Les Deux Hommes
Pièce en quatre actes.
Représentée pour la première fois sur la scène de la Comédie Française le 20 janvier 1908.
Personnages
MARCEL DELONGE, 38 ans
PAUL CHAMPLIN, 39 ans, avocat
BRIDOU, 45 ans, financier
ANTHÉOR
SAUVENEL
VALET DE PIED
THÉRÈSE CHAMPLIN, 31 ans
MADAME SALVIER, 50 ans
JACQUELINE ÉVRARD, 30 ans
RITA, 26 ans
ROSALIE
De nos jours, à Paris.
ACTE I
Chez madame Salvier.
Un petit salon dans l’hôtel de madame Salvier ; une galerie à gauche, ouverte ou fermée suivant les besoins. Une porte à droite et une au fond.
Scène première
MARCEL, MADAME SALVIER
MADAME SALVIER.
Vous ne pouvez pas dîner avec moi, Marcel ?
MARCEL.
Non, ma chère amie, à mon grand regret.
MADAME SALVIER.
Asseyez-vous tout de même un instant. Vous n’êtes pas pressé ?
MARCEL.
Jamais.
MADAME SALVIER.
Avez-vous le temps de faire mon bésigue avant dîner.
MARCEL.
Je viens pour ça.
MADAME SALVIER.
On prétend que nous sommes les deux derniers joueurs de bésigue de Paris.
MARCEL.
C’est probable.
MADAME SALVIER.
Et où dînez-vous, sans indiscrétion ?
MARCEL.
Au cabaret.
MADAME SALVIER.
Avec des demoiselles, je parie ?
MARCEL.
Avec des demoiselles et des financiers.
MADAME SALVIER.
Mes compliments. Vous me donnerez demain des détails sur vos débauches.
MARCEL.
Je peux vous le dire d’avance : il n’y aura aucun détail. Ce sera très ennuyeux. Mais il faut bien s’ennuyer quelque part.
MADAME SALVIER.
Pourquoi fréquentez-vous ce monde-là ? Ah ! oui... Au fait, je sais...
MARCEL.
Qu’est-ce que vous savez, mon Dieu ?
MADAME SALVIER.
Vous êtes amoureux, on m’a raconté ça.
MARCEL.
Qui vous a dit cette sottise ?
MADAME SALVIER.
Des amis à vous, Anthéor, je crois.
MARCEL.
Quel bavard !
MADAME SALVIER.
Et comment s’appelle-t-elle ?
MARCEL.
Qui ?
MADAME SALVIER.
Celle dont vous êtes amoureux.
MARCEL.
Je ne suis amoureux de personne. Elle s’appelle Jacqueline Évrard.
MADAME SALVIER.
Elle est jolie ?
MARCEL.
Elle est infiniment charmante.
MADAME SALVIER.
Êtes-vous assez cachottier, pourtant ! À qui ferez-vous donc vos confidences, si ce n’est à une vieille dame comme moi et a votre meilleure amie ? Et depuis combien de temps dure cette liaison ?
MARCEL.
Elle n’a pas encore commencé.
MADAME SALVIER.
Ah ! bah !... Jacqueline vous résiste ? Ça ne vous froisse pas que je l’appelle Jacqueline tout court ?
MARCEL.
Je vous en prie... Oui, elle m’oppose une résistance invincible.
MADAME SALVIER.
Mais alors, mon pauvre Marcel, vous êtes dans une série déplorable, car j’ai encore une mauvaise nouvelle à vous annoncer.
MARCEL.
Je m’attends à tout.
Entre la femme de chambre.
MADAME SALVIER.
Qu’y a-t-il ?
La femme de chambre lui dit quelques mots à l’oreille.
Mais oui, quand il voudra, je ne bouge pas.
Sort la femme de chambre.
MARCEL.
Eh bien, cette mauvaise nouvelle ?
MADAME SALVIER.
Mon cousin Champlin et sa femme nous quittent demain matin.
MARCEL.
Vous badinez, ma chère amie. Cela m’est absolument égal.
MADAME SALVIER.
Vous n’aimeriez pas mieux – c’est une simple supposition – que mon cousin rentrât chez lui, à Dijon, et laissât, par exemple, sa femme ici, avec moi ?
MARCEL.
J’aimerais mieux cela parce que madame Champlin est très agréable et très distinguée, tandis que son mari est insupportable.
MADAME SALVIER.
Il n’est pas bête... un peu vulgaire, je vous l’accorde.
MARCEL.
Je n’osais pas vous le demander. Et puis il ne vous envoie pas dire qu’il est le premier avocat de Dijon.
MADAME SALVIER, riant.
Vous parlez bien de mes parents !
MARCEL.
Vous m avez dit vous-même que vous les connaissiez à peine.
MADAME SALVIER.
C’est vrai, je n’étais guère en relations avec eux. J’ai comme ça un tas de parents en province, qui ne sont pas trop désagréables et qui attendent ma mort avec une certaine cordialité... J’ai retrouvé ceux-là pendant ce voyage que j’ai fait l’année dernière et je les ai invités a demeurer chez moi, quand ils viendraient à Paris... Ce petit hôtel a de quoi les loger.
MARCEL.
Et ils en ont immédiatement abusé.
MADAME SALVIER.
Ma foi, je ne le regrette pas... car je me suis prise d’une vive sympathie sinon pour lui, du moins pour Thérèse... comme vous, d’ailleurs.
MARCEL.
Comme moi ?
MADAME SALVIER.
Oui. Et la preuve, c’est que vous vous êtes montré tout d’abord fort empressé auprès d’elle, que vous lui avez fait la cour dès le jour de son arrivée et qu’ayant probablement subi échecs sur échecs, vous vous êtes, de désespoir, adressé à mademoiselle Jacqueline. Voilà, mon bel ami, votre histoire depuis un mois. Osez dire le contraire !
MARCEL.
J’ose.
Entre Paul.
MADAME SALVIER.
Nous reprendrons cette conversation tout à l’heure.
Scène II
MARCEL, MADAME SALVIER, PAUL
PAUL, à Marcel.
Ah ! cher monsieur, très heureux de vous rencontrer.
Il lui serre la main.
Vous allez bien depuis l’autre soir ?
MARCEL.
À merveille, je vous remercie. Et madame Champlin ?
PAUL.
Elle est dans sa chambre.
MARCEL.
Je vous prierai de lui présenter mes hommages.
PAUL.
Je n’y manquerai pas.
MARCEL.
Et puisque vous partez, je profite de l’occasion pour vous faire mes adieux.
PAUL.
Mais je ne pars plus... Eh ! oui, ma chère cousine, vous voilà forcée de nous garder quelques jours encore, c’est-à-dire que j’en suis honteux.
MADAME SALVIER.
Et moi, ravie... Qui me vaut cette aubaine ?
PAUL.
Figurez-vous...
À Marcel qui fait mine de se retirer.
Non, non, restez, je vous en prie. Vous allez me donner un conseil. J’avais même l’intention d’aller vous voir.
MARCEL.
Ah ! de quoi s’agit-il ?
PAUL.
Ne vous ai-je pas entendu dire à deux ou trois reprises que vous étiez en relations avec Bridou ?
MARCEL.
Quel Bridou ? Le banquier ?
PAUL.
Le banquier, le financier... il n’y en a pas deux.
MARCEL.
Je le connais vaguement... Au fait, je dîne ce soir avec lui.
PAUL.
Vous dînez ce soir avec lui, mais alors, vous êtes très liés ! Quelle chance ! Vous allez pouvoir me rendre un gros service qui ne vous coûtera rien.
MARCEL, souriant.
Je ne demande pas mieux.
PAUL.
Voici. Je viens d’apprendre à l’instant que Bridou intente un procès, un vaste procès, à la Compagnie fermière des Eaux de Reuzy.
MARCEL.
De... ?
PAUL.
Reuzy est dans la Côte-d’Or, comme vous savez... Vous ne saviez pas ? Ça ne fait rien. Par conséquent, le procès se plaidera à Dijon. Je connais la question à fond : elle est pleine de difficultés, car elle est surtout départementale. Sentez-vous la portée de ce mot : départementale ? J’entends par là que le tribunal se préoccupera avant tout des intérêts régionaux. Il faut donc être au courant de ces intérêts et de toutes les intrigues qui s’agitent autour d’eux. C’est un procès perdu d’avance pour Bridou, s’il le confie à un avocat parisien, serait-ce un maître du barreau. C’est même le type du procès perdu d’avance. Je vous le dis carrément, parce que j’en suis sur, et j’inculquerais ma conviction à Bridou si je causais un quart d’heure avec lui. Et voilà ce que je vous demande : pouvez-vous me ménager un entretien avec Bridou ? Je vous en serais très reconnaissant.
MARCEL.
Diable ! Ce n’est justement pas commode, ce que vous me demandez là. Je n’ai avec Bridou que de simples relations de souper, de théâtre, de plaisir.
PAUL.
Ce sont les meilleures.
MARCEL.
Je vous avoue franchement qu’elles ne m’autorisent pas à lui parler de ses affaires. Pourquoi ne lui écrivez-vous pas directement ?
PAUL.
Ah ! ah ! directement !... Mais ces gens-là sont entourés d’une triple ceinture d’intrigants qui vous empêchent de parvenir jusqu’à eux. Ce sont de véritables souverains au milieu d’une cour jalouse et insolente. Si je sollicite une audience sans recommandation, sans protection, je ne serai pas reçu avant deux mois. Tandis que vous, dans l’intimité d’un souper, vous auriez pu... Enfin, cette démarche vous est désagréable, je n’insiste pas.
MARCEL.
Elle ne m’est pas désagréable : je ne me sens pas qualifié pour la faire, voilà tout.
PAUL.
Nom d’un chien ! que la vie est dure !
MARCEL.
Bah !
PAUL.
Oui... oui... Vous vous moquez de ces questions-là, parbleu ! Qu’est-ce que vous risquez ? Vous n’avez ni femme, ni enfants ; vous possédez de bonnes rentes...
MARCEL.
Moi ?
MADAME SALVIER.
Des rentes !... Pauvre Marcel !
PAUL.
Si vous n’en avez pas, vous êtes bien coupable ! Ah ! si j’étais à votre place, avec votre crédit, vos relations... fils d’un ancien ministre !...
MARCEL.
Que feriez-vous, à ma place ?
PAUL.
Moi ! je ferais ma fortune, vous entendez ? ma fortune ! Remarquez que je ne me plains pas de mon sort. Je suis très heureux... Certes, il me manque des tas de choses, mais je les aurai un jour, je suis tranquille.
MARCEL.
Et que vous manque-t-il, voyons ?
PAUL.
Mais la grosse réputation et tout ce qui en découle... l’influence... le luxe... Je suis le premier avocat de Dijon, mais je me rends bien compte que ça a des limites... Ah ça ! vous n’êtes donc pas tenté de tirer de la vie toutes les joies et toutes les émotions qu’elle contient ?
MARCEL.
Non, il y en a trop.
PAUL.
Comme c’est curieux ! Vous êtes pourtant en pleine activité, vous aussi, car nous devons avoir le même âge à peu près, n’est-ce pas ? Bon ! Nous sommes donc encore jeunes relativement. Mais, par exemple, il faut nous dépêcher. Nous touchons à l’âge dangereux.
MARCEL.
Qu’appelez-vous l’âge dangereux ?
PAUL.
Le nôtre, l’âge où on n’est plus un débutant et où on n’est pas encore un homme arrivé, et où on est pris ainsi entre deux générations, celle qui vous attaque et celle qui se défend contre
vous. On est bousculé par l’une et l’on n’est pas accueilli par l’autre. On reçoit des coups par devant et par derrière : c’est une fichue position. Tenez, je vois ça au Palais, moi, et dans une simple ville de province. Mes aînés me dénient toute espèce de talent, et, quant aux jeunes avocats, ils ont l’air de se demander en me voyant passer : « Est-ce qu’il ne va pas bientôt disparaître, ce vieux-là ! »
MARCEL.
Et vous en concluez ?
PAUL.
Qu’il faut se mettre le plus tôt possible à l’abri des coups, et par conséquent se procurer le bouclier, c est-à-dire de l’argent. Je suis donc très décidé à gagner beaucoup d’argent, et je regrette que vous ne preniez pas la même résolution, parce que je suis convaincu que nous pourrions nous aider mutuellement.
MADAME SALVIER.
C’est qu’il a raison !
PAUL.
Présentez-moi à Bridou, je ne vous dis que ça !
MARCEL.
Voulez-vous que je vous présente à sa maîtresse ? Ça, c’est facile.
PAUL.
Mais, je crois bien ! Qui est-ce ?
MARCEL.
C’est une jeune personne nommée Rita.
PAUL.
Une artiste ?
MARCEL.
Dans son genre... Si vous y tenez, je vous ferai souper avec elle.
PAUL.
Allons, allons ! vous vous moquez de moi !... Vous ne voulez rien faire, n’en parlons plus... Eh ! je le sentais fichtre bien que je ne vous étais pas sympathique.
MARCEL, protestant.
Oh !
MADAME SALVIER, riant.
Voyons !
PAUL.
J’en suis sûr. Et, ce qui est bête, c’est que vous, vous m’êtes très sympathique, au contraire. Alors, je m’étais dit : « Demandons-lui un service, ça rompra la glace. »
MARCEL.
Elle est rompue, croyez-le bien.
PAUL.
Enfin ! tant pis, je me débrouillerai d’un autre côté... Sans rancune...
Il lui tend la main.
MADAME SALVIER.
Vous dînez ici, avec Thérèse ?
PAUL.
Comment donc ! Au revoir, cher monsieur... À bientôt, j’espère...
Il sort à droite.
Scène III
MARCEL, MADAME SALVIER
MARCEL.
Il est étonnant !
MADAME SALVIER.
Il est tout ce que vous voudrez, mais il est actif, remuant, et c’est un homme qui arrivera.
MARCEL.
C’est fort possible... En effet, il a ce qu’il faut, une espèce d’activité grossière, le manque absolu de finesse et le besoin de devenir tout de suite l’ami intime des gens qui peuvent le servir. En outre, beaucoup de jovialité et d’entrain. Je comprends parfaitement que sa femme l’adore.
MADAME SALVIER.
Non, vous ne le comprenez pas, mais ça ne fait rien... Vous savez que c’est un très honnête homme tout de même ?
MARCEL.
Oui, mais en gros. D’ailleurs, l’examen d’honnête homme est devenu assez facile à passer : on en reçoit bien plus qu’avant.
MADAME SALVIER.
Mon pauvre Marcel, je suis navrée parce que je vous vois en plein découragement, en plein pessimisme. C’est de famille, hélas ! Vous me rappelez votre père, tenez, lorsque, vaincu par la politique et presque ruiné, il n’essaya même pas de prendre sa revanche et s’éloigna de la lutte avec mépris. Seulement, lui, au moins, il avait lutté et il lui restait de beaux souvenirs.
MARCEL, lui prenant la main.
Et il trouva une amie.
MADAME SALVIER.
Qui est la vôtre, Marcel, et qui vous considère comme son fils. C’est pourquoi je souffre de vous voir, à votre âge, renoncer à toute espèce d’ambition et d’espoir, et vivre uniquement avec dix ou douze mille francs de rente.
MARCEL.
Plutôt dix... Mais ce n’est pas du découragement, comme vous le croyez, ni de la résignation. C’est simplement la conviction profonde que les gens qui ont mon état d’esprit, mon genre d’éducation, qui ne sont pas animés de l’âpre et immédiat besoin de jouir, qui ont le goût du passé et une certaine tendance à la flânerie, c’est la conviction que ces êtres-là sont vaincus d’avance. Pourquoi voulez-vous que je lutte ? Et puis, les conditions de la lutte ont tellement changé ! On ne se sert plus des mêmes armes. Ce ne sont plus des adversaires que l’on rencontre, ce sont des apaches, depuis l’apache au revolver jusqu’à l’apache souriant des salons... Je n’ai pas été élevé pour ça. Alors, je me liens tranquille et je vis avec les quelques sous qui me restent en attendant qu’on vienne me les prendre. Ce qui ne m’empêche pas d’être de très bonne humeur et capable peut-être de faire quelque chose de très bien, si l’occasion s’en présentait.
MADAME SALVIER.
Oh ! je n’en doute pas. Ce qui vous a manqué jusqu’à présent, voulez-vous que je vous le dise ? C’est d’avoir traversé un grand drame de l’amour, c’est d’avoir senti près de vous le cœur énergique d’une femme... Et vous en êtes à des Jacqueline ! Est-ce que vous l’aimez ?
MARCEL.
Je ne sais pas encore.
MADAME SALVIER.
Et elle ?
MARCEL.
Elle n’est pas fixée non plus.
MADAME SALVIER.
Elle me paraît bien difficile pour une... Au fait, comment les appelle-t-on, maintenant ? On ne dit plus cocotte, on ne dit plus horizontale...
MARCEL.
Elles n’ont plus de nom parce qu’il en existe trop d’espèces différentes. Elles ont horreur de se fréquenter entre elles et ne forment plus un monde distinct comme autrefois. Ce sont des isolées, des individualistes, avec chacune ses habitudes, ses relations, enfin son milieu particulier. Cette Jacqueline dont je vous parle appartiendrait plutôt à la catégorie des femmes légères qui veulent à tout prix être respectées.
MADAME SALVIER.
À tout prix est le mot.
MARCEL.
Elle me l’a fait comprendre un soir que j’essayais précisément de lui manquer de respect.
MADAME SALVIER.
Ah ! ah !... Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
MARCEL.
Elle m’a demandé où j’avais été élevé, et aussitôt elle m’a raconté sa vie. Elle est néo en province, d’une famille aisée...
MADAME SALVIER.
Abrégez un peu, n’est-ce pas ?
MARCEL.
Elle a reçu une éducation de premier ordre. Dès qu’elle a eu l’âge de se marier, elle a divorcé. Un vieux monsieur, qu’elle appelle son parrain, car elle a le sens des nuances, lui a laissé en mourant toute sa fortune.
MADAME SALVIER.
Oh ! assez... assez... c’est effrayant !
MARCEL.
Elle a d’ailleurs de fort bonnes manières et brûle du désir de vous être présentée.
MADAME SALVIER.
Oh ! mon Dieu, si vous y tenez... à mon âge !
MARCEL.
Non... je lui ai enlevé tout espoir.
MADAME SALVIER.
Moi, à votre place, je ne m’acharnerais pas sur cette dame.
MARCEL.
Vous en parlez à votre aise.
MADAME SALVIER.
Pourquoi ne vous mariez-vous pas ?
MARCEL.
J’y ai pensé deux fois, d’abord avec une veuve, mais je me suis aperçu que, si elle avait perdu son mari, elle avait conservé son amant. Et la seconde fois, avec une jeune fille du meilleur monde ; mais, en causant avec elle, j’ai découvert que, pendant notre nuit de noces, elle aurait eu trop de choses à m’apprendre...
MADAME SALVIER.
Et Thérèse ? Il me semble que nous la perdons un peu de vue, mon jeune ami.
MARCEL.
Qui appelez-vous Thérèse ?
MADAME SALVIER.
Faites donc l’étonné !... Thérèse, c’est madame Champlin, ma cousine, la femme de ce monsieur qui sort d’ici...
MARCEL.
Ah ! oui... Eh bien ?
MADAME SALVIER.
Eh bien, à son arrivée à Paris, il s’était établi de vous à elle une camaraderie très gentille ?... Que s’est-il passé qui ait pu amener ce ton de froideur, cette contrainte qu’il y a maintenant entre vous ?
MARCEL
Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, je vous assure.
MADAME SALVIER.
Thérèse ne vous avait pas plu tout de suite, et même assez profondément ?
MARCEL.
Non. Et je vais vous dire pourquoi. Certes, elle est très supérieure à son mari, bien plus fine, bien plus délicate, d’une autre essence enfin, d’une autre classe. Mais elle forme avec lui un de ces terribles ménages d’ambitieux qui me donnent envie de fuir, un de ces ménages continuellement en démarches et en intrigues, où les époux sont comme deux chasseurs à l’affût des mêmes proies, où l’amour conjugal a l’air d’une conspiration.
MADAME SALVIER.
Mon cher, vous ne savez pas ce que c’est qu’un ménage, et vous vous trompez tout à fait sur Thérèse. C’est une énormité que vous proférez là sur elle, et vous n’en pensez pas un mot d’ailleurs.
MARCEL.
Oh ! oh !
MADAME SALVIER.
Pas un mot... car je me rappelle ce que vous m’avez dit un soir après avoir causé longuement avec elle : « Comment cette exquise femme peut-elle s’entendre avec ce mari-là ?... » Vous souriez ?... Oui, vous ne pouvez guère nier ce propos... Alors, il y a là un petit mystère que j’éclaircirai à la première occasion. Vous ne vous en tirerez pas avec des sourires, mon garçon.
Entre Thérèse par la droite.
Scène IV
MARCEL, MADAME SALVIER, THÉRÈSE
MADAME SALVIER.
Nous venons d’apercevoir Paul, ma chère Thérèse. Il a dû vous dire combien j’étais ravie de ce supplément de séjour.
THÉRÈSE.
Vous êtes mille fois aimable, ma cousine.
MARCEL.
Madame, je vous présente mes hommages.
THÉRÈSE.
Ah ! j’allais précisément demander, monsieur, si vous étiez sorti.
MARCEL.
Aurai-je la bonne fortune, madame, que vous ayez besoin de moi en quoi que ce fût ?
THÉRÈSE.
C’est-à-dire... Voici, monsieur. Mon mari me raconte à l’instant la conversation que vous venez d’avoir ensemble et la démarche qu’il a faite auprès de vous. C’est une grosse indiscrétion de sa part et où je ne suis pour rien, je vous prie de le croire. J’ai même grondé un peu mon mari de l’avoir commise et je tiens à ce que vous le sachiez.
MARCEL.
Mais il n’y a là aucune indiscrétion. Ce que me demandait monsieur Champlin était fort naturel, et les relations que nous avons depuis un mois, notre présence chez une amie aussi intime que madame Salvier, l’y autorisaient parfaitement. J’ai fort regretté de n’avoir pu lui rendre le petit service qu’il réclamait de moi.
THÉRÈSE.
Il me reste donc à vous remercier de ce regret.
MADAME SALVIER, après les avoir regardés.
Dites-moi, Marcel, allez préparer les cartes, je vous rejoins.
MARCEL, à Thérèse, s’inclinant.
Madame...
THÉRÈSE.
Monsieur...
Sort Marcel.
Scène V
MADAME SALVIER, THÉRÈSE
MADAME SALVIER.
Écoutez, Thérèse, moi, je suis très franche et de plus assez curieuse. Rien ne m’agace comme de ne pas deviner ce qui se passe autour de moi. Voyons... Il y a certainement un malentendu entre vous et mon ami Marcel... Est-ce qu’il se serait permis... ?
THÉRÈSE.
Oh ! je ne vois pas pourquoi je vous cacherais le bien petit incident qui s’est produit entre nous. À un moment donné, monsieur Marcel Delonge avait daigné me faire la cour et j’avais cru comprendre qu’il eût accepté de bonne grâce que je devinsse sa maitresse pendant quelques semaines.
MADAME SALVIER, riant.
Oh ! ce Marcel !... Je m’en doutais.
THÉRÈSE.
Et, quand il a vu que je ne tombais pas immédiatement dans ses bras, il a paru scandalisé. Pensez donc, une simple provinciale opposer l’ombre d’une résistance à un homme aussi répandu et aussi séduisant que lui ! Cela ne s’était jamais vu, c’était contraire à tous les usages. Monsieur Marcel Delonge n’a pas insisté, c’est une justice à lui rendre, et il s’est éloigné bien vite. C’est un homme qui n’est pas entêté. Tout cela était fort bien jusqu’à présent, et, comme je n’y avais mis aucune coquetterie, je n’ai éprouvé ni dépit, ni surprise. Mais, par exemple, ce que j’ai trouvé d’assez mauvais goût, c’est qu’à partir de ce moment-là monsieur Delonge s’est appliqué à faire à mon mari une petite guerre sournoise...
