Qui perd gagne (Alfred CAPUS - Pierre VEBER)
Pièce en quatre actes.
Représentée pour la première fois au Théâtre Réjane, le 14 mars 1908.
Personnages
EMMA
JULIETTE
MADAME ERNEST
LAURE
JEANNE D’ESTRELLE
ESTELLE
MARIE
VALENTINI
MADAME MATHOT-LÉVY
DEMAY
MARIANNE
LUCIE
MÉLANIE
RENÉ FARJOLLE
VÉRUGNA
PAUL VÉLARD
BRASIER
BRISSOT
LABRANCHE
STINGAUD
LE MINISTRE
SELIM
FROMENT
MOUSSAC
À Paris de nos jours.
ACTE I
Une petite salle à mander élégante.
Meubles modernes, genre anglais. Fleurs. Portes au fond et à gauche.
Scène première
MÉLANIE, MADAME ERNEST, VALENTINE
MADAME ERNEST, à Mélanie.
Emma n’est pas levée à neuf heures du matin ? Elle est donc malade ?
MÉLANIE.
Madame ne s’est jamais mieux portée.
VALENTINE.
Allez la réveiller tout de suite, Mélanie.
MÉLANIE, avec discrétion.
N’insistez pas, mademoiselle Valentine.
VALENTINE.
Qu’y a-t-il donc ?
MÉLANIE, pudiquement.
N’insistez pas.
MADAME ERNEST.
Oh ! oh !
VALENTINE.
Mais, alors !
MÉLANIE.
Quoi ?
VALENTINE.
C’est donc vrai, ce qu’on nous a raconté ? C’est donc vrai ?
MÉLANIE.
Je ne sais pas ce qu’on a pu vous raconter, mademoiselle ; mais, hélas ! je dois dire que c’est vrai... Tenez, j’entends madame. Vous allez tout savoir, probablement...
Parait Emma.
Scène II
MÉLANIE, MADAME ERNEST, VALENTINE, EMMA
EMMA, serrant les mains de Valentine et de madame Ernest.
Bonjour, mes enfants... J’avais reconnu vos voix... Ça va bien ?
MADAME ERNEST.
C’est à vous qu’il faut demander ça.
EMMA.
Vous êtes tout ce qu’il y a de plus aimables d’être venues me voir...
À Mélanie.
Portez les journaux à monsieur et préparez son café au lait en même temps que le mien... Nous allons déjeuner...
Vif étonnement de madame Ernest et de Valentine.
MÉLANIE, bas à Valentine, en sortant.
Eh ! oui, voilà !
Scène III
EMMA, MADAME ERNEST, VALENTINE, puis FARJOLLE
MADAME ERNEST.
Ah ! je m’explique qu’on ne vous rencontre plus nulle part !
VALENTINE.
Et moi !
EMMA.
Alors, c’est un scandale !
MADAME ERNEST.
Vous êtes bien libre de faire ce qui vous plaît, certainement. Mais on en parlera dans le quartier, vous ne l’empêcherez pas.
EMMA.
Je passais donc pour une rosière ?
MADAME ERNEST.
Non. Mais vous passiez pour une femme extrêmement sérieuse. Si on s’attendait à quelque chose de vous, c’était à apprendre votre mariage un jour ou l’autre, surtout depuis que vous avez vendu le magasin et que vous vous êtes retirée des affaires.
EMMA.
Mais on ne s’attendait pas à me voir prendre un amant ?... Alors, vous supposiez qu’à mon âge, j’en étais à ma première bêtise ?
MADAME ERNEST.
On n’allait pas si loin.
EMMA.
Réfléchissez, mes enfants. Je suis née à Montmartre, je ne l’ai jamais quitté, j’y ai été ouvrière, j’ai perdu mes parents quand j’avais dix-sept ans, j’en ai plus de trente, vous ne voudriez pas !... Seulement, je ne me suis jamais affichée... Tenez, je vois ce qui vous amène de si bon matin : vous êtes intriguées, vous voudriez savoir. Eh bien, je vais tout vous dire parce que vous êtes mes amies et qu’on ne doit pas priver ses amies du plaisir d’aller potiner dans le quartier. Voici : Il y a un mois que je suis avec M. René Farjolle, trente-cinq ans, joli garçon, exerçant la profession de journaliste. Il est très gai ; nous nous aimons beaucoup, nous sommes très contents l’un de l’autre et il n’y a aucune raison pour que ça finisse. Maintenant, mes enfants, je vous congédie. Allez-vous-en, et que demain personne n’ignore cette histoire, entre la place Blanche et l’avenue Trudaine.
VALENTINE.
Vous pouvez vous en rapporter à nous !
Entre Farjolle.
EMMA.
Je vais même vous présenter monsieur Farjolle tout de suite. Vous en avez une, de chance !... Monsieur Farjolle... Madame Ernest et mademoiselle Valentine, deux excellentes amies à moi, qui brûlent du désir de faire ta connaissance.
MADAME ERNEST.
Certes, oui, monsieur... et bien heureuse... bien heureuse...
VALENTINE.
Mes compliments, monsieur.
FARJOLLE.
Et, moi, mesdames, enchanté, ravi...
Il leur serre la main pendant que Mélanie entre avec un plateau de tasses.
EMMA.
Au revoir... Nous allons déjeuner avec votre permission.
MADAME ERNEST.
À bientôt, Emma, à bientôt.
VALENTINE, bas à Emma, en sortant.
Il est très bien.
EMMA, même jeu, riant.
N’oubliez pas de le dire.
Scène IV
EMMA, FARJOLLE, en déjeunant
EMMA.
Tu sors, ce matin ?
FARJOLLE.
J’ai un rendez-vous dans une heure... As-tu envoyé chercher les journaux ?
EMMA.
Les voici, mon chéri... Est-ce que je te verrai aujourd’hui ?
FARJOLLE.
En tout cas, si je ne peux pas remonter cet après-midi, nous dînons ce soir ensemble et nous allons au théâtre. J’aurai une loge.
Il prend le journal l’Informé et le parcourt.
EMMA.
Est-ce que ton article a paru ?
FARJOLLE.
Oui.
EMMA.
Si on m’avait dit un jour que je connaîtrais un journaliste !
FARJOLLE.
Je ne suis pas journaliste. Ne profane pas ce beau nom.
EMMA.
Puisque tu écris dans les journaux.
FARJOLLE.
Je n’écris pas dans les journaux, je te l’ai dit plusieurs fois. Je fais des annonces, des réclames... Je suis courtier de publicité.
EMMA.
Ah !
FARJOLLE.
Tu ne comprends pas ?
EMMA.
Non. Tu devais m’expliquer. Tu n’as jamais le temps.
FARJOLLE, lui tendant le journal.
Regarde. Qu’est-ce que tu lis là en grosses lettres ?
EMMA.
Pastilles Bolard. Je connais ça, j’en prends quand je suis enrhumée.
FARJOLLE.
Est-ce que ça te guérit ?
EMMA.
Jamais.
FARJOLLE.
Pourquoi continues-tu à en prendre, alors ?
EMMA.
Dame ! je ne sais pas.
FARJOLLE.
Tu continues parce que tu vois « Pastilles Bolard » en grosses lettres, chaque fois que tu ouvres un journal.
EMMA.
C’est vrai.
FARJOLLE.
Et ce phénomène s’appelle la publicité. Ceux qui servent d’intermédiaires entre les fabricants de pastilles et les journaux s’appellent des courtiers de publicité, et ceux qui achètent des pastilles en croyant que ça va guérir leurs rhumes, constituent le public. Je te donne cet exemple, qui est simple, pour mieux te faire saisir le mécanisme.
EMMA.
Et c’est ton métier, ça ?
FARJOLLE.
Mon Dieu, oui.
EMMA.
Est-ce un bon métier ?
FARJOLLE.
Excellent. Seulement, moi, j’en suis à mes débuts et je ne gagne que bien juste ma vie. Mais le petit Vélard, avec qui nous avons soupé plusieurs fois, a gagné trente mille francs cette année-ci.
EMMA.
Ce gamin !... c’est épatant !
FARJOLLE.
Ce gamin est un des hommes les plus roublards qu’il y ait sur le pavé de Paris. Et je ne parle pas de gens, comme Moussac, par exemple, qui gagnent deux cent mille francs par an, qui gagnent ce qu’ils veulent...
EMMA.
Je n’en reviens pas ! Est-ce que tu aimerais avoir autant d’argent que ça, toi ?
FARJOLLE.
Évidemment, je l’aimerais... mais je n’y compte pas, et je me contenterais de beaucoup moins.
EMMA.
De combien te contenterais-tu ? Dis-moi un chiffre ?
FARJOLLE.
Quelle drôle de question !
EMMA.
C’est pour voir si nous avons les mêmes goûts.
FARJOLLE.
Voyons... je cherche... Eh bien, si j’arrivais à gagner une douzaine de mille francs par an, je serais très heureux.
EMMA.
Exactement le chiffre que j’avais pensé, mon chéri, exactement. Ça, c’est curieux ! Et quand tu n’aurais plus l’âge de travailler, qu’est-ce que tu aimerais faire ?
FARJOLLE.
Me retirer à la campagne.
EMMA, se levant.
Laisse-moi t’embrasser !
FARJOLLE.
Toi aussi ?
EMMA.
C’est mon rêve. En travaillant, c’était toujours à ça que je pensais... Malheureusement, on n’y est pas encore... Ah ! la campagne !... Tu es né en province, toi ?
FARJOLLE.
À Rouen.
EMMA.
Ça ne t’ennuie pas que je t’interroge comme ça ? Je suis bien curieuse, peut-être ?
FARJOLLE.
Mais non. Ça m’amuse.
EMMA.
Nous sommes ensemble depuis un mois. On commence à ne plus être des étrangers.
FARJOLLE.
Tu es très gentille, Emma, très bonne fille.
EMMA.
Je te plais ?
FARJOLLE.
Beaucoup.
EMMA.
À ton idée, ça durera-t-il longtemps ?
FARJOLLE.
Je le crois.
EMMA.
Très longtemps ?
FARJOLLE.
C’est bien possible.
EMMA.
Toujours ?
FARJOLLE.
On ne sait pas.
EMMA.
Et pourquoi as-tu quitté Rouen ?
FARJOLLE.
Pour venir achever mes études de médecine à Paris.
EMMA.
Tu es donc médecin ?
FARJOLLE.
Pas tout à fait, parce que je n’ai pas eu assez d’argent pour aller jusqu’au bout. Alors, j’y ai renoncé et j’ai fait un tas de métiers. J’ai été employé de commerce, j’ai tenu des écritures, j’ai fait des copies, j’ai été secrétaire d’un député, j’ai donné des leçons...
EMMA.
Mon pauvre chéri... Tu as dû la battre, la dèche !
FARJOLLE.
La moitié du temps, je me trouvais sans emploi et je me traînais dans Paris en cherchant de quoi dîner le soir. J’allais voir quelquefois vingt personnes avant de mettre la main sur une pièce de cent sous. Je demeurais dans des garnis d’où on m’expulsait tous les huit jours parce que je ne payais pas mon loyer. Je laissais ma carte au patron en lui disant : « Je vous réglerai plus tard. » Et d’ailleurs, j’ai réglé beaucoup de petites dettes de ce temps-là, pas toutes, naturellement, mais ça viendra. Tout ça a duré dix ans, pendant lesquels je ne me suis pas réveillé dix fois en ayant un louis dans ma poche. Enfin, l’année dernière, j’ai fait la connaissance de Vélard, qui m’a procuré quelques affaires de publicité. J’ai appris un peu le métier. De tous ceux que j’ai faits jusqu’à présent, c’est celui qui me convient le mieux. On est tout le temps en courses, en chasse, à la poursuite des clients... Il y a des déboires, mais c’est amusant tout de même.
EMMA.
Il y a des fois où tu n’as pas dîné, je parie ?
FARJOLLE.
Ce qui était le plus ennuyeux, c’est quand je ne dînais pas les jours où je n’avais pas déjeuné non plus. Et puis, tout de même, le lendemain, on rencontrait un camarade qui vous emmenait au restaurant, ou bien on gagnait quelques sous. Paris finit toujours par vous nourrir... Seulement, quelquefois, il n’y pense pas : alors, il faut attendre.
EMMA.
C’est ça qui t’a formé le caractère insouciant que tu as ?
FARJOLLE.
Ce doit être ça.
EMMA.
Enfin, me voilà un peu au courant de ta vie. Ce n’est pas trop tôt...
Coup de sonnette.
Tiens, quelqu’un !
FARJOLLE.
Pourvu que ce ne soit pas... ?
EMMA, riant.
Un de tes créanciers ?... Comment te trouverait-il ici ?
FARJOLLE.
C’est que j’en ai rencontré un hier, justement. Il ma peut-être fait suivre.
Entre Mélanie avec une carte.
MÉLANIE.
Pour monsieur.
FARJOLLE.
Non, c’est Vélard...
À Emma.
Vélard.
EMMA, à Mélanie.
Faites-le entrer tout de suite.
FARJOLLE.
Il n’y a qu’à lui que j’ai donné ton adresse.
EMMA.
Tu as joliment bien fait, mon chéri.
Scène V
EMMA, FARJOLLE, VÉLARD
FARJOLLE.
Entrez, cher ami... Quelle bonne surprise ! Nous venons de parler de vous.
VÉLARD.
Mes hommages, chère madame.
Il lui baise la main.
EMMA.
Bonjour, monsieur Vélard... asseyez-vous.
VÉLARD.
Je ne vous dérange pas ?
FARJOLLE.
Jamais ! Qu’y a-t-il pour votre service, cher ami ?
VÉLARD.
Je viens vous prier de me servir de témoin contre Lionel, avec qui j’ai eu une altercation, cette nuit, au cercle.
FARJOLLE.
Voyons ? Mais c’est très grave, Vélard, ce que vous me racontez là ! un duel ! Fichtre, comme vous y allez ! Mais à propos de quoi ?
EMMA, discrète.
Je vous laisse.
VÉLARD.
Mais non, chère madame, restez, je vous en prie. Il n’y a aucun mystère. C’est une histoire bête comme tout, au contraire...
À Farjolle.
Vous savez la manie qu’a Lionel de traiter tout le monde de canaille, de crapule, de fripouille...
FARJOLLE.
Ça n’a aucune importance, dans sa bouche. Comme vous le dites fort bien, c’est une manie.
VÉLARD.
Oui, mais à la longue, elle est agaçante.
EMMA.
Comment, monsieur Vélard, ce monsieur vous a appelé... ?
VÉLARD.
Il m’a appelé « fripouille », oui, chère madame.
EMMA, indignée.
Oh !
FARJOLLE.
Mais à quel propos ?
VÉLARD.
J’étais, cette nuit, au cercle, vers une heure du matin, pour manger un morceau. Je pousse la porte de la salle à manger et j’entends cette fin de conversation : « Quant à Vélard, c’est une petite fripouille, tout bonnement. »
FARJOLLE.
C’était Lionel qui... ?
VÉLARD.
Oui, à une table où se trouvaient aussi Brasier, Ravenel, quelques camarades. Vous comprenez ? Ma situation était fausse. Je pouvais, à la rigueur, faire celui qui n’a pas entendu et m’asseoir tranquillement à coté d’eux, comme si de rien n’était...
FARJOLLE.
C’est ce que j’aurais fait à votre place.
VÉLARD.
Moi aussi, peut-être, dans une autre circonstance. Mais il y a longtemps que je voulais donner une leçon à Lionel pour lui apprendre à parler un peu mieux de ses camarades Et puis, j’étais de mauvaise humeur. J’avais été roulé dans l’après-midi par cette canaille de Moussac... Bref, je me suis arrête brusquement sur le seuil de la porte, pour bien montrer à ces messieurs que j’avais entendu. J’ai souri, et m’adressant ironiquement à Lionel : « Vous parliez de moi, cher ami ? »
EMMA.
C’était envoyé !
FARJOLLE.
Il a dû être fort gêné ?
VÉLARD.
Je le crois, car il m’a répondu en balbutiant : « Si vous y tenez, Vélard, je suis à vos ordres... »
FARJOLLE.
Vous avez le beau rôle, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes bien susceptible. À mon avis, il y a là, débinage, blague, plaisanterie : insulte, non. Enfin, c’est comme vous voudrez, je suis entièrement à votre disposition, si vous donnez suite à cette affaire.
VÉLARD.
J’y suis décidé. En sortant du cercle, j’ai passé à l’Informé voir si Vérugna y était encore... et je lui ai demandé de me servir de premier témoin.
FARJOLLE, vivement.
Vérugna !...
VÉLARD.
C’est mon patron. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. Je devais m’adresser à lui d’abord.
FARJOLLE.
Je crois bien ! Et il a accepté ?
VÉLARD.
Très gracieusement.
FARJOLLE.
Voilà qui change la question ! La présence de Vérugna donne à l’affaire une portée exceptionnelle, en fait un véritable événement parisien. Tous mes compliments, cher ami, tous mes compliments.
EMMA.
Qu’est-ce que c’est que ça, Vérugna ?
VÉLARD.
C’est le directeur de l’Informé.
FARJOLLE.
C’est-à-dire, le maître de Paris !
EMMA.
Bigre... Comment dis-tu ?... Véru...
FARJOLLE.
Vérugna.
EMMA.
Ça n’a pas l’air d’un nom français.
FARJOLLE.
Il est pourtant tout ce qu’il y a de plus français.
VÉLARD.
Quoique son père fût Espagnol.
FARJOLLE.
Et sa mère Brésilienne, dit-on.
VÉLARD.
Et que lui soit né en Turquie... Est-ce que vous le connaissez déjà personnellement ?
FARJOLLE.
Je lui ai parlé une fois, l’année dernière, quand j’ai fait un peu de reportage à l’Informé.
VÉLARD.
Vous avez rendez-vous chez lui, à dix heures, avec les témoins de Lionel.
FARJOLLE.
Je ne vous cache pas, Vélard, qu’à l’idée d’approcher Vérugna, je suis très ému. C’est un grand honneur que vous me procurez, je ne n’oublierai pas.
VÉLARD.
Alors, enchanté de vous être agréable, en échange de la corvée que je vous impose.
FARJOLLE.
Ce n’est pas une corvée, c’est un devoir d’amitié que je suis heureux de remplir.
VÉLARD.
Vous demanderez l’épée, n’est-ce pas ? D’ailleurs, Vérugna est prévenu.
FARJOLLE.
L’épée, le pistolet, tout ce que vous voudrez, cher ami.
VÉLARD.
À moins que Lionel ne me fasse des excuses, bien entendu.
FARJOLLE.
Soyez tranquille... Quant à vous, Vélard, permettez-moi de vous féliciter de votre attitude. Vous avez été très crâne, très ferme, n’est-ce pas, Emma ?
EMMA.
Oh ! il a été très chic !
FARJOLLE.
Les gens comme Lionel sont les tyrans du boulevard, et il est bon que de temps en temps on les remette à leur place. Vous avez cent fois raison de lui envoyer des témoins, et je vous réponds que cette affaire fera du bruit... Où vous retrouverai-je ?
Regardant sa montre.
Il est l’heure... Diable ! il faut même se dépêcher !
VÉLARD.
Prenez l’auto qui ma amené. Vous en avez pour cinq minutes.
FARJOLLE.
Et vous ?
VÉLARD.
Je vais aller au petit café, là, en face, en vous attendant. J’ai une ou deux lettres à faire porter pour décommander des rendez-vous, ce matin. Gardez l’auto et revenez m’apporter des nouvelles.
FARJOLLE.
Restez donc ici, vous serez bien mieux.
EMMA.
Mais oui, monsieur Vélard.
Elle va chercher de quoi écrire.
Voilà tout ce qu’il faut.
VÉLARD.
J’abuse... Ah ! j’oubliais, nous dînons ce soir ensemble, avec ma camarade, tous les quatre...
EMMA.
Elle va bien, mademoiselle Jeanne d’Estrelle ?
VÉLARD.
Elle m’a prié de vous faire ses amitiés.
FARJOLLE.
Entendez-vous avec Emma... Moi, je me sauve.
Il embrasse Emma, serre vigoureusement la main de Vélard et sort.
Scène VI
EMMA, VÉLARD
EMMA.
Tenez, monsieur Vélard, mettez-vous là.
VÉLARD.
D’abord, il ne faut pas m’appeler monsieur. Nous voilà trop camarades avec Farjolle, maintenant...
EMMA.
Vous m’appelez bien madame !
VÉLARD.
Eh bien, je demanderai à Farjolle la permission de vous appeler Emma.
EMMA.
Moi, je vous la donne. Et je suis sûre que ça fera plaisir à René. Il a beaucoup d’amitié pour vous.
VÉLARD.
Moi aussi, j’ai beaucoup d’amitié pour lui. Et pourtant, j’ai failli lui en vouloir rudement !
EMMA.
À Farjolle ?
VÉLARD.
Oh ! oui.
EMMA.
Et à quel moment ?
VÉLARD.
Au moment où il vous faisait la cour, et où nous passions ensemble devant votre magasin. Vous étiez là, au comptoir, réfléchie et gaie en même temps, avec l’air attentif et intelligent d’une femme qui connaît la vie.
EMMA.
Vous aviez remarqué ça ?
VÉLARD.
Oh ! vous étiez très séduisante... Et quand je me suis aperçu que c’était Farjolle qui vous plaisait, et pas moi, j’ai commencé par être très jaloux... et je ne suis plus revenu.
EMMA, riant.
Oui, oui.
VÉLARD.
Ah ! vous avez remarqué ça ?
EMMA.
Tiens ! Et même, dès que j’ai été avec Farjolle, vous n’avez pas été fâché de me montrer votre nouvelle bonne amie, mademoiselle Jeanne d’Estrelle, qui est une des plus jolies femmes de Paris, ça on ne peut pas dire le contraire.
VÉLARD.
Oui, elle est très jolie, mais elle n’a aucune personnalité. Elle ressemble à toutes les jolies femmes de ce monde là. Elle est fabriquée par sa couturière et sa modiste, tandis que vous, vous ne ressemblez à personne... C’est pour cela que vous avez une personnalité...
EMMA.
Écrivez donc votre lettre, au lieu de me faire des compliments dont vous ne pensez pas un mot.
VÉLARD.
La preuve que je les pense, c’est que ma jalousie pour Farjolle est en train de me revenir.
EMMA.
Voulez-vous vous taire... et être plus sérieux, à la veille de vous battre ! Est-ce que vous êtes fort, aux armes ?
VÉLARD.
Assez, surtout à l’épée. Aussi, je choisis l’épée.
EMMA.
Naturellement, pardi !
VÉLARD.
Voyons, donnez-moi un petit renseignement ?
EMMA.
Dites.
VÉLARD.
