En manches de chemise (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - Eugène NYON)
Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Montansier, le 8 août 1851.
Personnages
LINOTTE
CORYDON
PLUSIEURS VOIX DANS LA COULISSE
Le théâtre représente une chambre d’hôtel garni modestement meublée. À droite et à gauche, portes latérales donnant sur des cabinets ; la porte de gauche, troisième plan ; celle de droite, premier plan. Le cabinet de droite a une seconde porte de sortie. Au fond, une porte. À droite, deuxième plan, une cheminée ; à gauche, premier plan, un petit secrétaire.
Scène première
LINOTTE, seule, à la cantonade
Adieu, mon oncle, adieu mon bon oncle... Vous dites ?... Ah ! votre habit... Soyez tranquille... je ne l’oublierai pas.
Elle descend le théâtre.
Pauvre oncle, sur le point de repartir pour Orléans, il commande un frac dernier genre pour éblouir ses amis du Loiret... et, au dernier moment, le frac n’est pas prêt... le tailleur ne l’apportera que dans la journée... Heureusement que je suis là pour le recevoir et le faire suivre à destination...
S’approchant d’une glace.
Et maintenant que me voilà seule, songeons à ma toilette... C’est qu’aujourd’hui il s’agit d’être belle... mon avenir dépend peut-être de l’impression que je vais produire... C’est drôle, tout de même, moi, Linotte, une simple fleuriste, avoir rendez-vous avec un prince polonais... Je ne l’ai jamais vu, mais il paraît qu’il s’est pincé pour moi, un jour que j’arrosais mes gobéas, à cette fenêtre... et il m’a fait demander ma main par M. Sainte-Foy... un homme très connu, qui entreprend les mariages à façon... et vous fait déposer quarante francs... Sans façon... Je ne les avais pas... mais il m’a fait crédit... sur ma bonne mine, et comme mon oncle, avant de partir, a dû laisser comme toujours, dans ma commode, le montant de ma petite rente... Ce cher oncle, sera-t-il flatté d’apprendre que sa nièce est briguée par un boyard... lui qui rêvait un neveu cossu... Ça vous enfonce un peu le petit pharmacien d’en face... M. Bonamy... dont il a reçu la demande à coups de canne.
UNE VOIX, dans la coulisse.
Garçon, mes bottes.
VOIX DE CORYDON.
Garçon, mon habit.
AUTRE VOIX.
Garçon, mon chocolat.
LINOTTE.
Quel tapage ! c’est insupportable d’habiter un hôtel garni !... Là, voilà qui est bien pour la coiffure... récapitulons ce qui me manque pour compléter une tenue numéro un...
Air : Une fille est un oiseau.
Et d’abord il me faudrait
Une ceinture coquette,
Des gants, puis un tour de tête,
Deux balein’s pour mon corset,
Un’ tournure en crinoline,
Un petit col en maline,
Un flacon de bandoline,
Du vernis pour mes brod’quins,
Un peu de pâte d’amande,
Trois sous d’fromage de Hollande
Et du mouron pour mes s’rins.
C’est une quinzaine de francs à prélever sur mon trimestre... Et vite, vite, allons dénicher le magot... là, dans ce cabinet.
Elle entre à gauche.
VOIX DU GARÇON, en dehors.
Mais je vous dis, pharmacien, que mademoiselle Linotte n’est pas levée... et qu’elle n’a pas besoin de vous !...
VOIX DE BONAMY, en dehors.
Mais je ne veux que lui glisser un mot, à travers sa porte.
VOIX DE CORYDON, en dehors.
Garçon ! mon habit ?...
LE GARÇON, ouvrant la porte du fond et jetant un habit sur une chaise qui est près de la porte.
Le v’là votre habit !
Il disparaît.
LINOTTE, rentrant.
Eh bien ! me voilà gentille !... Mon oncle qui est parti sans me laisser d’argent... et moi qui comptais dessus pour mes emplettes... comme c’est agréable...
VOIX DE BONAMY, dans la coulisse.
Mam’zelle Linotte !
LINOTTE.
Qui est là ?
LA VOIX.
Moi ! Bonamy !
LINOTTE.
Le petit pharmacien ! comme il arrive !
À Bonamy.
Avez-vous la monnaie de cinq francs ?
LA VOIX.
Non, j’ai six sous...
LINOTTE, à part, l’imitant.
J’ai six sous !... Imbécile ! si tu n’as que six sous, prends l’omnibus !
LA VOIX.
Mam’zelle ! je brûle pour vous.
LINOTTE, à part.
Attends, je vais te faire brûler...
Haut, à la porte.
Vous n’avez pas rencontré mon oncle ?
LA VOIX, avec effroi.
Votre oncle !... Moi, non.
LINOTTE.
Je l’attends.
LA VOIX.
Avec sa canne ?
LINOTTE.
Parbleu !
LA VOIX.
Sapristi !
On l’entend dégringoler précipitamment les escaliers.
LINOTTE.
J’en étais sûre... La volée de mon oncle lui est restée gravée... sur les reins...
Se fouillant.
C’est qu’il n’y a pas à dire... rien dans les mains, rien dans les poches... comment faire pour me procurer...
Apercevant l’habit déposé sur une chaise.