MADAME SALVIER.
Oh !
THÉRÈSE.
Si, si ! il lui on a beaucoup voulu de ma résistance. Il n’a cessé de l’accabler de railleries et de dédain, et principalement devant moi, comme pour me faire sentir sa supériorité sur un avocat de Dijon. Et, entre nous, c’est assez maladroit. Je ne suis pas experte en séduction, mais il me semble que ce n’est pas un bon moyen pour plaire à une femme que de tenter d’humilier son mari. Quant à moi, je me suis mis à découvrir chez le mien des tas de qualités que je ne lui soupçonnais pas.
MADAME SALVIER.
Mais il en a beaucoup.
THÉRÈSE.
Ce n’est pas un héros, je le sais bien. Mais les héros sont assez rares et ils rendent généralement leurs femmes très malheureuses. Sans compter que je n’aperçois pas les actions d’éclat et les hauts faits que monsieur Marcel Delonge a accomplis pour se montrer aussi sévère. Voilà, ma cousine, l’explication de ma conduite à son égard et de la froideur que vous avez remarquée. Tout cela n’est pas bien grave, assurément, et il ne me reste pas la plus légère animosité envers lui. Mais je n’ai pas été fâchée de lui montrer que je ne suis peut-être pas une femme aussi mesquine et aussi banale qu’il se l’était imaginé.
MADAME SALVIER.
Ne croyez pas qu’il ait cette opinion de vous : Il s’en faut de beaucoup. Il vous a en très haute estime.
THÉRÈSE, souriant.
Il vous l’a dit ?
MADAME SALVIER.
Fort souvent.
THÉRÈSE.
J’aurais voulu l’entendre.
MADAME SALVIER.
Et vous-même, quoiqu’il ait tous les torts dans cette affaire-là, vous ne le jugez pas très bien. C’est l’esprit le plus distingué que je connaisse, et, sous des airs de fatuité, il cache une timidité délicieuse.
THÉRÈSE.
C’est assez bizarre, car c’est l’impression que j’avais eue de lui au premier abord. Je dois dire qu’elle a disparu.
MADAME SALVIER.
Elle reviendra quand vous le connaîtrez davantage.
THÉRÈSE.
Rien ne presse.
MADAME SALVIER.
J’ai bien envie de vous raccommoder.
THÉRÈSE.
Oh ! non, je vous en prie... et surtout ne lui rapportez pas notre conversation, cela me serait vraiment désagréable.
MADAME SALVIER.
Je vous le promets.
Entre Paul, chapeau à la main et prêt à sortir.
Scène VI
MADAME SALVIER, THÉRÈSE, PAUL
PAUL, à Thérèse.
Je vais faire une course. Je ne te demande pas de m’accompagner, puisque tu attends quelqu’un.
THÉRÈSE, à madame Salvier.
Ah ! j’oubliais, en effet... J’ai rencontré hier une de mes anciennes camarades de pension. Nous avons renoué connaissance et, comme je pensais partir demain, je lui ai donné rendez-vous cet après-midi. Vous me le permettez ?
MADAME SALVIER.
Vous êtes ici chez vous... Recevez qui vous plaît.
Elle sort.
Scène VI
THÉRÈSE, PAUL
PAUL.
Je crois que j’ai un joint pour me rapprocher de Bridou. Hubert, tu sais, mon ami Hubert, qui est à la Bourse ?... il doit être en rapports avec lui.
THÉRÈSE.
Je t’assure, mon ami, que ces démarches manquent absolument de dignité et finissent par te donner l’air d’un petit garçon... Qu’est-ce que cet ami dont tu ne m’as jamais parlé ?
PAUL.
Je n’y songeais plus... mais c’est un vieux camarade.
THÉRÈSE.
Tu te figures qu’il est un vieux camarade parce que tu as besoin de lui... Si tu vas le voir, il te fera le même accueil que monsieur Marcel Delonge.
PAUL.
En voilà un égoïste, celui-là ! Il n’avait qu’un signe à faire...
THÉRÈSE.
Il n’est pas plus égoïste que toi. Tu as ton caractère, il a le sien.
PAUL.
J’ai horreur de ces caractères-là. Moi, je suis un bon garçon.
THÉRÈSE.
Tu es un bon garçon ; mais, dans toute cette affaire, tu ne t’occupes que de ton intérêt ? Veux-tu un conseil ? Renonce à plaider ce procès. Il n’est pas pour toi. Sois tranquille, il t’en viendra d’autres. Tu es le premier avocat de Dijon, après tout.
PAUL.
Qui le sait, à Paris ?
THÉRÈSE.
Tu le dis à tout le monde. Évidemment, il vaudrait mieux être le premier avocat de Paris.
PAUL.
Le premier avocat de Paris, mais il n’existe pas... Ce qu’il y a d’admirable à Paris, c’est que personne n’y est le premier en rien, et voilà pourquoi c’est la ville démocratique par excellence. On peut toujours s’y faire une place et agrandir cette place indéfiniment. Il n’y a pas de limites. On peut s’accroître sans cesse et par conséquent vivre. Tandis que, là-bas, à Dijon, je suis déjà, à moins de quarante ans, au sommet de mon ambition. Il m’est impossible de monter plus haut : je suis le premier... Que n’ai-je fait ma carrière à Paris !
THÉRÈSE.
J’espère que tu ne songes pas à la recommencer : il serait un peu tard.
PAUL.
J’exprime un regret, tout bonnement... Si je ne me heurtais pas à tant de mauvaises volontés... Enfin !... Tiens, sais-tu pourquoi je fais ces réflexions ? C’est que je viens de constater que, de l’argent que nous avons emporté pour notre voyage, il ne me reste plus que cinq cents francs. Et, si j’en fais venir d’autre, ça nous gênera, voilà. Ainsi, nous sommes à cinq cents francs près...
THÉRÈSE.
Ce n’est pas désastreux.
PAUL.
Non, mais c’est énervant. C’est un détail qui souligne la médiocrité de notre existence, médiocrité à laquelle je ne me résigne que difficilement avec les ressources que je sens en moi... Tu te résignes donc, toi ? Tu ne désires rien ?
THÉRÈSE.
Une femme qui ne désire rien s’est résignée à tant de choses !
PAUL.
Eh bien, moi, j’enrage parfois de ne pas peu voir donner ma mesure. Voilà pourquoi je tenais à connaître Bridou... C’est impossible ! n’en parlons plus... et allons-nous-en un de ces jours... Tu as des nouvelles de la petite ? Elle est en bonne santé ?
THÉRÈSE.
Oui... Je viens de recevoir une lettre de ma sœur à l’instant.
PAUL.
Au fait, nous ne sommes pas à vingt-quatre heures de plus ou de moins... On est rudement bien ici...
Il s’assied.
THÉRÈSE.
Oui, oui... Je vois où tu en es. Tu te persuades insensiblement que tu es ici chez toi, que cet hôtel nous appartient, et que ce monsieur qui arrive là, avec un plateau à la main, est un de tes nombreux domestiques... Reviens à toi, mon ami, reviens à toi...
LE DOMESTIQUE, entrant pendant ta réplique.
Madame est-elle visible ?
THÉRÈSE.
Oui, faites entrer.
Sort le domestique.
PAUL, se levant.
C’est ton amie ?
THÉRÈSE.
Oh ! tu n’es pas de trop... Reste, c’est une très jolie personne.
Entre Jacqueline.
Scène VIII
THÉRÈSE, PAUL, JACQUELINE
PAUL, à part.
Crédié ! oui... qu’elle est jolie !
JACQUELINE, s’avançant vers Thérèse et lui prenant les mains.
Je ne vous dérange pas ?... Oh ! que je suis heureuse de pouvoir bavarder quelques instants avec vous ! On a eu à peine le temps, hier.
THÉRÈSE, présentant Paul.
Mon mari... madame Jacqueline Évrard, mon amie de pension.
JACQUELINE, tendant la main à Paul.
Monsieur, c’est une grande joie pour moi de vous serrer la main. Je connais votre femme depuis ma première enfance... Il est incroyable que nous ne nous soyons pas rencontrées plus tôt.
PAUL.
Non seulement c’est incroyable, mais c’est absurde.
JACQUELINE.
Que c’est gentil ce que vous me dites-là. Vous aviez raison, Thérèse, votre mari est très aimable... Au fait, je me permets de vous appeler Thérèse tout court. Nous n’avons rien décidé encore de ce côté-là. Dois-je dire Thérèse ? chère madame ? chère amie ? Je ne sais pas trop, moi...
THÉRÈSE.
Appelons-nous comme autrefois, c’est bien simple.
PAUL.
Parbleu !
JACQUELINE.
Oui, c’est ça, comme autrefois dans le petit pensionnat de Dijon, où nous préparions notre brevet ensemble.
THÉRÈSE.
Flatteuse que vous êtes !... Ne dirait-on pas, à vous entendre, que nous avons le même âge ? J’étais dans les grandes, moi, dans les très grandes... et vous.
JACQUELINE.
Mais non, mais non, je ne suis pas plus jeune que vous... À quoi voyez-vous cela ? Ce n’est pas à votre visage, je pense ?
THÉRÈSE.
Non, c’est au vôtre.
JACQUELINE.
Bah ! vous êtes heureuse, vous êtes tranquille, tout est là. Vous avez eu une belle existence, unie et douce, tandis que moi...
THÉRÈSE.
Oui, vous avez été malheureuse. Vous me l’avez confié hier... Je regrette beaucoup que nous ne nous soyons pas revues à ce moment-là.
PAUL.
Oui, oui... certainement.
JACQUELINE.
Oh ! il ne faut rien exagérer. J’ai fait un mauvais mariage, voilà tout. J’ai épousé, sur le conseil de mon tuteur, car j’étais devenue orpheline, vous le savez, j’ai épousé un homme âgé et corrompu...
PAUL.
C’est abominable !
JACQUELINE.
Nous avons divorcé au bout de deux ans.
PAUL, gravement.
Il n’y avait pas autre chose à faire.
JACQUELINE.
Je me suis trouvée seule, sans enfants. J’aurais pu me remarier, j’ai préféré conserver mon indépendance et mener la vie un peu libre d’une femme d’aujourd’hui. J’avais assez de fortune pour me le permettre. Évidemment, avec ces façons de vivre, on n’est pas à l’abri de la médisance, mais l’essentiel est de n’avoir rien à se reprocher ou pas grand’chose. Oh ! je n’ai pas la prétention d’être parfaite.
PAUL.
Vous êtes dans le vrai.
JACQUELINE.
J’ai quelques bons amis, des relations agréables, un salon où on ne s’ennuit pas trop et qui est assez recherché, je le dis sans fausse modestie... Oh ! je me remarierai peut-être un jour, je n’affirme rien... Et je vous demanderai des conseils, Thérèse, car nous allons nous revoir souvent, à présent.
THÉRÈSE.
Souvent ?... Vous oubliez...
JACQUELINE.
Oui, vous habitez Dijon, mais ce n’est pas tellement loin. Et puis, vous devez venir à Paris plusieurs fois par an, n’est-ce pas ?... Vrai ! je suis très contente ! Quand dînons-nous ensemble ?... Nous n’allons pas nous quitter comme ça... Voyons, après-demain ? Êtes-vous libre après-demain ?
THÉRÈSE.
Je crois.
JACQUELINE.
Entendu, alors ?
THÉRÈSE.
Entendu, soit. Vous insistez si gracieusement, ma chère amie...
JACQUELINE.
Nous dînerons chez moi, en petit comité. Je m’en fais une fête... Vous me permettez d’inviter quelques-uns de mes amis ? Ils vous plairont, j’en suis sûre. Connaissez-vous le comte Anthéor ?
THÉRÈSE.
J’en ai entendu parler par ma cousine.
JACQUELINE,
Le baron de Sauvenel ?... Non ! c’est lui qui s’est battu dernièrement avec Bridou.
PAUL.
Bridou !... Jean Bridou ?
JACQUELINE.
Le grand financier, oui, lui-même. Mais ils se sont réconciliés sur le terrain et, aujourd’hui, ils sont inséparables. On ne les invite plus l’un sans l’autre.
PAUL.
Alors, à ce dîner... vous aurez... Bridou ?
JACQUELINE.
À moins que cela ne vous désoblige ?
PAUL.
Non, non... certes, non ! au contraire.
JACQUELINE.
Tant mieux, car c’est un de mes meilleurs et de mes plus anciens amis.
PAUL.
Un homme très remarquable !
JACQUELINE.
Tout ce qu’il y a de plus remarquable. J’ai beaucoup d’amitié pour lui et je crois qu’il me le rend. Voilà notre dîner presque au complet, ce sera charmant... et vous ne vous imaginez pas le plaisir que vous me faites.
THÉRÈSE.
Ne vous en allez pas tout de suite... Ne m’avez-vous pas dit hier qu’il vous serait agréable d’être présentée à ma cousine ?
JACQUELINE, avec un sourire.
Oui, cela me ferait grand plaisir.
THÉRÈSE, à Paul.
Veux-tu demander à madame Salvier si elle peut recevoir ?
PAUL.
Oui, oui...
S’inclinant.
Madame...
JACQUELINE, lui terrant la main.
Cher monsieur...
Sort Paul.
Scène IX
THÉRÈSE, JACQUELINE, puis MARCEL
THÉRÈSE.
Vous allez voir comme ma cousine est une excellente et délicieuse femme !
JACQUELINE, un temps.
Tenez, Thérèse, je ne veux pas avoir de secrets pour vous. J’ai très souvent entendu parler de madame Salvier par un de mes amis... dont je n’ai pas prononcé le nom devant votre mari, parce que, auparavant, je voulais vous donner quelques explications à ce sujet, à vous toute seule...
THÉRÈSE, étonnée.
Ah !
JACQUELINE.
Cet ami, qui m’est plus cher que les autres ; quoique en tout bien tout honneur, je vous le jure, vient presque chaque jour chez madame Salvier, et vous l’avez certainement rencontré déjà...
THÉRÈSE.
Et... qui est-ce ?
JACQUELINE.
Monsieur Marcel Delonge.
THÉRÈSE, avec un mouvement.
En effet...
JACQUELINE.
Vous le connaissez, n’est-ce pas ?
THÉRÈSE, sur un ton plus froid.
Oui... un peu... mais pourquoi ne vous a-t-il jamais présentée lui-même à madame Salvier ?
JACQUELINE.
Par une sorte de discrétion... oh ! il me l’a offert plusieurs fois... Est-ce qu’il est venu aujourd’hui ?
THÉRÈSE.
Il était ici il y a un instant...
Entre Marcel.
Ah !
MARCEL, à part.
C’est bien elle.
Allant à Jacqueline.
Chère madame.
JACQUELINE.
Bonjour, cher ami... Comment allez-vous ? Enchantée de vous rencontrer.
MARCEL, à Thérèse.
Madame Salvier vous prie, madame, de vouloir bien l’excuser auprès de madame Évrard. Elle vient d’être prise par une de ses grosses migraines...
JACQUELINE.
Oh ! quel dommage !
THÉRÈSE, à Jacqueline.
Je regrette infiniment.
JACQUELINE, très gracieusement.
Ce sera pour une autre fois...
THÉRÈSE, à Marcel.
Puis-je aller lui tenir compagnie ?
MARCEL.
Elle m’a également prié de vous le demander.
THÉRÈSE, à Jacqueline.
Alors, vous m’excusez ?
JACQUELINE.
Ne vous gênez pas pour moi, chère amie... À après-demain, n’est-ce pas ?
Thérèse fait un signe sans répondre et sort.
Scène X
JACQUELINE, MARCEL
JACQUELINE.
C’est vous qui avez empêché madame Salvier de me recevoir ?
MARCEL.
Moi ? Quelle idée !
JACQUELINE.
Je vois la scène comme si j’y étais. Monsieur Champlin est arrivé, vous étiez là. Il a prononcé mon nom, vous avez fait un haut-le-corps et vous avez dit : « Je vais arranger ça... » Et vous êtes venu me raconter que madame Salvier avait la migraine. C’est très ingénieux, malheureusement je n’en crois pas un mot. Est-ce que vous avez parlé de moi aux Champlin ?
MARCEL.
Jamais !
JACQUELINE.
Pas même tout à l’heure ?
MARCEL.
Je vous en donne ma parole.
JACQUELINE.
Et à madame Salvier ? Ne mentez pas... Pourquoi ne veut-elle pas me recevoir ?
MARCEL.
Écoutez, Jacqueline... Voilà plusieurs fois que nous avons ce genre de conversation : ne créons pas d’équivoque entre nous, à quoi bon ! Je vous ai dit là-dessus ce que j’avais à vous dire. Madame Salvier est une vieille amie de ma famille, retirée du monde, et qui ne reçoit plus que quelques amis très intimes, parmi lesquels, moi...
JACQUELINE.
Vous, monsieur et madame Champlin.
MARCEL.
Monsieur et madame Champlin ne sont pas des amis, ce sont des cousins qui sont venus pour un mois chez elle et qui vont repartir bientôt.
JACQUELINE.
Eh bien, il se trouve précisément que madame Champlin est mon amie d’enfance, et que, l’ayant rencontrée par hasard, elle m’a invitée à lui rendre visite. Quoi de plus naturel que, demeurant chez sa cousine, elle m’ait offert de me présenter à elle ? C’est même d’une politesse élémentaire. Je ne m’explique donc pas votre intervention, ou je ne me l’explique que trop. Elle est la conséquence logique de l’opinion que vous avez de moi, car vous me prenez purement et simplement pour une demoiselle. Je vous prie de me dire ce qui vous autorise à avoir cette opinion-là ?
MARCEL.
Ne vous fâchez pas.
JACQUELINE.
Est-ce que je suis votre maîtresse ?
MARCEL.
Non.
JACQUELINE.
Me connaissez-vous des amants ?
MARCEL.
Aucun.
JACQUELINE.
Vous m’en avez connu ?
MARCEL.
Je ne crois pas.
JACQUELINE.
Oh ! je sais bien qu’on a parlé de Bridou...
MARCEL.
On en a parlé.
JACQUELINE.
Mais quelle preuve y a-t-il ? Il est probable que, si Bridou avait été mon amant, je ne serais pas camarade avec sa maîtresse comme je le suis.
MARCEL.
C’est probable.
JACQUELINE.
On a parlé aussi d’Anthéor.
MARCEL.
Aussi, oui.
JACQUELINE.
Mais il n’existe pas plus de preuve pour Anthéor que pour Bridou. Nul ne peut dire qu’ils ont été pour moi autre chose que des amis.
MARCEL.
Nul ne peut le dire, en effet.
JACQUELINE.
Je ne suis pas une aventurière et je n’ai jamais été mêlée à aucun scandale. Je porte mon nom de jeune fille depuis mon divorce, comme la plupart des femmes dans mon cas. Ma vie est au grand jour. Mon père et ma mère étaient des commerçants de Dijon, d’une parfaite honorabilité. Je ne suis pas entretenue. Ma fortune, on sait d’où elle vient.
MARCEL.
De votre parrain.
JACQUELINE.
Oui, de mon parrain ! Y a-t-il, pour une fortune, une source plus avouable ? Vous comprenez que je ne vais pas me défendre contre la ridicule accusation que mon parrain aurait été mon amant.
MARCEL.
À quoi bon ? Et qui cela regarde-t-il ?
JACQUELINE.
Alors, voulez-vous m’expliquer quelle différence il y a entre moi et une femme du monde ?
MARCEL.
Aucune, et, s’il y en avait, elle serait tout à votre avantage.
JACQUELINE.
Vous savez que vous êtes exaspérant avec ces façons de me répondre !
MARCEL, riant.
Voyons, ma petite Jacqueline...
JACQUELINE.
Et puis, ne m’appelez donc pas ma petite Jacqueline... Sous prétexte que vous m’avez connue ans une société de femmes assez mêlée – oh ! je n’en disconviens pas – vous vous croyez obligé de me parler avec une désinvolture qui me choque, venant de vous surtout... Est-il possible qu’avec votre clairvoyance, votre finesse, votre usage du monde, vous n’ayez pas deviné vite que je ne ressemblais pas à ces femmes-là !
MARCEL.
Mais je l’ai, deviné immédiatement, Jacqueline, et c’est même pour cela que je vous ai aimée... car, dans toutes ces discussions-là, nous perdons de vue que je vous aime... et que vous me traitez avec la dernière rigueur. Quand vous verrai-je ?
JACQUELINE.
Mais nous dînons ce soir ensemble.
MARCEL.
Avec des tas de gens... Quand vous verrai-je plus intimement ?
JACQUELINE.
Quand j’aurai la certitude que vous apporterez dans notre liaison un peu de sérieux, un peu d’estime et un peu d’amour.
MARCEL.
Que faudra-t-il faire pour vous le prouver ?
JACQUELINE.
Il faudra réfléchir à ce que je viens de vous dire... Au revoir, je me sauve. Je n’ai que le temps de m’habiller.
S’arrêtent.
À propos ?
MARCEL.
Quoi ?
JACQUELINE.
Vous ne faites pas la cour à mon amie Thérèse, au moins ?
MARCEL.
Moi !
JACQUELINE.
C’est qu’elle a eu l’air interloqué tout à l’heure quand je lui ai dit que je vous connaissais.
MARCEL.
Vous tombez mal, chère amie. Je suis on ne peut plus en froid avec monsieur et madame Champlin.
JACQUELINE.
Tiens ! pourquoi ?
MARCEL.
Je vous raconterai ça.
JACQUELINE.
Alors, je ne vous invite pas à dîner avec eux, comme j’en avais l’intention.
MARCEL.
Je vous en prie...
Riant.
Je parie que vous avez Bridou, à ce dîner ?
JACQUELINE.
Mais oui.
MARCEL.
Il y est arrivé... Quel intrigant !
JACQUELINE.
Qui ?
MARCEL.
Monsieur Champlin.
JACQUELINE.
Ça a l’air du meilleur garçon de la terre.
MARCEL.
Vous en reviendrez.
JACQUELINE.
Allons ! ne le débinez pas !... Je m’en vais...
Tendrement.
Vous réfléchirez, n’est-ce pas ?
MARCEL.
Je vous le promets.
JACQUELINE.
Au revoir, mon petit Marcel.
Elle sort.
Scène XI
MARCEL seul, puis THÉRÈSE
MARCEL, riant.
Elle est folie !
Entre Thérèse.
THÉRÈSE.
Ma cousine, monsieur, vient de m’apprendre les relations qui existent entre vous et madame Évrard. Je vous prie de croire que je les ignorais.
MARCEL.
Ces relations sont purement amicales, je vous l’affirme.
THÉRÈSE.
N’importe... Madame Évrard m’a, en outre, raconté sa vie d’une façon – comment dirais-je ? – un peu sommaire, et j’allais, par sa faute, commettre vis-à-vis de madame Salvier, sinon une inconvenance, du moins une assez grosse maladresse. Je lui pardonne cette mésaventure, mais je vais néanmoins lui écrire que je n’aurais pas le plaisir de dîner après-demain avec elle. Soyez tranquille, je lui expliquerai ma résolution de manière à ne pas l’humilier.
MARCEL.
Et vous aurez raison. Car je vous assure, madame, que c’est une charmante femme.
THÉRÈSE.
Oh ! certes, oui... Elle a été parfaitement élevée. Sa famille était liée avec la mienne ; j’avais été très heureuse de la retrouver, mais j’aurais préféré qu’elle me dise la vérité.
MARCEL.
Y a-t-il longtemps que vous l’avez perdue de vue ?
THÉRÈSE.
Près de dix ans. Elle était venue habiter Paris et je n’étais même pas au courant de son divorce, et a plus forte raison du... reste. Quel dommage ! Je ne sais rien de plus triste que ces déchéances de femmes à qui il n’a peut-être manqué, pour mener la vie la plus droite, qu’un peu de chance et la main d’un homme bon et intelligent... Pauvre Jacqueline !... J’irai, malgré tout, lui faire une petite visite avant de partir.
MARCEL.
C est très bien, ce que vous ferez là.
THÉRÈSE, après en temps et regardant Marcel.
