Hélène Ardouin (Alfred CAPUS)
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois au Théâtre du Vaudeville, le 14 mars 1913.
Personnages
SÉBASTIEN RÉAL, 25 ans
PIERRE ARDOUIN, 30 ans
BAROIS, 28 ans
CABANIÈS
BALANIER
MOULAINE
SERVAL
BISHOP
PALADINO
HÉLÈNE ARDOUIN, 25 ans
MADAME ARDOUIN, 50 ans
MADEMOISELLE MESSANY, 50 ans
MARGUERITE RÉAL, 16 ans
MADAME LA HOUBELLE
MADAME BALANIER
MADAME MOULAINE
LUCIE GRÈGE
INVITÉS
INVITÉES
ACTE I
Dans la petite ville de Villensel. Sur le Rhône. Chez les Ardouin.
Le salon, riche, vieux, arrangement très distingué et sans tristesse. Après-midi. Mois de mai.
Scène première
PIERRE, LE DOMESTIQUE, puis BAROIS, puis HÉLÈNE
PIERRE.
Vous prendrez la voiture et vous porterez ma valise à la gare pour le train de cinq heures... le train de Grenoble.
LE DOMESTIQUE.
Est-ce que j’attendrai monsieur à la gare ?
PIERRE.
Si vous voulez.
LE DOMESTIQUE.
Alors, j’attendrai. Monsieur viendra donc à pied ?
PIERRE.
J’irai à pied, parfaitement.
LE DOMESTIQUE.
Bien, monsieur.
Il sort. Entre Barois.
PIERRE.
Bonjour, cher professeur... C’est moi que vous venez voir ?
BAROIS.
Vous, un peu, mais c’est surtout votre femme... On ne la dérange pas ?
PIERRE.
On la dérange d’autant moins qu’elle va être seule tout l’après-midi, car je suis obligé de m’absenter.
BAROIS.
Vous allez loin, sans indiscrétion ?
PIERRE.
À Grenoble, pour affaire. Je compte revenir demain soir. Et quoi de neuf, à part ça ?
BAROIS.
Jamais grand’chose de neuf à Villensel, cher ami. Ah ! pourtant, j’oubliais... Il faut être juste... Aujourd’hui, par exception, nous avons un petit incident.
PIERRE.
Ah !
BAROIS.
Il paraît – mais est-ce bien vrai ? – que la petite Berthe Riffard, la fille du propriétaire du Lion d’Or... Vous la connaissez ?
PIERRE.
Vaguement. Eh bien ! que lui arrive-t-il ?
BAROIS.
Elle a quitté la maison paternelle.
PIERRE.
Bah ! Et quand ça ?
BAROIS.
Hier soir, mon ami.
PIERRE.
Toute seule ?
BAROIS.
On ne quitte jamais la maison paternelle toute seule. Mais, dans l’espèce, on ne sait pas avec qui est partie cette enfant.
PIERRE.
Et le père, qu’est-ce qu’il dit ?
BAROIS.
Il crie partout depuis ce matin... Il s’apprêtait même à déposer une plainte quand il a reçu une lettre de la jeune fille qui l’a complètement édifié.
PIERRE.
Et que contient cette lettre ?
BAROIS.
Mademoiselle Riffard déclare à son père qu’elle veut vivre sa vie et qu’il n’y a pas moyen de faire ça dans une auberge... Le père Riffard ignorait ce que signifie cette expression, « vivre sa vie ». Je la lui ai expliquée.
PIERRE.
Et il a compris ?
BAROIS.
Il s’est écrié : « Quelle coquine ! » Alors, je suppose qu’il a compris. Eh ! eh ! c’est le premier enlèvement de jeune fille à Villensel depuis vingt ans !
PIERRE.
Je vois que vous en prenez votre parti.
BAROIS.
Très bien... Évidemment, ce scandale éclaterait dans la haute bourgeoisie de Villensel, ça ferait plus de bruit, mais tel quel c’est encore un sujet de conversation pour deux ou trois jours.
PIERRE, riant.
Dites donc, Barois... tâchez que ce ne soit pas un sujet de conversation avec ma mère... Elle n’aime pas beaucoup ce genre-là.
BAROIS.
Soyez tranquille. Je connais madame Ardouin et je l’admire.
PIERRE.
Malgré son austérité ?
BAROIS.
À cause de son austérité. Mon cher, les femmes austères, c’est ce qui empêche nos provinces de devenir des faubourgs de Paris.
Entre Hélène.
Ah ! chère madame... Comment allez-vous ?
HÉLÈNE.
Bien. Merci.
À Pierre.
Tu es prêt ?
PIERRE.
Oui. Le temps d’écrire une lettre et je pars... Je te retrouve ici dans un instant. Mais ce n’est pas la peine de m’accompagner à la gare.
HÉLÈNE.
Comme tu voudras.
PIERRE.
Où est donc Germaine ?
HÉLÈNE.
Elle est sortie un instant avec sa grand’mère.
PIERRE.
Je voudrais bien l’embrasser. Elle était un peu pâlotte, ce matin.
HÉLÈNE.
Ce n’était rien... sois tranquille.
PIERRE.
Et toi ?
HÉLÈNE, souriant.
Moi...?
PIERRE.
Oui... Tu vas bien ?
HÉLÈNE.
Parfaitement. Quelle question !
PIERRE.
Les palpitations dont tu te plaignais ces jours-ci ?
HÉLÈNE.
Elles ont disparu... Elles reviendront... ce n’est pas grave... As-tu prévenu ta mère de ton voyage ?
PIERRE.
Je ne l’ai pas aperçue depuis que j’ai reçu cette dépêche... Mais je crois qu’elle rentre... Je reviens vous embrasser toutes les deux... Vous, Barois, si je ne vous revois pas, à demain ou après-demain au plus tard.
Il serre la main de Barois et sort.
Scène II
BAROIS, HÉLÈNE, puis MADAME ARDOUIN
HÉLÈNE, très cordialement.
J’espère que vous venez me faire une visite, et non pas rester cinq minutes et vous en aller courir je ne sais où comme d’habitude... Asseyez-vous donc.
BAROIS.
Non seulement je viens vous faire une visite, chère amie, mais encore cette visite a un but intéressé.
HÉLÈNE.
Vous m’intriguez.
BAROIS.
Voici. Mon ami Réal désirerait vous présenter ses hommages et vous faire ses adieux.
HÉLÈNE.
Monsieur Réal... Sébastien Réal !
BAROIS.
Oui. Il quitte définitivement Villensel où il ne peut arriver à se créer une situation, et il va habiter Paris.
HÉLÈNE.
C’est lui qui vous a prié de faire cette démarche auprès de moi ?
BAROIS.
À l’instant.
HÉLÈNE.
Et pourquoi ne voulait-il pas venir ici tout seul sans cette puissante recommandation ? Ce n’est pas à cause de mon mari, j’espère ?
BAROIS.
C’est à cause de votre belle-mère... Les deux familles Ardouin et Réal ont toujours été un peu brouillées : on n’a jamais su pourquoi ? Ça se perd dans la nuit des temps. Et madame Ardouin est une femme qui n’oublie pas...
HÉLÈNE.
Bah ! elle n’est pas si terrible... Vous pouvez dire à monsieur Réal que je l’attends cet après-midi, et que je serai très contente de le recevoir... Quel garçon singulier !
BAROIS.
Extrêmement bien doué, mais qui n’est pas à sa place. Il a été bousculé par le drame de famille le plus fréquent chez nous, la ruine... et il avait l’âge où le manque soudain d’argent arrête toute carrière... Il allait se présenter à l’École... Il a fallu y renoncer. C’est la vie interrompue et à refaire... Ah ! il aura du mal à se remettre en équilibre.
HÉLÈNE.
Et comment cette famille s’est-elle ruinée ? C’étaient des gens très raisonnables. Par des spéculations ?
BAROIS.
Non. En vivant bien, tout simplement. Le père Réal s’imaginait toujours qu’il allait plaider une grosse affaire, et, en attendant, il dépensait chaque année le double de ses revenus pour que tout le monde autour de lui fut heureux. C’était un homme exquis, qui a laissé en mourant sa famille dans la détresse. L’an dernier, madame Réal est morte à son tour et Sébastien est resté seul avec sa sœur, à vingt-cinq ans. Enfin ! comme c’est un garçon très énergique, il se tirera de là, mais il sera secoué, qu’il ne se fasse pas d’illusions !
HÉLÈNE.
Vous le connaissez depuis longtemps ?
BAROIS.
Depuis toujours...
HÉLÈNE, souriant.
Vous a-t-il jamais raconté notre petite histoire ?
BAROIS.
Vous avez eu une histoire, à vous deux ?
HÉLÈNE.
Mais oui...
BAROIS.
Sébastien et vous ?
