La morale est un mets dont on fait peu de cas.
Et vous n’ignorez pas qu’en fait de bonne chère,
On ne pardonne point une faute légère.
Le moindre manquement est justement à nous
Un crime tel enfin, que le serait à vous
D’avoir enfreint les lois de l’exacte morale.
Aussi je suis d’un soin que personne n’égale ;
Et dans l’occasion, à tous mes compagnons,
Je donne assez souvent mes petites leçons.
Votre lard sent l’évent, dégraissez ce potage,
Relevez ces cardons par un peu de fromage,
Ce ragoût ne vaut rien, cet autre est trop salé,
Ceci me paraît bon, cela sent le brûlé.
Je ne m’épargne point, Monsieur, pour les instruire ;
Et je ne manque pas un seul jour de leur dire
Qu’ils doivent, attentifs à faire leur devoir,
Se mirer dans leurs plats comme dans un miroir.
Je voudrais avec vous demeurer davantage.
ALCÉE.
Va, que le Ciel te fasse honnête homme, et plus sage.
SIRUS.
Vous retournez aux champs ?
ALCÉE.
J’y vais tout de ce pas.
SIRUS.
Puisque de vos conseils on fait s peu de cas,
C’est le meilleur parti que vous ayez à prendre.
ALCÉE.
Je n’étais revenu que pour chercher Léandre ;
Mais, puisque tu me dis qu’il s’en est retourné,
À retourner aussi je suis déterminé.
Je n’ai soin que de lui, je ne suis plus si bête
D’aller de l’autre encor m’embarrasser la tête :
Je ne m’en mêle plus. Pour mon Frère, il fera
Désormais là-dessus tout ce qui lui plaira,
Mais, quoi ! ne vois-je pas Hegion ? C’est lui-même,
Je ne me trompe pas. Ah, ma joie est extrême ;
Je ne puis exprimer le plaisir que je sens.
Nous nous sommes connus dès nos plus jeunes ans.
N’est-là ce qu’on appelle un homme incomparable,
Et d’une probité toujours inviolable.
S’il se fait un désordre dans le monde aujourd’hui,
On pourra bien jurer qu’il ne vient pas de lui.
Je suis ravi de vivre, afin de voir encore
Ces restes précieux que tout le monde honore.
Je veux l’attendre ici pour le voir de plus près.
SIRUS.
Et moi, je vais, Monsieur, mettre le vin au frais.
Scène VII
ALCÉE, HEGION, GETE
HEGION.
D’une telle action, Éraste est-il capable ?
La chose me paraît horrible, abominable.
GETE.
Et cependant, Monsieur, je n’ai rien ajouté,
Et le fait est ainsi que je vous l’ai conté.
HEGION.
À toutes les noirceurs que vous faites paraître,
On ne reconnaît point le sang qui le fit naître.
ALCÉE.
De cette malheureuse il fait l’enlèvement,
Et ce bonhomme prend mon parti hautement.
De bon cœur je voudrais, pour un doigt, que mon Frère
Connût contre son Fils jusqu’où va sa colère,
Que par hasard ici caché dans quelque coin,
De ce qu’il dit il fût oculaire témoin.
HEGION.
Si le Père en ceci n’agit avec prudence,
Je pousserai la chose, et plus loin qu’on ne pense.
GETE.
Pamphile n’a que vous, qui puissiez aujourd’hui
Soulager ses malheurs, et lui servir d’appui.
HEGION.
Crois-moi, de son destin je ne suis point en peine.
ALCÉE.
Quelle affaire en ces lieux, Hegion, vous amené ?
Je me suis arrêté tout exprès pour savoir
Comment vous vous portez ; le plaisir de vous voir...
HEGION.
Éraste votre aîné, celui que votre Frère
Adopta, jeune encore.
ALCÉE.
Achever.
HEGION.
La colère,
Je ne le cèle point, m’empêche de parler.
ALCÉE.
Allons, que votre esprit tâche à se rappeler.
HEGION.
Vous connaissiez Simule ?
ALCÉE.
Hé bien, Monsieur ?
HEGION.
Sa Fille.
Malheureux reste, hélas ! d’une illustre famille,
Au dernier désespoir est prête à se livrer,
Votre Fils en un mot veut la déshonorer.
ALCÉE.
Ah ! que me dites-vous ?
HEGION.
Voici le fait. Ce traître,
Qui, de son cœur enfin, s’était rendu le maître,
Après mille serments, réitérés cent fois,
De la voir, de l’aimer, de vivre sous ses lois,
Après avoir signé de son sang, l’infidèle !
Qu’il ne prendrait jamais une autre femme qu’elle,
Il enlève à ses yeux, ô Ciel ! le croira-t-on ?
Une Fille sans bien, sans honneur et sans nom.
ALCÉE.
À de pareils discours, je ne sais que répondre,
Et tout est déchaîné, Monsieur, pour nous confondre.
Ah ! mon Frère, voilà de beaux enseignements !
HEGION.
Il faut savoir, Monsieur, quels sont vos sentiments ;
Et sans qu’il soit besoin d’en parler davantage,
Vous connaissez à quoi l’équité vous engage.
De l’honneur, en un mot, il faut suivre les lois,
Ou je vous parle ici pour la dernière fois.
Oui, si de la vertu négligeant les maximes,
Vous appuyez le vice, et soutenez les crimes,
Je pousserai la chose à toute extrémité,
Votre Fils recevra ce qu’il a mérité.
Je ne le cèle point, cette Fille m’est chère,
J’étais le seul ami de feu son pauvre Père,
Et je travaillerai, tenterai, je ferai
Pour la servir, Monsieur, tout ce que je pourrai.
Quelle réponse enfin avez-vous à me faire ?
ALCÉE.
Permettez-moi, Monsieur, de parler à mon Frère.
HEGION.
Plus vous êtes puissant, estimé, riche, heureux,
Plus la fortune court au-devant de vos vœux,
Plus vous êtes comblé ; d’autant plus il faut être
Modéré, vertueux, ou du moins le paraître.
Chez Pamphile, Monsieur, j’entre pour un moment.
Scène VIII
ALCÉE, seul
A-t-on jamais parlé d’un tel débordement ?
Ah, le beau directeur ! ah, le vieux fou ! j’enrage.
Peut-on avoir si peu de conduite à son âge ?
Et plaise au Ciel encor que nous soyons au bout.
D’un pareil gouverneur nous devons craindre tout :
Il n’est rien à présent que je ne doive attendre,
Et mon fils à sa porte on jour se fera pendre.
Scène IX
ALCÉE, HEGION
HEGION, parlant à Pamphile à sa porte.
Consolez-vous, son Père est un homme de bien ;
Demeurez en repos, et n’appréhendez rien.
À Alcée.
Je vous retrouve encore ? Enfin, Monsieur, j’espère.
ALCÉE.
Je vous l’ai dit, il faut que je parle à mon Frère.
HEGION.
Où croyez-vous qu’il soit ?
ALCÉE.
Au Palais, nous verrons.
HEGION.
Je vous suis : au Palais nous nous retrouverons.