J’admets que vous m’ayez préféré Farjolle... je ne suis pas assez fat pour m’étonner de ça... Mais moi, est-ce que je vous déplaisais ? Ou bien, est-ce que je vous plaisais seulement moins que lui ? Vous comprenez ce que je veux dire ?
EMMA.
Très bien... Je cherche.
VÉLARD.
Répondez-moi franchement.
EMMA.
Eh bien, voilà... Vous me plaisiez, mais pas tant que René.
VÉLARD.
En somme, s’il n’y avait pas eu ce diable de Farjolle, ç’aurait peut-être été moi que... ?
EMMA.
Non, je ne crois pas, parole !
VÉLARD.
C’est vexant ce que vous me dites là. Et pourquoi ?
EMMA.
Vous êtes trop gamin.
VÉLARD.
Oh !
EMMA.
Quel âge avez-vous ?
VÉLARD.
Vingt-six ans.
EMMA.
Vous voyez ! Ce n’est pas un âge d’homme, ça, c’est un âge de femme.
VÉLARD.
Enfin, vous me croyez incapable d’aimer ?
EMMA.
Incapable d’aimer d’une certaine façon, oh ! oui ! Vous êtes joli garçon, vous êtes amusant, ce doit être agréable d’être votre bonne amie, pendant quelques jours. Si j’avais eu dix ans de moins ou dix ans de plus, c’est peut-être vous que j’aurais choisi. Mais j’ai justement l’âge où il vous faut une affection... je ne sais pas comment dire, moi... plus grave... où on n’a pas seulement besoin de s’endormir avec un homme, mais de se réveiller avec lui ; où on aime à se figurer qu’on lui sera utile, qu’on vieillira ensemble. Eh bien, Farjolle représentait ce type-là pour moi, et vous, vous ne le représentiez pas du tout. Voilà pourquoi j’ai préféré Farjolle.
VÉLARD.
On ne peut pas mieux dire à quelqu’un qu’il n’existe pas, qu’il ne tire pas à conséquence. Seulement j’aime autant vous prévenir tout de suite que je ne renonce pas du tout à vous.
EMMA.
Ça me flatte, sans me faire peur.
VÉLARD.
Dites-vous bien que je suis en train de redevenir amoureux de vous.
EMMA.
Ne vous gênez pas. Ça nous fera toujours un petit sujet de conversation, quand nous attendrons Farjolle.
VÉLARD.
Et pour qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, je vais commencer par vous embrasser.
EMMA.
Chut ! chut ! Achevez donc votre lettre.
On sonne.
VÉLARD.
Est-ce que ce serait déjà Farjolle ?
EMMA.
Non, il a la clef.
MÉLANIE, entrant.
Madame ?
EMMA.
Qui est-ce, Mélanie ?
MÉLANIE.
Un ami de monsieur Farjolle, qui désire parler à madame.
EMMA.
Un ami de monsieur... Demande-lui ce qu’il veut ?
VÉLARD.
Je vous laisse. Je vais revenir avant déjeuner, savoir ce que les témoins ont décidé... Dites à Farjolle de m’attendre... Au fait, embrassez-moi pour que je flanque un bon coup d’épée à Lionel.
EMMA.
Quel gosse !... voilà !...
Elle l’embrasse.
VÉLARD.
Au revoir, Emma.
EMMA.
Au revoir, monsieur Vélard.
VÉLARD.
Je m’appelle Paul.
EMMA, riant.
Au revoir, mon petit Paul.
Elle le reconduit.
Scène VII
EMMA, MÉLANIE
EMMA.
Un ami de monsieur Farjolle, tu dis ? Qu’est-ce qu’il veut, ce monsieur ?
MÉLANIE.
Il arrive de Rouen pour voir monsieur Farjolle.
EMMA.
De Rouen ?... En effet, René est de Rouen... C’est sûrement un de ses amis. Fais-le entrer.
Mélanie va à la porte et introduit monsieur Froment.
Scène VIII
EMMA, MONSIEUR FROMENT, puis FARJOLLE
MONSIEUR FROMENT.
Madame Emma Favard ?
EMMA.
C’est moi, oui, monsieur. Monsieur Farjolle vient de sortir : il regrettera infiniment...
MONSIEUR FROMENT.
Parbleu ! j’en étais bien sûr ?
EMMA.
De quoi étiez-vous sûr, monsieur ?
MONSIEUR FROMENT.
Que Farjolle habitait chez vous. J’ai pris des renseignements. Il ne paraît plus à son domicile et voilà trois fois que je lui écris sans qu’il daigne me répondre.
EMMA.
Vous n’êtes donc pas un de ses amis ?
MONSIEUR FROMENT.
Si, si ! un de ses meilleurs amis... mais je suis également un de ses meilleurs créanciers.
EMMA.
Et de quel droit vous introduisez-vous chez moi ?
MONSIEUR FROMENT.
Ne vous fâchez pas, madame.
EMMA.
Vous osez me faire dire que vous arrivez de Rouen, afin que je vous reçoive, et puis... C’est trop fort !
MONSIEUR FROMENT.
Mais, madame, j’arrive de Rouen, c’est la vérité pure. Je suis monsieur Froment, tailleur à Rouen. Farjolle ne vous a jamais parlé de moi ?
EMMA.
Je vous prie de croire, monsieur, que nous avons d’autres sujets de conversation.
MONSIEUR FROMENT.
C’est pourtant moi qui lui ai fait sa première redingote, il y a dix ans, et je ne lui ai jamais refusé un costume ! Il s’est très mal conduit avec moi. En dix ans, savez-vous ce qu’il m’a donné d’acompte ? Cinquante francs. Mais, maintenant, j’en ai assez ! Il commence à gagner de l’argent, je vais le poursuivre, je vais le faire saisir. Je le poursuivrai à boulets rouges !
EMMA.
Tâchez de ne pas faire de potin ici, n’est-ce pas ? Ne dirait-on pas qu’on vous doit une fortune ! Qu’est-ce qu’il vous doit, d’abord, monsieur Farjolle ?
MONSIEUR FROMENT.
Cinq cents francs, moins les cinquante. Voici la facture, je l’ai toujours sur moi.
EMMA.
Et c’est pour cinq cents francs que vous menez ce train-là !... Asseyez- vous. Faites-moi un reçu pour solde de tout compte. Je vais vous régler... Vous n’aurez pas beaucoup de clients, vous, avec ces manières-là !
Elle vu dans la pièce à côté.
MONSIEUR FROMENT, radouci.
Mais, madame, si j’avais su !
EMMA, à la cantonade, en faisant aller la clef d’un coffre-fort dont on entend le bruit de la serrure.
C’est bon ! c’est bon ! on ne vous demande pas d’explications...
Elle revient avec un billet de mille francs.
Tenez, donnez-moi de la monnaie et acquittez-moi la facture.
MONSIEUR FROMENT, finissant d’écrire.
Voilà, madame, voilà ! Je ne pouvais pas prévoir, moi...
EMMA.
Ça prouve que vous ne connaissez pas monsieur Farjolle. Apprenez, pour votre gouverne, que c’est lui qui m’a remis ces mille francs-là, tout à l’heure, en me disant : « Si mon tailleur arrive de Rouen, paye-lui sa note ! »
MONSIEUR FROMENT.
Il m’avait donc reconnu hier, car je l’ai rencontré sur le boulevard.
EMMA.
Probable !
MONSIEUR FROMENT.
Que d’excuses, madame ! Faites-lui toutes mes excuses, je vous en supplie.
EMMA, voyant entrer Farjolle.
Faites-les-lui vous même.
FARJOLLE, à part, en entrant.
Nom de nom ! le père Froment !
MONSIEUR FROMENT, allant à Farjolle et lui prenant la main.
Ah ! monsieur Farjolle, il ne faut pas m’en vouloir, il faut me pardonner ! Vous devriez revenir à la maison. Il y a des tas de messieurs de Paris qui se font habiller en province.
FARJOLLE, étonné, mais avec dignité.
Nous verrons ça plus tard, monsieur Froment.
MONSIEUR FROMENT.
Tout à votre service... Ah ! vous avez joliment fait votre chemin, et je suis bien content... Au revoir, monsieur Farjolle, au revoir... Madame, votre serviteur.
Il sort.
Scène IX
EMMA, FARJOLLE
FARJOLLE.
Mais, qu’est-ce qui lui prend ?
Apercevant le reçu.
Comment, tu l’as payé ?
EMMA.
Oui, mon chéri, et ça m’a même rudement amusée. Tu n’imagines pas sa figure... On devrait payer ses dettes rien que pour voir la figure de ses créanciers... Tu sais, il voulait se mettre à genoux. Tu ne le crois pas ? Je vais le chercher. Je te parie qu’il se met à genoux...
Allant à Farjolle, qui se promène de long en large.
Tu ne m’en veux pas, dis ?
FARJOLLE.
T’en vouloir ?... Non. Mais je suis dans une situation extrêmement délicate.
EMMA.
Ah ! par exemple !... Voilà que tu vas commencer à dire des bêtises... N’en dis plus une... Arrête-toi...
Elle lui met la main sur la bouche.
J’avais ces mille francs qui me restaient de la vente du magasin, et je ne savais qu’en faire...
FARJOLLE, qui a pris son portefeuille.
Prends toujours ces trois cents francs à compte.
EMMA.
Et toi, alors ?
FARJOLLE.
J’emprunterai à Vélard. Il roule sur l’or en ce moment-ci.
EMMA.
Mais je ne veux pas que tu empruntes, et je ne veux pas non plus te priver de ton argent. Avec quoi me payeras-tu à diner ? Tu fais assez de dépenses pour moi depuis quelque temps... Va ! je ne suis pas pressée, et il vaut mieux que tu me doives, à moi, qu’à ton tailleur... Vois-tu, dans ta position, il n’y a rien d’embêtant comme les petites dettes criardes. C’est ça qui vous empêche de travailler, en vous enlevant la liberté d’esprit. On sort, on rencontre un créancier, il vous fait une scène, et voilà une journée fichue.
FARJOLLE.
Ça, je dois dire que c’est bien vrai.
EMMA.
Que de fois j’ai été sur le point de t’en parler ! Mais je n’osais pas, j’attendais l’occasion... Vous autres, hommes, vous êtes si susceptibles là-dessus, ou bien alors, c’est le contraire... Ce que tu devrais faire, tiens, puisque nous en sommes sur ce chapitre-là, c’est le compte de toutes les petites choses que tu dois... Je parie que ça n’est pas énorme... Et nous les payerons avec mes économies.
FARJOLLE, énergiquement.
Jamais ! Ne continue pas, je t’en prie.
EMMA.
Laisse-moi donc achever, voyons ! C’est un peu fort qu’on ne puisse pas placer un mot ! Si tu étais un bohème, un de ces hommes qui n’aiment qu’à aller au calé et à changer de femmes, alors, ce ne serait pas la peine de causer. Mais j’ai bien étudié ton caractère et je crois que, maintenant, je le connais. Au fond, tu es un garçon rangé et sérieux. Ça ne t’amuse pas du tout d’avoir des dettes, et, quand tu ne les payes pas, c’est que tu ne peux pas faire autrement. Tu es très honnête, et la preuve, c’est que tu es très timide avec les créanciers, au lieu de les flanquer à la porte, comme font les messieurs ordinairement. Ta famille, ca devait être des gens qui seraient morts de honte à l’idée d’avoir des huissiers chez eux ! Ce que j’ai encore remarqué, c’est que tu as des goûts très simples, et je suis sûre que tu t’habituerais vite à manger à des heures régulières.
FARJOLLE, riant.
Tout cela est fort juste, en effet.
EMMA.
Dans ces conditions-là, qu’est-ce qui te manque pour arriver, pour te créer une belle situation ? La tranquillité, la sécurité, enfin quoi ! un intérieur. Ce n’est pas une vie de demeurer à l’hôtel à ton âge, et de prendre tes repas dans des restaurants où tu es mal nourri et où ça te coûte très cher. Alors, je vais te faire une proposition... Écoute-moi et ne bondis pas... parce que c’est une chose qui arrangerait tout et qui me permettrait de te donner le peu que j’ai, de le mettre en commun, et de faire notre chemin ensemble... Tu as compris, dis, mon petit René ?... Oui... pourquoi est-ce qu’un jour, plus tard, oh ! ce n’est pas pressé... pourquoi est-ce qu’on ne se marierait pas ? C’est une idée qui m’est venue tout d’un coup. On s’entend si bien, nous deux ! on est si bien faits l’un pour l’autre ! Et c’est rare, ça, très rare ! Ce serait dommage de ne pas en profiter.
FARJOLLE.
Eh ! j’y ai bien pensé aussi... seulement...
EMMA.
Ah ! pardi, je sais bien, c’est ce que j’ai fait avant toi qui te chiffonne. Je le regrette assez, va ! Ce que je donnerais pour avoir été sage jusqu’à présent ! Cependant, il ne faudrait pas croire qu’il me soit arrivé des aventures extraordinaires... Tiens, je vais te le dire, moi, ce que j’ai fait, je vais te le dire franchement.
FARJOLLE.
Oh ! c’est inutile.
EMMA.
Si, si ! je ne veux rien te cacher, quand même ça t’empêcherait de m’épouser. Mais il ne faut pas qu’un jour, si tu apprends la vérité, tu puisses me faire des reproches... Écoute-moi... Sur ce que j’ai de plus sacré au monde, j’ai eu trois amants, pas un de plus, trois...
FARJOLLE.
Ce n’est pas la peine de me dire...
EMMA.
Si, si ! Le premier que j’ai eu, c’est à dix-huit ans, pour commencer, quand je travaillais chez une modiste, aux Batignolles. Il m’a duré trois ans, je ne sais pas ce qu’il est devenu... Et puis, il y a eu un étudiant... et le troisième, c’était un chef de bureau au ministère. C’est toi le quatrième. Mais dans ma vie, il n’y a pas que toi qui comptes. Les autres, je les rencontrerais dans la rue, je ne les reconnaîtrais même pas. Tu n’es pas le premier, mais tu es le seul. Maintenant, tu feras ce que tu voudras, et, quoi que tu fasses, je serai contente, pourvu que tu ne me quittes pas. C’est à toi de réfléchir, mon chéri. Moi, je ne te parlerai plus jamais de mariage, je te le promets.
Entre Vélard.
Scène X
EMMA, FARJOLLE, VÉLARD
VÉLARD.
Ah ! vous êtes de retour, Farjolle... Eh bien ?
FARJOLLE.
Eh bien, voici... Le duel a lieu demain matin – au pistolet.
VÉLARD.
Comment, au pistolet ?... Mais je vous avais recommandé de choisir l’épée.
FARJOLLE.
En effet... Mais Vérugna n’avais jamais vu de duel au pistolet, il voulait en voir un, et il a exigé le pistolet. Il a tenu aussi à ce que ce fût très sérieux... Il n’y avait qu’à s’incliner, vous comprenez, mon cher... Vérugna !...
VÉLARD.
Évidemment, évidemment... Mais c’est ennuyeux tout de même.
FARJOLLE.
Vérugna vous attend à deux heures chez Gastinne-Renette... pour vous exercer.
VÉLARD, se remettant.
Enfin !... On se battra au pistolet, voilà tout. N’en parlons plus.
EMMA, à part.
Pauvre petit !
VÉLARD, très dégagé.
Où dîne-t-on, ce soir ?
EMMA.
Où vous voudrez.
VÉLARD.
Trouvez-vous devant le journal à huit heures moins le quart. On décidera... Au revoir, mes amis.
EMMA.
Au revoir, monsieur Vélard.
Elle lui serre la main.
FARJOLLE.
À tantôt.
Vélard sort.
Scène XI
FARJOLLE, EMMA
EMMA.
Pourvu qu’il ne lui arrive rien !
FARJOLLE.
Mais non, n’aie pas peur... Il est midi, j’ai une faim !
EMMA.
Mettez le couvert, Mélanie.
FARJOLLE.
J’oubliais de te dire. Vérugna a été charmant avec moi, très cordial. Enfin, il s’est montré très bon garçon, et me voilà au mieux avec lui.
EMMA.
C’est l’important, mon chéri.
FARJOLLE.
C’est inouï ! Il ne m’avait vu qu’une fois, et il s’est rappelé ma figure... Il a même dit : ma gueule...
EMMA, riant.
Servez, Mélanie.
ACTE II
Chez Vérugna.
Un petit salon, attenant à d’autres salons en enfilade. Tout au fond, dans le dernier salon, on entrevoit une table de baccara avec des gens qui jouent ; tous sont en tenue de soirée. Dans le salon, Brasier, affalé dans un fauteuil, fume. Autour de lui, Lucie, madame Lévy, Demay, Marianne.
Scène première
BRASIER, LUCIE, MADAME LÉVY, DEMAY, MARIANNE
BRASIER, leur faisant des signes de la main.
Ayez de la patience, mes enfants, ne trépignez pas comme ça ! Vous le verrez dans un instant, Vérugna... Il a été appelé au journal parce qu’il y a une séance de nuit...
LUCIE.
Une séance de nuit, où ça ?
BRASIER.
Vous voulez y aller ?... Mais ce n’est pas ce que vous croyez. C’est une séance de nuit à la Chambre des députés.
LUCIE.
Ah ! bon !
BRASIER.
Alors, il peut en résulter des complications politiques. Vous comprenez ?... Mais, en attendant, tâchez d’être gentilles avec moi... C’est moi qui remplis les fonctions de maître de la maison jusqu’à son retour.
MADAME LÉVY.
Vous qui avez tant d’influence sur lui, mon petit Brasier, vous devriez lui parler de moi. Car vous savez ce qu’ils me font, à l’Opéra, vous le savez, n’est-ce pas ?... Ils font chanter Marguerite par une artiste américaine quand je suis là... quand je suis là !
BRASIER.
Soyez tranquille, nous mettrons une note dans l’Informé... une note adroite.
MADAME LÉVY.
Dites que c’est une honte !
BRASIER, à Marianne.
Et vous, chère enfant, qu’est-ce que vous désirez ?
MARIANNE, le prenant à part.
Ce n’est pas moi qui désire quelque chose, c’est Steck.
BRASIER.
Qu’est-ce qu’il veut, Steck ?
MARIANNE.
Qu’on n’insiste pas trop sur les courses de cet après-midi. Je vous assure qu’il ne croyait pas gagner avec ce cheval. Ça a été une surprise.
BRASIER.
Pour tout le monde, et même pour le cheval. Il n’en revient pas.
MARIANNE.
On ne dira rien, c’est compris ?
BRASIER.
J’en toucherai deux mots à Vérugna.
MARIANNE.
Merci, Brasier, je vous revaudrai ça.
BRASIER.
J’y compte bien.
UNE VOIX, au fond.
Cinquante louis en banque !
BRASIER.
Allez vous distraire, jeunes femmes ! Vous sentez-vous un peu en veine, ce soir ?
ESTELLE.
Moi ! Il me semble que je vais gagner tout ce que je voudrai. Prêtez-moi dix louis. Brasier ?... Billoche vous les rendra.
BRASIER.
Non, il ne me les rendra pas.
Lui remettant deux billets de banque.
Tenez.
ESTELLE.
Merci, mon vieux Brasier.
Riant.
Puisqu’il ne vous les rendra pas, Billoche, ce n’est pas la peine de lui dire que je vous les ai empruntés.
Elle s’éloigne.
LUCIE, prenant le bras d’Estelle.
Prête-moi donc deux louis sur les dix ?
LA VOIX, au fond.
La banque est adjugée à Stingaud.
Entre Vélard par la droite.
Scène II
VÉLARD, BRASIER, puis JEANNE D’ESTRELLE
VÉLARD, à Brasier.
Bonsoir, Brasier...
BRASIER, lui serrant la main.
Bonsoir, mon petit Vélard, bonsoir... Vous avez gagné, à ce que je vois.
VÉLARD.
Une misère... quinze ou seize louis...
BRASIER.
Seize louis ne sont une misère que quand on les gagne !
VÉLARD.
Et vous, Brasier, vous ne jouez pas ?
BRASIER.
Jamais je ne joue chez Vérugna, les jours où il reçoit.
VÉLARD.
Dites-moi ?... Depuis que vous êtes là, vous n’avez pas vu arriver Farjolle et sa bonne amie ?
BRASIER.
Non... Je l’aurais remarqué. Il m’intéresse beaucoup ce Farjolle... Il connaît depuis longtemps Vérugna ?
VÉLARD.
Non... Mais il est très bien dans la maison. Vérugna l’adore.
BRASIER.
Vérugna raffole des bohèmes... Regardez donc Moussac, qui fait du plat à votre amie...
VÉLARD.
Ce n’est plus mon amie...
BRASIER.
Ah ! bah ! Jeanne d’Estrelle n’est plus votre amie ? C’est impossible !
JEANNE, entrant.
Bonjour, Brasier... qu’est-ce que tu dis encore de rosse sur moi ?
VÉLARD.
Il ne veut pas croire que nous ne sommes plus ensemble !
JEANNE.
C’est vrai ! Tu ne savais pas ? Que veux-tu ! nous nous sommes aperçus, tout d’un coup, qu’on ne s’aimait plus depuis trois ans. Alors, on s’est séparé, nous restons amis tout de même.
BRASIER.
Du reste, ma petite, tu es déjà remplacée !
JEANNE.
Au bout de huit jours !... Ça, c’est pas chic !
À Vélard.
Tu aurais pu attendre un mois !
VÉLARD.
Ne l’écoute pas !... Il te conte des blagues !...
BRASIER.
Mon cher, j’habite avenue Montaigne, de mes fenêtres, je vois votre maison, rue Clément-Marot.
JEANNE.
Oui... Eh bien ?
BRASIER.
Eh bien, au moment de votre duel, quand Lionel vous eut mis cette jolie petite balle dans l’épaule, presque tous les jours, entre deux et quatre, une voiture s’arrêtait devant votre porte, et il en descendait une dame, toilette discrète, voilette épaisse... Elle payait vivement le cocher, et se faufilait dans la maison.
VÉLARD.
Vous êtes stupide, Brasier, avec vos inventions !
JEANNE.
Il se fâche ! Donc c’est vrai...
À Brasier.
Elle est bien, la madame ?
BRASIER.
Pas mal... Beaucoup de branche... Avec ma lorgnette, j’ai pu distinguer la figure... Elle est jolie, très drôle surtout.
JEANNE.
Mieux que moi ?
BRASIER.
C’est un autre genre. Enfin, elle est très bien.
VÉLARD.
Écoutez... j’ai assez ri avec cette plaisanterie... Je retourne au jeu...
Il sort.
JEANNE.
Après tout... si ça lui fait plaisir !
Montrant une femme qui entre.
Tiens !... voilà cette petite grue, de Laure... Comment Vérugna reçoit-il ça !... Une traînée qui joue des bouts de rôles aux Délassements !
LAURE, s’avançant.