Tiens !... un habit !... celui de mon oncle qu’on aura apporté... Ah ! il est très bien... des boutons d’or !... une idée ! si je le mettais au clou !... pour un jour ou deux... il y a justement un mont-de-piété dans la maison... Comme ça, je pourrai acheter... C’est décidé, je vais prendre par le petit escalier, pour ne pas rencontrer Bonamy.
Elle sort vivement par la droite.
Scène II
CORYDON, en dehors
Garçon ! mon habit... nom d’un tonnerre !
VOIX DU GARÇON.
Ah ! que je suis bête ?... Monsieur, je me suis trompé... je l’ai mis au numéro 7.
Corydon paraît au fond ; il est en manches de chemise, porte un foulard sur la tête, une paire de bottes sous son bras ; il entre un cigare à la bouche.
CORYDON.
Numéro 7 ?... c’est ici le numéro 7.
Entrant.
Monsieur, je vous demande pardon de me présenter... avec un cigare...
S’arrêtant.
Tiens ! il n’y a personne.
Élevant la voix.
Monsieur, vous n’auriez pas aperçu un habit marron, avec des boutons d’or ?... dans ce cabinet, peut-être.
Il s’approche du cabinet de droite et crie.
Jeune homme, rendez-moi mon habit !... Je n’en ai qu’un, et j’en ai besoin !... Voici vos bottes qu’on avait mises dans ma chambre... Décidément, il n’y a personne... je vais l’attendre...
Il s’installe.
Et dire qu’il y a déjà un mois que je suis parti de la Corrèze avec six cents francs et un habit marron à boutons d’or. Arrivé à Paris, je me fais conduire chez la veuve Mazure, une correspondante assez bien conservée... une femme de trente-cinq ans à l’ombre, qui en a quarante-deux au jour... C’est une Parisienne ; en 1830, je l’aurais... chantée ! Nous déjeunons !... Au dessert, elle me dit en clignant l’œil : Ah ! Corydon !... Naturellement je lui réponds : Ah ! Clotilde !... Et pouf ! voilà qu’elle se trouve mal... Comme je ne la trouvais pas bien et que j’avais pris mon café... je saute sur mon chapeau et je file en me disant : Corydon, tu as le regard magnétique... Six cents francs et un habit marron, tu dois faire un beau mariage... tu parviendras par les femmes !... Alors, comme l’abeille qui cherche au sein des roses... à faire son petit beurre, je me mis à poursuivre les héritières, à parcourir les châteaux... le château d’Asnières, le Château des Fleurs, le Château-Rouge surtout !... un endroit charmant, où l’on danse, où l’on mange... Ah ! m’y suis-je fait des bosses ! des bosses de limonades gazeuses !... je m’en suis appliqué pour cinq cents francs... de limonades gazeuses !... Toute ma légitime y a passé !... et maintenant je suis à sec... pour cause de limonades... Heureusement que mon habit me reste, c’est mon dernier espoir...
Air : Je vais enflammer des duchesses (Inventeur de la poudre).
Ô mon elbeuf, sois-moi propice,
Fais-moi briller et parvenir,
Sur toi j’ai fondé l’édifice
De tous mes rêves d’avenir.
Séduisant la blonde et la brune,
Dans tes plis je veux tour à tour,
Le matin trouver la fortune
Et le soir dénicher l’amour.
À moi la fortune et l’amour.
Bientôt une riche héritière
Me choisit parmi vingt galants ;
Elle attache à ta boutonnière
L’emblème de ses sentiments.
Je l’épouse... Et dans la quinzaine,
Grâce à ses parents tout puissants,
Un ruban rouge, quelle aubaine,
Vient remplacer la fleur des champs (bis).
Ô mon elbeuf, sois-moi propice, etc.
Parlé.
Ah çà ! mais je voudrais bien l’endosser mon elbeuf... le voisin ne rentre pas... et j’ai beau chercher... Voyons...
Il entre dans le cabinet à droite.
Scène III
LINOTTE, seule, revenant par le fond avec des paquets
Ah ! ben ! ils ne sont pas mal voleurs au mont-de-piété... Douze francs !... un habit superbe !... Ils m’ont soutenu qu’il n’était pas neuf...
Posant un papier sur la cheminée.
Ne perdons pas la reconnaissance, et dès que mon oncle m’enverra de l’argent... Comme ça file, c’t argent !...
Elle se fouille.
Plus rien... Il est vrai que j’ai maintenant tout ce qu’il me faut... la ceinture, les gants, le mouron... Oui, mais en remontant j’ai fait un accroc à ma manche.
Tout en ôtant sa robe.
J’ai de la chance aujourd’hui... et M. Sainte-Foy qui m’a recommandé une mise soignée... je lui ai promis de mettre ma plus belle robe... je n’en ai qu’une... Bah ! avec une reprise... il n’y paraîtra plus. Allons bon, je n’ai pas de soie... Si, il m’en reste une aiguillée...
Elle laisse sa robe sur une chaise à gauche et rentre dans le cabinet à gauche.