ACTE IV
Scène première
LÉANDRE, SIRUS
LÉANDRE.
Sur ce que tu me dis puis-je prendre assurance ?
SIRUS.
Il s’en est retourné, vous dis-je, en diligence ;
Il est à son village à présent, croyez-moi.
LÉANDRE.
Je le souhaite trop pour le croire.
SIRUS.
Oh, ma foi,
Je n’ai jamais rien dit...
LÉANDRE.
Mon cher Sirus ; écoute,
Il ne m’y verra point, il reviendra sans doute.
SIRUS.
Oui, vous avez raison, il n’y manquera pas.
Votre Père, pourtant, pourrait être si las...
LÉANDRE.
Ah ! plût au Ciel, Sirus, et que bien à son aise,
Il pût être trois jours au lit ou dans sa chaise ;
Mais, sans péril, au moins, car mon soin principal...
SIRUS.
Un peu de goûte, ou pis, ne lui siérait pas mal.
LÉANDRE.
De Vincennes à Paris, de Paris à Vincennes,
Il fait trois fois par jour ce chemin-là sans peine.
SIRUS.
Ma foi, n’y pensons plus ; s’il vient, on le verra ;
Je lui répondrai, moi, sur ce qu’il nous dira.
LÉANDRE.
Songes-y bien, Sirus, vois à quoi tu t’exposes,
Il veut être informé des plus petites choses.
Que dire seulement, lorsqu’il voudra sa voir
Pourquoi je passe ainsi tout un jour sans le voir ?
SIRUS.
Certainement voilà quelque chose de rare !
Mais, vous n’y pensez pas, et votre esprit s’égare :
Arrêté, pour servir quelqu’un de vos amis..
En ces occasions le mensonge est permis.
LÉANDRE.
Oui, pour le jour, fort bien, l’excuse est assez bonne ;
Mais, pour la nuit ?
SIRUS.
La nuit ? non, l’on ne sert personne.
Foin, l’usage devoir permettre tour à tour,
De servir ses amis la nuit comme le jour.
Mais, baste là-dessus, ne soyez point en peine ;
Je connais son humeur, par le nez je le mène.
Je le fais, quand je veux, donner dans le panneau,
Et le rends devant moi plus souple qu’un agneau.
LÉANDRE.
Comment fais-tu, Sirus ?
SIRUS.
Je mens comme un beau diable,
Je dis que je vous trouve un homme incomparable,
Je lui fais un tableau de toutes vos vertus.
LÉANDRE.
Mes vertus ?
SIRUS.
Oui, pour lors crevant, n’en pouvant plus,
Pleurant comme un enfant, Monsieur, je le renvoie
Charmé de moi, de vous, et nageant dans la joie.
Ne vous alarmez point, demeurez en repos,
Je saurai l’apaiser, vous dis-je, en quatre mots.
Mais voici.
LÉANDRE.
Quoi ?
SIRUS.
C’est lui.
LÉANDRE.
Mon Père ?
SIRUS.
C’est lui-même.
LÉANDRE.
Que lui dirai-je ? Hélas ! dans mon désordre extrême.
SIRUS.
Je m’en vais l’amuser ; mais, fuyez promptement.
LÉANDRE.
Qu’il n’entre point !
SIRUS.
Allez, cachez-vous seulement.
Scène II
SIRUS, ALCÉE
ALCÉE.
Je suis bien malheureux, je ne saurais le taire,
Je n’ai pu rencontrer Hegion ni mon Frère ;
Et je viens de savoir d’un de nos Paysans,
Que mon Fils n’était point à ma maison des champs.
SIRUS, à part.
Va, maudit Paysan, que le diable t’emporte.
ALCÉE.
Qui pourrait l’obliger d’en user de la sorte ?
Je ne le comprends pas. Ce que j’admire ici,
C’est que sur tout je suis le premier éclairci ;
Je m’en plains le premier ; mais, ou ma plainte est vaine,
Ou bien j’en porte seul le chagrin et la peine.
SIRUS, à part.
Cet homme me fait rire, examinez-le bien,
Le premier il fait tout, et lui seul ne fait rien.
ALCÉE.
Entrons dans le logis, et voyons si mon Frère
Est de retour ; après...
SIRUS, à part.
Ceci, c’est mon affaire,
Je ne permettrai point...
ALCÉE.
Ah ! j’aperçois Sirus.
SIRUS.
Ah, les dents ! ah, le nez ! ô, Ciel, je n’en puis plus !
Est-ce ainsi qu’on en use ? où pense-t-il donc être ?
Faut-il que je réponde à d’autres qu’à mon Maître ?
Quelle pitié, bon dieu ! qu’est-ce à dire cela ?
ALCÉE.
Et pourquoi malheureux tout ce vacarme-là ?
Quelle raison...
SIRUS.
Ah, ah !
ALCÉE.
Pendard, veux-tu-te taire ?
SIRUS.
De tous vos sobriquets, Monsieur, je n’ai que faire.
ALCÉE.
Mais, qu’as-tu ?
SIRUS.
Ce que j’ai ?
ALCÉE.
Oh ! prend un autre ton.
SIRUS.
Léandre m’a donné mille coups de bâton.
ALCÉE.
Que me dis-tu ? comment ?
SIRUS.
Il m’a cassé la tête,
Sans compter une dent à tomber toute prête.
ALCÉE.
Et pourquoi ?
SIRUS.
Je ne sais. Il veut absolument
Que j’aie eu quelque part à cet enlèvement.
ALCÉE.
Mais, ne m’as-tu pas dit que Léandre à Vincennes
S’en était retourné ? mais cependant à peine...
SIRUS.
Je vous le dis encor. Ne concevez-vous pas
Que Léandre à l’instant revenu sur ses pas,
M’a donné mille coups sur les reins, sur la tête ?
Trouvez-vous quelque chose encor qui vous arrête !
Il en devrait mourir de honte seulement.
Battre un vieux Domestique, encore injustement !
Ne se souvient-il plus que dans mes bras, n’a guère,
Je le portais encore ? En voilà le salaire.
ALCÉE.
Léandre, je te loue. Ah, que tes actions
Répondent dignement à mes intentions !
SIRUS.
Vous le louez encor ? Mais pourtant, s’il est sage...
ALCÉE.
Je ne puis me lasser d’admirer son courage.
SIRUS.
Si contre lui j’avais osé me revancher,
Il n’eût... Allez, vous dis-je, il devrait se cacher.
ALCÉE.
Il a lu comme moi dans le fond de ton âme :
Il a connu l’auteur d’une action infâme.
Il ta puni. Réponds à ce que je te dis :
Mon Frère maintenant est-il dans le logis ?
SIRUS.
Non.
ALCÉE.
Quand reviendra-t-il ?
SIRUS.
Je n’en sais rien.
ALCÉE.
Écoute
Je te ferai parler d’autre façon.
SIRUS.
J’en doute.
Et m’en dût-il coûter les jambes et les bras,
Je ne vous dirai point ce que je ne sais pas.
ALCÉE.
En quel endroit est-il ? encor faut-il m’instruire.