Ah ! bonjour, Jeanne !
JEANNE, l’embrassant.
Bonsoir, ma chérie ! Vous ne jouez pas ce soir ?
LAURE.
Si, mais je ne suis que du trois... Je suis venue serrer la main à Vérugna. Il m’a dit de passer pour une affaire très sérieuse. Il s’agit de politique.
JEANNE.
Mais qu’elle est donc belle !
LAURE.
Oh ! C’est une vieille robe !... C’est vous qui êtes délicieuse !
Jeanne et Laure s’éloignent.
BRASIER, seul.
Charmantes petites femmes !
Scène III
BRASIER, FARJOLLE, EMMA
FARJOLLE, entrant.
Hé ! Brasier ! Vous allez bien ?
BRASIER.
Mon bon Farjolle ! Je parlais de vous à l’instant même !
FARJOLLE.
Vous parliez de moi ? Vous m’inquiétez !
BRASIER.
Avec le petit Vélard. Il vous aime beaucoup ; du reste, il aime tout le monde. C’est de son âge.
FARJOLLE.
Ce n’est pas du vôtre, hein ?
BRASIER.
Oh ! moi ! J’en ai tant vu !... Vous allez faire votre cour au patron ?
FARJOLLE.
Oui.
BRASIER.
Il est sorti un instant... Il a été appelé au journal !... Venez donc ! Nous le retrouverons tout à l’heure.
FARJOLLE.
Permettez... Mais je ne suis pas seul.
BRASIER.
C’est vrai... on m’a dit ! Vous avez une bonne amie... Vous l’amenez ?
FARJOLLE.
Elle ôte son manteau... Permettez-moi de vous la présenter.
BRASIER.
Très volontiers !
EMMA, entrant.
Là... je me suis donné un petit coup de poudre...
FARJOLLE.
Emma, je te présente monsieur Brasier...
BRASIER, saluant.
Madame !...
EMMA.
Oh ! monsieur, René m’a souvent parlé de vous...
BRASIER.
Il est trop aimable ?
La regardant.
Tiens ! Oh ! que c’est curieux !...
FARJOLLE.
Vous dites ?
BRASIER.
Rien... Une ressemblance... Madame me rappelle, trait pour trait, quelqu’un... Eh bien, je vous lâche...
Il sort.
Scène IV
EMMA, FARJOLLE, puis VÉLARD
EMMA.
Qu’est-ce que c’est que ce type-là ?
FARJOLLE.
Un monsieur très influent ici !... C’est le seul homme, à Paris, qui tutoie Vérugna... Ça lui fait une situation.
EMMA.
Ah !... Si j’avais su !... Vrai, mon chéri, je ne suis pas à mon aise. Dis donc ! Il va falloir que tu me présentes à Vérugna ?
FARJOLLE.
Oh ! c’est indispensable... Nous sommes chez lui... Et d’ailleurs, on lui a parlé de toi... Il désire beaucoup te connaître.
EMMA.
Pourvu que je lui lasse bonne impression ! Je me sens dépaysée, à la pensée de coudoyer toutes ces femmes couvertes de bijoux, habillées comme au théâtre !
FARJOLLE.
Veux-tu réussir, oui ou non !...
EMMA.
Ah ! certes !...
FARJOLLE.
Veux-tu devenir riche ?
EMMA.
Riche !... Je n’y tiens pas !... Tiens ! sais-tu à quoi je bornerais mon ambition ! À avoir une petite maison dans le genre de celle que nous avons visitée dimanche dernier, à Fin-d’Oise, avec son jardin qui descend jusqu’à la rivière, et le bateau amarré à l’ombre, au pied de ces grands arbres !...
FARJOLLE.
La maison du père Guillaume.
EMMA.
On l’aura, mon chéri !... J’ai comme une idée qu’on l’aura plus tard !
FARJOLLE.
Ça dépend des gens qui sont là. Tiens, dans l’entourage de Vérugna, il y a dix personnes qui peuvent me faire gagner la maison Guillaume.
EMMA.
Tu crois ?
FARJOLLE.
Il suffirait dune bonne allaire... d’une affaire, tiens, comme celle que vient de dénicher Vélard.
EMMA.
Ah !
FARJOLLE.
Oui... Toute la publicité de Griffith, le grand barnum anglais, qui veut fonder, à Paris, un établissement immense pour l’été... mélange de kermesse, d’hippodrome et de cirque... Une machine qui donnera des bénéfices fabuleux si elle réussit ! C’est une question de réclame.
EMMA.
C’est ça qui nous aurait fallu !... Qu’est-ce que ça peut lui rapporter, à Vélard ?
FARJOLLE.
Trente ou quarante mille francs, au moins. Crois-tu ?... C’est admirable ! Ah ! Il est malin !...
EMMA.
Tu serais aussi malin que lui, seulement, tu n’a pas encore les relations nécessaires, tu n’es pas encore connu dans ce monde-là. Il faut être patient, se lier tout doucement avec les uns et les autres... Ce n’est pas que ces gens-là m’épatent, car au fond, qu’est-ce que c’est ? Des tripoteurs et des cabotins. Mais on en a besoin, dans ta profession.
FARJOLLE.
Évidemment. Remarque, je ne me décourage pas, au contraire... Surtout aujourd’hui que je suis plutôt bien avec Vérugna.
EMMA.
Ah ! Ce Vérugna ! s’il voulait !
FARJOLLE.
Certes... C’est l’homme le plus puissant de Paris... Ce matin encore, il a sauvé le gouvernement... Et tu sais, sauver un ministère, c’est dix fois plus dur que de le renverser. C’est Vérugna qui a fait Labranche, Sélim, Moussac et même Vélard.
EMMA.
Va, mon chéri, ton tour viendra, il n’est pas loin, je le sens... Au fait, ton ami Vélard, il ne vient donc pas, ce soir ?
FARJOLLE.
Si, si, il doit être là !... Nous entrons ?
EMMA.
Rien ne presse... Toi, tu devrais te montrer un peu, jouer... n’avoir pas l’air de quelqu’un qui n’a pas le sous. As-tu emporté de l’argent ?
FARJOLLE.
J’ai cent francs.
EMMA, tirant sa bourse.
Et moi cinquante... Tiens, prends-les... Joue-les pour moi... Tâche de ne pas les perdre... Mais si tu les perds, ne te fais pas de bile, ce n’est pas grave.
FARJOLLE.
Et toi ? qu’est-ce que tu vas faire ?
EMMA.
Je ne serai pas embarrassée.
Entre Vélard.
Ah ! voici Vélard... Il me tiendra un instant compagnie, n’est-ce pas ?
VÉLARD, leur serrant la main.
Comment donc !
FARJOLLE.
Alors, je vous laisse. Je vais risquer quelques louis.
VÉLARD.
Moussac perd ce qu’il veut. Profitez-en !
FARJOLLE.
Bigre, oui !
Il s’éloigne vers le fond.
Scène V
EMMA, VÉLARD
VÉLARD, vivement, courant à elle.
Emma !... Enfin, je peux vous parler !...
EMMA.
Ne vous avancez pas comme ça. Vous avez l’air de vouloir vous élancer sur moi. Si Farjolle s’était retourné, il n’aurait rien compris...
VÉLARD.
Voilà huit jours que je vous attends, pendant deux heures chaque fois... Oui, deux heures. Je rentre chez moi à quatre heures et j’y reste jusqu’à six... depuis huit jours... vous ne venez jamais... vous ne m’envoyez pas le plus petit mot... Je ne sais plus que penser... qu’est-ce qui se passe ? Voyons, qu’est-ce qui se passe ?
EMMA.
C’est pour vous le dire que j’ai tenu à rester seule avec vous un instant.
VÉLARD.
Vous appelez ça être seuls !... Non, je vous attendrai demain à quatre heures... Je vous attendrai jusqu’à six... Je vous en supplie, tâchez de venir... Si vous avez quelque chose à me dire, nous serons bien mieux.
EMMA.
Non, nous sommes très bien ici... d’ailleurs, ce ne sera pas long. Il faut être raisonnable, mon petit Paul, et surtout ne pas faire de gestes comme ça... C’est fini, je n’irai plus chez vous... Mais restez tranquille, je vous prie... Je n’irai plus, vous entendez. Ce n’est pas une raison parce que j’y suis allée deux ou trois fois, pour que je me croie engagée toute la vie... Ah ! ce que c’est que d’être trop bonne fille ! Vous veniez d’être blessé dans ce duel, et encore, pas gravement...
VÉLARD.
Pas gravement !
EMMA.
Non, pas gravement ! La balle avait effleuré votre épaule. Elle n’était même pas rentrée...
Mouvement de Vélard.
ou si elle était rentrée, elle était ressortie tout de suite... Elle avait fait une simple écorchure. Seulement, j’avais été émue du danger que vous veniez de courir... Vous m’aviez écrit une lettre en me disant que vous aviez pensé à moi à ce moment-là. Ce n’était pas vrai, bien entendu, mais ça m’avait remuée. Alors, je suis allée vous voir, et la preuve que votre blessure était insignifiante, c’est que... parfaitement. Je m’en suis rendu compte après...
VÉLARD.
L’amour m’avait fait oublier la douleur.
EMMA.
Taisez-vous donc !... Enfin, c’était fait, c’était fait ! Vous avez été très gentil, très tendre, très amoureux... Oh ! vous êtes très gentil, je vous rends justice... Sans ça, je ne serais pas retournée le lendemain. Mais, maintenant, Paul, en voilà assez. Je ne suis pas libre et surtout je ne veux pas tromper Farjolle que j’aime, que j’aime uniquement. Si vous voulez rester camarade, vous oublierez ce qui s’est passé entre nous, comme je l’ai déjà oublié, et vous n’y ferez jamais allusion.
VÉLARD.
Je ne peux pas m’engager à ça... Non... non, je ne peux pas. Je vous aime, moi aussi, il m’est impossible de penser à une autre femme qu’à vous. J’ai quitté Jeanne d’Estrelle.
EMMA.
Vous n’auriez pas dû, sans me prévenir !
VÉLARD.
À côté de vous, elle me faisait l’effet d’un mannequin, tandis que vous, vous êtes une vraie femme, naturelle, vibrante, complète enfin... complète. Si j’étais privé de vous, je serais très malheureux, je souffrirais, je ne serais plus bon à rien ; un chagrin d’amour dans ma profession, voyez-vous, ce serait très grave.
EMMA.
Écoutez, Paul, puisque vous m’y forcez, je vais vous révéler une chose que je ne voulais vous dire que plus tard et qui vous fera comprendre ma conduite... et qui vous montrera aussi que nous ne devons désormais avoir ensemble que des rapports de bonne amitié. Je ne suis plus la maîtresse de Farjolle.
VÉLARD, vivement.
Oh ! tant mieux !
EMMA
Je suis sa femme, sa femme légitime.
VÉLARD.
Vous ?... mais depuis quand ? Depuis quand ?
EMMA.
Depuis avant-hier.
VÉLARD.
Voilà une histoire !
EMMA.
Oui, nous nous sommes mariés avant-hier, dans son pays, à Rouen. Nous avions décidé de ne le dire à personne. Ce n’est pas la peine... qui ça intéresse-t-il ? Et puis, Farjolle, par son métier, est obligé de fréquenter un tas de gens qui ont des maîtresses, qui les gardent ou qui les quittent à propos de rien. Si on me savait mariée, dans ce monde-là, je serais gênée, et Farjolle aussi... ou bien on ne nous inviterait plus ensemble. On s’est épousé pour soi, et non pour les autres.
Un temps.
Vous voyez. Paul, que tout est changé et qu’il y a certaines imprudences que je ne peux plus faire.
VÉLARD.
Ce n’est pas parce que vous êtes devenue madame Farjolle que je vous en aimerai moins, au contraire. Je vous jure, Emma, que je serai l’amant le plus discret, le moins exigeant. Jamais personne ne soupçonnera notre liaison. Mais vous n’avez pas le droit de me désespérer sous prétexte que vous êtes mariée ; ce n’est pas de ma faute. Je ne peux pas être victime de ça, car, enfin, je vous plais, vous me l’avez dit, vous me l’avez prouvé...
EMMA.
J’ai eu tort, n’insistez pas. Ma vie, maintenant, est arrangée avec Farjolle. Il s’agit de nous débrouiller, tous les deux ensemble, et de faire notre chemin. Nous ne sommes pas riches, vous savez, et nous avons beaucoup de peine à faire aller notre petit ménage. Farjolle gagne très peu d’argent... Tout ça vous est égal, évidemment. Vous êtes dans une jolie situation... vous faites des affaires magnifiques... comme celle de cet Anglais...
VÉLARD.
Griffith ?
EMMA.
Oui, Griffith... Alors, je comprends très bien que vous songiez à vous amuser, que vous n’ayez pas d’autres préoccupations. Mais moi, ce n’est pas la même chose, et avec toutes les inquiétudes que j’ai pour notre avenir, je n’ai pas le cœur de penser à la gaudriole...
VÉLARD, avec passion.
Emma ?
EMMA.
Quoi ?
VÉLARD.
Dites-moi que je vous plais encore un peu ? Dites-le-moi, je vous en prie ? Je vous dirai pourquoi après.
EMMA.
Vous me plaisez, comme ami.
VÉLARD.
Non, Emma, pas comme ami... Dites-moi qu’il n’est pas impossible que vous reveniez un jour ?
EMMA.
Dans les circonstances actuelles, c’est impossible. J’ai trop d’ennuis... Farjolle a, de son côté, de graves soucis... Plus tard, si notre situation s’arrange... je ne dis pas !...
VÉLARD.
Je comprends l’état d’esprit où vous êtes... je commence à connaître votre caractère... votre caractère sérieux... votre sens de la vie... de la réalité... Eh bien, je vais vous faire une proposition, qui vous montrera que je ne suis pas un ennemi de votre tranquillité, que je ne serai pas pour vous un amant exigeant, un de ces hommes qui demandent des sacrifices continuels à la femme qu’ils aiment... Et puis, j’ai beaucoup de sympathie pour Farjolle...
EMMA.
Oh ! vous dites ça !...
VÉLARD.
Non... je vais vous le prouver... Tenez, cette affaire que je fais avec Griffith... Voulez-vous que je la partage avec lui ?
EMMA.
Vous feriez ça !
VÉLARD.
Oui... surtout si ça vous est agréable, Emma... Sans compter que Farjolle est très débrouillard.
EMMA.
Il vous serait très utile... c’est moi qui vous le dis.
VÉLARD.
Je n’en doute pas !... Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
EMMA.
Mais, qu’il n’y ait pas d’équivoque entre nous... n’est-ce pas, mon petit Paul... Vous faites cela pour Farjolle, pour Farjolle uniquement...
VÉLARD.
Bien entendu !
EMMA.
Quant à moi, je ne vous promets rien... J’insiste beaucoup là-dessus... vous devez comprendre cette délicatesse.
VÉLARD.
Oui, Emma... et je ne vous en aime que davantage.
EMMA.
Oh ! je ne dis pas que je ne vous en serai pas reconnaissante... Je ne suis pas une ingrate... Et c’est très gentil, ce que vous faites là... c’est d’un bon ami... je ne l’oublierai pas...
VÉLARD.
C’est tout ce que je vous demande, Emma... je suis très content ! Voilà votre mari. Ne lui dites rien avant que j’aie parlé au patron.
Scène VI
EMMA, VÉLARD, PLUCHE, FARJOLLE, BRASIER, MOUSSAC, LABRANCHE, SÉLIM, LAURE, JEANNE, etc.
FARJOLLE, entrant, après avoir quitté Pluche, qui traverse le fond.
Vite... Pluche me dit que Vérugna est de retour... il va passer par ici... je vais te présenter...
Brouhaha de gens qui sortent du salon. Pendant ce temps.
EMMA.
Je suis très émue...
FARJOLLE.
Ah ! au fait, tu sais... j’ai perdu les cent cinquante francs.
EMMA.
Oh ! Zut !... Enfin, ça ne fait rien, mon chéri... As-tu gardé de quoi payer la voiture ?
FARJOLLE.
Oui.
EMMA.
Alors... tout va bien !...
FARJOLLE.
Voilà Vérugna.
BRASIER, se précipitant.
Eh bien, ces bruits ?
VÉRUGNA.
C’est arrangé... Dans le numéro de demain, nous les calmons... nous leur faisons comprendre qu’un conflit serait absurde en ce moment, où les cours ont besoin de fermeté.
BRASIER.
Alors, on ne vend pas ?
VÉRUGNA.
On ne vend pas, nous sommes au beau... Qui me passe une cigarette ?
DIX PERSONNES, tirant un porte-cigarettes.
Voilà, patron !...
VÉRUGNA, en prenant une.
Merci... Allez, mes enfants... Retournez à vos petites occupations... Faites ce que vous voudrez... Amusez-vous. Soyez convenables, ne le soyez pas, ça m’est absolument égal. Surtout, soyez gais ! Vous n’êtes pas chez le directeur de l’Informé. Vous êtes chez un camarade !
FARJOLLE, s’avançant avec Emma.
Patron...
VÉRUGNA, lui tendant la main.
Tiens... C’est vous, Farjolle. Vous allez bien ?
FARJOLLE.
Toujours bien... Voulez-vous me permettre de vous présenter...
VÉRUGNA.
Ah !... Votre bonne amie !... Parfait !... Très gentille... Figure très rigolote... air bonne fille.
Il lui tapote la joue.
Sacré Farjolle !... Je n’aurais jamais cru ça de vous !...
EMMA.
Je suis confuse... monsieur le directeur.
VÉRUGNA.
Mais non, mon enfant, mais non... J’aime beaucoup Farjolle... il est très gai... Je ferai quelque chose pour lui...
BRASIER.
Tu dis toujours ça !... Mais tu ne feras rien pour lui !...
VÉRUGNA.
Tais-toi, brute !
À Emma.
Et y a-t-il longtemps que vous êtes ensemble ?
EMMA.
Pas mal de temps, déjà !
VÉRUGNA.
Très bien, mes enfants... Allez vous distraire !... Allez. Vous connaissez du monde, ici ?... des dames ?...
EMMA.
Non... personne, monsieur le directeur.
VÉRUGNA.
Alors, je vais vous faire connaître une gentille petite femme.
Appelant.
Laure !
LAURE, s’approchant.
Monsieur Vérugna ?
VÉRUGNA.
Je vous présente...
À Emma.
comment vous appelez-vous ? le petit nom ?
EMMA.
Emma.
VÉRUGNA.
Bon.
Les présentant.
Laure... Emma.
LAURE.
Chère madame...
EMMA.
Madame !...
VÉRUGNA, les poussant.
Ça va bien... Allez bavarder, maintenant.
EMMA.
Quel homme charmant, vous ne trouvez pas ?
LAURE.
Oui... on est tout de suite à son aise avec lui.
Farjolle, Emma et Laure sortent.
VÉRUGNA, à Brasier.
Tu vois cette petite Laure ?... Elle sera demain la maîtresse du ministre des Beaux Arts... à qui elle plaît beaucoup, et elle ne s’en doute pas.
BRASIER.
Tu fais un joli métier !
VÉRUGNA.
Un ministre ne doit tenir sa maîtresse que de l’Informé.
PLUCHE, entrant.
Patron, monsieur Moussac demande si vous jouez votre coup de vingt-cinq louis, comme d’habitude ?
VÉRUGNA.
Ah ! c’est vrai, ma parole, j’oubliais ! Vingt-cinq louis à gauche.
À Brasier.
C’est incroyable, mon cher, toutes les fois qu’on joue chez moi, je mets vingt-cinq louis sur le tableau de gauche, je les gagne, et puis je ne joue plus de toute la soirée.
MOUSSAC, au fond.
Rien ne va plus.
VÉRUGNA.
Ça anime la partie, et ça fait plaisir à tout le monde... même au perdant.
MOUSSAC.
J’en donne.
VOIX.
Huit... Neuf !...
VÉRUGNA.
J’en étais sûr... j’ai gagné...
PLUCHE, revenant.
Voici vos vingt-cinq louis, patron.
VÉRUGNA, empochant.
Merci, jeune homme.
BRASIER.
Tu es de bonne humeur, ce soir. Tu es abordable, tu es paternel... tu causes familièrement avec tes sujets.
VÉRUGNA.
Je suis content, sans raison...
Entre Vélard.
Ah !... voilà Vélard... Bonsoir, mon petit. Bonsoir, patron.
VÉLARD.
Bonsoir, patron.
VÉRUGNA.
J’avais quelque chose à vous dire... Ah ! oui !... Je viens de recevoir un mot de Griffith. Il accepte les conditions, en principe. Ce brave Griffith !... Je suis content de le revoir.
VÉLARD.
Vous le connaissez ?
VÉRUGNA.
Nous nous sommes rencontrés, autrefois, en Amérique. Nous avons même été associés un instant, pour le commerce des bestiaux. Si on m’avait dit alors, que je fonderais un journal à Paris, je n’aurais pas été étonné, parce que dans la vie il ne faut s’étonner de rien, mais j’aurais souri !... Figurez-vous, mes enfants, qu’à ce moment-là, moi qui vous parle, je jetais le lasso d’une façon remarquable.
BRASIER.
Tu le jettes encore très bien... dans un autre genre.
VÉRUGNA, riant.
Ah ! ah !... Ce Brasier !... Il en a parfois de bonnes !... Enfin, vous comprenez, Vélard, que Griffith ne pouvait rien me refuser.
VÉLARD.
J’ai eu tout à l’heure une idée, patron, que je voulais vous soumettre. Si on envoyait quelqu’un à Londres, pour causer avec Griffith... le tâter ?
VÉRUGNA.
Oui, oui... bonne idée. Allez-y donc vous-même, Vélard.
VÉLARD.
C’est que j’ai à m’occuper de la publicité parisienne, je ne puis guère m’absenter... Alors, j’avais pensé à envoyer là-bas un garçon qui est très intelligent... très au courant des affaires.
VÉRUGNA.
Qui ça ?
VÉLARD.
Farjolle.
STINGAUD.
Farjolle !... En voilà une idée !
LABRANCHE.
Vous êtes fou, Vélard ! Farjolle est incapable de se débrouiller là dedans. Il se laissera rouler.
STINGAUD.
Ça n’existe pas, Farjolle !...
VÉLARD.
Je vous assure que vous ne le connaissez pas !
LABRANCHE.
Allons donc ! Il traînait dans tous les tripots de Paris ; il crevait de faim.
STINGAUD.
Il m’a plus d’une fois emprunté cent sous ! Et vous voudriez lui confier une affaire de cette importance ?
LABRANCHE.
C’est absurde !
VÉRUGNA.
Taisez-vous !... Farjolle m’est très sympathique!... Il se présente bien... il est gai...
VÉLARD.
Alors ?
VÉRUGNA.