Et j’en profiterai même pour lui dire que mon mari n’est pas un intrigant...
Sur un mouvement de Marcel.
Oui, j’ai entendu, en entrant tout à l’heure, et sans le vouloir, les derniers mots que vous lui disiez.
MARCEL.
Oh ! madame... je suis navré.
THÉRÈSE.
Vous êtes navré que je l’aie entendu, je le conçois. Mais pourquoi l’avez-vous dit ? Et non seulement à madame Évrard, mais à d’autres personnes ? Pourquoi cette hostilité véritable contre un homme qui n’a jamais eu le moindre tort envers vous, qui ne vous a jamais parlé que dans les termes les plus courtois, et dont vous ne connaissez pas assez le caractère pour le juger avec une pareille sévérité ? Mon mari n’est certes ni aussi spirituel, ni aussi élégant que vous, je vous l’accorde bien volontiers... Mais est-ce une raison pour être injuste et méprisant envers lui ?... Sans compter qu’avec votre crédit, votre autorité, vos relations, vous pouvez lui causer un grave préjudice, et de quel droit ? Avez-vous songé aussi, monsieur, que vous vous exposiez à blesser cruellement une femme qui pouvait s’attendre à plus de ménagements de votre part, après les premières paroles que vous aviez daigné lui adresser ?
MARCEL.
Madame, vous venez de me donner, avec la belle bravoure féminine, une leçon si méritée que je n’en éprouve aucune confusion. Je me suis conduit sans élégance et j’espère ne pas m’en apercevoir trop tard pour que vous me le pardonniez. J’ai oublié que c’est chez une amie commune que j’ai eu l’honneur de vous être présenté et l’avantage de faire la connaissance de votre mari. Et alors, sous prétexte que je n’avais pas été entraîné vers lui par une irrésistible sympathie, ce qui n’est pas de sa faute, je me suis permis en effet de le débiner affreusement comme on dit dans notre jargon. Il est impossible de se montrer moins spirituel et moins galant homme, et c’est de cela, madame, que je vous prie d’agréer mes très humbles excuses.
THÉRÈSE, lui tendant la main.
Je ne vous en demandais pas tant... et j’avoue que me voilà, maintenant, un peu embarrassée de ma victoire.
MARCEL.
Enfin, vous me pardonnez ?
THÉRÈSE.
Oh !... Et de bon cœur.
MARCEL.
Et, pendant que vous êtes en veine d’indulgence, vous me pardonnez... tout ?
THÉRÈSE.
Mais oui... tout.
MARCEL.
Même mes maladresses ? même les choses vulgaires que je vous ai dites un soir ?
THÉRÈSE.
Ne parlons plus de cela.
MARCEL.
Si, si !... parlons-en... Laissez-moi vous en parler... car c’est cela surtout que je voudrais effacer et dont je garde en moi une espèce de honte. Comment ai-je pu vous dire des galanteries banales ? Comment ai-je pu me tromper sur vous à ce point-là ? Comment n’ai-je pas eu tout de suite la vision de la femme que vous étiez ? Non, je n’oublierai jamais votre regard étonné et profond, le brusque froncement de vos sourcils et l’aisance dédaigneuse avec laquelle vous avez détourné la conversation.
THÉRÈSE.
Ne voyez pas trop d’intention dans une légère surprise de ma part.
MARCEL.
Oh ! je suis sûr de ce que vous avez pensé... j’en suis sûr. Quel être maladroit et absurde je suis ! Je mérite bien la platitude de la vie que je mène, car j’avais l’occasion de connaître une âme délicate et je me suis approché d’elle avec des façons de commis-voyageur. Et puis, déçu, mécontent de moi-même, je vous ai traitée presque en ennemie, m’appliquant à me créer de vous l’image la plus fausse. Je vous ai dédaignée, je vous ai fuie, j’ai tenté d’échapper par la ruse à ce qu’il y a en vous de rare et d’irrésistible... Ah ! j’ai fait des prodiges pour ne pas vous aimer !
THÉRÈSE.
Aussi en êtes-vous récompensé par l’amour d’une personne plus brillante que moi.
MARCEL.
Jacqueline ? Elle ne m’aime pas, je ne l’aime pas davantage : c’est la seule idée commune qu’il y ait entre nous... Vous ne vous imaginez pas la tristesse que j’éprouve et le souvenir que vont me laisser ces quelques minutes de causerie avec vous. Hélas ! il est trop tard pour vous le dire et surtout pour vous convaincre.
THÉRÈSE.
Oui, monsieur... oui, il est trop tard. Il y a eu entre nous un petit malentendu. Soyez certain qu’il ne m’en reste aucune amertume, loin de là. J’avais deviné assez vite, moi aussi, ce qu’il y a de personnel, d’original, dans votre caractère et dans votre esprit, et je regrettais que le hasard ne nous eût pas permis de nous montrer l’un à l’autre sous un jour plus favorable. D’ailleurs, voilà le mal réparé et, à mon prochain séjour à Paris, nous serons tout prêts à redevenir des amis.
MARCEL.
Je vais vous aimer comme un fou ; et, quand je vous reverrai, vous ne penserez plus à moi... Ne riez pas, il ne faut pas rire de ça.
THÉRÈSE.
Si je ne riais pas et si je prenais des airs rêveurs en vous écoutant, je ne serais qu’une coquette... et je ne suis pas coquette. Je vais vous le prouver tout de suite en vous avouant que je suis arrivée à mon âge sans que personne m’ait jamais fait la cour... Ah ! que j’ai eu peu de mérite à rester une honnête femme. Et voilà que brusquement j’entends quelqu’un me dire qu’il va m’aimer comme un fou ! Paroles si graves et si frivoles ! Oui, oui... Je crois que je fais sagement d’en rire.
MARCEL.
Et pourtant vous sentez que je suis sincère et que vous m’avez inspiré des sentiments profonds, les plus profonds que j’aie jamais ressentis... et demain peut-être, quand vous serez partie, les plus douloureux... Oui, vous le savez, car, dès nos premières conversations nous avions découvert combien d’idées communes il y avait entre nous et que nous n’étions pas des étrangers, quoique nous ne nous fussions jamais vus... Ne dites pas le contraire, ce ne serait pas digne de votre loyauté, de votre franchise. Et puis, ça ne serait pas vrai !
THÉRÈSE.
Vous avez raison. Ne nous laissons pas, en nous cachant la vérité, un souvenir mesquin et suspect. Nous valons mieux que cela... Non, non, vous non plus, vous ne m’avez pas été indifférent et votre présence m’a souvent troublée... J’ose le dire, maintenant que je suis sûre de moi, j’ai été tour à tour heureuse et inquiète de l’impression que j’avais produite sur vous... Enfin ! enfin ! si vous avez fait des prodiges pour ne pas m’aimer, il m’a peut-être fallu, à moi, un miracle pour que je ne vous aime pas.
MARCEL.
Thérèse !... Mon amie !
THÉRÈSE.
Éloignez-vous... Le miracle a eu lieu. Je ne crains plus rien... Oh ! je devine. Vous êtes convaincu que je n’aime pas mon mari, n’est-ce pas ? Eh bien, vous vous trompez, quoiqu’il y ait entre lui et moi de graves différences de caractères. Je l’aime, oui, parce que nos deux existences se sont lentement confondues, heure par heure, parce que j’ai une fille qui a besoin de nous deux ; parce que les émotions de chaque jour et les liens secrets qu’elles nouent entre deux êtres sont plus forts que la passion... À un autre homme que vous, je ne parlerais pas ainsi, car il me trouverait bien pâle à côté de ces ardentes femmes d’aujourd’hui, qui semblent vouloir épuiser la vie et n’en rien laisser après elles... Mais vous êtes peut-être le seul homme devant qui je ne suis pas gênée de dire ces choses-là. Donnez-moi la main ; nous sommes des amis, et, vous voyez, il n’a même pas été nécessaire d’attendre mon prochain voyage.
Parait dans la galerie madame Salvier.
Scène XII
MARCEL, THÉRÈSE, MADAME SALVIER
MADAME SALVIER, qui entre au moment où ils serrent la main.
Ah ! je vois que la paix est faite.
THÉRÈSE.
Oui, ma cousine, et sans de trop longs préliminaires comme sans arrière-pensée, n’est-ce pas, monsieur ?
MARCEL.
Certes, oui, madame, et vous n’avez été que trop généreuse.
MADAME SALVIER.
Ça !... Et vous verra-t-on demain ?
MARCEL.
Ainsi que les jours suivants.
MADAME SALVIER.
Au fait, qu’est devenue votre Jacqueline ? Vous savez que je l’aurais parfaitement reçue, moi, et que je suis assez curieuse de la connaître ?
MARCEL.
Désirez-vous que j’aille la chercher ?
MADAME SALVIER, riant.
Ce n’est pas si pressé...
Marcel prend congé en serrant la main de madame Salvier et en s’inclinant devant Thérèse, et sort.
Scène XIII
THÉRÈSE, MADAME SALVIER, puis PAUL
MADAME SALVIER.
Est-elle vraiment très jolie ?
THÉRÈSE.
Oui, ma cousine, très jolie et très élégante.
MADAME SALVIER.
Votre mari vient de me faire une scène.
THÉRÈSE.
À quel propos ?
MADAME SALVIER, se retournant vers Paul qui entre par la gauche.
Parce que je vous approuvais de ne pas vouloir aller dîner chez cette dame.
PAUL.
Et je prétends encore que nous n’avons aucune raison sérieuse de n’y pas aller. Monsieur Marcel Delonge a formellement déclaré tout à l’heure qu’il n’était pas son amant et je ne vois pas quel reproche nous pouvons adresser à madame Évrard.
THÉRÈSE.
Ne te crois pas obligé de la défendre. Personne ne l’attaque. Je ne t’empêche pas d’aller dîner chez elle.
PAUL.
Sans toi ?
THÉRÈSE.
Oui, sans moi... Tu seras bien plus à ton aise.
PAUL.
Tu sais bien que c’est impossible... Réfléchis, ma chérie. J’ai là une occasion admirable d’approcher Bridou. Rends-toi compte de ce que ça représente pour moi, pour nous, pour ma carrière. Je l’ai expliqué à notre cousine et je parie qu’au fond elle est de mon avis. Avec un peu de chance et d’adresse, et j’ai assez le maniement de ces gens-là, je peux avoir à plaider un de ces énormes procès d’affaires qui classent un avocat et le désignent à tous les gros manieurs d’intérêts. Et moi, justement, je ne suis pas un avocat d’assises, je suis un avocat d’affaires, de chiffres, d’argent ! Rappelle-toi, hein ? la succession Randouin... Je peux me vanter que c’est grâce à moi...
S’adressant à madame Salvier.
Oui, un neveu, à qui il ne devait pas légalement revenir un sou, a eu les deux tiers de l’héritage, grâce aux conseils que je lui ai donnés... Et qu’est-ce que la succession Randouin à côté du procès Bridou, qui est pour moi, je le sens, j’en ai le pressentiment.
Retenant à Thérèse.
Tu ne peux donc pas, ma chérie, en invoquant des scrupules que je comprends, remarque que je les comprends, m’enlever une pareille chance. Je t’accorde que madame Évrard n’a probablement pas toujours eu une conduite irréprochable et qu’en cherchant dans son passé on y trouverait bien des petites histoires qu’elle ne nous a pas racontées, et pour cause ! Admettons même qu’elle ait ce qu’on appelle des mœurs légères... Ce serait une considération s’il s’agissait de la recevoir dans notre intimité... Mais de quoi s’agit-il ? D’aller passer une soirée chez elle, en compagnie de gens fort honorables. Je suis convaincu, par exemple, que monsieur Marcel Delonge sera des nôtres... Et nous avons, en outre, l’excuse qu’elle est d’une bonne famille, que tu as été en pension avec elle, et que tu es censée ignorer ce qu’elle a fait depuis !... Va, ne soyons pas trop puritains !
MADAME SALVIER.
Il y a, dans ce que dit ce garçon, un je ne sais quoi qui n’est pas trop déraisonnable. En réalité, cette dame a été mariée une ou deux fois, d’après ce que m’a dit Marcel. C’est très gentil, on ne peut pas lui en demander davantage.
THÉRÈSE, ironique, à son mari.
Et puis, elle connaît Bridou !
MADAME SALVIER.
Vous en serez quitte pour lui faire un cadeau.
PAUL.
Voilà !
THÉRÈSE.
J’aurais l’air, si j’insistais, de lui en vouloir personnellement.
MADAME SALVIER.
Tenez, envoyez-lui donc des fleurs... de belles fleurs.
THÉRÈSE.
J’irai les commander moi-même. Donne-moi tes cinq cents francs.
PAUL, riant.
Et j’ai comme une idée que c’est Bridou qui me les rendra, et au delà, ma chérie, au-delà !
Il l’embrasse.
ACTE II
Chez Jacqueline.
Un salon séparé d’un petit salon par deux baies. Le petit salon doit être en scène. Porte à droite et porte d’entrée à gauche.
Scène première
PAUL, MARCEL, THÉRÈSE, JACQUELINE, BRIDOU, LE COMTE ANTHÉOR, SAUVENEL, LE BARON DE LIMIERS
ANTHÉOR.
Alors, puisque les dames ne jouent pas, on ne fera qu’une table.
SAUVENEL.
Et il y aura un « rentrant », voilà tout.
JACQUELINE, à Thérèse.
Le bridge ne vous tente pas, chère amie ?
THÉRÈSE.
Je joue trop mal, mais je vais m’instruire en regardant ces messieurs.
JACQUELINE.
Vous, monsieur Champlin, vous « rentrez » ?
PAUL.
Je crois bien, c’est le seul jeu que j’aime, le bridge. Je ne suis pas fâché de m’y perfectionner pendant que je suis à Paris.
ANTHÉOR, à Paul.
Savez-vous qui a la prétention d’avoir apporté le bridge en France ?
PAUL.
Ma foi, non.
ANTHÉOR.
C’est Bridou.
MARCEL, bas, à Thérèse.
Espérons qu’il ne le remportera pas quand il s’en ira !
PAUL, subitement intéressé, allant à Bridou.
Comment, c’est vous, monsieur Bridou, qui... ?
BRIDOU.
Oui. On le conteste, mais ça m’est égal. C’est moi qui ai enseigné le bridge à quelques-uns des membres du Cercle des Deux-Mondes, il y a vingt-cinq ans. Je l’avais appris moi-même dans un voyage à Budapest, car le bridge est un jeu hongrois, quoiqu’il porte un nom anglais. Remarquez que je ne m’en vante pas, mais j’aime à le rappeler aux malveillants comme Anthéor.
PAUL.
Vous avez raison, car on ignore trop ces choses-là.
LIMIERS.
Où sont les marques, Jacqueline ?
JACQUELINE.
Les voici, mon cher baron.
BRIDOU, à Marcel.
Eh bien, que vous ai-je dit, hier ?
MARCEL.
Vous m’avez dit une foule de choses très intéressantes.
BRIDOU.
Mais à propos de la Gardmein ?...
MARCEL.
Qu’est-ce que la Gardmein ?
BRIDOU.
C’est une mine de diamants. Je vous ai dit qu’elle monterait aujourd’hui de cent francs.
MARCEL.
C’est vrai.
BRIDOU.
Et je vous conseillais d’en acheter.
MARCEL.
Et moi, je vous répondais que je n’avais pas d’argent.
BRIDOU.
On n’a pas besoin d’argent pour jouer à la Bourse, quand on me connaît, mon cher.
MARCEL.
Elle a donc monté de cent francs, voire Gardmein ?
BRIDOU.
Elle a monté de cent cinquante... Tous ces messieurs en ont acheté sur mon conseil, ainsi que Jacqueline. Aussi, regardez-les, ils sont très gais.
MARCEL.
Moi aussi, je suis très gai.
BRIDOU.
Mais vous, vous n’avez aucune raison, tandis qu’eux ils savent pourquoi... Venez donc causer avec moi un de ces matins... Ça va ? Oui ?
MARCEL.
Oui, parce que j’ai toujours beaucoup de plaisir à causer avec vous.
ANTHÉOR.
Voulez-vous tirer les places, monsieur Champlin ?
PAUL.
Voilà...
Il va vers le fond.
ANTHÉOR.
Bridou...
BRIDOU.
Oui... j’y vais...
Il tire une carte.
ANTHÉOR.
Vous n’êtes pas du premier tour, monsieur Champlin, vous êtes rentrant.
Les quatre joueurs s’installent. Thérèse et Marcel vont se placer à côté des joueurs. Paul et Jacqueline restent en scène.
Scène II
PAUL, JACQUELINE
JACQUELINE.
Mon amie Thérèse ne s’est pas trop ennuyée ?
PAUL.
Oh !
JACQUELINE.
Et vous ?
PAUL.
Moi !... C’est-à-dire que grâce à vous je passe une soirée d’éblouissement et de vertige. Ce que j’éprouve, je ne saurais pas vous l’exprimer.
JACQUELINE, riant.
Vous n’avez pourtant pas l’air timide.
PAUL.
En effet, jusqu’à présent, je ne l’étais guère. Mais ce qui m’inquiète, c’est que je suis en train de le devenir.
JACQUELINE.
Timide ?
PAUL.
Timide, oui.
JACQUELINE.
Depuis quand ?
PAUL.
Depuis ce soir.
JACQUELINE.
À table, vous avez été d’un esprit, d’une verve !
PAUL.
Parce qu’il y avait du monde. Mais ici, avec vous, avec vous seule, les mots, pour vous dire ce que je voudrais, ne me viennent pas... J’aime mieux vous regarder... dans ce cadre délicieux, éclairé d’une si juste lumière qu’elle a l’air d’émaner de vous, et où tous les objets, toutes les choses, semblent vibrer quand vous passez...
JACQUELINE.
Mais voilà de très jolis compliments.
PAUL.
Oh ! ce ne sont pas des compliments. Vous devez en être rassasiée, et les miens vous paraîtraient bien fades. Non, tenez, c’est un peu comme si je pensais tout haut. Vous ne pouvez vous figurer la fascination que des heures pareilles à celles-ci, emplies de votre grâce et de votre sourire, exercent sur l’imagination d’un homme comme moi, plié à des travaux médiocres, dans un milieu sans art et sans couleur. Il y a là une sensation presque poignante dont je ne soupçonnais pas l’intensité, une griserie étrange et subite... Ce qui m’arrive ce soir est inoubliable, et, que vous le vouliez ou non, vous voilà mêlée désormais à mon existence.
JACQUELINE.
Alors, j’aurai gagné un ami, et moi non plus, je n’ai pas perdu ma soirée. Et ce que je vous dis n’est pas banal : je suis très dévouée à mes amis.
PAUL.
Celui que vous aimez plus que les autres doit être bien heureux.
JACQUELINE.
Il serait, je veux bien le croire, le plus fortuné des hommes, mais je ne le connais pas.
PAUL.
Oh !
JACQUELINE.
Parole !
PAUL.
C’est impossible.
JACQUELINE.
C’est la vérité.
PAUL.
D’ailleurs, n’importe. Si heureux, si enviable qu’il soit, j’ai sur lui une supériorité, car je le défie de sentir mieux que moi le charme qui se dégage de vous. Je ne veux pas dire qu’il ne sait pas vous apprécier, ce serait un simple barbare, mais je jure que je vous comprends mieux que lui. Vous êtes la femme impérieuse et changeante qu’aucun homme n’asservira jamais.
JACQUELINE.
Ah ! comme je suis moins forte que vous ne croyez !
PAUL.
C’est qu’alors vous ignorez voire force et c’est encore plus dangereux.
JACQUELINE.
Pour qui ?
PAUL.
Pour ceux qui vous entourent et qui vous ont approchée par hasard... et qui s’aperçoivent que désormais ils ne pourront plus échapper à votre influence.
JACQUELINE, riant.
Écoutez, écoutez ! Je m’applique depuis un moment à ne pas remarquer que vous me faites une déclaration, mais ça commence à devenir très difficile. Alors, comme je ne veux pas faire de la peine à Thérèse, je vous ramène à elle. Donnez-moi le bras.
PAUL, riant aussi et à voix basse.
Ce n’est pas une déclaration, parce que j’ai la certitude que vous ne m’aimerez jamais.
JACQUELINE, même jeu.
Qui peut répondre de son cœur ?... Mais si je ne partage pas les sentiments que je vous inspire, je suis tout de même très fière de vous les avoir inspirés...
Arrivant vers Thérèse et Marcel.
Ma chère Thérèse, je ne veux plus de votre mari parce qu’il me fait trop de compliments...
THÉRÈSE.
Il a raison, car nous vous devons, Jacqueline, une excellente soirée.
PAUL.
Et un dîner !... Quel dîner !
JACQUELINE.
Je me sauve ! je me sauve !
Elle va vers le fond.
Scène III
PAUL, MARCEL, THÉRÈSE
PAUL, à Marcel.
Oui... Hein ! quel dîner !... Et servi royalement !
THÉRÈSE.
Au point que tu te pâmais d’admiration devant l’argenterie, qui est fort belle, en effet, et qui a dû être choisie par un homme de goût. Seulement, toi, tu avais l’air d’un homme qui n’a jamais vu d’argenterie.
PAUL.
Je ne me rappelle pas avoir dit des choses si extravagantes...
À Marcel.
Et vous ?
Marcel rit.
THÉRÈSE.
Enfin, as-tu parlé à Bridou ?
PAUL.
Pas encore...
À Marcel.
Vous qui le connaissez, qu’est-ce que vous me conseillez ? de lui glisser mon petit boniment ici, dans un coin, au courant de la soirée, ou de le prier de m’accorder un rendez-vous ? Réfléchissez, c’est délicat, hein !
MARCEL.
Il vaudrait mieux, à mon avis, essayer d’arranger ça tout de suite.
PAUL.
C’était mon intention...
À sa femme.
Qu’en penses-tu ?
THÉRÈSE.
Tu es meilleur juge que moi.
MARCEL.
Surtout, ne vous faites pas trop d’illusion...
THÉRÈSE.
Ah ! te l’ai-je assez dit !
PAUL.
Je ne lui demande pourtant pas une chose extraordinaire !
MARCEL.
Non, mais vous lui demandez quelque chose, et par conséquent vous avez besoin de lui. Alors, vous allez trouver devant vous, non plus le Bridou cordial et épanoui qui vous a tant fait rire pendant te dîner, ce qui l’a beaucoup flatté et lui a donné la plus haute idée de votre intelligence, mais le Bridou des affaires, qui vous posera sa main épaisse sur l’épaule et vous regardera entre les deux yeux en calculant ce qu’il peut tirer de vous.
PAUL.
Mais je peux lui être très utile.
MARCEL.
Surtout, ne lui dites pas ça. Si vous pouvez lui être utile, il s’en apercevra bien tout seul. Faites-lui le moins de phrases possible : il a le mépris de l’éloquence.
PAUL.
Oui, ce sont des gens avec qui il ne faut pas faire le malin... Ah ! ah ! il regarde de notre côté...
Il s’incline légèrement.
THÉRÈSE.
C’est à lui que tu adresses ce gracieux sourire ? Ah ! non, c’est à madame Évrard.
PAUL.
Je crois qu’elle me fait signe d’aller la retrouver.
THÉRÈSE.
Va la retrouver, va, tu en meurs d’envie.
PAUL.
Si je priais madame Évrard de dire deux mots pour moi à Bridou ?... Hein ? Viens-tu voir le bridge ?
THÉRÈSE.
Ne t’occupe pas de moi.
Paul se dirige vers la seconde baie du fond, dans l’embrasure de laquelle se trouve Jacqueline ; il s’y dirige avec mille grâces.
MARCEL, resté avec Thérèse.
Jacqueline, en effet, est une des rares personnes qui aient de l’influence sur Bridou.
THÉRÈSE.
Ah ! comme toutes ces démarches pour approcher et flatter cet homme me sont pénibles ! Ne dirait-on pas qu’il tient notre avenir entre ses mains ! Si cette affaire-là échouait, ce serait pour moi un vrai soulagement, malgré la déception de mon mari.