HÉLÈNE.
Parfaitement.
BAROIS.
Il ne m’en a jamais parlé... Quel cachotier ! Voilà encore un de ses défauts : l’excès de discrétion ! Arrivons à l’histoire...
HÉLÈNE.
Faut-il la dire ?
BAROIS.
Immédiatement... sans ça, je vais la deviner.
HÉLÈNE, toujours souriant.
Eh bien ! monsieur Réal et moi, nous avons failli nous marier...
BAROIS.
Ah bah ! Et y a-t-il indiscrétion à vous demander quelques détails ?
HÉLÈNE.
Il n’y a eu aucun détail. Nos familles avaient des propriétés voisines. Nous nous rencontrions souvent, et nous avions fait le projet de nous marier. Nous avions seize ans... C’est l’âge où on se dit ces choses-là en riant.
BAROIS.
Et puis, un jour, l’irrésistible Pierre Ardouin s’est présenté.
HÉLÈNE.
Et je l’ai épousé parce que ça faisait plaisir à mon père.
BAROIS.
Et parce que vous l’aimiez !
HÉLÈNE.
Parce que je l’aimais, comme vous dites... J’oubliais cette raison... Avouez que vous n’avez pas perdu votre après-midi ?
BAROIS.
Je m’explique maintenant...
HÉLÈNE.
Que vous expliquez-vous ?
BAROIS.
Eh bien ! mais... l’insistance de Sébastien... son désir de vous revoir... Votre belle-mère a-t-elle connaissance de cette petite aventure ?
HÉLÈNE.
Non... non... Dieu merci ! Il ne manquerait plus que ça !
MADAME ARDOUIN, entrant.
Hélène... ?
HÉLÈNE.
Ma mère ?
MADAME ARDOUIN.
Ah ! monsieur Barois... Bonjour.
BAROIS.
Chère madame Ardouin, je vous présente mes hommages.
MADAME ARDOUIN.
Que vous disais-je, Hélène ? Il sera impossible de garder cette bonne... elle est distraite dans la rue. Elle regarde tous les passants... Je ne lui confierai plus votre fille... Et je vous conseille de lui faire des observations avant que nous trouvions à la remplacer.
HÉLÈNE, vivement.
Je crois bien ! Et tout de suite... Elle est rentrée ?
MADAME ARDOUIN.
Oui.
HÉLÈNE, à Barois.
Je ne bouge pas de la maison... Dites à monsieur Réal que je l’attends.
Elle sort.
MADAME ARDOUIN, à Barois.
Ah ! oui... j’ai appris la nouvelle, en effet. Les Réal sont complètement ruinés... Moi, je m’en doutais depuis longtemps... Et le jeune homme va chercher fortune à Paris.
BAROIS.
Exactement cela, madame. Il va la chercher.
MADAME ARDOUIN.
Je souhaite qu’il la trouve, mais cela m’étonnerait.
BAROIS.
Vous me permettez de ne pas lui transmettre cette parole de découragement ?
MADAME ARDOUIN.
Il ne la vérifiera que trop tôt.
BAROIS, prenant congé.
Chère madame...
MADAME ARDOUIN.
Au revoir, monsieur Barois.
Allant à l’autre porte pendant que sort Barois.
Au fait...
Appelant.
Hélène... !
Scène III
HÉLÈNE, MADAME ARDOUIN, puis PIERRE
HÉLÈNE, revenant.
Quoi, ma mère ?
MADAME ARDOUIN.
Ce n’est donc pas vous qui allez vous promener, ma chère enfant ? J’ai vu qu’on attelait.
HÉLÈNE.
Non, c’est Pierre qui doit avoir donné l’ordre... Il prend le train de cinq heures pour Grenoble... Il vous cherchait tout à l’heure pour vous l’annoncer.
MADAME ARDOUIN.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pierre va à Grenoble ? À quel propos ? Il n’en était pas question à déjeuner !
HÉLÈNE, voyant entrer Pierre avec son pardessus sous le bras.
Il va vous expliquer.
PIERRE, à sa mère.
Oui, figure-toi... J’ai reçu tantôt, pendant que tu étais en visite, un télégramme de Verteil qui arrive de Tunisie... Des camarades lui offrent un dîner ce soir à Grenoble... et je tiens à me joindre à eux. Verteil est un ami de vingt ans. J’ai été au lycée avec lui... Eh bien ! tu es fâchée ?
MADAME ARDOUIN.
Non. Mais je trouve ce voyage bien précipité...
PIERRE.
Ma pauvre maman, il ne s’agit pas d’un voyage... Grenoble est à deux heures d’ici...
MADAME ARDOUIN.
Et quand reviens-tu ?
PIERRE.
Demain soir... demain soir... je te le promets.
MADAME ARDOUIN.
J’ai besoin d’avoir une conversation sérieuse avec toi.
PIERRE.
À mon retour.
MADAME ARDOUIN.
Tu ne me demandes même pas à quel propos !
PIERRE.
Non, maman, parce que ça ne peut pas être bien urgent et que ça me ferait manquer le train... Ah ! il faut que je m’en aille...
S’approchant de sa mère.
Eh bien ! maman... ?
MADAME ARDOUIN.
Quoi ?
PIERRE.
Tu ne m’embrasses pas ?
MADAME ARDOUIN.
Si !
Elle l’embrasse.
PIERRE.
Comme tu es soupçonneuse, maman !
MADAME ARDOUIN.
Je ne suis pas soupçonneuse, je suis inquiète... et si tu veux savoir pourquoi...
PIERRE, riant.
À mon retour, maman, à mon retour.
MADAME ARDOUIN.
Soit ! Nous allons t’accompagner à la gare.
PIERRE.
Non... non... ne vous dérangez pas. D’ailleurs, Hélène attend des visites... Et moi, j’ai une course à faire avant de partir... Au revoir, mère... au revoir, Hélène, à demain.
Il les embrasse toutes les deux et sort.
Scène IV
HÉLÈNE, MADAME ARDOUIN
MADAME ARDOUIN.
Il me semble que vous n’avez pas insisté beaucoup pour l’accompagner.
HÉLÈNE.
Il n’avait pas l’air d’y tenir.
MADAME ARDOUIN.
Et, dans ces cas-là, vous n’insistez pas ?
HÉLÈNE.
Jamais, ma mère.
MADAME ARDOUIN.
Vous avez tort... Ma chère enfant, je profite de cette occasion pour vous dire franchement que je ne suis contente ni de Pierre ni de vous, mais surtout de vous.
HÉLÈNE, souriant.
Naturellement.
MADAME ARDOUIN.
Si vous croyez que je ne devine pas ce qui se passe dans votre ménage... Vous n’aimez pas mon fils !
HÉLÈNE.
J’ai pour mon mari l’affection que je dois avoir et qu’il mérite.
MADAME ARDOUIN.
Oui... je vois... Quelqu’une des pimbêches que vous recevez ici a dû vous dire que votre mari vous trompait... et vous n’avez pas mieux demandé que de le croire.
HÉLÈNE.
Je n’y ai jamais fait la moindre attention.
MADAME ARDOUIN.
Alors, qu’avez-vous à lui reprocher ?
HÉLÈNE.
Rien. Est-ce qu’il se plaint ?
MADAME ARDOUIN.
Lui ! Il ne s’aperçoit même pas de votre froideur, le pauvre enfant ! C’est la bonté même... C’est un naïf ! Il ne remarque ni les airs dédaigneux que vous prenez à chaque instant...
HÉLÈNE.
Moi !
MADAME ARDOUIN.
Oui, vous !... Mais formulez donc vos griefs une fois pour toutes... D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire, je les connais ! Quand je pense que vous ne vous consolez pas encore de ce mariage ! Et ce qu’il m’a fallu employer pour vous décider à épouser mon fils, c’est fantastique ! Un garçon que toutes les jeunes filles de Villensel se disputaient...
HÉLÈNE.
Elles se le disputent même encore...
MADAME ARDOUIN.
Et vous en riez ! Vous n’êtes pas jalouse... Voilà ce qui me dépasse... Vous ne trouvez peut-être pas Pierre assez beau pour vous... ! Qu’est-ce qu’il vous faut !
HÉLÈNE.
Vous vous aigrissez bien inutilement, ma mère. Ce qui est fait est fait. Si c’est un mal, vivons avec. Ça durera ce que ça durera.
MADAME ARDOUIN.
Ça durera toujours, c’est moi qui vous l’affirme.
HÉLÈNE.
C’est fort possible. En tout cas, Pierre est très heureux. N’est-ce pas l’essentiel pour vous et pour lui ? Vous n’avez qu’à le regarder. Il est gai, rien ne le trouble, il s’amuse de toutes les façons, il voyage... Vous venez même de voir avec quelle facilité il se déplace... Je ne connais pas d’homme plus satisfait que lui de son sort.