Dites-lui qu’il sera votre second dans cette affaire... d’ailleurs, il y a longtemps que je voulais faire quelque chose pour lui.
VÉLARD.
Oh ! merci, patron !... Je vous envoie Farjolle.
Il sort.
LABRANCHE.
Après tout, patron, vous êtes meilleur juge que nous !
SÉLIM, amer.
Il a de la veine, ce Farjolle !
VÉRUGNA.
Et puis, il est plein de mérite !
Il leur tourne le dos.
LABRANCHE, bas.
N’insistons pas... il le ferait décorer !
Haut.
Tu viens, Sélim ?
SÉLIM.
Oui... C’est égal, c’est roide.
Scène VII
VÉRUGNA, BRASIER, puis FARJOLLE
VÉRUGNA.
Crois-tu qu’ils sont embêtés !
BRASIER.
Oui... tu es très content, je vois ça !...
VÉRUGNA.
Mais ce n’est pas seulement pour les embêter que j’ai fait ça !... C’est un peu pour les embêter... Mais ce n’est pas seulement pour ça... Ma parole, j’ai de la sympathie pour ce petit Farjolle !... Et, d’ailleurs, sa bonne amie est très agréable.
BRASIER.
Très agréable... Elle le trompe avec Vélard.
VÉRUGNA.
C’est tout naturel !... Ce pauvre Farjolle ! Il me devient de plus en plus sympathique... Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir ? Tu es sûr ?
BRASIER.
Aussi sûr qu’on peut l’être quand on voit une femme entrer chez un jeune homme et en sortir deux heures après... et cela à deux reprises différentes.
VÉRUGNA.
Elle est bonne ! Elle est bonne !... Cet excellent Farjolle ! Il m’est de plus en plus sympathique !
BRASIER.
Tout à l’heure, je l’ai reconnue... C’est bien elle...
VÉRUGNA.
Ce brave Farjolle ! Je l’aime beaucoup, décidément !
BRASIER.
Gare !... Le voilà ! Il vient te remercier !
FARJOLLE, entrant.
Patron !... Je suis fou de joie !... Vélard vient de m’apprendre que vous voulez bien me confier cette mission. Est-ce possible !
VÉRUGNA.
Mais oui !
FARJOLLE.
Je vous remercie profondément !... C’est inouï ce qu’un homme comme vous peut faire d’un mot !
VÉRUGNA.
Il y a longtemps que j’attendais l’occasion de t’être agréable...
FARJOLLE.
Et vous me tutoyez !
VÉRUGNA.
Oui... Tu m’es très sympathique, tu sais !
BRASIER.
Vous avez à causer d’affaires. Je vous laisse.
Bas à Farjolle.
Mon cher, je vous ai donné un bon coup d’épaule !
Il sort.
Scène VIII
VÉRUGNA, FARJOLLE
VÉRUGNA.
Assieds-toi, Farjolle !... et causons.
FARJOLLE.
Merci, patron !
VÉRUGNA.
Tu es gai, mais au fond, tu es sérieux... tu ne t’occupes pas exclusivement des femmes... tu essayes de gagner ta vie... Je t’aiderai, Farjolle.
FARJOLLE.
Oh ! monsieur Vérugna... Je ne sais plus où je vais !... C’est un honneur tellement inouï !... En présence d’un homme comme vous, je sens que je ne suis rien... que je serai ce qu’il vous plaira !
VÉRUGNA.
N’aie pas peur, je ferai quelque chose pour toi. Par exemple, du moment que je te protège, il faut t’attendre à tout... Tu dois prendre de la carrure, de l’aplomb, car ce ne seront pas les ennemis qui te manqueront.
FARJOLLE.
Je m’en doute.
VÉRUGNA.
Et s’ils te manquent, les amis, eux, ne te rateront pas. Par conséquent, tu dois être solide... Es-tu solide ?
FARJOLLE.
Je l’espère, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA.
Oui... mais, es-tu vraiment solide ? On peut dire de toi tout ce qu’on veut ? Ça t’est égal ?
FARJOLLE.
Oh ! absolument !
VÉRUGNA.
Bien... d’ailleurs, ne te fais pas d’illusions, on n’en dira jamais autant sur toi qu’on eu a dit sur moi !... Tu sais ce qu’on a dit sur moi, je pense ?
FARJOLLE.
Non, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA.
Eh bien, on a tout dit, et tu vois l’effet que ça me produit.
FARJOLLE.
Oh ! vous, monsieur Vérugna, vous êtes l’homme supérieur, celui sur lequel, nous autres, jeunes hommes, nous avons tous les yeux fixés...
VÉRUGNA, lui tirant l’oreille.
Tu es bien gentil !...
FARJOLLE.
Mais moi !... je ne suis rien !... Je ne gène personne ! Qu’est-ce qu’on peut dire de moi ?...
VÉRUGNA, riant.
Ah ! ah!... on te débine affreusement !...
FARJOLLE.
Pas possible !
VÉRUGNA.
Je t’assure... tout à l’heure, j’ai entendu... on te traînait dans la boue !... Ah ! tu commences à devenir quelqu’un !
FARJOLLE.
Oh ! merci, monsieur Vérugna, merci !... Mais, je serais curieux d’apprendre tout de même, ce qu’on pouvait raconter à mon sujet.
VÉRUGNA.
On disait que personne ne sait d’où tu sors !
FARJOLLE, riant.
Bah !
VÉRUGNA.
Que tu as roulé dans tous les tripots de Paris...
FARJOLLE.
Allons donc !
VÉRUGNA.
Que tu as tapé, à tour de bras, tous les gens que tu connaissais.
FARJOLLE.
Et après ?
VÉRUGNA.
Après ?... Tout le monde a conclu que tu devais finir très mal.
FARJOLLE.
Tout ça n’a aucune espèce d’importance.
VÉRUGNA.
Voilà comme j’aime te voir !... Laisse-moi te dire aussi, pendant que nous y sommes : ou n’a pas épargné ta bonne amie !
FARJOLLE, riant.
Ma bonne amie ?... Je m’y attendais !... Et naturellement, on a dit qu’elle me trompait ?
VÉRUGNA.
Tu penses ?
FARJOLLE, riant.
Ça, c’est très drôle !
VÉRUGNA.
D’ailleurs, c’est vrai ?...
FARJOLLE, stupéfait.
Comment ?... C’est vrai !...
VÉRUGNA.
Mais oui !... Tu ne le savais pas ?...
FARJOLLE.
Mais non... mais non...
VÉRUGNA.
Alors, je suis content de te l’apprendre !
FARJOLLE.
Vous êtes trop bon !
Riant.
Je vous demande pardon de rire, mais c’était si subit, que, ma parole, pendant une seconde, j’ai failli le croire.
VÉRUGNA.
Tu ne le crois pas ?
FARJOLLE.
Non... monsieur Vérugna... je regrette... mais je ne le crois pas.
VÉRUGNA, éclatant de rire.
Nous sommes tous les mêmes !...
FARJOLLE, sérieux.
Et... puisqu’on a dit qu’elle me trompait... on doit vous avoir dit aussi avec qui elle me trompait ?...
VÉRUGNA.
Tu parles, qu’on me l’a dit !
FARJOLLE, inquiet.
Alors... vous savez ?
VÉRUGNA.
Cette question !
FARJOLLE.
Qui, alors ?
VÉRUGNA.
Devine !... tu ne devines pas ?
FARJOLLE.
Non !...
VÉRUGNA.
Je ne comprends pas que tu hésites. Tu n’as pourtant pas beaucoup d’amis.
FARJOLLE.
Justement !... Je n’en ai aucun !... Il n’y a qu’un homme que nous voyons un peu plus que les autres... C’est Vélard... Et comme il est impossible que ce soit lui... je ne vois pas qui ça peut être...
VÉRUGNA.
Oui... oui... c’est Vélard...
FARJOLLE.
Je vous affirme que non, monsieur Vérugna !
VÉRUGNA.
Quel entêté ! Brasier a vu ta bonne amie entrer chez lui plus de dix fois... Mais, j’ai peut-être tort de te le dire... Ne te mets pas la cervelle à l’envers... ne t’occupe pas de ça. Fais tes affaires, et n’en parlons plus... Il faut se placer au-dessus de ces choses-là !
FARJOLLE.
Pardon ! Pardon !...
VÉRUGNA.
Après tout, ce n’est que ta maîtresse... Qu’est-ce que c’est que d’être trompé par sa maîtresse ?... Et si tu la quittais, qu’est-ce qu’une maîtresse de plus ou de moins !... Mais des maîtresses ! tu en trouveras ici tant que tu voudras !... Je ne suppose pas que tu avais l’intention de l’épouser ? n’est-ce pas ?... Alors, quelle importance ça a-t-il ?
FARJOLLE.
Je vous assure, monsieur Vérugna, que c’est embêtant tout de même !...
VÉRUGNA, impératif.
Non !... Et, c’est peut-être excellent pour toi, ce qui arrive... Bon garçon comme tu l’es, tu aurais fini par te laisser entortiller... Et qui sait si tu ne l’aurais pas épousée quelque jour !... Épouser sa maîtresse ! Ça, c’est une gaffe... Je te raconterai plus tard l’histoire d’un monsieur auprès duquel tu n’es qu’un pauvre bougre sans conséquence... et qui a épousé sa maîtresse... comme je commence à sentir, espèce de crétin, que tu allais épouser la tienne... et qui s’est aperçu le lendemain de ses noces que sa femme était depuis longtemps la maîtresse de son premier témoin.
FARJOLLE.
Et qu’est-ce qu’il a fait, le monsieur ?
VÉRUGNA, un temps.
Il a fait sa fortune !...
FARJOLLE.
Ah !
VÉRUGNA.
Après quoi il a divorcé, et aujourd’hui tout ça lui est absolument indifférent. Il ne se le rappelle même plus, ou quand il se le rappelle, il lui semble que c’est arrivé à un autre... à toi, par exemple. Allons, allons, ne te frappe pas, va demain à Londres, tâche de rouler cette fripouille de Griffith, ce qui ne sera pas commode, et surtout, ne cesse de le répéter que le jour où l’on se brouille avec une femme doit être marqué d’une pierre blanche.
Lui frappant sur l’épaule.
Et, maintenant, je vais m’occuper un peu de mes invités.
Il sort allègrement.
Scène IX
FARJOLLE, seul, puis EMMA
FARJOLLE.
Je suis ahuri !... Ça serait fantastique !... Voilà de ces choses qu’on ne petit pas prévoir, et qui, à la rigueur, sont tout de même possibles !... Et, si elles étaient, je ne les tolérerais pas !... Voyons, réfléchissons !... D’abord, n’oublions pas que Brasier est une sombre brute qui dit la même chose de toutes les femmes !... Seulement, ce qu’il ne sait pas, cet idiot, cet abruti, c’est qu’Emma n’est pas une femme comme les autres... Et puis, soyons juste... il est excusable, après tout, cet animal-là, il ignore que nous sommes mariés !... Sans ça, il n’aurait jamais osé... c’est un homme qui parle à tort et à travers... et qui, au fond, n’est pas méchant. Il serait peut-être le premier embêté, s’il savait commettre une pareille gaffe... Emma !... Je ne vois pas Emma avec Vélard. Il est pour filles faciles comme cette d’Estrelle... Ce serait inouï de se faire de la bile pour cette histoire-là... Allons, n’y pensons plus... c’est embêtant tout de même. On est bien tranquille, tout marche à merveille... et il faut qu’un potin ridicule vienne vous troubler... Ah ! non ! J’oubliais Emma, qui est incapable de ça ! Et je n’ai pas le droit de la soupçonner... Non, non ! Je n’en ai pas le droit, après toutes les preuves d’affection... de fidélité, d’amour, qu’elle m’a données... je serais un ingrat... Allons, me voilà rentré dans mon état normal...
EMMA, entrant.
Eh bien, mon chéri ! Crois-tu qu’il a été gentil, Vérugna ?
FARJOLLE, toujours préoccupé.
Oh ! il a été charmant ! plein de prévenances !...
EMMA.
Et, soyons justes ! Ton ami Vélard a été très chic, très bon camarade ! Il n’y en a pas beaucoup, à sa place, que se seraient conduits comme lui.
FARJOLLE.
Oui... je crois qu’il nous aime beaucoup !
EMMA.
C’est aussi mon avis... Tout de même, il y a son intérêt... il est sûr que tu n’essayeras pas de le rouler, et qu’il peut compter sur toi. Et, dans ce monde-là, ça n’est pas ordinaire.
FARJOLLE.
Il est certain que je lui serai utile. Je vais partir à sa place... Je vais rester une huitaine de jours absent, peut-être plus... Veux-tu m’accompagner ?
EMMA.
Oh ! oui, mon chéri ! Ce serait gentil !... Je ne suis jamais allée à Londres... Autant dire que je ne sais même pas où c’est... Oui, oui, ça serait très bien... pour des tas de raisons, ce serait très bien.
FARJOLLE.
Pour quelles raisons, ma chérie !
EMMA.
Dame, depuis que nous nous connaissons, nous ne nous sommes jamais quittés... J’étais contente que tu partes, parce que les affaires avant tout, n’est-ce pas, mon petit René... mais en un sens... ce serait notre voyage de noces.
FARJOLLE.
Vrai, ça te ferait plaisir ?... Tu serais contente ?
EMMA.
Bien sûr !
FARJOLLE.
Moi aussi, je serais content... alors, ce n’est pas la peine... Je serai très pris là-bas, par Griffith. Tu sais, ces gens-là, c’est des types dans le genre de Vérugna... Il ne faut pas les quitter d’une semelle... Tu resterais seule à Londres... Au fait, tu ne parles pas l’anglais ?
EMMA.
Et toi, mon chéri ?
FARJOLLE.
Moi non plus... mais tous les Anglais parlent français... surtout dans les affaires.
EMMA.
Alors, que veux-tu ? Je resterai seule à Paris... puisque tu le préfères...
Après un temps.
Dis-moi bien que tu le préfères, mon chéri...
FARJOLLE.
Oui... oui, je le préfère...
EMMA.
Au fait, je ne serai pas seule... Si ça ne t’ennuie pas, j’irai une ou deux fois, avec cette petite dame que Vérugna m’a présentée... et avec une de ses amies... Noëlle...
FARJOLLE.
Tu as déjà fait des connaissances ?
EMMA.
Je crois bien... je suis invitée demain à un thé, rue de Rivoli ; après-demain à un autre thé, rue Cambon... J’en ai un troisième à la fin de la semaine... je ne sais plus où... Je commence à refuser les thés.
FARJOLLE.
Elles te plaisent donc, ces femmes-là ?
EMMA.
Oh ! ce n’est pas qu’elles me plaisent... mais ça nous fait des relations... Nous sommes dans le bal, il faut danser, pas ? C’est très drôle... Elles me prennent pour une des leurs !... Et ce qu’elles m’en racontent !... Elles ont toutes deux ou trois amants, quand ça n’est pas plus !... Elles ont une vie compliquée !... Elles sont tout le temps empêtrées dans des mensonges, des tromperies bêtes, des rendez-vous !... Il doit leur en falloir, une mémoire ! pour se retourner là dedans !!! Mon Dieu, mon Dieu !... S’il m’avait fallu mener cette existence-là !... Oh ! je n’aurais pas pu... Ça, mon chéri, je te jure que je n’aurais pas pu... Tu peux être bien tranquille de ce côté-là !
FARJOLLE.
Je n’ai pas d’inquiétude non plus !...
EMMA.
Ce qui frappe le plus, dans ces femmes-là, vois-tu, c’est qu’elles ne s’intéressent pas du tout à leur amant... L’idée de l’encourager, de l’aider dans la vie ne leur viendrait pas. Ce sont des maîtresses, ce ne sont pas des amies, des associées ; au contraire, leur amant, c’est comme un ennemi avec lequel elles se réconcilient de temps en temps, la nuit.
FARJOLLE.
Comme tu es raisonnable, ma chérie ! C’est très juste, ce que tu dis là... Ce sont des ennemis ! Tandis que des gens, comme nous, savent qu’ils peuvent compter l’un sur l’autre... n’est-ce pas, ma chérie !... qu’ils ne se trahissent jamais. Et, alors, on est en confiance, on est tranquille, on est au-dessus des potins malveillants, des bavardages de concierges... et on a l’esprit plus libre, on n’a pas d’arrière-pensée... On ne se dit pas tout le temps : « Qu’est-ce qu’elle fait pendant que je travaille ? » Enfin, on n’a pas cette chose intolérable, lancinante, qui vous enlève tonte sûreté, tout courage : le soupçon !
EMMA, simplement.
Voilà, mon chéri !
FARJOLLE.
Tu ne t’imagines pas comme c’est bon, comme c’est reposant, ces conversations-là ! Et surtout quelle joie on éprouve à se sentir différent de ces êtres qui n’ont pas de caractère, qui n’ont pas d’âme... De ce Sélim, de ce Labranche... de ce Brasier... Oh ! ce Brasier, surtout ! Tiens ! En voilà un dont il faut se méfier !... On ne sait pas ce que c’est que Brasier !... On ne sait pas de quoi ce garçon-là est capable, rien que pour faire rire Vérugna ! Un jour, je te raconterai une histoire qui te fera tordre, toi aussi !...
EMMA.
Raconte-la-moi tout de suite ?
FARJOLLE.
Non, non ! ce serait trop long. Nous n’avons pas le temps. Je te la raconterai plus tard. Et puis, je réfléchis... elle n’est pas très drôle... elle ne t’amuserait pas.
Scène X
FARJOLLE, EMMA, VÉRUGNA
VÉRUGNA, entrant.
Eh bien... qu’est-ce que me dit Vélard ! Tu es marié, et tu ne m’en préviens pas ?... Tu me laisses marcher ! Sacré Farjolle ! Combien y a-t-il de temps que tu es marié ?
FARJOLLE.
Il y a deux jours !
VÉRUGNA.
Comment... il n’y a que deux jours !... Tu sais que je t’aime beaucoup, décidément !
EMMA.
Nous n’avons pas osé vous demander la grande faveur d’être notre témoin...
VÉRUGNA.
Mais il fallait, nom d’un chien !... Ça m’aurait beaucoup amusé !... J’adore les gens mariés... et j’en connais très peu...
EMMA.
Nous sommes peut-être les seuls ici, ce soir !
FARJOLLE, sévère.
Emma !
VÉRUGNA.
Laisse donc !... Elle a raison !... Vous pouvez le dire, mon enfant, que vous êtes les seuls...
Il lui tapote les joues.
Elle est décidément très gentille, ta femme !...
Éloignant Farjolle de sa femme.
Au fait, tu sais, ce que je t’ai dit tout à l’heure ?
FARJOLLE.
Quoi donc ?... Ah ! oui... cette histoire ?...
VÉRUGNA.
Il n’y a pas un mot de vrai... c’était une blague de Brasier. Il a des plaisanteries stupides... D’ailleurs, il devient tout à fait gâteux. Je finirai par me brouiller avec lui.
FRAJOLLE.
Ça ne vaut pas la peine !... Patron, excusez-moi... il faut que je fasse mes préparatifs... je pars demain de bonne heure.
VÉRUGNA.
Parfait. Avant de partir, tu passeras au journal, prendre tes frais de voyage... Je vais donner des ordres.
FARJOLLE.
Ah ! tant mieux !... tant mieux !... parce que...
VÉRUGNA.
Ah ! ah !... mon gaillard... tu n’as pas le sou ?
EMMA.
On ne roule pas sur l’or !...
VÉRUGNA.
J’adore ça !... Ne craignez rien, ma petite... Il va gagner de l’argent, maintenant. Avec une femme sage, comme vous, économe, rangée... êtes-vous rangée ?...
EMMA.
Mon Dieu ! comme ça !
VÉRUGNA.
C’est très bien ! Vous verrez... ça ira des mieux !... Elle a des yeux très rigolos, ta femme... Comment vous appelez-vous encore ? Laure ? Non... Emma !... Laure, c’est l’autre... Joli nom, Emma, nom sérieux... Sacré Farjolle !
Apercevant un monsieur qui entre.
Attends un peu... je vais te présenter à ce monsieur-là.... il pourra t’être utile...
S’avançant vers le monsieur.
Ah ! vous voilà, jeune polisson !
À Farjolle.
C’est le ministre !
LE MONSIEUR.
Mon cher directeur !
VÉRUGNA.
Vous venez faire la noce !... retrouver des petites femmes !... Ah ! les bougres !... ils ne pensent qu’à ça !... Et il faut encore que ce soit moi qui m’occupe de leurs affaires !... Un instant, mon cher ministre, il faut que je vous présente un de mes rédacteurs.
LE MONSIEUR.
Volontiers.
VÉRUGNA.
Monsieur René Farjolle et sa femme... sa vraie femme.
LE MONSIEUR.
Enchanté... Madame !
EMMA, révérence.
Monsieur le ministre !...
VÉRUGNA.
Flanquez-moi donc un bout de ruban violet à ce garçon-là... Ça l’aidera dans les affaires... Ah ! la petite Laure est là-bas... elle est prévenue et vous attend... Allez, jeune homme.
Le monsieur s’éloigne vivement.
EMMA et FARJOLLE, ensemble.
Oh !... monsieur Vérugna !... que de bontés !...
VÉRUGNA.
Ne me remerciez pas !... Et allez vous coucher !
EMMA.
Monsieur Vérugna a raison... Rentrons... il faut que tu te lèves demain de bonne heure.
FARJOLLE.
Bonsoir, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA, les reconduisant.
Bonsoir, mes enfants...
BRASIER et TOUS.
On te réclame, là-bas !... On commence à s’amuser, tu sais...
VÉRUGNA.
J’y cours !... Je suis enchanté de ma soirée. J’ai fait plaisir à Farjolle, j’ai collé Laure avec le ministre et j’ai entendu un mot délicieux du petit Cressin, qui ne me peint pas seulement moi, Vérugna, mais qui peint aussi admirablement toute cette charmante pourriture que je reçois...
BRASIER.
Et que tu adores. Voyons le mot ?
VÉRUGNA.
« Si on faisait sauter le salon de Vérugna, un soir de réception, Paris serait nettoyé pour quinze ans ! »
TOUS.
Charmant !... charmant !
ACTE III
Un petit salon dans l’appartement de Vélard. Porte d’entrée à droite, premier plan ; porte de chambre, à droite ; porte de dégagement au fond, à gauche. Au lever du rideau, Juliette, jeune personne élégante, range. Entre Vélard avec des fleurs.
Scène première
VÉLARD, JULIETTE
VÉLARD.
Comment, mademoiselle Juliette, c’est vous qui prenez la peine de faire mon petit ménage ?
JULIETTE.
Oui, monsieur Vélard. Ça vous contrarie ?
VÉLARD.
Non. Mais...
JULIETTE.