Scène IV
CORYDON, seul, sortant du cabinet de droite
Eh bien ! celle-là est bonne !... je cherche un habit marron, devinez ce que je rencontre ? la veuve Mazure, ma correspondante ! qui me fait des signes de la fenêtre en face... Elle aura déménagé, elle aura voulu se rapprocher de moi, comme le brochet se rapproche de l’ablette... Je tremble d’avoir allumé un incendie chez cette vieille Mazure... Aussi quelle imprudence ! me montrer aux femmes dans un négligé si... coquet...
Il ôte le foulard qu’il a sur la tête et le dénoue.
Gredine de cornette, tu vois comme tu les allumes !...
Il jette son foulard sur la chaise qui est près de la porte.
Avec tout ça... mon voisin tarde bien à rentrer...
Il éternue.
Bigre ! je m’enrhume dans cet appareil... et moi qui sors d’une bronchite... Dieu ! ai-je toussé cet hiver !... C’est au point que je me mettais du coton dans les oreilles pour ne pas m’entendre ; mais j’en suis sorti grâce à un lait de poule mystérieux qui venait se placer tous les matins à ma porte, dans un bas de laine. Un si beau rhume ! j’aurai fasciné quelque pharmacien... J’attends sa note... un apothicaire ne peut pas manquer de mémoire... Allons, bon, j’ai laissé éteindre mon cigare...
Apercevant le feu dans l’âtre.
Ah ! du feu !
Regardant sur la cheminée.
Et du papier...
Il prend sur la cheminée la reconnaissance pour en faire une allumette.
Tiens ! moi qui allais brûler ça... une reconnaissance du mont-de-piété... c’est sacré !
Lisant.
Habit marron, à boutons d’or ciselés...
Parlé.
Bigre !... mais c’est le mien... je le reconnais au signalement... Ah çà, est-ce que le voisin m’aurait effarouché mon habit... et il a signé... le gueux !
Lisant.
Rose Linotte... Une femme ! je suis déshabillé par une femme... Ah ! madame ! j’aime à faire cette besogne-là moi-même !
Trouvant la robe.
Plus de doute ! voilà sa robe !... une robe de soie ! ça porte des robes de soie !... Tiens ! mais j’y pense... ça vaut bien douze francs cette friperie-là... Puisqu’elle a accroché mon habit, j’ai le droit de le décrocher avec sa robe, un clou chasse l’autre... Vite, vite... au mont-de-piété le baluchon !
Il sort vivement par le fond en emportant la robe et laissant son cigare sur la chaise.
Scène V
LINOTTE, seule
Elle sort du cabinet de gauche.
J’ai enfin trouvé de la soie... ce n’est pas sans peine... Eh ! bien, où est donc ma robe ?... je l’avais mise sur cette chaise... voilà qui est particulier... qu’est-ce que c’est que ça ?... un bout de cigare !... je ne fume que des cigarettes... quelqu’un s’est introduit chez moi... des bottes !... ah ! c’est trop fort ! attends ! je vais leur faire prendre l’air à tes Sakoski, attends !
Elle entre à droite.
Par la fenêtre !
Elle rentre en scène.
Avec tout ça je ne trouve pas ma robe !
Scène VI
LINOTTE, CORYDON
CORYDON.
C’est une infamie !
Criant.
Madame il me manque douze sous.
LINOTTE.
Un homme !
Elle prend vivement le foulard laissé sur la chaise par Corydon et s’en couvre les épaules.
CORYDON.
Il me manque douze sous !...
Voyant Linotte.
Ah !...
LINOTTE.
Ne m’approchez pas, monsieur...
Criant.
Au voleur, au voleur !
CORYDON.
Au voleur ?... Ah ! je la trouve réjouissante, par exemple ! Vous avez la folichonnerie de mettre mon habit au mont-de-piété et vous criez au voleur !
LINOTTE.
Comment, monsieur ! cet habit ?... c’était le vôtre ?...
CORYDON.
Oh ! faites donc l’étonnée... elle est mauvaise, celle-là !
LINOTTE.
Mais, monsieur, je vous jure...
CORYDON.
Certainement, madame, ou mademoiselle... ça m’est égal... il ne m’appartient pas de qualifier votre profession...
LINOTTE.
Je suis fleuriste, monsieur.
CORYDON.
Fleuriste !... ah ! vous appelez ça être fleuriste... au fait, le quai aux fleurs est si près du palais de justice...
LINOTTE.
Que voulez-vous dire ?
CORYDON.
Rien. Mais vous seriez venue à moi, vous m’auriez dit : Voisin, je suis gênée... j’attends des fonds... d’Amérique et si vous pouviez m’avancer... une quinzaine de francs, j’aurais pu excuser la carotte
Avec dignité.
mais je flétris l’abus de confiance !
LINOTTE.
Mais quand je vous répète...
CORYDON.
Ta ta ta !... J’arrive au bureau du mont-de-piété avec le baluchon... et d’abord vous savez... le bureau se compose de deux comptoirs : sur l’un il y a écrit engagement, vous devez le connaître, celui-là ; sur l’autre dégagement... Naturellement je vais d’abord au premier... je présente ma robe.
LINOTTE, sans comprendre.
Votre robe !
CORYDON.