SIRUS.
C’est justement cela que je ne veux pas dire.
ALCÉE.
Si tu ne me répons plus sagement, ma foi,
Je t’apprendrai, fripon, à te jouer de moi.
SIRUS.
À quoi sert-il, Monsieur, de vous mettre en colère ?
Je connais le quartier où Monsieur votre Frère
Pourrait être à présent ; mais quoi ? cela n’est rien,
Quand j’ignore le nom de la rue.
ALCÉE.
Ah, fort bien,
Je souffre maintenant le plus cruel martyre.
SIRUS.
Là, tous doux, suivez-moi ; je vais vous y conduire.
Traversons le Pont-Neuf, et prenons garde à nous,
Sur ce Pont très souvent on trouve des filous.
ALCÉE.
L’avis n’est pas mauvais ; mais, passons-le au plus vite,
Je suis un peu pressé.
SIRUS.
Passons-le donc ; ensuite,
À gauche en descendant, là sur le bord de l’eau,
Enfilons le chemin tout droit, c’est le plus beau :
Évitons les chevaux ; car un cheval qui rue,
S’il attrape quelqu’un, il le blesse ou le tue.
ALCÉE.
C’est fort bien dit.
SIRUS.
Passons ce guichet promptement,
Et vers ce cabaret.
ALCÉE.
Je le vois.
SIRUS.
Aisément
Nous pouvons traverser la petite ruelle.
ALCÉE.
Bon ! c’est un cul-de-sac, tu me la bailles belle.
SIRUS.
Je suis homme, et l’on peut s’abuser, voyez-vous.
ALCÉE.
J’enrage !
SIRUS.
Êtes-vous las ? Monsieur, reposons-nous.
ALCÉE.
Non, double chien, comment veux-tu que je me lasse ?
Nous courons tout Paris sans sortir d’une place.
SIRUS.
Revenons au Pont-Neuf.
ALCÉE.
Ah ! le maudit coquin !
SIRUS.
C’est ici le plus droit et le plus court chemin.
Vous connaissez Cratin, l’ami de votre Frère,
Qui fut d’abord Laquais, et puis Homme d’affaire.
ALCÉE.
Oui, je le connais fort.
SIRUS.
Et bien ce n’est pas là,
Vous marcherez toujours.
ALCÉE.
Poussons, je vois cela.
SIRUS.
Vous tournerez à droite ; et près d’une fontaine,
Où, si vous le voulez, vous reprendrez haleine.
ALCÉE.
Oh, passons, je serai tout ce qu’il me plaira.
SIRUS.
Le Menuisier, Monsieur, qui fait le coin ; c’est là.
ALCÉE.
Mais chez ce Menuisier que diantre a-t-il à faire ?
SIRUS.
Ma foi, je n’en fais rien, Monsieur, c’est son affaire.
ALCÉE.
Il faut que je lui parle, et j’y vais de ce pas.
SIRUS.
Vous savez le chemin, ne vous égarez pas.
ALCÉE.
Je ne l’oublierai point.
Scène III
SIRUS, seul
Va, crève, vieille rosse.
Il se pendrait plutôt que de prendre un carrosse.
Pour deux heures au moins nous en voilà défaits.
Ça, voyons maintenant si notre vin est frais.
Ils souperont fort tard, et je puis à merveilles,
Attendant le souper, en vider deux bouteilles ;
D’un saucisson à l’ail faisons provision,
Et profitons du temps et de l’occasion.
Mais, n’aperçois-je pas, Hegion et mon Maître ?
Du souper le Patron l’aura prié peut-être.
Scène IV
SIRUS, HEGION, TÉLAMON
SIRUS.
Sera-ce en haut, Monsieur, ou dans la salle en bas ?...
HEGION.
Je t’en laisse le choix, ne nous interrompt pas.
Scène V
HEGION, TÉLAMON
TÉLAMON.
Ne perdons point, Monsieur, un temps si nécessaire,
On ne saurait trop tôt terminer cette affaire.
HEGION.
Les dignes sentiments que vous me faites voir...
TÉLAMON.
Pourquoi me louez-vous quand je fais mon devoir ?
HEGION.
Pamphile croit, Monsieur, qu’Éraste l’abandonne ;
Vous la détromperiez beaucoup mieux que personne,
Si vous vouliez vous-même...
TÉLAMON.
Allons-y, j’y consens.
HEGION.
Je ne puis exprimer le plaisir que je sens.
Scène VI
HEGION, TÉLAMON, MISIS
MISIS.
Ah ! vous voilà ! Pamphile... accourez, le mal presse,
De moment en moment die tombe en faiblesse ;
Si le Ciel ne lui donne un juste et prompt secours,
Son désespoir dans peu terminera ses jours.
TÉLAMON.
Allons, Monsieur, entrons sans davantage attendre.
HEGION.
Après vous.
TÉLAMON.
Je sais trop l’honneur qu’on doit vous rendre.
Scène VII
MISIS, seule
Ah Ciel ! que de bonheurs nous viennent à la fois,
Télamon ! je ne puis croire ce que je vois.
Mais, ne différons point ; et de cette entrevue
Allons voir au plutôt quelle sera l’issue.
Scène VIII
MISIS, ÉRASTE
ÉRASTE.
Puis-je croire, Misis...
MISIS.
Ah ! juste Ciel, c’est vous !
Perfide ! osez-vous bien vous montrer devant nous ?
ÉRASTE.
Qu’ai-je fait ?
MISIS.
En quel siècle est-ce donc que nous sommes ?
Oh, le plus scélérat, le plus lâche des hommes !
ÉRASTE.
Écoutez-moi ? je veux...
MISIS.
Qui, moi ? vous écouter ?
Un monstre ne saurait assez tôt s’éviter.
N’aime-t-il déjà plus sa nouvelle Maîtresse ?
De revenir à nous a-t-il la hardiesse ?
ÉRASTE.
Que le foudre à vos yeux m’écrase, si mon cœur...
MISIS.
Je ne puis plus entendre un fourbe, un imposteur.
ÉRASTE.
Ah, ne me quittez point.
MISIS.
Laissez-moi là.
ÉRASTE.
Je jure...
MISIS.
Le Ciel vous punira, détestable parjure.
Ah ! ne me suivez point après tant de forfaits,
Il faut vous dire adieu, perfide, pour jamais.
Scène IX
ÉRASTE, seul
Elle me fuit, hélas ! quel chagrin me dévore ?
Quel fâcheux contretemps m’arrive-t-il encore ?
Dans le trouble mortel où je me suis jeté,
Mon cœur, mon triste cœur est si fort agité,
Que dans l’émotion qui vient de me surprendre,
Je ne sais quel conseil, quel parti je dois prendre.
Pamphile, ô juste Ciel ! vous doutez de ma foi ?
Avez-vous pu former des soupçons contre moi ?
Mais, ne différons plus, découvrons l’artifice ;
Faisons voir que mon Frère est l’Amant de Clarice.
Mais, quand je le dirai, me croira-t-on ? Hélas !
