Rosine (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, au théâtre du Gymnase, le 2 juin 1897.

 

Personnages

 

DESCLOS, 58 ans

PAGELET, 58 ans

HÉLION, 40 ans

GEORGES DESCLOS, 29 ans

BOLARD, 29 ans

LOISEL

UN DOMESTIQUE

LUCIE BUTAUD, 34 ans

ROSE, 20 ans

MADAME GRANGER, 59 ans

MADAME HÉLION, 33 ans

LOUISON, 36 ans

MADAME MORISSET

MADAME MAILLOT

MADAME LINIÈRES

UNE FEMME DE CHAMBRE

DEUXIÈME FEMME DE CHAMBRE

 

La scène se passe de nos jours dans une petite ville du centre de la France.

 

 

ACTE I

 

Chez Pagelet, notaire.

Vaste et beau salon de province, vieux meubles, bahuts, le tout disposé sans austérité.

 

 

Scène première

 

GEORGES, PAGELET puis UN DOMESTIQUE, un instant, LOUISON

 

PAGELET.

Comment vu votre père ?

GEORGES.

Beaucoup mieux, quoiqu’il ne cesse de se plaindre.

PAGELET.

Il vient dîner avec nous ?

GEORGES.

Il me suit.

PAGELET.

Avec votre tante, naturellement ?... Bon ! monsieur et madame Hélion viennent aussi.

GEORGES.

Je me suis même permis d’inviter quelqu’un de votre part.

PAGELET.

Qui ?

GEORGES.

Un de mes amis, arrivé de Paris hier soir : Bolard. C’est d’ailleurs, un de nos compatriotes.

PAGELET.

Le fils de l’ancien avoué ?

GEORGES.

Oui.

PAGELET.

Vous avez fort bien fait. Notre petit dîner du samedi sera très animé.

Il se frotte les mains.

GEORGES.

Vous êtes vraiment un homme heureux, mon cher maître.

PAGELET.

Parce que je me frotte les mains ?

GEORGES.

Pas seulement pour ça.

PAGELET.

J’ai eu mes soucis comme tout le monde, mon cher ami. Savez-vous que ma femme a été malade sans répit pendant six ans, et que je l’ai fort pleurée, quand elle est morte ?

GEORGES.

Certes !

PAGELET.

Enfin, tout est bien qui finit... – Je veux dire qu’on arrive à se consoler de tout. Vous n’êtes pas heureux, vous ? Qu’est-ce qui vous manque ?

GEORGES.

Oh ! presque rien... l’argent.

PAGELET.

Vous en gagnerez, que diable ! Vous avez un bon métier. Vous êtes ici dans une ville de près de vingt mille habitants, où votre famille est estimée, où vous avez des relations...

GEORGES.

Devinez ce que j’ai gagné depuis un an, dans votre ville de vingt mille habitants, en exerçant ma profession ?... Un peu moins de huit cents francs, sur lesquels on me redoit environ la moitié. Et tout ça, pour soigner des maladies qui ne sont même pas intéressantes... C’est vrai, ils n’ont que des maladies ridicules, dans ce pays-ci !

PAGELET.

Oh ! nous autres, en province, nous nous contentons des premières maladies venues ; nous ne sommes pas difficiles.

GEORGES.

Moquez-vous de moi ! Il n’en est pas moins sûr qu’il y a ici une quinzaine de médecins, et du travail pour quatre... Ah ! si c’était à refaire !...

PAGELET.

Vous regrettez d’être docteur ?

GEORGES.

Oh ! oui, certes !... Les professions régulières sont devenues impraticables. Les seuls de ma génération qui se soient tirés d’affaire, sont ceux qui ont abandonné leurs études. Ils se sont faits hommes politiques, comédiens, boursiers ou n’importe quoi.

PAGELET.

Est-ce que quelqu’un vous a empêché de vous faire boursier ? Non, n’est-ce pas ? Alors de quoi vous plaignez-vous ?

GEORGES.

Je ne me plains pas, je regrette. Et puis, il est trop tard.

PAGELET.

Il y a encore ce point de vue. – Vous permettez ?...

Il appuie sur un timbre. Paraît le domestique.

Reste-t-il quelqu’un à l’étude ?

LE DOMESTIQUE.

Un client.

PAGELET.

Faites-le entrer dans mon cabinet, je descends.

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle Louison, la cousine de madame Perrin est dans l’antichambre.

PAGELET.

Ah ! oui, c’est bien... Introduisez-la tout de suite.

Le domestique va ouvrir la porte. Entre Louison. Costume d’ouvrière ou de bonne, sans chapeau.

LOUISON.

Mes respects, monsieur Pagelet... Bonjour, monsieur Georges.

GEORGES.

Bonjour, Louison.

PAGELET.

Madame Perrin a reçu mon mot ?

LOUISON.

Elle est en bas dans la rue. Elle m’a priée de vous demander si elle ne vous dérangerait pas en ce moment ?

PAGELET.

Mais, pas du tout. Je lui ai écrit de venir justement le plus tôt possible.

LOUISON.

Alors, elle peut monter ?

PAGELET.

Tout de suite.

LOUISON, s’en allant.

Au revoir, messieurs.

GEORGES.

Est-ce que madame Perrin a quelque nouvel ennui avec les parents de son mari ?

PAGELET.

Au contraire. J’espère qu’il va y avoir une réconciliation générale.

GEORGES.

Ah ! tant mieux !

PAGELET.

Mais, au fait, vous connaissez toute la famille, vous ?

GEORGES.

Je l’ai connue autrefois. Mon père avait une propriété dans leur pays, à Maurichard. J’y allais en vacances tous les étés ; mais je n’y suis pas retourné depuis longtemps. J’ai vu Rose haute comme ça...

PAGELET.

Vous étiez amoureux d’elle ?

GEORGES.

À onze ans.

PAGELET.

Et maintenant, vous ne l’êtes plus ?

GEORGES.

Elle est trop grande.

PAGELET.

Et puis, elle est très honnête, ce qui, à la rigueur, est encore un obstacle.

GEORGES.

Elle est très honnête, c’est vrai.

PAGELET.

Je l’ai vue dans plusieurs circonstances où elle s’est conduite avec une loyauté, une délicatesse parfaite, et elle a eu du mérite ; car, elle s’est trouvée, à la mort de son père, dans une situation des plus embrouillées : des dettes, des menaces de toutes parts. Le père de Rose s’était ruiné à Paris, dans le commerce ; puis, il était revenu à Maurichard, son pays natal, où il lui restait une terre. Il essaya de la culture et ne réussit pas non plus.

GEORGES.

Ah ! la culture !...

PAGELET.

Il y a des familles qui s’écroulent tout d’un coup. Les morts, la ruine, tout arrive à la fois. Les survivants sont dispersés et il ne reste du désastre que quelques chiffons de papier dans les cartons d’un notaire. – Ce fut encore une chance pour Rose de rencontrer Jean Perrin.

GEORGES.

Les parents s’opposèrent au mariage, il me semble ?

PAGELET.

La fiancée avait reçu de l’éducation. Elle était beaucoup plus élégante qu’une paysanne ; elle n’avait pas un centime de dot. Ce sont des choses que les paysans trouvent presque immorales. Les époux se brouillèrent avec eux, quittèrent Maurichard et vinrent habiter ici. J’ai placé Perrin chez notre ami Hélion. – Diable ! j’oublie mon client, moi !

GEORGES.

Allez-le voir. Je vais causer avec Rose, en vous attendant.

PAGELET.

C’est cela, oui. – Je suis gentil de vous laisser avec elle ?

GEORGES.

Oh !

La porte s’ouvre. Entre Rose, toilette claire, gants, chapeau. Élégance simple.

PAGELET.

Asseyez-vous, ma chère enfant. Je suis à vous dans la minute. Le docteur vous tiendra compagnie.

Il sort.

 

 

Scène II

 

GEORGES, ROSE

 

ROSE, lui tendant la main.

Vous allez bien, monsieur Georges ?

GEORGES.

Je vais très bien... Et vous ?... – Il y a des semaines que je ne vous ai pas rencontrée.

ROSE.

Il y a huit jours.

GEORGES.

Pourquoi ne venez-vous jamais nous voir ?

ROSE.

Je ne veux pas vous déranger.

GEORGES.

On vous aime beaucoup chez nous... Et moi aussi, je vous aime beaucoup.

Il lui prend la main.

ROSE, souriant et retirant sa main.

Ah ! vous allez recommencer... comme l’autre fois ?

GEORGES.

Je parlais de vous, tout à l’heure. Je parlais du temps où nous jouions ensemble avec les gamins de Maurichard... On vous appelait Rosine, à ce moment-là.

ROSE.

C’est vrai, mon père m’appelait toujours Rosine.

GEORGES.

Et votre mari, comment vous appelle-t-il ?

ROSE, riant.

Rose.

GEORGES.

Rosine est plus joli.

ROSE.

Tout cela est bien loin.

GEORGES, essayant encore de lui prendre la main.

Rapprochons-le.

ROSE.

Je vous ai déjà répondu là-dessus, monsieur Georges, et très franchement.

GEORGES.

Jamais, alors ?

ROSE.

Mais, certainement, jamais !

GEORGES.

Vous, vous me ferez faire quelque bêtise !

ROSE.

Laquelle ? Vous vous marierez peut-être ?

GEORGES.

Non, mais je m’en irai d’ici.

ROSE.

Et vos malades ?

GEORGES.

Ils guériront. Mais, je ne veux pas continuer à vous voir, à vous aimer de plus en plus et constater que je vous suis profondément indifférent.

ROSE.

J’ai beaucoup d’amitié pour vous, et depuis longtemps... depuis ma première enfance.

GEORGES.

Vous n’avez pas la moindre amitié pour moi, voilà la vérité. C’est absurde, mais c’est comme ça.

ROSE.

Vous vous trompez.

GEORGES, essayant de lui prendre la main.

Voyons, Rosine, dites-moi un mot, regardez-moi seulement d’une certaine façon... ayez dans l’œil un petit sourire...

Rose secoue la tête.

Je ne veux plus vous voir, décidément.

Après une pause.

Quand venez-vous à la maison ?

Rose sourit. Rentre Pagelet.

Je vous laisse !

À mi-voix.

Vous viendrez ? Vous le promettez ?

PAGELET, à Georges.

Vous allez chercher votre ami, n’est-ce pas ?

GEORGES.

Oui.

PAGELET.

Je compte sur lui.

Georges sort.

 

 

Scène III

 

PAGELET, ROSE, puis HÉLION

 

ROSE.

Vous m’avez écrit, monsieur Pagelet ?

PAGELET.

Voici... J’ai reçu une lettre de Lucie Butaud, la sœur de Perrin. Elle m’a annoncé sa visite pour aujourd’hui. Elle doit vouloir me consulter sur quelque vente ou achat de terres.

ROSE.

Il s’agit peut-être d’affaires de famille. Vous savez que sa mère est très souffrante ?

PAGELET.

Non, je ne le savais pas.

ROSE.

Jean est même auprès d’elle depuis huit jours.

PAGELET.

Comment, Perrin est à Maurichard ?

ROSE.

Depuis dimanche dernier. C’est une mettre de sa sœur qui l’a fait partir.

PAGELET.

Mais alors, ils sont réconciliés ?

ROSE.

Oui.

PAGELET.

Voilà qui est parfait ! Et vous ?

ROSE.

Lucie s’est remise avec son frère, mais elle et sa mère me détestent toujours.

PAGELET.

Qui sait ?

ROSE.

Je le sens.

PAGELET.

Si Perrin a consenti à retourner là-bas, après ce qui s’est passé, c’est qu’il est sûr d’arranger les choses.

ROSE.

Ce sera difficile.

PAGELET.

Bah ! depuis trois ans !... Tout le monde ici vous croit mariée avec Perrin. Il faut profiter de l’occasion et en finir. C’est pourquoi je vous ai écrit de venir à l’étude. Ce serait un grand bonheur pour vous.

ROSE.

Certes, oui, un grand bonheur. Mais, j’y tiens surtout pour cesser enfin les mensonges où cela nous entraine tous les jours. Si Jean m’avait écoutée, il aurait dit la vérité, purement et simplement, aux rares personnes que nous connaissons.

PAGELET.

Lorsque vous êtes arrivés ici, il m’a consulté à ce sujet. Je lui ai demandé s’il était fermement résolu à régulariser sa situation dans le plus bref délai, fût-ce au moyen d’actes respectueux, puisqu’il a plus de vingt-cinq ans aujourd’hui et qu’il peut se passer du consentement de sa mère. Il m’a répondu que oui... Alors, comme cela ne devenait qu’une question de temps, je lui ai conseillé moi-même de ne rien dire et je crois encore que cela vaut mieux pour vous. Il est inutile de faire bavarder les gens.

ROSE.

Monsieur Georges ne sait rien ?

PAGELET.

Ni son père non plus, ni madame Granger. Ils n’ont plus aucune relation à Maurichard.

ROSE.

D’ailleurs, je refuse toujours, quand ils m’invitent, soit à dîner, soit même à venir les voir. Ils ne pourraient pas dire que j’ai cherché à m’introduire dans leur maison.

PAGELET.

En tout cas, cela n’aurait aucune importance avec eux, et je me chargerais de leur donner une explication tout à votre honneur.

ROSE.

Oh ! ce n’est pas que je souffre le moins du monde d’être dans une situation irrégulière. Je l’ai acceptée ainsi. Nous sommes heureux, Jean et moi. Quand je réfléchis à ce qui aurait pu m’arriver à la mort de mon père, toute seule, à dix-huit ans, je trouve que mon sort est encore enviable.

PAGELET.

Le fait est, ma pauvre enfant...

ROSE.

Je n’ai donc pas à me plaindre. Jean finira par m’épouser ; il l’aurait déjà fait si je l’avais voulu. Je n’ai pas insisté, pour ne pas rendre la brouille avec sa famille irrévocable. Mais, je vous avoue cependant, qu’il m’aurait été très désagréable d’être prise en flagrant délit de mensonges sur cette question-là.

PAGELET.

Je le comprends, mais votre réconciliation avec Lucie va tout modifier. Il ne s’agit que de manœuvrer adroitement... Revenez dans trois quarts d’heure à peu près... Madame Butaud sera là, je lui aurai parlé. Vous vous montrerez très affectueuse et très douce avec elle, quitte à lui jouer une petite comédie. Et dans les délais nécessaires, vous vous marierez... C’est convenu ?

ROSE.

Merci, monsieur Pagelet.

On frappe à la porte.

PAGELET.

Entrez !...

Entre Hélion.

Hélion !... Madame Hélion n’est pas avec vous ?

HÉLION.

Je la croyais ici... Elle ne tardera pas.

Reconnaissant Rose.

Madame Perrin, tous mes compliments...

ROSE, s’inclinant.

Monsieur...

HÉLION.

Est-ce que votre mari va bientôt revenir ? Je lui ai donné un petit congé, mais comme c’est un de mes bons employés, je tiens beaucoup à lui.

ROSE.

Il sera rentre dans deux ou trois jours, je suppose.

HÉLION.

Bon ! bon ! Qu’il fasse ses affaires !... Un de mes bons employés, répétez-le lui de ma part, et, en outre, un heureux homme, de posséder une des femmes les plus aimables et les plus distinguées que je connaisse...

Rose s’incline et sort.

 

 

Scène IV

 

PAGELET, HÉLION

 

HÉLION.

Vous ai-je déjà donné mon opinion sur madame Perrin ?

PAGELET.

Jamais.

HÉLION.

Elle est charmante.

PAGELET.

Mais oui.

HÉLION.

Une figure résolue et fine. Je ne m’en étais jamais si bien aperçu !

PAGELET.

Dites donc... Elle est un peu mieux que.. Rappelez-moi le nom de cette dame chez qui vous m’avez mené souper un soir, à Paris, une grande rousse, très gaie...

HÉLION.

Ah ! oui, Léa.

PAGELET.

Léa... quoi ? Elle avait un autre nom, il me semble ?

HÉLION.

Tiroir... Léa Tiroir.

PAGELET.

C’est toujours chez elle que vous descendez, quand vous allez voir vos clients, à Paris ?

HÉLION.

Pardon ! j’ai une chambre à l’hôtel... pour les convenances.

PAGELET.

Et une chez Léa pour... le contraire ! Vous feriez bien tout de même de vous méfier un peu.

HÉLION.

Oh ! mais, je prends beaucoup de précautions, sans en avoir l’air... Sauf vous, qui êtes un vieil ami, nul, ici, n’est au courant de ces petites escapades. Ma femme elle-même les ignore.

PAGELET.

C’est l’essentiel.

HÉLION.

D’ailleurs, elle ne s’occupe pas de ces choses-là, et elle a horreur de Paris. Quant à moi, je ne reste guère absent que cinq ou six jours, de temps en temps. Dans ces conditions-là, ce n’est pas de l’adultère, c’est de la villégiature.

PAGELET.

Tout bonnement ! Vous êtes parfait !

 

 

Scène V

 

PAGELET, HÉLION, DESCLOS, MADAME GRANGER

 

PAGELET.

Je vous attendais, mes amis.

À Desclos qui boite un peu.

Et votre jambe ? Georges vient de me dire que ça allait un peu mieux.

DESCLOS.

Je me suis péniblement traîné jusqu’ici.

PAGELET.

Diable !

DESCLOS.

Des douleurs, des douleurs continuelles !... En ce moment, c’est au genou... Aïe !

PAGELET.

Ce n’est pas gai.

MADAME GRANGER.

Mon frère exagère.

DESCLOS.

J’exagère !... C’est exquis !

MADAME GRANGER, se rapprochant.

Tu souffres vraiment ?

DESCLOS.

Non, non... j’exagère.

MADAME GRANGER.

Comme tu voudras.

DESCLOS.

J’ai des douleurs intolérables, voilà tout ! Figurez-vous, Pagelet, que vous avez au genou un chien furieux qui vous dévore la chair et qui vous ronge les os. Tel est mon cas... Une bêtise, comme vous voyez... Mais, ne parlons plus de ces niaiseries.

MADAME GRANGER.

Pourquoi ne te soignes-tu pas ? Georges t’a indiqué un traitement.

DESCLOS.

Il m’a indiqué un traitement parce que, en sa qualité de médecin, il est obligé d’indiquer un traitement pour toutes les maladies. Je l’ai même suivi, son traitement.

PAGELET.

Et… ?

DESCLOS.

Je souffre un peu plus, voilà tout. Georges a eu une très bonne idée de faire sa médecine !

Il hausse les épaules.

MADAME GRANGER, haussant également les épaules.

Ça vaut mieux que de n’avoir jamais rien fait, comme toi.

DESCLOS.

Tu as raison, mon enfant, je n’ai jamais rien fait. Je n’ai travaillé que trente années... Ah ! ah !

MADAME GRANGER.

À quoi ?... Tu t’imagines peut-être que tu travailles parce que tu lis les journaux et que tu ricanes à propos de tout ?

DESCLOS, haussant les épaules.

Continue !

MADAME GRANGER.

Pardon, j’oubliais !... Tu as fait quelque chose dans ta vie... Tu t’es présenté à la députation et tu n’as pas été nommé.

DESCLOS.

J’en suis fier !

MADAME GRANGER.

Depuis cette époque...

DESCLOS.

Tu permets que je t’interrompe ?... Nous avons cette conversation-là tous les samedis, et toujours devant maître Pagelet... Pourquoi as-tu choisi le samedi ? Je l’ignore ! Est-ce que tu es trop occupée pendant la semaine ? Mystère ! Mais il y a un fait certain, c’est que tous les huit jours, à cette heure-ci, à peu près, j’apprends de ta bouche que tu es ma sœur ; que je suis veuf et que tu es veuve aussi ; que tu ne t’es pas remariée dans l’intérêt de mon fils et dans le mien ; que tu tiens ma maison avec économie et que, sans ta pension viagère que tu veux bien mettre à ma disposition, nous vivrions très difficilement...

MADAME GRANGER.

Parce que tu as mangé...

DESCLOS, achevant la phrase.

Mon patrimoine, quand j’étais jeune. Je sais cela, ma chère enfant. Pagelet le sait aussi, puisqu’il est notre notaire, et nous ne sommes pas gens à l’oublier d’une semaine à l’autre.

Madame Granger hausse les épaules.

 

 

Scène VI

 

PAGELET, HÉLION, DESCLOS, MADAME GRANGER, MADAME HÉLION, puis GEORGES, puis BOLARD

 

PAGELET.

Tous mes respects, madame.

MADAME HÉLION.

Vous avez une mine superbe, monsieur Desclos.

Serrant la main de madame Granger.

Rien de nouveau, ma chère amie ?... Au fait, c’est moi qui ai du nouveau à vous apprendre... Voulez-vous marier votre neveu ?

MADAME GRANGER.

Ce serait une grande chance pour lui.

MADAME HÉLION.

Je le crois.

À Desclos.

Qu’en pensez-vous ?

DESCLOS.

J’ai le regret, madame, de n’être pas de votre avis, ni de celui de ma sœur.

MADAME GRANGER.

Naturellement !

DESCLOS.

Je ne connais pas d’être moins fait pour le mariage que mon fils.

MADAME HÉLION.

Allons donc ! Et pourquoi ?

DESCLOS.

Il a un caractère trop difficile.

MADAME GRANGER.

Lui ! Tout le monde s’accorde au contraire...

DESCLOS.

Toul le monde peut ne pas voir des choses que moi, je vois. Et avec qui, ce mariage ?