MARCEL.
Je devine ce qui se passe en vous.
THÉRÈSE.
Autant je comprends la haute ambition, qui exige l’effort d’une vie entière, autant ces petites intrigues, qui aboutissent à quelques sous de plus ou de moins, me paraissent la plus pitoyable chose du monde !... Ah ! je regrette d’être venue ici. Vous n’avez pas été étonné de m’y rencontrer après notre conversation sur madame Évrard ?
MARCEL.
J’ai supposé que monsieur Champlin avait insisté à cause de Bridou.
THÉRÈSE.
Comment, s’il a insisté ! Il s’est mis en colère ! Il n’a plus voulu entendre parler de départ. Je crois aussi qu’il tenait à revoir Jacqueline, qui, au premier coup d’œil, avait fait sur lui une forte impression.
MARCEL, riant.
Allons donc !
THÉRÈSE.
N’en doutez pas. Tenez, tournez-vous. Il est dans une demi-extase. Quel... quel enfant !... Elle est séduisante, d’ailleurs, cette Jacqueline ! Elle est belle ! c’est un être de plaisir et de luxe ! Elle laisse après elle un parfum léger qui trouble les nerfs, et, de chacun de ses gestes, elle a l’air d’appeler un homme. Il n’y a que Paris qui mette cette atmosphère autour des femmes... Vous ne vous imaginez, pas à quel point je suis gênée dans cette maison.
MARCEL.
C’est facile à voir.
THÉRÈSE.
Quelle heure est-il ?
MARCEL.
Onze heures.
THÉRÈSE.
Il est trop tôt pour s’en aller, n’est-ce pas ?
MARCEL.
Oh ! oui, beaucoup trop tôt.
THÉRÈSE.
Qui sont ces messieurs avec qui nous avons dîné, dont j’ai à peine retenu les noms et qui s’adressent à la maîtresse de maison avec tant de désinvolture ?
MARCEL.
Des gens de cercles, de Bourse, de sport... des gens du monde, en somme, qui évoluent autour de Bridou... L’un est président d’un de ses conseils d’administration... l’autre s’occupe de son écurie de courses. Ils sont tous plus ou moins à ses gages, et tous très dévoués à Jacqueline qui a su réaliser, à son profit, le chef-d’œuvre de la femme dans la société : se faire des amis utiles avec d’anciens amants.
THÉRÈSE.
Ah ! ce sont... ?
MARCEL.
Pas tous les quatre ; deux seulement.
THÉRÈSE.
Qui ?
MARCEL.
Bridou... et le comte Anthéor.
THÉRÈSE.
Et quel est le genre de femmes que Jacqueline reçoit d’habitude ?
MARCEL.
Elle en reçoit fort peu. Ces messieurs ont, de temps en temps, l’autorisation d’amener leurs maîtresses, à condition qu’elles aient une certaine tenue. En ce moment, elle est assez bien avec la bonne amie de Bridou, une petite cabotine nommée Rita. Ces dames sentent que Jacqueline est d’une autre classe qu’elles, et lui donnent à bon compte l’illusion d’un salon, d’une influence, d’un rang social. Ce soir, elle est très fière de vous montrer à ses amis et de leur rappeler ainsi ses origines et son éducation.
THÉRÈSE.
Et elle trouve le moyen d’être heureuse ?
MARCEL.
Oui, mais à la condition de ne demander à la vie que des joujoux. Elle n’a jamais éprouvé une émotion profonde. Elle a été désirée, choyée, elle est entourée d’amitiés agréables et fidèles, elle n’a jamais été aimée. La joie réelle, les souffrances élevées, tout ce qui donne à la vie un sens lui est interdit, et jamais on ne verra sur son visage cette lueur de mélancolie qui passe en ce moment sur le vôtre et qui éclaire si purement votre pensée. Non, non, ne vous éloignez pas. Quand vous reverrai-je, maintenant ? Quand aurai-je encore avec vous une de ces minutes d’intimité dont je ne peux plus me passer ? Car je ne me contente pas d’un amitié banale. Je vous aime et je veux que vous le sachiez. Et je veux être aimé de vous.
THÉRÈSE.
Ne dites pas de folies pareilles. Vous savez bien ce qu’il y a d’infranchissable entre nous. Nous serions des insensés de ne pas le voir et de nous créer des chimères.
MARCEL.
Si je renonçais à vous, alors je serais un insensé. Jusqu’à l’heure où je vous ai rencontrée, il n’y a rien eu d’aussi vain, d’aussi inutile, d’aussi morne, que la vie que j’ai menée. Vous y avez apporté l’espoir et l’illusion, et par conséquent l’énergie. Vous y avez mis une lumière et un but.
THÉRÈSE.
Je vous en prie, ne restons pas plus longtemps ensemble... Jacqueline vous cherche, ou plutôt elle fait semblant de vous chercher, car elle ne cesse de nous regarder depuis un instant... Mon Dieu ! quelle drôle de femme !
PAUL, revenant virement.
Mes enfants, éloignez-vous. Voici Bridou. Il a fini le tour et il réclame cinq minutes de repos. Je vais en profiter.
THÉRÈSE.
Va... va...
Elle s’éloigne vers Jacqueline avec Marcel.
Scène IV
PAUL seul, puis BRIDOU
PAUL, seul.
Est-ce bête ! Je suis intimidé par ce gaillard-là... Moi... Est-ce bête !
BRIDOU, revenant et l’apercevant.
Ah ! bon... Asseyez-vous, cher monsieur, asseyez-vous...
Prenant une cigarette, et au loin.
Jacqueline, est-ce qu’on peut fumer une cigarette ?
JACQUELINE, de loin.
Oui... oui...
BRIDOU, à Paul.
Vous ne fumez pas ?
PAUL.
Merci.
BRIDOU.
Jacqueline vient de me dire que vous aviez une affaire à me proposer. Je vous écoute.
PAUL.
En effet, en effet...
BRIDOU.
Allez-y.
PAUL.
Hum ! Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux... Oui, toute réflexion faite, je crois que ça vaudrait mieux.
BRIDOU.
Qu’est-ce qui vaudrait mieux ?
PAUL.
Que nous prenions un rendez-vous, chez vous... dans votre cabinet... Je crains qu’ici...
BRIDOU.
Mais non, mais non. Les affaires, ça se traite partout. On est très bien ici, très à son aise... J’adore cette maison-là. Et puis, c’est si facile, les affaires ! On croit que c’est très long, qu’il faut des tas de bavardages. Quelle erreur ! Racontez-moi donc ça en quelques mots, simplement.
PAUL, se remettant.
Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une affaire financière...
BRIDOU.
Du moment que c’est une affaire, elle est financière.
PAUL.
Il s’agit de votre procès... contre la Compagnie de Reuzy... dans la Côte-d’Or...
BRIDOU.
Ah ! vous êtes au courant ?... Au fait, vous êtes de par là, vous ?
PAUL.
De Dijon.
BRIDOU.
Bon !... Avocat ?
PAUL.
Avocat... Ce procès, qui est un gros procès...
BRIDOU.
Très gros.
PAUL, très à son aise.
Ce procès – ce n’est pas à un homme de votre valeur qu’il est nécessaire de le faire remarquer – ce procès, dis-je, met en mouvement les intérêts, l’administration, les finances de tout un département... et même de toute une région. Plaider ce procès, c’est plaider pour ou contre le département. Le gain dépend de la direction que votre avocat donnera à la plaidoirie... et du point de vue où il se placera.
BRIDOU.
J’ai réfléchi à tout ça. Quand il sera temps, je m’en expliquerai avec mon avocat. D’ailleurs, je ne l’ai pas encore choisi.
PAUL.
Ah !
BRIDOU.
Seulement, j’aime mieux vous dire tout de suite que je ne prendrai, sous aucun prétexte, un avocat du pays.
PAUL.
Comment ! Mais permettez-moi, au contraire, monsieur Bridou, de vous faire observer... qu’il y a certaines influences, certaines relations, un certain doigté que je qualifierai de régional, et que seul un avocat du pays est capable de vous apporter...
BRIDOU.
Ce qu’il m’apportera, votre avocat régional, ce sont tout bonnement ses ennemis politiques et la jalousie de ses collègues du barreau. Il introduira dans mon procès un tas d’éléments qui ne feront que l’envenimer. Or, il est de tout repos, mon procès, et quand je le laisserai plaider devant les tribunaux, c’est que je l’aurai déjà gagné... ailleurs, comme il arrive de tous les procès de cette importance. Tout ça n’empêche pas que si je peux vous être agréable dans une autre circonstance, je le ferai avec plaisir à cause de l’intérêt que vous témoigne mon amie Jacqueline à qui je n’ai rien à refuser...
Voyant sa mine déconfite.
Allons ! Ne vous frappez pas !
Il lui tape sur l’épaule. Revient Jacqueline.
JACQUELINE.
C’est déjà fini ?
BRIDOU.
Oui. Ça va très bien. Ce sera pour une autre fois, n’est-ce pas ?
PAUL, sourire gêné.
Eh ! oui...
À part, en s’éloignant.
Il m’a flanqué une migraine, cet animal-là !
Scène V
BRIDOU, JACQUELINE
JACQUELINE.
Vous n’avez rien pu faire pour lui ?
BRIDOU.
Non... Il est un peu bavard, vous ne trouvez pas ? Mais sa femme est charmante.
JACQUELINE.
Ce sont des relations que je tiens à conserver... À propos, vous avez bien expliqué à Rita pourquoi je ne pouvais pas l’inviter, ce soir ?
BRIDOU.
Je ne lui ai pas donné d’explication. Je l’ai envoyée dans un bouis-bouis de Montmartre. J’irai la chercher à minuit.
JACQUELINE.
Vous comprenez ?... Rita, ici, ce soir, ce n’était pas possible.
BRIDOU.
Évidemment.
JACQUELINE.
Elle ne s’en froissera pas ?
BRIDOU.
Il ne manquerait plus que ça !
JACQUELINE.
C’est une excellente fille !
BRIDOU.
Oui, elle est très bien dressée. Et, quand elle me trompe, je suis seul à le savoir : c’est tout ce que je lui demande.
JACQUELINE.
Elle est si jolie !
BRIDOU.
Et vous, donc !
JACQUELINE.
Moi, ça ne compte plus.
BRIDOU.
Mieux que jolie, vous êtes étincelante.
JACQUELINE.
Trop aimable.
BRIDOU.
Et dire que notre liaison est finie !... Au fait, pourquoi est-elle finie, notre liaison ?
JACQUELINE.
Voyons, taisez-vous !
BRIDOU.
Et avec Anthéor, c’est fini aussi ?
JACQUELINE.
C’est fini avec tout le monde.
BRIDOU.
Et avec Marcel Delonge ?
JACQUELINE.
Ça n’a pas commencé.
BRIDOU.
Ah bah ! vraiment ?
JACQUELINE
Vraiment.
BRIDOU.
Qu’est-ce que vous attendez ?
JACQUELINE.
Je serais bien embarrassée de vous le dire.
BRIDOU.
Ça n’est pas sérieux ? ou ça l’est trop ?
JACQUELINE.
Ça l’est beaucoup.
BRIDOU.
Amoureuse ?
JACQUELINE.
Autre chose.
BRIDOU.
Tâchez de me faire comprendre.
JACQUELINE, sans répondre.
Il ne vous a jamais questionné à mon sujet ?
BRIDOU.
Jamais.
JACQUELINE.
Vous croyez qu’il ignore ?... Enfin qu’il « vous ignore » ?
BRIDOU.
Il m’a semblé. Du moins, il n’a jamais fait allusion...
JACQUELINE.
Et Anthéor ?
BRIDOU.
Il m’a l’air d’ignorer aussi Anthéor. Et quant aux autres, s’il y en a eu, comme je les ignore aussi...
JACQUELINE.
Mais il n’y en a pas eu d’autres. Pour qui me prenez-vous ?
BRIDOU.
Il n’y a eu que nous ?
JACQUELINE.
Oui, et puis le premier, naturellement, celui du divorce.
BRIDOU.
Mais c’est parfait, ça ! On ne peut rien vous reprocher, Dites-moi ? Qu’est-ce que ça peut vous faire que Marcel Delonge connaisse ou ne connaisse pas ces détails-là ?
JACQUELINE.
Vous êtes étonnant ! Je préfère qu’il ne les connaisse pas.
BRIDOU.
Il ne vous en aimera ni plus ni moins.
JACQUELINE.
Il m’en aimera autrement, et comme je veux qu’il m’aime.
BRIDOU.
Ma petite Jacqueline ! ma petite Jacqueline ! Quelle idée avez-vous en tête ? Qu’est-ce que vous combinez ? Qu’est-ce qui vous manque ?... Je ne vois pas de femme plus heureuse que vous. Vous êtes entourée de gens pour lesquels vous n’avez jamais trop de fantaisies ni de caprices. Un désir de vous ne se discute pas : vous régnez. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Êtes-vous en proie à la crise bien connue sous le nom de crise de la considération ? Ce serait un enfantillage !... Cette considération, je ne l’ai pas non plus, moi qui vous parle, et voyez comme je m’en passe !
JACQUELINE.
Il s’agit bien de considération ! Qui est-ce qui est universellement considéré aujourd’hui ? Non, ce à quoi j’aspire, ce dont j’ai besoin, c’est de mettre de l’ordre dans ma vie, d’avoir des habitudes, un être auquel je m’intéresserais non pas d’une façon joyeuse et passagère, mais dans la douceur d’une intimité continue. Je suis née bourgeoise, moi. Mon divorce, le besoin de distractions, le goût du plaisir, toutes les tentations qui entraînent, à Paris, une jeune femme, m’ont un peu déclassée, c’est vrai... Oh ! je me rends très bien compte de ma situation... Mais, née bourgeoise, je me sens devenir bourgeoise. Est-ce l’influence de l’âge, de la réflexion ? La rencontre d’une amie d’enfance qui me reporte à mon passé et à mes premiers penchants ? Est-ce le contact d’un homme différent de ceux que j’avais connus jusqu’ici ? Je ne sais pas, mais je suis lasse du caprice et du désordre. Je voudrais savoir ce que je dois faire le lendemain au lieu de ne plus me rappeler ce que j’ai fait la veille. Enfin, il n’y a pas d’autre mot : j’ai besoin d’ordre... d’ordre ! Voilà, vous me comprenez ?
BRIDOU.
Oui... c’est curieux. Les grands manieurs d’argent, comme moi, éprouvent parfois une sensation analogue. C’est la peur du hasard qui nous prend tout à coup. On ne s’imagine pas la ressemblance qu’il y a entre un financier et une femme... Et c’est sur Marcel Delonge que vous avez jeté les yeux pour votre petite combinaison ?
JACQUELINE.
Oui.
BRIDOU.
Oui, parbleu ! le choix est excellent. Très distingué, Delonge, très intelligent, jolies relations... S’il venait causer avec moi cinq minutes de temps en temps, il ne s’en repentirait pas... D’autre part, il n’a aucune fortune... Vous, vous êtes très riche. Car vous devez être très riche, maintenant ?
JACQUELINE.
J’ai cent cinquante mille francs de rentes.
BRIDOU.
Diable ! Il a été parfait, Anthéor, je vois ?
JACQUELINE.
Parfait, je vous remercie.
BRIDOU.
Tout cela constitue sans doute un ensemble de premier ordre. Nous nous trouverions en présence d’un monsieur très moderne et très emballé, je vous dirais : « Voilà un gaillard qui sera enchanté ; allez-y carrément. » Seulement, voilà, Marcel est-il moderne et est-il emballé ? Est-il emballé, surtout ? Il n’y a que vous qui le sachiez.
JACQUELINE.
On ne sait jamais ça.
BRIDOU.
Euh ! euh !
JACQUELINE.
Oh ! ce n’est pas la peine de faire de la malice... Si vous croyez que je ne l’ai pas remarqué... Lui et Thérèse ? c’est ça que vous voulez dire ?
BRIDOU.
Dame !...
JACQUELINE.
Oh ! je sais bien, c’est à surveiller...
Regardant au fond.
Ah ! il la quitte, enfin !... Il vient par ici... laissez-moi avec lui...
BRIDOU, s’éloignant.
Ce que je vois de plus clair, c’est que tout va être chambardé ici. C’est insupportable !
Scène VI
JACQUELINE, MARCEL
JACQUELINE.
Venez un peu, Marcel. Nous nous sommes à peine vus de toute la soirée. Asseyez-vous là.
MARCEL.
Savez-vous, Jacqueline, que vous avez été, ce soir, une charmante maîtresse de maison ?
JACQUELINE.
Je ne vous ai pas déplu ?
MARCEL.
Vous plaisantez !
JACQUELINE.
Et vous aussi, Marcel, vous avez été très aimable en venant dîner, et c’est une surprise dont je vous remercie.
MARCEL.
Mais, je vous avais écrit hier. Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?
JACQUELINE.
Si ! Et c’est précisément cette lettre qui a été la surprise, la bonne surprise. Avant-hier, je vous avais invité, vous vous rappelez. Mais vous m’aviez dit que vous étiez en froid avec les Champlin, alors je n’avais pas insisté, vous non plus.
Un temps.
Il n’y a aucune arrière-pensée dans ce que je vous dis là.
MARCEL, riant.
Eh ! quelle arrière-pensée pourrait-il y avoir ?
JACQUELINE.
C’est que, dans cette même conversation d’avant-hier, j’avais manifesté, en riant, un petit sentiment de jalousie à l’égard de Thérèse. Alors je ne voudrais pas que vous supposiez...
MARCEL.
Ce serait tellement naïf que je n’y ai pas songé une seconde.
JACQUELINE.
Je vous aime trop pour que vous ne m’aimiez pas un jour, vous aussi, et je n’ai pas l’ombre d’une inquiétude.
MARCEL.
Comment, un jour ?... Mais, ma chère...
JACQUELINE.
Non. Je vous dispense de cette galanterie... Non, vous ne m’aimez pas encore. Vous avez du goût pour moi, ou plutôt pour la femme que vous croyez que je suis, car vous m’avez très mal jugée jusqu’à présent... Oh ! je ne m’en plains pas, c’est certainement de ma faute. Je ne me suis montrée à vous que sous l’aspect le plus frivole. Mais vous avez eu peu à peu sur moi une influence décisive.
MARCEL.
Vous me dites des choses effrayantes, ma petite Jacqueline.
JACQUELINE, lui prenant la main.
Soyez sérieux. Marcel, je vous en conjure. Essayez de comprendre ce que j’éprouve et la transformation qui s’est faite en moi depuis que je vous ai rencontré. Un homme comme vous n’apparaît pas dans la vie d’une femme sans modifier ses idées, ses ambitions, ses rêves... Vous êtes un homme d’une très grande valeur, Marcel ; soyez certain que je l’ai deviné, ce n’est pas la peine de faire le modeste. Et ce n’est pas seulement mon opinion, c’est celle de gens dont le métier est de s’y connaître, de Bridou, par exemple.
MARCEL.
Ma confusion seule m’empêche de vous interrompre... Et que vous disait de moi cet illustre personnage ?
JACQUELINE.
Ce qu’il me disait ?... Songez bien à la portée de ces paroles, dans la bouche de Bridou. Il me disait : « Que Marcel Delonge vienne causer un quart d’heure avec moi de temps en temps et je ferai sa fortune. »
MARCEL.
Il est bien bon ! Je suis plus riche que lui.
JACQUELINE.
Voyons !... Tenez ! je sais que Bridou va monter une affaire où il s’agit pour lui de gagner dix millions.
MARCEL.
Il a donc besoin de dix millions ?
JACQUELINE.
Dame !
MARCEL.
Eh bien, moi, je n’en ai pas besoin. Je suis donc plus riche que lui. Néanmoins, remerciez-le bien de ma part et laissez-moi vous remercier aussi de l’intérêt que vous me portez.
JACQUELINE.
Quel ton vous prenez ! Est-ce que vous allez m’en vouloir de m’intéresser à vous passionnément ?
MARCEL.
Non, certes ! Seulement, je vais vous faire un aveu pénible pour mon amour-propre. Vous vous abusez sur mes capacités. Je ne suis bon à rien, et, si je me ruinais, ce qui m’arriverait infailliblement en allant causer un quart d’heure de temps en temps avec Bridou, je serais incapable de gagner ma vie.
JACQUELINE, souriant.
Alors, vous en seriez quitte pour vous marier et épouser une femme riche.
MARCEL.
Comme c’est simple !
JACQUELINE.
Bien plus simple encore que vous ne croyez...
MARCEL, gaiement, la regardant.
Mais dites-moi ?... Ce n’est peut-être pas la peine d’attendre pour ça que je sois ruiné ?
JACQUELINE.
Ce n’est pas indispensable, en effet...
Un temps.
Venez me voir demain, Marcel.
MARCEL, se levant et lui prenant en riant les mains.
Ma chère Jacqueline, ma chère Jacqueline ! Tenez, il ne serait pas loyal de ma part de prolonger l’illusion où il me semble que vous êtes. Je devine ce que vous voulez m’offrir...
JACQUELINE.
Marcel !
MARCEL.
Laissez-moi parler... Nous jouons depuis quelque temps un petit jeu de cache-cache dont nous ne nous tirerons que par de la sincérité. Je vous confesse donc, dussé-je vous blesser – mais d’avance je vous en demande mille fois pardon – que, lorsque j’ai commencé à vous faire la cour, je ne songeais qu’à devenir votre amant. Mon ambition n’allait pas au delà. Vous ne m’avez rien dit alors qui pût me faire croire que je vous adressais une proposition monstrueuse. Vous vous êtes dérobée et, si j’ose m’exprimer ainsi, ajournée, ce qui était bien votre droit. J’ai supposé que vous vouliez me faire sentir par là le prix que vous attachiez au don de votre personne, et, tout en souffrant de ce... retard, je le trouvais infiniment légitime. Maintenant, vous m’offrez, si j’ai bien compris, votre main et votre fortune...
JACQUELINE.
J’ai rêvé le bonheur, la gloire de devenir votre femme. Allez-vous me le reprocher ?
MARCEL.
Non. Et, si je refuse, il n’y a dans ce refus rien d’offensant pour vous, croyez-le bien, Jacqueline. Je n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient aux petites incertitudes de votre vie passée, qui est dans la bonne moyenne d’aujourd’hui. Même, quand je vois ce qu’il y a au fond de la plupart des mariages, je me sens pris au contraire pour vous de la plus tendre indulgence ; et, si je pouvais me débarrasser de certaines idées un peu surannées que j’ai encore sur ce sujet-là, je vous épouserais à l’instant même. Je suis, pour mon malheur, plein de préjugés qui me rendent ridicule, je le sais, et qui finiront par me fermer toutes les portes...
Lui baisant la main.
Voilà, ma chère Jacqueline, ce que je vous aurais dit demain si j’étais venu vous voir, et ce que je vous dis tout de suite puisque l’occasion s’en présente.
JACQUELINE.
Oh ! Marcel, ne vous éloignez pas... Oui, oui, j’ai eu tort, je le reconnais... et tort surtout de vous laisser apercevoir une ambition qui est irréalisable. Je vous en demande pardon, et jamais je ne vous reparlerai de ces folies. Seulement, vous n’allez pas m’en garder rancune ?
MARCEL.
Oh !
JACQUELINE.
Vous n’allez pas vous détacher de moi ?... Je ne peux pas être votre femme... oui, c’était insensé, je le vois... Mais je serai à vous tout de même, Marcel... et quand vous voudrez, cette fois-ci, quand vous voudrez, parce que je vous aime ! Et vous n’aurez jamais eu de maîtresse plus ardente et plus soumise...
MARCEL, troublé.
Jacqueline !...
JACQUELINE.
Je t’aime ! Tu ne sais pas ce que j’ai souffert toute la soirée, quand tu regardais Thérèse ou que tu causais avec elle ? C’est bizarre ! Il s’en faut d’un rien que je la déteste ! Seulement, si tu lui plais, tant pis pour elle, parce que, ce soir tu ne sais pas ce que je fais, ce soir ?...
MARCEL.
Non.