Je vois un précipice ouvert à chaque pas.
Dans cet enlèvement, seul, j’ai voulu paraître :
Seul, j’ai donné l’argent à Sanion. Peut-être
Pamphile a-t-elle appris que Clarice est chez moi.
Que de justes soupçons, Éraste, contre toi !
Ah, Malheureux ! pourquoi si longtemps à ton Père
Cachais-tu ton amour ? Ingrat, pourquoi te taire ?
Tu n’aurais maintenant qu’à te louer du sort.
Allons, frappons, entrons, et voyons... je suis mort
Je sens que tout mon sang dans mes veines se glace.
Ouvrez, ne tardez pas, dépêchez-vous, de grâce.
Mais, quelqu’un veut sortir, attendons un moment.
Scène X
ÉRASTE, TÉLAMON
TÉLAMON, s’en allant.
Je vous l’amènerai, vous dis-je, incessamment.
Mais, on frappait bien fort, me semble, à cette porte.
ÉRASTE.
Mon Père ! La frayeur à tel point me transporte.
TÉLAMON.
Éraste !
ÉRASTE.
Quelle affaire-aura pu le porter ?
TÉLAMON.
Est-ce vous, dites-moi, qui venez de heurter ;
Il se tait. N’osez-vous, Éraste, me répondre ?
ÉRASTE.
Moi, je n’ai point heurté. Tout sert à me confondre.
TÉLAMON.
Je m’étonnais aussi que dans cette maison,
Où l’on ne connaît pas peut-être votre nom...
C’est bon signe, il rougit.
ÉRASTE.
Mais, vous-même, mon Père,
Croyez-vous qu’aisément on perce le mystère ?
Qui vous y fait aller.
TÉLAMON.
Non vraiment, et je crois
Que l’on serait longtemps à deviner pourquoi.
Je sors dans ce moment de ce logis.
ÉRASTE.
Je n’ose,
Mon Père, en demander la véritable cause.
TÉLAMON.
Moi, je vous le dirai, je ne vous cache rien.
Une jeune personne, avec fort peu de bien,
Loge dans cette maison, belle par excellence.
Je crois qu’elle n’est pas de votre connaissance ?
Elle est en ce quartier depuis très peu de temps.
ÉRASTE.
Continuez, de grâce.
TÉLAMON.
Elle vit sans parents.
ÉRASTE.
Après ?
TÉLAMON.
Un vieux guerrier, favori de Neptune,
Qui, sur la Mer, a fait une grosse fortune,
Et qui résolument songe à se marier,
D’en faire la demande est venu me prier.
ÉRASTE, à part.
Ah, je suis mort ! fort bien, Ciel ! achevez, je tremble.
TÉLAMON.
Demain, le Contrat fait, ils s’en iront ensemble.
ÉRASTE.
Volage ! Que dit-elle encore à tout cela ?
TÉLAMON.
Ce qu’elle dit, mon Fils, en deux mots le voilà.
Ses discours m’ont fait voir que cette aimable Fille
Se flattait d’épouser un enfant de famille,
Qui, depuis très longtemps, lui promettait sa foi ;
Mais, j’ai traité cela de bagatelle, moi.
ÉRASTE.
Hé quoi, vous voulez donc que cet homme l’emmène ?
TÉLAMON.
Prendrais-je à le servir une inutile peine ?
ÉRASTE.
Il l’emmènera lui ? lui ?
TÉLAMON.
Oui, très certainement.
La Fille à nos raisons se rendra sûrement.
ÉRASTE.
Ah, vous n’agissez point dans toute cette affaire,
Comme des gens d’honneur ont coutume de faire.
Pardonnez, s’il vous plaît, si je vous parle ainsi.
Mais, quoi ! pour ce jeune homme, il faut parler aussi.
TÉLAMON.
Hé comment donc ?
ÉRASTE.
Comment ! que croyez-vous qu’il fasse,
Lorsqu’il entreverra le coup qui le menace ?
Que va-t-il devenir, ce pauvre Malheureux ?
Après avoir poussé tant d’inutiles vœux ?
Mon Père, en vérité, la chose est bien cruelle.
TÉLAMON.
Je ne sais pas pour lui d’où vous vient ce grand zèle ;
Mais, ce jeune étourdi que vous plaignez si fort,
Me paraît être, à moi, tout-à-fait dans son tort ;
Il devait autrement conduire cette affaire.
En a-t-il seulement dit un mot à son Père ?
ÉRASTE.
Mon Père, le respect a pu le retenir,
Il ne l’aime pas moins, il en faut convenir ;
C’est ce qu’à cette Fille il fallait faire entendre.
TÉLAMON.
Mon Fils, dans vos discours, je ne puis rien comprendre,
Vous n’avez ni bon sens, ni raison ni demi,
Qui ? moi qui viens ici pour servir mon ami,
Vous voulez... Mais, de quoi nous mettons-nous en peine.
Tout comme il lui plaira, je consens qu’il le prenne,
Je ne le connais point ? Qu’avez-vous ? vous pleurez !
ÉRASTE.
Hélas ! puis-je espérer que vous écouterez ?
Mais, le devoir... mon trouble... et mon amour extrême...
TÉLAMON.
Mon Fils, je vous entends, parce que je vous aime.
ÉRASTE.
Ah ! que le Ciel toujours daigne vous conserver.
TÉLAMON.
Un pareil contretemps pouvait vous arriver,
Et vous le méritiez par votre négligence.
Avez-vous jusque-là pu manquer de prudence ?
Votre dessein, mon Fils, était bien mal conçu,
Vous vouliez épouser, et prendre à mon insu...
Bien d’autres avant vous ont fait la même chose.
Je ne vous en dis rien ; mais, quand on se proposa ;
Un crime de la sorte, après l’avoir commis,
On parle, on fait agir ses parents, ses amis,
Lorsque l’on n’ose pas se commettre soi-même.
Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime,
Pour vous le pardonner. Pensiez-vous, entre nous,
Qu’on vous amènerait votre femme chez vous,
Sans nous eu avoir fait la moindre confidence ?
Dans des choses, mon Fils, de cette conséquence,
Il ne faut pas dormir. Mais, calmez votre ennui,
Pamphile est votre Épouse à bon titre aujourd’hui.
ÉRASTE.
À ce bonheur charmant aurais-je dû m’attendre ?
TÉLAMON.
Remerciez le Ciel qui daigne vous la rendre,
Qui veut bien confirmer le don de votre foi ;
Et je vais de ce pas la conduire chez moi.
ÉRASTE.
De ce pas ?
TÉLAMON.
De ce pas.
ÉRASTE.
Qu’au plus cruel supplice
On m’expose à vos yeux, que le Ciel me punisse,
Si je ne vous chéris.
TÉLAMON.
Plus que Pamphile ?
ÉRASTE.
Autant.
TÉLAMON.
Embrassez-moi, mon Fils : allez, je suis content.
ÉRASTE.
Hé, que ya devenir cet ami de Neptune ?
TÉLAMON.
Je crois qu’il a péri, plaignez son infortune.