MADAME ARDOUIN.
Et tout cela vous est parfaitement indifférent ?
HÉLÈNE.
Cela me préoccupe moins en effet que l’éducation de ma fille et que mes devoirs de mère.
MADAME ARDOUIN.
Oh ! je n’ai pas d’observations à vous faire de ce côté-là.
HÉLÈNE.
Je vous en sais gré.
MADAME ARDOUIN.
Mais cela ne suffit pas. L’avenir de votre mari et de votre ménage devrait être aussi une de vos préoccupations. Autre chose, maintenant, et de plus direct... Vous êtes riches tous les deux. Mais vous le seriez davantage et plus solidement si Pierre ne restait pas dans l’oisiveté. Vous avez dépensé l’année dernière dix mille francs de plus que vos revenus.
HÉLÈNE.
Ce n’est pas moi qui les ai dépensés, je vous assure.
MADAME ARDOUIN.
Que m’importe ! Je ne vois que le résultat. Il est inquiétant. Je destinais Pierre au notariat. Pourquoi ne l’y poussez-vous pas ?
HÉLÈNE.
Il a l’intention, je crois, d’acheter une étude à la première occasion.
MADAME ARDOUIN.
Il s’en présente une en ce moment-ci. Voilà pourquoi je désirais causer avec lui. Soyez assurée d’une chose, c’est que je ne laisserai pas la situation s’aggraver. Notre nom et notre famille sont parmi les plus anciens du pays : aucune tache, aucun scandale ne les a jamais atteints. Et coûte que coûte, je saurai les préserver de la déchéance. C’est mon orgueil. Je m’étonne que vous ne le partagiez pas.
HÉLÈNE.
Je le partage, soyez-en sûre, ma mère.
MADAME ARDOUIN.
Là, mon enfant, pardonnez-moi ce qu’il y a parfois de sévère dans mes paroles. Je n’ai jamais en vue que votre bonheur et votre intérêt.
HÉLÈNE.
Je le sais et c’est ce qui fait, ma mère, que je reste si calme, quoi que vous disiez.
Entre la bonne.
LA BONNE, à Hélène.
Monsieur Sébastien Réal, madame.
HÉLÈNE.
Bien.
À madame Ardouin.
Vous permettez que je le fasse entrer ?
MADAME ARDOUIN.
Oui, mais je me retire. Je ne tiens pas à le voir. Ces Réal me sont antipathiques. Au revoir, mon enfant. Je vais jusque chez mon notaire que je n’ai pas trouvé tout à l’heure, et je reviens.
Elle sort.
HÉLÈNE, à la bonne.
Introduisez monsieur Réal.
Scène V
SÉBASTIEN, HÉLÈNE
SÉBASTIEN.
Je vous remercie de m’a voir permis de vous faire mes adieux...
HÉLÈNE.
J’aurais été navrée que vous ne vinssiez pas, et même un peu fâchée contre vous... Ce départ est donc définitif ?
SÉBASTIEN.
Oui, madame, je le crois.
HÉLÈNE.
Et il est nécessaire ?
SÉBASTIEN.
Il l’est devenu.
HÉLÈNE.
Je sais, en effet, que vous avez eu à vous débattre à la mort de votre mère dans une situation très compliquée et très difficile... Elle n’a donc pas pu s’arranger ?
SÉBASTIEN.
Elle l’est, en ce sens que je la connais enfin entièrement.
HÉLÈNE.
Est-elle aussi grave que vous le pensez ?
SÉBASTIEN.
Oh ! rien n’est très grave à mon âge, quand le ressort n’est pas faussé et que l’amertume ne s’est pas installée en nous... Au fond, mon aventure est celle de tant de jeunes gens aujourd’hui que ce n’est pas la peine d’en parler.
HÉLÈNE.
Ça dépend à qui... Il me semble que vous auriez pu trouver ne situation à Villensel... Barois vous aurait aidé. C’est vous qui ne voulez pas rester ici.
SÉBASTIEN.
C’est impossible. La province est merveilleuse pour y suivre une carrière paisible et ordonnée, mais elle devient vite inhabitable aux irréguliers ou aux réfractaires. Et j’en suis un maintenant !
HÉLÈNE.
Et c’est à Paris que vous allez ?
SÉBASTIEN.
Oui, madame.
HÉLÈNE.
Et vous allez au hasard, sans relations, sans lettre de recommandation ?
SÉBASTIEN.
J’en ai plein mes poches. J’en ai une pour Moulaine, notre député... Mais je ne m’en servirai pas...
HÉLÈNE.
Pourquoi ? Oh ! mais mon père le connaît très bien, monsieur Moulaine !
SÉBASTIEN.
Et moi donc ! C’est pour ça que je n’irai pas le voir. Il me promettrait une place... il me ferait attendre six mois avant de me donner une réponse et pendrait ce temps-là, je mourrais de faim, ce que je suis décidé à ne faire sous aucun prétexte.
HÉLÈNE.
Vous riez de ces choses-là ?
SÉBASTIEN.
Ça m’empêche d’en avoir peur. J’ai aussi une lettre de recommandation pour le chef d’une usine très importante... Ce que j’ai appris ne me sera pas inutile pour ce métier-là. D’ailleurs, il faut vivre. C’est une préoccupation tellement forte qu’elle vous empêche de vous égarer dans des raisonnements et des nuances. Il n’est plus question de discuter ni de se plaindre, mais d’agir. Vraiment la réalité est bonne : elle vous maintient debout, lucide et quelquefois même très gai.
HÉLÈNE.
Ah ! vous avez raison... Mieux vaut lutter, mieux vaut se défendre, mieux vaut souffrir même que de traîner sa vie dans une situation morne et sans lumière, sans issue !
Un temps.
Et votre sœur, vous l’emmenez ?
SÉBASTIEN.
Non. Elle va rester ici chez une de nos parentes qui veut bien s’en charger, en attendant que je puisse la prendre avec moi... En somme, oui, je pars un peu au hasard, je ne sais pas trop ce que je vais faire ; il est possible que je ne revienne plus à Villensel, et c’est pourquoi j’ai tenu à vous faire mes adieux, qui sont peut-être de véritables adieux.
HÉLÈNE.
Oh ! que je suis triste de ce que vous me dites... Comme il est cruel de voir ses amis s’éloigner... même ceux qu’on ne voit que rarement, et qui vous tiennent au cœur plus qu’ils ne croient.
SÉBASTIEN.
Comme ce n’est pas pour moi que vous dites ça, je suis tranquille.
HÉLÈNE.
Si, c’est pour vous.... Car je n’oublierai jamais que nous nous sommes connus presque enfants, que votre père et le mien étaient clés amis et qu’ils avaient songea nous unir... La vie en a décidé autrement.
SÉBASTIEN.
Vous voyez que vous n’auriez pas été bien heureuse.
HÉLÈNE.
Parce que vous êtes pauvre ?
SÉBASTIEN.
Il n’en faut souvent pas plus, je vous assure.
HÉLÈNE.
Vous n’auriez pas été pauvre puisque j’étais riche... Tenez ! ne parlons pas légèrement de ces souvenirs qui sont sacrés pour moi et qui s’étendent sur toute ma jeunesse. À de certaines heures, ils me sont encore très chers et aujourd’hui que nous allons être séparés, ils m’envahissent sans que je puisse les écarter.
SÉBASTIEN.
Moi aussi, Hélène, je suis ému tout d’un coup... Est-ce bizarre ! Depuis quelques années, je vous aperçois à peine de temps en temps... Il me semblait que nous étions devenus des étrangers, et voilà que j’ai le cœur serré comme à une séparation... Et je comprends pourquoi, maintenant, c’est que je vous ai aimée...
HÉLÈNE.
Vous !
SÉBASTIEN.
Oui, moi, moi !
HÉLÈNE.
Quel enfant vous êtes ! Si vous m’aviez aimée, vous me l’auriez dit.
SÉBASTIEN.
Mais je vous l’ai dit.
HÉLÈNE.
Bien peu...
SÉBASTIEN.
Si, pourtant, je vous aimais !... Peut-être pas d’une façon profonde, car j’étais, si ambitieux à ce moment-là, que tous mes sentiments étaient dominés par mes projets d’avenir, par mes idées de victoire !... Mais le moindre geste de vous me paraissait délicieux et m’attirait... Je comparais souvent votre sourire avec celui des autres femmes, et alors, j’avais envie de courir à vous et de vous prendre dans mes bras !... Puis, un jour, j’ai appris que vous alliez vous marier... J’étais en plein deuil de famille, ma déception et ma colère s’y sont noyées... Et puis d’autres deuils ont suivi et mon existence a été dure. Mais je n’ai jamais pu vous voir auprès de votre mari sans éprouver la sensation que j’avais été humilié et vaincu !