JACQUELINE, contre Marcel.
Je te garde...
De loin, entre ses dents, du côté de Thérèse.
Oui, chère amie, c’est comme ça...
Contre Marcel, d’une voix chaude.
À ce soir !
MARCEL, la regardant.
Non.
JACQUELINE.
Non ?... Qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que vous avez, à me regarder avec ces yeux-là ?
MARCEL.
Vous ne m’aimez pas, Jacqueline.
JACQUELINE.
Vous verrez bien.
MARCEL.
Ce que vous ressentez en ce moment, ce que je lis dans votre regard, ce qu’il y a dans votre voix, c’est de l’énervement, c’est de l’irritation, c’est un frémissement de jalousie peut-être... mais ce n’est pas de l’amour... ce n’est même pas du désir... vous ne me pardonnez pas ce que je vous ai dit tout à l’heure.
JACQUELINE.
Qu’en savez-vous ?... Alors, vous... refusez ?
MARCEL.
Oui.
JACQUELINE.
Vous me refusez, moi ?
MARCEL.
C’est vous qui ne « vous offrez » pas.
JACQUELINE.
Je vous offre, en tout cas, ce que vous me suppliez, depuis un mois, de vous accorder... et je vous donne ma parole que je vous l’offrais dans des conditions exceptionnelles !
MARCEL.
Et, si j’acceptais, demain, entre nous, ce serait la haine ! Je vous ai blessée, j’ai été obligé d’être franc, et je le regrette encore. Mais vous, vous êtes incapable de l’oublier, et, à votre insu, vous me garderiez une secrète rancune. Nous serions des amants une heure, puis bientôt des êtres aigris l’un contre l’autre, et malheureux !
JACQUELINE.
Avouez donc la vraie raison de cette insulte que vous me faites, au lieu de ces subtilités ! Vous êtes éperdument amoureux de Thérèse, et vous me sacrifiez à elle ! Qui sait si vous n’êtes pas son amant déjà ?
MARCEL.
Vous êtes folle !
JACQUELINE.
Oui, il faut être folie pour supposer ça !... Ah ! vous la respectez, celle-là, et vous ne la traitez pas comme une courtisane ! Mais, si elle est votre maîtresse, je le saurai ! Et elle ne se sera pas jetée à travers ma vie impunément, je vous le garantis !
MARCEL.
Ne menacez donc pas, Jacqueline, quoique la colère vous aille délicieusement. Mais ce n’est pas une raison...
JACQUELINE.
Oh ! je ne menace pas, mon cher, n’ayez pas peur !... C’est fini... me voilà très calme... très calme...
Elle mord son mouchoir, puis.
Donnez-moi un verre de Champagne ?
MARCEL, prenant un verre sur un plateau.
Voilà, chère amie...
JACQUELINE, buvant d’un trait, puis changeant de ton et riant tout à coup.
Dites donc, Marcel ?
MARCEL.
Quoi ?
JACQUELINE.
Vous savez que, si je voulais me venger, ce ne serait pas difficile ?
MARCEL.
Vous venger de qui ?... de moi ?
JACQUELINE.
De vous ? Oh ! non... Mais de Thérèse... peut-être...
MARCEL.
Ah !
JACQUELINE.
Oui... Son mari m’adore, mon cher... Il vient de me faire une déclaration.
MARCEL.
Ça ne m’étonne pas.
JACQUELINE.
Hein ? si j’allais m’emballer sur lui, un de ces jours ? On ne sait jamais !
MARCEL.
Jamais !
JACQUELINE.
Ce n’est pas qu’il soit beau. Mais il a de la passion, de la verve... un je ne sais quoi de fougueux et de chaud !... C’est un homme. Je suis capable d’en être folle... Et puis il arrive dans ma vie au bon moment... Enfin, nous verrons... Je vous rendrai peut-être le service de détraquer ce ménage-là... Je suis gentille !
MARCEL.
Vous êtes un ange...
JACQUELINE, à un valet de pied.
Servez le thé.
Entre Rita par la gauche. Le valet de pied dispose pour le thé.
Scène VII
JACQUELINE, MARCEL, RITA, puis BRIDOU, puis THÉRÈSE et PAUL, puis LES JOUEURS
RITA.
On fait la noce sans moi ! Je m’en doutais.
JACQUELINE.
Rita !
RITA.
Elle-même... Bonsoir, Marcel...
À Jacqueline.
On ne m’a pas invitée, moi !... Il paraît que j’étais de trop.
JACQUELINE.
Bridou aurait dû t’expliquer... Je le lui avais recommandé, pourtant.
RITA.
Où est-il, Bridou ? Où est-il ?
JACQUELINE.
Il est là...
À Marcel, bas.
Allez donc... et prévenez Thérèse...
MARCEL.
Oui... oui...
RITA, à Jacqueline.
Il y a une femme ici... Je l’aperçois, d’ailleurs... C’est pour ça qu’on n’a pas voulu de moi !...
À Bridou.
Vous m’avez raconté des histoires à dormir debout, vous... Ah ! vous savez bien m’expédier, quand je vous gêne pour vos farces !
BRIDOU.
Que vas-tu chercher ?... C’est une amie de Jacqueline, une amie de province... très convenable... qui est arrivée ce soir...
JACQUELINE.
Regarde... Tu comprends, maintenant ?
RITA.
Voyons un peu... Oui... Alors, c’est bon, on s’en va. C’était bien plus simple de me le dire avant et de ne pas me faire des cachotteries.
THÉRÈSE, du fond, à Marcel.
Ah ! c’est mademoiselle Rita, cette dame ?
PAUL.
La bonne amie de Bridou ?
THÉRÈSE.
Est-ce que c’est moi qui lui fais peur ?...
À Marcel.
Ne la laissez donc pas partir ?
MARCEL.
Vous désirez ?...
THÉRÈSE.
Je vous en prie...
Marcel va vers Rita.
PAUL.
Quoi ?... Tu veux...
THÉRÈSE.
Mais parfaitement. Et il faut que tu la connaisses aussi. La maîtresse de Bridou, c’est une puissance. Elle aura peut-être un jour un procès, qui sait... comme Bridou...
Paul hausse les épaules.
Mon ami, tu as voulu me mener ici : supportons-en les conséquences de bonne grâce.
MARCEL, qui a parlé bas à Rita.
Venez, Rita... Vous avez peur ?
RITA.
Non. Mais je ne connais pas ces gens-là !
MARCEL.
Jacqueline va vous présenter...
À Jacqueline.
Madame Champlin vous en prie, chère amie.
JACQUELINE, ennuyée.
Ah ! vraiment ?
RITA, se fâchant.
Eh bien, après ?... Ça t’offusque ?
JACQUELINE.
Non.
RITA.
Alors, qu’est-ce que tu attends ? Ne dirait-on pas que je ne suis pas présentable ?... C’est inouï !
JACQUELINE.
Allons, tais-toi...
Elle s’avance avec Rita vers Thérèse.
Ma chère amie, voulez-vous me permettre de vous présenter... une jeune artiste de nos amies... mademoiselle Rita.
THÉRÈSE, lui tendant la main.
Enchantée, mademoiselle.
RITA.
Moi de même, madame... trop honorée...
PAUL, bas, à Marcel.
Présentez-moi.
MARCEL.
Rita, je vous présente monsieur Champlin.
THÉRÈSE.
Mon mari.
RITA.
Monsieur.
PAUL.
Mademoiselle.
RITA, à Anthéor.
Bonjour, Anthéor... Bonjour, vous autres.
JACQUELINE, le thé étant servi.
Prenez-vous une tasse de thé, Rita ?
RITA.
Si tu veux !
Mouvement de Jacqueline sur ce tutoiement.
THÉRÈSE, l’invitant à s’asseoir à côté d’elle.
Mademoiselle... Vous offrirais-je un peu de lait ?
RITA.
Un rien, madame... mais après vous.
Thérèse se sert et lui passe le pot qui contient le lait.
THÉRÈSE.
Vous sortez de votre théâtre, mademoiselle ?
RITA.
Non, je viens de passer la soirée au Moulin-Rouge... Je ne suis engagée dans aucun théâtre pour le moment. Mais je vais jouer l’hiver prochain.
THÉRÈSE.
Où donc ?
RITA.
Dans une petite salle très jolie, une bonbonnière. Elle n’est pas encore construite, mais j’ai vu les plans. Je dois débuter dans un petit acte très gracieux... qui n’est pas encore fait, mais on m’a raconté le sujet... un sujet nouveau, qui n’a jamais été mis au théâtre. C’est un peu raide, bien entendu. Vous assisterez à mes débuts, n’est-ce pas, madame ?
THÉRÈSE.
Je n’y manquerai pas, mademoiselle.
RITA, à Paul.
Vous aussi, monsieur... Vous verrez, je crois que je ne serai pas mal.
ANTHÉOR.
Qu’est-ce qu’il y avait au Moulin-Rouge, Rita ?
RITA.
Épatant, mon cher ! Allez-y demain, vous ne vous embêterez pas !
À Jacqueline.
Tu ne les as pas encore vues, toi, les danseuses ?
JACQUELINE, très vexée.
J’ai horreur de ces endroits-là ?
RITA.
Tu m’étonnes ! Tu y es tout le temps !
Jacqueline se lève au comble de la confusion, comme pour donner un ordre à un valet de pied.
JACQUELINE, à part.
Elle fait exprès de me tutoyer... quelle peste !
RITA.
Est-ce qu’on soupe ? Je meurs de faim, moi !
JACQUELINE.
Oui, c’est ça ! Je vais donner des ordres. Venez-vous, Rita ?
Elle l’entraine.
RITA, se levant, à Thérèse.
Madame, vous permettez ?...
Thérèse fait un geste gracieux. Rita à Jacqueline en s’éloignant.
Ça, ma vieille, c’est une femme du monde !
ANTHÉOR.
Allons faire les comptes. On vous doit de l’argent, monsieur Champlin.
Les joueurs s’éloignent.
MARCEL, à Sauvenel, en s’éloignant.
Très embêtée, notre petite Jacqueline !
Tout le monde va au fond, où on fait les comptes. Restent en scène Thérèse et Paul.
Scène VIII
PAUL, THÉRÈSE, puis JACQUELINE
THÉRÈSE.
Maintenant, en voilà assez, n’est-ce pas ? Nous allons nous retirer... à moins que tu ne tiennes absolument à souper avec Rita ?
PAUL.
Oh !
THÉRÈSE.
Il est minuit. Prenons congé de la maîtresse de maison, car pour la première fois il ne serait pas poli de s’en aller à l’anglaise.
PAUL.
Il est déjà minuit !
THÉRÈSE.
Comme le temps passe ! Mais, enfin, il est passé ! Et puis, demain, nous partirons.
PAUL.
Pour où ?
THÉRÈSE.
Pour Dijon... avec ce qui nous reste de tes cinq cents francs.
PAUL.
Et ce Bridou qui me casse bras et jambes !
THÉRÈSE.
Tu as pourtant assez le maniement de ces gens-là !
PAUL.
Encore faut-il qu’ils me laissent parler !... Bridou perdra son procès, ce sera bien fait !... Si on pouvait rabibocher ça... Il n’est peut-être pas indispensable de partir immédiatement.
THÉRÈSE.
Oh ! si ! j’y tiens beaucoup... dans ton intérêt surtout.
PAUL.
Dans mon intérêt ?
THÉRÈSE.
Oui.
PAUL.
Pourquoi ?
THÉRÈSE.
Parce que, si tu restais plus longtemps à Paris, il t’arriverait l’aventure la plus bouffonne du monde.
PAUL.
Laquelle ?
THÉRÈSE.
Tu deviendrais amoureux de Jacqueline.
PAUL.
Ah ! par exemple !
THÉRÈSE, gaiement.
Je t’assure... Crois-moi... Et je te connais. Ça te rendrait insupportable, outre que ça compliquerait notre existence. Car, si tu me trompais, ou si seulement tu en manifestais l’intention d’une façon trop... visible, qu’est-ce que je ferais, moi ? Il faudrait que je prisse un parti. Et lequel ? C’est très délicat. Je n’ai pas encore réfléchi à ça... Te trompera mon tour ? Je ne suis pas préparée à cette éventualité... Néanmoins, c’est peut-être encore ce qu’il y aurait de plus simple... Enfin, vois, réfléchis. Tâche d’être fixé le plus tôt possible... Qu’est-ce que tu as ?
PAUL.
Je suis stupéfait.
THÉRÈSE.
Et de quoi ?
PAUL.
De te voir envisager de sang-froid et presque gaiement une hypothèse aussi absurde et que ma conduite, jusqu’à présent, ne justifie guère, permets-moi de te le dire. J’aime mieux croire que tu te moques de moi.
THÉRÈSE.
Il faut bien rire.
PAUL.
Ah ! tu riais ?
THÉRÈSE.
Tu ne t’en es pas aperçu ?
PAUL.
Non.
THÉRÈSE.
Alors, demande-moi pardon.
PAUL.
Je veux bien te demander pardon, mais je n’ai rien à me faire pardonner.
THÉRÈSE.
Dans ce cas, rentrons. Je t’assure que Paris ne te réussit pas, ni à moi non plus... peut-être...
À Jacqueline qui paraît.
Nous allons nous retirer, chère amie... Merci de cette bonne soirée.
JACQUELINE.
Monsieur Champlin, vous avez de l’argent à toucher... On vous attend...
Paul va vers le fond.
Scène IX
THÉRÈSE, JACQUELINE, puis PAUL
JACQUELINE.
Ma chère Thérèse, je vous fait toutes mes excuses et je vous prie de croire que cet incident m’a été aussi pénible qu’à vous.
THÉRÈSE.
Quel incident ?
JACQUELINE.
L’arrivée de Rita... Elle est d’un sans-gêne !
THÉRÈSE.
Mais non. Elle a l’air d’une fort bonne personne... et j’aurais été désolée que ma présence vous empêchât de recevoir une de vos amies.
JACQUELINE, piquée.
Ce n’est pas une de mes amies... C’est une de ces relations avec qui la vie parisienne vous impose parfois une familiarité apparente, voilà tout.
THÉRÈSE.
Inutile de vous excuser... J’emporte le meilleur souvenir de notre rencontre et de la soirée que nous avons passée chez vous.
JACQUELINE.
Quand aurai-je le plaisir de vous revoir ?
THÉRÈSE.
Vraiment, je ne sais pas trop. Nous quittons Paris ces jours-ci, peut-être même demain soir...
JACQUELINE.
Vous me permettrez bien d’aller vous embrasser avant votre départ.
THÉRÈSE.
Je le désirerais autant que vous, mais c’est le temps qui va me manquer.
JACQUELINE.
Vous trouverez bien un quart d’heure. J’insiste un peu, car j’ai l’impression que vous me quittez avec une froideur singulière.
THÉRÈSE.
Oh ! par exemple !
JACQUELINE.
On ne vous a pas dit de mal de moi ?
THÉRÈSE.
Qui aurait pu m’en dire, mon Dieu ?
JACQUELINE.
J’ai comme une idée, au contraire, que quelqu’un vous a parlé de moi et d’une façon assez malveillante.
THÉRÈSE, la regardant.
Qui ?
JACQUELINE.
Vous devez bien le savoir.
THÉRÈSE.
Expliquez-vous clairement, Jacqueline. Et n’ayez pas de ces réticences, de ces inflexions de voix qui en disent ou qui ont la prétention d’en dire long. Si vous saviez mon éloignement pour ces façons-là et comme c’est un détail qui, à défaut d’autres raisons, nous empêcherait de nous fréquenter !
JACQUELINE.
Ah ! vous y voilà ! Nous ne nous fréquenterons donc plus ?
THÉRÈSE.
Je le crains, si vous continuez sur ce ton-là, Jacqueline.
JACQUELINE.
Pourquoi ne pas me l’avoir dit franchement ? et pourquoi surtout ne pas m’en avouer les raisons véritables ?
THÉRÈSE.
Tenez, ma chère Jacqueline, épargnons-nous la plus sotte des explications et n’oublions pas, l’une et l’autre, que nous sommes chez vous... Oui, je crois bien qu’il faut perdre l’espoir de nous lier davantage. La vie nous a entraînées sur des routes opposées et nous a fait des caractères trop différents. Un hasard que je ne regrette pas encore nous a un instant rapprochées après dix années. Mais, hélas ! nous ne sommes plus les petites filles insouciantes qui ont tant joué ensemble autrefois. Je vous dirai même que, moi, je n’ai plus joué depuis cette époque-là. Nous avons eu, chacune, nos déceptions et nos chagrins, nous connaissons mieux la vie, nous avons plus d’expérience. Résignons-nous à ne pas devenir des amies, Jacqueline, puisque les circonstances ne nous en laissent pas le temps, mais tachons de ne pas devenir des ennemies. Ce n’est pas la peine, on en a toujours assez.
JACQUELINE.
Dites simplement que nous aimons le même homme, ça vaudra mieux, et nous saurons ainsi à quoi nous en tenir.
THÉRÈSE.
À moins qu’il ne s’agisse de mon mari, je ne vois pas de qui vous voulez parler, car je connais fort peu monsieur Marcel Delonge, puisque vous me forcez à prononcer son nom. Et il ne m’importe guère, je vous le jure, que vous le croyiez ou que vous ne le croyiez pas ! Si vous saviez comme l’opinion des autres m’est indifférente, quand j’ai ma conscience pour moi !... En voilà assez sur ce sujet. Séparons-nous, n’est-ce pas ? Je vous vois toute frémissante de jalousie et de colère et prête à prononcer des paroles de haine ! Il ne me convient pas de les entendre. Adieu.
Elle s’éloigne.
JACQUELINE.
Ça vous contrarie un peu que j’aie deviné hein ?
THÉRÈSE, la regardant fixement, après un temps.
Vous êtes tombée bien bas, Jacqueline !
JACQUELINE.
Alors, nous voilà ennemies ?
THÉRÈSE, haussant les épaules.
Si vous voulez !...
À Paul, qui entre et entend la dernière réplique.
Viens-tu ?...
À Jacqueline.
Madame...
Elle sort.
PAUL, à Jacqueline.
Ma femme et vous, des ennemies ! Qu’est-ce qui s’est donc passé ?
JACQUELINE.
Ce qui s’est passé ?
PAUL.
Oui.
JACQUELINE, lui touchant le bras et à voix basse.
Venez me voir demain, je vous le dirai.
PAUL, lui baisant la main.
Bon... Alors, à demain.
Il sort.
ACTE III
Un salon dans l’hôtel de madame Salvier.
Larges fenêtres au fond et à gauche ; portes à droite et à gauche. Meubles de style luxueux.
Scène première
THÉRÈSE, MADAME SALVIER
MADAME SALVIER, assise dans un fauteuil, à Thérèse qui entre habillée.
Bonjour, ma chère amie. Vous rentrez ou vous sortez ?
THÉRÈSE.
Je rentre... Je viens de faire des visites... une ou deux courses... car, hélas ! ma cousine, nous allons vous quitter demain.
MADAME SALVIER.
C’est décidé ?
THÉRÈSE.
Oui, tout à fait.
MADAME SALVIER.
Je ne veux pas vous retenir de force, ma chère enfant, ni vous faire de phrases. Mais vous êtes ici absolument chez vous. Vous y resterez tant qu’il vous plaira et vous reviendrez quand cela vous sera agréable.
THÉRÈSE.
Laissez-moi vous dire aussi, puisque nous n’avons plus que quelques heures à passer ensemble, quelle reconnaissance je vous garde de votre accueil, de votre cordialité...
Elle lui prend la main.
Vous avez été l’amie la plus précieuse et la plus délicate.
MADAME SALVIER.
C’est que j’ai une grosse affection pour vous, Thérèse... et pour votre mari aussi, par-dessus le marché !
THÉRÈSE, souriant.
Un peu moins pour lui, alors ?
MADAME SALVIER, même jeu.
Un peu moins.
THÉRÈSE.
Et pourquoi ?
MADAME SALVIER.
Parce que je ne le connais pas aussi bien que vous. C’est un homme à la fois très expansif et très difficile à deviner... Pourtant, il ne doit pas être méchant.
THÉRÈSE.
Il est très bon.
MADAME SALVIER.
Enfin, vous, vous le connaissez !
THÉRÈSE.
Parfaitement.
MADAME SALVIER.
C’est l’essentiel... N’importe, tout ça n’est pas gai. Je ne sais pas pourquoi je me figure que je vais rester bien seule quand vous serez partie. Car, je continue à n’avoir aucune nouvelle de Marcel et je viens de lui écrire une lettre indignée.
THÉRÈSE.
Vous ne l’avez pas revu... depuis... ?
MADAME SALVIER.
Depuis huit jours... Il n’est jamais resté si longtemps sans venir me voir. Et ce qui m’inquiète davantage encore, c’est que j’ai appris par Anthéor... le comte Anthéor... qui est venu me faire visite tout à l’heure...
THÉRÈSE.
Qu’avez-vous appris ?
MADAME SALVIER.
J’espère que c’est un potin... Marcel se serait mis à jouer à la Bourse... Lui ! l’homme le plus malchanceux au jeu et qui ne me gagne pas une partie de bésigue sur dix... Votre mari n’en a pas entendu parler ?
THÉRÈSE.
Oh ! il ne m’en a pas parlé, à moi, en tout cas. D’ailleurs, où l’aurait-il appris ? Il n’a aucune relation dans ce monde-là.
MADAME SALVIER.
Il est certainement arrivé quelque histoire à Marcel... Et vous ? Vous ne l’avez pas rencontré, naturellement ?
THÉRÈSE.
Pas depuis cette soirée que nous avons passée chez madame Évrard.
MADAME SALVIER.
Oh ! celle-là... Il faut que je fasse sa connaissance Elle est trop mêlée aux affaires de quelques-uns de mes amis. D’autant plus que c’est une femme dangereuse, d’après ce que vous m’avez raconté d’elle.
THÉRÈSE.
Elle aime monsieur Marcel Delonge. Elle ne cherchera pas à lui nuire.
MADAME SALVIER.
Elle l’aime, ce n’est pas sûr... Mais lui, ne l’aime pas, je vous le certifie... Quel garçon décevant et compliqué, et cependant si bien doué, si honnête, si juste ! Les circonstances lui ont manqué... Il lui a manqué surtout une femme qui aurait discipliné ses qualités admirables... une femme comme vous, ou comme moi, il y a trente ans ! Mais maintenant, quelle influence puis-je avoir sur lui ?
THÉRÈSE.
Une très forte, car il a pour vous une amitié profonde.
MADAME SALVIER.
Il faut bien que je m’occupe de lui : je n’ai plus d’autre intérêt à la vie... Ah ! comme c’est dommage que vous partiez ! Mais vous allez revenir bientôt, n’est-ce pas ?
THÉRÈSE.
Malheureusement, je ne le crois pas, ma cousine.
MADAME SALVIER.
Et pour quelles raisons, s’il vous plaît ?
THÉRÈSE.
Une fois là-bas, je vais être reprise par tant d’obligations et de soucis, tant de petites chaînes, mais si solides ! Je viens de recevoir une lettre de ma fille, une lettre bien ingénue et composée uniquement de fautes d’orthographe, mais qui m’a toute remuée. Elle me dit : « Je te ferai observer, maman, que c’est la première fois que tu me quittes, et qu’alors je m’ennuie pour la première fois, moi aussi. » Elle a onze ans. Je l’avais laissée à Dijon, pensant rester ici une semaine à peine, et voilà un mois que mon mari retarde notre départ, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre. Et j’ai hâte, malgré le chagrin de vous quitter, non seulement de revoir Germaine, mais de m’occuper d’elle exclusivement... de m’absorber dans son éducation, de préparer cette enfant à l’âpre vie d’aujourd’hui... Ah ! que de réflexions j’ai faites pendant ce séjour à Paris ! Tout ce que j’y ai vu me remplit d’angoisse pour l’avenir d’une jeune fille tendre et impressionnable comme la mienne. Car elle ne rencontrera sur son chemin que des ambitieux féroces ou des âmes légères d’égoïstes... Non, non, hélas ! je ne vois pas se former l’homme que je rêverais pour elle... un être à la fois de cœur et de volonté... Ceux qui ont de la noblesse d’âme sont sans énergie ; ceux qui ont de la volonté sont sans scrupules... Ah ! les pauvres petites ! à quelles déceptions les vouons-nous en leur enseignant le sacrifice et le devoir, le devoir qui n’est peut-être qu’un voile qu’on nous met devant les yeux pour nous cacher le bonheur !