On la tourne, on la retourne, on l’examine, et on me dit : Douze francs. – Très bien, ça fait mon compte. – Je cours à l’autre comptoir, au comptoir dégagement... vous ne le connaissez pas, celui-là, et je crie : Un habit marron, boutons d’or, voici douze francs. – Pardon, me répond un vieux ténor en lunettes, il y a les frais... c’est douze sous. – Ah ! – Je me fouille, je me refouille, rien !... alors je retourne à l’autre comptoir et je leur dis : Vous ne m’avez pas prêté assez sur la robe. – On ne peut rien faire de plus. – Ah ! eh bien, alors, rendez-la-moi... on me prêtera plus ailleurs, voici vos douze francs. – Pardon, me répond un jeune Lablache sans lunettes, cette fois, il y a les frais... c’est douze sous. – Encore ! mais c’est de la tricherie, ça. À ces mots, le monsieur se fâche, moi aussi... il crie à la garde, moi aussi... on veut m’arrêter, je me sauve... et... Ah ! je dois vous prévenir qu’il y a un accroc à votre robe... il y était...
LINOTTE.
Comment, monsieur ! c’est ma robe que vous avez portée au mont-de-piété ?
CORYDON.
Un peu.
LINOTTE.
Oh ! monsieur ! c’est affreux, ce que vous avez fait là... aujourd’hui surtout... j’en avais tant besoin... pour une affaire...
CORYDON, avec intention.
Une affaire... de fleuriste ?
LINOTTE.
Qu’est-ce que ça vous fait ?
CORYDON, à part.
Elle est vexée ? je lui ai fait manquer une occasion... petite gredine, va !
LINOTTE.
Tenez, monsieur, allez-vous-en... je vous déteste, je vous exècre...
CORYDON.
Ça, ça m’est égal, pourvu que vous me donniez mes douze sous.
LINOTTE.
Eh ! monsieur, je ne les ai pas.
CORYDON.
Vous ne les avez pas ?... et le produit de ma défroque ?
LINOTTE.
Il y a longtemps qu’il est loin.
CORYDON.
Sapristi ! comme vous faites rouler la monnaie, vous ! après ça quand on la gagne si facilement... Voyons, madame, moi je me refroidis comme ça... je ne vois qu’un moyen... accrochez une autre valeur... pour soixante centimes... vous avez bien une seconde robe ?
LINOTTE.
Mais non, monsieur, je n’en ai qu’une, sans cela...
CORYDON.
Oh ! madame, permettez, on n’a pas qu’une robe !
LINOTTE.
Vous n’avez bien qu’un habit.
CORYDON.
C’est juste.
Scène VII
LINOTTE, CORYDON, LA VOIX DU GARÇON
LA VOIX.
Ah ! que je suis bête !... monsieur Corydon ! monsieur Corydon !
CORYDON.
Qu’est-ce qu’on me veut ?
LA VOIX.
Monsieur, je me suis trompé... les bottes ne sont pas à vous... le numéro 5 les réclame.
CORYDON.
Attends... je vais te les donner.
Cherchant.
Eh bien ! eh bien !
Tout à coup avec éclat.
Madame, je suis entré ici avec des bottes !
LINOTTE.
Ma foi ! je ne savais pas à qui, et je les ai...
CORYDON.
Encore ! ah çà, vous avez donc la rage du mont-de-piété ?
LINOTTE.
Mais non... pourquoi mettez-vous vos chaussures chez moi... je les ai jetées par la fenêtre !
CORYDON.
Turlututu ! je ne gobe pas ça... il paraît que chez vous c’est une carrière, une profession.
LINOTTE.
Vous m’ennuyez.
CORYDON.
Vous faites l’équipement pour homme ! c’est du propre !
LINOTTE, à part.
Ah ! si je ne me retenais !
CORYDON.
Ainsi, c’est une affaire convenue, me voilà condamné à rester nu-bras comme un boulanger jusqu’à la fin de mes jours...
LINOTTE.
Et moi en corset et les épaules...
Elle rajuste sur ses épaules le foulard qu’elle avait mis en rentrant.
CORYDON, reconnaissant son foulard.
Eh ! mais, je ne me trompe pas... Mon foulard.
Il veut le reprendre.
LINOTTE, se gendarmant.
Finissez, monsieur.
CORYDON.
Ah ! permettez... je le reconnais... il m’appartient.
LINOTTE.
Comment... Ah ! pardon...
Elle croise ses bras pour cacher ses épaules.
CORYDON.
Oh ! soyez tranquille, madame... je ne regarde pas... allez !
LINOTTE.
Je l’espère bien.
CORYDON.
Je sais choisir mes affections, moi, madame.
LINOTTE.
Qu’est-ce qui vous les demande ?
CORYDON.
Mon cœur est honnête... il ne se laisse pas prendre comme ça... au vol.
LINOTTE.
Au vol... impertinent !... tenez !
Elle lui donne un soufflet.
CORYDON.
Madame !
LINOTTE.
Monsieur !
CHŒUR.
Air : Blaise et Babet (l’Enfant de quelqu’un).
Ah ! c’est affreux, ah ! quel outrage !
Mon cœur bondit de colère et de rage !
Quel outrage (bis)
Je n’en puis subir davantage.
Corydon sort.
LINOTTE.