MADAME HÉLION.

Mademoiselle Claire Méret.

DESCLOS.

Une fille petite, maigre, figure quelconque...

MADAME HÉLION.

Mais pas du tout !

MADAME GRANGER.

Elle est charmante !

MADAME HÉLION.

Ce serait un mariage excellent, n’est-ce pas, Pagelet ?

PAGELET.

Je suis pour le mariage, vous le savez, comme notaire, et ensuite comme provincial.

MADAME HÉLION.

Moi aussi, je suis une provinciale entêtée, et je suis allée trois fois à Paris, en cinq ans. Il n’y a plus guère que quelques femmes qui aiment encore la province. Ces messieurs la considèrent comme une vaste prison. Ce qui m’étonne, c’est que le docteur, votre neveu, qui a fait ses études à Paris, ait daigné s’établir ici.

MADAME GRANGER.

Il a eu raison.

MADAME HÉLION, se tournant vers Hélion.

Voyez mon mari. Tous les mois environ je l’aperçois avec sa valise à la main. Il me dit : « Je pars »... et il m’embrasse. Je dois ajouter qu’il ne manque jamais de revenir huit ou dix jours après.

HÉLION.

J’ai de nombreux clients à Paris, vous ne l’ignorez pas, ma chère. Les machines agricoles de notre maison...

MADAME HÉLION.

Je ne vous reproche rien, mon ami. Il y a longtemps que je ne m’occupe plus des clients à qui vous vendez des machines agricoles, à des époques si régulières. Vous m’avez donné jadis leurs noms ; mais, je ne me les rappelle plus... vous, non plus, peut-être...

HÉLION.

Permettez !

MADAME HÉLION.

À part ce léger détail, vous êtes un très bon mari.

À Georges, qui est entré sur cette phrase.

Et le docteur aussi fera un très bon mari.

GEORGES.

Moi, madame ?... Je ne pense pas.

MADAME HÉLION.

Vous vous vantez.

HÉLION.

Mariez-vous donc, mon cher.

PAGELET.

C’est une affaire qui me regarde.

À Georges.

Nous en causerons ce soir ou demain.

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

C’est madame Perrin.

PAGELET, regardant sa montre.

Dites-lui que... sa belle-sœur n’est pas encore arrivée, qu’elle veuille bien l’attendre un peu et que je suis à elle tout de suite.

MADAME GRANGER.

Comment, Rose est ici ?... Je vais aller lui dire bonjour.

DESCLOS.

Parbleu ! Dites-lui aussi bonjour de ma part... Et pourquoi ne l’inviterais-tu pas à dîner, avec son mari ?

MADAME GRANGER.

Je ne demande pas mieux.

Elle sort.

DESCLOS.

Je la reverrai avec le plus grand plaisir... C’est une femme que j’ai toujours jugée très intelligente... N’est-ce pas, Hélion ?

HÉLION.

Il me semble.

MADAME HÉLION.

Vous la connaissez donc ?

HÉLION.

Mais, c’est la femme d’un de mes meilleurs employés, de Perrin...

DESCLOS.

Un gentil garçon, mais qui a eu l’idée saugrenue de louer ses terres, au lieu de les travailler lui-même et qui est venu s’établir à la ville, comme beaucoup de paysans le font aujourd’hui. Il eût été un cultivateur passable, il n’est qu’un mauvais employé.

HÉLION.

Mais non, au contraire !

DESCLOS.

Je sais ce que je dis. Pendant ce temps-là, la terre perd de sa valeur tous les jours. Tout cela finira très mal.

LE DOMESTIQUE, revenant.

M. Bolard.

PAGELET.

Ah ! faites entrer.

BOLARD, serrant la main de Pagelet.

Mon cher maître, je suis bien content de vous revoir.

PAGELET.

Et moi aussi, mon cher monsieur Bolard. J’ai été un ami de votre père.

BOLARD.

Je me le rappelle.

HÉLION, à Bolard.

Ça va bien, depuis ce matin ?

BOLARD, à madame Hélion.

Madame...

GEORGES.

Père, je te présente M. Bolard, mon camarade du quartier, dont je t’ai parlé si souvent.

DESCLOS.

En effet !... Monsieur, enchanté !

MADAME HÉLION, à son mari.

Et quand allez-vous à Paris ?

HÉLION.

Je repartirai avec Bolard, probablement.

MADAME HÉLION, riant.

M’emmenez-vous, par exception ?

HÉLION.

Je n’aurais pas manqué de vous le proposer.

MADAME HÉLION.

Observez que vous me dites la même chose tous les mois.

PAGELET, à Bolard.

Et il y a longtemps que vous n’étiez venu chez nous ?

BOLARD.

Il y a bien dix ans.

PAGELET.

Avez-vous visité les travaux de notre prochaine exposition régionale ?

BOLARD.

J’en sors à l’instant.

PAGELET.

Ce sera très bien, n’est-ce pas ?

BOLARD.

Ce sera parfait.

PAGELET.

Restez-vous quelques jours ici ?

BOLARD.

Huit jours à peine.

PAGELET.

J’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir... Et c’est un procès qui vous amène dans notre ville ?

BOLARD.

Un procès ! Comment cela ?

PAGELET.

Je vous croyais avocat.

GEORGES.

Bolard a renoncé au barreau. Il me semblait vous l’avoir dit tout à l’heure.

PAGELET.

Ah ! pardon.

BOLARD.

Que voulez-vous, mon cher maître, il faut bien vivre ! Je ne gagnais pas un sou...

PAGELET.

Oh ! je ne vous blâme pas.

BOLARD.

J’ai essayé aussi du journalisme, mais j’y ai renoncé également. Je ne m’enrichissais pas plus vite qu’au barreau. J’écrivais des articles politiques à cent cinquante francs par mois. Il est très difficile de parler sérieusement politique dans ces conditions-là.

PAGELET.

Oui, ça devrait rapporter davantage.

BOLARD.

Alors, je me suis lancé dans la publicité, et je m’en félicite tous les jours.

DESCLOS.

Vous ne regrettez pas de ne plus écrire ?

BOLARD.

Ma foi non ! C’est si peu de chose aujourd’hui, un journaliste, à côté d’un courtier de publicité !

GEORGES.

Ah ! tu as eu de la chance, toi !

BOLARD.

Le fait est que je me demande parfois ce que je serais devenu, si je n’avais pas rencontré Brassac, un soir, dans un souper...

GEORGES.

Qui est Brassac ?

BOLARD.

C’est mon patron, l’homme sans lequel je ne serais qu’un piètre avocat. Son nom n’est pas arrivé jusqu’à toi ?

GEORGES, riant.

Je l’avoue.

BOLARD.

Ne ris pas ! Brassac a un hôtel, des chevaux, et il gagne deux cent mille francs par an.

DESCLOS.

C’est merveilleux ! D’où vient-il ?

BOLARD.

Les débuts de Brassac ont été à la fois simples et faciles. Il a passé de la misère noire à la fortune en deux heures de temps. Oui, mon cher. Il traversait, une après-midi, le boulevard, quand il vit un monsieur qui allait être renversé par un omnibus. Il était près de lui, il le saisit par le bras et l’écarté, sans courir le moindre danger. Mais le monsieur avait eu une peur horrible ! Il appelle Brassac son sauveur et lui remet sa carte. C’était Tourneur, le grand banquier, tout bonnement. Le lendemain, Brassac va chez lui, prendre de ses nouvelles. Tourneur, à son tour, s’informe de sa situation et, finalement, lui donne la publicité de toutes ses affaires. En sortant de son cabinet, Brassac gagnait deux cent mille francs par an. C’est encourageant pour les jeunes gens, hein ? As-tu déjà vu ça en province ?

GEORGES.

Il ne passe pas assez d’omnibus.

BOLARD.

Ce sont nos petites mille et une nuits.

DESCLOS.

Alors, vous faites des annonces ?

BOLARD.

Oui.

PAGELET.

Des réclames ?

BOLARD.

Vous l’avez dit.

GEORGES.

Ça vaut peut-être mieux que de faire de la médecine.

BOLARD.

Ça n’empêche pas.

PAGELET.

C’est donc de vous, ces grandes machines, à la quatrième page des journaux ?

BOLARD.

À la quatrième page aussi. Et vous allez bientôt voir, dans tous les journaux de Paris, d’admirables articles consacrés aux industriels de la région, et à Hélion, en particulier...

PAGELET.

Comment, Hélion, vous faites de la réclame ?

HÉLION.

« Les machines agricoles Hélion sont, à juste titre, célèbres dans toute l’Europe. »

PAGELET.

Mes compliments !

BOLARD.

La grande industrie de province, pas plus que la grande industrie parisienne, ne peut plus se passer de la publicité. C’est une chose que vos compatriotes, mon cher monsieur Pagelet, ont de la peine à comprendre. Ils se privent d’une force énorme, presque incalculable, et devenue, en tout cas, indispensable dans les affaires. Ah ! la province aurait besoin d’être un peu secouée. Nous allons essayer, à l’occasion de votre exposition régionale.

PAGELET.

Ils sont durs, ici, n’est-ce pas ?

BOLARD.

Ils sont d’une méfiance qui n’est que de la routine. Au seul mot de publicité, ils vous regardent avec de gros yeux malins, et ils commencent par être convaincus qu’on veut les mettre dedans. Et il y a bien des fois où ça n’est pas vrai.

PAGELET.

Quand Hélion va à Paris, vous devez le mener dans de drôles d’endroits ?

BOLARD, riant.

Il est très sérieux.

PAGELET.

Je m’en doute.

Entre le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Madame Butaud.

PAGELET.

Ah ! Je suis a elle... Madame, je vous prie de m’excuser... Je redeviens notaire pour quelques instants.

MADAME HÉLION.

Si vous avez besoin de votre salon, ne vous gênez pas ; nous allons faire un tour dans le jardin, en attendant le dîner.

PAGELET.

Vous montrerez ma serre à ce jeune parisien.

GEORGES, à Desclos qui se lève.

Ton genou te fait mal ?

DESCLOS.

Ça n’a aucune importance !

GEORGES.

Ce ne sera qu’une crise légère.

DESCLOS.

Une crise légère ! Tu es exquis ! Je peux à peine marcher.

PAGELET.

Faites entrer madame Butaud.

Sortent les autres par le fond, pendant que Lucie entre par la gauche.

 

 

Scène VII

 

PAGELET, LUCIE

 

LUCIE, en costume de paysanne riche qui va à la ville.

Votre servante, monsieur Pagelet.

PAGELET, lui serrant la main.

La santé est bonne ?

LUCIE.

Elle n’est point mauvaise.

PAGELET, lui tendant une chaise.

Asseyez-vous, madame Butaud.

LUCIE, assise.

Je suis venue vous consulter pour la vente d’un pré.

PAGELET.

Tout à votre service... Hé ! j’oublie de vous demander des nouvelles de votre mari et de votre mère.

LUCIE.

La mère va mieux. – C’est le grand pré qui est contre le pont. On voudrait, avec l’acheteur, ne pas faire d’acte pour éviter les frais et se contenter d’un simple sous-seing... On en a commencé un.

Elle tire un papier de sa poche.

PAGELET.

Voyons... Pourquoi ne l’avez-vous pas montré au notaire de Maurichard ?

LUCIE.

Je n’ai pas confiance en lui. Je n’ai confiance qu’en vous, monsieur Pagelet. Le pré est indivis entre mon frère et moi. Alors, j’ai écrit à Jean. À ce moment-là, justement, la mère était un peu malade. Il a profité de l’occasion et on s’est embrassé. On ne peut pas toujours rester brouillée avec son frère, n’est-ce pas ?

PAGELET, s’approchant.

Il y a une autre personne avec laquelle vous ne pouvez pas non plus rester brouillée éternellement.

LUCIE.

Vous voulez parler de cette femme ?

PAGELET.

C’est une très honnête femme, madame Butaud. Pourquoi votre mère ne donne-t-elle pas son consentement, voyons ?... Remarquez qu’aujourd’hui, votre frère peut s’en passer.

LUCIE.

On dit chez nous qu’un mariage contracté contre la volonté de sa mère finit toujours mal. Jean le sait.

PAGELET.

Jamais Perrin ne trouvera une femme plus dévouée et plus intelligente.

LUCIE.

Oh ! elle ne saurait point seulement cultiver la terre !

PAGELET.

C’est inutile, puisqu’aujourd’hui, votre frère est dans le commerce.

LUCIE.

Il n’y restera peut-être pas toujours. Jean est fils de paysan, petit-fils et arrière-petit-fils. Il n’est point fait pour rester commis dans les écritures, comme un parisien. Il est fait pour cultiver la terre, ainsi que nous, et pour avoir une femme qui la cultive avec lui.

PAGELET.

Je connais les idées de Perrin.

LUCIE.

Moi aussi.

PAGELET.

Il aime Rose.

LUCIE.

Il ne l’aime point de cœur. Jamais il ne l’a aimée de cœur. Il a été ébloui parce qu’elle parlait bien, qu’elle avait la taille plus fine que nous et des mains blanches ; mais ce n’est point de l’amour.

PAGELET.

Vous vous trompez.

LUCIE.

Et puis, les hommes pensent une chose un jour, et le lendemain, ils pensent une autre chose.

PAGELET.

Et moi, je vous affirme que cette situation, si elle se prolonge, finira par compliquer toutes vos affaires de famille.

LUCIE.

On s’arrangera.

PAGELET.

Comment ?

LUCIE.

On s’arrangera.

PAGELET.

Vous avez donc causé de cela avec votre frère ?

LUCIE.

On ne cause que de ça depuis qu’il est à la maison.

PAGELET.

Et qu’est-ce qu’il dit ?

LUCIE.

Il ne dit rien.

PAGELET.

Quand revient-il ?

LUCIE.

Il n’est point encore fixé. Ce n’est pas nous qui le chasserons.

PAGELET.

Votre mère est rétablie, pourtant.

LUCIE.

À peu près.

PAGELET, après un silence.

Rose est ici à l’étude. Vous ne voulez pas la voir ?

LUCIE.

J’allais chez elle.

PAGELET, étonné.

Vous alliez chez elle ?

LUCIE.

J’ai à lui parler.

PAGELET.

Vous avez quelque chose à lui dire ?

LUCIE.

Oui.

PAGELET.

Ah !... Quoi ?

LUCIE.

Elle vous le répétera, monsieur Pagelet.

PAGELET.

Voulez-vous que je la fasse prévenir que vous êtes là ?

LUCIE.

Je veux bien, ça m’évitera une course.

PAGELET, allant à la porte et parlant au domestique.

Priez madame Perrin de monter.

À part.

Voilà certainement quelque méchante histoire qui lui arrive.

LUCIE.

Et pour ce qui est de la vente du pré, maître Pagelet ?

PAGELET.

Je vais examiner votre sous-seing et faire les corrections indispensables.

LUCIE.

Merci, maître Pagelet.

Entre Rose.

 

 

Scène VIII

 

PAGELET, LUCIE, ROSE

 

Rose fait quelques pas vers Lucie. Lucie s’avance aussi vers elle, lentement. Arrivées l’une près de l’autre, elles s’embrassent du bout des lèvres.

ROSE.

Bonjour, Lucie. Votre mère va bien ?

LUCIE.

Point trop mal.

Silence.

PAGELET, à Lucie.

Vous n’avez plus besoin de moi ?

LUCIE.

Non, merci.

PAGELET, à Rose, bas.

Soyez très calme !

Rose baisse la tête.

Au revoir, madame Butaud.

LUCIE.

Je reprendrai le sous-seing tout à l’heure.

PAGELET, à part, en sortant.

Quelque méchante histoire, c’est évident.

 

 

Scène IX

 

ROSE, LUCIE

 

LUCIE.

Si je ne vous avais point rencontrée ici, Rose, je serais allée chez vous.

ROSE.

Ah !

LUCIE.

Il ne serait point mauvais que nous ayons une conversation ensemble.

ROSE.

Je vous écoute.

LUCIE, regardant Rose et après un silence.

Ah ! vous êtes bien vêtue, Rose !... Vous êtes habillée comme une dame de la ville.

ROSE, souriant.

Vous trouvez ?

LUCIE.

On voit que vous ne manquez de rien. Vous avez des fleurs à votre corsage.

ROSE.

C’est un bouquet de fleurs des champs. En désirez-vous ?

LUCIE.

Oh ! nous autres, à la campagne, nous n’aimons pas beaucoup les fleurs.

ROSE.

Alors, vous disiez, Lucie ?

LUCIE, s’asseyant avec lenteur.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler, Rose, que votre père gagnait quatre cents francs par an à tenir les écritures de la mairie, à Maurichard...

ROSE.

En effet.

LUCIE.

Il s’était ruiné à Paris. Ce n’était peut-être pas de sa faute, mais ce n’était point de la nôtre non plus.

ROSE.

Certainement !

LUCIE.

À sa mort, il ne vous a point laissé un sou. Vous étiez seule. Mais, comme vous aviez rendu Jean amoureux de vous, avec votre figure et vos façons, vous vous êtes mise avec lui, ce qui a fait un grand chagrin à la mère. Elle a assez pleuré, la pauvre femme !

ROSE.

Jean lui a demandé son consentement à notre mariage, pendant un an. Elle a toujours refusé.

LUCIE.

C’était son droit. Une autre peut-être, à votre place, n’aurait point écouté un garçon dans ces conditions-là. Vous, vous l’avez fait. C’était votre droit aussi. Chacun pour soi ! Enfin, c’est passé ! Jean a donc quitté la ferme. Il est devenu un monsieur, au lieu de travailler à la terre, lui qui n’est qu’un paysan comme était son père et comme nous sommes. Il s’est établi avec vous à la ville, il est entré dans un bureau pour écrire des lettres toute la journée. Tout ça, à cause de vous.

ROSE.

Je ne comprends pas où vous voulez en venir ?

LUCIE, se levant.

Je veux en venir à vous dire que jamais, entendez-vous ? – jamais, maintenant, la mère ne consentira à ce que Jean vous épouse. Il ne faut point vous faire d’illusion là-dessus.

ROSE.

Vous oubliez, ma chère Lucie, qu’à l’époque où nous avons quitté Maurichard, Jean n’avait pas vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il en après de vingt-huit, et il peut, si vous l’y forcez, se passer du consentement de sa mère. Il l’aurait déjà fait sans moi !

LUCIE.

Oh !

ROSE.

C’est moi qui lui ai conseillé d’attendre, car j’espérais toujours les réconcilier ; et je serais votre belle-sœur depuis longtemps, si je n’avais pas craint de faire à la mère de Jean un gros chagrin.

LUCIE.

Le chagrin était fait.

ROSE.

C’est à Jean que vous devriez dire cela et non à moi. Bref, votre mère refuse encore ?

LUCIE.

Oui.

ROSE.

Définitivement ?

LUCIE.

Oui.

ROSE.

Ah !... Et je devine à la manière dont vous me parlez, que j’aurais tort d’insister ?

LUCIE.

Ça ne servirait à rien.

ROSE.

Alors, au retour de Jean, nous verrons !

LUCIE, après un silence et la regardant.

Jean ne reviendra pas !

ROSE, faisant un mouvement brusque.

Qu’est-ce que vous dites ?... Jean...

LUCIE.

Je vous répète : il ne reviendra pas ! Vous comprenez, à présent ?

ROSE.

Je comprends que vous avez combiné quelque trahison, votre mère et vous !

LUCIE.

Jean ne vous aime plus !... Dame ! il paraît que la beauté ne suffit point à garder un homme, et qu’on se lasse des belles filles aussi bien que des vilaines.

ROSE.

Je n’ai que faire de vos phrases et de vos injures. Ce que Jean a à me dire, il me le dira lui-même.

Elle fait deux ou trois pas vers la porte.

Je vais partir à Maurichard, ce soir.

LUCIE.

Alors, je vais vous annoncer encore quelque chose, qui vous prouvera que je viens de sa part.

ROSE.

Quoi ?

LUCIE.

Il se marie.

ROSE, passant ses mains sur son front.

Lui !

Levant la tête.

Ce n’est pas vrai, menteuse !

LUCIE.

Il épouse Madelon Ledru de chez nous, qui lui apporte en dot la ferme de Chevilly, qui est une belle ferme.

ROSE.

Quelle misérable vous faites tout de même ! Mais non, il ne se marie pas, j’en suis sûre !... C’est toi qui es envieuse, c’est toi qui es jalouse, c’est toi qui as inventé cette infamie !

LUCIE.

Jean est décidé, tu entends ? Il aime Madelon et rien de ce qu’on pourra lui dire ne le fera quitter le pays. Vous voyez que ce n’est point la peine de lui faire des scènes, ni de causer du scandale dans la commune, par votre présence.

ROSE.

Lui ! Il se marie !... Lui !... Ah ! le malheureux ! Ah ! le fou ! Il était donc capable d’une action aussi basse ? Est-ce possible ? Mais non ! Tout seul, il n’y aurait pas songé de sa vie. Votre mère et vous, vous l’avez trompé comme un enfant. Qui sait quelles choses ignobles vous avez inventées sur moi, toutes les deux ?

LUCIE.

On n’a eu besoin de rien inventer du tout. C’est Jean qui a fini par voir que sa conduite le menait à la perdition, parce que si le bon Dieu avait voulu que vous soyez sa femme, il vous aurait envoyé des enfants. Si vous aviez eu un enfant seulement, la mère aurait consenti.

ROSE, avec mépris.

Je vois que vous êtes toujours superstitieuse.