Soyez tranquille, monsieur Vélard, je suis aussi discrète que maman. Elle a été obligée de s’absenter ; alors, elle m’a dit : « Tu garderas la loge et tu te tiendras à la disposition de monsieur Vélard. »
VÉLARD.
En effet, j’ai envoyé la cuisinière et le valet de chambre en courses.
JULIETTE.
Je sais... maman m’a dit... chaque fois que vous attendez cette dame blonde, vos domestiques sont en courses.
VÉLARD.
Pardon, mademoiselle Juliette... Votre mère, qui est si discrète, n’a dit cela qu’à vous, j’espère ?
JULIETTE.
Certainement.
VÉLARD.
Elle ne l’aurait pas raconté, par hasard, à ses collègues, les concierges des immeubles voisins ?
JULIETTE.
Oh ! monsieur Vélard, pour qui la prenez-vous ?
VÉLARD.
Ni à monsieur le marchand de vins du coin ?
JULIETTE.
Oh ! jamais.
VÉLARD.
Ni aux principaux commerçants du quartier ?... Me voilà rassuré.
JULIETTE.
Alors, monsieur Vélard, qu’est-ce que je dois faire quand la dame blonde viendra ?
Un temps.
Si elle vient !
VÉLARD.
Comment, si elle vient ! Mais, qu’est-ce qui vous permet de supposer qu’elle ne viendra pas ?
JULIETTE.
Oh ! monsieur Vélard, je disais cela...
VÉLARD, furieux.
Pardon, mademoiselle Juliette, vous êtes élève de comédie au Conservatoire. Vous devez connaître la valeur des mots... Expliquez-vous clairement !
JULIETTE.
C’est que nous avons remarqué, avec maman, que la dame ne venait pas toutes les fois que vous l’attendiez...
VÉLARD.
En effet, l’observation est juste. Elle vient une fois sur trois.
JULIETTE.
Mais je ne voulais pas vous faire de la peine... parce qu’il faut savoir respecter l’amour sincère, et nous voyons bien, maman et moi, que, cette fois-ci, vous êtes véritablement épris.
VÉLARD, ému.
Merci, mademoiselle Juliette, c’est exact... Tenez, mettez ces fleurs dans la chambre...
Juliette entre dans la chambre avec les fleurs.
Elle devait venir à deux heures... il en est trois... plus qu’une heure à attendre... Ah ! je n’en profite guère du voyage de Farjolle à Londres ! En huit jours, elle est venue deux fois... y compris aujourd’hui où elle n’est pas encore venue !
JULIETTE, rentrant.
C’est tout, monsieur !
VÉLARD.
Tenez, prenez la clef du petit escalier. Vous empêcherez qui que ce soit de monter, pendant que la dame sera là.
JULIETTE.
Bien, monsieur. Je descends dans la loge...
VÉLARD.
Oh ! une minute !... Tenez-moi un peu compagnie... Racontez-moi ce que vous faites au Conservatoire. Je m’intéresse beaucoup à vous.
JULIETTE.
Ah ! Je suis, comme vous le savez, monsieur Vélard, dans la classe de monsieur...
On sonne.
VÉLARD, sursautant.
C’est elle ! Allez-vous-en ! Allez- vous-en vite !... Je vais ouvrir moi-même.
Juliette sort par le fond, tandis que Vélard va ouvrir.
Scène II
EMMA, VÉLARD
VÉLARD.
Ah ! c’est vous ! c’est vous !... Enfin !... Est-ce que je peux vous embrasser ?
EMMA.
Oui, mon petit Paul...
Il l’embrasse.
Je suis très contente !
VÉLARD.
C’est la première fois que vous me dites ça ! En général, quand vous venez, vous êtes inquiète... préoccupée... Répétez-moi que vous êtes contente ?
EMMA.
Mais je suis ravie ! Mon petit Paul, j’ai reçu une lettre de Londres. Farjolle est très satisfait de son voyage. Il est convaincu qu’il va terminer l’affaire. Il va revenir bientôt, dans trois jours.
VÉLARD.
Ah !
EMMA.
D’ailleurs, j’ai là sa lettre...
Lisant.
« Je dîne ce soir avec Griffith, j’ai très bon espoir... Ça se présente tout à fait bien. J’ai hâte d’en avoir fini, ma bonne chérie, pour revenir vite auprès de toi... car tu sais combien je t’aime... Avec quelle impatience j’attends le moment de... »
Elle s’arrête.
Ce n’est pas la peine de vous lire la fin.
VÉLARD, tendant la main.
Pardon... Je serais curieux, au contraire !
EMMA, riant.
Vous voulez, mon ami ?... Eh bien, lisez ! Moi, ça ne me gêne pas.
VÉLARD, après avoir lu, amer.
C’est charmant !... C’est charmant !... Il va bien, Farjolle ! Je ne le connaissais pas sous ce jour-là... Vous êtes gaie de me montrer ça ?
EMMA.
Dame ! c’est vous qui l’avez cherché !
VÉLARD.
Oui... Je m’explique, maintenant, pourquoi vous êtes contente. Ce n’est pas parce que vous êtes auprès de moi, c’est parce que vous avez reçu de bonnes nouvelles de votre mari.
EMMA, s’asseyant.
Qu’est-ce que ça vous fait ? Pourvu que je sois contente, profitez-en !
VÉLARD.
Oui, je vais en profiter, évidemment. Mais vous devez sentir que c’est tout de même humiliant pour moi de dépendre ainsi de votre mari. Quand il a des ennuis, vous ne venez pas, ou bien, si vous venez, votre pensée est ailleurs et vous ne songez qu’à repartir ! Et, pour une fois que vous êtes tendre, c’est encore à Farjolle que je le dois. Bref, je ne suis heureux que quand Farjolle est satisfait ! Je vous assure, Emma, que, pour un homme qui vous aime comme je vous aime, c’est une situation pénible.
EMMA.
Pénible ! Je vous en prie, plaignez-vous !
VÉLARD.
Oui, je me plains. Je sais ce que c’est que le véritable amour... J’ai été follement aimé par des femmes que je n’aimais pas, et je découvre, maintenant, pourquoi elles étaient malheureuses !... Elles sont bien vengées !
Il pleure presque.
EMMA.
Voyons, mon petit... Ne vous mettez pas dans des états pareils. Vous savez que j’ai une grande sympathie pour vous.
VÉLARD.
C’est affreux ce que vous dites là ! Comprenez donc que je suis jaloux, jaloux ! Si je n’étais pas jaloux, je ne serais pas amoureux !
EMMA.
Mon cher, quand on aime une femme mariée, on peut être jaloux de tout le monde... mais pas de son mari !
VÉLARD.
Mais je suis aussi jaloux de tout le monde ! Car il y a des tas de gens qui vous font la cour, et Farjolle ne s’en aperçoit même pas !
EMMA.
Y a des tas de gens qui me font la cour ?
VÉLARD.
Oui... et vous le savez bien !
EMMA.
Qui ça, s’il vous plaît ?
VÉLARD.
Vérugna, pour ne parler que de lui ! L’autre jour, à ce souper que Laure a donné pour fêter son collage avec le ministre, vous étiez entre l’ambassadeur de Turquie et Vérugna. Et je n’ai jamais vu le patron dans cet état-là ! Il l’a regardée, votre poitrine ! Il peut la dessiner de mémoire...
EMMA.
Vous devriez être très fier !
VÉLARD.
Non, je ne suis pas fier, car je vois bien que je ne compte pas pour vous !
EMMA.
Vous êtes ingrat ! J’ai fait pour vous une chose très grave... et que je n’aurais pas faite pour un autre...
VÉLARD.
Je l’espère bien !
EMMA.
Je me suis laissé toucher par votre gentillesse, par votre amour qui me paraissait sincère. Mais, il ne faudrait pas me faire repentir de ma faiblesse... il ne faudrait pas devenir trop envahissant et compliquer ma vie ! Je suis une simple bourgeoise, et, quoi que vous en pensiez, une femme attachée à ses devoirs... parfaitement... Même quand j’y manque, je me rends compte que je ne devrais pas le faire ! Je ne suis pas une inconsciente, loin de là ! Et je me juge très sévèrement.
VÉLARD.
Là ! Vous allez trop loin, Emma !
EMMA.
Si, si ! mais que voulez-vous ? J’ai beau m’adresser de très grands reproches, chaque fois que je viens ici, ça ne m’empêche pas de venir, parce que je ne suis pas parfaite... et que vous ne me déplaisez pas ! Mais, dites-vous bien ceci, mon petit Paul : il y a des choses qui sont agréables, très agréables, même par moment...
VÉLARD, ravi.
Emma !
EMMA.
Mais qui ne suffisent pas à occuper l’existence d’une femme... et surtout d’une femme raisonnable comme moi.
VÉLARD.
Mais, auprès de vous, Emma, je ne pense pas qu’à cela, il s’en faut... Vous m’inspirez une tendresse, profonde... et mon ambition est de vous la faire partager un jour !
EMMA.
Ah çà ! mon petit Paul, il ne faut pas y compter ! Cette tendresse dont vous parlez, je l’ai pour mon mari, et je ne l’ai et ne l’aurai jamais que pour lui... Et voyez-vous, c’est peut-être la seule excuse que j’aie ! Le jour où, par impossible, il me faudrait choisir entre mon mari et vous, j’aime mieux vous prévenir tout de suite, je n’hésiterais pas une minute et vous ne pèseriez pas lourd !... Est-ce compris ?
VÉLARD, navré.
Oh ! parfaitement. Il n’y a même pas besoin d’être intelligent pour ça...
Un temps.
D’ailleurs, nous n’avons jamais un rendez-vous sans qu’il finisse par ce genre de conservation.
EMMA.
C’est de votre faute ! Vous exigez trop de moi... Prenez donc ce que je vous offre... et ne vous occupez pas du reste.
VÉLARD.
Au moins, vous me l’offrez de bon cœur ?
EMMA, sincère.
Oui... Quelle heure est-il ?
VÉLARD.
Cinq heures.
EMMA.
Déjà !... Il faut que je parte !
VÉLARD, navré.
Oh ! Emma !
EMMA.
Pauvre petit !... Allons, je suis trop bonne, je suis trop bonne...
Riant.
Je vais enlever mon chapeau...
Désignant la porte de la chambre.
C’est toujours là qu’on enlève son chapeau ?
VÉLARD.
Oui...
Il veut l’embrasser.
EMMA.
Chut ! chut !... Restez bien sage ici... et ne venez que lorsqu’on vous appellera.
Elle rentre à droite.
Scène III
VÉLARD, JULIETTE, puis BRISSOT
VÉLARD.
Voilà une femme qui me fera faire de la bile !
JULIETTE, entrant.
Monsieur ?
VÉLARD.
Comment, c’est vous ! Je vous avais défendu de me déranger.
JULIETTE.
Un ami de monsieur demande monsieur !
VÉLARD.
Oh ! je ne reçois personne... Vous n’avez donc pas dit que j’étais sorti ?
JULIETTE.
Je l’ai dit à ce monsieur, mais il a insisté. Il tient à vous voir tout de suite... pour une affaire importante.
VÉLARD.
Vous le connaissez, ce monsieur ?
JULIETTE.
Non... Il n’est jamais venu ici.
VÉLARD.
Il vous a dit son nom ?
JULIETTE.
Il n’a pas voulu.
VÉLARD.
Et il a insisté ?
JULIETTE.
Beaucoup, monsieur, et même, comme il insistait malgré tout, je me suis permis de lui dire que vous étiez avec une dame...
VÉLARD.
Et ça ne l’a pas arrêté ?
JULIETTE.
Au contraire... Il s’est mis à rire et a répondu : « Ça ne fait rien, je n’ai qu’un mot à lui dire... »
VÉLARD, rassuré.
Ah ! Il s’est mis à rire... tant mieux... Alors. ce n est pas ce que je craignais... Mademoiselle Juliette, vous allez redescendre et dire à ce monsieur qu’il revienne demain matin.
On sonne.
JULIETTE.
C’est lui qui sonne ! C’est encore lui !... Faut-il ouvrir ?
VÉLARD.
Mais, jamais de la vie...
Autre sonnerie.
Laissez-le sonner tant qu’il voudra...
Autre sonnerie.
Ça commence à devenir agaçant !
JULIETTE.
J’avais oublié de vous dire que ce monsieur m’a prévenue qu’il sonnerait comme ça jusqu’à ce qu’on lui ouvre.
Sonnerie.
VÉLARD.
Vraiment ?
JULIETTE.
Oui, ça avait l’air de l’amuser beaucoup, cette idée-là !
VÉLAUD, furieux.
Eh bien, allez lui ouvrir ! Je vais le recevoir et ça ne va pas traîner !
JULIETTE, sortant.
Je crois, monsieur, que c’est ce qu’il y a de mieux à faire !
Elle sort.
VÉLARD, seul.
Je parie que c’est une farce de Brasier ?
Juliette rentre avec Brissot.
BRISSOT, entrant, pardessus très élégant.
Bonjour, mon cher monsieur Vélard, comment allez-vous ?
VÉLARD.
Ah ! c’est vous, monsieur Brissot, qui faites ce vacarme ?
BRISSOT.
Oui... Vous m’excusez, n’est-ce pas ? On me défendait votre porte... et j’avais absolument besoin de vous voir.
VÉLARD.
Qu’est-ce que vous pouvez avoir à me dire ?
BRISSOT.
J’ai un petit service à vous demander, mon cher ami !
VÉLARD.
Un service à me demander ! Mais, mon cher monsieur Brissot, vous auriez un service à me rendre que je n’aurais pas le temps de causer avec vous ! Ainsi, vous voyez...
BRISSOT, s’asseyant.
C’est l’affaire d’une minute.
VÉLARD, découragé.
Allons... Mais, au nom du ciel, dépêchez-vous !
BRISSOT.
Figurez-vous qu’il vient de me tomber une quantité de gens de province dont je ne peux me débarrasser qu’en les menant au théâtre !... Or, vous m’avez dit souvent, au café : « Mon cher Brissot, quand vous voudrez des billets de théâtre, ne vous gênez pas. J’en ai tant que j’en veux... »
VÉLARD.
Et c’est pour ça ?...
Tirant son portefeuille.
Tenez, voici une loge pour ce soir au Moulin, une autre pour l’Olympia et une autre pour Ba-ta-Clan... Là !... Et maintenant, je vous en supplie...
Il le pousse vers la porte.
BRISSOT.
Ce n’est pas tout... Renvoyez cette jeune personne !
VÉLARD.
Mais, sacristi !
BRISSOT, avec une autorité subite.
Renvoyez cette jeune personne !
VÉLARD.
Laissez-nous, Juliette.
Juliette sort.
Scène IV
BRISSOT, VÉLARD, puis EMMA
BRISSOT, confidentiel.
Le mari est là.
VÉLARD, affolé.
Le mari ?... Quel mari ?
BRISSOT.
Le mari de cette dame.
VÉLARD.
Quelle dame ?
BRISSOT.
Madame Farjolle ! Son mari est avec mon greffier, dans l’antichambre, ils sont montés derrière moi.
VÉLARD.
Qu’est-ce que vous me chantez ?
BRISSOT.
Ah ! c’est vrai, nous ne nous sommes vus qu’au café, et vous ignorez peut-être que je suis le commissaire de police de votre quartier...
Il ouvre son pardessus et tire un coin de son écharpe.
VÉLARD, ahuri.
Çà, écoutez, çà !
BRISSOT.
Monsieur Farjolle est venu me trouver, muni d’une autorisation du procureur de la République, et il m’a requis pour venir surprendre sa femme en flagrant délit d’adultère avec vous.
VÉLARD.
Il est donc revenu de Londres ?
BRISSOT.
Oh ! il me paraît revenu de tout.
VÉLARD.
Je vous demande pardon... je n’y suis pas !... Vous venez pour ?
BRISSOT.
Pour vous dresser procès-verbal à vous, et, si j’ose m’exprimer ainsi, à votre complice... Un peu de sang-froid, que diable ! Ce ne sera rien... Je n’ai pas voulu employer, avec un ami de café, le cérémonial un peu solennel qui ameute les locataires et les concierges, cela donne comme un aspect de sacrement à cette formalité du flagrant délit qui devrait être plus simple et plus familière...
VÉLARD.
Alors ?
BRISSOT.
Alors, en frappant tout à l’heure à votre porte, je me suis contenté de murmurer, comme à moi-même, les paroles d’usage : « Au nom de la loi, etc. » Rassurez-vous, je vous donne ma parole d’honneur que personne n’a pu entendre. Il ne me reste plus qu’à vous prier de me présenter à la charmante coupable.
VÉLARD.
Monsieur Brissot, je vous affirme que cette dame est chez moi en visite, en visite seulement...
EMMA, paraissant, les bras nus.
Eh bien, mon petit Paul, qu’est-ce que vous attendez ?... Oh !
Elle rentre dans la chambre précipitamment.
BRISSOT, riant.
Vous avez raison, elle est en visite !
VÉLARD.
Je vous jure...
BRISSOT.
Il n’en faut pas davantage ! Elle est dans la tenue exigée par la loi. Vous voyez, c’est enfantin. Vous permettez que j’aille dire un mot à mon greffier, pendant que vous mettez cette dame au courant ?
Il sort, tandis qu’Emma entre, avec son corsage défait.
Scène V
EMMA, VÉLARD, puis BRISSOT
EMMA, furieuse.
Qu’est-ce que ça signifie ? Vous recevez des gens quand je suis là ? Qui est ce monsieur ?
VÉLARD.
Emma, ma chérie !
EMMA.
Qui est ce monsieur ?
VÉLARD.
Je vous en supplie !
EMMA.
Je vous demande qui est ce monsieur qui ma vue ainsi, chez vous ?
VÉLARD, piteux.
C’est le commissaire de police... avec votre mari.
EMMA.
Là ! voilà !
Un temps.
VÉLARD.
Vous savez, Emma, que ma vie est à vous, quoi qu’il arrive !
EMMA, froide.
Oh ! je vous en prie, pas de bêtises ! Ce n’est pas le moment de plaisanter.
VÉLARD.
Qu’allez-vous faire, Emma ?
EMMA, agrafant son corsage.
Ça ne vous regarde pas.
VÉLARD.
Je ne vous quitterai pas.... Je ne vous abandonnerai jamais.
EMMA.
Oui, oui... Tout ça, du reste, c’est de votre faute.
VÉLARD.
À moi ?
EMMA.
Oui... Si vous m’aviez laissée partir tout à l’heure, comme j’en avais envie, ça ne serait pas arrivé. Enfin, ne perdons pas de temps à récriminer...
Brissot reparaît.
Ah ! monsieur le commissaire, je désirerais vous dire deux mots.
BRISSOT.
À vos ordres, madame.
EMMA, à Vélard.
Je vous prie de nous laisser.
VÉLARD.
Toute ma vie, Emma !
EMMA.
Mais oui, vous l’avez déjà dit... allez.
Vélard sort.
Scène VI
EMMA, BRISSOT
EMMA.
Monsieur le commissaire. Pardon, mon agrafe...
Brissot remet l’agrafe de la robe.
Merci. Puis-je avoir un entretien avec mon mari, en particulier ?
BRISSOT.
Maintenant ?
EMMA.
Tout de suite.
BRISSOT.
La loi ne s’y oppose pas... Encore faut-il que monsieur Farjolle y consente.
EMMA.
Je vous prie de le lui demander.
BRISSOT.
Trop heureux de vous être agréable, madame.
Il sort.
EMMA, seule.
Et ce Farjolle qui n’était pas jaloux ! Qu’est-ce qui lui a pris ?... Quelle gaffe ! Quel emballement ridicule !
Entre Farjolle.
Scène VII
EMMA, FARJOLLE
EMMA.
Tu sais que tu as fait une bêtise !
FARJOLLE.
J’ai fait ce que je devais faire.
EMMA.
Oh ! je vois bien ! Tu t’es conduit comme le premier mari venu qui a épousé une petite bourgeoise et qui fait surprendre sa femme par le commissaire de police. Et puis, après, on divorce, n’est-ce pas ? C’est ce que tu veux. Et tu vas briser nos deux existences, tranquillement, de sang-froid, sans que je puisse me défendre... C’est affreux, ce que tu fais là, c’est affreux, ce n’est pas juste !
Elle pleure.
FARJOLLE.
Dis tout de suite que je suis le coupable... C’est trop fort ! Tu m’as trompé indignement, tu entends, indignement ! Car tu n’as rien à me reprocher, à moi, tu n’as pas d’excuses. Nous nous étions mariés parce que ça nous plaisait... Nous étions seuls, nous n’avions pas de famille... pas d’amis... Et du moment que tu ne m’aimais plus et que tu en aimais un autre, tu n’avais qu’une chose à faire : venir me le dire franchement. Je t’aurais rendu ta liberté et tu aurais mené le genre d’existence que tu préfères... Mais si tu avais du cœur, c’est toi qui ne m’aurais pas traité comme le premier mari venu ! et qui ne m’aurais pas ridiculisé auprès de tous les gens que nous fréquentons, de Vérugna, de Brasier... de tout le monde ! Voilà pourquoi je veux une séparation, une séparation légale, et voilà pourquoi je me suis adressé au commissaire de police.
EMMA.
Oh ! naturellement, je suis dans mon tort, je ne puis pas le nier... Reste à savoir si je suis une misérable ou bien une femme qui a commis une faute, une faute grave... dont elle se repent déjà cruellement, qu’elle ne demande qu’à effacer... et qu’elle ne recommencera jamais, jamais... Reste à savoir ça... René, mon petit René, mon chéri ! Je n’aime que toi, je te le jure !
FARJOLLE.
Tais-toi donc ! ne mens pas ! et surtout ne t’enlève pas la seule excuse que tu aurais à la rigueur et qui est d’aimer Vélard !
EMMA.
Aimer Vélard, moi ! C’est insensé que tu ne me connaisses pas mieux !... Mais je l’ai en horreur, maintenant ! Il me fait l’effet d’un mauvais génie qui est venu se jeter dans ma vie et la désorganiser !
FARJOLLE.
Tu ne l’avais pas en horreur tout à l’heure, quand je suis arrivé.
EMMA.
Quand tu es arrivé, j’étais en train de lui dire que je n’aimais que toi ! Et il était rudement embêté, je te le promets ! Et c’est la vérité, je n’aime que toi... Si tu me quittais, vois-tu, si c’était fini pour de bon... je ne le reverrais plus... je m’en irais, je reprendrais mon existence d’autrefois, avant que je t’aie rencontré... je resterais toute seule, je travaillerais, je m’en tirerais comme je pourrais... mais je ne me remettrais pas avec un autre homme... Oh ! non... Oh ! non... Et toute ma vie, je penserais à toi, à la faute que j’aurais commise en te perdant !
FARJOLLE.