HÉLÈNE.
Pas plus que moi... Croyez-vous que j’ai fait un mariage d’amour ?
SÉBASTIEN.
Pourquoi l’avez-vous fait ?
HÉLÈNE.
Pourquoi ? Parce que j’ai été lâche ! J’ai même été si lâche, tout ce qui s’en est suivi est tellement de ma faute, j’en suis tellement le seul être responsable que je ne me plains pas et que j’en arrive à supporter mon existence !...
SÉBASTIEN.
Et j’entends dire que vous êtes si heureuse !
HÉLÈNE.
Oui, pour tout le monde, nous sommes le ménage modèle, le chef-d’œuvre du ménage... Nous sommes riches et nous sommes jeunes... Comment une femme n’adorerait-elle pas ce beau garçon si élégant ? Mais ce qu’on ne sait pas... Oh ! non, tenez... arrêtons-nous, c’est absurde de vous faire des confidences, à vous, et au moment où vous partez ! En quoi ça peut-il vous intéresser ? Pardonnez-moi, Sébastien... Je suis infiniment heureuse, voilà la vérité.
SÉBASTIEN.
Non... non... dites !... Vous avez commencé... Ce qu’on ne sait pas ?... dites ?... Allez, dites ?...
HÉLÈNE.
Eh bien ! ce qu’on ne sait pas... c’est que ce beau garçon que j’ai épousé me trahit sans cesse et de la façon la plus vile... C’est qu’il est inconscient, médiocre et ennuyeux... C’est que je l’ai épousé sans l’aimer, affolée par mon père, saisie dans l’intrigue de tout une ville, victime des calculs d’une femme qui trouvait cette union avantageuse pour son fils...
SÉBASTIEN, lui prenant la main.
Oh ! Ma pauvre Hélène !
HÉLÈNE.
Lorsque j’ai eu ma fille, il n’a même pas eu à cette occasion la tendresse soudaine qui prend les hommes les plus vulgaires... Je lui aurais tout pardonné. Maintenant, c’est fini. Notre union n’est plus qu’une plate série d’habitudes. Quoi qu’il fasse, c’est l’indifférence. Et quand je le vois, devant une femme qui passe près de lui, cambrer ses reins et faire son étalage de bel homme, je n’éprouve qu’un sentiment : le dédain ! Ah ! mon ami, comme à de certaines heures de la vie, en regardant dans le passé, la vue s’éclaircit brusquement ! Comme on voit ce qu’il aurait fallu faire, bravement, malgré les parents, malgré le monde, malgré les conventions ! Oh ! les minutes qu’au prix de dix ans d’existence on voudrait revivre de nouveau... Celles où on n’a pas écouté son cœur, où on a dit : oui, au lieu de dire : non !
SÉBASTIEN, lui prenant les deux mains.
Je suis navré, Hélène... Je ne savais rien, moi, je ne soupçonnais rien... Quand je pense que vous auriez pu être ma femme !... et qu’il suffisait peut-être... Et je suis obligé de partir... Je ne peux pas rester près de vous, être votre ami... non, je ne peux pas... Il faut absolument que je quitte ce pays... Je n’ai plus de quoi vivre, ma petite maison est vendue... Je pars avec cinq cents francs dans ma poche !
HÉLÈNE.
Et moi qui suis si riche ! Quelle horreur !
SÉBASTIEN.
Oh ! ne me plaignez pas, Hélène ! Je vais courir une aventure, mais je vais la courir avec confiance, avec toutes mes forces, sans remords, comme on va à un combat loyal... Mais c’est vous, vous... que je laisse ici... Après tout ce que je sais à présent, il me semble que je vous abandonne.
HÉLÈNE.
Non, Sébastien, car je vais penser à vous souvent... Et cette confidence que je vous ai faite m’est une espèce de réconfort, de revanche qui me soulage le cœur... Je vous suis très reconnaissante de ne m’avoir pas oubliée, Sébastien... Qui sait ? nous nous retrouverons peut-être !
SÉBASTIEN.
Comment ? peut-être... Mais bientôt, Hélène, bientôt... Et je veux que vous m’écriviez !
HÉLÈNE.
Quelle folie ! Nous n’allons pas commencer à nous écrire maintenant... C’est votre sœur qui me racontera ce que vous devenez. Ah ! si elle pouvait avoir un jour besoin de moi !... Allons ! adieu, Sébastien !
SÉBASTIEN.
Au revoir, ma chère Hélène.
HÉLÈNE.
Au revoir ? non... Vous ne retournerez plus ici, je le sens.
SÉBASTIEN.
Alors, c’est vous qui viendrez peut-être à Paris.
HÉLÈNE.
Disons-nous tout de même adieu, comme si nous ne devions plus nous revoir.
Ils se prennent de nouveau tes mains. Entre la femme de chambre.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Mademoiselle Réal.
HÉLÈNE.
Mais qu’elle entre ! qu’elle entre !
Scène VI
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, MARGUERITE
HÉLÈNE.
Nous parlions de vous, justement.
Elle l’embrasse.
MARGUERITE.
Bonjour, madame. Sébastien vous a raconté ses projets, n’est-ce pas ? Je ne l’accompagné pas à Paris parce que je suis trop jeune. Mais j’irai le rejoindre bientôt.
SÉBASTIEN.
Dès que j’aurai acquis une grande fortune.
MARGUERITE.
Non, avant... Dès que tu auras seulement de quoi me loger. C’est promis.
HÉLÈNE.
Monsieur Réal aurait bien tort de se priver d’une compagne comme vous.
MARGUERITE.
D’autant plus que je suis de très bon conseil, connaissant son caractère comme je le connais... Ah ! oui, je le connais bien ! Allez, madame, entre frère et sœur on s’observe sans s’en douter et rien ne vous échappe. Tenez, il a une chose contre lui, Sébastien. Il sait prendre admirablement les grandes résolutions, mais il ne sait pas prendre les petites. Et dans la vie, n’est-ce pas, madame, ce sont les petites qu’il faut prendre le plus souvent. Moi, par exemple, ce serait le contraire. Dans une circonstance capitale, j’hésiterais, je me conduirais peut-être très maladroitement, tandis que dans les détails de l’existence, je suis extrêmement raisonnable... Vous voyez comme nous nous compléterions, Sébastien et moi !
HÉLÈNE.
Est-il capable d’écouter vos conseils ?
MARGUERITE, riant.
Tout son avenir dépend de là... Je ris, mais j’ai tellement pleuré hier soir que j’en ai le droit... C’est hier soir que nous avons décidé son départ.
HÉLÈNE.
Et où allez-vous demeurer ?
MARGUERITE.
Chez notre tante d’Arley qui m’offre l’hospitalité... J’ai besoin d’ailleurs de compléter mon éducation. Je vais donc bien travailler et, l’année prochaine, je te rejoins.
HÉLÈNE.
À moins que je ne vous marie d’ici là.
MARGUERITE.
Non, je ne me marierai pas, parce que je serais trop difficile... et jamais je n’épouserai quelqu’un qui croirait me sauver en m’épousant... Je ne me marierai pas par à peu près.
SÉBASTIEN.
Ne dis donc pas d’enfantillages.
MARGUERITE, à Hélène.
Il appelle ça des enfantillages !... Allons ! ne bavardons plus... Je suis venue te chercher d’abord pour embrasser madame Ardouin et ensuite parce qu’il te manque des papiers et que tu n’auras que le temps de te les procurer.
HÉLÈNE.
Quand arriverez-vous à Paris ?
MARGUERITE.
Demain, à six heures du matin... Pourvu qu’il n’attrape pas froid dans le train et qu’il ne débarque pas avec un bon rhume ! Tu m’enverras une dépêche tout de suite... Et je vous la communiquerai, madame, si ça peut vous faire plaisir.
HÉLÈNE.
Ah ! certes oui, ma chérie !...
MARGUERITE.
Vous permettez que nous nous retirions !
HÉLÈNE, réfléchissant et allant à un petit bureau.
Monsieur Réal, voulez-vous vous charger d’une petite commission pour moi ?
SÉBASTIEN.
Certes...
HÉLÈNE, écrivant.
J’ai à Paris une vieille cousine, mademoiselle Messany, que vous avez peut-être rencontrée autrefois à la campagne, chez mon père.
SÉBASTIEN.
Je me la rappelle parfaitement.
HÉLÈNE.
C’était une femme excellente, d’une bonté admirable... Allez un de ces jours lui porter ce mot de ma part... Et vous verrez comme elle vous recevra... Et si vous ne le faites pas pour vous, faites-le pour moi.
SÉBASTIEN.
Je n’y manquerai pas, madame, je vous le promets.
MARGUERITE.