LUCIE.

Toujours ! Tout le monde l’est, chez nous.

ROSE, s’approchant d’elle.

Avez-vous été assez hypocrite et assez lâche, quand vous avez écrit à Jean que sa mère était malade ! J’aurais dû deviner la vérité rien qu’en me rappelant vos yeux et vos lèvres !

LUCIE.

Tous les moyens sont bons, quand on déteste les gens. Je vous détestais. Vous aviez attiré mon frère, qui est le seul homme de la famille ; vous l’aviez arraché à la ferme. On ne se fait point aimer de ceux à qui on cause de pareils malheurs. Mais aujourd’hui, le mal est réparé. Nous avons pris notre revanche et je ne vous en veux plus ! On peut donc causer.

Elle s’assied.

Nous ne sommes point de méchantes gens, Rose, malgré ce que vous pensez. Jean vous quitte, c’est nous qui l’avons décidé, ça, c’est vrai ! Mais, nous n’avons point l’intention de vous abandonner sans argent dans une ville. Je vous ai apporté une somme pour vous aider à vous tirer d’affaire. Il n’y a pas beaucoup de gens à la campagne qui se conduiraient comme nous !

ROSE.

Est-ce que vous supposez que je vais prendre votre argent ?

LUCIE.

Vous refusez ?

ROSE.

Oh ! certes !... Gardez-le ; vous le donnerez à Madelon, ce sera mon cadeau de noces.

LUCIE.

C’est bon, on a fait son devoir ! Et pourquoi refusez-vous, sans indiscrétion ?

ROSE.

Il est inutile que je vous le dise, vous ne comprendriez pas.

LUCIE.

Il paraît que l’argent ne vous manque point. Tant mieux ! On est disposé aussi à vous laisser les meubles...

ROSE.

Quels meubles ?

LUCIE.

Ceux de chez vous. Ils nous appartiennent, mais on vous les laisse.

ROSE.

Je n’en veux pas plus que de votre argent ! Faites-les reprendre. Je ne conserverai que ceux qui viennent de mon père.

LUCIE, ironiquement.

Il n’a guère laissé que ça !

ROSE.

Aussi, j’y tiens ! Quant au reste, prenez, vendez, emportez tout, paysanne !

LUCIE.

Paysanne ! Oui, oui, je sais que vous nous méprisez. Vous n’êtes pas une paysanne, vous, et ce n’est pas cela que vous voulez être !... Eh ! bien, Rose, plus tard, lorsque vous serez devenue une dame, que vous porterez des toilettes et des bijoux, vous vous rappellerez que c’est tout de même un paysan qui vous aura eue le premier !

ROSE, revenant vers elle, et d’un air très grave, après une pause.

Lucie, vous avez eu tort de me trahir et vous avez tort maintenant de m’insulter !... Prenez garde !

LUCIE.

Je ne vous crains point ! Comment vous vengeriez-vous ?

ROSE.

Je ne me vengerai pas, Lucie ; mais l’infamie que vous avez commise, votre mère et vous, vous portera malheur !

LUCIE, se retournant.

Qu’est-ce que vous dites ?

ROSE.

Je dis que je porte malheur aux gens qui me font du mal, et que je vous porterai malheur, à vous !

LUCIE, tressaillant.

Ce n’est pas possible ! Et en quoi pourriez-vous nous nuire ?

Silence de Rose.

Vous ne pouvez point nous nuire !... Vous ne répondez pas ? Vous allez essayer de nous jeter un sort, peut-être ?

ROSE.

Je ne prononcerai plus votre nom dès que vous aurez passé cette porte ; mais, je suis tranquille, je serai vengée.

LUCIE, à part.

C’est qu’elle en est capable, de nous jeter un sort !

Haut.

Voyons, Rose, il est inutile de se brouiller complètement. Prenez l’argent qu’on vous offre. On vous en donnera encore, quand vous n’en aurez plus.

Elle tire une vieille bourse de sa poche

Prenez-le ! On s’engagera par écrit. – Tenez, vous n’êtes qu’une méchante et dangereuse créature, une femme sans cœur, et si jamais, il nous arrive malheur...

Elle la menace de la main, puis tout à coup, changeant de ton.

Vous devriez prendre l’argent...

Rose repousse la bourse avec la main et la jette par terre. Lucie revient encore une fois vers elle, radoucie.

Désirez-vous lui parler, à Jean ? Vous verrez que ce n’est point moi...

ROSE.

Je ne veux plus ni lui parler, ni le voir... Il reviendrait ici me demander pardon, que je m’en irais sans lui répondre et sans tourner la tête. Maintenant, allez-vous en ! car je vous jure que cette parole est la dernière que je vous adresse de ma vie !

Lucie veut s’avancer vers elle. Elle lui tourne le dos.

LUCIE, à part.

Rose !...

Ramassant brusquement la bourse.

Eh ! bien, c’est bon !

À part.

Elle va nous jeter ça sur les récoltes, pour sur !

Elle disparaît en faisant claquer la porte.

ROSE, seule.

Quelle âme de sauvage !

Elle s’assied brusquement sur une chaise et porte son mouchoir à ses yeux.

 

 

ACTE II

 

Une terrasse dans la maison de Desclos. Escalier au fond, descendant dans la rue. Porte à gauche, donnant dans la maison.

 

 

Scène première

 

PAGELET, MADAME GRANGER

 

MADAME GRANGER.

Que me dites-vous là, Pagelet ?

PAGELET.

La vérité pure.

MADAME GRANGER.

Rose n’était pas mariée avec Perrin ?

PAGELET.

Non.

MADAME GRANGER.

Je vous assure que je suis stupéfaite... Ah ! j’étais loin de m’attendre...

PAGELET.

J’aurais peut-être du vous mettre au courant. Ce n’est pas de la faute de Rose si je ne l’ai pas fait. Elle voulait tout vous dire et ce mensonge lui répugnait beaucoup, je vous assure. C’est Perrin qui le lui imposait et, moi-même, j’étais de son avis, car j’avais la conviction que le mariage allait se faire bientôt. Je ne soupçonnais rien. Il est aussi difficile de savoir ce que pensent les paysans que ce que pensent les animaux.

MADAME CHANGER.

Il n’y a aucun espoir de raccommodement ?

PAGELET.

Aucun.

MADAME GRANGER.

La seule raison de la rupture ?...

PAGELET.

Est le mariage de Perrin. Oh ! je vous le garantis, Rose n’a absolument rien à se reprocher... pas la moindre imprudence, pas la plus légère faute. Je réponds d’elle !

MADAME GRANGER.

Ce Perrin est véritablement un malhonnête homme !

PAGELET.

Un paysan est capable de tout pour un morceau de terre.

MADAME GRANGER.

Et Rose reste sans ressources ?

PAGELET.

Sans autres ressources que le travail qu’elle pourra trouver. Aussi ai-je pensé à vous.

MADAME GRANGER.

Certes, je l’aiderai. Quels que soient ses torts, elle les expie aujourd’hui, et cruellement. Priez-la de venir me voir le plus tôt possible.

PAGELET.

J’ai passé chez elle tout à l’heure, car j’étais sûr de votre réponse, et je lui ai dit d’avance que vous l’attendiez. Elle me suit.

MADAME GRANGER.

Vous avez fort bien fait.

PAGELET, allant à l’escalier du fond.

La voici.

 

 

Scène II

 

PAGELET, MADAME GRANGER, ROSE

 

MADAME GRANGER, allant à Rose, et lui prenant la main.

Bonjour, mon enfant. Je suis tout à votre service. Vous avez été indignement trompée, mais il ne faut pas vous décourager.

ROSE.

J’en suis loin, madame.

MADAME GRANGER.

J’ai précisément beaucoup d’ouvrage en retard, à la maison.

ROSE.

Vous êtes trop bonne.

MADAME GRANGER.

Votre cousine Louison est toujours avec vous ?

ROSE.

Oui, madame.

MADAME GRANGER.

Nous l’enverrons chercher et elle emportera un tas de petites choses que je vais vous faire préparer. Quant à vous, je vous présenterai à madame Hélion, que j’attends justement,

Se tournant vers Pagelet.

pour notre loterie... Elle a une maison très importante et vous sera d’un grand secours.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

PAGELET, ROSE

 

PAGELET.

J’ai tout raconté, mon enfant, comme nous en étions convenus.

ROSE.

Oh ! oui, le plus léger mensonge là-dessus m’eût été odieux.

Hésitant.

M. Desclos sait-il aussi ?...

PAGELET.

Pas encore, je ne l’ai pas vu.

ROSE.

Et M. Georges ?

PAGELET.

Non plus.

ROSE.

Ah !...

PAGELET.

Quant à madame Granger, elle se met entièrement à votre disposition, comme vous voyez.

ROSE.

Je lui demande du travail, rien de plus. Toute la nuit, j’ai songé à l’existence nouvelle qui commençait pour moi. Je me suis fait un plan et je le suivrai tant que je pourrai : je veux être une ouvrière. Justement, je suis plutôt adroite. Je sais faire de la dentelle... Louison m’aidera. Je pense que nous gagnerons notre vie, toutes les deux.

PAGELET.

Morbleu ! Je m’engage à vous procurer des pratiques. Il m’était cependant venu une autre idée... Si j’essayais de vous trouver chez une de mes clientes, quelque bonne place de dame de compagnie, par exemple, ou de... ?

ROSE, l’interrompant.

Oh ! non, monsieur Pagelet, je vous remercie. Je suis, je crois, une bonne ouvrière ; je serais une très mauvaise demoiselle de compagnie. Pour le moment, je préfère me remuer, m’agiter, courir après le travail, le faire quand j’en aurai, en chercher quand je n’en aurai plus. Ce que je craindrais par dessus tout, aujourd’hui, ce serait de dépendre de quelqu’un, d’être forcée à une espèce d’obéissance. Vous me comprenez, n’est-ce pas, monsieur Pagelet ? J’aime mieux avoir une vie plus difficile et plus hasardeuse et rester un peu indépendante. Il me semble que j’oublierai plus vite.

PAGELET.

C’est comme il vous plaira, mon enfant. Vous pouvez compter sur moi dans tous les cas. J’ai la conviction que l’avenir vous réserve une bonne revanche.

ROSE.

Oh ! l’avenir pour moi, c’est ce soir. Ce soir, ce sera demain. Je ne veux plus faire de projets.

PAGELET.

Il y a encore un côté de la situation qu’il serait bon d’examiner, car je suis furieux contre tous ces Perrin ! Quand je pense qu’il n’y a pas quinze jours, je causais avec Jean des diverses formalités à remplir pour votre mariage !... Le drôle peut se vanter de m’avoir trompé ! Et sa sœur donc !... Mais, dussé-je aller moi-même à Maurichard, je jure que je leur tirerai pour vous, une bonne somme qui...

ROSE.

Je vous en prie, ne faites aucune démarche de ce genre. Je ne veux pas de leur argent. Je l’ai dit à Lucie.

PAGELET.

Voilà de la fierté bien perdue, avec ces êtres-là !

ROSE.

Ce n’est pas pour les humilier ou pour les braver que je refuse, mais par... orgueil.

Souriant.

Oui, j’ai découvert tout d’un coup que j’étais très orgueilleuse. Je ne me connaissais pas ce vice.

Rentre madame Granger.

MADAME GRANGER.

Voilà qui est prêt, mon enfant. Si vous voulez aller dans la lingerie...

À la bonne qui est entrée derrière elle.

Jeanne, conduisez madame.

Rose et Louison sortent.

 

 

Scène IV

 

PAGELET, MADAME GRANGER, puis GEORGES

 

MADAME GRANGER.

Et maintenant, Pagelet, pendant que nous sommes seuls, parlons de notre affaire. Avez-vous  vu M. et madame Méret ?

PAGELET.

J’ai passé chez eux, il y aune heure environ.

MADAME GRANGER.

Eh bien ?

PAGELET.

J’ai lieu de croire que le mariage ne tient plus qu’au consentement de votre neveu. Les parents sont très bien disposés. Georges leur plaît beaucoup.

MADAME GRANGER.

Ce serait un grand bonheur pour nous tous.

PAGELET.

Évidemment.

MADAME GRANGER.

Un mariage parfait !

PAGELET.

Qu’en dit Desclos ?

MADAME GRANGER.

Je lui en ai touché deux mots. Il a haussé les épaules, mais je ne m’inquiète pas de son avis. Il s’agit de persuader Georges et j’ai compté sur vous pour cela.

PAGELET.

Je m’en charge. Est-il rentré ?

MADAME GRANGER.

Je viens de l’entendre. Il doit être dans son cabinet. Georges ! Georges !

Elle s’avance vers la porte de gauche et frappe. La porte s’ouvre. Paraît Georges.

GEORGES.

Ah ! mon cher maître !...

Il serre la main de Pagelet.

MADAME GRANGER.

Mon enfant, Pagelet a à t’entretenir de choses très sérieuses.

GEORGES, riant.

Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

MADAME GRANGER.

Je t’en supplie, ne ris pas.

GEORGES.

Je devine... Vous avez encore découvert un excellent parti : jeune fille riche, intelligente...

MADAME GRANGER.

Ton avenir est en jeu, mon cher Georges. J’espère que tu ne répondras pas à la légère.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

GEORGES, PAGELET, puis un instant LOUISON

 

GEORGES.

Et qui est-ce, si je ne suis pas indiscret ?

PAGELET.

Mademoiselle Claire Méret... Jolie dot... Vous plaisez beaucoup à ses parents.

GEORGES.

J’en suis flatté. Ils sont très gentils.

PAGELET.

Elle aussi est très gentille.

GEORGES.

Moins.

PAGELET.

Mademoiselle Claire vous déplaît ?... Pourtant...

GEORGES.

Elle ne me déplaît, ni ne me plaît.

PAGELET.

L’expérience démontre qu’il n’y a pas de meilleure condition pour un mariage heureux.

GEORGES.

Merci bien !

PAGELET.

D’abord, un docteur doit être marié, surtout en province. Vous serez marié dans deux mois.

GEORGES.

Et dire que c’est possible !

PAGELET.

C’est sûr ! Mon cher, il faut toujours en arriver là, ou bien se mettre à courir les aventures... Vous me chargez de vos intérêts ?

GEORGES.

Eh ! que diable, vous êtes bien pressé !

PAGELET.

Vous ne trouverez pas mieux dans toute la ville. Alors, c’est convenu ?

GEORGES.

Attendez donc un peu, sapristi !

PAGELET.

Nous vous marierons, vous ne vous en apercevrez même pas.

Lui serrant la main.

Vous savez, mon ami, je suis très heureux !

Entre Louison, un petit paquet à la main.

LOUISON.

Bonjour, monsieur.

GEORGES.

Bonjour, Louison. Comment se porte votre cousine, madame Perrin ?

LOUISON.

Madame Perrin ?... Rose... Elle est chez vous. Je viens la retrouver.

GEORGES.

Rose est ici ?

LOUISON, gênée.

Mais oui, monsieur Georges. Vous ne l’avez donc pas vue ?

GEORGES.

Non, pas encore.

LOUISON.

Ah !...

PAGELET, à Louison.

Vous la trouverez dans la lingerie.

LOUISON.

Alors, au revoir, messieurs. Madame Granger m’attend.

Elle sort à gauche.

GEORGES, étonné.

Rose est venue voir ma tante ?

PAGELET.

An fait, c’est vrai. Je n’ai pas encore eu le temps de vous apprendre la nouvelle.

GEORGES, vivement.

Quelle nouvelle ?

PAGELET.

Perrin se marie.

GEORGES, stupéfait.

Il se marie ?... Je ne comprends pas... Rose ?...

PAGELET.

Rose était sa maîtresse.

GEORGES.

Par exemple !

PAGELET.

C’est comme ça. Et, au moment où je croyais qu’il allait l’épouser, il en a épousé une autre... c’est bien simple !

GEORGES.

Rose était sa maîtresse ?... La maîtresse de ce... Oh ! je suis abasourdi ! Et c’est tout de suite après la mort de son père qu’elle l’est devenue ?

PAGELET.

Oh ! non, pas tout de suite... plus d’un an après. Elle a vécu pendant un an, je me demande de quoi ? De quelques sous... d’un peu de travail... la vraie misère ! Perrin la poursuivait. Ce n’était pas un simple paysan. Il appartient à cette génération déjà plus raffinée, plus instruite, qui s’éloigne de la terre. Il avait fait quelques voyages à Paris. Il avait l’air d’un monsieur. Rose était seule. Elle l’aima, et, je crois, d’un amour très désintéressé.

GEORGES.

Ce Perrin !... Il est retourné à Maurichard ?

PAGELET.

Et je ne pense pas qu’il ait envie de revenir ici.

GEORGES.

Il va se marier ?

PAGELET.

Il sera marié dans un mois.

GEORGES.

Vous en êtes sur ?

PAGELET.

Sa sœur me l’a annoncé. La séparation est définitive, complète. Vous voyez d’ici la situation. Rose a été très courageuse, très ferme. Nous la tirerons d’embarras, soyez sans crainte.

Faisant quelques pas comme pour se retirer.

À propos, passez demain à l’étude.

GEORGES.

Pourquoi faire ?

PAGELET.

Je vous mettrai au courant de la position de la famille Méret.

GEORGES.

Oh ! nous avons bien le temps !

PAGELET.

Et madame Granger ira faire la demande sous huit jours.

GEORGES.

Mais, pas du tout. D’abord, je connais à peine mademoiselle Méret.

PAGELET.

Elle est fort aimable.

GEORGES.

Elle m’a paru insignifiante, au contraire.

PAGELET.

Parce que vous ne l’avez jamais regardée avec l’idée de l’épouser. La prochaine fois, vous la trouverez charmante.

GEORGES

Ça m’étonnerait.

PAGELET.

C’est une fille qui deviendra très jolie, quand elle sera mariée.

GEORGES.

Je verrai à ce moment-là.

PAGELET.

Mais, vous n’êtes pas dans votre bon sens. Toute l’heure, vous acceptiez. Qu’est-ce qui vous prend ? Savez-vous seulement ce que vous voulez ?

GEORGES, avec un geste de découragement.

Mais non, évidemment, je ne sais pas ce que je veux faire, j’en conviens. Je ne sais qu’une chose, c’est que je n’ai pas le sou, que je mène une vie insupportable et sans issue, et qu’il n’y a ici pour moi d’avenir d’aucune sorte !

PAGELET.

Quelle est cette lubie ? Votre avenir, au contraire, est assuré.

GEORGES.

Ah ! ah ! il est joli ! L’existence la plus morne et la plus insipide ! Un métier sans intérêt ! Et pour comble d’amusement, vous m’offrez une jeune fille d’une nullité... Il ne me manquerait plus que ça !

PAGELET.

J’espère que vous ne parlez pas sérieusement ?

GEORGES.

On ne peut pas être plus sérieux.

PAGELET.

Alors, vous êtes fou !

GEORGES.

Il n’y a pas moyen de raisonner avec les gens de votre âge.

PAGELET.

Vraiment ?

GEORGES.

Et nous ne nous entendrons jamais, parce que vous parlez, pour juger notre conduite, nos sentiments et nos goûts, du principe le plus faux.

PAGELET.

Et lequel ?

GEORGES.

Vous n’admettez pas et vous ne voulez jamais admettre que les jeunes gens aujourd’hui, rencontrent dans la vie, certaines difficultés particulières à notre temps que vous n’avez pas eues. Vous avez suivi votre carrière sans ambitions, ni détours. Maintenant, vous avez toutes vos idées rangées dans votre tête, comme les bibelots d’un collectionneur, et vous poussez des cris si on veut en changer une déplace. Allez, allez, mon cher maître, les conditions de la vie actuelle, pour un garçon de mon âge et de ma situation sont effroyables, voilà tout. L’argent est presque impossible à acquérir. Il est raflé d’avance par quelques gens heureux et par quelques fripons. On est obligé de le gagner comme à une loterie ou de le voler comme dans un bois, il n’y a pas de milieu.

PAGELET.

Ai-je volé ma petite fortune ? Est-ce que je l’ai gagnée au jeu ? Je l’ai acquise sou à sou.

GEORGES.

Vous viviez à une époque où on le pouvait encore.

PAGELET.

Nous avions autant d’injustices et de mauvaises chances à supporter que vous.

GEORGES.

Seulement, vous ne le remarquiez pas. Cela suffit à établir entée nous une différence formidable.

PAGELET, le regardant.

Vous, vous me paraissez dans l’état d’esprit où l’on fait d’énormes sottises.

GEORGES.

J’aime mieux faire d’énormes sottises que de périr d’ennui.

PAGELET.

Vous ne serez pas très heureux, avec ces idées-là !

GEORGES.

Je le serai à ma façon. Ce qui est le bonheur pour vous, ne l’est peut-être pas pour moi, et les mots sont comme des sacs : ils prennent la forme de ce qu’on met dedans.

 

 

Scène VI

 

GEORGES, PAGELET, MADAME GRANGER, puis DESCLOS

 

MADAME GRANGER.

Eh bien ! qu’as-tu décidé ?

GEORGES.

Je ne tiens pas à me marier. C’est très sérieux, je t’assure.

MADAME GRANGER.

Si mademoiselle Claire te déplaît, je t’en chercherai une autre.

GEORGES.

Une autre me déplairait tout autant.

MADAME GRANGER.

Voilà qui est insensé ! Comment, à ton âge... ?

GEORGES.

On ne se marie pas parce qu’on a l’âge. Tu confonds avec le service militaire... Et je ne vois aucune raison de me marier en ce moment-ci.