Mais encore une fois, c’est trop vous amuser,
À rendre grâce au Ciel allez-vous disposer.
ÉRASTE.
Après une-faveur et si pleine et si grande,
Votre main est plus propre à lui faire une offrande,
Et j’irais cependant...
TÉLAMON.
Faites ce que je dis,
Et moi pour un instant j’entre dans le logis.
Scène XI
ÉRASTE, seul
Que le Ciel à jamais lui soit doux et prospère.
Qu’attendrais-je de plus de mon ami, d’un Frère ?
Ne faut-il pas chérir un si bon Père ? Hélas !
Quels supplices pour lui ne souffrirais-je pas ?
Après tant de bontés, ma tendresse, mon zèle.
Une application vive et continuelle
À lui plaire toujours, pourrait-elle jamais
Envers lui m’acquitter d’un seul de ses bienfaits ?
Mais, allons ; et du moins par mon obéissance.
Marquons-lui mon respect et ma reconnaissance.
Scène XII
ÉRASTE, ALCÉE
ALCÉE.
Je vous retrouve enfin.
ÉRASTE.
N’arrêtez point mes pas,
Mon Père, en ce moment, je ne me connais pas.
Scène XIII
ALCÉE, seul
Il ne se connaît pas ! il me fuit ! Ah, le traître !
La honte devant moi l’empêche de paraître.
Il sent bien où le bat le blesse, le coquin ;
Mais, j’ouvrirai les yeux à mon Frère à la fin.
Ce maraud de Sirus, avec sa promenade,
Il est juste qu’il ait aussi la bastonnade ;
Mon Frère saura tout quand il serait minuit,
Je prétends lui parler, je veux qu’il soit instruit.
L’affaire me paraît d’assez grande importance.
Scène XIV
ALCÉE, TÉLAMON
TÉLAMON.
J’ai de la voir cher moi si grande impatience...
ALCÉE.
Vous voilà ? je vous cherche, et depuis très longtemps.
TÉLAMON.
Qu’est-ce ?
ALCÉE.
Nouveaux désordres, et nouveaux accidents.
TÉLAMON.
Mais quoi ?
ALCÉE.
Désordre affreux, horrible, abominable.
TÉLAMON.
Toujours ?
ALCÉE.
Vous connaîtrez un jour ce misérable.
TÉLAMON.
Je le connais fort bien.
ALCÉE.
Ah ! que vous vous trompez !
De la Chanteuse encor vos esprits sont frappés.
C’est bien pis, le pendard s’est moqué d’une Fille
Jeune, bien faite, belle, et de bonne famille.
TÉLAMON.
Je le sais.
ALCÉE.
Juste Ciel ! comment, vous le savez ?
Hé, le souffrirez-vous ? Pour le coup, vous rêvez.
TÉLAMON.
Il faut bien le souffrir : que voulez vous qu’on fasse ?
ALCÉE.
Cirer, pester, jurer, employer la menace.
TÉLAMON.
Je n’aime pas le bruit, et vous le savez bien.
ALCÉE.
Mais, ce n’est pas le tout, cette Fille n’a rien.
TÉLAMON.
On le dit.
ALCÉE.
Et l’hymen se fera, quoiqu’il coûte ;
Et, sans un sou de bien, vous la prendrez ?
TÉLAMON.
Sans doute.
ALCÉE.
Bon dieu ! que deviendra tout ce ménage-ci ?
TÉLAMON.
Le voulez-vous savoir, mon Frère, le voici.
Il faut faire venir cette fille au plus vite ;
L’habiller promptement, les marier ensuite.
ALCÉE.
Et doux comme du lait...
TÉLAMON.
Parlez, que feriez-vous ?
ALCÉE.
Quand je n’aurais contre eux ni chagrin ni courroux.
J’affecterais au moins de paraître en colère.
TÉLAMON.
Je ne suis point, vous dis-je, homme à me contrefaire.
Éraste fait déjà, sans qu’il m’en ait prié,
Qu’avec, elle ce soir il sera marié.
ALCÉE.
N’allez-vous pas chasser cette Musicienne ?
TÉLAMON.
Non, je la garderai.
ALCÉE.
Que la fièvre quartaine...
Quoi, sous un même toit ? dans la même maison ?
Près d’une honnête femme, on verra...
TÉLAMON.
Pourquoi non ?
ALCÉE.
Mais, y pensez-vous bien ?
TÉLAMON.
Oui, mon Frère, j’y pense.
ALCÉE.
Mais, à vous voir si peu de tête et de prudence
À soixante ans passés, il ne faut plus douter
Que vous ne la preniez pour apprendre à chanter.
TÉLAMON.
Oui da, cela se peut.
ALCÉE.
Et cette jeune femme
Chantera-t-elle aussi ?
TÉLAMON.
Oui, de toute son âme.
ALCÉE.
Et vous allez danser tous ensemble ?
TÉLAMON.
Fort bien.
Vous danserez aussi.
ALCÉE.
Parbleu, je n’en crois rien.
Ô Ciel ! ô juste Ciel ! N’avez-vous pas de honte ?
Non, je ne me sens pas, la fureur me surmonte.
TÉLAMON.
Allons, tenez-vous gai, mon Frère, est-il permis
De pester lorsqu’on va marier votre Fils ?
Je vais trouver Pamphile, et je reviens ensuite.
Scène XV
ALCÉE, seul
Ô pauvre Malheureux ! quelle est votre conduite ?
Quelle folie ! ô Ciel ! ô quel train ! quelles mœurs !
Quelle confusion ! quel trouble ! que d’horreurs !
Cette femme sans dot, et cette malheureuse,
Me font tourner l’esprit, c’est une chose affreuse.
Un enfant dans le vice, un Vieillard insensé
Qui voit périr le bien qu’il avait amassé,
Quelle pitié, bon dieu ! quelle fureur extrême !
Non, je ne doute pas que la Sagesse même
Ne perdît à la fois la raison et le sens,
À vouloir corriger de tels dérèglements.
Scène XVI
ALCÉE, SIRUS, ivre
SIRUS.
Ma foi, mon cher Sirus, vous faîtes des merveilles.
Vous avez joliment vidé vos deux bouteilles ;
Prenez l’air, mon garçon, il ne vous manque rien ;
Là doucement, vraiment, vous vous portez fort bien.
ALCÉE.
D’une maison réglée est-ce là le modèle ?
SIRUS.
Ah, vous voilà, Monsieur ! Hé bien, quelle nouvelle ?
Vous paraissez chagrin, et pourquoi donc cela ?
ALCÉE.
Retire-toi, voleur, va-t’en, laisse-moi là.
SIRUS.
En public, nous devons éviter le scandale ;
Or sus, moralisons ; car, j’aime la morale.
ALCÉE.
Maraud, si quelque jour tu pouvais être à moi.
SIRUS.
Vous seriez trop heureux et trop riche, ma foi.
ALCÉE.
Je te ferais donner tant de coups d’étrivières,
Que tu changerais bien de ton et de manières.
SIRUS.
Et pourquoi donc, Monsieur ? Qu’ai-je fait, s’il vous plaît ?