D’ailleurs, il ne faut pas qu’il vive comme un sauvage... Ah ! la sauvagerie ! Méfie-toi, Sébastien, tu as ce défaut-là.., madame, c’est le garçon le moins sociable qu’il y ait au monde... Je compte beaucoup sur Paris pour le civiliser... Allons, viens !
HÉLÈNE, lui tendant la main.
Donne chance, monsieur Réal.
SÉBASTIEN, lui baissai la main.
Merci, madame.
HÉLÈNE, reconduisant Marguerite.
À quand, nous deux ?
MARGUERITE.
Ah ! à bientôt, si vous voulez ! le temps que je sois un peu moins triste... En ce moment, je suis assez gaie, mais vous comprenez, ça ne durera pas...
HÉLÈNE, l’embrassant.
Oui, ma chère Marguerite... oui... je comprends.
Sébastien salue encore une fois et sort.
Scène VII
HÉLÈNE seule, puis LE DOMESTIQUE
HÉLÈNE reste on instant seule. Paraît le domestique. Au domestique.
Monsieur est parti ?
LE DOMESTIQUE.
Oui, madame. Et, en partant, il m’a prié de remettre cette lettre à madame.
HÉLÈNE.
Donnez.
Le domestique sort.
Scène VIII
HÉLÈNE, seule, puis MADAME ARDOUIN
HÉLÈNE, décachète la lettre et la lit sans faire un geste d’étonnement, sans un froncement de sourcils, puis la pose sur la table.
Ah ! quel misérable homme ! Eh bien ! tant mieux !
Entre madame Ardouin.
MADAME ARDOUIN.
Dites donc, ma chère Hélène, savez-vous pourquoi votre mari a retiré hier quarante mille francs de chez son notaire ?
HÉLÈNE.
Oui, madame... C’est pour s’enfuir avec une fille !
Lui donnant la lettre.
Tenez !
MADAME ARDOUIN.
Qu’est-ce que vous me chantez là, vous devenez folle, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE.
Mais lisez donc, madame... Voilà la lettre que je reçois... Votre fils me l’a adressée de la gare... en quittant Villensel...
MADAME ARDOUIN.
Ah ! le malheureux ! le malheureux ! Mais je pars... je pars à l’instant !...
HÉLÈNE.
Inutile, madame... Vous n’empêcherez rien ni moi non plus... Votre fils invoque une passion irrésistible et la fatalité...
MADAME ARDOUIN.
Ma pauvre chérie ?... que j’ai été injuste ! Quelle douleur pour vous ! et pour moi quelle destruction de toute ma vie ! Quel écroulement ! Quel déshonneur pour la famille ? Oh ! le malheureux garçon ! Et connaissez-vous cette femme avec qui il est parti ?
HÉLÈNE.
Oui, madame... il était son amant depuis longtemps...
MADAME ARDOUIN.
Oh ! je sais qui... je m’en doute... j’en avais l’affreux soupçon... Mademoiselle de Quernois... Une des plus vieilles familles du pays... Elle est jolie... Oh ! c’est abominable !
HÉLÈNE.
Non, madame, ce n’est pas mademoiselle de Quernois, qui est une très honnête fille, c’est mademoiselle Riffard.
MADAME ARDOUIN.
La fille de l’aubergiste.
HÉLÈNE.
Oui, madame, tout bonnement.
MADAME ARDOUIN.
Ah ! il ne nous manquait plus que ça ! La fille d’un aubergiste, quelle indignité ! Que faire, ma pauvre enfant, que faire ?
HÉLÈNE.
Lisez ! Votre fils se met à ma disposition pour le divorce.
MADAME ARDOUIN.
Le divorce ! Oh ! jamais !... Je vous en conjure, Hélène, ne prenez pas de résolution précipitée... Ne faisons pas un scandale affreux de ce qui n’est encore qu’un malheur secret !... Non... pas de divorce... Votre père lui-même vous le déconseillera...
HÉLÈNE.
Ce n’est pas moi qui le demande, c’est mon mari.
MADAME ARDOUIN.
Attendez ! Certes, je suis indignée contre mon fils, il a des torts immenses... Mais moi qui le connais mieux que vous, je sais ce qu’il y a de superficiel jusque dans ses fautes. Il est de ses hommes qui sont assez longs à s’assagir, mais qui, à un moment donné, s’assagissent pour toujours... et deviennent les meilleurs, les plus fidèles des maris... Il est bon ! Il a un enfant ! il reviendra !
HÉLÈNE.
Que m’importe !
MADAME ARDOUIN.
Je vous dis qu’il regrettera cet égarement passager. Il le regrettera amèrement... Ne brusquons rien... Oui, je sais, vous n’avez aucune raison de me croire... Vous n’avez pas connu son père dont il est le vivant portrait... Son père, ma chère Hélène, m’a fait en détail, pendant cinq ans, ce que Pierre vous a fait en une fois. J’ai souffert avec la résignation d’une chrétienne et l’obscur pressentiment que je finirais un jour par être la plus forte. C’est ce qui est arrivé. Mon mari est revenu à moi et ne m’a plus quittée. Il a été du jour au lendemain, sans transition, sans effort, un époux accompli. Il s’était marié cinq ans trop tôt, voilà tout...
HÉLÈNE.
Je veux bien, madame, ne faire aucun acte brusque. Et je consens donc à rester provisoirement dans une situation fausse, et tout à fait contraire à ma dignité, mais c’est à mon père et à vous que je fais ce sacrifice.
MADAME ARDOUIN.
Merci, mon enfant.
HÉLÈNE.
Seulement, j’y mets une condition expresse.
MADAME ARDOUIN.
Laquelle ?
HÉLÈNE.
Il ne me convient plus de rester à Villensel : je veux m’éloigner des bavardages et des observations de cette société qui m’est devenue intolérable et élever ma fille comme je l’entends !
MADAME ARDOUIN.
Quitter Villensel ! Me quitter... Me priver de ma petite-fille !
HÉLÈNE.
Vous n’en serez pas privée, madame.
MADAME ARDOUIN.
Et où irez-vous ?
HÉLÈNE.
Chez mon père d’abord. Puis, je verrai.
MADAME ARDOUIN.
Mais vous rendez-vous compte que le moyen d’atténuer le scandale serait justement de ne pas nous quitter et d’y tenir tête ensemble !
HÉLÈNE.
Le scandale, ce n’est pas moi qui l’ai provoqué. J’avais accepté la vie telle qu’elle était. Je n’étais jamais sortie du devoir ni de l’honneur et je n’en serais jamais sortie. Malgré la conduite de mon mari, je serais toujours restée une femme loyale. Je puis en répondre. Mais aujourd’hui la situation a changé. Pierre abandonne sa femme et sa fille d’une façon vraiment lâche, vraiment abominable. Il brise, sans remords, ma vie d’épouse et de mère pour suivre sa passion ou son plaisir. Eh bien ! je me considère à mon tour comme libre, comme entièrement dégagée vis-à-vis de lui et de vous. Je veux essayer de me redresser contre ce malheur et contre cette déchéance injustes. Je ne les accepte pas, je ne me résigne pas ! C’est bien le moins, avouez-le !
MADAME ARDOUIN, la regardant et brusquement.
Et dire que vous êtes peut-être satisfaite du drame qui fond sur notre famille !
HÉLÈNE.
Non, madame, mais je ressens un dégoût profond.
MADAME ARDOUIN.
Hélène, j’ignore vos intentions véritables et le fond de votre pensée. Mais sachez ceci. Au-dessus de vos sentiments, il y a l’avenir de la famille et la considération. Et il restera toujours quelqu’un pour les défendre : moi !
HÉLÈNE.
Contre votre fils, alors ?
MADAME ARDOUIN.
Contre tout le monde !
HÉLÈNE.
Ce n’est pas l’heure de me menacer, madame.
MADAME ARDOUIN.
En attendant, je suis obligée d’accepter vos conditions. Nous verrons plus tard.
HÉLÈNE.
En effet.
MADAME ARDOUIN.
Quand comptez-vous partir ?
HÉLÈNE.
Aujourd’hui.
MADAME ARDOUIN.
Sans vous concerter avec moi sur l’attitude que nous devons prendre !... Sans voir ni consulter personne !
HÉLÈNE.
Ce qu’on peut penser, dire ou murmurer m’est indifférent.
MADAME ARDOUIN, changeant de ton avec effort.
Allons, mon enfant, ne nous heurtons pas davantage. Je suis bien certaine que vous finirez par être plus conciliante et surtout plus affectueuse vis-à-vis de moi qui suis aussi cruellement atteinte que vous pouvez l’être. Oublions donc ce que nous nous sommes dit d’un peu dur...
HÉLÈNE, radoucie.
Je ne demande pas mieux, ma mère.
MADAME ARDOUIN.