Enfin, le v’là parti !
CORYDON, en dehors.
Ah ! mon Dieu !... je ne peux pas rentrer chez moi !... ma clef est restée dans mon habit !
Rentrant.
Madame, vous avez mis ma clef au clou !... c’est gentil, me voilà à la porte de chez moi... J’en suis fâché, madame, j’ai fait demander un bain... pour dix heures... je le prendrai ici.
LINOTTE.
Par exemple ! je ne veux pas... Sortez, monsieur, vous prendrez votre bain chez le portier.
CORYDON.
Du tout ! vous m’avez chassé de mon domicile, vous me permettrez bien d’en élire un autre.
S’asseyant.
Il est élu.
LINOTTE.
Comment, monsieur ?
CORYDON.
Je reste ici, je m’y incruste... Heureusement que je n’ai sur moi aucunes valeurs...
Il fouille dans sa poche et y trouve une lettre.
Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?... ah !... Et mon rendez-vous que j’oubliais !
LINOTTE.
Qu’est-ce que vous avez donc, vous ?
CORYDON.
J’ai un rendez-vous, madame, et je n’ai pas d’habit !
LINOTTE.
C’est bon, monsieur... vous l’aurez votre habit... quand je devrais vendre mes boucles d’oreilles.
CORYDON.
Ça m’est bien égal.
LINOTTE.
Des boucles d’oreilles qui me viennent de mon oncle.
CORYDON, à part.
Elle veut me faire croire qu’elle a un oncle ! Après ça, elle peut en avoir volé un !
LINOTTE.
Je reviens, et j’espère me débarrasser de vous pour toujours.
CORYDON.
Ça me va !...
ENSEMBLE.
Air : Ah ! je sens que la colère. (Brodeuses de la reine. Inventeur de la poudre. )
Ah ! qu’il faut de patience
Pour souffrir tant d’insolence.
Avant peu, Dieu merci,
Je vous verrai loin d’ici.
Scène VIII
CORYDON, seul
Eh bien ! j’ai une jolie voisine !... on reçoit comme ça dans les hôtels garnis un tas de... Je parie qu’elle fait partie d’une bande !... je vais m’en assurer.
S’approchant du secrétaire.
Elle doit avoir des papiers, tous les voleurs ont des papiers... très en règle, c’est à ça qu’on les reconnaît...
Hésitant à ouvrir le secrétaire.
Ce que je fais là est peut-être un peu... familier... bah ! avec une femme qui vous déshabille !
Il ouvre le secrétaire et trouve un livre. Lisant.
Livre de dépenses...
Parlé.
Ah bah ! elle tient des livres... c’est une voleuse en partie double... Voyons l’emploi de son numéraire...
Lisant.
Acheté un crochet...
Parlé.
Un crochet ! voilà une preuve !... elle va en ville crocheter des serrures... Petite malheureuse !
Lisant.
Du 7, pris chez le boulanger un pain...
Parlé.
Voyez-vous ça, elle ne l’a pas acheté, elle l’a pris...
Lisant.
Du 8, haricots, salade, lait de poule. Du 9, lait de poule !... Du 10, lait de poule...
Parlé.
Il paraît qu’elle a été enrhumée comme moi...
Lisant.
Du 11 !...
Parlé.
Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je lu ?
Lisant.
Du 11, lait de poule pour le voisin du numéro 6...
Parlé.
Mais le numéro 6, c’est moi... et c’est à elle que je dois... c’est gentil, venir tous les jours à la porte d’un malade, avec un bas de laine, et sans se faire valoir, sans rien dire... certainement, ça me fait de la peine de lui faire des compliments, mais c’est bien, c’est honnête... Allons, le cœur est bon, il n’y a que la main qui... si jeune !... pauvre petite !... Une idée ! si j’essayais de la ramener à la vertu ?... Peut-être qu’avec de la douceur, de l’éloquence et en lui faisant de l’œil... au fait, je lui dois bien cela... Je l’entends, il s’agit de la subjuguer... Ô Orphée, prête-moi ta guitare !...
Scène IX
CORYDON, LINOTTE
LINOTTE, entrant.
C’est une horreur ! je suis furieuse !...
CORYDON.
Qu’avez-vous donc ?
LINOTTE.
J’ai... j’ai que je comptais me débarrasser de vous en vendant mes boucles d’oreilles...
CORYDON.
Eh bien ?...
LINOTTE.
Eh bien ! c’est du chrysocale... je suis volée !...
CORYDON.
Volée !... ça doit vous paraître plus dur qu’à une autre...
LINOTTE.
Ah çà ! est-ce que vous allez continuer longtemps vos plaisanteries ? je ne suis pas en train de rire, vous m’ennuyez !...
CORYDON.
Mais c’est pour votre bien, car si vous saviez tout l’intérêt que je vous porte !...
LINOTTE.
Vous ?...
CORYDON.
Oh ! oui !... depuis que j’ai appris...
LINOTTE.
Quoi !
CORYDON, toussant avec intention.
Hum ! heu ! heu !
LINOTTE.
Attendez donc... je connais cette toux-là !...
CORYDON, avec expression.
Oui, c’était moi, Linotte... et vos laits de poule sont gravés là en caractères de feu !