ALCÉE.
Comment ! dans le désordre infâme qui paraît,
Dont toi seul est l’auteur, Malheureux, tu vas boire ?
Quelle maison ! quels gens ! Hé, qui pourrait le croire ?
A-t-on jamais rien vu d’égal à tout ceci ?
Scène XVII
ALCÉE, SIRUS, PARMENON
PARMENON.
Léandre m’a chargé de venir jusqu’ici
Pour te chercher.
SIRUS.
Va-t’en.
ALCÉE.
Ah ! que viens-je d’entendre ?
Scène XVIII
ALCÉE, SIRUS
SIRUS.
Ce n’est rien.
ALCÉE.
Ce n’est rien ; parle, fripon, Léandre
Serait-il là-dedans ?
SIRUS.
Lui, Monsieur ? oh que non,
Vous le connaissez bien.
ALCÉE.
Pourquoi le nomme-t-on ?
SIRUS.
Ne vous l’ai-je pas dit ? c’est un autre Léandre.
ALCÉE.
Entrons, je veux enfin tout voir, et tout entendre.
SIRUS.
Hé, de grâce, Monsieur.
ALCÉE.
C’est trop, laisse-moi.
SIRUS.
Si...
ALCÉE.
Je te casserai la tête, par ma foi.
Scène XIX
SIRUS, seul
Bon ! le voilà chez nous ; je n’y saurais que faire,
Il fallait tôt ou tard qu’il perçât le mystère.
Qu’est-ce ? mes jambes ont grand peine à s’affermir.
Querellez, mes enfants ; pour moi, je vais dormir.
ACTE V
Scène première
LÉANDRE, seul
Quel affront ! quelle horreur ! Ah Ciel, quelle injustice !
Ne vous verrai-je plus ? Ah, ma chère Clarice !
Où va-t-il vous mener, ce Père trop cruel ?
Hé quoi ! je vis encore après ce coup mortel ?
Malheureux spectateur de coures vos alarmes,
Témoin de vos frayeurs, j’ai vu couler vos larmes,
Et je respire encor ! Père trop inhumain,
Achève, d’un poignard viens me percer le sein.
À ton ressentiment, s’il faut une victime,
Frappe, voilà mon cœur, c’est lui qui fait le crime.
Il t’a désobéi : que la rage aujourd’hui
Épargne l’innocente, et n’immole que lui
Mais, pourquoi le punir ; ce cœur est-il coupable ?
Est-ce un crime d’aimer une Fille adorable ?
Quoi, son air si touchant, ses prières, ses pleurs
N’ont pu de ce barbare arrêter les fureurs ?
Rien n’a pu le fléchir ?
Scène II
LÉANDRE, ÉRASTE
LÉANDRE.
Mon Frère, mon cher Frère,
Savez-vous mes malheurs ? savez-vous que mon Père...
ÉRASTE.
Je suis instruit de tout j je vous plains, et mon cœur
N’a jamais ressenti de plus vive douleur.
LÉANDRE.
Que vais-je devenir dans cet état funeste ?
Malheureux que je suis ! nul espoir ne me reste.
Vous vous taisez.
ÉRASTE.
Hélas ! je n’ose vous flatter
Contre un Père absolu, que pouvons-nous tenter ?
Pour radoucir, il faut mettre tout en usage,
Les larmes, les soupirs.
LÉANDRE.
Entend-il ce langage ?
Ô Ciel ! sourd à mes cris, insensible à mes pleurs,
Mon Frère, il se rira de toutes mes douleurs.
Ah ! je ne vois que trop le parti qu’il faut suivre,
Il m’enlève Clarice, il faut céder de vivre.
Clarice, je vous perds ; des regrets impuissants
Sont un faible remède au trouble que je sens.
J’aurais déjà quitté cette vie importune,
Je me serais donné la mort cent fois pour une,
Si je ne craignais point d’augmenter le courroux
D’un Père injustement irrité contre vous.
ÉRASTE.
Mon Frère, croyez-moi, malgré tous ces obstacles,
L’Amour en un moment peut faire des miracles,
Il protège les cœurs enchaînés sous sa loi.
LÉANDRE.
L’Amour ne sera point de miracles pour moi.
ÉRASTE.
Suivez-moi, chez Pamphile allons trouver mon Père,
Il faut bien l’informer de toute cette affaire.
Hélas ! si par bonheur il eue été chez lui,
Le vôtre n’eût pas fait cet éclat aujourd’hui.
Mais, j’aperçois Sirus.
Scène III
LÉANDRE, ÉRASTE, SIRUS
LÉANDRE.
Hé bien, Sirus, mon Frère.
SIRUS.
Il sort tout maintenant de chez un Commissaire,
Après l’avoir sommé de se rendre garant
De Clarice, qu’on vient d’y mener à l’instant.
LÉANDRE.
Quoi ! chez un Commissaire il a laissé Clarice !
Il faut que je la sauve, ou bien que je périsse.
ÉRASTE.
Je suis tout prêt, marchons.
LÉANDRE.
Ne suivez point mes pas.
ÉRASTE.
Moi, se vous quitterais ? Ah ! vous n’y pensez pas.
SIRUS.
Quels fous ! quels enragés ! Où courez-vous ?
ÉRASTE.
Mon Frère,
Il faut apprendre au moins le nom du Commissaire.
SIRUS.
J’enrage !
ÉRASTE.
Il faut savoir son quartier et son nom.
LÉANDRE.
Dépêche-toi, Sirus, dis-le moi vite.
SIRUS.
Non,
Vous ne le saurez point ; la vision est belle :
Avez-vous l’un et l’autre une once de cervelle ?
Voilà de beaux desseins, et prudemment conçus.
Hé, que prétendez-vous faire ? l’Olibrius ?
Bon dieu ! vit-on jamais une telle conduite ?
De votre emportement considérez la suite.
Quatre de mes amis que j’ai choisis exprès,
Sans que vous paraissiez, se chargent du succès.
Quoique déjà brouillés avecque la Justice,
Ils mettront dans vos bras votre chère Clarice ;
Un Décret plus ou moins, cela ne leur fait rien.
Ne vous chagrinez point, allez, tout ira bien.
ÉRASTE.
Dans tout cet embarras qu’on épargne mon Père.
SIRUS.
Qu’il se tienne en repos : ma foi, c’est son affaire.
Scène IV
LÉANDRE, ÉRASTE, TÉLAMON
TÉLAMON.
Hegion prendra soin de vous mener chez nous,
Pamphile, dépêchez, on n’attend plus que vous.
ÉRASTE.
Allons, Léandre, allons au devant de mon Père.
TÉLAMON.
Je ne néglige rien, mes enfants ; pour vous plaire ;
Tous les appartements sont meublés comme il faut,
Et Pamphile y viendra, mon Fils, tout au plutôt.
J’ai bien recommandé qu’on nous fît bonne chère,
Sirus, vous le savez, en a fait son affaire.