Mais si tu es la femme que tu dis, pourquoi l’as-tu commise, cette faute ? Si tu n’aimes pas Vélard, pourquoi es-tu devenue sa maîtresse ?... Ce n’est pas par amour, prétends-tu ? Ça ne peut pas être par intérêt ?... Alors, je ne comprends plus... Vrai, c’est même le sentiment qui domine en moi en ce moment-ci. Je ne distingue pas les raisons qui t’ont fait agir. Pourquoi ? pourquoi ?
EMMA.
Est-ce que je sais ! J’ai été entraînée... Il me faisait la cour depuis longtemps... avant toi-même... Je ne te l’avais pas dit parce que je n’y attachais aucune importance. J’étais convaincue que je ne ferais jamais cette folie... Et puis, il n’a cessé de me répéter qu’il m’aimait... C’était comme une obsession. Il me disait aussi qu’il était très malheureux... qu’il ne pouvait plus travailler, qu’il était perdu, si je ne voulais pas... puis il a été blessé, il m’a demandé de venir le voir une fois, une seule fois... J’y suis allée avec l’intention formelle de lui dire : « Mon petit, ce n’est pas possible, j’aime trop René... jamais je ne le tromperai... il ne faut pas me demander ça... » Et puis, il s’est mis à pleurer... ça m’a bouleversée. Je l’ai supplié d’être raisonnable... Nous nous sommes mis à pleurer ensemble... Et, maintenant, tout cela est tellement loin de moi, que je me demande comment cela a pu arriver... Tiens, je me demande même si c’est arrivé... Ma parole, je n’en suis plus sûre. Je ne me figure pas que tu es là, avec un commissaire de police, que je suis coupable, que tu me fais des reproches... Non, non, allons-nous-en ! Ne restons pas ici...
FARJOLLE.
Oui, oui, c’est très gentil, cette explication, mais je ne peux pas m’en contenter. En tout cas, si tu n’as obéi, comme tu le prétends, qu’à un entraînement, si tu as regretté ta faute tout de suite, pourquoi donc as-tu continué ? Pourquoi es-tu revenue ici ?
EMMA.
Je ne voulais pas. Rappelle-toi, je t’ai demandé de partir à Londres avec toi, j’ai insisté, tu ne peux pas avoir oublié comme j’ai insisté. C’est toi qui as refusé de m’emmener. Est-ce vrai ?
FARJOLLE.
C’est vrai. J’étais rassuré par la franchise avec laquelle tu acceptais de partir.
EMMA.
Rassuré ?... Tu avais déjà des soupçons à ce moment-là ?
FARJOLLE.
Oui.
EMMA.
Qui est-ce qui te les avait donnés !... Ah ! écoute ; il faut me répondre ! J’ai le droit de t’interroger là-dessus... On t’avait dit des infamies sur mon compte ?
FARJOLLE.
Oui... et je croyais encore que c’étaient des infamies.
EMMA.
Pardon, qui te les avait dites ?
FARJOLLE.
Brasier.
EMMA.
Ce Brasier !... Quel monde !... Et peut-on savoir ce qu’il avait insinué, ce joli monsieur ?
FARJOLLE.
Il assurait t’avoir vue sortir d’ici... Ça m’avait donné des soupçons...
EMMA.
Ah ! il ne te faut pas grand’chose !
FARJOLLE.
Je les avais écartés d’abord. Je ne pouvais admettre que toi, Emma, si franche, si sérieuse, en qui j’avais tant de confiance...
EMMA.
Oui, oui... continue...
FARJOLLE.
Mais peu à peu ces idées se sont imposées à moi, et j’ai passé par des alternatives pas gaies, je t’assure... J’ai douté de toi, je me disais que c’était possible, après tout ! Et j’en étais arrivé à un tel point d’inquiétude et de nervosité, que j’ai voulu en avoir le cœur net...
EMMA.
Oui, oui... attends, attends... Un détail, je t’en prie... Ça se passait à la soirée Vérugna, tout ça ?
FARJOLLE.
Oui.
EMMA.
Avant ton départ pour Londres ?
FARJOLLE.
Naturellement.
EMMA.
Alors, quand tu es parti, quand je t’ai accompagné à la gare, tu avais déjà des soupçons ?
FARJOLLE.
Hélas !
EMMA.
Et tu as pu être souriant, me prendre dans tes bras, m’embrasser si gentiment, me recommander de penser à toi, de t’écrire tous les jours ! Et tu avais ces idées-là ! Et tu as poussé la dissimulation, l’hypocrisie... mais oui, mais oui, l’hypocrisie jusqu’à m’écrire des choses tendres, jusqu’à m’envoyer une lettre ce matin encore, une lettre qui m’a fait tant plaisir, pour me dire que tu resterais encore trois jours ! Et tu as pris le train en cachette, tu m’as épiée ! Et moi, bonne fille, je ne me doutais de rien, je ne devinais rien, je te croyais heureux, tranquille ! Ah ! mon cher, je n’aurais jamais attendu ça de toi ! Tu joues bien la comédie !
FARJOLLE.
Je n’ai pas cherché à la jouer, j’étais navré, je t’assure.
EMMA.
Tout de même, j’ai beau avoir des torts, et je les reconnais, il y a une chose que je ne puis m’empêcher de penser. Tu me déclarais tout à l’heure que si je ne t’aimais plus, j’aurais dû te le dire... Mais toi, sais-tu ce que tu aurais dû faire au moment où Brasier t’a raconté ces horreurs sur mon compte ? Tu aurais dû être franc et ne me rien cacher. Tu aurais dû venir à moi carrément et me dire : « Voilà ce qu’on m’a rapporté. Est-ce vrai ?... » Et, alors...
FARJOLLE.
Et alors, tu m’aurais répondu : « Il n’y a pas un mot de vrai ! »
EMMA.
Certainement, je t’aurais répondu ça, mais au moins je n’aurais jamais recommencé. Je ne serais jamais retournée chez Vélard. Je lui aurais dit : « Mon mari a des soupçons, c’est fini ! » Et tu n’aurais jamais rien su, ce qui eût mieux valu à tous les points de vue. Pour moi, ce n’eût été qu’un mauvais rêve vite oublié. Tu vois où ça nous a menés, tous les deux, de manquer de franchise l’un envers l’autre ! Il ne faut pas recommencer ça, mon chéri !
FARJOLLE.
Te voilà partie ! te voilà partie ! Tu t’imagines que je vais te pardonner... c’est admirable !
EMMA.
Mais oui, mon chéri, tu vas me pardonner. Tu ne peux pas faire autrement. Après ce que je t’ai dit, tu dois être convaincu que je ne retomberai jamais dans l’erreur que j’ai commise.
FARJOLLE, amer.
Une erreur, en effet... Tu t’es trompée d’homme, pas plus !
EMMA, lui mettant la main sur la bouche.
Tais-toi, tais-toi ! Ne dis pas des choses méchantes et inutiles. Tu vas me pardonner, d’abord parce que tu m’aimes encore...
Geste de Farjolle.
Mais si, tu m’aimes encore ! Ce n’est pas en cinq minutes qu’on oublie toutes les émotions, tous les plaisirs qu’on a eus ensemble, la manière dont on s’est connus, les rêves qu’on a faits, les difficultés qu’on a eues à vaincre et les nuits qu’on a passées... Non, ce serait trop bête d’oublier tout ça !
FARJOLLE.
Ce n’est pas moi qui l’ai oublié !... Ma déception n’a été que plus cruelle ; je suis très malheureux, je souffre beaucoup de t’avoir perdue, mais surtout de mètre trompé sur ton compte. Car si tu n’avais été, au début, pour moi, qu’une maîtresse que je désirais ardemment, tu étais devenue peu à peu autre chose : la compagne à qui l’on ne cache rien, avec qui on ne triche pas, à qui on dévoile son vrai caractère. Enfin, la femme qu’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie. J’avais en toi une confiance absolue, ridicule même. Je n’aurais rien entrepris sans te consulter. Je ne faisais pas une affaire sans me dire : « Emma sera contente ! Quelle bonne surprise elle va avoir ! »
EMMA, émue.
Mon chéri, comme tu es bon, malgré tout !
FARJOLLE.
Tiens, avant-hier encore, à Londres... à Londres, au milieu de mes soupçons et de mes inquiétudes, quand j’eus terminé cette affaire avec Griffith, c’est à notre avenir que je pensais !
EMMA, vivement.
Ah ! c’est terminé ?
FARJOLLE, changeant de ton.
Oui ! Et nom d’un chien, ça n’a pas été commode ! Ces Anglais sont d’un dur ! Sans la lettre de Vérugna, je crois que la commission m’échappait !
EMMA.
Allons donc ! Oh ! ç’aurait été raide !
FARJOLLE.
Imagine-toi qu’il y avait deux autres courtiers sur l’affaire... Ah ! il a fallu être malin !
EMMA.
Tu me raconteras ça ?
FARJOLLE.
Oui... c’est très drôle.
EMMA.
Enfin, c’est signé, mon chéri ?
FARJOLLE, se frappant la poitrine.
J’ai là le traité.
EMMA.
Oh ! montre-le-moi ?
FARJOLLE.
Regarde, tout est en règle !
EMMA, examinant.
Parfait... Qu’est-ce qu’il y a pour nous, là dedans ?
FARJOLLE.
Vingt mille francs.
EMMA, sautant de joie.
Vingt mille francs !
FARJOLLE.
Oui... vingt mille francs.
EMMA, joyeuse.
Ça, c’est une veine ! Mon chéri ! mon chéri !
Elle lui saute au cou.
FARJOLLE, reprenant son premier ton.
Emma, je t’en prie, soyons sérieux. Il s’agit d’autre chose, malheureusement !
EMMA.
De quoi ?... Ah ! oui... Ah ! ne recommençons pas, au nom du ciel ! Tu vois toi-même le peu d’importance de cette bêtise, puisque nous venons de l’oublier tous les deux pendant quelques minutes ? Tu comprends, à présent, mon petit René, que nos deux existences sont bien confondues, que nous ne pouvons pas nous passer l’un de l’autre... Tu l’avouais toi-même tout à l’heure. Je suis la femme de ta vie, et toi tu es le seul homme qui compte pour moi !... Quand je pense que tu es venu ici avec l’idée folle de nous séparer !...
FARJOLLE.
Ah ! si je pouvais avoir en toi autant de confiance que par le passé !
EMMA.
Mais tu dois en avoir davantage !... Oui, oui, parce que nous nous connaissons mieux, parce qu’il y a certains côtés de nos caractères que nous ignorions et que nous venons de découvrir... Enfin, vois-tu, je crois que c’est excellent, ce qui nous est arrivé là : nous avons vu que nous nous aimions toujours... Moi, je t’aime tant, mon chéri, je t’aime tant ! Je n’aime que toi, et je n’aimerai jamais que toi !
Elle l’embrasse. Un temps.
FARJOLLE.
Mais, qu’est-ce que je vais dire à ce commissaire de police ?
EMMA.
C’est vrai ! Je n’y pensais plus... Tu crois qu’il faut lui dire quelque chose ?... Si on s’en allait, tout simplement ?
FARJOLLE.
Impossible, il faut le prévenir... ne serait-ce que pour m’excuser de l’avoir dérangé inutilement.
EMMA.
Tu as raison, c’est plus convenable... Appelle-le pendant que je vais mettre mon chapeau...
Farjolle ouvre la porte.
Scène VIII
EMMA, FARJOLLE, BRISSOT
BRISSOT, entrant.
Vous avez terminé, cher monsieur ?
FARJOLLE.
Oui, monsieur le commissaire, tout à fait.
BRISSOT, montrant une feuille.
Voici le procès-verbal que mon secrétaire vient de rédiger... Voulez-vous jeter un coup d’œil ?
FARJOLLE.
C’est inutile, cher monsieur. Je viens de causer avec ma femme... et je renonce aux poursuites...
BRISSOT.
Ah ! tiens...
FARJOLLE.
Il ne reste qu’à déchirer le procès-verbal...
BRISSOT, déchirant le papier.
Oh ! de grand cœur ! Et permettez-moi de vous féliciter... Vous êtes un homme intelligent, monsieur Farjolle.
FARJOLLE.
Trop aimable ! Veuillez accepter mes regrets de vous avoir dérangé pour rien...
BRISSOT, galamment, regardant Emma.
Vous ne m’avez pas dérangé tout à fait pour rien.
FARJOLLE.
Il n’y a pas d’autres formalités à remplir ?
BRISSOT.
Pas d’autre... C’est comme s’il ne s’était rien passé. Vous pouvez compter sur ma discrétion.
FARJOLLE.
Je vous en serai reconnaissant.
BRISSOT.
Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer !
Il sort.
Scène IX
EMMA, FARJOLLE, puis VÉRUGNA, puis un instant JULIETTE, puis VÉLARD
FARJOLLE, arrêtant Emma.
Attendons qu’il ait descendu l’escalier... nous partirons après.
EMMA.
Je mets ma voilette.
FARJOLLE.
Pourvu qu’il ne bavarde pas !
EMMA.
Mais non, sois tranquille.
FARJOLLE.
C’est effrayant, les potins qu’on ferait avec cette histoire !
EMMA.
Il faut être au-dessus de ces choses-là, mon chéri. Nous vivons dans un monde où il s’en passe bien d’autres, va !
FARJOLLE.
Ah ! je ne pourrai jamais m’y habituer !
EMMA.
Moi non plus. Nous ne sommes pas faits pour vivre dans ce milieu, nous sommes des bourgeois, nous... je le disais encore tout à l’heure...
Un temps.
à moi même... Ah ! Si nous pouvions vite faire notre fortune, et nous retirer quelque part, à la campagne, tous les deux, seuls... C’est là qu’on oublierait toute la vie de Paris... les choses qu’on ne voudrait pas faire, qui, au fond, vous répugnent, et qu’on se trouve entraîné à faire tout de même, par nécessité, par lâcheté !
FARJOLLE.
Oh ! Échapper bientôt à cet esclavage, à tous les gens dont nous dépendons... à Brasier, à Moussac, à Vérugna... à Vérugna, surtout ! qui est un véritable tyran... Nous ne sommes que des pantins dans sa main !
EMMA.
Allons, encore un peu de patience, un peu de chance, et nous serons libres...
FARJOLLE.
Du reste, j’ai une idée splendide : un journal financier que je veux fonder ; je te conterai ça !
EMMA.
Là, je suis prête... Embrasse-moi et partons.
Entre Vérugna.
VÉRUGNA.
Oh ! très bien, très bien !... continuez, mes enfants !
EMMA.
Oh ! monsieur Vérugna !
VÉRUGNA.
Oui, toutes les portes sont ouvertes, on entre ici comme dans un moulin... Mais toi, sacré Farjolle ! je te croyais à Londres...
FARJOLLE.
Je suis arrivé ce matin, patron.
VÉRUGNA.
Allons, tout va bien... Justement, je suis tout seul ce soir, je m’embête à crever : je vous emmène dîner.
EMMA.
Oh ! patron, quel honneur !... dîner tous les trois !
VÉRUGNA.
Tous les trois... avec Vélard, bien entendu.
FARJOLLE.
Oh ! ça, patron, ce n’est pas possible !
VÉRUGNA.
Pas possible ? Qu’est-ce que tu as donc à faire ce soir ?
FARJOLLE.
Je suis très fatigué... j’avais l’intention...
VÉRUGNA.
Fiche-moi donc la paix ! Je te préviens que, si tu ne veux pas, je garde ta femme !
FARJOLLE.
Patron, je vous assure...
VÉRUGNA.
Assez ! sacré farceur de Farjolle !... Si on le laissait faire, ça se coucherait à huit heures, et pendant ce temps-là, je serais à m’embêter avec Vélard... qui n’est pas drôle depuis quelque temps... Pas de ça ! Vous, au moins, vous êtes de petits rigolos. On va passer une très bonne soirée...
FARJOLLE.
Mais, patron !...
VÉRUGNA.
Si on dînait à Montmartre ? Qu’est-ce que vous en dites, chère madame ?
EMMA.
C’est une excellente idée, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA.
À la bonne heure ! Le Moulin-Rouge Palace vous va-t-il, chère madame ?
EMMA.
Oui, si ça vous plaît, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA, tendant l’annuaire à Farjolle.
Dis-moi le numéro...
Sonnerie. Entre Juliette.
JULIETTE, accourant.
Voilà, voilà !...
S’arrêtant court.
Oh ! pardon !
VÉRUGNA.
Je ne vous appelais pas, mon enfant. Mais il ne sera pas dit que vous serez venue pour rien... Allez dire à M. Vélard que je suis là et que je l’attends.
JULIETTE.
Oui... Monsieur Vérugna, n’est-ce pas ?
VÉRUGNA, avec bonté.
Oui, mon enfant... Dépêchez-vous !
Au téléphone.
Allô !
FARJOLLE, à Emma, bas, en feuilletant l’annuaire.
Non... non... je ne veux pas... je n’irai pas.
EMMA, bas.
Je t’en prie !... De quoi aurions-nous l’air ?
FARJOLLE.
Ça m’est égal ! Mais je ne dînerai pas dans ces conditions-là... Nous vois-tu tous les quatre !... C’est insensé !... Rien que d’y penser !...
VÉRUGNA.
Eh bien, et ce numéro ?
FARJOLLE.
Voilà, voilà !
VÉRUGNA, au téléphone.
Ne coupez pas ! C’est Vérugna qui téléphone !... Oui !... Lui-même !... Vous avez compris ? Ah !...
EMMA.
Je t’en conjure... Est-ce que nous pouvons le mettre au courant ? Non, n’est-ce pas ? Alors...
VÉRUGNA.
Eh bien !
EMMA, gaiement.
222-22.
VÉRUGNA.
Merci, chère madame...
Dans le téléphone.
222-22... et au trot !
FARJOLLE, bas, à Emma.
Qu’est-ce que je te disais ? Nous sommes des esclaves, des pantins !
Entre Vélard qui écoute.
VÉRUGNA, au téléphone.
Le Moulin-Rouge Palace ?... Bien !... Retenez un cabinet particulier pour moi, Vérugna... Je viendrai avec trois personnes : Monsieur et madame Farjolle et monsieur Vélard.
VÉLARD, ahuri.
Ah !
VÉRUGNA, raccrochant le téléphone, à Vélard.
Ah ! vous êtes prêt, vous !... Parfait !... Là, nous allons faire un tour au journal, avant dîner... Dites donc, mon petit, nous avons à causer avec Farjolle. Passez devant avec madame.
EMMA, à Farjolle.
Sourions, mon chéri, sourions ! Il n’y a que cela à faire !
Emma passe devant Farjolle qui lui arrête le bras.
ACTE IV
Le bureau de Farjolle ; bureau à droite ; à gauche, la table où travaille mademoiselle Marie, la dactylographe. Farjolle, qui se promène de long en large, finit de dicter des lettres.
Scène première
FARJOLLE, MADEMOISELLE MARIE, puis EMMA
FARJOLLE, dictant.
« ...Recevez, mon général, mes bien respectueuses salutations... » Là, c’est tout. Voulez-vous avoir la bonté de me relire ces lettres, mademoiselle Marie ?
MARIE, lisant.
« Monsieur Mégrin, instituteur à Baissas (Dordogne)... Monsieur, en réponse à votre estimée du quinze courant, j’ai l’honneur de vous prévenir que le journal la Sincérité Financière, dont je suis le directeur, accepte d’exécuter, pour ses abonnés, tous les ordres de Bourse et toutes opérations financières dont ils veulent bien le charger. Veuillez agréer, monsieur l’instituteur, mes salutations empressées... »
FARJOLLE.
Non, pas empressées... Pour un instituteur... mettez distinguées.
Allant au bureau.
Là, ça suffit. Donnez-moi tout ça, que je signe... Il n’y a pas d’autres réponses aux lettres de ce matin ?
MARIE.
Non, monsieur Farjolle.
FARJOLLE, tirant sa montre.
Alors, mademoiselle Marie, allez déjeuner. Je n’ai pas besoin de vous avant deux heures.
Entre Emma.
EMMA.
Tu as signé ton courrier ?
FARJOLLE.
Oui... Mademoiselle Marie aura la complaisance de le jeter à la poste.
MARIE.
Mais, certainement, monsieur... À bientôt, monsieur... Au revoir, madame.
EMMA.
Au revoir, mademoiselle.
Marie sort.
Scène II
EMMA, FARJOLLE, puis LAURE et ESTELLE
EMMA.
Tu as une minute, mon chéri ?
FARJOLLE, allumant une cigarette.
Je t’écoute.
EMMA, assise sur le bord de son fauteuil.
Je viens de recevoir un mot du père Guillaume.
FARJOLLE.
Quel Guillaume ?
EMMA.
Eh bien, le propriétaire de la maison Guillaume... Tu te rappelles ?... La jolie petite ferme que nous avons visitée à Fin-d’Oise ?
FARJOLLE.
Ah ! oui... Eh bien, consent-il à la louer, cet été ?
EMMA.
Oui, mon chéri... Et avec promesse de vente... Ce qui fait que si les affaires continuent à être bonnes... Seulement, dis-moi un peu ?... Elles continuent à être bonnes, les affaires ?
FARJOLLE.
Oh ! admirables !... Le nombre de mes abonnés et de mes clients augmente tous les jours. Mon petit journal commence à compter à la Bourse ! Il y avait une place à prendre, celle d’une feuille financière honnête. Je l’ai prise.
EMMA.
Et il t’a suffi de deux mois pour mettre ça sur pieds. Mon chéri, tu es étonnant !... Tu brasses les affaires, tu sais répondre à tout le monde, tu dis à chacun ce qu’il faut dire, tu as même une façon d’éconduire les gens qui font les malins avec toi, comme ce monsieur, l’autre jour.
FARJOLLE, souriant.
Oui... Oh ! je me suis mis au courant tout de suite ! Il est vrai que Vérugna m’a été fort utile... tout de même, c’est moi qui ai eu l’idée du journal... Ce n’est peut-être pas une idée de génie, mais, enfin, il fallait l’avoir.
EMMA.
Et c’est moi qui ai trouvé le titre : la Sincérité Financière. Toi, tu voulais mettre : la Probité Financière... ça n’avait pas de sens.
FARJOLLE.
Cette fois-là, tu avais raison !
EMMA.
C’est que j’ai toujours raison, mon chéri ! Et tu devrais m’écouter plus souvent, et surtout avoir confiance en moi ! Et bien me dire tout... Tu me dis bien tout ?
FARJOLLE.
Tout, absolument tout, ma chérie ! Ne t’inquiète pas !
EMMA.
Je te demande ça, parce que depuis quelques jours... ça ne te froisse pas que je te dise ça ?... Tu me parais un peu préoccupé !...
FARJOLLE.
Pas du tout, ma chérie !
EMMA.
Alors, tout va bien, en somme !...
FARJOLLE, l’embrassant.