LINOTTE.
Ah ! c’était vous ! Eh bien ! vous pouvez vous flatter de m’avoir ennuyé cet hiver, avec votre coqueluche.
CORYDON, avec amertume.
Ah ! je comprends... vous vous êtes dit : Voilà un animal qui m’empêche de dormir.
LINOTTE.
Non, je me suis dit : Voilà un pauvre garçon qui est malade, seul, sans feu, sans argent peut-être... Eh bien ! je vais faire quelque chose, pour lui, Dieu me le rendra.
CORYDON, lui prenant le bras vivement.
Comment !... vous pensez donc quelquefois à...
LINOTTE.
Sans doute.
CORYDON.
Bien ! très bien ! continuez, vous voilà dans le bon chemin... Allons, un peu de courage !... vous, qui êtes si gentille, car je ne l’avais pas remarqué, mais vous êtes très gentille, vous !... bigre !
LINOTTE, gaiement.
Vous n’êtes pas le premier qui me le dites, bigre !
CORYDON.
Eh bien ! mam’zelle Linotte, je vous en conjure, renoncez à un état... qui a ses dangers.
LINOTTE.
Vous voulez que je quitte mon état ?
CORYDON.
Oui.
LINOTTE.
Et avec quoi vivrai-je ?
CORYDON.
Vous ferez autre chose.
LINOTTE.
Mais je ne sais pas faire autre chose !
CORYDON.
Ah ! je comprends... le pli est pris... aussi je ne vous demande pas de renoncer tout d’un coup, brusquement...
LINOTTE.
Mais...
CORYDON.
Air : J’en guette un petit...
Le premier jour chipez une cravate ;
Mais le second ne prenez qu’un faux col.
Le troisième que votre main s’abatte
Sur un objet qui ne vaille qu’un sol.
À mes avis si vous voulez vous rendre,
De vos efforts huit jours verront le prix ;
Car le huitième vous n’auriez rien pris
Que l’habitude de ne plus prendre.
LINOTTE, riant.
Savez-vous que vous êtes très cocasse ?
CORYDON.
Comment, je suis très cocasse ?
LINOTTE.
Vous tenez donc absolument à me prendre pour...
CORYDON, vivement.
N’achevez pas ! ce n’est pas votre faute, c’est la faute de votre bosse !
LINOTTE.
Voilà que je suis bossue, maintenant.
CORYDON.
Oh ! plût au ciel !...
LINOTTE.
Merci bien.
CORYDON.
Au moins, cette bosse-là, on en guérit... à Chaillot ; ce n’est qu’une course d’omnibus, tandis que l’autre...
LINOTTE.
Parole ! si j’étais riche, je vous prendrais à l’heure, pour me faire rire...
Sérieusement.
Comment, vous ne comprenez pas que je suis aussi honnête fille que vous êtes honnête homme.
CORYDON.
Eh bien ! et mon habit, là !...
LINOTTE.
Et ma robe, là !...
CORYDON.
Oh ! quelle différence !
LINOTTE.
Oui, car votre habit je l’ai pris pour celui de mon oncle que le tailleur devait apporter aujourd’hui...
CORYDON.
Est-il possible ?
LINOTTE.
Et comme j’avais besoin d’argent, en attendant la somme qu’il devait me laisser, je me suis permis pour quelques jours...
CORYDON.
Comment donc ! l’habit d’un oncle... chez ma tante !
LINOTTE, riant.
Ça ne sort pas de la famille, tandis que ma robe !...
CORYDON, à part.
Aïe !
LINOTTE.
Vous n’avez pas pu la vendre pour la robe de votre oncle, quand le diable y serait !...
CORYDON.
C’est juste !
LINOTTE, avec une indignation comique.
Ah ! monsieur ! quel métier vous faites !
CORYDON, à part.
Il paraît que c’est moi qui suis le filou.
Haut.
Dites donc, mam’zelle Linotte !
LINOTTE.
Hein !
CORYDON.
Est-ce que vous m’en voulez beaucoup ?
LINOTTE.
Certainement... j’avais un rendez-vous très important, qui intéressait tout mon avenir ; mais je ne peux pas sortir comme ça !...
CORYDON.
Le fait est que pour aller dans le monde... C’est comme moi... une entrevue d’où dépend toute ma fortune.
Il va s’asseoir à droite.
LINOTTE, pleurant.
Ah ! nous sommes bien malheureux !...
Elle s’assied à gauche.
CORYDON, à part.
Est-elle gentille en manches courtes !
Haut.
Vous ai-je dit que vous étiez gentille, en manches courtes ?
LINOTTE.
Oui, mais je n’ai pas le temps, j’ai du chagrin.
CORYDON, se levant, prenant sa chaise et s’asseyant près d’elle.
Moi aussi j’ai du chagrin...
Pauvre petite !
Il l’embrasse.
Consolons-nous, hein ?
LINOTTE, le cœur gros.
Je veux bien.
CORYDON, l’embrassant de nouveau.
Je suis bien triste, allez !
LINOTTE.
Et moi, donc !...
CORYDON, se levant.
Gredin, va !... Voyons, remettez-vous...
Linotte se lève.
Je vous trouverai bien une robe, quand je devrais...