MADAME SALVIER.
Vous voilà avec des idées bien sombres, ma chère Thérèse. Et les miennes ne sont guère plus réjouissantes... C’est votre départ, décidément... J’ai une envie folle de vous embrasser...
Elles s’embrassent toutes les deux, puis sur un mouvement de Thérèse.
Vous restez chez vous ?
THÉRÈSE.
Je vais enlever mon chapeau.
MADAME SALVIER.
Votre mari est-il là ?
THÉRÈSE.
Non... je l’ai laissé dans des magasins... Si vous voyez monsieur Marcel Delonge, je vous prie de lui faire mes adieux et de lui dire mon regret de n’avoir pu lui serrer la main.
MADAME SALVIER.
Oh ! je vais le voir, certainement.
Elle la conduit à la porte de droite.
Scène II
MADAME SALVIER, ROSALIE
MADAME SALVIER.
Qu’y a-t-il Rosalie ?
ROSALIE.
C’est cette dame qui téléphone en réponse à la lettre qu’elle a reçue de Madame, et qui demande à Madame à quelle heure elle pourra se présenter.
MADAME SALVIER.
Quand elle voudra, dans le courant de l’après-midi. Je ne bouge pas.
ROSALIE.
Bien, Madame.
Elle sort, pendant que la porte de gauche s’entr’ouvre et qu’entre Marcel.
Scène III
MADAME SALVIER, MARCEL
MADAME SALVIER.
Ah ! vous voilà, vous !
Elle lui tend la main.
MARCEL.
Je m’attendais à cet accueil glacial.
MADAME SALVIER.
Nous avons un compte à régler ensemble... Asseyez-vous et expliquez-moi un peu votre conduite... Ah çà ! d’où venez-vous ? On ne vous voit plus.
MARCEL.
De chez moi. J’ai trouvé votre lettre en arrivant, ce matin.
MADAME SALVIER.
Vous n’étiez pas rentré de la nuit ? c’est joli ! D’ailleurs, vous avez la mine fripée... vous êtes vert !
MARCEL.
Moi ? Je ne me suis jamais si bien porté... Mais vous ne comprenez pas. J’arrive de chez moi, de la campagne. Vous ne vous rappelez plus que j’ai une maison de campagne ?
MADAME SALVIER.
Vous arrivez d’Angers ?
MARCEL.
Précisément.
MADAME SALVIER.
Et qu’est-ce que vous êtes allé faire à Angers ? Voilà une histoire ! Vous ne pouviez pas me prévenir, au lieu de me laisser faire toutes sortes de suppositions plus malveillantes les unes que les autres ?
MARCEL.
J’ai été forcé de partir à l’improviste. Mon notaire avait trouvé une excellente occasion pour vendre ma terre de Civrac et je ne voulais pas la laisser échapper.
MADAME SALVIER.
Vous vendez Civrac ! une vieille terre de famille !
MARCEL.
Je n’y allais jamais ; elle était fort mal exploitée, par conséquent. J’ai conservé la petite métairie voisine, avec la maison d’habitation aux volets verts et au toit d’ardoises, que vous connaissez. Les hêtres qui l’entourent et que vous admiriez tant...
MADAME SALVIER.
Vous m’agacez avec vos hêtres ! Je le sais, moi, pourquoi vous avez vendu Civrac ! C’est parce que vous aviez besoin d’argent pour jouer à la Bourse !
MARCEL.
Qui vous a raconté une pareille... ?
MADAME SALVIER.
Qui me l’a raconté ?... Ça ne vous regarde pas. Je le sais... Mon pauvre Marcel ! Mon pauvre Marcel ! qu’est-ce qui vous prend ? Ne suis-je plus votre vieille amie ? N’avez-vous plus confiance en moi ? Dites-moi la vérité : vous avez perdu ?
MARCEL.
Un peu, oui. Mais ne vous alarmez pas, ce n’est pas grave.
MADAME SALVIER.
Pas grave ! pas grave ! Mais il n’était pas question de cela, il y a seulement une semaine, vous ne parliez de la Bourse et des financiers qu’avec horreur.
MARCEL.
Cette horreur n’a pas diminué, croyez-le bien.
MADAME SALVIER.
Que s’est-il donc passé ? C’est en huit jours que ce désastre s’est accompli ?
MARCEL.
Ce n’est pas en huit jours, c’est en une heure !...
MADAME SALVIER.
Une heure !...
MARCEL.
À peu près... Je suis allé voir un nommé Bridou, dont je vous ai déjà entretenue. Il m’a reçu fort gracieusement et m’a déclaré qu’il voulait faire ma fortune... Cette histoire ne vous ennuie pas ?
MADAME SALVIER.
Vous avez le courage de plaisanter !
MARCEL.
J’écoute Bridou ; j’admire son assurance...
MADAME SALVIER.
Je vous ai entendu dix fois le traiter de fripon !
MARCEL.
J’étais lucide, alors... mais j’avais perdu provisoirement cette lucidité a la suite de diverses circonstances qui feront l’objet d’une prochaine, conversation... Bref, il m’était venu pour le génie de Bridou une foi aveugle, et, sûr son conseil, je donnai à un petit jeune homme qu’il me présenta, l’ordre d’acheter un certain nombre de titres d’une valeur dont je ne veux même plus me rappeler le nom. C’est un nom anglais. Cela se passait trois jours avant la fin du mois, c’est-à-dire vendredi dernier. La différence entre le prix auquel j’ai acheté ces titres et le prix auquel je les ai revendus, représente exactement, par une coïncidence que je ne me lasse pas d’admirer, la valeur de ma terre de Civrac !
MADAME SALVIER.
C’est épouvantable ! Mais, malheureux ! vous êtes ruiné ?
MARCEL.
Du tout, grâce à la petite maison verte et à ces hêtres dont vous faites fi ! Je compte y aller vivre, y vieillir et y mourir même, quand cela me paraîtra absolument nécessaire.
MADAME SALVIER.
Et vous n’habiterez plus Paris ?
MARCEL.
Non, mais j’y viendrai quelquefois... à pied.
MADAME SALVIER.
Ma parole, il a l’air satisfait de lui ! Mais si vous croyez que je ne devine pas ce que vous devez souffrir...
Lui prenant la main.
Assez de crânerie et de pose avec moi ! Je ne vous laisserai pas faire de folies, soyez-en certain. Et heureusement, j’ai des économies.
MARCEL.
J’avais prévu cette offre de votre cœur, mais j’étais si résolu à ne l’accepter sous aucun prétexte, que je n’ai pas hésité a vous raconter mon aventure. Mais vous vous trompez : je ne souffre pas. Je constate, au contraire, sans amertume, implacable logique de ce qui m’arrive. Il était inévitable que le jour où je ferais le moindre geste pour sortir de la médiocrité, pour vivre de la vie violente et hasardeuse d’aujourd’hui, que, ce jour-là, je serais écrasé. Je l’avais prévu, je me l’étais dit cent fois : cela ne m’a pas empêché de le faire, car il y a le destin, lequel m’a admirablement organisé pour ne jamais réussir. Et puis, chaque époque a ses armes. Seulement, les uns savent les manier, et les autres ne le savent pas. Les uns prennent sans effort, par un instinct naturel, le courant, les habitudes et la moralité de l’heure où ils vivent, et, quand l’heure change, ils changent comme elle ; tandis que les autres sont immobiles dans la foule toujours mouvante et ils finissent par être piétinés. Enfin, voyez-vous, ma chère amie, il y a deux grandes catégories d’hommes civilisés ; ceux qui s’adaptent exactement à leur époque et ne lui demandent que ce qu’elle peut donner, et c’est parmi ceux-là que la vie choisit les vainqueurs, car ce qu’on appelle la chance, c’est la faculté de s’adapter instantanément à l’imprévu. Et puis, il y a ceux qui ne s’adaptent pas, qu’ils soient nés trop tard ou trop tôt, qu’ils aient encore les idées d’hier ou qu’ils aient déjà celles de demain. Et ceux-là, ce sont les vaincus. Je ne vous dis pas qu’ils le méritent ; je ne vous dis pas que cela soit très juste, mais cela s’accomplit avec la tranquille fatalité des lois de la nature. Eh bien, moi, je ne m’adapte pas, c’est bien simple, et je fais un acte de sagesse en disparaissant d’une mêlée où je ne peux que recevoir des coups de tout le monde !
MADAME SALVIER.
Il y aurait encore un parti à prendre, qui ne serait peut-être pas indigne de vous, et qui consisterait à recommencer courageusement votre existence.
MARCEL.
Donnez-moi une raison de vivre, une femme à conquérir, donnez-moi une ambition et un but, et c est ce que je ferai.
MADAME SALVIER.
La meilleure raison de vivre qui puisse animer un homme de votre caractère, c’est l’amour.
MARCEL.
Elle serait la meilleure, en effet, mais je ne l’ai pas...
MADAME SALVIER, avec doute.
Oh !
MARCEL.
Vous croyez que j’aime Thérèse ?
MADAME SALVIER.
J’en suis sûre.
MARCEL.
Eh bien, oui... oui... Vous avez deviné... Je l’aime... et jamais une femme ne s’est emparée ainsi de moi, sans coquetterie, sans ruse, sans surprise. Depuis que je la connais, il m’est impossible de ne pas penser à elle, et cela me semble un fait inique et monstrueux que je puisse en être séparé. Un soir pourtant, oui, un soir, j’ai cru qu’elle m’aimait... et qu’elle pouvait être à moi. Alors, voyez ma folie, ma stupidité. Moi, qui n’aime pas l’argent, qui en ai pour, tout de suite c’est à l’argent que j’ai pensé. J’ai voulu faire fortune pour elle. Et alors, le vertige m’a saisi, et je suis allé me faire broyer dans ce jeu sauvage de l’argent et du hasard ! Et aujourd’hui elle part et je ne la verrai plus ! Car elle part bientôt, n’est-ce pas ?
MADAME SALVIER.
Demain.
MARCEL.
Vous a-t-elle parlé de moi pendant ces huit jours derniers ?
MADAME SALVIER.
Plusieurs fois. Dites donc, vous savez ce qui est en train de lui arriver, à Thérèse ?
MARCEL.
Non.
MADAME SALVIER.
Son mari est en train de la tromper avec Jacqueline Évrard, à ce que prétend Anthéor. Vous ne l’avez pas entendu dire ?
MARCEL.
Vaguement. Et après ?
MADAME SALVIER.
C’est tout l’effet que ça vous produit ? Moi, je suis scandalisée Et si c’était Thérèse qui l’eût trompé, j’aurais trouvé ça charmant. Mais lui, je suis arrivée à le prendre en grippe. En voilà un qui s’adapte ! Quant à vous, mon cher Marcel, vous vous êtes laissé ruiner, ou à peu près. C’est stupide, ce que vous avez fait là, mais enfin vous l’avez fait. Ce n’est pas la première fois qu’une pareille aventure arrive à un monsieur. Seulement, vous êtes jeune, vous êtes en pleine force et en pleine santé, et vous n’avez pas le droit de vous retirer de la mêlée, quand même vous devriez y recevoir des coups. À votre âge, on doit être prêt à recevoir des coups, et surtout à les rendre ; on compte sur le hasard, on compte sur l’impossible, mais on ne s’enfuit pas sous des hêtres !...
MARCEL.
Quoi que je lui dise, quoi que je fasse, est-ce qu’elle abandonnera, pour me suivre, son mari et son enfant ? Non, n’est-ce pas ? Et même, si elle apprenait que son mari a une maitresse, elle lui pardonnerait : vous ne la connaissez pas ! Je suis perdu, c’est fini, n’en parlons plus... Ah ! pourquoi diable vais-je m’éprendre d’une honnête femme quand il y en a tant d’autres ?
Entre Paul par le fond, venant du dehors.
Scène IV
MADAME SALVIER, MARCEL, PAUL
PAUL.
Chère cousine...
À Marcel.
Cher monsieur... Comment allez-vous ? Il y a un certain temps que je n’ai eu le plaisir de vous voir.
MARCEL.
J’étais en voyage.
PAUL.
Cousine, nous allons vous débarrasser de notre présence.
MADAME SALVIER.
Cette idée n’a pas le sens commun, mais je ne peux pas m’y opposer. Et quand vous reverra-t-on ?
PAUL, souriant.
Bientôt.
MADAME SALVIER.
Qu’appelez-vous bientôt ? L’hiver prochain ?
PAUL.
Avant, bien avant.
MARCEL, avec un mouvement.
Ah !
MADAME SALVIER.
Ce n’est pas ce que Thérèse m’a laissé entendre.
PAUL.
C’est une petite surprise.
MADAME SALVIER.
Quel est ce sourire énigmatique qui se joue sur vos lèvres ? Il y a donc un mystère ?
PAUL.
Il y en a un, ma cousine.
MADAME SALVIER.
Et Thérèse n’en est pas informée ?
PAUL.
Pas encore. Je ne suis fixé moi-même que depuis peu d’instants... Mais rassurez-vous, il ne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle, au contraire.
MADAME SALVIER, échangeant un coup s’œil avec Marcel.
Tant mieux, cousin, tant mieux... Mais vous m’intriguez terriblement...
Le regardant tout à coup.
Tournez-vous un peu, s’il vous plaît ?
PAUL.
Moi ?... Que je... ?
MADAME SALVIER.
Oui, tournez-moi le dos une minute.
PAUL.
J’obéis sans comprendre...
Il se tourne en riant.
MADAME SALVIER, l’examinant.
Bon !
PAUL.
Je peux me retourner, maintenant ?
MADAME SALVIER.
Oui... Ça vient de Dijon, cette jaquette-là ?
PAUL.
Non. Elle est neuve. C’est la première fois que je la mets. Elle vient de chez le tailleur de monsieur Marcel Delonge. Je ne pouvais pas mieux choisir.
MARCEL.
Elle est très bien. Je lui en ferai mes compliments.
MADAME SALVIER.
Vous devenez d’une élégance supérieure, cousin. D’abord, vous avez beaucoup changé depuis votre séjour à Paris, et principalement depuis une huitaine de jours.
PAUL, la regardant.
Bah !
MADAME SALVIER.
Oui.
PAUL.
C’est ma femme qui vous a dit ça ?
MADAME SALVIER.
Du tout. C’est une observation que j’ai faite personnellement.
PAUL.
Ai-je changé en bien ou en mal ?
MADAME SALVIER.
Au physique, en bien ?
PAUL.
Et au moral ?
MADAME SALVIER.
Au moral, je ne sais pas encore...
Allant à Marcel, qu’elle congédie d’un petit signe.
Alors, au revoir, vous... Revenez donc ici avant dîner.
MARCEL.
Entendu.
MADAME SALVIER, bas, en l’accompagnant.
Vous voyez qu’il y a quelque chose...
MARCEL, à Paul.
Alors, cher monsieur, à très prochainement.
PAUL.
Je l’espère, cher monsieur.
Ils se serrent la main. Sort Marcel.
Scène V
MADAME SALVIER, PAUL, puis THÉRÈSE
PAUL, préoccupé.
Savez-vous, ma cousine, que c’est vous qui êtes étrangement mystérieuse ? Je parierais qu’on vous a raconté des histoires de l’autre monde.
MADAME SALVIER.
Justement.
PAUL.
Sur moi ?
MADAME SALVIER.
Sur vous.
PAUL.
C’est monsieur Marcel Delonge qui vous les a racontées ?
MADAME SALVIER.
Non, ce n’est pas lui.
PAUL, d’un air de doute.
Oh !
MADAME SALVIER.
Je vous l’affirme.
PAUL.
Enfin, il y a quelqu’un qui vous a parlé de moi ?
MADAME SALVIER.
Évidemment.
PAUL.
J’espère, ma cousine, que vous n’ajouteriez pas foi aux potins que l’on pourrait faire à mon sujet et que vous me défendriez auprès de Thérèse ?
MADAME SALVIER.
Rassurez-vous, elle ne sait rien.
PAUL.
Comment ! mais elle ne sait rien parce qu’il n’y a rien !
MADAME SALVIER.
Il n’y a rien ?
PAUL.
Rien, absolument.
MADAME SALVIER.
Eh bien, alors, n’en parlons plus...
Apercevant un écrin que Paul vient de tirer de sa poche.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
PAUL.
C’est un petit bijou que je viens d’acheter et sur lequel je veux que vous me donniez votre avis.
MADAME SALVIER.
Voyons...
Elle ouvre l’écrin.
PAUL.
Hein !
MADAME SALVIER.
C’est superbe !
PAUL.
N’est-ce pas ?
MADAME SALVIER.
Je n’ose pas espérer que c’est pour moi.
PAUL.
C’est pour ma femme, dussiez-vous en pâlir d’envie.
MADAME SALVIER.
Allez le lui offrir tout de suite.
PAUL.
Elle est rentrée ?
MADAME SALVIER.
Il y a un moment déjà.
Entre Thérèse.
PAUL, très gai.
Ah !
Il embrasse sa femme.
THÉRÈSE.
Tu as terminé tes courses ?
PAUL.
Et surtout celle à laquelle je tenais le plus... Tiens !
Il lui donne l’écrin.
THÉRÈSE.
C’est pour moi ?
PAUL.
Oui, ma chérie.
THÉRÈSE.
Je te remercie... Mais à quel propos un cadeau, et un cadeau de cette valeur ?
PAUL.
Je vais t’expliquer ce mystère...
À madame Salvier.
Vous n’êtes pas de trop, cousine.
MADAME SALVIER.
Mais je ne dois pas être non plus absolument indispensable... et, comme j’attends une visite, je vous laisse. Vous me consacrez votre dernière soirée ?
THÉRÈSE.
Comment donc !
Sort madame Salvier.
Scène VI
PAUL, THÉRÈSE
PAUL, très gai, très cordial, très franc.
Avoue que tu es intriguée ?
THÉRÈSE.
Tu peux le dire !
PAUL.
Écoute, ma chérie, je me reproche de ne pas t’avoir tenue au courant, mais j’avais si peur que ça ne craquât au dernier moment, et c’est tellement heureux, tellement inespéré ! Laisse-moi t’embrasser... Enfin, ça y est... ça y est !
THÉRÈSE.
Je t’en prie...
PAUL.
Oui, en effet... je bavarde... je m’enthousiasme et je ne te dis rien... Voici... Tu te rappelles que Bridou... hein ?... Bridou... en me refusant ce que je lui demandais, le procès, le fameux procès, m’avait engagé tout de même à aller le voir un matin. Tu te rappelles ?
THÉRÈSE.
À merveille... Tu m’avais promis de ne pas le faire.
PAUL.
Oui... Oh ! je sais bien que tu n’approuvais pas cette démarche... et, avant de m’y résoudre, j’ai hésité, beaucoup hésité ; mais, en somme, elle ne m’engageait pas à grand’chose... c’était comme une visite de politesse, et je me suis permis de la faire à ton insu... Et tu vas voir que je n’ai pas été mal inspiré... Tu ne me blâmes pas trop, dis, ma chérie ?
THÉRÈSE.
Continue.
PAUL.
J’ai causé avec Bridou, longuement, cette fois-ci. Je ne lui ai pas parlé seulement de son procès, mais des affaires en général. Je lui ai soumis certaines idées qui l’ont frappé... C’est un homme de premier ordre, décidément... À la suite de cet entretien, nous avons pris un autre rendez-vous ; nous nous entendions de plus en plus. Je te passe les détails. Bref, de fil en aiguille – écoute bien ceci – il m’a offert la place de directeur de son contentieux. Le contentieux de Bridou, c’est-à-dire un réseau inextricable d’affaires de toutes sortes, pour lesquelles ce n’est pas trop de toute mon activité, de tout mon temps... Et, comme appointements, c’est magnifique et ça ne fera qu’augmenter, sans compter les occasions de s’enrichir, occasions innombrables, presque quotidiennes, à côté d’un monsieur comme Bridou.
THÉRÈSE.
Et tu as accepté cette place ?
PAUL.
Mais, ma chérie, pour refuser, il aurait fallu être fou ! Tu ne sautes pas de joie ?
THÉRÈSE.
Je sauterai de joie quand je comprendrai mieux et que tu daigneras me donner des explications plus précises. Nous partons toujours demain ?
PAUL.
Afin d’arranger nos affaires là-bas, puis nous revenons immédiatement.
THÉRÈSE, très calme.
En effet, pour tes nouvelles fonctions, il va être nécessaire que tu viennes très souvent à Paris, n’est-ce pas ?
PAUL.
Mais nous ne le quitterons plus !
THÉRÈSE.
Nous allons habiter Paris ?
PAUL.
Oui, ma chérie, et dans les plus délicieuses conditions. Ah ! c’était mon rêve, je puis bien te l’avouer maintenant !
THÉRÈSE.
Et tu as pris une résolution de cette importance, tu as décidé un pareil bouleversement de notre existence, sans me consulter, moi, ta femme, c’est incroyable !
PAUL.
Ah çà ! tu n’es donc pas enchantée ?
THÉRÈSE.
Enchantée de te voir abandonner une profession que tu exerçais avec honneur, quitter la ville où nous avons toujours vécu, notre foyer, et notre famille, pour venir tomber dans un milieu de gens tarés, hommes et femmes ! Et sous prétexte de gagner un peu plus d’argent, et par quels moyens, au prix de quelle servilité et de quel louche travail, risquer ta situation, ton nom et l’avenir de ta fille ! Enchantée de ça, moi ! Mais j’en suis indignée, et davantage encore en songeant que tu l’as préparé sournoisement, en huit jours, sous quelle influence, je ne le sais pas encore, mais il faudra bien que je le sache. Et je le saurai !
PAUL.
Ne t’emporte pas, ma chérie, au nom du ciel ! et surtout ne va pas faire des suppositions folles ! La vérité est si simple... et dans la vie, il faut voir simple... Tu as le petit défaut de chercher toujours des complications et des nuances... Une occasion unique de fortune s’est présentée, je l’ai saisie, voilà tout : il n’y a pas autre chose. Quant à ce qui est de changer de profession et d’abandonner une ville pour en habiter une autre, ce sont des phénomènes très fréquents aujourd’hui, pour ainsi dire inséparables du mouvement et du désordre de la vie contemporaine... Tu parles de l’avenir de notre fille ? Crois-tu que ça n’a pas été ma principale préoccupation ? Et, si j’ai pris cette résolution, mais c’est encore plus pour elle que pour nous. Toutes nos ressources réunies, ce que je gagne si durement et le peu que nous avons déjà, nous suffisent à peine, et chaque année nous sommes menacés d’un déficit. Où prendrons-nous dans dix ans de quoi établir Germaine ? Sacrebleu ! En voilà aussi des considérations ! Et, quand tu crains que je ne compromette mon nom, je suppose que tu ne parles pas sérieusement. Je suis un honnête homme, j’imagine ?
THÉRÈSE.
C’est pour cela que tu ne dois pas te mettre au service d’un financier véreux.
PAUL.
Bridou n’est pas un financier véreux. C’est un financier arrivé et solide.
THÉRÈSE.
Il a commencé sa fortune par une escroquerie, tout le monde sait ça.
PAUL.
Mais personne ne le dit.
THÉRÈSE.
Enfin, le considères-tu comme un aussi honnête homme que toi ?
PAUL.
Non. Aussi n’ai-je pas le sou ! Je t’en supplie, ma chérie, ne faisons pas trop les délicats avec l’argent, ni avec les hommes qui en disposent. Ce sont nos maitres ; il faut, ou lutter contre eux, ou s’associer avec eux. Moi, je ne me sens pas la force de lutter, je m’associe. Et, quand on touche, comme je l’ai fait ce matin, quarante billets de mille francs au début de cette association, ce qui est une somme que je n’avais pas eue encore dans les mains, – et je réservais cette nouvelle pour la bonne bouche, – eh bien, je trouve qu’il aurait fallu être un grand sot pour la refuser !