Nous ne sommes pas devenues tout à coup des étrangères et encore moins des ennemies. Voulez-vous m’embrasser, Hélène ?
HÉLÈNE.
Avec plaisir.
Elle l’embrasse.
MADAME ARDOUIN.
Moi, maintenant, je retourne chez le notaire.
Elle sort.
ACTE II
Chez mademoiselle Messany.
Un salon. Au lever du rideau, Hélène déplace un petit meuble, puis un paravent.
Scène première
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY
MADEMOISELLE MESSANY.
Veux-tu que je t’aide ?
HÉLÈNE.
Merci. Comme ça, c’est très bien.
MADEMOISELLE MESSANY.
Tu n’en finiras donc jamais de changer ces meubles de place ?
HÉLÈNE.
Nous recevons dans notre nouvel appartement pour la première fois. Il faut que ce soit parfait.
MADEMOISELLE MESSANY.
Mais c’est parfait, je t’assure. C’est de très bon goût. Tu n’auras que des compliments.
HÉLÈNE.
Avouez qu’on ne pouvait pas toujours demeurer rue du Luxembourg ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Hé ! j’y étais depuis vingt-cinq ans... Je m’y plaisais. Mais je finirai par m’habituer ici, quoique ce soit un peu grand... Où servira-t-on le thé ?
HÉLÈNE.
Dans ce salon, naturellement. Je vous donne du mal, hein ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Tant mieux, ma chérie, tant mieux... Je n’avais jamais entendu rire autour de moi, ça me change. Ah ! si on m’avait dit l’année dernière que j’avais encore une famille...
HÉLÈNE.
Et qu’elle allait vous envahir !...
MADEMOISELLE MESSANY.
Moi qui comptais finir ma vie dans la plus grande tristesse...
HÉLÈNE.
Décidément, on n’est sûr de rien...
Allant à elle.
Ma cousine, ma chère cousine, laissez-moi vous répéter pour la centième fois depuis un an que vous m’avez sauvé la vie...
MADEMOISELLE MESSANY.
Non, par exemple !
HÉLÈNE.
Que sans vous, je me serais trouvée seule et que j’aurais fini par perdre la tête...
MADEMOISELLE MESSANY.
Tais-toi ! tu n’es qu’une enfant !
HÉLÈNE.
Que vous m’avez reçue, accueillie comme...
MADEMOISELLE MESSANY.
En voilà assez !
HÉLÈNE.
Que vous soignez ma fille comme si elle était la vôtre, et que vous m’avez laissé bouleverser toutes vos habitudes avec une bonté qui me fait venir les larmes aux yeux quand j’y pense...
MADEMOISELLE MESSANY.
Je voudrais voir ça !
HÉLÈNE.
Je m’arrête parce que je me suis juré de ne plus pleurer maintenant qu’à la dernière extrémité et quand je ne pourrais plus faire autrement.
MADEMOISELLE MESSANY.
À la bonne heure... Va, ma chérie, on connaît ton histoire, tout le monde est pour toi, et tu finiras par oublier toutes les abominations qui te sont arrivées.
HÉLÈNE.
Je les ai oubliées déjà... Je vous assure... J’ai oublié mon mari, j’ai oublié ma belle-mère... Je ne me rappelle même plus que j’ai été mariée, et il me semble que mon enfant n’est que de moi... et que je l’ai créée toute seule par un effort extraordinaire de volonté.
MADEMOISELLE MESSANY.
Et tu finiras par être heureuse ?
HÉLÈNE.
Oui. Il y a des malheurs qui vous abattent, mais il y en a d’autres qui vous ressuscitent.
MADEMOISELLE MESSANY.
Ah ! maintenant, je te laisse, je vais préparer les gâteaux. Nous n’attendons personne d’ici à une heure ?
HÉLÈNE.
Que monsieur Sébastien Réal qui m’a promis d’arriver un peu avant, parce que nous avons à causer.
MADEMOISELLE MESSANY.
Il daigne enfin venir à un de tes dimanches, ce petit-là !... Ce n’est pas malheureux ! N’importe, il est gentil... Nous aurons aussi monsieur Barois, j’espère, puisqu’il est à Paris ?
HÉLÈNE.
Mais je crois bien... Il y aura des « pays ». Vous êtes contente, Ma cousine ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Eh ! oui...
Entre Sébastien.
Eh ! le voici... Bonjour...
Elle lui tend la main.
SÉBASTIEN.
Mes hommages, mademoiselle...
À Hélène.
Bonjour, madame.
HÉLÈNE.
Bonjour, monsieur.
MADEMOISELLE MESSANY.
Dites, monsieur Sébastien, j’ai une idée... Tantôt, quand tout le monde sera parti, restez donc à dîner avec nous, nous ne serons que tous les trois.
HÉLÈNE.
Oui... voyons... acceptez.
SÉBASTIEN.
Avec grand plaisir, mademoiselle.
MADEMOISELLE MESSANY.
Je vous ferai une tarte dont vous me direz des nouvelles... Ça vous est égal que je vous quitte un instant ? J’en ai des occupations, le dimanche !
Elle sort.
Scène II
SÉBASTIEN, HÉLÈNE
SÉBASTIEN.
C’est vraiment une bonne créature.
HÉLÈNE.
N’est-ce pas ? Ah ! je me reproche quelquefois de m’être cachée d’elle, ne pas tout lui avoir avoué, franchement, nettement.
SÉBASTIEN.
Elle ne se doute pas de... notre histoire ?
HÉLÈNE.
Elle est même incapable d’y songer. Elle me parle de toi avec une candeur merveilleuse et quelquefois elle essaye de m’expliquer ton caractère, crois-tu ? Et j’ai toujours envie de lui répondre :
Allant à Sébastien et contre lui, passionnément.
« Mais, ma cousine, je le connais mieux que vous, ce garçon-là ! Je l’aime, il est à moi. J’étais perdue, vouée à la résignation la plus basse ou à la trahison. Il est venu. Avec son amour, il a refait ma vie de femme. Et je ne peux pas plus regarder en face l’idée de le perdre que l’idée de mourir. »
Ils s’embrassent.
SÉBASTIEN.
Et pourquoi ne le lui dis-tu pas ?
HÉLÈNE.
Oh ! je n’ai pas peur de la scandaliser : j’ai peur de l’étonner. Mais je suis très capable de lui faire un jour cette surprise. Ah ! ne perdons pas de temps. Que je t’explique avec qui tu vas te rencontrer cet après-midi. Quand je pense que j’ai des amis tous les dimanches et qu’il y en a un qui ne vient jamais et que c’est toi... Et encore j’ai choisi le dimanche parce que c’est le seul jour où tu sois libre... Enfin ! je te tiens... et de gré ou de force il faudra que tu te décides à faire des relations... Écoute bien. Nous avons d’abord madame La Houbelle. Madame La Houbelle est une vieille dame qui est l’auteur d’un livre de philosophie admirable...
SÉBASTIEN.
Ce n’est pas elle qui en est l’auteur, c’est son mari. Il est vrai qu’il est mort.
HÉLÈNE.
L’as-tu lu ce livre ?
SÉBASTIEN.
Non, mais je peux en parler.
HÉLÈNE.
Ça suffit. Tu verras aussi monsieur et madame Moulaine. Depuis un an que tu es à Paris, tu n’as pas rendu visite à monsieur Moulaine qui est le député de ton pays. Ce n’est pas convenable. C’est monsieur Moulaine lui-même qui m’a demandé à faire ta connaissance... Ne souris pas, mon chéri... C’est un homme éminent... Non, n’exagérons rien, ce n’est pas un homme éminent... Mais Moulaine, avec tout ce qui est autour de lui, sa fortune, sa femme, son siège au Parlement, des tas de petits services rendus à tout le monde, un salon politique et littéraire où il faut que tu ailles, je m’en charge...
SÉBASTIEN.
Ce sera gai !
HÉLÈNE.
Avec tout ça, Moulaine est une espèce de puissance, mettons une demi-puissance... En tout cas, c’est un homme à ménager.
SÉBASTIEN.
Je m’engage à le ménager.
HÉLÈNE.
As-tu entendu parler de Serval ?
SÉBASTIEN.
Jamais.
HÉLÈNE.
Il viendra aussi. Serval, c’est un homme du monde... c’est-à-dire...
SÉBASTIEN.
N’insiste pas, j’ai compris.
HÉLÈNE.
Les Balanier, monsieur et madame Balanier. Tu m’as dit que tu avais visité une de leurs usines... N’est-ce pas ?
SÉBASTIEN.
Oui.
HÉLÈNE.
Ils en ont d’autres dans les Pyrénées, je crois... Tu pourras causer avec monsieur Balanier. Sa femme est très élégante, tu verras... Ah ! que je n’oublie pas. J’ai invité l’autre jour monsieur Cabaniès que madame La Houbelle m’a présenté, à un thé chez elle. Monsieur Cabaniès, c’est l’homme dont on parle le plus à Paris en ce moment.