Tout à coup ses yeux se portent vers le cabinet de droite et il pousse un cri.
Ah ! la veuve Mazure !
LINOTTE.
Quoi donc ?
CORYDON.
Vous irez à votre rendez-vous !... Je reviens, attendez-moi ! je reviens !
Il sort précipitamment par le fond.
Scène X
LINOTTE, seule, puis LA VOIX DE BONAMY
LINOTTE.
Pauvre garçon !... il est vraiment bien obligeant... courir pour moi quand lui-même a tant besoin... car enfin ce rendez-vous... c’est pour une place sans doute... c’est peut-être son pain que je lui fais perdre... Comment faire !... Pendant qu’il me cherche une robe si je pouvais lui trouver un habit... oh ! que je serais contente !
LA VOIX DE BONAMY.
Mam’zelle Linotte ! mam’zelle Linotte !
LINOTTE.
Le pharmacien ! quel ennui !
Tout à coup.
Mais j’y pense... en voilà un habit ! et un habit amoureux !... ça n’a pas de défense.
LA VOIX DE BONAMY.
Êtes-vous seule ?
LINOTTE.
Oui, monsieur Bonamy.
À part.
Comment lui demander ça !
LA VOIX DE BONAMY.
Peut-on entrer ?
LINOTTE.
Certainement, monsieur Bonamy, entrez.
BONAMY, sur le seuil.
Ah ! mam’zelle Linotte !
LINOTTE, tout à coup.
Ciel ! mon oncle qui monte par le petit escalier !
BONAMY.
Hein !... avec sa canne ?
Il se retourne, Linotte saisit vivement un pan de son habit et referme la porte de façon que le pan se trouve pris dedans.
LINOTTE, saisissant le pan.
J’en tiens un morceau ! il s’agit d’avoir la suite !
LA VOIX DE BONAMY.
Qu’est-ce que vous faites donc ! vous fermez la porte ?
LINOTTE.
Sauvez-vous ! sauvez-vous !
LA VOIX DE BONAMY.
Je suis accroché.
LINOTTE.
Laissez votre habit... je vous le renverrai.
LA VOIX DE BONAMY.
Mais...
LINOTTE.
Ciel ! le voici !
LA VOIX DE BONAMY.
Oh !
On entend Bonamy dégringoler les escaliers quatre à quatre. Linotte entrouvre la porte, amène l’habit et part d’un grand éclat de rire.
LINOTTE.
Ah ! ah ! ah ! Enlevé ! Ça n’est pas plus difficile que ça !
Examinant l’habit.
C’est qu’il est encore très bien cet habit-là. Peste ! comme les pharmaciens se mettent aujourd’hui !... Un peu fripé... mais avec un coup de brosse, il n’y paraîtra plus...
Elle entre vivement à gauche.
Scène XI
LINOTTE, CORYDON, entrant vivement par le fond
CORYDON.
Voilà la robe ! j’ai la robe ! C’est égal, il faut avoir un certain toupet. Elle était seule... la Mazure, à sa toilette. Tout à coup je débouche dans sa chambre. Elle me voit entrer en bras de chemise, et elle s’écrie : Ah ! Corydon ! je lui réponds : Ah ! Clotilde ! Et pouf, elle s’écroule. j’y comptais. Sans perdre un instant, je prends la robe qu’elle allait passer... je prends la porte... je prends l’escalier et me voilà. Eh bien ! pour son âge, elle a de jolis détails, cette veuve Mazure. Attention, je crois entendre mam’zelle Linotte... n’ayons pas l’air.
Il cache la robe derrière son dos.
LINOTTE, entrant avec l’habit.
C’est lui ! Je vous attendais...
Elle cache l’habit de même.
CORYDON.
Moi, je vous cherchais...
Air du 2e acte d’Habit, veste et culotte.
J’ai voulu vous prouver mon zèle
Et bientôt vous pourrez sortir.
LINOTTE.
Où votre désir vous appelle,
Oui, bientôt vous pourrez courir.
CORYDON.
Mais mon habit est chez ma tante.
LINOTTE.
Mais ma robe, hélas ! est absente.
CORYDON.
Qu’importe.
LINOTTE.
Ça m’est bien égal.
Corydon et Linotte montrent, l’un la robe, l’autre l’habit.
ENSEMBLE.
Celui-ci /Celle-là n’vous ira pas mal.
CORYDON.
Ah ! bah ! c’en est un...
Il prend l’habit.
LINOTTE.
Est-il possible ! c’en est une...
Elle prend la robe.
ENSEMBLE.
Des mauvais jours
Égayons le cours ;
D’un chagrin frivole
L’amitié console ;
Comme un omnibus
Qu’on n’attendait plus,
L’bonheur vient souvent
Au dernier moment.
LINOTTE.
Ah ! c’est gentil !
Étalant sa robe.
Mais comment avez-vous fait pour vous procurer cette robe ?
CORYDON.
Cette robe ?
À part.
Allons ! il n’y a qu’une forte colle qui puisse me tirer de là.
Haut tragiquement.
Je les ai vendus, Linotte !
LINOTTE.
Quoi ?
CORYDON.