À ma Bru, je fais faire un habit tout exprès
Pour ce soir, elles sont plus de cinquante après ;
Car, il est juste enfin, et de la bienséance,
Que son ajustement réponde à sa naissance,
Et surtout aujourd’hui, que la plupart des gens,
Mesurent à l’habit, l’esprit et les talents.
Vous l’allez voir, mon Fils, d’une magnificence,
Mais, belle... Il n’en est pas une pareille en France.
ÉRASTE.
Que ne vous dois-je point de tels empressements ?
TÉLAMON.
Va, va, j’ai bien besoin de tes remerciements.
ÉRASTE.
Mais, vous ne savez pas sans doute que Clarice
Est maintenant, mon Père, au bord du précipice ;
Que chez un Commissaire elle est présentement.
TÉLAMON.
Un Commissaire ! ô Ciel ! Pourquoi donc, et comment ?
Quelle inhumanité ! Je reconnais mon Frère ;
Mais, voyons promptement ce que nous devons faire.
LÉANDRE.
Mon Oncle, c’est en vous que se mets mon espoir.
TÉLAMON.
Ne vous tourmentez point, je lui ferai bien voit
Que l’on n’en use pas avec moi de la sorte.
Dans ma propre maison !...
LÉANDRE.
Oui, mon Oncle, à main-forte,
Chez vous d’entre mes bras il vient de l’arracher.
TÉLAMON.
Croyez qu’un tel affront lui coûtera bien chef.
Qu’on mette les chevaux : ne soyez point en peine,
Dans une heure, comptez que je vous la ramène.
Scène V
LÉANDRE, ÉRASTE, TÉLAMON, CLARICE, SIRUS
SIRUS.
Pour la trouver, Monsieur, vous n’aurez pas besoin
De sortir de chez vous, ni d’envoyer bien loin.
La voilà.
LÉANDRE.
Juste Ciel !
ÉRASTE.
Ah, Sirus !
LÉANDRE.
Ah, Clarice !
ÉRASTE.
Ah, mon Père !
LÉANDRE.
Ah, mon Oncle !
ÉRASTE.
Hé quoi ! le sort propice...
SIRUS.
De vos embrassements, Messieurs, je fais grand cas.
Mais, Monsieur votre Père arrive sur mes pas.
Songez-y.
CLARICE.
Désormais serez-vous mon asile ?
TÉLAMON.
Je l’entends : un moment, entrez tous chez Pamphile.
Scène VI
TÉLAMON, ALCÉE
TÉLAMON.
À ces pauvres enfants sauvons les premiers coups,
Laissons-le sur moi seul exhaler son courroux.
Quels regards ! il menace et le Ciel et la terre ;
À tous les éléments veut-il faire la guerre ?
ALCÉE.
Que deviendrai-je ? ô Ciel ! à quel Saint me vouer ?
Quoi ! de tous les côtés je me vois bafouer.
Ô Ciel ! ô terre ! ô mers ! je crève, ma colère
Me surmonte à tel point... Ah ! Dieu vous garde, mon Frère.
Voilà de nos enfants le commun corrupteur,
Qu’il sait le bien trouvé. Venez, beau précepteur.
Ce n’était point assez d’avoir perdu le vôtre,
Vous n’étiez point content, il fallait perdre l’autre.
Vous avez réussi de toutes les façons :
Ah, ma foi les voilà de fort jolis garçons.
On va vite sous vous dans le libertinage,
Votre nouveau disciple avance pour son âge,
On voit bien que Sirus, votre sous-Précepteur,
En prend soin ; le pendard en veut faite un Docteur,
Il n’a rien épargné.
TÉLAMON.
Vous avouerez mon Frère,
Que maintenant chez moi j’ai bien plus d’une affaire,
J’y vais pour un moment ; continuez toujours,
Je reviens vous trouver vers la fin du discours.
En habile Orateur vous aurez, que je pense,
Ménagé pour la fin les grands traits d’éloquence.
Adieu, jusqu’au revoir.
ALCÉE.
Hé bien ! là, doucement ;
Par charité, daignez m’écouter un moment.
Je sens de toutes parts disgrâce sur disgrâce :
Or sus, voyons un peu ce qu’il faut que je fasse
De ce maudit fripon de Léandre, parlez,
Après ce qu’il m’a fait... Quoi ! vous vous en allez ?
TÉLAMON.
C’est toujours avec vous le parti qu’il faut prendre ;
Franchement je ne puis, sans souffrir, vous entendre
Parler de vos enfants avec indignité !
ALCÉE.
Oh bien, traitons-les donc avec civilité,
De Monseigneur mon Fils... Le chien ! le misérable !
De cet enfant bien né, si doux, si raisonnable,
Que faut-il faire ?
TÉLAMON.
Il faut, sans chagrin, sans courroux,
Demain tout au plus tard le remmener chez vous.
ALCÉE.
Et la Chanteuse aussi sera de l’équipage ?
TÉLAMON.
Il faut la délivrer sans tarder davantage.
ALCÉE.
À d’autres, des brigands par les soins de Sirus...
Vous le savez fort bien, passons, n’en parlons plus ;
La drôlesse à propos a su prendre la fuite.
TÉLAMON.
Mariez-la, mon Frère, et l’emmeniez ensuite.
ALCÉE.
Que je l’emmène, moi ! certes je le veux bien ;
Mais, pour la faire aux champs travailler comme un chien.
Reposez-vous sur moi, dans peu de temps j’espère,
Que si mon drille l’aime, il ne l’aimera guère ;
Car, depuis le lundi jusques au samedi,
Elle ira ramasser du chaume en plein midi ;
Je la ferai si bien moudre, pétrir et cuire,
Qu’elle n’aura le temps de chanter ni de rire ;
Et je l’enfumerai de si bonne façon,
Que je vous la rendrai noire comme un charbon.
TÉLAMON.
À des expressions si pauvres et si basses,
Du sang dont vous sortez on ne voit plus les traces.
ALCÉE.
Mon Frère, voyez-vous, en un mot comme en cent,
Ma bouche ne dit rien que ce que mon cœur sent.
Écoutez seulement ce que je vous propose ;
Après, vous conclurez, ou vous romprez la chose.
Gardez votre Chanteuse avec son Chanteux,
Que je n’entende plus parler de vous ni d’eux.
À ce prix vous pouvez faire leur mariage.
TÉLAMON.
Fort bien, je ne veux pas en savoir davantage,
J’accepte le parti ; mais du moins pour ce soir,
Vous voulez bien qu’on ait le plaisir de vous voir ?
ALCÉE.
Je le veux, sans pourtant qu’à mes droits je déroge ;
Car demain, du matin, pour jamais je déloge.
TÉLAMON.
Tout comme il vous plaira, je vais les amener.
Scène VII
ALCÉE, seul
Ah, le maudit Vieillard ! je le veux ruiner.
Vous saurez ce que c’est, insensé téméraire,
Que d’avoir tant de gens chez vous à ne rien faire.
Que je serais ravi de voir ce vieux pénard,
Sans pain, sans vin, sans, feu, sans habit, sans un liard,
Je le verrais crever de faim et de misère,
Et les enfants seraient traités comme le Frère.