MADAME GRANGER.

Mais, il y en a cent, de raisons ! Il y en a mille, dont la première et la plus importante est que la position l’exige absolument.

DESCLOS, qui est entré depuis un instant.

Georges agit comme il lui plaît, et il a parfaitement raison.

À Georges.

Cependant, mon ami, puisque nous voici tous les trois ensemble, je tiens à te dire une chose ou plutôt à te la rappeler : nos ressources sont devenues, par un concours de circonstances qu’il serait puéril de te raconter pour la vingtième fois, très exiguës.

MADAME GRANGER.

Pourquoi ce discours ? Georges...

DESCLOS, l’interrompant.

Pour ma part, à moi, je ne possède plus qu’une petite ferme qui est hypothéquée aux deux tiers de sa valeur, et dont les revenus diminuent tous les ans, ainsi qu’il convient, quand on a des revenus. À ma mort...

MADAME GRANGER.

Voilà que tu parles de ta mort, maintenant !

DESCLOS.

Pourquoi n’en parlerais-je pas ? Rien n’est plus naturel... Qu’est-ce que la mort ? Une simple formalité.

GEORGES, à part.

Dieu, que c’est agaçant !

DESCLOS.

À ma mort donc, Georges se trouvera en présence d’une dette égale, à peu près, à la valeur de l’héritage. Il ne faut donc pas qu’il compte...

GEORGES.

La situation est beaucoup plus simple, heureusement. Si jamais elle devenait menaçante, je trouverais une combinaison.

DESCLOS.

Alors, tout va bien.

GEORGES.

Il faut que je m’en aille, maintenant. J’ai rendez-vous avec Bolard.

À madame Granger.

Je me laisserai marier plus tard, je te le promets.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

DESCLOS, PAGELET, MADAME GRANGER

 

MADAME GRANGER, revenant vivement vers la table où Desclos et Pagelet se sont mis à jouer aux cartes.

Est-ce que Georges aurait une liaison ?

PAGELET.

Oh !

DESCLOS.

Peuh !

MADAME GRANGER.

Je ne vois pas d’autre raison pour... Mais une liaison avec qui ?

DESCLOS.

Je croirais assez volontiers que c’est la femme du percepteur.

MADAME GRANGER, indignée.

Madame Morisset !... Veux-tu bien ne pas dire de pareilles monstruosités !... Madame Morisset est une femme très vertueuse.

À Desclos qui hausse les épaules

Pourquoi hausses-tu les épaules ?

DESCLOS.

Pour rien.

MADAME GRANGER, à Pagelet, à mi-voix et désignant la porte.

Rose ?... Elle n’aurait pas l’audace...

PAGELET, vivement.

Mais non, mais non, ma chère amie ! N’en croyez rien. Je vous garantis...

DESCLOS.

Madame Perrin !... Tu as pensé à madame Perrin ?... Comme c’est bien province !... Mais, ma pauvre amie, laisse-moi te dire une chose : Rose est une femme beaucoup plus honnête que la plupart des dames que tu fréquentes, et que madame Morisset en particulier.

MADAME GRANGER.

Vraiment ? Rose est une femme plus honnête que madame Morisset ?

DESCLOS.

Parfaitement.

MADAME GRANGER.

Tu en es sûr ?

DESCLOS.

Tout à fait... Donne-nous donc de la bière ?... Et j’aimerais mieux être son mari que celui de cette dame, à tous les points de vue, d’ailleurs.

MADAME GRANGER, allant prendre une bouteille de bière et emplissant les verres.

Eh bien ! je vais t’apprendre une nouvelle qui changera peut-être tes idées...

DESCLOS.

Laquelle.

MADAME GRANGER.

Rose n’était pas la femme de Perrin, comme nous l’avions toujours cru ; elle n’était que sa maîtresse.

DESCLOS, buvant tranquillement.

C’est possible.

MADAME GRANGER.

Tu t’en doutais, peut-être ?

DESCLOS.

Vaguement. Et ce détail ne modifie en rien mon opinion sur elle...

MADAME GRANGER.

Ce détail !...

DESCLOS.

Je le répète : ce détail... s’ils ne se sont pas mariés, c’est qu’ils avaient des raisons. Je suis convaincu que Perrin l’épousera un jour ou l’autre.

MADAME GRANGER.

Ah ! tu es décidément un profond observateur ! Perrin vient de l’abandonner, et ce n’est pas elle qu’il épouse, c est une fille de Maurichard.

DESCLOS, à Pagelet.

C’est vrai ?

PAGELET.

Oui.

DESCLOS.

Quel gredin !

MADAME GRANGER.

Pour lui, je suis de ton avis, et j’ai été la première à accueillir Rose, puisqu’elle est ici en ce moment.

DESCLOS.

J’espère que tu as été très aimable avec elle.

MADAME GRANGER.

Oui, certes !

DESCLOS.

Je ne saurais trop insister là-dessus. Je veux que Rose soit traitée chez nous, de la façon la plus cordiale.

MADAME GRANGER.

N’aie donc pas peur... Mais, tu comprendras cependant que j’éprouve aujourd’hui une légère méfiance et que je tienne à la surveiller un peu. Tu devrais interroger ton fils.

DESCLOS.

Cela ne me regarde pas. Tu oublies que Georges, ayant vingt-neuf ans, est libre de ses actes et doit savoir ce qu’il veut faire, ou bien, il ne le saura jamais, ce qui peut encore arriver.

MADAME GRANGER.

Alors, tu te désintéresses de son mariage ?

DESCLOS.

Je ne m’en désintéresse pas, mais je ne veux pas m’en mêler. D’ailleurs, marié ou non, je ne crois pas à l’avenir de ce garçon.

MADAME GRANGER, indignée.

Tu ne crois pas à l’avenir de ton fils ?

DESCLOS.

Du tout. Il a une certaine intelligence, je n’en disconviens pas, et même quelque savoir, mais aucune idée, aucune expérience de la vie ! Or, l’expérience de la vie, tout est là !

MADAME GRANGER.

Tu dis des bêtises !

DESCLOS.

J’adore tes expressions. J’ai réfléchi pendant trente ans, et c’est moi qui dis des bêtises ! C’est exquis !

MADAME GRANGER.

Que Georges se marie, et dans trois ans, il aura une clientèle superbe... Il est déjà le médecin des Hélion, qui sont millionnaires.

DESCLOS.

Ils sont millionnaires, mais ils ne sont jamais malades.

MADAME GRANGER.

S’il fallait désespérer parce qu’un garçon de vingt-neuf ans n’a pas fait sa fortune !

DESCLOS.

À vingt-neuf ans, j’étais convaincu que j’aurais un jour cent mille livres de rentes ! Ah ! ah !... Nous étions là quelques camarades d’école... Si on leur avait demandé : « Qui d’entre vous doit occuper un jour la plus belle position ? » – Ils auraient répondu à l’unanimité : « C’est Desclos ! » Eh bien ! qu’est-il arrivé ?... Ah ! ah ! c’est fort drôle !... Il est arrivé qu’ils sont presque tous devenus riches, et que je vis en province avec trois mille francs par an !

MADAME GRANGER.

Ce n’est pas une raison parce que tu es aigri...

DESCLOS.

Aigri, moi !... Pas du tout ! Je trouve, au contraire, cela excessivement comique, d’un comique supérieur... Il y en a un dont on parle pour le ministère des finances... Il s’appelle Troulier... C’est admirable !

 

 

Scène VIII

 

DESCLOS, PAGELET, MADAME GRANGER, HÉLION, puis MADAME HÉLION

 

HÉLION.

Madame...

MADAME GRANGER.

Madame Hélion va venir, je présume ?

HÉLION.

Nous arrivons ensemble.

Madame Granger et Desclos vont au fond de la scène, à la rencontre de madame Hélion. À Pagelet, sur le devant de la scène.

Vous ne savez pas la nouvelle que j’ai apprise, ce matin, par un mot de Perrin, mon employé ?

PAGELET.

Hé ! oui, je sais.

HÉLION.

Curieux, n’est-ce pas ?

PAGELET.

Très curieux.

HÉLION.

Qui aurait soupçonné… ?

PAGELET.

En avez-vous parlé à madame Hélion ?

HÉBION.

Mais oui. Ai-je eu tort ?

PAGELET.

Pas du tout.

HÉLION.

Et puis, bizarre coïncidence : Léa se marie.

PAGELET.

Léa, votre... ?

HÉLION.

Oui. J’ai trouvé une lettre d’elle, poste restante. Elle épouse une espèce de châtelain des environs de Bordeaux.

PAGELET.

Mes compliments.

HÉLION.

Vous me croirez, ça ne m’a pas étonné. Elle avait la manie du mariage poussée au plus haut degré. Elle serait devenue malade si elle n’avait pas fini par épouser quelqu’un.

PAGELET.

La dernière fois qu’elle fera la noce, ce sera à la mairie. – Alors, vous voilà rangé ?

HÉLION.

Provisoirement.

MADAME HÉLION, à madame Granger, s’avançant.

Comment donc ! Mais je vais m’occuper de cette malheureuse... Je ne demande pas mieux.

MADAME GRANGER.

Vous ne l’avez jamais aperçue ?

MADAME HÉLION.

Sa figure m’échappe. Et c’est pour se marier que son amant l’a abandonnée ?

MADAME GRANGER.

Oui.

MADAME HÉLION.

Elle est sans argent, sans ressources ? Ah ! c’est affreux !... Et elle se conduisait bien ?

MADAME GRANGER.

J’en suis sûre.

MADAME HÉLION.

La pauvre fille !... A-t-elle des enfants ?

MADAME GRANGER.

Des enfants ?... Non.

MADAME HÉLION.

C’est regrettable !

DESCLOS.

Pourquoi ?

MADAME HÉLION.

Parce que, au cas où elle en aurait eu, noire œuvre, qui est consacrée à l’enfance, lui aurait donné un secours.

MADAME GRANGER.

En effet.

DESCLOS, à mi-voix, à madame Granger.

Si elle avait pu prévoir...

MADAME GRANGER, même jeu.

Tu vas me faire le plaisir de te taire, n’est-ce pas ?

MADAME HÉLION.

Et quand me la présenterez-vous ?

MADAME GRANGER.

Tout de suite, si vous le désirez.

MADAME HÉLION.

Mais oui.

MADAME GRANGER, allant à la porte.

Priez Rose de descendre.

MADAME HÉLION.

Sait-elle travailler ?

MADAME GRANGER.

Parfaitement.

MADAME HÉLION.

Alors, nous l’emploierons toujours à quelque chose.

 

 

Scène IX

 

DESCLOS, PAGELET, MADAME GRANGER, HÉLION, MADAME HÉLION, ROSE

 

Madame Hélion, madame Granger et Pagelet sont à ce moment-là au milieu de la scène. Hélion et Desclos, au fond. Rose entre et s’arrête un instant sur le seuil de la porte.

MADAME GRANGER.

Approchez, mon enfant.

Elle va la prendre par la main.

MADAME HÉLION bas à Pagelet, avec un geste d’étonnement.

Comment ! c’est là votre pauvre fille ?

PAGELET, même jeu.

Mais oui.

MADAME HÉLION, même jeu.

Elle est aussi bien habillée que moi !

PAGELET, même jeu.

Oh !

MADAME HÉLION, à Rose, sur un ton sec.

Vous connaissez la couture, mademoiselle ?

ROSE.

Oui, madame.

MADAME HÉLION.

Tous les genres de couture ?

ROSE.

Je le crois.

MADAME HÉLION, montrant la robe que porte Rose.

Est-ce vous qui avez fait cette robe ?

ROSE.

Oui, madame.

MADAME HÉLION.

Entièrement, sans le secours de personne ?

ROSE.

Oui, madame.

MADAME HÉLION.

Ah ! vous ne travaillez pas mal !

ROSE.

Vous êtes trop aimable, madame.

HÉLION, à part.

Elle est quatre fois plus jolie que Léa.

MADAME HÉLION.

Je veux bien vous prendre en journée chez moi, comme on dit.

ROSE.

Je vous remercie.

MADAME HÉLION.

Deux ou trois jours par semaine, cela vous va-t-il ?

Geste de Rose.

Bon ! J’espère que nous nous entendrons.

ROSE.

C’est probable.

MADAME HÉLION.

Au revoir, alors, mademoiselle.

ROSE, s’inclinant.

Madame...

DESCLOS, qui s’est approché pendant ces deux dernières répliques.

Bonjour, chère madame...

Il tend la main à Rose.

ROSE.

Bonjour, monsieur Desclos.

DESCLOS.

Ma sœur vous a invitée à dîner. C’est pour mercredi. Vous n’oublierez pas...

ROSE.

Mais...

DESCLOS.

Je n’admets pas de refus. Nous vous attendons. À mercredi.

PAGELET, bas, à Rose, en la reconduisant.

Madame Hélion est un peu froide, au premier abord, mais n’ayez pas peur, c’est une très bonne femme.

ROSE, même jeu.

Elle a une certaine tendance à vous donner du travail, comme on vous ferait l’aumône... Mais, bah !

Elle se dirige vers la porte en souriant.

 

 

Scène X

 

DESCLOS, PAGELET, MADAME GRANGER, HÉLION, MADAME HÉLION, à la fin GEORGES et BOLARD

 

MADAME HÉLION, à son mari qui a salué Rose.

Qu’est-ce qui vous prend donc, mon cher ?... Vous voilà devenu tout d’un coup très respectueux !

MADAME GRANGER, à Desclos.

Quand donc ai-je invité Rose, s’il te plaît ?

DESCLOS.

Hier, chez Pagelet... rappelle-toi.

MADAME GRANGER.

En effet... mais je l’ai invitée avec son mari. Depuis...

DESCLOS.

Depuis, il s’est trouvé qu’elle n’avait pas de mari. Alors, je l’invite seule.

MADAME GRANGER.

Je me demande si le moment est bien choisi...

DESCLOS.

Le moment est toujours bien choisi pour se conduire galamment.

MADAME GRANGER, se tournant vers madame Hélion.

Vous croyez que mon frère fait cela par générosité ? Pas du tout !

À Desclos.

Oui, tu le fais par bravade, par ostentation, et si tu t’imagines rendre service à Rose, tu le trompes bien. Tu voudrais me la faire prendre en grippe, tu n’agirais pas autrement.

Desclos va s’asseoir en haussant les épaules.

MADAME HÉLION.

Laissez donc, ma chère amie... M. Desclos plaisante.

DESCLOS.

Mais, pas du tout. Je connais Rose depuis longtemps ; j’ai connu son père... Je la rencontre et je l’invite à dîner... quoi de plus simple ?

MADAME HÉLION.

Et alors, monsieur Desclos, ce qu’elle a fait n’a pour vous aucune espèce d’importance ?

DESCLOS.

Qu’est-ce qu’elle a fait ?

MADAME HÉLION.

Dame ! elle a pris un amant ! Il vous semble donc naturel qu’une jeune fille prenne un amant ?

DESCLOS.

Ça dépend des jeunes filles et des circonstances dans lesquelles elles se trouvent.

MADAME GRANGER, indignée.

Oh !

MADAME HÉLION.

Vous avez un fils, monsieur Desclos... Moi, j’ai deux filles... Vous me permettrez de raisonner autrement. Hé ! vous êtes un philosophe, vous ; vous méprisez nos petits préjugés de province et vous vous tenez au courant des derniers progrès de nos mœurs. Mais, nous, simples provinciales, nous en sommes restées aux anciennes définitions de l’honneur et de la vertu, et nous faisons encore une certaine différence entre une femme qui a un mari et une femme qui a un amant.

DESCLOS.

Oui, il vaut mieux avoir les deux, comme madame...

MADAME GRANGER.

Te tairas-tu, à la fin !

PAGELET, à madame Hélion.

Je vous assure, madame, que Rose a eu toutes les excuses.

MADAME HÉLION.

Et moi, je crains que vous ne vous fassiez beaucoup d’illusions sur cette petite femme.

PAGELET.

En quoi ?

MADAME HÉLION.

Je ne vous donne que ma première impression ; mais elle a été des plus mauvaises. Une ouvrière, cette fille-là ?... Allons donc !

PAGELET.

Elle est d’une bonne famille.

MADAME HÉLION.

Elle n’en est que plus blâmable. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette toilette claire, et même élégante, dans sa position !

DESCLOS.

Elle n’en a peut-être pas d’autre.

PAGELET.

Je m’en rapporte à Rose pour vous faire changer d’opinion. C’est une très brave fille, très simple, très franche.

MADAME HÉLION.

Oh ! je veux bien la plaindre ; je veux bien l’aider de tout mon pouvoir, si elle sait se conduire et se tenir à son rang ; mais pour l’admirer, j’attendrai de la connaître davantage.

MADAME GRANGER.

Vous avez raison, madame. Certes, j’ai de la sympathie pour Rose, mais il y a des limites à tout.

À Desclos.

Je te préviens qu’elle ne dînera pas avec nous, mercredi.

DESCLOS.

Elle dînera.

MADAME GRANGER.

Non.

DESCLOS.

Si !

MADAME GRANGER.

Cet être-là me fera mourir !

PAGELET.

Voyons, mes amis... D’ailleurs, Rose n’acceptera pas.

DESCLOS.

Je le regretterai.

MADAME HÉLION.

Et, en tout cas, que cela ne vous inquiète pas pour votre protégée... On lui en donnera, du linge à raccommoder ; on lui en donnera tant qu’elle voudra ; mais, je serais bien étonnée si elle en raccommodait longtemps.

HÉLION, à part.

Moi aussi.

MADAME HÉLION, se tournant.

Au fait, et vous, cher ami, quel est votre avis ?

HÉLION.

Heu ! je n’en ai pas... Mais j’inclinerais à partager celui de Pagelet.

MADAME HÉLION.

Oui... Et le docteur, s’il était ici, partagerait également l’avis de Pagelet. Les messieurs adorent ces situations-là. Ils ont pour elles des trésors d’indulgence. Elles leur sont très commodes.

PAGELET, riant.

Vous m’accorderez que je suis fort désintéressé dans la question.

DESCLOS.

Et moi aussi.

MADAME HÉLION.

Allons, monsieur Desclos, sans rancune !

Elle lui tend la main. À madame Granger.

Et nous, ma chère amie, occupons-nous de notre loterie.

Se tournant vers Desclos et riant.

Vous nous prendrez des billets ?

DESCLOS.

Toujours au bénéfice de l’enfance ?

MADAME HÉLION.

Toujours. Nous faisons la charité à l’ancienne mode. Vous ne croyez peut-être pas à la charité ?

DESCLOS.

Si, si !... C’est un joli sujet de conversation.

La bonne entre et donne le journal à Desclos.

MADAME HÉLION.

Où sont les lots ?

MADAME GRANGER.

Dans le salon.

MADAME HÉLION.

Pagelet, vous êtes trésorier de notre œuvre. Vous ne pouvez pas nous quitter.

DESCLOS, tout à coup.

Ah ! ah ! ah !

HÉLION.

Qu’y a-t-il ?

DESCLOS, montrant le journal.

Ah ! ah ! ah !... C’est bien ce que je pensais... Troulier vient d’être nommé ministre des Finances !

HÉLION.

Qui est Troulier ?

DESCLOS.

Troulier est un homme avec qui j’ai dîné plus de cinquante fois, au quartier latin, à un franc dix, pain à discrétion. Troulier, la plupart du temps, n’avait pas de quoi payer son dîner. Il me doit encore six francs. Le voilà ministre des Finances !

HÉLION.

Il était donc député ?

DESCLOS.

Vous l’ignoriez, naturellement. Il n’y a que moi qui le sache ! Il était député d’un département du Midi, un département facile. Il vaut mieux en rire !... Troulier !... Je vais savourer la lecture de cet organe...

Il sort avec Pagelet et madame Granger.

MADAME HÉLION, à Hélion, qui se dispose à les suivre.

Un mot, mon ami...

HÉLION.

Quoi, ma chère ?

MADAME HÉLION.

Vous conviendrez que je ne vous demande pas beaucoup de détails sur ce que vous faites à Paris...

HÉLION.

À quel propos... ?

MADAME HÉLION.

Je ne vous y accompagne jamais et je vous laisse bien tranquille.

HÉLION, riant.

On dirait que j’abuse...

MADAME HÉLION.

Ne riez pas. J’ai été plus curieuse, autrefois, et j’ai su ce que je désirais savoir, pas davantage. Je ne vous adresse pas de reproche. La vie commune nous est, en somme, supportable, chacun avec le caractère que nous avons. Aujourd’hui, je ne tiens plus qu’à une chose, – mais j’y tiens énormément, je vous prie de vous le rappeler, – c’est que vous conserviez la tenue nécessaire dans la ville que j’habite, et j’espère que votre nom ne sera jamais mêlé, ici, à aucune histoire... à aucune histoire de femme, par exemple.

HÉLION.

Je ne comprends pas du tout, chère amie...

MADAME HÉLION.

Vous comprenez suffisamment.

HÉLION.

Je parie que... parce que j’ai salué tout à l’heure cette personne... Oh !

MADAME HÉLION.

Je connais vos sourires et vos saluts, cher ami, et je vous prie de ne pas oublier ce que je viens de vous dire.

Georges et Bolard sortent du cabinet de Georges. Madame Hélion, les apercevant.

Bonjour, mon cher docteur... Bonjour, monsieur Bolard !

BOLARD.

Madame... cher ami...

MADAME HÉLION.