THÉRÈSE.
Bridou t’a donné quarante mille francs ?
PAUL.
Il ne me les a pas donnés, pour qui le prends-tu ? Il me les a fait gagner, ce qui n’est pas la même chose. Les voici.
THÉRÈSE.
Gagner à quoi ?
PAUL.
À la Bourse... dans une opération que je t’expliquerai, si tu y tiens.
THÉRÈSE.
Non... Tu as gagné quarante mille francs sur les conseils de Bridou, j’ai compris. Tu aurais pu les perdre et tu n’aurais pas eu de quoi les payer. J’ai compris, je t’assure.
PAUL.
J’aurais perdu, si j’avais eu le mauvais tuyau, évidemment, mais j’étais certain d’avoir le bon. Ceux qui avaient le mauvais ont bu un joli bouillon, entre autres ce pauvre Marcel Delonge.
THÉRÈSE.
Oui... Et c’est sur ton bénéfice que tu es allé m’acheter ce bijou ?
PAUL.
C’est une bonne idée, hein, ma chérie ?...
Il le lui tend.
THÉRÈSE, le repoussant doucement, et après un temps.
Et à elle ? Qu’est-ce que tu lui as donné ?
PAUL, très naturellement.
À elle ? Qui ça ?
THÉRÈSE.
Jacqueline.
PAUL.
Madame Évrard ?
THÉRÈSE.
Oui.
PAUL.
Voilà une question ! mais je ne lui ai rien donné du tout.
THÉRÈSE.
Pas même des fleurs, comme l’autre fois ?
PAUL.
Pas même. Pourquoi lui aurais-je donné quelque chose ?
THÉRÈSE.
Mais pour le rôle qu’elle a joué là dedans. Car elle en a certainement joué un. Lequel ?... Oh ! entends-moi bien. Je ne te tends pas un piège ; je ne me livre à aucune insinuation. Tout à l’heure, un soupçon m’a traversé l’esprit devant l’étrangeté et l’imprévu de cette histoire. Mais, ce soupçon, je l’ai écarté... Non, je ne te crois pas son amant, et, quand même tu en aurais eu l’occasion, j’ai assez d’estime, assez d’affection pour toi, pour être convaincue que tu l’aurais repoussée. Car ce serait m’infliger une si rude humiliation, une telle honte, que tu n’en es pas capable ! Tu n’es pas descendu à ce degré d’inconscience et de vilenie...
PAUL.
Ma chérie...
THÉRÈSE.
Oui, n’est-ce pas ? Avant de commettre une action aussi lâche, tu te serais rappelé nos émotions communes, la douceur et la confiance de nos premières années de ménage, et aussi que j’ai toujours été une femme droite et dévouée... Alors, je n’insiste plus là-dessus, je ne t’accuse pas une seconde. Mais ne me dis pas que madame Évrard n’est pas intervenue dans cette affaire d’une manière ou d’une autre... C’est impossible. Elle est l’amie intime de Bridou, elle le rencontre constamment, c’est elle qui t’a présenté à lui... et elle ne peut pas avoir ignoré tes démarches... et tu ne peux pas ne pas l’avoir revue.
PAUL.
D’abord, Bridou est un assez grand garçon pour ne consulter personne et faire ses affaires tout seul. Mais, en effet, j’ai revu deux ou trois fois madame Évrard chez Bridou. Pourquoi le nierais-je ? Quel mal y a-t-il ?
THÉRÈSE.
Aucun. Tu as causé avec elle ?
PAUL.
Nous avons échangé quelques mots. Je dois dire, à son éloge, qu’elle s’est tout de suite excusée des torts qu’elle a envers toi – sans ça, je ne l’aurais même pas saluée. – Elle m’a dit, et avec une sincérité qu’il est impossible de soupçonner, qu’elle regrettait amèrement le malentendu de l’autre soir... et elle l’a fait d’une façon très émue et très spontanée.
THÉRÈSE.
Le malentendu !... Tu es bien bon ! Je te l’ai raconté, pourtant ! Car moi, je n’ai rien à te cacher. Elle m’a jeté à la figure que j’étais la maîtresse de monsieur Delonge... un léger malentendu, comme tu vois ! Si tu n’y attaches pas plus d’importance, dis-le-moi vite, je t’en prie !
PAUL.
Si je n’y attache pas d’importance, c’est à ton honneur, il me semble.
THÉRÈSE.
C’est juste. Enfin, elle a insulté ta femme. Tu la rencontres, et tu lui fais mille politesses... Tu n’as pas de rancune. C’est ton caractère, passons. Alors, d’après ce que je comprends, elle désirerait se réconcilier avec moi ?
PAUL.
C’est son désir le plus ardent, elle ne me l’a pas dissimulé. Je ne t’en ai pas parlé plus tôt, parce que je préférais te dire tout à la fois. Et la preuve qu’elle est sincère, c’est qu’elle aurait pu, par son influence, me nuire beaucoup auprès de Bridou, et qu’elle ne l’a pas fait.
THÉRÈSE.
Et je crois même qu’elle a fait le contraire... La vérité, veux-tu que je te la dise ? c’est que, consciemment ou non, tu t’es servi de ses relations, de son influence et de son crédit. Pourquoi les a-t-elle mis à ta disposition ? Est-ce vraiment pour se rapprocher de moi ? Est-ce la suite d’un plan plus profond et plus perfide ? Je l’ignore... Mais, la vérité, vois-tu, c’est que la situation que tu viens m’offrir et dont tu es si fier, c’est à une fille que tu la dois... oui, à une fille... car tu sais bien qu’elle a été la maîtresse de Bridou et de bien d’autres !... Prends garde, je t’en supplie, à ta dignité, à ton honneur... Écoute-moi, écoute-moi... Viens là, près de moi... oui... Essayons de nous convaincre avec le cœur, comme deux êtres qui ont vécu côte à côte une grande partie de la vie et entre lesquels il ne s’est jamais glissé de sentiments bas... Je te conjure de refuser, et non seulement pour toi, mais aussi pour moi... oui, pour moi, que Paris inquiète, qui ai besoin de solitude et d’apaisement. J’ai là-bas de douces habitudes. Je n’ai pas le courage de les changer... Je suis souffrante depuis quelque temps, je suis triste, troublée, je t’assure. Il me semble que je perds peu à peu ma confiance dans la vie, la netteté de ma pensée... et que quelque chose est en train de s’écrouler en moi... Refuse ! Tu vas refuser, tu me le promets ?
PAUL, riant.
Ma pauvre chérie, ce n’est pas des raisons que tu me donnes, ça, voyons... Elles sont bien vagues, elles sont bien faibles, tu en conviendras, pour ébranler une résolution aussi grosse que celle que je prends.
THÉRÈSE.
Ne me contrains pas à t’en donner d’autres !
PAUL.
Pourtant, je ne peux pas me contenter de celles-là. D’ailleurs, moi, je ne m’attendais pas à cette résistance... à cette résistance incompréhensible... et j’ai signé avec Bridou.
THÉRÈSE.
Tu as signé ?
PAUL.
Oui.
THÉRÈSE.
Définitivement ?
PAUL.
Définitivement. Il n’y a plus à y revenir.
THÉRÈSE.
Eh bien, alors... garde ton argent ! garde ce bijou ! garde tout ça pour toi ! Je ne les accepte pas plus que ce changement d’existence que je n’ai pas été admise à discuter, moi qui, jusqu’à présent, avais été mêlée à tes moindres actes !... Tiens ! devant ces billets de banque et ces bijoux étalés là, tu ne sais pas de quoi nous avons l’air ? De gens qui ont fait un mauvais coup et qui s’apprêtent à partager... Je refuse ma part.
PAUL.
Ah ! vraiment, tu as des idées de l’autre monde, permets-moi de te le dire, à la fin ! Ne crains donc rien : les gendarmes ne vont pas venir m’arrêter... C’est inouï ! Quelqu’un qui t’aurait entendue s’imaginerait, ma parole, que je suis un cambrioleur... Je t’en conjure, Thérèse, sois raisonnable. Aie un peu plus le sentiment des réalités et, par conséquent, de la valeur de l’argent qui les résume et les contient toutes. Que me reproches-tu, au fond ? Qu’est-ce qui t’indigne si fort ? De petites compromissions sans l’ombre de gravité et qui sont des enfantillages à côté de ce qu’il faut faire aujourd’hui pour s’enrichir ! Est-ce ma faute, à moi, si la vie est devenue plus dure et plus meurtrière ? et s’il faut avoir les reins plus solides et le cœur plus résistant qu’autrefois ? C’est comme ça, c’est comme ça ! Il n’y a plus sur la terre un être humain qui puisse se soustraire à la domination de l’argent. Tu refuses quarante mille francs ? Bigre ! c’est un trait magnifique ! Quatre fois la somme que nous avions à nous deux en nous mariant.
THÉRÈSE.
Oui... Tu devais en arriver là ! à regretter d’avoir pris une femme qui ne t’a pas apporté d’argent, à te dire que tu aurais pu, toi aussi, comme tant d’autres, épouser une femme riche, quitte à la prendre un peu moins pure et un peu moins loyale et à ne pas lui demander où elle aurait ramassé sa dot !
PAUL.
Rien ne te permet de me prêter de pareilles pensées !
THÉRÈSE.
Si ! ce que je sens de louche dans ta conduite, de faux dans ta voix et dans ton regard !... Tu as le front recouvert d’un mensonges... Qu’est-ce que tu me caches ? Qu’est-ce au il y a sous tes phrases et sous tes silences ? Je n’ose pas deviner !... Mais, pour me proposer ce que tu me proposes, il faut avoir une raison plus puissante encore que l’intérêt ! Non, tu as beau être en proie à l’obsession, à la manie de l’argent, ça ne suffit pas à m’expliquer ta résolution. Aimes-tu Jacqueline ? T’a-t-elle affolé au point que tu aies bouleversé ta vie pour ne pas la quitter, espérant un jour être aimé d’elle ?
PAUL.
Tu peux faire toutes les suppositions. Que veux-tu que je réponde ?
THÉRÈSE.
Ne réponds pas... Tiens ! ça m’est égal, car je suis certaine maintenant de toucher à ton secret. Tu t’es laissé prendre au luxe et à l’élégance de cette femme, à ce qu’elle a de clinquant et de factice, à tout ce que tu lui supposes de vice et de corruption. Et c’est nouveau pour toi, en effet. Ça te manquait, ça a dû te monter au cerveau.
PAUL, haussant tes épaules.
Comme je sors du collège !
THÉRÈSE.
Oh ! tu es convaincu que tu es très fort !... Elle est plus forte et plus rusée que toi... Mais, malheureux ! la crois-tu capable de t’aimer un jour ? Tu ne t’es donc pas aperçu qu’elle en aimait un autre ! Et tiens, Paul, même si elle s’était déjà donnée à toi, ce qui est possible, et je commence à le croire, eh bien ! ce ne serait pas par amour, ce serait par vengeance et par dépit, et par haine de moi ! Ah ! que tu es naïf, sous ton air madré !... Dieu m’est témoin qu’en ce moment je ne songe pas à ma dignité ni à l’humiliation d’une rivalité avec cette créature. Je ne songe plus qu’à sauver de notre ménage, de notre intimité, ce qui peut encore en être sauvé... Ah ! qu’il y a déjà de graves dissentiments entre nous ! Comme nous devenons peu à peu des étrangers ! c’est navrant ! c’est douloureux ! Nous n’avons plus la même conception de l’honneur, de la vie, du devoir ! Demain, nous nous disputerons peut-être notre enfant ! Tu peux tout sauver par un cri de franchise et un élan du cœur : si tu ne le veux pas, il vaut mieux nous séparer.
PAUL.
Jamais, car je n’ai pensé dans toute cette affaire qu’à notre avenir et à celui de la petite ! Et je te défie de me prouver que j’ai obéi à une autre préoccupation... Voilà pourquoi je ne céderai pas à un caprice, à je ne sais quel scrupule qui ne repose sur aucune raison valable, et je te défie aussi de découvrir quoi que ce soit de suspect dans ma vie. Je suis bien tranquille.
THÉRÈSE.
Oh ! tu es très tranquille... Tu avais prévu cette explication, tu t’y étais préparé et tu conserves ton sang-froid. Tandis que moi, j’ai été prise à l’improviste, et il était clair que je ne t’arracherais pas ton secret... Oui, oui, va, sois tranquille, je ne te ferai pas espionner... Seulement, je ne me considère plus comme ta femme. Nous ne nous sommes pas aimés assez profondément pour être attachés l’un à l’autre par le souvenir des heures passionnées, mais nous étions tenus par des liens d’affection et d’honneur... Tu les as brisés... Tant pis !... Quant à elle, je ne saurai jamais si tu es son amant, je ne saurai jamais le pacte que vous avez conclu, ce qu’elle veut faire de toi, si tu es sa victime ou si tu es son complice, mais je suis sûre qu’il y a une infamie entre vous deux !
La porte du fond s’ouvre. La femme de chambre paraît à la porte.
LA FEMME DE CHAMBRE, à Jacqueline.
Donnez-vous la peine d’entrer, Madame. Je préviens Madame à l’instant.
Entre Jacqueline.
Scène VII
PAUL, THÉRÈSE, JACQUELINE
PAUL, étonné, à part.
Jacqueline !
JACQUELINE, à part.
Ah !
Haut, à Thérèse qui s’est retournée.
J’avais rendez-vous avec madame Salvier, c’est ce qui vous explique ma présence. Je ne pensais pas que j’aurais le plaisir de vous rencontrer...
PAUL, bas, à Thérèse.
Je t’en prie, sois calme !
THÉRÈSE, bas.
De quoi as-tu peur ?
Haut.
Bonjour, Jacqueline...
JACQUELINE, s’avançant.
Ma chère Thérèse...
THÉRÈSE, après un temps.
Jacqueline... Mon mari vient de me dire que vous regrettez ce qui s’est passé entre nous, et que vous désirez sincèrement vous réconcilier avec moi ?
JACQUELINE.
Oui, Thérèse, c’est vrai.
THÉRÈSE.
Eh bien ! je ne crois pas à cette sincérité, mais d’un mot net, de femme à femme, comme si nous étions seules et que nous nous regardions dans les yeux, vous pouvez me convaincre. Si vous êtes devenue mon amie, je le verrai bien. Si vous êtes mon ennemie, ce sera une belle occasion de vous venger.
JACQUELINE.
Que voulez-vous que je vous dise ?
THÉRÈSE.
Je veux que vous répondiez à une question.
JACQUELINE.
Je vous le promets.
THÉRÈSE.
Quelle que soit cette question ?
JACQUELINE.
Quelle qu’elle soit.
THÉRÈSE.
Êtes-vous la maîtresse de mon mari ?
PAUL, affolé.
Oh ! par exemple !... Ça, Thérèse !
JACQUELINE, après un sourire de défi à Thérèse, et s’adressant à Paul, tranquillement.
Ce n’est plus la peine de nier, mon cher, vous venez de vous trahir.
THÉRÈSE, allant à Paul.
Va-t’en ! c’est fini !
PAUL.
Je t’en conjure, Thérèse, écoute-moi !
THÉRÈSE.
Non ! c’est fini ! Tu es un lâche, va-t’en, va-t’en avec elle ! Que je ne te revoie plus ! jamais ! jamais !
PAUL.
Oh !
THÉRÈSE, sortant.
Merci, Jacqueline !
JACQUELINE, touchant le bras de Paul quand Thérèse est sortie.
Eh bien, viens donc !
ACTE IV
Décor du troisième acte.
Scène première
THÉRÈSE seule, puis MARCEL
THÉRÈSE, lisant à mi-voix une lettre.
« Je n’aime pas cette femme... J’ai perdu la tête. Ne t’en va pas, je t’en supplie... Pense à notre enfant et ne sois pas inexorable... »
Un moment de silence. Entre Marcel. Thérèse, avec un mouvement.
Ah !
Elle lui tend la main.
MARCEL, après un silence, la regardant.
Que je suis ému de me trouver auprès de vous, à cette heure où vous devez être vous-même si profondément troublée !
THÉRÈSE.
Vous venez de voir ma cousine, n’est-ce pas ?
MARCEL.
Oui.
THÉRÈSE.
Elle vous a dit...
Elle s’arrête sur un geste de Marcel, puis, après un temps.
Vous saviez que mon mari était l’amant de madame Évrard ?
MARCEL.
Je le savais.
THÉRÈSE.
C’est pour cela que vous ne veniez plus me voir ?
MARCEL.
Je craignais de me trahir.
THÉRÈSE.
Comment le saviez-vous ?
MARCEL.
Elle me l’avait dit.
THÉRÈSE.
Elle a de la crânerie, cette Jacqueline ! une audace cynique, les signes de la volonté ! Si on ne peut pas rester une honnête femme, il vaut mieux devenir comme ça.
MARCEL.
Elle avait à se venger de nous deux. Elle s’est vengée de vous en vous prenant votre mari, et de moi en me faisant détrousser par son ancien amant.
THÉRÈSE.
Oui, oui... j’ai appris cela et j’en ai eu un grand chagrin.
MARCEL.
Ne me plaignez pas. Si j’ai été pendant quelques jours un être vraiment découragé et prêt à toutes les lâchetés, je suis aujourd’hui très maître de moi, car j’ai compris que je pouvais refaire ma vie : j’ai vu à quelle source je pouvais prendre l’énergie dont je vais avoir besoin... C’est dans l’amour que j’ai pour vous, Thérèse, dans cet amour que vous avez deviné, dont vous êtes sûre, si sûre que j’ai cru un instant qu’il vous avait gagnée, vous aussi... Écoutez-moi, je vous en conjure...
THÉRÈSE, l’arrêtant.
Non, Marcel... Taisez-vous... Nous sommes plus séparés que nous ne l’avons jamais été... Ah ! je voudrais avoir le courage de vous mentir, mais il n’y a que la vérité qui soit digne d’un homme comme vous... Mon mari vient de m’écrire et je lisais sa lettre quand vous êtes entré. Dans cette lettre, il me dit qu’il se repent, qu’il a été un fou, qu’il n’aime pas cette femme. Il me supplie de ne pas détruire notre foyer, notre union ; il invoque notre enfant... Ah ! je sais bien qu’il m’a cruellement offensée, qu’il m’a meurtrie dans tout moi, dans mon orgueil de femme, dans ma fierté d’épouse loyale ; mais je sais aussi que si je l’abandonne, si je le laisse en proie à cette créature, il est perdu. Et alors, Marcel, comprenez : je ne peux pas abandonner ce malheureux, je n’en ai pas le droit, et réfléchissez que j’ai aussi la poignante responsabilité dé ma fille. C’est à elle que je dois ma vie tout entière et tous les sacrifices, et les plus durs sacrifices, allez, je vous le jure... Mais quelle serait ma situation, si je la séparais de son père ? Comment la lui expliquerais-je plus tard ? Non, non, Marcel, allez-vous-en ! ne nous revoyons plus !... Ah ! je souffre autant que vous !
Elle pleure.
MARCEL, avec une espèce de rage.
Eh bien, alors tant pis pour moi ! C’est fini ! je suis perdu...
THÉRÈSE.
Marcel !
MARCEL.
Oh ! je ne vous dis pas cela pour vous apitoyer par la menace de me détruire ! Rassurez-vous, je ne me tuerai pas. Mais, en vous perdant, aujourd’hui si proche de moi, je deviendrai vite un être pitoyable, rongé de soucis et de regrets, lassé de tout, et la mort vaudrait mieux !
THÉRÈSE.
Mais, taisez-vous ! taisez-vous !
MARCEL.
Autrefois, quand je pouvais vous croire heureuse, que je vous voyais inaccessible, je m’en tirais avec des phrases sur ma malchance et la destinée. Il y avait dans ma douleur une espèce de colère qui la rendait supportable. Mais aujourd’hui qu’il n’y a plus entre nous que votre pitié pour un homme qui vous a trahie, si vous ne m’appartenez pas, c’est vraiment la fatalité ! Il n’y a qu’à se courber devant elle et à aller s’enfouir dans quelque trou avec du dégoût jusque pardessus les yeux !
THÉRÈSE.
C’est affreux, ce que vous faites, Marcel ! Dans quelle horrible alternative vous me mettez ; d’être la cause de votre désespoir, de votre perte, ou bien de m’abandonner à vous dans le drame où je me débats, avec toutes les angoisses qui m’attendent. C’est trop cruel, vraiment !
MARCEL.
Je défends ma vie.
THÉRÈSE.
Et moi, ne comprenez-vous pas que je suis lasse, que j’ai besoin de me recueillir et d’être seule ?... Ah ! certes, Marcel, moi aussi parfois, dans ces heures légères où il est si doux à notre esprit de sortir de la réalité, j’avais fait le rêve de vous appartenir. Mais la réalité se dresse entre nous, elle nous éloigne durement l’un de l’autre... Non, non, c’est impossible, il y a trop d’obstacles !
MARCEL.
Vous m’aimez, Thérèse, et c’est parce que j’en suis sûr que je défends notre amour avec tant d’âpreté. Je ne vous le laisserai pas sacrifier au plus obscur des devoirs... Comment ! au premier mot de repentir de cet homme qui vous a humiliée, qui est si loin par l’esprit et par le cœur, que vous n’avez jamais aimé, vous voilà décidée à vous livrer à lui de nouveau ?... Qui vous prouve que lorsque vous serez retombée à sa merci, il ne vous reprochera pas sans cesse son ambition déçue et sa fortune avortée ? C’est un ambitieux qui ne se résignera plus jamais à la médiocrité et à la douceur de la vie, et qui finira toujours par s’en aller vers le bruit, le luxe et l’argent.
THÉRÈSE.
Ah ! Marcel, je suis toute bouleversée, je ne vois plus clair en moi ni autour de moi ! Je sais bien qu’après ma fille, il n’y a pas d’être au monde qui me soit plus cher que vous, mais que vous apporterais-je maintenant, si je vous écoutais ? Une existence brisée, les charges les plus lourdes, un amour auquel il manquerait la confiance dans l’avenir.
MARCEL.
Ce que vous m’apporteriez, Thérèse ? La seule raison qui me reste de vivre et l’énergie de prendre une revanche sur les autres et sur moi-même, car à la pensée que je travaillerais pour vous, à la pensée que vous seriez ma femme, je me sens transformé et pris de la plus ardente confiance. Moi, qui ai toujours vécu dans le doute, qui ai toujours eu le dédain de l’activité, moi qui ai toujours jugé qu’il y avait dans le succès quelque chose d’indécent, je voudrais, si vous m’appartenez, faire un grand effort, je voudrais réussir.
THÉRÈSE.
Oui, voilà ce qu’il faut vous dire, que vous avez une revanche à prendre, qu’il vous faut agir et travailler, et montrer ce que vous valez. Mais moi, à un certain moment de la vie, voyez-vous, les malheurs qui arrivent aux femmes sont irréparables, et notre courage, à nous, consiste moins à lutter qu’à savoir souffrir avec noblesse.
MARCEL.
C’est avec ces mots qu’on se broie le cœur, qu’on s’interdit toute joie et que l’on désespère ceux qui vous aiment.
THÉRÈSE.
Vous me torturez, Marcel, je vous jure que vous me torturez ! N’exigez aucune promesse de moi... Je vous en supplie encore, attendez, ne soyez pas impatient... Ah ! que l’avenir est trouble et quelles étranges illusions nous nous faisons peut-être !
MARCEL.
Thérèse ! Thérèse ! Je ne peux pas vous laisser partir sans avoir la certitude que nous serons réunis bientôt ! c’est notre bonheur à tous deux qui est là près de nous, il nous faut, pour le saisir, une minute de décision et de bravoure... Vous allez être brave, n’est-ce pas, Thérèse ? Vous allez voir votre mari et avoir avec lui une explication définitive... une explication où vous serez courageuse... où vous penserez que je vous aime et que vous m’aimez...