On ne peut pas mieux, ma chérie... et je ne serais pas surpris qu’à la fin de l’année on eût la petite maison Guillaume !...
EMMA.
Comme tu es bon !... Mon petit René !...
Un temps.
Tu n’y penses plus, n’est-ce pas ?
FARJOLLE, étonné.
Mais à quoi ?
EMMA.
Voyons... tu sais bien... à cette chose... d’il y a deux mois !... Quand tu m’as si gentiment pardonné !
FARJOLLE, ennuyé.
Ah ! oui... oui !...
EMMA.
Jure que tu n’y penses plus !
FARJOLLE.
Mais non, mais non !... Je n’y pense plus du tout : c’est toi qui me le rappelles continuellement !
EMMA.
C’est que je t’aime tant, mon chéri ! Et je te suis si reconnaissante de ta conduite, ce jour-là !...
FARJOLLE.
N’en parlons plus !...
EMMA.
Je ne t’en parlerai plus, mon chéri !... Mais dis-moi, pour la dernière fois, que tu me pardonnes du fond du cœur ?
FARJOLLE.
Oui. Emma, je te pardonne bien sincèrement, parce que j’ai fini par comprendre que tu n’étais pas la seule coupable, que tu n’étais même pas la vraie coupable !... et que c’était la vie de Paris qui était la cause de cette aventure. Aussi, j’ai résolu de nous tirer coûte que coûte de ce milieu pour lequel nous ne sommes faits ni l’un ni l’autre ; et voilà pourquoi je me suis mis courageusement au travail.
Il l’embrasse. On frappe.
SOPHIE, bonne, entrant.
Madame... Deux amies à madame.
LAURE, à la porte.
C’est nous, Emma !
EMMA, allant à la porte.
Tiens, Laure et Estelle !
LAURE, l’embrassant.
Bonjour, ma chérie !
Même jeu d’Estelle.
Bonjour, Farjolle !
ESTELLE.
Nous nous sommes rencontrées chez la couturière... qui vous attendait ce matin, Emma. On a parlé de vous.
LAURE.
Et, avant de faire notre tour au Bois, on est venu vous chercher... voir si vous êtes libre, par hasard.
EMMA.
Vous êtes bien gentilles. Mais nous avons justement Vérugna et Brasier à déjeuner. Vous nous restez.
LAURE.
Non, merci... pas moi, en tout cas. Je déjeune avec Ernest. Il doit venir me rejoindre chez Paillard, après le conseil de cabinet, qui a lieu en ce moment.
FARJOLLE.
Je compte sur vous, Laure, pour me rappeler au souvenir du ministre.
LAURE.
Il m’a justement chargée de vous faire une commission.
EMMA, riant.
Ah ! oui, je devine. C’est pour le petit ruban violet... Vérugna m’a prévenue... Ah ! je suis bien contente !
LAURE.
Non, le ruban, c’est pour plus tard. Il s’agit d’un chef de bureau au ministère... un nommé Ravenel !...
FARJOLLE, intéressé.
Ah ! Ravenel !... Eh bien ?
LAURE.
Eh bien, il est furieux contre vous. Il est allé trouver Ernest... et Ernest ma priée de vous dire que c’est un mauvais coucheur, et que vous devriez vous méfier de lui. Il a ajouté : « Ce n’est pas la peine d’en dire davantage à ton ami Farjolle, mais il comprendra. » Moi, je ne comprends pas. Je vous répète simplement ce que m’a dit Ernest.
FARJOLLE.
Merci, ma chère Laure... Dites au ministre que je le remercie bien vivement et que je profiterai de son bon conseil... et que c’est déjà arrangé.
LAURE.
À merveille ! Maintenant, nous vous laissons... Au revoir, mes amis. Ne vous dérangez pas pour nous.
Estelle et Laure sortent.
Scène III
EMMA, FARJOLLE, puis SOPHIE, un instant
EMMA, à Farjolle.
C’est vraiment arrangé, cette histoire du chef de bureau ?
FARJOLLE, bonhomme.
Oui, ma chérie, c’est arrangé. Ne t’en occupe pas.
EMMA.
Dis donc ? C’est le monsieur de l’autre jour ?
FARJOLLE.
Quel monsieur ?
EMMA.
Celui que tu as flanqué dans l’escalier ?
FARJOLLE.
Oui, c’est lui.
EMMA.
Comment s’appelle-t-il ?
FARJOLLE.
Ravenel... c’est un nommé Ravenel... en effet, chef de bureau au ministère de cette bonne Laure.
EMMA.
Pourquoi l’as-tu flanqué dans l’escalier ?
FARJOLLE.
Parce qu’il s’est permis de me réclamer son argent dans des termes qui ne m’ont pas convenu. Ma parole, je lui ai demandé s’il me prenait pour un escroc !
EMMA.
Qu’est-ce qu’il a répondu ?
FARJOLLE.
De ces paroles vagues que disent les gens mécontents.
EMMA.
Et... le lui as-tu rendu, son argent ?
FARJOLLE, énergiquement.
Non ! car je l’ai mis dans une affaire sûre où il ne peut que fructifier, et je ne vais pas le retirer pour faire plaisir à ce monsieur.
EMMA.
Il ne peut pas t’arriver d’ennui de ce côté-là ?
FARJOLLE.
Aucun, aucun ! je t’en réponds !
SOPHIE, entrant.
Madame, une lettre qu’on apporte à l’instant pour monsieur. C’est pressé.
EMMA.
On attend la réponse ?
SOPHIE.
Non, madame.
FARJOLLE, ouvrant la lettre.
Voyons...
Il réprime un petit tressaillement et jette la lettre sur son bureau.
Bon... bon... ça n’a pas d’importance.
Elle sort.
EMMA.
Qu’est-ce que c’est ?
FARJOLLE.
Rien... rien, un imprimé.
EMMA, la regardant.
Ah !...
Elle va pour prendre la lettre.
FARJOLLE, essayant de l’arrêter.
Laisse, ma chérie, laisse !
EMMA.
C’est donc un secret ?
FARJOLLE.
Mais non !... mais non !...
EMMA.
Laisse-moi voir tout de même ?...
FARJOLLE.
Tu y tiens ?
EMMA.
Oui...
FARJOLLE.
Oh !... si ça te fait plaisir !
EMMA, lisant.
Cabinet du juge d’instruction...
Elle le regarde.
FARJOLLE.
Oui... ça vient du... du cabinet du juge d’instruction.
EMMA, continuant.
« Monsieur Farjolle est invité à se présenter au cabinet de M. Orbier, juge d’instruction, le lundi seize avril, de onze heures à midi, pour affaire le concernant... Rapporter la présente lettre. » Qu’est-ce que ça veut dire ?
FARJOLLE.
Tu vois... c’est une invitation !...
EMMA.
Tu vas y aller !
FARJOLLE.
Oui... peut-être... Toute réflexion faite, j’irai... Quand un juge d’instruction vous invite à aller chez lui, il vaut mieux y aller. C’est une question de politesse.
EMMA.
Et tu ne sais pas pourquoi il t’invite, ce juge ?
FARJOLLE.
Je suppose que c’est pour me demander des renseignements.
EMMA.
Des renseignements sur quoi ?
FARJOLLE.
Sur un tas de choses...
EMMA.
Je ne suis pas tranquille !
FARJOLLE.
Ma chérie, ne te fais pas de bile, je t’en conjure ! Il est tout naturel qu’un homme dans les affaires soit appelé de temps en temps chez le juge d’instruction. On y va... on cause un quart d’heure avec lui... et ça ne tire pas à conséquence.
EMMA.
Que veux-tu que je te dise ? C’est plus fort que moi... Je n’aime pas les juges d’instruction !... Et je suis ennuyée... je n’ai pas le droit de te le cacher... ça me tracasse... Est-ce que par hasard ?... Voyons, mon chéri, sois franc ! Tu sais que je suis courageuse !... Est-ce qu’il n’y aurait pas du Ravenel là-dessous ?
FARJOLLE.
Peut-être... C’est possible... et même, plus j’y songe, plus je crois que ça doit être ça. Cet imbécile de chef de bureau a dû aller clabauder un peu partout... raconter des histoires de l’autre monde !... Et ce juge d’instruction se sera dit : « Il faut que je tire ça au clair et il n’y a que Farjolle qui puisse me donner des tuyaux sur cet individu. »
EMMA.
Il n’y a rien à craindre pour nous ?
FARJOLLE.
Absolument rien !... Au contraire !...
EMMA, qui a gardé la lettre.
Mais... le seize avril, mon chéri... c’est aujourd’hui !
FARJOLLE, tressaillant.
Aujourd’hui !!!
Se remettant.
C’est ma foi vrai !
Il regarde l’heure.
Dix heures et demie !... Eh bien, alors, je vais partir.
EMMA, sonnant.
Tu y vas comme ça, en veston ?
FARJOLLE.
Pourquoi pas !
EMMA.
Moi, à ta place, je mettrais ma redingote.
FARJOLLE.
Oui... c’est plus correct !
EMMA, à Sophie qui entre.
Sophie !... la redingote de monsieur, le chapeau haut de forme et un paletot de demi-saison !
Sophie sort.
Tu seras de retour pour déjeuner ?
FARJOLLE.
Oui...
Faussement gai.
À moins que le juge ne m’invite à déjeuner avez lui... mais je n’y compte pas !
EMMA, riant.
Ah ! ah !
Ils rient tous les deux... puis se regardent... et redeviennent très sérieux. Silence. Sophie rentre avec la redingote.
SOPHIE.
Voilà, monsieur... Est-ce que monsieur a besoin de moi ?
EMMA.
Non, non... J’aiderai monsieur.
Sophie sort. Farjolle enlève son veston et passe sa redingote, aidé par Emma.
Tu emportes ta serviette ?
FARJOLLE, ouvrant son portefeuille.
Oui... donne-la-moi... J’ai des cartes de visite ? Oui. Eh bien, je suis prêt. Ah ! la lettre que j’oubliais... Et, à tout à l’heure, ma chérie !...
EMMA.
Oui... tout à l’heure !... Tu ne me téléphoneras pas ?
FARJOLLE.
Ce n’est pas la peine... je reviendrai tout de suite !
EMMA.
Je t’attends.
FARJOLLE, lui tendant la main.
Au revoir !
EMMA.
Au revoir !...
Elle l’attire et l’embrasse.
Va et dépêche-toi !...
Farjolle sort.
Scène IV
EMMA, puis SOPHIE
EMMA, seule.
Il a l’air très rassuré... Mais avec les hommes, on ne sait jamais !...
Elle s’assied.
Est-ce bête ! cette histoire-là m’a laissé une drôle d’impression... Qu’est-ce qu’il y a d’ici au Palais de Justice ?... dix minutes... Il sera là-bas à onze heures... À la rigueur, il pourrait être de retour à midi, mettons midi un quart... j’aurais dû l’accompagner... J’aurais su plus tôt ce qu’on lui voulait !... J’ai envie d’y aller tout de même... Décidément, j’y vais !
SOPHIE, entrant avec une carte.
Pour madame.
EMMA, lisant la carte.
Paul Vélard... Je ne reçois pas.
SOPHIE.
Ce monsieur insiste beaucoup. Il m’a dit de dire à madame qu’il avait besoin de voir madame immédiatement... pour une affaire importante concernant monsieur.
EMMA, réfléchissant.
Ah !... Faites entrer.
Entre Vélard.
Scène V
EMMA, VÉLARD
VÉLARD.
Excusez-moi, madame, de me présenter chez vous. Malgré l’audace de ma démarche, je ne m’y serais pas décidé, si je n’avais eu la certitude de pouvoir vous être utile...
EMMA.
La femme de chambre me dit, monsieur, que cette démarche concerne mon mari. Je ne vous cache pas que c’est pour cela seulement que j’ai consenti à vous recevoir.
VÉLARD.
C’est également, madame, la seule raison pour laquelle je me suis permis de venir... Voici... avant-hier, à dîner, au cercle des Beaux-Arts et de la Bourse, où M. Farjolle venait autrefois assez régulièrement, un M. Ravenel ma dit qu’il venait de déposer une plainte contre votre mari...
EMMA.
Ah ! mon Dieu !
VÉLARD.
Je vous demande pardon de vous dire cela sans ménagements, mais la chose est assez grave ! Et il n’est peut-être pas trop tard pour aviser.
EMMA.
Mais alors, c’est peut-être pour cela qu’il a été appelé tout à l’heure chez le juge d’instruction ?
VÉLARD.
Ah !... Il a été appelé ?... Déjà ?
EMMA.
Oui... Il avait beau dire ! Je savais bien que c’était sérieux ! je savais bien !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
VÉLARD.
Ne vous désolez pas ! Tout n’est pas perdu... Examinons la situation... examinons-la ensemble.
EMMA.
Vous avez raison... Ne perdons pas la tête.
VÉLARD.
Ravenel m’a dit que Farjolle lui devait cinquante mille francs... C’est bien ça ?
EMMA.
Mais je n’en sais rien, moi, je n’en sais rien !
VÉLARD.
Si vous n’en savez rien, ça doit être ça.
EMMA.
Mais qu’est-ce que Farjolle a pu faire de cet argent ?
VÉLARD.
Il a dû le perdre à la Bourse. Je sais qu’il a beaucoup joué ces temps-ci.
EMMA.
Ah ! je comprends ! je comprends, maintenant !... Ce pauvre René !... Ah ! il a dû s’en faire de la bile et du mauvais sang !... Qu’est-ce qu’il faut faire, à votre avis ?
VÉLARD.
Il faut d’abord amener Ravenel à retirer sa plainte. J’ai idée que c’est possible... Au cercle, on l’a jugé très sévèrement, il y a un mouvement d’opinion contre lui, et je crois qu’en s’y prenant adroitement... Si vous m’y autorisez, je vais essayer ?
EMMA.
Merci... Je vous en suis bien reconnaissante.
VÉLARD.
Tenez, voilà une parole qui me fait du bien. Je voudrais tant que vous gardiez un bon souvenir de moi !
EMMA.
Je sais bien que vous êtes un très gentil garçon, Vélard, et quant aux torts que vous avez eus envers moi, soyez certain que je les ai oubliés depuis longtemps.
VÉLARD.
Merci... D’ailleurs, je vous ferai observer que je n’ai eu aucun tort envers vous.
EMMA.
N’importe ! Ne revenons pas sur le passé.
VÉLARD.
Oh ! je sais bien que ça n’a pas compté pour vous, mais c’est le meilleur de ma vie... Je n’ai aucune arrière-pensée, je ne me fais aucune illusion, c’est fini, c’est bien fini... car c’est bien fini, n’est-ce pas ?
EMMA.
Tout à fait.
VÉLARD.
Bien. Comme ça, il n’y a pas d’équivoque... Alors, me voilà très à mon aise pour vous dire que je souffre horriblement ! Je n’aurais même jamais cru qu’un homme qui a autre chose à faire puisse souffrir ainsi.
EMMA.
Mais ce n’est pas de ma faute, mon pauvre ami, et il ne faut pas m’en vouloir.
VÉLARD.
Non seulement je ne vous en veux pas, mais je continue à vous aimer plus peut-être qu’autrefois. Je vous aime d’une façon étrange, et pour ainsi dire démodée... Tenez, je me figure que les gens de mil huit cent trente devaient aimer de cet amour-là ! Tout ce qui me rattache à vous m’est devenu sacré... Si je vous disais que je me suis lié intimement avec le commissaire de police...
EMMA, souriant.
Pas possible ?
VÉLARD, très ému.
Oui... Nous ne nous quittons plus, nous faisons la fête ensemble... ou plutôt, je l’emmène faire la fête pendant que je souffre...
EMMA.
Oh ! vous souffrez ?
VÉLARD.
Oui, Emma, oui... Mais je suis fier de cette douleur : elle m’élève au-dessus des gens que je fréquente, et il me semble qu’elle me rendrait capable de choses héroïques et absurdes... Tenez, pour un amoureux, je vais vous dire un blasphème : si je pouvais sauver votre mari, je le ferais !
EMMA.
C’est de l’exaltation !
VÉLARD.
Oui... C’est même de la folie, car vous me diriez demain : « Vélard, nous n’avons pas les cinquante mille francs que nous devons, pouvez-vous nous les prêter ? » Savez-vous ce que je vous répondrais, Emma ? Je vous répondrais : « J’ai cinquante mille francs, c est toute ma fortune, elle est à vous ! »
EMMA.
Merci, mon ami... Je ne vous imposerai jamais un pareil sacrifice !
VÉLARD.
Ce ne serait pas un sacrifice, ce serait une joie... et une espèce d’expiation... car ces cinquante mille francs-là, voyez-vous, je ne pourrais pas dire à tout le monde comment je les ai gagnés... je ne pourrais même le dire à personne... N’ayez donc aucun remords de les accepter, et dites-vous que ce n’est pas à un amant que vous les empruntez, ce n’est pas à un ami... c’est en quelque sorte... à un frère.
EMMA.
Dans ces conditions-là, je ne dis pas non... Je verrai...
VÉLARD.
Merci... Je suis très heureux... à la Bourse, on dirait qu’il ne me faut pas grand’chose, mais ça m’est égal !
On sonne.
EMMA.
Ah ! C’est peut-être des nouvelles... Ah ! non, c’est monsieur Vérugna et monsieur Brasier !
Entrent Vérugna et Brasier.
Scène VI
EMMA, VÉLARD, VÉRUGNA, BRASIER
VÉRUGNA, entrant.
Chère madame... Il est peut-être un peu tôt pour venir déjeuner... Mais nous ne venons pas déjeuner... Bonjour, mon petit Vélard.
EMMA.
Comment, vous ne restez pas avec nous ? Il est près de midi... mon mari va rentrer dans un instant...
BRASIER, dubitatif.
Euh !
VÉRUGNA, à Brasier.
Tais-toi ! Ce n’est pas à toi de dire ça, c’est à moi.
EMMA.
Mais, qu’y a-t-il, monsieur Vérugna ? Au nom du ciel, vite, dites !...
VÉRUGNA, à Brasier.
Voilà ce que tu fais avec tes manières idiotes !... Tu affoles cette pauvre femme... J’aurais voulu prendre des ménagements, tu m’en empêches... Tu es une brute !
EMMA, suppliant.
Monsieur Vérugna !
VÉRUGNA.
Voilà... On vient de me donner un coup de téléphone du Palais de Justice...
EMMA.
Farjolle vous a téléphoné ?
VÉRUGNA.
Non... Ce n’est pas Farjolle... c’est un ami que j’ai là-bas. Il me dit que votre mari a subi un premier interrogatoire à la suite duquel...
Regardant Brasier.
il a été convenu entre le juge et lui qu’il ne rentrerait pas déjeuner...
EMMA.
Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur Vérugna ? Est-ce qu’il est arrêté ?
VÉRUGNA.
Arrêté... arrêté... c’est un bien gros mot !... Mettons qu’il reste à la disposition de la justice.
EMMA.
Alors, il est en prison ?
VÉRUGNA.
En prison ? Vous exagérez, chère madame. Permettez-moi de vous dire que ce sont là des expressions qui datent de vingt ans ! On ne va plus en prison... on s’absente... on s’absente pendant quelques jours...
EMMA.
Ah ! je comprends ! je comprends !... Merci de vos bontés, monsieur Vérugna, mais ce n’est plus la peine de me cacher la vérité : Farjolle a été arrêté, il est en prison...
Elle fond en larmes.
VÉRUGNA.
Ma chère enfant ! ne vous désolez pas comme ça ! Ma parole d’honneur, ça me fait de la peine !...
À Brasier.
Tu vois ce que tu fais, crétin ! Tu fais pleurer une femme charmante !
BRASIER.
Moi ? Je n’ai rien dit.
VÉRUGNA.
Assez !...
Prenant Emma par le bras.
Là... relevez-vous, et ne vous gênez pas... Allez pleurer tranquillement dans votre chambre... Nous, nous allons nous occuper un peu de tirer d’affaire cet animal de Farjolle.
EMMA, sortant.
Merci, monsieur Vérugna... Je vous laisse. Vous m’excusez ?...
Elle sort.
Scène VII
VÉLARD, VÉRUGNA, BRASIER
VÉRUGNA.
Charmante enfant ! Beaucoup de cœur !
BRASIER.
Tu as toujours eu un faible pour elle !
VÉRUGNA.
À quoi vois-tu ça ?
BRASIER.
Elle est la seule femme de notre entourage dont tu ne m’aies jamais dit : « C’est la dernière des grues ! »
VÉRUGNA.
On tâchera de faire quelque chose pour elle... Sacré Farjolle ! jamais je n’aurais cru qu’il serait si tôt que ça sous les verrous !
VÉLARD.
Je trouve que l’on a été bien sévère pour lui !
BRASIER.
C’est dégoûtant !
VÉLARD.
Je crois connaître l’affaire, et je trouve que l’on a été bien sévère en arrêtant Farjolle.
BRASIER.
C’est inouï ! On n’a plus aucun égard pour la finance !
VÉLARD.
Nous serrons tous les jours la main à des gens qui ont fait autrefois pis que Farjolle et qui sont encore en liberté. Je ne veux nommer personne.
BRASIER.
Sélim, par exemple... et Stingaud, Bachelard, Strimann... notre ami Steck, notre vieux camarade Moussac... Brohl, etc.. Mais ne désespérons pas de les voir sous clef... Ce plaisir nous sera peut-être réservé pour nos vieux jours !
VÉLARD.
Vous êtes trop dur, Brasier. On voit bien que vous n’êtes pas dans les affaires, Je vous assure que l’arrestation de Farjolle est déplorable pour nous tous.
VÉRUGNA, assis.
Vélard a raison. Et afin d’empêcher l’opinion de s’égarer, je serais d’avis de rédiger tout de suite une petite note qui paraîtra dans l’édition de quatre heures...
BRASIER.
Une note sur l’arrestation de Farjolle ? Mais ça n’en vaut pas la peine !
VÉLARD.
Je suis de l’avis de monsieur Vérugna. D’abord, je suis sûr que cela fera plaisir à Farjolle de voir que ses amis de l’Informé ont pensé à lui.
BRASIER.
Je me demande comment vous allez rédiger ça !
VÉRUGNA.
Mais tu vas voir, c’est très simple... Écrivez, Vélard.
Vélard va s’asseoir au bureau. Vérugna se promenant.
Euh ! vous y êtes ?... Bon. « Notre excellent confrère, monsieur Farjolle, a été arrêté hier... »
BRASIER.
Tu es idiot ! Cette note-là, c’est pour un homme décoré de la Légion d’honneur !
VÉRUGNA.
Peut-être... Mais que dis-tu de ceci : « Un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, monsieur Farjolle. »
VÉLARD.
Très bien, patron.
BRASIER.
C’est encore plus bête ! Farjolle n’était pas bien connu, voyons !