Je ne vous laisse pas mon mari, messieurs, parce que tous les dimanches, je lui impose une petite corvée. Nous faisons des visites ensemble.

HÉLION.

Vous badinez, ma chère.

À Bolard, en sortant.

Avez-vous vu nos conseillers municipaux ?

BOLARD.

Je les quitte. Tout va bien. Je leur ai expliqué un plan de réclame collective. Ils y ont adhéré, sauf deux, qui n’ont pas voulu causer d’affaires avec moi, parce que c’est dimanche. Ah ! ah !

HÉLION.

À ce soir, n’est-ce pas ?

Sortent Hélion et madame Hélion.

 

 

Scène XI

 

GEORGES, BOLARD

 

GEORGES.

Alors, tu es content ?

BOLARD.

Assez et toi ?... Nous avons à peine eu le temps de causer, depuis mon arrivée. Comment vont tes affaires ?

GEORGES.

Mes affaires ?... C’est bien simple. Elles vont aussi mal que possible.

Il lui offre de la bière.

BOLARD.

Ah bah !... À ta santé, mon vieux !... Je te croyais le garçon le plus satisfait de la terre.

GEORGES.

Je mène ici une existence lamentable, voilà !

BOLARD.

Pourquoi ne te maries-tu pas ?

GEORGES.

Mon cher, l’idée d’épouser la première fille venue, pour des raisons de clientèle et comme on change d’appartement, me révolte !

BOLARD.

Tout cela n’est pas gai.

GEORGES.

Je t’en réponds.

BOLARD.

Tu n’as jamais songé à aller à Paris ?

GEORGES.

Si, j’y ai songé, autrefois. Mais en allant exercer la médecine à Paris, aujourd’hui, dans les conditions où je me trouve, je ne gagnerais pas mon dîner seulement une fois par semaine.

BOLARD.

Ça, c’est vrai.

GEORGES.

Aussi, je ne te cache pas que j’envisage l’avenir avec un certain dégoût.

BOLARD.

Ma parole, tu me fais de la peine. Si je peux t’être utile à quelque chose, compte sur moi.

GEORGES.

Merci !

BOLARD.

Tu es le seul de mes camarades d’école pour qui j’ai conservé de l’affection, et je serais très heureux de te rendre service.

Réfléchissant.

Qu’est-ce que tu gagnes, ici ?

GEORGES.

Ah ! ah ! n’en parlons pas !... Autant dire rien.

BOLARD.

Je vais te faire une proposition... Au premier abord, elle a l’air un peu folle ; mais, réfléchis bien... J’ai besoin d’un secrétaire... Veux-tu l’être... ? Je t’offre trois cents francs par mois, pour commencer. Tu gagneras le double dans un an. C’est exactement la proposition que Brassac m’a faite un jour... J’ai tout lâché et je ne m’en repens pas. C’est pile ou face, mais il y a des moments où il faut jouer d’un coup tout ce qu’on a.

GEORGES, se levant.

Je ne dis pas non.

BOLARD.

Hé ! c’est très grave, je le sais. Tu consulterais un homme comme Pagelet, il te dirait que c’est une bêtise, une folie ! Mais, j’ai remarqué qu’il y a des gens qui trouvent le moyen d’être heureux toute leur vie, rien qu’en faisant des bêtises avec décision. – Tu n’aurais peut-être pas d’argent pour les premiers frais ? C’est un obstacle, évidemment, parce que moi, je ne pourrais t’avancer que quelques sous. Mais, tu as des amis, ici, que diable ! Tiens ! je suis sûr qu’Hélion, par exemple, ne demanderait pas mieux que de te prêter le nécessaire.

GEORGES.

Probablement, oui.

BOLARD.

Il est très gentil, Hélion. Enfin, examine, réfléchis, consulte-toi...

GEORGES.

Écoute, je suis assez tenté par ce que tu m’offres, mais je ne peux pas te donner une réponse immédiatement ; ça dépendra.

BOLARD.

Pourvu que tu me répondes avant mon départ, c’est tout ce que je te demande Au revoir... Ne te dérange pas.

Apercevant Rose qui entre et, bas.

C’est une cliente ? Mes compliments !... Elle est très jolie ; et puis elle n’a pas l’air malade.

Il sort, après s’être incliné devant Rose.

 

 

Scène XII

 

GEORGES, ROSE

 

GEORGES, allant à elle.

Ce qu’on m’a appris m’a bouleversé ! Que faites-vous ? Qu’allez-vous devenir ?

ROSE.

Je vais travailler. Je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire.

GEORGES.

Ce que je vous ai dit hier, quand je vous ai rencontrée, à l’étude, a dû vous paraître grossier, vous froisser... Mais, je ne savais rien...

ROSE.

À ce moment-là, je ne prévoyais pas plus que vous ce qui allait m’arriver. Ah ! je ne pensais pas que rien pût troubler ma vie. Je la croyais arrangée pour longtemps, sans souffrance et sans aventure. Une heure après, tout était fini, elle était cassée comme du verre.

GEORGES.

Ma pauvre, ma pauvre Rosine !...

ROSE.

Enfin, je n’ai pas perdu courage ; c’est heureux. Une nuit à peine a passé là-dessus, et je sens l’espoir revenir.

Souriant.

Cela me donne même un peu de fierté. Aussi, je ne veux pas qu’on me plaigne.

Lui tendant la main.

Au revoir.

GEORGES.

Restez... Restez encore un instant... J’ai tant de choses à vous dire ! J’ai pour vous une affection si profonde et si ancienne déjà... une affection faite de tant de petits souvenirs, qui m’apparaissent aujourd’hui tous à la fois !... Je vous ai quittée pendant des années... eh bien ! j’ai toujours éprouvé le besoin d’entendre parler de vous. Et je me rappelle la fin de certaines lettres que mon père m’écrivait à Paris : « Rose va bien. Elle t’envoie de ses nouvelles. »

ROSE.

C’était vrai.

GEORGE.

Et voilà qu’aujourd’hui, le hasard nous remet bien près l’un de L’autre. Ne vous éloignez pas, Rosine. C’est un ami qui vous prend la main, un grand ami, le seul que vous ayez maintenant. Il faut avoir confiance en moi et me conter toutes vos tristesses. À qui les direz-vous, si ce n’est à moi ? Et qui les comprendra mieux que moi ? Malgré ma famille, mes relations, malgré le métier que j’exerce, ne suis-je pas aussi isolé que vous dans cette ville ? aussi pauvre et aussi inquiet de l’avenir que vous ? Aucune des misérables ambitions que tout le monde a ici, ne m’intéresse. Je sens que nous sommes, tous les deux, au milieu d’ennemis. Et tout à l’heure, quand je vous ai vue sortir par cette petite porte, les yeux un peu voilés et la figure un peu pâle, j’ai compris que nous avions la même destinée. Vous êtes toute seule, Rosine, toute seule comme moi... C’est aujourd’hui, ce triste jour du dimanche dont j’ai horreur et que je trouve encore plus triste que les autres jours, avec ses cloches et ses bruits de fête... Vous, vous allez rentrer chez vous, en prenant une figure vaillante, pour ne pas laisser deviner votre peine à tous ces gens qui vous regardent ; moi, je vais aller m’enfermer dans mes livres, et je songerai à vous...

S’approchant d’elle en lui prenant la main.

Rosine !

Il l’attire légèrement à lui.

ROSE, se dégageant brusquement et riant d’un rire nerveux.

Ah ! voilà que nous devenons un peu fous, tous les deux, je crois ! Nous sommes de vrais enfants qui nous attendrissons parce que les cloches sonnent. Pour me maintenir dans la position où je suis, j’ai besoin de tout mon sang-froid et je n’ai pas le temps de pleurer ni de rêver. Tout ce qui m’est arrivé avant l’heure où nous sommes, je veux l’oublier, et entre hier et aujourd’hui, il y a un abîme : c’est la nuit que j’ai passée et les réflexions que j’ai faites.

Elle lui tend la main.

Au revoir !

GEORGES.

Vous ne voulez pas que je sois votre ami, Rosine ?

ROSE, secouant la tête.

Non.

GEORGES.

Vous ne voulez pas que j’aille parfois causer avec vous, quelques instants ? Vous serrer la main ? prendre de vos nouvelles, quand je serai près de votre maison ?

ROSE.

Non, je ne le veux pas. Il ne faudra jamais venir me voir. Soyons francs vis-à-vis l’un de l’autre, monsieur Georges. Nous ne pouvons pas être amis, maintenant ; nous sommes plus séparés que nous ne l’avons jamais été. Si je laissais, par faiblesse ou par ignorance de la vie, s’établir entre nous d’autres relations que celles qui doivent exister à présent, ce serait un malheur plus grand que tous ceux qui m’ont frappée jusqu’ici.

GEORGES.

Je ne vous demande rien qu’un peu d’amitié et de confiance, Rosine.

ROSE.

Un homme m’a déjà dit ce que vous me dites en ce moment. Comme vous, il ne me demandait qu’un peu d’amitié... J’étais jeune, je l’ai cru. Quand on ne veut pas devenir une fille des rues, on ne croit pas ces choses-là deux fois.

GEORGES.

Vous savez bien que je suis sincère.

ROSE.

Il l’était aussi.

GEORGES.

Je vous jure, Rosine...

ROSE.

Il m’a fait le même serment, et un jour, je suis devenue sa maîtresse. Je ne veux pas être la vôtre. Je ne suis pas capable, connaissant votre famille et reçue chez vous continuellement, de mentir et de me cacher, de prendre une figure hypocrite et de baisser les yeux au moindre mot. Oh ! non, j’en ai assez, de l’hypocrisie et u mensonge, et j’en suis dégoûtée pour toujours !

GEORGES.

Et quelle bassesse y aurait-il à ce que vous soyez mon amie, ma vraie amie ? Comme vous, je travaille pour vivre et bientôt, peut-être, mon existence sera aussi dure que la vôtre.

ROSE.

Je ne ferai que la rendre plus compliquée et plus lourde. Aujourd’hui, vous pensez à moi parce que vous êtes désœuvré et triste. Qu’il vous vienne demain un désir, une ambition quelconque, et vous m’aurez vite oubliée.

GEORGES.

Si vous étiez à moi, Rosine, jamais plus je ne me séparerais de vous. En ce moment, toute ma famille s’acharne à me marier ; mais l’idée de vivre avec une autre femme que vous m’est odieuse... Oui, je vous aime avec tendresse, avec passion !

ROSE.

Et moi, je ne veux aimer personne ! Je ne veux pas me créer des chimères... C’est fini !

GEORGES.

Jamais je ne renoncerai à vous, jamais ! Je vous en supplie, écoutez-moi... Vous êtes trop jeune pour ne pas aimer !

ROSE, brusquement.

Mais, vous ne comprenez donc pas que si je faisais celle folie, je serais perdue ! Je ne pourrais même plus avoir l’illusion que je suis [...] seule force qui me reste pour me protéger ! Et alors, que deviendrais-je, plus tard, lorsque vous seriez parti, comme l’autre ?... Une fille ou une mendiante ? Merci !

GEORGES.

Ce que vous deviendriez, plus tard, Rosine ? Vous deviendriez ma femme !

ROSE.

Taisez-vous ! Laissez-moi !... Je serais plus insensée que vous si je croyais seulement pendant une seconde, une chose pareille !... Non ! non ! Allons-nous en chacun de notre coté. Dans quelques heures, vous ne penserez plus à ce que vous venez de me dire... Quant à moi je resterai seule, toute seule ! Voilà deux fois que ma vie s’écroule tout d’un coup. Désormais, je ne veux plus la confier à personne qu’à moi-même.

Elle descend par l’escalier du fond.

GEORGES.

Ah ! il faut que je m’en aille d’ici ! J’attraperais une maladie de nerfs, si je restais un mois de plus dans cette ville !

Il fait un geste violent.

 

 

ACTE III

 

Chez Hélion.

Un petit salon tenant à une véranda.

 

 

Scène première

 

GEORGES, BOLARD, LA BONNE

 

LA BONNE, introduisant Georges et Bolard.

M. Hélion est dans son appartement. Voulez-vous que je vous conduise ?

BOLARD.

Merci, je connais le chemin.

Sort la bonne. À Georges.

Tu es décidé ?

GEORGES.

Je suis décidé.

BOLARD.

Il faut que nous partions dans deux ou trois jours. J’ai reçu une lettre de Brassac qui me rappelle à Paris... Ce vieux Georges !... Ça me fait plaisir de t’emmener. Ici, tu aurais fini par t’abrutir complètement. Hâte-toi de prévenir ta famille.

GEORGES.

Je la préviendrai ce soir.

BOLARD.

Tu ne rencontreras pas d’obstacles de ce côté-là ?

GEORGES.

Pas d’obstacles insurmontables. Et puis, advienne que pourra ! J’ai assez de cette ville ; j’ai assez de faire des visites qui ne sont pas payées, j’ai assez de m’énerver du matin au soir, pour mille raisons.

BOLARD.

Hé ! morbleu ! tu auras ton heure de chance, plus tôt peut-être que tu ne crois. Paris est une ville de hasard ; tout y prend la forme du jeu. Je vais me permettre seulement de te donner un conseil. Ne t’embarrasse de femmes sous aucun prétexte. Figure-toi que tu vas jouer ; or, au jeu, il ne faut pas de femmes ! Elles contrarient la veine... Je te dis ça, mon vieux, parce qu’il me semble, depuis quelques jours, que tu as la mine et les gestes saccadés d’un homme dont les amours sont contrariées.

GEORGES.

Je t’assure, mon pauvre ami, que tu te trompes. Tu ne t’imagines pas à quel point tu te trompes.

BOLARD.

Tant mieux ! Et maintenant, va raconter ton affaire à Hélion... Il t’adore, il te prêtera tout ce que tu voudras.

GEORGES.

Est-ce bête, je n’ose pas !

BOLARD.

Cette timidité t’honore. Tu n’as jamais tapé personne ?

GEORGES, riant.

Jamais.

BOLARD.

Oh ! la province ! Veux-tu que je m’en charge ?

GEORGES.

Tu m’épargnerais une rude corvée !

BOLARD.

Ça me rappellera mes débuts. J’y vais, mon cher... J’y vais de ce pas... Tu m’attends ?

GEORGES.

Non, je préfère revenir tout à l’heure, savoir le résultat.

BOLARD.

N’aie pas peur, je réponds de tout. À tantôt !

Il sort par la droite.

PAGELET, arrivant par la galerie.

Dépêchez-vous, mesdames... Madame Morisset, vous êtes toujours en retard.

Entrent : Madame Morisset, madame Maillot, madame Linières.

 

 

Scène II

 

GEORGES, PAGELET, MADAME MORISSET, MADAME MAILLOT, MADAME LINIÈRES

 

MADAME MORISSET, à Georges.

Bonjour, docteur.

MADAME MAILLOT.

Bonjour, docteur.

MADAME MORISSET.

Il n’est question que de votre mariage.

GEORGES.

Démentez ce bruit, mesdames, je vous en prie.

Il sort.

MADAME LINIÈRES.

Et c’est aujourd’hui, Pagelet, que vous nous présentez votre phénix ?

PAGELET.

Quel phénix ?

MADAME LINIÈRES.

On ne parle que d’elle dans tout le pays.

MADAME MORISSET.

C’est ce qu’on peut appeler une infortune sympathique.

MADAME MAILLOT.

On dit qu’elle est charmante.

MADAME MORISSET.

Heu !

MADAME MAILLOT.

Vous la connaissez donc ?

MADAME MORISSET.

Elle est venue travailler chez moi et, à ce sujet, je vous raconterai une histoire...

PAGELET.

Voyons, mesdames, il faut que je vous lise mon rapport mensuel.

MADAME LINIÈRES.

La situation de l’œuvre est bonne ?

PAGELET.

Nous avons beaucoup d’argent en caisse.

MADAME MORISSET.

Il faut le garder.

MADAME MAILLOT, à madame Morisset.

Et quelle est cette histoire, ma chère ? Moi, une femme abandonnée par son amant, ça me met les larmes aux yeux.

PAGELET, entr’ouvrant la porte.

Je vous en prie, mesdames...

Tout le monde sort par la droite.

 

 

Scène III

 

ROSE, LOUISON, LA BONNE

 

LA BONNE, arrivant par la véranda, quand Pagelet et les dames sont sortis.

Madame vous fera appeler... Attendez ici... vous pouvez vous asseoir si vous voulez.

LOUISON, à Rose.

Si elle croit que nous avons besoin de sa permission, pour nous asseoir !

LA BONNE, à Louison.

C’est-il vous qu’on appelle Louison ?

LOUISON.

Oui, c’est moi !

LA BONNE.

Ah ! c’est drôle !

Elle sort.

LOUISON.

Elle est idiote, cette fille !

ROSE.

Louison, tu es de très mauvaise humeur, depuis quelque temps.

LOUISON.

C’est vrai.

ROSE.

Tu te plains de tout le monde. Tu ne voudrais pourtant pas que madame Hélion t’invitât à dîner ?

LOUISON.

Je n’accepterais pas.

Se tournant vers elle.

Vous êtes donc gaie, vous ?

ROSE.

Très gaie.

LOUISON.

Eh bien !... alors !

ROSE.

Je t’assure... Il y a même des moments où je m’amuse beaucoup. Ce matin, je suis allée chez M. Morisset, le percepteur... Il a essayé de me prendre la taille...

LOUISON, indignée.

Ce singe !

ROSE.

Heureusement, sa femme est entrée...

LOUISON.

Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

ROSE.

Rien. Elle m’a rabattu dix sous sur mon travail.

LOUISON.

Ah ! ah !... Ici, par exemple, on est assez généreux... On ne peut pas lui refuser ça, à madame Hélion.

ROSE.

Oui, elle n’est pas trop mesquine.

LOUISON, après un instant de silence.

Et alors, comme ça, Rose, vous allez rester une ouvrière toute votre vie ?

ROSE.

C’est probable.

LOUISON.

Non.

ROSE.

Qu’y aurait-il d’extraordinaire ?

LOUISON.

Vous n’êtes pas née pour être une ouvrière, votre père était un bourgeois ; et quand on n’est pas née pour être une ouvrière, on ne devient pas une vraie ouvrière. Vous n’avez pas le caractère qu’il faut.

ROSE.

Tu te trompes justement. Il me semble que je n’ai jamais été plus libre ni plus riche. Je ne me rappelle pas une époque de ma vie où j’aie eu moins d’inquiétudes. Je n’ai jamais vu aussi clair devant moi... Qu’est-ce qui nous manque ?

LOUISON.

Oh ! à moi, il ne me manque pas grand’chose ; mais, c’est à vous...

ROSE.

Je suis très satisfaite de l’étal où je suis. J’ai bien entendu, quelquefois, chuchoter sur mon passage ; nous avons bien quelques voisins qui nous regardent de travers...

LOUISON.

Y en a-t-il, des imbéciles !

ROSE.

Mais toutes ces petites tracasseries me sont bien indifférentes.

LOUISON, secouant la tête.

Je crois, ma pauvre Rose, que vous vous faites beaucoup d’illusions sur les gens d’ici.

ROSE.

En quoi ?

LOUISON.

Allez, vous ne vous habituerez pas facilement à travailler pour les autres.

ROSE.

Est-ce qu’on ne travaille pas toujours pour quelqu’un ?

LOUISON.

Je veux dire à être à la merci de tout le monde.

ROSE.

Mais je ne suis à la merci de personne. Je ne dépends que de mon travail et rien ne peut me forcer à faire ce que je ne veux pas.

LOUISON.

Vous ne savez pas ce que c’est que d’être ouvrière... Ah ! vous êtes courageuse. Vous avez de la tête et de la volonté... Mais jamais, – entendez-vous ? – jamais, on ne verra une femme toute seule se suffire par son travail. Le monde n’est pas arrangé pour ça.

ROSE.

Toi, pourtant, tu t’es trouvée dans une situation plus grave que la mienne, puisqu’il t’a fallu, à treize ans, gagner ton pain.

LOUISON.

Regardez-vous, Rose, et puis regardez-moi !... À treize ans, j’étais domestique et je portais sur les épaules, pour aller laver à la rivière, des paquets de linge que vous ne soulèveriez même pas. Aucun travail ne me rebute, moi ! C’est bien simple... Je ne peux pas dormir la nuit, quand je ne suis pas éreintée. Mais vous ! Et puis, tout ça ne m’empêchera pas de travailler... Moi, d’abord, plus je suis dégoûtée, plus je travaille !

 

 

Scène IV

 

ROSE, LOUISON, HÉLION

 

HÉLION.

Ah ! madame, tous mes compliments ! Votre santé est bonne ?

ROSE.

Je vous remercie, monsieur, très bonne.

HÉLION.

Et toi, Louison, comment ça va-t-il ?

LOUISON.

Moi, ça va toujours bien...

À part.

Il me tutoie !

HÉLION, à Rose.

Vous attendez ma femme ?

ROSE.

Oui, monsieur... madame Hélion a un ouvrage assez pressé à me donner, d’après ce qu’elle m’a fait dire.

Elle s’éloigne de quelques pas.

HÉLION.

Attendez-la ici, je ne veux pas vous déranger.

ROSE, embarrassée.

Mais, monsieur...

HÉLION.

Je vous en prie.

LOUISON, à part.

Il est très poli !

HÉLION, à Rose, lui montrant un fauteuil.

Asseyez-vous donc, chère madame.

À part.

Une tournure charmante, décidément.