Les diamants de ma famille !... accumulés depuis vingt générations !... j’en ai eu pour dix-sept francs, cet article a beaucoup baissé.
LINOTTE.
Généreux ami !
CORYDON, avec jalousie.
Mais vous-même... où avez-vous pêché ce costume masculin ?
LINOTTE.
Moi ?
À part.
Impossible de lui dire que j’ai déshabillé un pharmacien.
Haut, tragiquement.
Je me suis décidée à la négocier, jeune homme.
CORYDON.
Quoi ?
LINOTTE.
L’épée de mon vieux père !... elle était sans tache !
CORYDON.
Et vous l’avez lavée !... Ah ! Linotte !
LINOTTE.
Il le fallait bien, puisque, de cet habit, dépendait tout votre avenir.
CORYDON.
Oui, j’avais un rendez-vous à huit heures.
LINOTTE.
C’est comme moi !
CORYDON.
Il s’agissait d’un mariage...
LINOTTE.
Tiens ! c’est comme moi !
CORYDON.
Comment ! vous vous mariez ?... ah ! mademoiselle ! c’est bien mal... je n’aurais jamais cru ça de vous.
LINOTTE.
Mais il me semble que vous-même...
CORYDON.
Oui, ce matin... je ne dis pas... mais depuis que je vous ai vue... Ah ! quand je pense à vos qualités... à vos laits de poule... il me prend des envies rouges d’envoyer ma prétendue... faire lanlaire !
LINOTTE, à part.
Pauvre garçon !
Haut.
Dites donc, si j’en faisais autant de mon futur ?
CORYDON.
Ah ! voilà une idée bouffonne... Pas pour lui ! Linotte, dans ces sortes de circonstances, on ne saurait mettre trop de procédés... Passez votre robe ; moi, mon habit... et allons leur signifier d’avoir à nous ficher la paix. Ah ! où demeure-t-il le vôtre ?
LINOTTE.
Rue de Richelieu.
CORYDON.
Tiens ! comme la mienne.
LINOTTE.
Numéro 24.
CORYDON.
Tiens ! comme la mienne !
LINOTTE.
Chez M. Sainte-Foy.
CORYDON.
Juste ! Ah ! mais ! ah ! mais !...
La toisant.
Est-ce que vous seriez par hasard la jeune duchesse moscovite dont on m’a tant parlé ?
LINOTTE, le toisant.
Attendez donc... seriez-vous d’aventure le prince polonais qu’on m’a tant fait mousser ?
CORYDON.
Soixante mille roubles... énormément de platine... et dix-huit mille paysans... c’était l’apport de la dame...
LINOTTE.
Un château sur le Volga... Vingt mille têtes de mérinos et cinquante lieues de forêts vierges... c’était le patrimoine du monsieur...
CORYDON.
Le tout, moyennant quarante francs.
LINOTTE.
Prix net de la première entrevue.
Tous deux rient aux éclats.
CORYDON.
Eh bien ! mais dites donc... elle a eu lieu l’entrevue... Ce n’est pas la peine de nous habiller.
LINOTTE.
C’est vrai... elle a eu lieu... Ça fait quatre-vingts francs que nous gagnons, à nous deux.
CORYDON.
Mam’zelle Linotte... ça ne peut pas durer comme ça... quand on gagne tant d’argent, sans se donner plus de mal, c’est le moment d’entrer en ménage. Voulez-vous ma main ?
LINOTTE, riant.
Ah ! ah ! ah ! elle est bonne !
CORYDON, sérieux.
Ne rions pas, je vous l’offre.
LINOTTE.
Sans farce ?
CORYDON, avec une solennité comique.
Devant le firmament.
LINOTTE.
Au fait, ça serait drôle... il y a tant de gens qui se marient parce qu’ils sont riches...
CORYDON.
Pourquoi donc ne verrait-on pas, par-ci par-là, deux honnêtes pannés qui se marient parce qu’ils n’ont pas le sou ?
LINOTTE.
Parce qu’ils se sont entraidés dans leur débine.
CORYDON.
Parce qu’ils se sont appréciés... dans leur négligé.
LINOTTE.
À propos, comment vous appelez-vous ? je ne serais pas fâchée de savoir sous quelle étiquette je dois exister.
CORYDON.
On m’appelle Corydon.
LINOTTE.
Tiens ! c’est un nom de berger !
CORYDON, baissant la main à hauteur d’enfant.
Dites donc... nous tâcherons de former un petit troupeau...
LINOTTE, l’arrêtant.
Chut !... Tope là, mon Corydon... je suis ta femme.
CORYDON.
Tope là, ma Linotte... me voilà ton mari.
Air des Gueux.
Les gueux (bis)
Sont les gens heureux,
Ils s’aiment entre eux,
Vivent les gueux.
LINOTTE.
Ceux qu’les richess’s emmaillotent
Vivent seuls, sans se r’chercher ;
Tandis qu’deux cœurs qui grelottent
Tend’nt toujours à s’rapprocher.
ENSEMBLE.
Les gueux, etc.
CORYDON.
C’est exagérer sa mise,
C’est faire encor d’l’embarras
Que s’marier en manch’ de ch’mise...
Car l’amour n’en porte pas.
ENSEMBLE.
Les gueux, etc.