VÉLARD.
Mais si... mais si ! Je prétends que Farjolle était un homme bien connu ! Il allait à toutes les premières...
VÉRUGNA.
Dans ma loge.
VÉLARD.
Cherchez dans la collection de l’Informé, vous trouverez tout le temps : « Remarqué parmi les assistants, messieurs Brasier, Farjolle, etc.. etc.. »
BRASIER, à Vérugna.
Je t’interdis dorénavant de mettre mon nom dans ton journal !
VÉRUGNA.
Enfin, comment annonce-t-on cette nouvelle ?
VÉLARD.
Si vous permettez, patron, je crois que j’ai trouvé la formule...
Il écrit en parlant.
« Le directeur du journal la Sincérité Financière, monsieur Farjolle, a été mis provisoirement en état d’arrestation. Une instruction est ouverte... Monsieur Farjolle était un Parisien bien connu dans le monde des cercles et de la Bourse, où il comptait de nombreuses sympathies... »
VÉRUGNA.
Bravo, Vélard ! Voilà qui est gentil, convenable, littéraire, et qui ne dépasse pas la mesure. Tu ne trouves pas, Brasier ?
BRASIER.
Oui, parce que ça, au moins, ça ne se discute pas, c’est complètement stupide.
VÉRUGNA, à Vélard.
N’écoutons pas cette brute ! Portez tout de suite cette note au journal, mon petit.
VÉLARD.
Oui, patron... Je me dépêche...
Il serre les mains et sort en courant.
Scène VIII
VÉRUGNA, BRASIER, puis EMMA
BRASIER.
Allons déjeuner. Toutes ces émotions m’ont creusé l’estomac.
VÉRUGNA.
Partons-nous sans présenter nos hommages à cette enfant ?
BRASIER.
Inutile de s’en occuper, elle se tirera d’affaire toute seule. Je ne suis jamais inquiet pour les femmes !
VÉRUGNA.
Tu n’as pas d’âme. Brasier !...
À Emma qui entre.
Nous allions nous retirer, chère madame.
EMMA.
Oserai-je vous demander un renseignement encore, monsieur Vérugna ?
VÉRUGNA.
Faites donc !
EMMA.
Savez-vous si je peux voir mon mari ?
VÉRUGNA.
Vous tenez à le voir aujourd’hui ?
EMMA.
Le plus tôt possible, vous devez le comprendre, monsieur Vérugna.
VÉRUGNA.
En effet... Voyons un peu... Eh bien, tenez, je vais vous donner un mot sur ma carte, moi. Vous n’aurez qu’à le présenter, il vous ouvrira immédiatement toutes les portes.
EMMA.
Que vous êtes bon !
VÉRUGNA.
C’est que j’ai de la sympathie pour vous... Tenez, je vais même vous écrire ce mot tout de suite...
Il va au bureau de Farjolle.
BRASIER.
Est-ce que j’ai le temps de faire un tour à la Bourse, avant déjeuner ?
VÉRUGNA.
File devant, je te rejoins dans cinq minutes.
BRASIER.
Madame, je vous présente mes hommages... Rappelez-moi au souvenir de Farjolle...
Il sort.
Scène IX
EMMA, VÉRUGNA
VÉRUGNA.
Voilà, mon enfant, vous demanderez ce monsieur de ma part.
EMMA.
J’y vais à l’instant.
VÉRUGNA.
Mais non, mais non ! Déjeunez d’abord, ça vous donnera le temps de vous remettre.
EMMA.
Oh ! je suis très calme, maintenant... Que voulez-vous ? Je me désolerais, je me casserais la tête contre les murs, ça n’avancerait à rien, au contraire. C’est le moment d’avoir du sang-froid et d’essayer de nous tirer de là.
VÉRUGNA.
Très bien, ma chère enfant, voilà qui est parler. Vous êtes tout à fait à la hauteur de la situation... D’ailleurs, ça ne m’étonne pas de votre part. Je vous observe depuis pas mal de temps, et j’ai la meilleure opinion de vous...
EMMA.
Je suis très flattée, monsieur Vérugna !
VÉRUGNA.
Je ne dis que la vérité... Voyez-vous, à Paris, il y a deux espèces de femmes : les femmes pour oisifs et les femmes pour hommes d’action. Les premières ne songent qu’à tromper, tandis que les autres ne songent pas qu’à ça. Elles vous trompent aussi, bien entendu, mais elles vous reviennent toujours ! On les retrouve dans les grandes circonstances... Eh bien, vous, vous êtes une femme pour homme d’action... Ce sacré Farjolle a une veine !...
EMMA.
Vous avez le courage de vous moquer de lui, après ce qui lui arrive !
VÉRUGNA.
Mais je ne me moque pas de lui ! Il est très heureux, cet animal-là !
EMMA.
Oh !
VÉRUGNA.
Parfaitement, très heureux, je le répète. Et ce qui lui arrive n’est absolument rien, car l’important, dans ce cas, est de ne pas être seul. L’important est d’avoir une femme qui ne se mette pas à pleurnicher ! qui ne vous abandonne pas ! quelqu’un sur qui on puisse s’appuyer !... Ah ! nom d’un chien, si, à mes débuts dans la vie, j’avais eu une petite femme comme vous, au lieu de tomber sur une drôlesse... car vous devez savoir que j’ai été très malheureux, avec mon air de tout casser...
EMMA.
Vous, monsieur Vérugna, vous avez été malheureux ?
VÉRUGNA.
Parfaitement... et je le suis toujours... Je ne le raconte pas, parce que ça ferait plaisir à trop de gens... Mais je vous fiche mon billet qu’il y a des soirs où, après avoir bouclé le journal, je me dis : « Dans le numéro de demain, j’embête le gouvernement, j’embête les députés, les sénateurs, j’embête la finance, j’embête toute la France, j’embête même l’étranger... mais tous ces gens-là réunis ne sont fichtre pas aussi embêtés que moi ! »
EMMA.
Comment, monsieur Vérugna, vous dites cela, vous qui avez tout, vous qui êtes le maître de Paris !
VÉRUGNA.
J’ai tout... mais, ces soirs-là, savez-vous ce qui me manque ?... C’est une femme dans votre genre, une femme dévouée, ayant du bon sens et de la bonne humeur, et qui s’en fiche pas mal que je sois le maître de Paris !...
Lui prenant la main.
Tenez, ça me fait plaisir de vous dire ces bêtises-là, il me semble que vous les comprenez... Enfin, laissons cela. Je ne vous parle que de moi, en ce moment ; occupons-nous de vous, c’est plus intéressant. Car vous savez, je m’intéresse beaucoup à vous... Sacré Farjolle ! Il s’est fourré dans une drôle d’histoire, tout de même ! Et pour quelle somme a-t-il fait cette gaffe-là ?
EMMA.
Cinquante mille francs.
VÉRUGNA, éclatant de rire.
Cinquante mille francs !... C’est bouffon !... Je croyais qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux, un million au moins... Il s’est laissé coffrer pour cinquante mille francs ! Et c’est pour cette misère qu’il a compromis une situation excellente, un journal dont le besoin ne se faisait fichtre pas sentir, mais qui était très bien parti !... Ma pauvre enfant, je ne voudrais pas vous dire des choses désagréables, mais vous avez enchaîné votre existence à celle d’un bonhomme qui manque vraiment de carrure !
EMMA.
Oh ! je ne prétends pas que ce soit un homme de génie. Mais combien y en a-t-il, en ce moment, d’hommes de génie ? Il n’y en a qu’un : c’est vous... Farjolle est très intelligent, je vous assure, très actif ; il a des tas de qualités. Seulement, il est trop gentil, et il a été roulé... C’était à prévoir... Ah ! je me rappelle ce que vous lui avez dit, lorsqu’il vous a parlé de son journal !
VÉRUGNA.
Que lui ai-je dit ?... Je l’ai oublié...
EMMA.
Vous lui avait dit : « Tu n’es qu’un imbécile. Contente-toi de gagner gentiment ta vie dans les affaires, et ne te mêles pas de journalisme. Tu ne sais pas ce que c’est. »S’il avait suivi votre conseil, il ne serait pas où il est.
VÉRUGNA.
Vraisemblablement.
EMMA.
Alors, puisque vous vous intéressez un peu à nous, il faut le sortir de là, Farjolle.
VÉRUGNA se promène un grand temps.
Mon enfant, j’ai beaucoup de défauts et je les aurais presque tous que ça ne m’étonnerait pas. Mais j’ai une qualité, j’appelle les choses par leur nom, et je suis carré. Je peux presque tout, à Paris, mais je ne peux pas relever un homme qui a fait un pouf ridicule. À Paris, voyez-vous, il faut faire grand... Farjolle aurait ruiné des centaines de personnes, causé un scandale abominable, sa situation ne serait pas désespérée, elle ne serait même pas mauvaise. On aurait parlé de lui, il devenait un des hommes avec qui il faut compter... Mais, maintenant, personne, pas même moi, ne peut le mettre sur pied.
EMMA.
C’est épouvantable, ce que vous me dites !
VÉRUGNA.
Je vous parle franchement, moi. Farjolle n’a qu’une chose à faire : partir pour l’étranger à sa sortie de prison, car, à Paris, il est nettoyé. C’est désormais un homme pour l’exportation.
EMMA.
Oh ! je vois clair, à présent... je découvre des choses que je ne voyais pas tout à l’heure... Nous sommes perdus, je le sens bien. Il n’y a qu’à s’en aller.
VÉRUGNA.
Mais non ! Et voilà ce qu’il y a d’admirable à Paris ! On se croit perdu... et en effet, on l’est ! On ne peut plus compter sur rien... et tout d’un coup, on se trouve en présence d’un monsieur comme moi, qui, après vous avoir flanqué la mort dans l’âme, vous dit : « Ma petite amie, j’ai la planche de salut... j’ai une idée... »
EMMA.
Une idée pour nous sauver, monsieur Vérugna ?
VÉRUGNA.
Pour vous sauver, si vous voulez.
EMMA.
Et quelle idée ?
VÉRUGNA.
Voici, mon enfant... Nous commençons par Farjolle... Je lui colle une jolie lettre de recommandation pour un de mes amis du Brésil, qui n’a rien à me refuser.. J’y ajoute quelques billets de mille... et il se refait là-bas, en cinq ans, grâce à l’expérience qu’il a pu acquérir ici. Et on n’en entend plus parler... Quant à vous, écoutez bien ceci... Vous restez à Paris...
EMMA, avec un mouvement.
Moi ?
VÉRUGNA.
Laissez-moi finir !... Je ne vais pas vous faire une de ces propositions louches qui offensent une femme et qui ont l’air d’un marché ! Je ne vous demande pas ce que j’ai demandé à tant d’autres : d’être ma bonne amie pour plus ou moins d’argent et pour plus ou moins de temps. Non, je vous fais la belle proposition, la proposition carrée, et qui n’a rien d’humiliant parce qu’elle n’a rien de petit ni de mesquin. Je vous offre la moitié de ma situation, de mon influence, et la moitié aussi de mes soucis et de mes embêtements, bien entendu : la large association, quoi, et sous la forme que vous voudrez : amie, maîtresse, et si vous êtes libre un jour, épouse... femme légitime de Vérugna... Il n’y en pas eu depuis vingt ans... Eh bien, j’ose dire que ça c’est quelque chose qu’on peut offrir sans avoir l’air d’un saligaud !
EMMA.
Monsieur Vérugna, je vais vous répondre franchement, moi aussi. Ce que vous m’offrez est très beau ; il y a de quoi tourner la tête à une femme. C’est une de ces aventures comme on en voit dans les romans... Il y a un an, on m’aurait dit que quelqu’un me proposerait ça, j’aurai bien ri : mais on aurait ajouté que je refuserais, j’aurais trouvé ça trop drôle !
VÉRUGNA.
Qu’est-ce que vous me chantez ! Vous refusez ?
EMMA.
Oui, monsieur Vérugna, parce que j’aime Farjolle. Et, à mesure que je vous parle, je m’aperçois que je l’aime plus encore que je ne croyais. Je me suis demandé bien des fois : « Est-ce que je pourrais vivre sans lui ? » Et je me suis toujours fait la même réponse : « Je ne pourrais pas... » Oh ! je ne veux pas me faire plus irréprochable que je ne suis. Je n’aurais peut-être pas eu de scrupules de tromper Farjolle quand il était heureux. Mais, profiter de ce qu’il est tombé, de ce qu’il est en prison et ne peut même pas se défendre, pour l’abandonner pendant qu’il compte sur moi, ça, monsieur Vérugna, ce n’est pas possible. Je commettrais une action pareille, ce serait fini ; il me semble que je ne pourrais plus m’amuser dans la vie, je perdrais ma bonne humeur, ma gaieté, et en me prenant, c’est une autre femme que vous prendriez. Vous feriez un marché de dupe, vous seriez volé ! Et ça n’est pas votre habitude !
VÉRUGNA.
Voyons, voyons, ce n’est pas sérieux ! C’est un malentendu, ce ne peut être qu’un malentendu !
EMMA.
Oui, nous ne sommes pas d’accord sur la manière dont une femme doit se conduire quand son mari est en prison, voilà tout !
VÉRUGNA.
Je n’en reviens pas ! Vous avez bien compris ce que je vous offrais, n’est-ce pas ?
EMMA.
Oh ! très bien !
VÉRUGNA.
Vous avez compris que je vous offrais d’être la femme du directeur de l’Informé ! Et vous continuez à refuser ?
EMMA.
Oui, monsieur Vérugna, je continue.
VÉRUGNA.
Ma chère enfant ! ce n’est pas possible ! C’est monstrueux !
EMMA.
Oui... Vous croyiez qu’on pouvait tout avoir avec un journal qui lire à un million d’exemplaires... Il paraît qu’on ne peut pas avoir ça !
VÉRUGNA.
Je vais être très malheureux ! Car, il n’y a pas à se le dissimuler, moi, Vérugna, je suis amoureux comme un remisier. C’est la seconde fois que ça m’arrive dans ma vie, et ca ne me réussit pas mieux que la première !
EMMA.
Mais non, monsieur Vérugna, vous n’êtes pas amoureux. Seulement, vous qui êtes habitué à faire tout plier devant vos caprices, vous à qui personne n’a jamais résisté, vous vous trouvez brusquement devant une petite femme de rien du tout, qui se permet de vous dire non... Alors, ça vous fouette le sang, ça vous monte à la tête, et vous vous figurez que vous êtes amoureux ! Vous n’êtes pas amoureux, monsieur Vérugna, vous êtes étonné.
VÉRUGNA.
C’est ce qui vous trompe ! Et nom d’un chien ! vous auriez voulu m’emballer à fond, vous ne vous y seriez pas prise autrement ! Y a pas à dire, je suis emballé à fond !... Je ne peux pas rester dans cet état-là ! C’est pas possible ! Ça finirait par se savoir... ce serait le gros scandale !
EMMA.
Ça ferait peut-être baisser la rente !
VÉRUGNA, furieux.
Et elle se paye ma tête, par-dessus le marché ! Sacrée petite femme !... Ne riez donc pas comme ça, c’est agaçant ! Regardez donc les choses en face ! Songez donc un peu à l’avenir... Voyons, puisque vous y tenez tant, à cet animal de Farjolle, voulez-vous le tirer d’affaire ? assurer son sort et le vôtre, dans un coin de province, loin de Paris, de la Bourse, de Vérugna et de toute sa clique ?... Et pour ça, il ne faudrait pas des choses extraordinaires !... Il faudrait simplement venir, pendant les quelques jours où vous allez être seule, tenir un peu compagnie à ce Vérugna, qui est peut-être un homme terrible, mais qui, avec vous, serait doux comme un petit agneau... dîner deux ou trois fois avec lui... Et personne n’en saurait rien... Rassurez-vous, on ne le mettrait pas dans l’Informé... Et à la suite de ça, ce serait le beau chèque... de...
EMMA, furieuse, avec un geste vers la porte.
Monsieur Vérugna !...
VÉRUGNA, l’interrompant.
Oui !... N’achevez pas, j’ai compris. Vous me montrez la porte. Je m’y attendais... Aujourd’hui, il n’y a rien à faire, nous sommes dans les grands sentiments. On est jeté à la porte pour un mot de travers... Mais je reviendrai demain, causer de cela avec vous... Vous aurez réfléchi. Vous aurez vu que, si je suis brutal, si je suis cynique, j’ai tout de même un cœur, nom d’un chien !... Et que je suis capable de souffrir comme le premier imbécile venu... Seulement, moi, je ne peux pas vous faire la cour avec de l’esprit, avec de la jeunesse, avec une voix bête d’amoureux, avec le physique de l’emploi... Je vous fais la cour avec ce que j’ai : mon influence et mon argent, et je suis en train de m’apercevoir, n... de D..., que ça n’est pas grand’chose !... Oh ! je n’espère pas que cette déclaration-là vous touche... mais dites-vous que, si, par hasard, vous n’y étiez pas insensible, vous laisseriez les plus beaux souvenirs de sa vie à un homme qui n’en a fichtre pas beaucoup... Au revoir, chère madame, et excusez-moi, si j’ai abusé de vos instants.
EMMA, l’arrêtant.
Eh bien, non, monsieur Vérugna, vous n’allez pas partir comme ça !
VÉRUGNA.
Que voulez-vous dire ?
EMMA.
Vous venez de me parler méchamment, cruellement, comme si vous pensiez ce que vous disiez.
VÉRUGNA.
Je le pensais fichtre bien !...
EMMA.
Mais non, monsieur Vérugna, vous ne le pensiez pas... Et je vous connais... mieux que vous ne vous connaissez vous-même.
VÉRUGNA.
Ça, par exemple !...
EMMA.
Oui !... Vous n’êtes pas l’homme que vous croyez être... Vous vous croyez un forban, un monsieur féroce, prêt à toutes les vilenies pour contenter son bon plaisir...
VÉRUGNA.
Eh bien ! dites donc... !
EMMA.
Vous n êtes pas ça du tout.
VÉRUGNA.
Et qu’est-ce que je suis ?
EMMA.
Vous êtes un brave homme.
VÉRUGNA.
Vous allez trop loin.
EMMA.
Oh ! n’ayez pas peur, je ne le raconterai à personne... Vous avez fait le méchant, comme ça, pour vous prouver votre force, comme les grands chiens donnent de la voix : mais vous avez ajouté que vous aviez tout de même un cœur, nom d’un chien !... Eh bien ! voilà le moment de vous en servir. Vous êtes tout-puissant, vous n’avez qu’à faire un signe. Qu’est-ce que c’est qu’un juge d’instruction à côté de vous ?... Vous direz : « Mettez Farjolle en liberté » et on le mettra en liberté... Tenez, monsieur Vérugna, ce qui serait chic, après avoir tiré Farjolle d’affaire, ce serait de le prendre avec vous, et de le protéger contre tous les gens qui lui veulent du mal et de faire ça, sans condition, simplement pour relever un homme qui est à terre et... parce que vous êtes Vérugna !...
VÉRUGNA.
Et après vous me prendriez pour un jobard, hein ? Jamais je ne ferai ça.
EMMA.
Allons donc... vous allez le faire !... et tout de suite.
Elle prend l’annuaire.
VÉRUGNA.
Je serais curieux de voir ça !
EMMA, téléphonant.
Le 235-23... et vivement, pour monsieur Vérugna !
VÉRUGNA.
Qu’est-ce que vous demandez ?
EMMA, à Vérugna.
Le Palais de Justice...
Au téléphone.
Monsieur le juge d’instruction Orbier est encore là ?... Monsieur Vérugna l’appelle à l’appareil...
VÉRUGNA.
Moi ?... Pas du tout !...
EMMA.
Tenez... Parlez...
Elle lui met l’appareil dans les mains.
VÉRUGNA.
Par exemple !... Hé oui... c’est moi, Vérugna... Ce que je désire ?... Vous avez un de mes confrères... Farjolle... Hein ? Mais pas du tout ! Vous allez me relâcher ce garçon-là tout de suite ! J’en ai besoin... Pourquoi ?... Je l’attache à mon journal... à mille francs par mois... Ah ! ce qu’il fera ?... Mais, les tribunaux, parbleu !
EMMA.
Oh !... monsieur Vérugna !...
VÉRUGNA.
Mais... bonsoir, Orbier.
Il raccroche l’appareil.
Hein ! sacrée petite femme ! Vous êtes contente... ce crétin de Vérugna s’est couvert de ridicule !... Il a fait tout ce que vous vouliez...
EMMA.
Je vous l’avais bien dit !... C’est beau, c’est chic, ce que vous avez fait là !... Et vous prenez Farjolle avec vous, par-dessus le marché ?
VÉRUGNA.
Vous avez ma parole... pas ma parole d’honneur, ma vraie parole... Et celle-là est sacrée !
EMMA.
Oh ! monsieur Vérugna, je suis trop heureuse !... Quel homme vous êtes ! Tout à l’heure nous étions perdus, ruinés... Vous venez, et d’un mot vous transformez tout !... Nous sommes sauvés ! nous sommes riches !
VÉRUGNA.
Et ce qu’il y a de plus vexant, c’est que vous ne m’en saurez aucun gré !... Moi, Vérugna, j’aurai fait une chose très bien qui ne me rapportera rien, pas même de la reconnaissance !
EMMA.
Pouvez-vous croire une chose pareille, monsieur Vérugna ! Vous n’avez pas affaire à des ingrats !
VÉRUGNA.
Allons donc... ce serait monstrueux, alors ! Mais je suis tranquille... dès maintenant, vous ne pensez plus qu’à votre mari. Il lui faut cinq minutes pour venir du Palais ici... et vous ne tenez plus en place... Dès qu’il sera là, vous lui sauterez au cou. Et moi, je serai comme si je n’avais jamais existé !...
EMMA.
Je vous jure...
VÉRUGNA.
Ne jurez pas !... Voilà votre mari qui revient.
Scène X
EMMA, VÉRUGNA, FARJOLLE
EMMA, à la porte.
René... c’est toi ?...
FAROLLE, dans les bras d’Emma.
Emma !... ma petite Emma !
EMMA.
Tu es libre ?
FARJOLLE.
Non lieu !... Tu n’as pas été inquiète ?
EMMA.
Si, j’étais folle... mon chéri ! Ça ne t’a pas trop bouleversé ?
FARJOLLE.
Non... Mais je pensais à toi !
EMMA.
Mon bon chéri ! Assieds-toi !... Tu dois être brisé !
FARJOLLE.
Oui ! Que c’est bon de se retrouver !
Ils s’embrassent.
VÉRUGNA.
Qu’est-ce que je disais ?... Je n’existe plus ! Je suis même de trop... Bonsoir, les petits !... Ils ne m’entendent même pas ! Voilà ma première bonne action... Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je ne la regrette pas !
Il sort. Le rideau tombe.