ROSE.

Vous êtes trop aimable, monsieur ; mais, puisque madame Hélion est occupée, je préfère revenir.

HÉLION.

Mais non, elle est à vous dans un instant.

S’approchant de Louison et bas.

Tiens, voilà vingt francs...

LOUISON, même jeu.

Pourquoi faire ?

HÉLION, riant.

Va-t’en... va-t’en m’acheter quelque chose... tout de suite...

LOUISON, idem.

Quoi ?

HÉLION, idem.

Ce que tu voudras... Va, dépêche-toi !

LOUISON, idem.

J’aimerais mieux savoir...

HÉLION, la conduisant au fond.

Ce que tu voudras, je te dis.

LOUISON, sortant.

Je vais lui acheter un parapluie.

 

 

Scène V

 

HÉLION, ROSE

 

HÉLION.

Je me permets d’envoyer Louison faire une petite course.

ROSE, un peu surprise.

Comment donc, monsieur...

HÉLION.

C’est une excellente fille !... Elle est de Maurichard, comme vous ?

ROSE.

Comme moi, oui, monsieur.

HÉLION.

Savez-vous que vous avez tout à fait l’air d’une parisienne ? Ma parole.

ROSE.

Je vous remercie du compliment.

HÉLION, après un temps.

D’ailleurs, vous m’avez inspiré de tout temps, l’intérêt le plus vif... le plus vif, je le répète... et une grande sympathie. Je suis toute votre service et je serais désolé que vous ne vous adressiez pas à moi, si jamais vous aviez besoin de quoi que ce fût.

ROSE, froidement.

Je n’ai besoin de rien... Je ne vous en garde pas moins de la gratitude.

HÉLION.

Tenez, plus je réfléchis à votre situation, plus je suis convaincu que la conduite révoltante de ce coquin à votre égard, est, au fond, un événement très heureux pour vous. Il ne vous méritait pas. Il y a ainsi, dans l’union de certains hommes et de certaines femmes, de véritables outrages au bon sens ; mais, un jour ou l’autre, le hasard se charge de mettre un à ces scandales. Perrin s’est fait justice lui-même, il est retourné à son étable. Ne parlons plus de cette brute !... Vous voyez que je suis très franc. Parlons de vous... et ici, je vais vous montrer la même franchise. Eh ! bien, vous n’êtes pas plus faite pour être une ouvrière, allant travailler de maison en maison, sujette aux caprices de tout le monde, que vous n’étiez faite pour épouser Perrin.

ROSE.

Je ne comprends pas du tout.

HÉLION.

Vous devez mener une existence autrement intéressante, autrement brillante que celle-là...

Avec une autorité sympathique.

À votre place, je ne resterais pas dans cette ville où il ne vous arrivera que des désagréments.

ROSE, le regardant.

Et j’irais ?

HÉLION, après une légère hésitation.

À Paris.

ROSE, lentement.

Je crains, monsieur Hélion, que vous ne vous trompiez sur mes intentions, et, peut-être même sur mon caractère.

HÉLION.

Réfléchissez bien. Vous avez encore l’esprit impressionné par le brusque accident qui a dérangé votre vie ; mais vous ne tarderez pas à reconnaître que je suis dans le vrai...

ROSE.

Ce qui veut dire ?

HÉLION.

Ce qui veut dire...

Baissant la voix.

qu’il m’est venu peu à peu, pour vous, une affection profonde, sincère, solide. Ça m’est comme une offense personnelle de vous voir vous débattre dans une situation absurde et qui ne fera qu’empirer. Allez à Paris avec Louison, vous y serez aussi libre et aussi indépendante que vous le souhaiterez ; votre avenir sera assuré pour toujours...

S’inclinant avec une grande courtoisie.

Et je ne vous demanderai que la faveur de vous présenter, de temps en temps, mes hommages...

ROSE.

Vous vous moquez de moi, monsieur Hélion, ce n’est pas gentil.

HÉLION.

Me moquer !... Mais j’ai la plus grande estime pour vous, au contraire.

ROSE, riant.

Vous avez de l’estime pour moi... seulement, vous m’offrez de l’argent pour être votre maîtresse.

HÉLION.

Je songe aux déboires de toutes sortes qui vous attendent et je veux vous les éviter. Ce n’est pas un marché que je vous propose, et vous ne me donnerez en échange, que ce que vous voudrez bien.

ROSE, toujours sur un ton de bonne humeur.

Alors, je vois, monsieur Hélion, qu’il me reste à vous remercier de votre bonne volonté à mon égard, et je regrette de ne pouvoir en profiter, mais véritablement, je vous le répète, je n’ai besoin de rien.

HÉLION.

Voyons, Rose, ne riez pas... je suis très sincère, je vous l’affirme.

S’approchant d’elle.

Je vous adore !

ROSE.

Voilà ce que c’est de ne pas m’être indignée tout à l’heure, et d’avoir un peu plaisanté !... Vous êtes convaincu que je suis prête à vous céder... Non, monsieur Hélion, et en parlant sérieusement, cette fois-ci, votre proposition ne me tente pas du tout. Si vous le voulez bien, nous n’y penserons plus, et je ne conserverai même aucun mauvais sentiment contre vous, car vous auriez pu, riche comme vous l’êtes, me parler avec plus de brutalité et plus de dédain. Vous ne l’avez pas fait, et j’aurais presque envie de vous remercier...

Riant.

Vous voyez que j’ai bon caractère !

HÉLION.

Je vais être liés malheureux, moi, sans en avoir l’air !

ROSE.

Bah !

HÉLION.

Un mot, Rose, un seul mot !... Non ? – Mais ce n’est pas de la vertu, cela, c’est de l’inexpérience !

ROSE.

Oh ! je ne prétends pas être vertueuse ; mais, malgré ce que j’ai fait, il me semble que tous les sentiments qu’ont les honnêtes femmes, je les ai encore à peu près, moi aussi.

HÉLION.

On peut être honnête femme et ne pas vouloir se résigner aux privations, à la misère !... Vous aurez beau combiner, lutter, vous débattre, une femme comme vous n’a qu’une ressource, elle n’en a pas deux ! Je vous parle énergiquement parce que j’ai la conviction de parler dans votre intérêt. Vous ne pouvez être sauvée que par un homme. Si vous vouliez rester une petite ouvrière, il ne fallait pas avoir la bouche et les cheveux que vous avez ; il ne fallait pas avoir votre taille souple, votre regard et vos mains. Je vous aime à un point que vous n’imaginez pas !

ROSE, avec dignité.

J’espère que c’est la dernière fois que vous me le dites ; autrement, vous m’obligeriez à ne plus me trouver en présence de madame Hélion, et vous me feriez perdre un travail dont j’ai besoin pour vivre.

Elle s’éloigne.

HÉLION.

Je tâcherai de vous obéir.

À part.

Je la tiens, c’est une question de temps.

Au moment où Rose se dirige vers la porte, entre madame Hélion.

 

 

Scène VI

 

HÉLION, ROSE, MADAME HÉLION

 

MADAME HÉLION, jette un coup d’œil sur son mari et sur Rose.

Ah !...

À Rose, sur un ton brusque.

La femme de chambre ne vous a donc pas dit de venir me retrouver ?

ROSE.

Au contraire, madame, elle m’a priée de vous attendre ici.

MADAME HÉLION.

Cela m’étonne... N’importe !... voici ce dont il s’agit : il nous faudrait divers ouvrages de dentelles pour une loterie de bienfaisance que nous organisons. On prétend que vous savez faire la dentelle. Est-ce vrai ?

ROSE.

Oui, madame.

MADAME HÉLION.

J’ai donc pensé à vous.

ROSE.

Je vous en remercie.

MADAME HÉLION.

Vous vous dépêcherez, n’est-ce pas ? Nous sommes pressées.

ROSE.

Je ferai de mon mieux.

MADAME HÉLION.

Vous pourrez vous faire aider par votre bonne, qui sait travailler aussi, je suppose.

ROSE.

Ma bonne ?

MADAME HÉLION.

Cette fille qui est toujours avec vous... Au fait, où est-elle donc ?

HÉLION.

Elle est sortie.

ROSE, sèchement.

Ce n’est pas ma bonne, madame, c’est ma cousine. Mes moyens ne me permettent pas d’avoir une bonne.

MADAME HÉLION, avec ironie.

Vous le regrettez assurément ?

ROSE.

Du tout, madame, vous vous trompez.

MADAME HÉLION.

Croyez-vous ?

ROSE.

J’en suis sûre.

MADAME HÉLION.

Enfin, ce n’est pas là la question... Il s’agit de dentelles pour le moment. Allez trouver ces dames, elles vous donneront des explications mieux que moi.

Lui montrant une porte.

Tenez, par ici !

Rose se dirige vers la porte, après une légère hésitation. Madame Hélion continue.

Et dorénavant, mademoiselle, tâchez d’avoir la misère un peu moins tapageuse... c’est un conseil que je vous donne, car on commence à en parler beaucoup.

HÉLION, intervenant.

Ma chère...

ROSE, se retournant brusquement.

Mais, je ne suis pas dans la misère le moins du monde.

MADAME HÉLION.

Ah !

ROSE.

Me suis-je plainte à quelqu’un ? Je vous ai demandé, à vous, madame, ainsi qu’à d’autres dames de la ville, votre pratique pour des ouvrages de couture. Il n’y a rien de plus naturel que de demander du travail. Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de tapageur là-dedans. Si vous ne voulez pas m’en donner pour une raison qui m’échappe, ne m’en donnez pas... c’est bien votre droit.

Elle fait mine de se retirer.

MADAME HÉLION, sur un ton un peu radouci.

Est-ce que je vous en refuse ?

ROSE.

Non, madame, en effet, mais vous me le donnez d’une manière qui me forcera à le refuser.

HÉLION, à part.

Tout cela est absurde !

MADAME HÉLION, changeant de ton.

Allons, mademoiselle, je suis mieux disposée à votre égard que vous ne le pensez, et vous en aurez bientôt la preuve...

Sur un geste de Rose.

Oui, c’est une idée qui me vient... Je vous l’expliquerai tout à l’heure...

S’approchant d’elle et la conduisant à la porte.

Une idée tout à votre avantage. Je vous ferai demander dans un instant.

Rose sort.

 

 

Scène VII

 

HÉLION, MADAME HÉLION

 

HÉLION, négligemment.

Et quelle est cette idée, ma chère, sans indiscrétion ?

MADAME HÉLION, souriant.

C’est mon affaire, mon ami... Je vois que vous vous intéressez toujours à cette jeune personne ?

HÉLION.

Oh ! mon Dieu, je m’y intéresse dans la mesure où... Permettez-moi de vous dire que vous insistez beaucoup, depuis quelque temps, sur ce genre de taquineries.

MADAME HÉLION.

Où prenez-vous de la taquinerie ? Vous vous intéressez évidemment à elle comme tous nos amis, comme M. Desclos, comme le docteur, comme Pagelet.

HÉLION.

Je crois, en effet, que c’est une très brave fille.

MADAME HÉLION.

Je ne dis pas non, remarquez. Mais j’ai comme un pressentiment que si elle n’était pas si jolie, ni ces messieurs ni vous, ne défendriez sa vertu avec tant de chaleur.

HÉLION.

On ne la soupçonnerait peut-être pas.

MADAME HÉLION.

On la soupçonnerait tout autant, seulement vous prendriez cela en badinant. Les hommes trouvent tout naturel qu’une femme laide soit malheureuse... Quand elle est jolie, au contraire, ils sont indignés ; ils deviennent subitement sensibles et pitoyables... Car, pour vous, messieurs, les femmes devraient être rangées dans la société, par ordre de beauté... L’éducation ni la naissance ne comptent. Voilà votre opinion intime et sincère. J’ai eu, autrefois, une domestique assez curieuse : quand on lui donnait un ordre un peu brusque, le sang lui montait au visage et elle tremblait de colère. Tout cela, parce qu’elle avait le pied petit, plus petit la plupart du temps, que ses patronnes, et cette inégalité de fortune l’exaspérait ; elle se croyait victime d’une grande injustice. Eh ! bien, vous pensez et vous raisonnez tous comme elle.

HÉLION.

Il y aurait beaucoup à vous répondre.

MADAME HÉLION.

Ce sera pour une autre fois... Mais, quittons ces généralités.

Un temps.

Mademoiselle Rose vous plaît...

HÉLION.

À moi ?

MADAME HÉLION.

Ne niez pas, mon cher, j’en suis mille fois sûre... Elle vous plaît énormément.

HÉLION.

Oh !

MADAME HÉLION.

Vous êtes très amoureux d’elle... à votre façon, bien entendu, qui est assez vulgaire...

HÉLION.

Je vous jure, ma chère que vous vous trompez... Il n’y a rien, rien absolument...

MADAME HÉLION.

Qu’il n’y ait rien pour le moment, je veux bien le croire... mais si vous insistiez, cette demoiselle finirait tout de même par ne pas vous être trop cruelle... La première fois que je l’ai vue, je vous ai donné mon opinion. Ce ne sont pas ses manières, depuis lors, qui m’en feront changer. Et elle n’est pas plus destinée à rester une ouvrière que moi à le devenir. Or je ne veux pas, – regardez-moi bien, je suis très sérieuse, – je ne veux pas que vous soyez pour quelque chose dans cette transformation...

Hélion hausse légèrement les épaules.

Vous trouvez cela du dernier mesquin, je gage, et que j’aurais dû commencer plus tôt. Que voulez-vous c’est comme cela ! Pourquoi ce qui m’était si indifférent avec les autres, me serait-il souverainement désagréable avec celle-ci ? Je l’ignore !... C’est peut-être que cette fille appartient à un genre de femmes que j’ai en horreur. Elle a, sous son aspect paisible, un orgueil qui me choque, et en sa façon de se présenter, une sorte de mépris des distances sociales que je trouve intolérable chez une personne de sa condition. Vous n’avez pas remarqué cela ? Oui, ce sont des nuances pour l’œil des femmes et qui vous échappent, à vous, comme certains détails de toilette. Bref, elle m’horripile !... Vous ne serez pas son amant, je vous le dis tout net, et je vous préviens que si vous ne renoncez pas à elle, il faudra renoncera moi. Maintenant, réfléchissez ! Si votre passion est assez violente pour vous faire quitter votre femme et vos enfants, je vous le pardonnerai. Mais vous êtes parfaitement incapable de passion... Voulez-vous divorcer ?

Geste d’Hélion.

Non, n’est-ce pas ?... Vous éprouvez, pour mademoiselle Rose, le même genre de sentiment que pour mademoiselle Léa...

HÉLION, stupéfait.

Hein !

MADAME HÉLION.

Ou mademoiselle Léontine ?

HÉLION.

Mais...

MADAME HÉLION.

Vous voyez, je cite mes auteurs... Renoncez donc à celle-ci, mon ami, renoncez-y !... J’ai supporté assez de vos fantaisies, vous pouvez bien faire cela pour moi ! Tout rentrera alors dans l’ordre accoutumé et ce sera, entre nous, comme s’il ne s’était rien passé... de plus.

Madame Granger entr’ouvre la porte.

Voici madame Granger, n’ayez donc pas l’air si penaud.

 

 

Scène VIII

 

HÉLION, MADAME HÉLION, MADAME GRANGER

 

MADAME GRANGER.

On vous réclame, ma bonne amie.

MADAME HÉLION.

Je suis à vous.

À Hélion qui se retire.

Sortez-vous aujourd’hui, mon cher ?

HÉLION.

Probablement : j’irai faire un tour à la fabrique...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MADAME HÉLION, MADAME GRANGER

 

MADAME GRANGER.

Pagelet n’attend plus que vous pour lire sou rapport.

MADAME HÉLION.

Oui... oui... mais auparavant, je veux vous soumettre une idée... Dites-moi, chère madame Granger, est-ce que vous verriez un inconvénient quelconque à ce que j’expédie mademoiselle Rose à cinq ou six lieues d’ici ?

MADAME GRANGER.

Mais au contraire ; cela lui irait à merveille, je crois.

MADAME HÉLION.

Je viens d’écrire à ma cousine, madame de Cayeux, qui habite ses terres toute l’année et qui est justement ici, de la prendre au château avec elle. On l’occupera toujours, puisqu’elle est bonne couturière.

MADAME GRANGER.

Voilà qui sera tout à fait l’affaire de Rose.

MADAME HÉLION.

Et même, j’y pense... Pour que nous sachions plus tôt à quoi nous en tenir, je vais mettre mon chapeau et aller chez ma cousine immédiatement. Cela vaudra mieux.

MADAME GRANGER, étonnée.

Vous êtes pressée ?

MADAME HÉLION.

Oui... Je vous intrigue ?

MADAME GRANGER.

Un peu... Qu’y a-t-il donc ?

MADAME HÉLION.

Oh ! pas grand’chose pour le moment, j’espère... Mais c’est une précaution que je prends. Vous ne devinez pas ?

MADAME GRANGER.

Je l’avoue, car je ne peux pas croire que Rose...

MADAME HÉLION, avec intention.

Elle a trop de talents variés pour moi. Je la remplacerai par une ouvrière plus âgée et qui aura les mains moins blanches...

MADAME GRANGER.

C’est bizarre !... Figurez-vous, ma chère, que j’ai fait, ces temps-ci, des réflexions dans le genre des vôtres... L’obstination de mon neveu à ne pas se marier m’avait inspiré je ne sais quels vagues soupçons.

MADAME HÉLION.

Oui, vous pensez à votre neveu, moi, je pense à mon mari. La vérité est que nous allons à l’aventure avec celle fille-là...

Georges entre sur ces mots.

Il vaut mieux nous en débarrasser... D’abord, elle m’agace ; je n’en veux plus chez moi.

Apercevant le docteur et à l’oreille de madame Granger.

Sans compter que je me ferai une véritable fête de voir la figure de mon mari, quand je lui aurai escamoté la jeune personne... Ce sont les petits bénéfices des femmes négligées.

À Georges.

Bonjour, mon cher docteur... J’allais justement vous écrire. Il s’agit de quelques malades à aller voir pour le compte de notre œuvre. Pagelet vous donnera la liste. Vous m’excuserez auprès de ces dames, mais je serai revenue avant la fin de la séance.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

GEORGES, MADAME GRANGER

 

GEORGES, après une pause.

Et de qui madame Hélion tient-elle à se débarrasser ?

MADAME GRANGER.

De...

Elle s’arrête, puis regardant Georges.

de Rose.

GEORGES.

Allons donc ! Et pour quel motif ?

MADAME GRANGER, posément et observant son neveu.

Il ne faut pas te dissimuler, mon enfant, que Rose, malgré toute la sympathie que nous pouvons avoir pour elle, se trouve dans une situation des plus fausses...

GEORGES.

Et en quoi, je te prie ?

MADAME GRANGER.

Tu le comprends aussi bien que moi... Rose vivait avec un homme qui passait pour son mari. Du jour au lendemain, nous apprenons que cet homme n’était que son amant. En ce qui me concerne, j’ai autant d’estime pour elle que j’en avais auparavant ; tu ne peux vraiment pas me demander d’en avoir davantage !

GEORGES.

Je ne te le demande pas non plus.

MADAME GRANGER.

Il est évident que Rose a besoin, dans sa situation, d’infiniment de tact et de tenue.

GEORGES.

Je ne vois pas qu’elle manque de l’un ni de l’autre.

MADAME GRANGER.

Et des détails, qui auraient pu être autrefois sans gravité, suffiraient, aujourd’hui, à la compromettre horriblement.

GEORGES.

Quels détails ? Est-ce que la conduite de Rose prête aux moindres soupçons ? Tu as quelque chose à lui reprocher ?

MADAME GRANGER.

Pas moi.

GEORGES.

Qui ?... Madame Hélion ?

MADAME GRANGER.

Il paraîtrait.

GEORGES.

Madame Hélion est une femme remarquable à certains points de vue, mais elle s’imagine un peu trop aisément qu’elle a le monopole de la vertu, de l’intelligence et de la dignité. Elle se conduit bien, elle ne trompe pas son mari, c’est peut-être exceptionnel, mais que diable ! ce n’est pas miraculeux !... C’est déjà arrivé plusieurs fois !

MADAME GRANGER.

Voyons, mon enfant...

GEORGES.

C’est inouï, la facilité avec laquelle, dans notre maudite petite ville, on calomnie tout le monde ! Et qu’est-ce qu’on commence à dire de Rose ? Par exemple, je serais curieux de le savoir !

MADAME GRANGER.

M. Hélion tournerait un peu autour d’elle, que cela ne me surprendrait pas.

GEORGES.

Hélion ?

MADAME GRANGER.

Parfaitement !

GEORGES, se contenant.

Oh ! en effet, en effet, ce n’est pas impossible !... Mais parce qu’un être sans vergogne, comme Hélion, – sans vergogne, je le répète... je connais ses histoires, n’est-ce pas ? – s’est peut-être amusé, avec son cynisme d’homme riche, à débiter des galanteries à Rose, est-ce une raison pour la soupçonner, elle ?

MADAME GRANGER.

Mon cher enfant, elle est très pauvre. M. Hélion est très riche... Elle l’écouterait un jour – j’avoue que ce serait fâcheux – mais enfin, il n’y aurait pas de quoi tomber à la renverse d’étonnement... C’est aussi arrivé plusieurs fois, comme tu le disais tout à l’heure... Tache donc de ne pas être, dans cette circonstance, plus naïf qu’il ne convient...

À part, en sortant.

C’est bien ce que je craignais.