SÉBASTIEN.
Pourquoi ?
HÉLÈNE.
Parce que c’est l’imprésario d’une artiste italienne, la Graza, qui va chanter à Paris pour la première fois. Tache de retenir tout ça !...
SÉBASTIEN.
Et d’où connais-tu ces gens-là ?
HÉLÈNE.
Par madame Moulaine qui était très liée avec ma famille... Et je veux que tu les connaisses aussi. Tu entends, Sébastien ? il le faut. Tu ne peux pas rester dans la situation où tu es !... Il y a un abime entre ton intelligence, l’éducation que tu as reçue et le métier que tu fais... Ah ! l’autre jour, quand je t’ai aperçu sous ce hangar, en train de graisser une machine la blouse sur le dos, la sueur au front, j’ai eu le cœur remué... Je n’ai rien voulu te dire sur le moment... Mais je suis rentrée désespérée !
SÉBASTIEN.
Écoute, ma chérie, nous ne devrions jamais avoir ces conversations-là, et nous les avons sans cesse. Je veux bien, puisque ça te fait plaisir, être présenté à Moulaine, à madame La Houbelle, et même à cet imprésario... C’est parfait, ça m’amusera. Mais qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous. Je t’aime, je suis ton amant, mais je suis aussi un jeune homme qui a besoin de gagner sa vie, qui a réfléchi à ce qu’il devait faire pour cela et qui en est le meilleur juge. J’ai l’intention de devenir plus tard un industriel, un grand industriel, si je le peux, et non un homme élégant qui se met en habit tous les soirs pour faire la cour à de vieilles dames influentes. Je t’ai confié cent fois mes projets. Je me sens très capable de faire en mécanique des inventions intéressantes. En tout cas, c’est le métier que je préfère et celui où mes études ne me sont pas inutiles. Il est donc tout naturel que je manie des machines et que je passe une blouse pour ne pas me salir. Quand j’enlève ma blouse, tu vois que je peux encore mettre une redingote.
HÉLÈNE.
Et la porter très bien. C’est pour ça que j’insiste.
SÉBASTIEN.
Mais ce n’est pas la peine de t’apitoyer sur mon compte.
HÉLÈNE.
Si seulement tu ne me dissimulais pas tes misères ou simplement tes soucis !
SÉBASTIEN.
Je ne te les raconte pas en détail parce que tu les exagères et que tu es portée à voir ma situation sous un jour romanesque pour ne pas dire tragique.
HÉLÈNE.
Elle peut le devenir. Elle l’a été souvent. Il y a des jours où tu n’as pas eu de quoi diner. C’est une honte ! C’est abominable !
SÉBASTIEN.
Ah ! j’ai joliment eu tort de te l’avouer... Va ! je t’assure que tu attaches au fait de ne pas diner une fois par hasard une importance excessive... Car ça m’est arrivé une fois, tu entends ? une seule fois.
HÉLÈNE.
C’est déjà trop ! Toi dont le père était avocat, dont le grand-père était notaire et qui a eu un oncle procureur de la République !
SÉBASTIEN, riant.
Et tu oublies ce fameux aïeul du Midi dont je t’ai souvent parlé. Celui qui me donnait des conseils d’ordre et d’économie quand j’avais dix ans, conseils qui se terminaient invariablement par cette conclusion : « Mon enfant, arrange-toi pour ne pas manquer quand tu seras vieux ! » Et il ajoutait en tirant de larges bouffées de sa pipe : « Moi, j’ai toujours eu peur de manquer. » Toute sa philosophie se bornait à cette terreur. Seulement, mon aïeul avait des rentes et une maison et une peur atroce de les perdre. Tandis que moi qui n’ai rien, je suis bien forcer de regarder l’avenir avec sérénité !
HÉLÈNE.
Et tu ne comprends pas que c’est un supplice, pour moi de penser que je suis riche, que j’ai dix fois plus d’argent qu’il ne m’en faut, tandis que tu es obligé de gagner ta vie durement ?
SÉBASTIEN.
Mais, ma chérie, dans notre liaison, c’est justement cette inégalité qui est poignante et délicieuse, qui met dans notre amour une ardeur de plus et qui est le secret même de notre bonheur !
HÉLÈNE.
C’est un sacrilège de dire ça !
SÉBASTIEN.
Tu ne sais pas combien c’est vrai ! Quand tu arrives dans ma chambre et que je te tiens contre moi, toutes les humiliations de la journée, tout ce qu’il y a de rude dans ma vie, tout cela dans tes bras se transforme en amour et en force ! Je sens que tu m’appartiens et que je dispose de toi. C’est une espèce d’égoïsme puissant qui me protège contre l’amertume ou contre la révolte ! Vois-tu ? on ne s’aime pas dans le rêve et dans l’idéal, ce n’est pas vrai. On s’aime dans la réalité, chacun avec tout son caractère et avec toutes ses passions. Un avare aime en avare ; un ambitieux aime en ambitieux. Moi, je t’aime avec tout ce qu’il y a dans mon existence de pièges, de dangers et de risques.
HÉLÈNE.
Oh ! je n’ai pas la prétention d’organiser ta vie à ma guise. Ce serait trop beau ! Mais comment veux-tu que je ne m’intéresse pas à tout ce qui te touche ? Tu sais ce que tu es pour moi, à quel point je t’aime ! Tu ne peux pas plus douter de mon amour que de ma soumission à tous tes désirs... J’ai une fille et j’ai toi, et le reste du monde ne m’est qu’un prétexte à penser à vous deux... Alors, est-ce que je peux accepter sans souffrir cette inégalité que tu trouves délicieuse parce que ton orgueil s’en arrange ? Je n’ai pas d’orgueil, moi !
SÉBASTIEN.
Mais toi aussi tu es toute ma vie. Crois tu que j’oublie quel réconfort magnifique ton amour m’a apporté ? Tiens ! ce jour que tu maudis et où un ensemble de circonstances sur lesquelles je n’insiste pas m’a conduit à me passer de nourriture...
HÉLÈNE.
Je parie que c’est le jour où je t’ai demandé de m’inviter à dîner ?
SÉBASTIEN.
Tu tombais bien, comme tu vois. Eh bien ! ce jour-là, je me suis promené dans les rues jusqu’à dix heures du soir et je n’ai pas eu une seconde de découragement ni d’inquiétude pour mon avenir. Je n’ai pas maudit la société une seule fois... Et pourquoi étais-je d’une humeur si conciliante ? À cause de toi, ma chérie, à cause de ton amour et parce qu’il m’était impossible de me croire pauvre, puisque je t’avais ! Il y a des gens que l’amour rend anarchistes, moi, c’est l’amour qui m’a empêché de le devenir !
HÉLÈNE.
Et tu te serais cru déshonoré si tu m’avais emprunté vingt francs pour dîner ?
SÉBASTIEN.
Pas du tout. Ne prononçons pas de grands mots... Mais il me semble que si je le faisais, je perdrais un peu de la carrure, du sang-froid imperturbable dont j’ai besoin en ce moment pour ne pas sombrer... Je traverse cette partie de mon existence comme sur une corde raide, mon salut est une question d’équilibre ! Eh bien ! si je me mettais à accepter de toi, même par hasard et même une somme insignifiante, mon équilibre se trouverait compromis... Vois-tu, ma chérie, je constate qu’en conservant certaines habitudes, en m’appuyant sur certaines idées, je reste assez courageux et assez solide d’esprit. Et il me semble, au contraire, qu’en les abandonnant, je me désarmerais et je deviendrais tout de suite lâche. Alors, je les garde. Va, Hélène, n’essaye pas de me les arracher, ce serait un malheur !
HÉLÈNE.
Non, je n’essayerai pas, Sébastien. Je te connais trop et je ne te blesserai jamais... Jamais je ne te demanderai rien qui t’enlèverait ta supériorité sur moi. Tu en as besoin pour m’aimer, je le sais, tu es comme ça. Mais ne m’interdis pas de me mêler un peu à ton existence... Sois tranquille, je le ferai doucement, avec des mains très délicates, avec le cœur d’une amie... Alors, tu me promets d’être aimable, spirituel, civilisé ?
SÉBASTIEN.
Je ne dirai pas un mot, je te le promets.
HÉLÈNE.
Je voudrais voir ça !
Entre Barois.
Scène III
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, BAROIS
HÉLÈNE.
Ah ! Barois... C’est gentil de venir me voir...
BAROIS.
Bonjour, chère amie... que je vous regarde d’abord... Vous n’avez jamais été si jolie... oui... vous êtes rayonnante...
À Sébastien.
Bonjour, mon vieux. Je sors de chez toi... je voulais t’emmener.