Mais, chut. Voici la bande. Admirez-ce vieux fou.
Qu’une pierre en chemin pût lui rompre le cou ?
À faire le pimpant n’a-t-il pas bonne grâce ?
Et ne dirait-on pas qu’il marche sur la glace ?
Scène VIII
ALCÉE, TÉLAMON, ÉRASTE, LÉANDRE, HEGION, CLARICE, PAMPHILE, SIRUS, GETE
TÉLAMON.
Saluez votre Père. Allons, mes chers enfants,
Puissiez-vous l’embrasser de même dans vingt ans.
PAMPHILE.
Monsieur, vous voulez bien.
CLARICE.
Malgré votre colère.
ÉRASTE.
Me sera-t-il permis ?
LÉANDRE.
À vos genoux, mon Père.
TÉLAMON.
Ah, j’ai le cœur percé.
HEGION.
Tendez-leur donc les bras.
TÉLAMON.
Hegion, ce cruel ne les regarde pas.
HEGION.
Allons, Alcée, allons, faites de bonne grâce
Ce que tout autre enfin ferait à votre place.
ALCÉE.
Voilà qui va fort bien, je leur pardonne à tous.
TÉLAMON.
Je suis content, rions, et divertissons-nous.
ALCÉE.
Ah, le vieux radoteur !
TÉLAMON.
Ça, mon Frère, courage.
ALCÉE.
Oh, fort bien. Si je puis rattraper mon Village.
TÉLAMON.
Que dites-vous ?
ALCÉE.
Je dis que Pamphile a bon air.
TÉLAMON.
Cet habit lui sied bien.
ALCÉE.
Il vous coûte bien cher.
TÉLAMON.
Dans un jour de plaisir oc de magnificence,
On ne regarde pas, mon Frère, à la dépense.
ALCÉE.
Pour l’habiller ainsi, je suis sur, tous les ans,
Qu’il vous en coûtera tout au moins deux cens francs.
TÉLAMON.
Oui-dà, cela se peut.
ALCÉE.
Ah, ma joie est extrême,
Il faut à celle-ci des habits tout de même :
Car elle chante bien.
TÉLAMON.
Allez, elle en aura,
Comptez que désormais rien ne leur manquera.
ALCÉE.
Ne vois-je pas Sirus ? Viens, mon enfant, avance :
Il faut bien lui marquer aussi ma bienveillance.
Embrasse-moi, mon cher.
SIRUS.
Monsieur, un tel honneur...
ALCÉE.
Non, je le veux ; parbleu, je suis ton serviteur.
SIRUS.
Je ne mérite pas des bontés de la sorte.
ALCÉE.
Je suis ton serviteur, ou le diable m’emporte.
À ce brave garçon, mon Frère, bonnement,
Il faudrait procurer un établissement.
SIRUS.
À Messieurs vos enfants, dès l’âge le plus tendre,
J’ai rendu tous les soins que je devais leur rendre ;
Pour eux le jour, la nuit, j’ai fait ce que j’ai pu,
Et je leur ai montré coût le bien que j’ai su.
ALCÉE.
Il les a bien instruits, et le dernier service
Qu’il vient de rendre encore à Madame Clarice
Mérite bien enfin qu’il soit récompensé.
Éraste, achevez donc ce que j’ai commencé,
Allons, prenez-vous y de la bonne manière.
ÉRASTE.
Mon Père, s’il ne faut qu’employer la prière,
Pour obtenir de vous...
TÉLAMON.
C’est trop, n’en parlons plus,
Je lui fais aujourd’hui présent de mille écus.
SIRUS.
Que de remerciements !
ALCÉE, à Gete.
Quel es-tu ?
GETE.
L’on me nomme
Gete, pour vous servir.
ALCÉE.
C’est un fort galant homme,
Mon Frère, pour Misis aussi bien que pour lui,
Il faut que vous fassiez un effort aujourd’hui.
Dans un jour de plaisir et de magnificence,
Gardez-vous bien sur tout d’épargner la dépense,
Et rendez, s’il se peut, tout le monde content.
TÉLAMON.
Oh bien soit, à chacun j’en promets tout autant.
ALCÉE.
Cela ne va pas mal.
Scène IX
ALCÉE, TÉLAMON, LÉANDRE, ÉRASTE, HEGION, CLARICE, PAMPHILE, MISIS, MADAME SANION, SIRUS, GETE
MADAME SANION.
Oh ciel ! quelle misère !
Quoi ! ma Fille, dit-on, est chez un Commissaire ?
Ah, Monsieur, quel désordre est-ce donc que cela.
TÉLAMON.
On s’est moqué de vous, ma bonne : la voilà.
MADAME SANION.
C’est toi ; ma chère enfant.
ALCÉE.
Oh, la belle alliance !
MADAME SANION.
Oui, sans doute, Monsieur, plus belle qu’on ne pense.
ALCÉE.
Que cette folle encor nous vient-elle conter ?
MADAME SANION.
Si quelque jour quelqu’un me venait rapporter
La moitié d’une bague, ah ! vous sauriez ensuite
Si votre Bru n’est pas une Fille d’élite.
ALCÉE.
Me verrai-je jamais que folles et que fous ?
HEGION.
Que parlez-vous de bague ? Ah, Ciel ! approchez-vous.
Hé bien, poursuivez donc ?
MADAME SANION.
Je dis qu’un honnête me
Doit rendre à cet enfant une fort grosse somme
En montrant la moitié de bague que voici.
HEGION.
Quel miracle ! Voyons, aurais-je l’autre ici ?
J’ai le cœur entr’ouvert, je frissonne, je tremble.
La voilà justement, comparons-les ensemble.
C’est elle. Allez, Monsieur, et ne vous plaignez plus,
Cette Fille a pour dot cinquante mille écus,
Que je vais lui donner.
TÉLAMON.
Et pourquoi donc lui taire ?
HEGION.
En partant de ces lieux, le malheureux mystère
Que son Père me fit, en me cachant l’endroit,
Le nom de la personne où cette Fille était,
M’a mis depuis trois ans dans un trouble funeste,
Il avait ses raisons. Pour vous dire le reste
Il faut un autre lieu.
TÉLAMON.
Vit-il ?
HEGION.
Il est, dit-on,
Mort d’un éclat de bombe, ou d’un coup de canon,
Et sans dire un seul mot. Au reste, cette Fille
Sort d’un illustre sang, et toute sa famille :
Je vous en instruirai, Monsieur, plus à loisir.
MADAME SANION.
Mon enfant !
TÉLAMON.
Je ne puis vous dire quel plaisir,
Quel transport ! Entrons tous.
ALCÉE.
Quoi le vice prospère !
J’abandonne les Brus, les Enfants et le Frère.
Je ne saurais déjà les souffrir sans horreur,
Et je les donne tous au diable de bon cœur.
TÉLAMON.
Arrêtez-le, il faut bien qu’il signe au mariage ;
Qu’il aille après cela s’il veut à son Village.
SIRUS.
Et pour mettre le comble à nos contentements,
À ces Noces joignez vos applaudissements.