 

 

Scène XI

 

GEORGES seul, puis HÉLION et ROLARD

 

GEORGES, seul.

Cet Hélion est capable de... Ah ! si Rose acceptait, il m’en resterait de l’écœurement pour toute ma vie.

Entrent Bolard et Hélion, qui a le chapeau sur la tête, prêt à sortir.

HÉLION, tendant la main à Georges.

Ah ! voici ce cher docteur !... Bolard vient de me dire... Mais tout à votre disposition !... Vous avez une très bonne idée d’aller à Paris.

BOLARD.

Je vais le faire débuter sous ma haute direction.

HÉLION.

Il n’y a que Paris, voyez-vous, mon cher ! Vous y ferez votre chemin et nous vous y aiderons tous... Sans compter que nous voilà maintenant une petite colonie de compatriotes : Bolard, vous et moi... On ne s’embêtera pas !

BOLARD.

Je m’en rapporte à vous !

HÉLION, présentant des billets de banque à Georges.

Voici, cher ami.

GEORGES, ne prenant pas les billets.

Je vous remercie beaucoup, mais figurez-vous que je viens de trouver une combinaison.

HÉLION.

Prenez donc toujours !... Une installation à Paris est coûteuse, on n’a jamais trop d’argent.

GEORGES.

Vraiment, je n’en ai plus besoin. Je me suis arrangé.

HÉLION.

C’est sérieux ?

GEORGES.

Merci encore.

HÉLION.

Enfin, quand vous voudrez. Je reste à votre service. M’accompagnez-vous jusqu’à la fabrique ?

GEORGES.

Je suis obligé d’attendre Pagelet.

HÉLION.

Et vous, Bolard ?

BOLARD.

Je vous rejoindrai : je vais tenir compagnie un instant à ce jeune homme.

HÉLION, sortant.

Au revoir, alors !

 

 

Scène XII

 

GEORGES, BOLARD

 

BOLARD.

Pourquoi as-tu refusé ce qu’Hélion t’offrait, très gentiment d’ailleurs ?

GEORGES.

Hélion ne m’est pas sympathique.

BOLARD.

Raison de plus pour lui emprunter de l’argent... Et comment vas-tu partir ?

GEORGES.

Je ne pars plus.

BOLARD.

Tu ne pars plus ?

GEORGES.

Non... Je te demande pardon, mon cher ami, et je te remercie encore.

BOLARD.

Que se passe-t-il donc ? Voyons, mon vieux, je t’autorise à me faire des confidences.

GEORGES.

Mais...

BOLARD.

Parle donc. Ne fais plus l’enfant avec moi.

GEORGES.

Oh ! mon histoire est bien simple et bien bête !

BOLARD.

Dis toujours.

GEORGES.

J’aime une femme qui ne m’aime pas.

BOLARD.

Voilà une personne qui a le souci de ton avenir ! Et qu’est-ce qu’Hélion a à voir là-dedans ?

GEORGES.

Hé ! elle lui plaît... Elle est seule, pauvre, elle travaille pour gagner des sommes ridicules...

BOLARD.

Hum !

GEORGES.

Qui sait si elle ne finira pas par se lasser de l’existence qu’elle mène, et alors, elle sera à la merci de celui qui lui offrira une situation, de l’argent...

BOLARD.

Diable ! Il est clair que... Est-ce que je la connais ?

GEORGES.

C’est elle que tu as aperçue chez moi, sur la terrasse.

BOLARD.

Hé ! Je te comprends parfaitement... Je comprends aussi Hélion...

GEORGES.

La pensée qu’elle sera un jour à cet être-là, me met hors de moi. Cela me donne des attaques de dégoût, comme on a des attaques de nerfs. Et je ne peux pas me défendre !... Tu ne trouves pas que le manque d’argent vous donne l’impression de la captivité ? Il me semble que je suis dans une cage et que je me heurte la tête à des barres de fer, chaque fois que je fais un mouvement.

BOLARD.

Enfin, tu iras jamais autant regrette de n’avoir pas cent mille francs de rentes...

GEORGES.

Tu n’envies pas les gens riches, toi ?

BOLARD, raillant.

Du tout ! Je les aime, au contraire. J’espère en être à mon tour, et je m’admire en eux, par avance.

GEORGES.

Moi, j’ai des périodes de résignation, mais j’ai aussi mes heures de colère. Quand je pense à ce que je pourrais faire avec un peu d’indépendance et de fortune, et que je vois ce que je perds, en n’ayant ni l’un ni l’autre, je t’avoue que cela me secoue un peu. Tu ne comprends pas ça ?

BOLARD.

Vaguement.

GEORGES.

Ta n’as pas le sentiment de la justice.

BOLARD.

Ce que tu appelles « le sentiment de la justice » me paraît être de la jalousie ordinaire. Tu es amoureux et tu es jaloux !... Ton cas est très simple. Il faut raisonner pourtant, que diable ! Si cette femme ne t’aime pas, tu es vaincu d’avance. Ce n’est pas en restant ici, que tu gêneras beaucoup Hélion.

GEORGES.

J’espère toujours. Je vais tâcher de là voir encore, de lui parler... Mais je ne peux pas me décider à partir en la laissant ici, guettée par cet homme qui rôde autour d’elle.

BOLARD.

Tu as bien la ressource de le supprimer, en lui passant ton épée au travers du corps...

GEORGES, haussant les épaules.

Oh !

BOLARD.

À moins que tu ne le serves de tes armes naturelles : la médecine.

GEORGES.

Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, je te jure.

BOLARD.

Je le vois bien. Enfin, quoi qu’il en soit, je reste toujours à ta disposition, d’ici à mon départ et même après.

GEORGES.

Tu m’excuses, n’est-ce pas ? Mais je suis dans un tel état d’exaspération et de dégoût...

BOLARD.

Ça passera, espérons-le !

À part.

Voilà un garçon qui n’est pas organisé du tout pour la publicité !

Entre Pagelet.

PAGELET.

Je vous apporte la liste de nos malades, cher ami.

GEORGES.

Ah ! oui.

PAGELET.

Vous aurez la complaisance...

GEORGES.

Parfaitement !

À Bolard.

Viens-tu ?

BOLARD.

Comment donc !

GEORGES, voyant la porte s’ouvrir.

Évitons ces dames...

 

 

Scène XIII

 

PAGELET, MADAME GRANGER, MADAME MORISSET, MADAME MAILLOT, MADAME LINIÈRES, puis MADAME HÉLION

 

MADAME MORISSET.

C’est bien ce que je vous disais, n’est-ce pas ? Une affectation dans le langage et dans la tenue...

MADAME LINIÈRES.

Oh ! tout à fait ! Je vous fais mes compliments sur votre protégée, Pagelet... C’est une personne qui ira loin.

PAGELET.

Vous me navrez, mesdames.

MADAME MAILLOT.

Moi, je ne suis pas de votre avis, je trouve, au contraire, que cette jeune femme a l’air distingué, romanesque...

MADAME MORISSET.

Vous trouvez tout le monde romanesque, vous, ma chère. Moi, au contraire, je crois que c’est une femme excessivement dangereuse, très froide et très pratique. Elle doit être allée à Paris, j’en mettrais ma main au feu.

PAGELET.

Elle y est allée dans sa jeunesse, avec sa famille.

MADAME MORISSET.

Eh ! bien, elle y retournera dans son âge mûr, je vous le garantis.

MADAME MAILLOT.

Vous direz ce que vous voudrez, elle me plaît beaucoup. Envoyez-la moi, Pagelet, je lui ferai raconter son histoire.

MADAME MORISSET.

Rappelez-vous ceci, mesdames : avec l’éducation que l’on donne aujourd’hui aux filles pauvres, dans dix ans, nous ne pourrons plus nous procurer une ouvrière. La religion, seule, fait de bonnes servantes et des âmes résignées.

MADAME MORISSET.

Mesdames, je vous assure que vous vous trompez radicalement.

À madame Granger.

N’est-ce pas, ma chère amie ?

MADAME GRANGER.

Rose gagne à être connue, certainement.

MADAME LINIÈRES, prenant en cercle mesdames Maillot et Morisset et baissant la voix.

Savez-vous mon idée ?... Hélion !... C’est fatal !

MADAME MORISSET.

Hélion... Ce ne serait pas, d’ailleurs, la première fois que...

Entre madame Hélion.

Ah ! nous allions partir, chère amie.

MADAME HÉLION.

Je vous prie de m’excuser... J’avais un mot très pressé à dire à ma cousine, madame de Cayeux, qui repart ce soir.

À madame Granger.

C’est arrangé, ma chère.

MADAME GRANGER.

Ah ! tant mieux !

MADAME HÉLION.

Au fait, Pagelet, cela vous intéresse... J’ai placé votre protégée à la Garderie, le château de madame de Cayeux...

PAGELET.

Ma foi, madame, rien ne saurait me faire plus plaisir. Rose vous en sera très reconnaissante.

MADAME HÉLION, allant à la cheminée, sonner la femme de chambre.

Je ne le mérite pas, car je ne fais pas cela pour elle.

PAGELET.

Et pour qui le faites-vous ?

MADAME HÉLION, à mi-voix.

Pour mon mari.

À la femme de chambre qui entre.

Priez mademoiselle Rose de descendre.

MESDAMES LINIÈRES et MAILLOT.

Au revoir, ma chère.

Les dames sortent avec Pagelet.

MADAME HÉLION, à madame Granger.

Au revoir, ma chère amie... Je vous tiendrai au courant.

Tout le monde sort par la véranda, sauf madame Hélion. Paraît Rose par la droite.

 

 

Scène XIV

 

MADAME HÉLION, ROSE

 

MADAME HÉLION.

Voici ce dont il s’agit, mademoiselle. Je me suis occupée de vous cette après-midi. Nous avons pensé, madame Granger et moi, qu’il serait plus honorable et plus pratique, dans votre position, d’avoir une place fixe que de courir la ville en quête de linge à raccommoder. J’ai vu ma cousine, madame de Cayeux, qui consent à vous prendre au château avec elle. C’est une affaire arrangée. Vous pouvez aller la trouver de ma part.

ROSE.

Je vous remercie, madame, d’avoir songé à moi, mais je ne cherche pas de place. Si madame Granger vous a dit cela, il doit y avoir un malentendu.

MADAME HÉLION.

Il me semble que vous ne me comprenez pas... madame Granger ne m’a rien dit... c’est elle et moi qui avons combiné cela, qui est d’ailleurs tout à votre avantage. Madame de Cayeux est une femme fort indulgente ; elle vous traitera très bien.

ROSE.

Je n’en doute pas et je vous remercie encore une fois ; mais, ma vie, aujourd’hui, est organisée autrement et je préfère n’y rien changer.

MADAME HÉLION.

Ah ! ça ! mais vous refusez, je crois ?

ROSE.

À mon grand regret, oui, madame.

MADAME HÉLION.

Comment, vous êtes seule, dites-vous, sans ressources, et vous refusez une véritable aubaine, votre avenir presque assuré ! Voilà qui est curieux, par exemple !

ROSE.

Je suis satisfaite de mon état ; il me suffit, je m’y trouve indépendante.

MADAME HÉLION.

Indépendante !... obligée de mendier, de maison en maison, un ouvrage que l’on ne vous donne pas toujours... vous appelez cela de l’indépendance ?

ROSE.

Oui, madame... car on ne mendie pas le travail, on le demande. Et, d’ailleurs, je ne suis pas humiliée le moins du monde, soit qu’on m’en donne, soit qu’on ne m’en donne pas.

MADAME HÉLION.

Je vous préviens que vos airs de fierté et de vertu ne m’en imposent guère... Je commence à soupçonner les idées que vous avez en tête.

ROSE.

J’ignore les idées que nous me prêtez, madame. Il est clair que, quand mon père vivait, je ne songeais pas à être une ouvrière. J’avais tort. Une jeune fille sans fortune devrait tout prévoir. Aujourd’hui par suite d’événements qui ne sont pas tous de ma faute, je suis obligée de travailler du seul métier que je connaisse : il est souvent très dur, mais j’aime encore mieux le faire que d’être aux gages de n’importe qui. Je ne vois vraiment pas en quoi cela peut vous offenser.

MADAME HÉLION.

Mais, ma parole, vous êtes étonnante ! Vous ne vous rendez pas compte de votre situation. Savez-vous bien que, sans M. Pagelet, aucune maison de la ville ne vous serait ouverte, et la mienne toute la première ?... Et vous faites la dédaigneuse, comme si la place que je vous offre n’était pas à la hauteur de votre mérite !

ROSE.

Je ne me crois aucun mérite, madame. Je n’ai qu’un but, qui est de continuer à gagner ma vie, comme je la gagne en ce moment. Je suis surprise de l’importance que vous attachez au refus le plus simple et le plus naturel.

MADAME HÉLION, un temps.

Allons, je vois que les choses sont plus avancées que je ne pensais !

Mouvement de Rose.

Que vous disait donc mon mari, quand je suis entrée tout à l’heure ?

ROSE.

Oh ! Pourquoi ne m’avoir pas accusée franchement, madame ? Je n’aurais pas été longue à me disculper !...

MADAME HÉLION.

Je répète ma question : Que vous disait donc M. Hélion ?

ROSE, après une pause.

Demandez-le lui, madame.

MADAME HÉLION, avec un geste de colère.

Il ne faut pas vous faire d’illusions de ce coté là ! Et je vous jure que ce n’est pas mon mari qui réparera les injustices du sort à votre égard. Vous me trouverez sur votre chemin.

ROSE.

Je n’ai rien à craindre de personne. Vous êtes bien prompte, madame, à imaginer toutes sortes de vilenies. Vous n’avez entendu ni ce que m’a dit M. Hélion, ni ce que je lui ai répondu. Pourquoi faites-vous donc, sur moi, des suppositions aussi outrageantes ? Croyez-vous qu’il suffise qu’un homme soit riche pour que toutes les femmes tombent dans ses bras ? Quant à moi, j’ai beau n’avoir entendu parler toute ma vie que de sous et de dettes, j’ai beau n’avoir pas dix francs dans ma poche, jamais l’argent ne m’a procuré une émotion ni imposé le respect. Et si j’avais autant de fortune que vous, il me semble que je serais plus généreuse de caractère.

MADAME HÉLION.

Je n’éprouve aucun remords de ma conduite à votre égard. Elle aurait été très différente, si je n’avais pas deviné tout ce que votre air de dignité cache de rancunes et d’envie ! Je garderai ma pitié pour des filles plus humbles et plus modestes que vous... Vous, vous êtes de ces filles orgueilleuses qui se croient les égales de tout le monde, parce qu’elles ont reçu un semblant d’instruction, qu’elles ont une jolie figure et la taille mince. Mais vous apprendrez un jour qu’il n’y a pas que la beauté...

ROSE.

Il n’y a pas que l’argent !

MADAME HÉLION, se contenant.

Un dernier mot... voulez-vous, oui ou non, aller chez madame de Cayeux ?

ROSE.

Non !

MADAME HÉLION.

Non ?... Bien ! – Mais dans ce cas, comme je ne tiens pas à ce que vous continuiez, dans ma maison, les divers... travaux que vous y avez commencés, je vous prie d’en sortir immédiatement !

ROSE, très pâle.

La jalousie vous inspire une vengeance bien mesquine !

MADAME HÉLION.

Insolente !

ROSE.

Vous m’accusiez d’être envieuse... Eh ! bien, vous l’êtes peut-être plus que moi !

MADAME HÉLION.

Sortez, vous dis-je... Je vous chasse d’ici !

ROSE, allant vers la porte.

C’est une honte de faire une pareille insulte à une femme qui ne vous demandait que du travail !

Elle sort.

MADAME HÉLION, seule.

Où allons-nous, mon Dieu ! avec toutes ces créatures ?

 

 

ACTE IV

 

Chez Rose.

Une salle à manger. Un buffet, à droite. Une grande armoire de campagne, dite : « Armoire Normande », au fond. Des fleurs des champs dans les vases. Un air de gaîté et de fraîcheur, dans toute la pièce. Portes, à gauche et à droite.

 

 

Scène première

 

LOUISON, puis HÉLION

 

Au lever du rideau, Louison met de l’eau dans les vases garnis de fleurs.

LOUISON.

Quelles vilaines gens il y a ici !... Et dire que c’est la même chose dans toutes les villes... et à la campagne aussi !...

Entre Hélion par une porte qui est au fond, à droite.

Monsieur Hélion !

HÉLION.

Moi-même !

lui tapant sur la joue.

Tu as une mine superbe, Louison !

LOUISON.

Merci, monsieur !

HÉLION.

Ça ne te fait rien que je te tutoie ?

LOUISON.

Ça me fait plaisir.

HÉLION.

Est-ce qu’elle est là ?

LOUISON.

Rose ?... Non, elle est sortie.

HÉLION.

Diable ! C’est bien contrariant.

LOUISON.

Elle est sortie, mais elle va rentrer tout de suite. – Vous avez à lui parler ?

HÉLION.

De la façon la plus sérieuse, Louison.

LOUISON.

Ah ! ah !...

Le regardant.

Vous avez l’air d’un brave homme.

HÉLION.

Je suis un très brave homme. – Et tu es sûre qu’elle va rentrer ?

LOUISON.

Bientôt.

HÉLION.

Je peux l’attendre ?

LOUISON.

Asseyez-vous, monsieur.

Elle lui tend une chaise.

Désirez-vous boire quelque chose ? Un verre de vin blanc ?

HÉLION.

Non, merci. Je préfère causer avec toi.

LOUISON.

Vous êtes trop bon !

HÉLION, après une pause.

Est-ce que ta cousine t’a raconté la conversation que nous avons eue hier ?

LOUISON.

Elle m’en a dit un peu. Moi, j’en ai deviné un peu... ce qui fait que je sais tout.

HÉLION.

Tu n’es pas bête, Louison.

LOUISON.

Voulez-vous que je vous parle franchement, monsieur ?

HÉLION.

Va !

LOUISON.

Eh bien ! je pense que vous vous trompez, si vous croyez que Rose deviendra jamais une cocotte.

HÉLION, se levant.

Mais, il n’est pas question... Une cocotte !... Sais-tu seulement ce que c’est qu’une cocotte, toi qui n’as jamais quitté la campagne ?

LOUISON.

j’en ai connu deux.

HÉLION.

Ah bah !

LOUISON.

À Louzy, près de chez nous, la plus belle maison du pays, après le château, était habitée par une ancienne cocotte. Elle y restait six mois tous les ans. C’était une grande femme maigre, avec des cheveux de carotte ; mais, très comme il faut tout de même. De temps en temps, elle recevait des gens de la ville : le notaire, le substitut. Le général est venu une fois. Je la rencontrais tous les dimanches, à l’église. Elle avait l’air très heureux. On voyait bien qu’elle ne s’était pas ennuyée dans la vie !

HÉLION, riant.

Ah !... Et l’autre ?

LOUISON.

L’autre était beaucoup plus jeune. Elle n’avait pas seulement trente ans. Au moment des chasses dans la forêt, elle suivait le monde en voiture. Elle avait l’air très heureux aussi. Je ne sais pas comment ces femmes-là s’y prennent, elles sont très heureuses.

HÉLION.

Alors ?

LOUISON.

Oui, mais ça m’étonnerait tout de même beaucoup, monsieur Hélion... ça m’étonnerait énormément que ma cousine devienne jamais une femme comme ça.

HÉLION.

Ce n’est pas non plus ce que je lui demande.

LOUISON.

Ah !

HÉLION.

Je ne lui demande que d’aller à Paris, avec toi, Louison, bien entendu ; d’y habiter dans un joli appartement, de n’avoir plus aucune espèce d’ennui, de faire tout ce qu’elle voudra, et de me permettre de venir lui dire bonjour, de temps en temps. Tu vois que ça n’est pas la même chose !

LOUISON.

Hum !

HÉLION.

Et ce ne serait pas long ! Un simple mot : oui, qu’elle mettrait sous enveloppe et que tu irais me porter à mon bureau, et, le lendemain, vous seriez à Paris, toutes les deux.

LOUISON.

Et votre femme, monsieur Hélion... Qu’est-ce qu’elle dirait, votre femme ?

HÉLION.

Elle ne saurait rien. Tout serait arrangé en un clin d’œil.

La porte de droite s’ouvre.

LOUISON.

Tenez, voici Rose.

HÉLION.

Laisse-nous !

Paraît Rose. Louison sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

HÉLION, ROSE

 

HÉLION, s’avançant vers Rose.

Je vous attendais avec une impatience.

ROSE.

Que désirez-vous, monsieur Hélion ?

HÉLION, baissant la voix.

Je sais ce qui s’est passé hier, entre ma femme et vous. Vous voyez à quelles humiliations vous êtes exposée. Tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, ce sera la même chose tous les jours. Vous en arriverez à de véritables souffrances, car vous êtes d’une nature trop indépendante et trop fière pour supporter cette situation. Or, l’indépendance, c’est l’argent. Vous n’avez qu’un mot à prononcer, un signe de tête à faire, pour en avoir immédiatement. Dites oui, Rose... Dites oui... Un geste... Oui, n’est-ce pas ?

Il lui saisit la main.

ROSE, essayant de se dégager.

Non, non ! Je ne veux pas...

HÉLION, la tenant toujours.

Si vous saviez quel ami discret, dévoué, peu exigeant, vous auriez en moi !... Vous arrangeriez votre existence à votre guise ; elle serait assurée pour jamais. Vous resteriez la femme la plus libre qui soit !... Vous ne pouvez pas refuser cela. – C’est convenu ?