Il lui prend la main.
THÉRÈSE.
Marcel, si mon mari est vraiment redevenu l’homme droit et loyal qu’il était autrefois, eh bien, non, malgré votre douleur et malgré la mienne, je ne me croirai pas le droit d’être implacable envers lui. Vous savez, mieux que personne, vous, que nous ne sommes pas les maîtres de nos sentiments et de nos pensées, que nous les trouvons dans notre cœur et dans notre sang et qu’ils nous viennent du cœur et du sang de ceux qui nous ont créés. Mariage, famille, devoir, pour des êtres comme vous et moi, ces mots-là ont un sens profond !... Mais si, comme vous le dites, mon mari n’est plus qu’un ambitieux, si je découvre en lui un regret ou une tentation, alors je considérerai que j’ai fait mon devoir et que je suis quitte envers lui. Et je vous promets d’être à vous. Maintenant, Marcel, laissez-moi faire.
MARCEL.
Au revoir, Thérèse. J’ai confiance en vous.
THÉRÈSE.
Au revoir, Marcel.
Elle sort.
Scène II
MARCEL, puis PAUL, puis MADAME SALVIER
PAUL.
Pardon, monsieur.
MARCEL, se retournant.
Ah !
PAUL.
Je viens de rentrer à l’instant et je me disposais à avoir un entretien avec ma femme. J’ai demandé où elle était : on m’a répondu qu’elle causait avec vous.
MARCEL.
En effet, monsieur, je quitte madame Champlin... Vous la trouverez, je crois, chez sa cousine...
Il va pour se retirer.
PAUL, très poliment.
Me permettrez-vous, monsieur, de vous adresser une question ?
MARCEL.
À vos ordres.
PAUL.
Si elle est indiscrète, vous ne me répondrez pas, voilà tout... Êtes-vous au courant de ce qui s’est passé entre ma femme et moi cet après-midi ?
MARCEL, après une hésitation.
Oui, monsieur.
PAUL.
Vous a-t-elle dit qu’elle avait reçu une lettre de moi ?
MARCEL.
Elle me l’a dit.
PAUL, changeant de ton.
Ah ! ah !... alors je vois que vous vous trouvez mêlé très intimement à notre querelle, et j’avais d’ailleurs d’autres raisons de m’en douter.
MARCEL, fronçant le sourcil.
Ce qui signifie, monsieur ?
PAUL.
Ce qui signifie que, dans les circonstances actuelles, votre présence auprès de madame Champlin et les confidences qu’elle vous a faites me donnent tout au moins le droit de m’étonner... Oh ! ne vous méprenez pas, je suis absolument certain que ma femme n’a aucun tort envers moi, et je ne vais pas essayer de la transformer en coupable. Non, le coupable, c’est moi. Ceci étant bien entendu, c’est à vous, maintenant, que j’ai affaire.
MARCEL.
À moi, monsieur, et pourquoi ?
PAUL.
Parce que, parce que sous les résistances de Thérèse, sous sa véhémence, sous les raisons qu’elle m’a données tout à l’heure pour s’opposer à mes projets, c’est vous que je découvre tout à coup, ce sont vos idées et votre influence... Et à cette heure même où je fais une démarche pour me réconcilier avec elle, je devine que c’est encore vous que je vais rencontrer sur mon chemin.
MARCEL.
Monsieur, puisque vous me mettez en cause et que vous prenez brusquement avec moi un ton de menace, permettez-moi de vous répondre à mon tour que vous vous abusez étrangement en me rendant responsable du désaccord qui s’est produit entre vous et madame Champlin. Il vient de plus loin : il vient des profondeurs mêmes de vos deux caractères et il a éclaté sous la pression de circonstances où je ne suis pour rien. Mais j’ajoute que ce désaccord était inévitable, et, quoi que vous fassiez, vous n’échapperez pas à ses conséquences. Voyez-vous, monsieur, rien ne sépare plus fortement deux êtres humains que des opinions différentes sur le devoir et sur l’honneur, et, fussent-ils frères, fussent-ils époux, ils ne pourront jamais vivre côte à côte une vie entière sans se heurter et se faire souffrir cruellement. Cherchez là, monsieur, et non ailleurs, l’explication du drame où vous êtes engagé.
PAUL.
Ce qui veut dire, n’est-ce pas, que moi, je suis un être vulgaire, sans délicatesse morale et incapable d’apprécier une femme comme la mienne ! Il n’y a que vous, c’est admirable ! Et voilà les arguments dont vous vous êtes servi pour vous emparer habilement de son esprit et de son imagination, pour m’abaisser et pour me tarer auprès d’elle ! Et c’est tout juste peut-être si vous ne m’ayez pas traité de malhonnête homme et de coquin, sous prétexte que je ne partageais pas vos idées et le soi-disant mépris que vous avez de l’argent ! S’il est sincère, nous verrons où il vous mènera... Quant à moi, je suis, vous m’entendez, un aussi honnête homme que vous, seulement je suis un honnête homme d’aujourd’hui. J’accepte les conditions et les nécessités de la vie actuelle, qui n’est pas une distraction d’amateur, vous vous en apercevrez un jour ou l’autre. Je ne me crois donc pas indigne de ma femme et je la détournerai par tous les moyens possibles d’une aventure où elle ne trouvera que la désillusion et la misère. Car avec vos idées, on ne travaille pas, on n’agit pas, on ne fonde rien, on ne crée rien : on est un inutile et un égoïste !
MARCEL.
Et avec vos idées à vous, on justifie toutes les hypocrisies, toutes les capitulations de la conscience et toutes les trahisons. On immole sans scrupule les êtres qui se sont confiés à vous, on froisse et on meurtrit leurs cœurs... Et, sous prétexte d’agir, on fait de la vie une mêlée furieuse de sauvages, où les vaincus sont dévorés... Eh bien, monsieur, il y a des êtres qui en ont une conception plus noble : et, quand deux de ces êtres-là s’aperçoivent, ils vont l’un à l’autre de toutes les forces de leur âme. Je pense, monsieur, que ce n’est pas la peine de discuter plus longtemps et que nous nous sommes compris. Vous êtes ce que vous êtes, je suis ce que je suis : nous savons ce que nous voulons et nous ne nous persuaderons ni l’un ni l’autre...
PAUL.
En effet, monsieur, et, comme vous le dites fort bien, nous nous comprenons parfaitement. Je vais donc causer avec ma femme, et, suivant le résultat de cette conversation, j’aurai ou je n’aurai pas l’honneur de vous rencontrer encore une fois.
MARCEL.
Je ferai, monsieur, ce qui vous sera agréable.
Il s’éloigne. Entre madame Salvier.
MADAME SALVIER.
Vous partez, Marcel ?
MARCEL.
À moins que vous n’ayez besoin de moi, ma chère amie.
MADAME SALVIER.
Oui, allez m’attendre. Je vous rejoins.
MARCEL, à Paul.
Monsieur...
PAUL.
Monsieur...
Sort Marcel.
Scène III
MADAME SALVIER, PAUL, puis ROSALIE, puis JACQUELINE
MADAME SALVIER.
Bonjour, cousin.
PAUL.
Bonjour, ma cousine.
MADAME SALVIER, négligemment.
Euh ? Quoi de neuf, depuis tantôt ?
PAUL.
Comment, Thérèse ne vous a rien raconté ?
MADAME SALVIER.
Elle m’a tout raconté.
PAUL.
Et vous me demandez quoi de neuf ?
MADAME SALVIER.
Je voulais dire : quoi de neuf depuis cet événement ?
PAUL.
Ah ! bon... Mais que voulez-vous qu’il y ait ? Ça suffit, je vous assure.
MADAME SALVIER.
Alors, mon cher cousin, tout ça me paraît s’arranger assez convenablement.
PAUL.
S’arranger ! Comment l’entendez-vous ?
MADAME SALVIER.
Dame ! je suppose qu’après cette histoire, vous serez facilement d’accord pour divorcer.
PAUL.
Pour divorcer, vraiment ? C’est ce que Thérèse vous a dit ?
MADAME SALVIER.
Elle n’a pas eu besoin de me le dire.
PAUL.
Savez-vous ce qu’elle compte faire ?
MADAME SALVIER.
Après le divorce ?
PAUL.
Mais non, maintenant.
MADAME SALVIER.
Je pense qu’elle va se retirer quelque part avec sa fille, car elle a une fille, c’est un détail que vous avez un peu perdu de vue, mais qui, elle, la préoccupe beaucoup.
PAUL.
Se retirer chez ses parents.
MADAME SALVIER.
Ou ailleurs. Si elle veut demeurer ici, par exemple, je me mets à sa disposition. Je l’aime infiniment, votre femme. Je n’ai pas encore le plaisir de connaître votre maîtresse, mais je suis sûre qu’il n’y a pas de comparaison.
PAUL, qui mâchonne quelques mots en se promenant fiévreusement, s’arrêtant.
Et moi ?
MADAME SALVIER.
Vous ?
PAUL.
Oui, moi !... On ne me consulte pas, là dedans ? On ne me demande pas ce que je veux faire ?
MADAME SALVIER.
Vous ferez ce que font les gens qui se sont mis dans votre cas. Vous vivrez avec votre maîtresse... ou vous en prendrez une autre... ou vous resterez garçon... Quant à Thérèse, elle tâchera de se refaire, tant bien que mal, une existence. Nous sommes plusieurs qui l’y aideront.
PAUL.
Et elle se remariera ?
MADAME SALVIER.
C’est ce qu’elle aura de mieux à faire.
PAUL.
C’est le conseil que vous lui donnerez ?
MADAME SALVIER.
À la première occasion.
PAUL.
C’est un joli programme... Il n’a qu’un défaut.
MADAME SALVIER.
Vous m’étonnez... Lequel ?
PAUL.
C’est que je ne suis pas décidé du tout à accepter le divorce dans ces conditions-là !
MADAME SALVIER.
Ah ! bah !
PAUL.
C’est comme ça.
MADAME SALVIER.
Qu’est-ce que vous me chantez !
PAUL.
Tous les torts sont de mon côté, je n’en disconviens pas. Mais ces torts ne sont pas irréparables. On a vu des maris commettre des actes plus graves et plus scandaleux ; on a vu des maris non seulement tromper leurs femmes, mais déshonorer leurs familles, ruiner et abandonner leurs enfants ! Est-ce que j’ai fait ça, moi ? Est-ce que j’ai fait quoi que ce soit d’approchant ? Est-ce que je n’ai pas été jusqu’à aujourd’hui un mari fidèle, dévoué, tendre ?
MADAME SALVIER.
Mon cher ami, moi, je n’en sais rien. C’est à Thérèse qu’il faudrait raconter ça.
PAUL.
Je le lui ai écrit. Il ne faudrait pourtant pas parler de moi comme d’un malfaiteur... J’ai pris une maîtresse, soit. Je me suis laissé emballer... oh ! il n’y a pas d’erreur, emballer à fond... par une femme très forte sur laquelle je ne me fais pas d’illusion, surtout après sa conduite de tout à l’heure. Mais que voulez-vous ? l’emballement est l’emballement. Je n’avais pas encore trouvé sur ma route de ces créatures de volupté et de fantaisie...
MADAME SALVIER.
Dites donc... Je suis là !
PAUL.
Pardon... c’est pour vous expliquer que, si j’ai été pris dans un piège, je m’en rends parfaitement compte. Je suis très lucide et j’ai examiné ma situation à fond. J’ai tout pesé. J’ai une famille, j’ai une fille, j’ai un foyer. Se séparer de tout cela, c’est très grave. Ça ne se fait pas dans un coup de tête... Oh ! ce n’est fichtre pas que ça m’amuse de rentrer à Dijon exercer encore ce sale métier et abandonner la situation superbe que j’allais me faire à Paris. Mais, si Thérèse continue à l’exiger, je lui ferai ce sacrifice. Quant à elle, elle n’a pas le droit d’être inexorable, à moins qu’elle n’ait une arrière-pensée...
Sur un geste de madame Salvier.
Je sais ce que je veux dire. Je vous prie donc, ma cousine, d’aller prévenir Thérèse que je suis là... et que je l’attends.
MADAME SALVIER.
Et mademoiselle Jacqueline ?
PAUL.
Jacqueline ?
MADAME SALVIER.
Oui... Qu’en faites-vous dans tout ceci ? Vous avez rompu avec elle, déjà ?
PAUL.
Nous n’avons pas eu le temps d’avoir une explication sérieuse, vous comprenez. J’étais nerveux, j’étais sous le coup de cette scène. J’avais hâte de revoir Thérèse, mais nous devons nous rencontrer ce soir.
MADAME SALVIER.
Je vous comprends. Vous voulez vous réconcilier d’abord avec votre femme et rompre ensuite avec votre maîtresse... Eh bien, permettez-moi de vous dire que ce n’est pas très logique... Il vaudrait mieux, il me semble, et quoique je n’aie pas de conseils à vous donner, rompre d’abord avec votre maîtresse et n’essayer qu’après de vous réconcilier avec Thérèse... Ce n’est pas votre avis ?
PAUL.
Oui, ça paraît plus logique, au premier abord... quoique...
En manière de réflexion.
Cré nom de nom ! que tout ça s’est mal arrangé !
MADAME SALVIER, à Rosalie qui entre.
Qu’y a-t-il ?
Regardant la carte que lui tend Rosalie.
Ah ! ah !... au fait, c’est vrai... elle me doit une visite...
À part.
C’est elle.
PAUL.
Jacqueline ?
MADAME SALVIER.
Oui.
PAUL.
Ah !
Un temps.
Vous allez la recevoir ?
MADAME SALVIER.
Mais naturellement, puisque je lui avais écrit moi-même de venir cet après-midi. Voulez-vous rester et qu’après l’avoir reçue je vous laisse seul avec elle ?
PAUL, réfléchissant.
Oui... je vous en prie...
MADAME SALVIER.
Bon.
À Rosalie.
Faites entrer cette dame.
Une seconde de silence. Paul fait quelques pas en songeant. Entre Jacqueline.
JACQUELINE, allant à madame Salvier et en pleine aisance.
Madame, j’ai bien des excuses à vous faire. Je me suis présentée chez vous tantôt, sur votre aimable convocation. Des circonstances indépendantes de ma volonté, et que vous devez connaître maintenant, m’ont privée de l’honneur de vous voir ; et, quoique je ne sois pas responsable de cette incorrection, j’ai tenu à vous en exprimer personnellement mes regrets.
MADAME SALVIER.
Asseyez-vous, madame, je vous en prie.
JACQUELINE, s’asseyant.
Bonjour, monsieur Champlin.
Paul s’incline sans répondre.
MADAME SALVIER.
La lettre que je vous ai écrite, madame, m’avait été inspirée par le vif désir de causer un peu avec vous d’une situation qui nous intéressait toutes les deux, quoique à des degrés bien différents. Mais les événements de tantôt enlèvent à cet entretien son principal intérêt, d’autant plus que monsieur Champlin vient de me prier de le laisser quelques instants avec vous...
JACQUELINE, regardant Paul.
Ah !
MADAME SALVIER.
À moins donc que cela ne vous contrarie, je me retirerai, madame, avec votre permission et après vous avoir remerciée de la courtoisie de votre démarche.
JACQUELINE.
Je suis entièrement à votre disposition, madame, quoi que vous décidiez.
MADAME SALVIER.
Au revoir donc... et très heureuse d’avoir fait votre connaissance.
JACQUELINE, s’inclinant.
C’est en tout cas, madame, un grand honneur pour moi.
MADAME SALVIER, à part, en sortant.
Elle est très bien, cette petite coquine-là.
Scène IV
PAUL, JACQUELINE, puis THÉRÈSE
JACQUELINE.
Nous devions nous voir ce soir. Vous êtes donc bien pressé de me dire ce que vous avez à me dire ?
PAUL.
Il vaut mieux sortir le plus tôt possible de la situation où nous sommes.
JACQUELINE.
Il paraît que vous avez pris une résolution ?
PAUL.
Oui.
JACQUELINE.
Laquelle ?... Vous réconcilier avec votre femme, et pour cela rentrer dans votre province et rompre avec moi ?
PAUL.
Vous parlez de rupture... Mais il n’avait jamais été question non plus entre nous d’une rupture avec ma femme, ni du divorce dont je suis menacé !... Certes, je rêvais de vous associer à ma vie et de vous y faire une place, mais je ne soupçonnais pas vos projets, ni que vous me forceriez à choisir entre ma femme et vous. Voilà ce que je vous reproche, d’avoir révélé notre liaison à ma femme et de m’avoir mis, par votre attitude, dans l’obligation de l’avouer. Ce n’est pas de l’amour ça, c’est de la vengeance et c’est du calcul ! oui, du calcul !
JACQUELINE.
Soit ! c’est du calcul, je l’avoue... Dès que vous avez été mon amant, j’ai songé à jouer auprès de vous un grand rôle, à seconder l’ambition que je sentais en vous et que vous ne cachiez pas, d’ailleurs. Combien de fois, et avec quels regrets, quelle amertume, m’avez-vous parlé de votre existence monotone, sans avenir et sans éclat ! de votre besoin de grandir ! de vos projets ! de vos espoirs ! de la place qu’un homme de votre envergure pouvait se faire à Paris ! Alors, je m’étais dit : « Voilà un homme hardi et énergique, qui a tous les dons et toutes les ambitions nécessaires pour arriver aujourd’hui très haut, qui est né pour la lutte et pour la victoire, à qui le hasard n’a pas encore permis de montrer toute sa force et toute sa valeur. Cet homme est venu dans ma vie à une heure où j’avais besoin d’une affection. Je l’aime et je devine qu’il m’aime aussi... que je suis la femme qu’il cherche... Je vais m’attacher à lui, me dévouer à lui, et à nous deux, dans ce Paris qui est à la merci des audacieux, nous nous créerons une vie éclatante ! » Oui, j’avais pensé cela, et vous aussi, vous aviez cette pensée, puisque vous approuviez les démarches que je faisais auprès de Bridou, et que vous avez accepté la position qu’il vous a offerte... Oh ! c’est un calcul, évidemment... mais je me demande jusqu’à quel point vous avez le droit de me le reprocher.
PAUL.
Ah ! vous êtes adroite ! Vous m’avez bien enserré dans vos plans, dans vos combinaisons, dans vos manœuvres ! matériellement et moralement ! Car je suis votre obligé, je ne le nie pas. Mais la position que m’offre Bridou, je la refuse. L’argent qu’il m’a fait gagner, je le tiens à votre disposition et je tâcherai plus tard de mieux m’acquitter encore envers vous.
JACQUELINE.
Est-il possible que tu me comprennes si mal ! Qu’est-ce que cet argent à côté de ce que je rêve pour toi ? à côté de la situation que je voudrais te voir conquérir, et dont je profiterais autant que toi ? Et pour cela, il ne te manque plus maintenant que les circonstances et les relations, c’est-à-dire ce que je t’apporte. Et tu continuerais à étouffer en province dans une carrière stérile ?... Tiens ! mais je te défie à présent d’y rester six mois dans ton Dijon, avec ton ambition, ton éloquence... et aussi avec le désir que tu as encore de moi... oui, avec le désir que tu as encore de moi, et que je devine à tes yeux et à tes mains qui tremblent...
PAUL.
Comme tu sais me dire les choses qui me troublent ! qui me bouleversent !... Oh ! oui, tu es forte !... Tu es encore plus forte que moi !... Tu es trop forte pour moi !
JACQUELINE.
Que t’importe, si je ne me sers de ma force que pour ton bonheur et ton succès ? Car je t’aime, tu entends... J’ai besoin de toi... j’ai besoin de t’aimer ! Je t’aime !
PAUL.
Non, tu ne m’aimes pas !... ou plutôt, dans l’amour que tu prétends avoir, il n’y a que de l’ambition, de l’orgueil et la lassitude de ta vie présente ! Si tu crois que je n’ai pas encore deviné !
JACQUELINE.
Je ne t’aime pas ! Qu’en sais-tu ? Quand je me suis donnée à toi, est-ce que je ne l’ai pas fait dans l’emballement et dans la passion ? Mais rappelle-toi donc ! Tu me disais que tu m’aimais, que je t’avais grisé. Tu étais pris et tu me regardais avec des yeux pleins de désir... Alors, moi, j’ai été affolée à mon tour, et, le lendemain, j’étais dans tes bras. Et tu as supposé que j’accepterais une rupture sans me défendre ?... Échappe-moi aujourd’hui... Va-t’en !... Mais je te reprendrai, je t’en préviens !
PAUL.
Triomphes-tu assez de m’avoir mis dans une situation inextricable et douloureuse ! de me tenir à ta merci sous ton regard, sous tes menaces, sous la tentation de tes caresses !... Oh ! il n’y a pas à dire... J’ai beau résister, je sens que tu me tiens ! que ce n’est pas la peine de m’enfuir, et qu’à ton premier appel je quitterai tout pour accourir vers toi ! Je ne t’échapperai pas ! Je ne t’échapperai pas, tu as raison !
JACQUELINE.
Ce sont les événements qui nous ont poussés l’un vers l’autre avec une soudaineté irrésistible, et maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. Je t’aime et il me semble que je te rendrai heureux. Si c’est le contraire qui arrive, ce ne sera pas de ma faute.
PAUL.
Oh ! sois tranquille... Je ne te reprocherai jamais rien. Seulement, si plus tard je suis ta victime, je veux que tu saches bien que je n’aurai pas été une victime inconsciente ! Je sais où je vais et de quoi je payerai ton amour.
JACQUELINE.
Je ne suis pas une méchante fille et c’est peut-être toi qui me feras souffrir. Dis-toi ça, ça te soulagera... Tu viendras, ce soir ?
PAUL.
Oui.
JACQUELINE.
Tu m’aimes ?
PAUL.
Qu’est-ce qu’il te faut de plus !
JACQUELINE.
À ce soir... Dépêche-toi.
Au moment où elle sort, en lui envoyant un baiser, entre Thérèse qui l’aperçoit.
THÉRÈSE, après un mouvement.
Ah !
Scène V
PAUL, THÉRÈSE
PAUL.
Thérèse !...
THÉRÈSE.
Oui, Paul... Je venais pour avoir avec toi une explication loyale... définitive. Mais je m’aperçois que ce n’est plus la peine... et que tu as déjà oublié ce que tu m’as écrit.
PAUL.
Regarde-moi, Thérèse... Eh bien, tu vois un individu bouclé, ficelé, garrotté, et vigoureusement ! Ah ! je te réponds que je suis dans ses pattes ! Et ce que je vais être malheureux ! malheureux comme les pierres, tu entends ! Je vais être son esclave ! Et Dieu sait où elle me mènera !
THÉRÈSE.
Je te plains de tout mon cœur, Paul, mais j’ai la conviction profonde que nous ne pouvions plus vivre ensemble. Nous en étions arrivés à ne plus parler le même langage et nous serions devenus vite des ennemis acharnés. Notre fille est encore assez jeune, heureusement, pour ne pas comprendre le drame qui nous désunit, et, plus tard, j’espère qu’elle lui sera indulgente. Tu me connais, elle sera toujours à toi comme à moi.
PAUL.
Ah ! Thérèse, je n’en doute pas... Alors ! c’est tant pis pour moi... J’ai voulu de l’argent, j’en aurai ! Ce n’est pas ce qui me manquera. Car je l’épouserai, l’autre. Je l’é-pou-se-rai ! Je finirai par là !
THÉRÈSE.
Tu ne seras pas aussi malheureux que tu le supposes, Paul, s’il te reste le courage de regarder en toi.
PAUL.
Oui... peut-être... Enfin, nous verrons... Alors, je m’en vais... je n’ai plus rien à faire ici... et je m’en vais... Je m’en vais chez elle... Tiens ! Il y a une seconde où j’aurais pu m’en tirer, car j’ai failli la prendre par le bras et la flanquer à la porte ! Je ne l’ai pas fait, en voilà pour la vie !... Adieu, Thérèse !...
Il serre la main de sa femme et sort en hochant la tête.
THÉRÈSE, seule.
Il va être enfin riche !... Oui, pauvre garçon !