ROSE, se dégageant.

Non ! Allez-vous en, je vous en prie...

HÉLION.

Qui vous retient dans cette ville, où vous n’avez ni parents, ni relations, ni situation ; où vous êtes livrée à la mauvaise volonté, aux taquineries de tout le monde ? Sans compter les calomnies, les humiliations, les déboires, toutes les petites méchancetés de la province contre lesquelles votre courage, à la longue, se brisera. Je vous dis que la province n’est pas habitable pour une femme comme vous.

Allant lui prendre la main.

Il faut la quitter... Il le faut ! Ce serait une folie insigne de refuser plus longtemps. Vous partirez d’ici le jour et l’heure qui vous plairont. Vous emmènerez votre cousine. Il suffira que vous me préveniez la veille par un petit mot, un simple oui, sous enveloppe, adressé à la fabrique, bien entendu. Ne craignez rien de ma femme, ni de personne. J’ai tout prévu, tout combiné, même votre installation à Paris... Ne me répondez pas, c’est inutile. Maintenant, je m’en vais... J’attends votre signal. Demain, par exemple, ou après-demain... Au revoir, Rose. Ma parole d’honneur, je suis tout à vous ! À demain !...

Il sort en disant à part.

Je n’ai pas été amoureux à ce point-là, depuis Léontine.

 

 

Scène III

 

ROSE, seule, puis LOUISON

 

ROSE, seule.

Je l’ai écouté jusqu’au bout. Voilà où j’en suis !...

LOUISON, entrant.

Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes toute rouge !

ROSE.

J’ai le sang au visage. Donne-moi un verre d’eau.

Louison va au buffet, prend un verre d’eau et l’emplit.

LOUISON.

Ça va mieux ?

ROSE.

Oui.

LOUISON, prend le verre des mains de Rose, va le reporter lentement au buffet et, se retournant.

À votre place, je dirais oui.

ROSE.

Tu es folle !

LOUISON, avec force.

Je dirais oui !... Rester honnête, gagner sa vie, être libre, c’est un beau rêve !... Et puis, est-ce un si beau rêve que ça ? Moi, je suis toujours restée honnête, et ça ne m’a rapporté que des désagréments. Acceptez donc, Rose !... Vous voilà brouillée avec madame Hélion... Elle vous brouillera avec madame Granger et avec d’autres. Vous allez vous trouver sans ouvrage. Nous n’en avions déjà pas beaucoup... Tout à l’heure, il est venu l’épicier : on lui doit quarante francs. Nous n’avons pas quarante francs à nous deux. C’est des choses qui me révoltent ! Sans compter ce qu’on dit dans le quartier...

ROSE, machinalement.

Qu’est-ce qu’on dit ?

LOUISON.

On dit que vous êtes la bonne amie du docteur.

ROSE.

De M. Georges ?

LOUISON.

Que vous trompiez Perrin avec lui, du temps de Perrin... et que ça continue. Aujourd’hui, on dit ça, demain, on dira autre chose et on finira par dire toutes sortes d’infamies. Nous, pendant ce temps-là, nous mangerons du pain sec et nous boirons de l’eau...

On frappe à la porte.

Entrez donc ! c’est ouvert !... Nous n’avons pas peur des voleurs, ici.

Elle va à la porte, voyant qu’on n’entre pas.

Tiens ! c’est le père Loisel, de Maurichard... Rose, c’est le père Loisel !... Entrez donc !

Entre Loisel, costume de paysan endimanché.

 

 

Scène IV

 

ROSE, LOUISON, LOISEL

 

LOISEL.

Bonjour, madame, et la compagnie.

ROSE.

Comment va la santé, monsieur Loisel ?

LOISEL.

La santé est bonne, je vous remercie.

ROSE.

Asseyez-vous donc.

LOUISON.

Voulez-vous boire un verre de vin blanc ?

LOISEL.

Ce n’est pas de refus, mademoiselle.

ROSE.

Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite, monsieur Loisel ?

LOISEL.

Ah ! oui...

Il boit un verre que lui apporte Louison.

Comme j’étais obligé d’aller ce matin à la ville, pour une affaire, il y a madame Butaud, la sœur de Perrin qui m’a chargé de vous remettre une lettre et de rapporter la réponse.

ROSE.

Où est cette lettre ?

LOISEL.

Elle est sous ma blouse. Je vas vous la donner.

Il cherche sous sa blouse et remet une lettre à Rose qui va la lire à l’autre bout de la scène.

LOUISON, à Loisel.

Et quoi de nouveau, à Maurichard, père Loisel ?

LOISEL, cherchant.

Le bedeau est mort.

LOUISON, baissant la voix.

Et Perrin, qu’est-ce qu’il fait ?

LOISEL, même jeu.

Il se marie dimanche.

LOUISON.

Vous lui direz de ma part que c’est une canaille !

LOISEL.

Je le lui dirai après la messe.

ROSE, lisant.

« Rose, puisque vous ne voulez point garder de bonnes relations avec nous, j’ai consulté la mère au sujet des meubles que vous avez et qui sont à nous. La mère est d’avis que nous ne devons point vous les laisser. Je les enverrai reprendre samedi prochain. Je pense que vous ne nous forcerez point à nous adresser à l’huissier.

« Lucie Butaud. »

À Loisel.

Vous attendez la réponse, monsieur Loisel ?

LOISEL.

Oui, madame.

ROSE.

Vous direz à madame Butaud que les objets qu’elle demande sont à sa disposition. Seulement, je désirerais qu’elle les envoie chercher le plus tôt possible.

LOISEL.

Le plus tôt possible.

ROSE.

Au revoir, monsieur Loisel. Je vous remercie de vous être chargé de la commission.

LOISEL.

À votre service, madame. Je m’en vas. Et vous-même, vous n’en avez point, de commission, pour Maurichard ?

ROSE.

Aucune.

LOISEL.

Au revoir, dans ce cas, madame et la compagnie.

LOUISON.

Au revoir, père Loisel.

Elle le reconduit jusqu’à la porte.

 

 

Scène V

 

ROSE, LOUISON

 

LOUISON, revenant vers Rose.

Et qu’est-ce que ces meubles qu’elle vous demande, la Butaud ?

ROSE.

Ceux-ci. Ils lui appartiennent, excepté l’armoire qui me vient de mon père, ainsi que ce fauteuil et mon lit. Tout le reste est à elle.

LOUISON, indignée.

Et vous allez ?...

ROSE.

Je vais les lui rendre.

LOUISON.

Mais, bon Dieu !...

ROSE.

Je suis même enchantée de les lui rendre.

LOUISON.

Et quand vous les lui aurez rendus, dites-moi ce qui vous restera ?

ROSE.

Ce qui me restera, me suffit.

Apercevant Louison qui montre le poing dans la direction de la porte.

Que fais-tu là ?

LOUISON.

Je rage !

ROSE.

Ah ! ma pauvre Louison, tu rages de peu de chose ! Une armoire, une table en acajou, quatre chaises... Bah !

LOUISON.

Rose, vous aussi, vous êtes en colère. Ce n’est pas la peine de me le cacher... Je le devine. Et vous avez raison ! Cette femme, hier, qui vous chasse de chez elle, comme un domestique, cette autre qui vient vous enlever la table sur laquelle vous mangez... Il n’y a qu’une façon de vous venger de tous ces gens-là...

Elle va à la cheminée, prend l’encre et une plume, un cahier de papier à lettres et pose le tout sur la table.

Écrivez, Rose !

ROSE.

Quoi ?

LOUISON.

Un seul mot : oui... J’irai porter la lettre.

ROSE.

Je ne tiens pas à me venger de cette façon-là.

LOUISON.

Voulez-vous être toute votre vie à la merci des gens, et finir un jour par manquer de pain, belle et intelligente comme vous l’êtes ? Ce qui vous arrive n’est que le commencement de vos ennuis... Vous allez user tout votre courage à gagner quelques misérables sous et à vivre comme une pauvresse ! Quand les femmes se mettent à tomber dans le malheur, c’est effrayant ! Savez-vous l’histoire de Julie, la servante de l’hôtel du château, que vous voyez quelquefois en passant ? Eh ! bien ! Julie est une femme de Paris que son amant a abandonnée. Aujourd’hui elle est bonne à tout faire dans une auberge, Julie !

ROSE, se lève.

Avant d’en arriver là, je me débattrai et je me défendrai, je te jure !

LOUISON.

Allons, allons, Rose... n’hésitez plus !

Elle lui place la plume entre les doigts.

Écrivez !

Elle la prend par le bras et la pousse légèrement vers la table.

Écrivez donc !

La porte de gauche s’ouvre, entre Pagelet.

ROSE.

Ah !

LOUISON.

Monsieur Pagelet ! Entrez donc !... – Moi, je vais finir mon ménage. On est souvent dérangé, aujourd’hui.

 

 

Scène VI

 

PAGELET, ROSE

 

PAGELET, prenant la main de Rose, après un silence.

Je suis votre ami, ma chère enfant, vous le savez. Il faut me dire la vérité. Qu’est-il arrivé, hier ?

ROSE.

Mais, madame Hélion a dû vous le dire. Je ne suppose pas qu’elle ait menti. Elle m’a chassée de chez elle, grossièrement, sans raison, uniquement parce qu’elle est jalouse et qu’elle trouve très scandaleux que je ne la laisse pas disposer de moi à sa fantaisie.

PAGELET.

Jurez-moi que, de votre côté...

ROSE.

Je n’ai rien à vous jurer, monsieur Pagelet. Vous pouvez me croire ainsi bien que madame Hélion. Vous me connaissez depuis longtemps. Vous ai-je jamais dit un mensonge ? Eh bien ! je n’ai aucune coquetterie à me reprocher, ni envers M. Hélion, ni envers qui que ce soit. Je ne peux pourtant pas, pour le plaisir de rassurer cette dame, quitter la ville où je suis, abandonner ma cousine avec qui je vis depuis dix ans, et accepter une place de domestique !

PAGELET.

Ce n’était pas une place de domestique...

ROSE.

Enfin, à qui fais-je du tort en la refusant ?

PAGELET.

D’ailleurs, ce refus me surprend moi-même, je ne vous le cache pas.

ROSE.

Vous êtes comme les autres, monsieur Pagelet. Malgré votre amitié pour moi, demain, vous me prêterez les idées les plus indignes. Madame Hélion a de l’argent, je n’en ai pas, et il vous semble très naturel que je me soumette à tous ses caprices.

PAGELET.

Hé ! il y a des fatalités, que diable ! pour nous, comme pour les autres. Qu’allez-vous faire si vous vous brouillez avec tout le monde ?

ROSE.

Je ne me fais pas d’illusions, en effet, sur la manière dont on m’accueillera partout maintenant.

PAGELET.

Madame Granger est fort mal disposée à votre égard, je suis obligé de vous l’avouer.

ROSE.

Pourquoi ! Quel reproche a-t-elle à me faire ?... C’est insensé !... Monsieur Pagelet, je vais vous parler franchement... J’aime mieux être une ouvrière qu’une fille !... Mais, si j’étais forcée de choisir, j’aimerais mieux être une fille qu’une servante !

PAGELET.

Je vous en supplie, mon enfant, reprenez votre sang-froid.

ROSE.

J’ai tout mon sang-froid... Seulement, vous comprenez, je ne peux pas mourir de faim !

PAGELET, sur le seuil de la porte.

Prenez garde de faire une chose dont vous vous repentirez cruellement.

ROSE, sans répondre.

Adieu, monsieur Pagelet.

PAGELET.

Je me suis porté garant de votre honnêteté. J’espère que je n’aurai pas à le regretter.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ROSE, seule

 

Elle va vivement à la table où Louison a laissé tout à l’heure, une plume, du papier et de l’encre. Elle prend la plume, puis s’arrête, hésite, disant.

Je n’ai qu’un mot à écrire, un seul !

Entre Georges par le fond.

 

 

Scène VIII

 

ROSE, GEORGES

 

ROSE, murmurant.

Vous !

Elle pousse légèrement le papier sur la table.

GEORGES, allant à elle.

Je sais qu’Hélion sort d’ici. Ne me répondez pas... Écoutez-moi. Je ne veux pas que vous soyez à cet être-là ! Je ne le veux pas ! Vous en souffririez un jour ; moi j’en souffrirais toute ma vie !

S’approchant.

Vous, la maîtresse d’un homme riche, qui ne vous garderait que par vanité... Jamais vous ne serez cela, jamais !

ROSE.

Laissez-moi !

GEORGES.

Vous êtes née pour être la compagne et l’amie d’un garçon comme moi, qui vous aime profondément. Oui, Rosine, je vous aime profondément. Loin de vous, je perds mon courage à ma volonté, je n’ai plus ni ambition, ni ardeur, je suis écœuré de tout, furieux !... Mais, si vous étiez à moi, si j’avais à vous conserver et à vous défendre, je serais sur de l’avenir, je ne craindrais plus rien du mauvais sort, ni de ma propre faiblesse.

Baissant la voix.

Allons-nous-en ! Quittons ce pays qui vous est odieux. Un de mes amis m’offre de m’emmener à Paris avec lui. J’ai la certitude d’y gagner ma vie et la vôtre, et je sens que nous aurons de la chance, tous les deux. Dites, Rosine, voulez-vous risquer nos deux existences dans cette aventure ?

Rose le regarde sans répondre.

Est-ce parce que je n’ai pas d’argent que vous ne voulez pas me suivre ?

ROSE.

Moi, l’argent !... Ah ! tenez, j’en ai le dégoût, j’en ai la honte !

Lui tendant la main.

Emmenez-moi !

GEORGES, la prenant dans ses bras.

Je t’ai, enfin... enfin !

ROSE.

Oui, oui, partons !

GEORGES.

Moi, Rosine, il me semble que ma vie commence aujourd’hui. Je n’ai plus ni dégoût, ni peur de rien !... – Si nous emportions Louison ?

ROSE.

Ah ! Elle n’est pas difficile à nourrir...

GEORGES.

Emportons-la donc !

Entre Louison.

 

 

Scène IX

 

ROSE, GEORGES, LOUISON

 

LOUISON.

Monsieur Georges ?

GEORGES.

Qu’y a-t-il donc ?

LOUISON.

Voici M. Desclos !

GEORGES.

Mon père ?

LOUISON.

Il vient chez nous, sûr !

GEORGES.

Ah ! ah !

On entend des coups à la porte.

LOUISON.

Tenez, il frappe à la porte.

GEORGES.

Eh bien ! allez ouvrir, Louison.

Sort Louison. À Rose.

Laissez-moi avec lui.

Sur un geste de Rose.

Oh ! il n’y a rien à craindre !

Rose sort, par la gauche. Georges se dirige par la droite, à la rencontre de Desclos.

 

 

Scène X

 

GEORGES, DESCLOS

 

DESCLOS.

Ah ! c’est toi ?

GEORGES.

Tu venais voir Rose ?

DESCLOS.

Oui. Madame Hélion et ta tante sont furieuses contre elle, pour des bêtises.

GEORGES.

Je sais, oui.

DESCLOS.

En ce qui concerne ma sœur, j’ai à peu près arrangé les choses. Rose pourra revenir travailler à la maison. C’est cela que je tenais à lui dire. Mais, puisque tu es là, dis-le-lui toi-même.

GEORGES, embarrassé.

Oui, certainement.

DESCLOS.

Tu n’oublieras pas, n’est-ce pas ?

Il fait mine de se retirer.

GEORGES.

Père ?...

DESCLOS.

Quoi, mon garçon ?

GEORGES.

J’ai quelque chose à t’apprendre... Il ne faut pas m’en vouloir, mais je suis décidé à aller m’installer à Paris. Il m’est impossible de rester ici plus longtemps, tu le comprends toi-même. Nous n’avons plus de fortune... J’ai besoin de me faire une situation... Or, il n’y a qu’à Paris... Je suis sûr que tu m’approuves, n’est-ce pas ?

DESCLOS, revenant.

Écoute-moi... Tu me rendras cette justice que je ne t’ai jamais donné de conseils. Il est vrai que tu ne m’en as jamais demandé. Eh bien ! aujourd’hui, je vais t’en donner un. Reste ici, mon garçon. Je connais Paris, j’y ai vécu. Ce n’est pas une ville pour toi.

GEORGES.

Je t’assure que j’ai réfléchi.

DESCLOS.

Tu as réfléchi cinq minutes, et tu crois avoir tout approfondi... Moi, j’ai réfléchi trente ans, et je ne sais rien. Reste ici, mon enfant, rapporte-t-en à mon expérience.

GEORGES.

Si je ne me tire pas d’affaire, j’en serai quitte pour revenir...

DESCLOS.

Dans deux ans, tu ne seras qu’un déclassé !

GEORGES.

Il n’y a plus que les déclassés qui jouissent de l’existence, maintenant.

DESCLOS.

Enfin, tu fais ce qui te convient. Moi, je t’ai dit ce que je devais. C’est toi qui décides en dernier ressort.

GEORGES, après une hésitation.

Je vais tout te dire, pendant que j’y suis.

DESCLOS.

Va !

GEORGES.

Ce sera plus simple et ça m’évitera, vis-à-vis de toi, des mensonges pénibles...

DESCLOS.

Parle donc...

GEORGES, baissant la tête.

J’aime Rose et je l’emmène.

DESCLOS, tranquillement.

J’avais deviné, mon garçon... Je suis même le seul à avoir deviné. Ma sœur n’a rien vu. C’est délicieux ! – Et vous allez vivre ensemble ?

GEORGES.

Évidemment.

DESCLOS.

C’est une pure folie.

GEORGES.

Qui sait ?

DESCLOS.

Tu te prépares un avenir fort compliqué, mon cher Georges.

GEORGES.

Bah !

DESCLOS.

Que feras-tu, à Paris, avec une pareille charge ?... J’ai parfaitement compris que ton ami Bolard t’a promis monts et merveilles... mais, cela ne suffit pas. Tu t’en vas, sans plan arrêté, sans but sérieux, que diable !

GEORGES.

Je trouverai toujours quelque chose à faire. Je suis docteur en médecine, après tout !

DESCLOS.

Moi, j’étais avocat.

GEORGES.

Il y a vingt autres métiers que je suis capable d’exercer... Eh ! je suis jeune !... Et puis, il y a encore le hasard.

DESCLOS.

Il ne le reste même que ça...

GEORGES.

Tous les jeunes qui se trouvent dans mon cas, sont voués aux situations irrégulières : c’est une fatalité ! On ne peut éviter cela que par des mariages ridicules ou une chance improbable. Crois-tu que je ne serai pas aussi heureux avec Rose qu’avec la petite Méret ou une poupée quelconque ?

DESCLOS.

Tout cela, mon garçon, n’empêche pas...

GEORGES.

Dans le fond, tu es de mon avis. Voyons, père, maintenant, il faut que tu me rendes un service... Cherche-moi une combinaison pour me procurer un peu d’argent.

DESCLOS.

Hum ! Voilà qui n’est pas commode.

GEORGES.

Tu ne vas pas me laisser partir sans le sou ?

DESCLOS, subitement ému, prenant la main de son fils.

Mon pauvre petit, c’est que je n’en ai guère d’argent !... Pourtant, en effet, je ne veux pas que vous partiez ainsi, tous les deux... Rose est une charmante fille, parbleu ! Je l’aime beaucoup. Mais, fichtre, aussi, vous prenez là une décision des plus graves !

GEORGES.

J’ai une grande confiance.

DESCLOS, hésitant.

Où en trouver, de l’argent ? Heu... J’avais mis de côté une cinquantaine de louis, pour quelques travaux urgents à exécuter dans notre ferme... Je m’en passerai. Les veux- tu ?

GEORGES, embrassant Desclos.

Merci !

DESCLOS.

Ah ! Rose est là, m’as-tu dit ?

GEORGES.

Oui.

DESCLOS.

Va me la chercher.

GEORGES, étonné.

Tu... ?

DESCLOS.

Oui, va me la chercher.

Georges va ouvrir la porte de gauche et sort un instant, pendant que Desclos se promène, passant à la dérobée son mouchoir sur ses yeux.

 

 

Scène XI

 

GEORGES, DESCLOS, ROSE

 

GEORGES, revenant.

Père ?

DESCLOS.

Ah !...

Il s’avance vers Georges et Rose, et prenant la main de celle-ci.

Mes pauvres enfants... il ne faut pas vous dissimuler que vous faites une des plus grandes folies que l’on puisse faire à votre âge. Ce qui me tranquillise un peu, c’est qu’à notre époque, il n’y a plus que les folies qui réussissent, et il n’y a plus que les choses imprévues qui arrivent. Si on avait dit à Troulier, lui-même, qu’il deviendrait un jour ministre des Finances, il aurait cru qu’on se moquait de lui... Vous ferez peut-être fortune dans six semaines. Enfin, ne vous découragez jamais, et écrivez-moi de temps en temps, n’est-ce pas ?

Un moment de silence, puis tout à coup, Desclos se met à rire.

Ah ! ah !... Je ris en pensant à ta tante !

GEORGES.

J’espère que tu ne vas pas lui dire... ?

DESCLOS.

Oh ! pas tout de suite... Je lui apprendrai ça à la longue, peu à peu, en m’amusant... J’aurai là quelques bonnes soirées... Ah ! ah !

Mettant ses deux mains sur les épaules de Rose et de Georges.

Allons, bonne chance, mes enfants !... J’irai vous voir à Paris l’année prochaine.

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