SÉBASTIEN.
Pour combien de temps es-tu à Paris ?
BAROIS.
Toutes les vacances de Pâques.
À Hélène.
Villensel est inhabitable depuis votre départ.
HÉLÈNE.
Et on parle toujours de moi, là-bas ?
BAROIS.
Euh ! de temps en temps... votre belle-mère a arrangé une histoire... On croit, en général, ou on feint de croire que vous allez vous réconcilier avec votre mari. Ce qui a arrêté le scandale.
HÉLÈNE.
Alors, tout le monde est content... Vous dînez ce soir avec nous ?
BAROIS.
Je suis désolé, je ne peux pas... Je dine avec le chef de Cabinet du ministre... À propos, Sébastien, es-tu libre demain ?
SÉBASTIEN.
Parfaitement.
BAROIS.
Alors, je t’emmène à la Comédie Française... Résil m’a des places... Résil, c’est le chef de Cabinet. Tu acceptes ?
SÉBASTIEN.
Avec plaisir. Je ne suis jamais allé à la Comédie Française, ça se trouve bien.
BAROIS.
Répète !
SÉBASTIEN.
Quoi ?
BAROIS.
Depuis un an que tu es à Paris, tu n’es jamais allé à la Comédie Française !
SÉBASTIEN.
Jamais.
BAROIS.
C’est navrant ! Que veux-tu que je te dise, c’est navrant ! Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que tu te tiens à l’écart de la vie parisienne, de la vie mondaine par principe, plutôt que par goût...
HÉLÈNE.
C’est exactement ce que je disais à monsieur Réal quand vous êtes entré... Comme je suis contente ! Oui, monsieur Réal, oui, nous sommes tous contre vous.
SÉBASTIEN, riant.
Alors, je dois avoir raison.
BAROIS, à Hélène.
Hein ?... toujours la même erreur de raisonnement. Considérer qu’on a raison quand on n’est de l’avis de personne... Eh bien ! mon vieux, tu es dans une très mauvaise voie... Il y a longtemps que je te l’écris. Mets-toi bien ceci dans la tête. Aujourd’hui, on n’arrive plus seul ; on n’arrive même plus le premier. On arrive en bande, très près les uns des autres et les coudes au corps. Si on veut faire le malin et sortir du peloton, on vous laisse en route et puis tout est dit. Nous sommes à l’époque des associations et des grandes armées. Tant pis pour les solitaires et tant pis pour les francs-tireurs ! Toi, tu t’es lancé dans une aventure sans consulter aucun de tes amis. C’est parfait ! Mais maintenant que tu es à Paris, conduis-toi comme à Paris et non plus comme en province et observe les règles du jeu. Eh bien ! les règles du jeu, c’est de respecter les hiérarchies et les situations, et de ne pas se croire l’égal des gens dont on a besoin. Mon cher, un monsieur ne nous rend pas un service pour le seul plaisir de nous être agréable. Il nous le rend pour nous démontrer qu’il est plus fort que nous et que nous serions très embêtés s’il refusait de nous le rendre. C’est ce qu’on appelle la serviabilité. Mon Dieu ! je ne dirai pas que c’est très amusant et que ça ne nous force pas à de petits sacrifices d’amour-propre, mais c’est comme ça. La vie était peut-être moins compliquée autrefois, en Grèce, par exemple, aux pieds de l’Acropole...
SÉBASTIEN.
Évidemment, mon cher professeur.
BAROIS.
Mais nous ne sommes pas aux pieds de l’Acropole, nous sommes aux pieds de la Tour Eiffel, ce qui fait une rude différence.
HÉLÈNE.
Et que trouvez-vous à répondre à cela, monsieur Réal ?
SÉBASTIEN.
Rien, madame, absolument rien, je suis terrassé. Il a raison, et quand un homme a raison à ce point-là, il faut se taire. Parce que si on lui réplique, il continue et il n’y a plus moyen de l’arrêter.
BAROIS.
Mon vieux, ton embarras à me répondre vient simplement de ceci : tu n’as pas d’idées générales. Tu n’as pas de conception générale de la vie...
HÉLÈNE.
Voilà !
BAROIS.
On te demanderait ce que c’est que la vie, qu’est-ce que tu répondrais ?
HÉLÈNE.
Oui...
SÉBASTIEN.
Des enfantillages.
BAROIS.
Mais encore, essaye de dire quelque chose.
HÉLÈNE.
On vous écoute.
SÉBASTIEN.
Je cherche... Eh bien ! la vie, c’est ce que tout le monde est en train de faire au moment où nous parlons.
BAROIS.
Ah ! Ah ! soit... J’accepte ta définition, mais alors, étant données les contingences...
SÉBASTIEN.
Fais attention, il y a une dame.
BAROIS, riant.
Oui... au fait... quel bavard je fais... Excusez-moi, Hélène, j’allais encore me lancer.
Entre madame La Houbelle.
Scène IV
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, BAROIS, MADAME LA HOUBELLE, MADAME MOULAINE, accompagnée de MADEMOISELLE MESSANY
MADAME LA HOUBELLE, à Hélène.
Bonjour, mon enfant...
HÉLÈNE.
Que c’est charmant, madame, d’être venue aujourd’hui...
MADAME LA HOUBELLE.
Je vous l’avais promis...
Madame Moulaine et Hélène se serrent la main. Madame La Houbelle continue.
Et d’ailleurs, je le disais à madame Moulaine dans l’ascenseur, vous m’êtes infiniment sympathique.
HÉLÈNE.
Oh ! Madame.
MADAME LA HOUBELLE.
Pour des tas de raisons, dont la principale est que vous êtes une des rares femmes qui écoutiez encore les conseils de vieilles personnes comme moi...
HÉLÈNE.
Ce ne sont pas des conseils que vous me donnez, madame, ce sont des cadeaux que vous me faites.
MADAME LA HOUBELLE, lui serrant la main.
Voilà des mots qui me font du bien...
À mademoiselle Messany qui s’avance.
Chère mademoiselle, comment vous portez-vous ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Merci, madame... parfaitement... Vous allez prendre une tasse de thé ?
MADAME LA HOUBELLE.
Certes oui... mais dans quelques minutes seulement.
HÉLÈNE, à madame Moulaine.
Est-ce que j’aurai le plaisir de voir monsieur Moulaine cet après-midi ?
MADAME MOULAINE.
Oui, chère amie, il me suit...
HÉLÈNE, à madame La Houbelle, voyant Sébastien et Barois qui se sont rejoints et qui causent un peu au fond et leur faisant signe de la tête.
Voulez-vous me permettre, madame, de vous présenter monsieur Paul Barois, professeur de philosophie ?...
MADAME LA HOUBELLE.
Ah ! Ah ! de philosophie !
HÉLÈNE, présentant Sébastien.
Et monsieur Sébastien Réal...
Hésitant.
ingénieur...
À madame Moulaine.
Monsieur Réal...
MADAME MOULAINE.
Monsieur... Cher monsieur Barois...
HÉLÈNE, bas à Sébastien.
Je t’ai appelé ingénieur... Nous sommes dans le monde, il faut un peu exagérer...
MADAME LA HOUBELLE, appelant de la main Sébastien et Barois.
Asseyez-vous, messieurs, venez là...
Elle les fait asseoir de chaque côté de son fauteuil.
que nous causions un peu... Un philosophe et un savant, me voilà certaine de passer un bon après-midi...
HÉLÈNE, à madame Moulaine.
Et quand ont lieu définitivement les représentations de la Graza ?
MADAME MOULAINE.
Il y a eu un retard dû je ne sais à quel incident... Mais voici Serval qui va nous le dire.
Entre Serval, puis monsieur et madame Balanier.
Scène V
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, BAROIS, MADAME LA HOUBELLE, MADAME MOULAINE, MADEMOISELLE MESSANY, SERVAL, puis MONSIEUR et MADAME BALANIER
SERVAL, allant baiser la main d’Hélène, puis de madame La Houbelle et de madame Moulaine.
Pourquoi la Graza ne viendra pas à Paris avant le mois prochain ? Toujours la même chose... Une brouille, la vingtième, avec Cornari... Des gifles échangées à Palerme. Et il faut que tout Paris attende la réconciliation. C’est admirable !
MADAME LA HOUBELLE.
Qui vous a raconté cette histoire ?
SERVAL.
Qui voulez-vous que ce soit ? C’est Cabaniès.
MADAME LA HOUBELLE.
Alors ?...
BAROIS, bas à Sébastien de qui il s’est rapproché en se levant.
Cabaniès, c’est l’imprésario de la Graza. Retiens ça.
SÉBASTIEN, même jeu.
Bon.
BAROIS.
Et Cornari...
SÉBASTIEN.
Cornari, c’est l’amant de la même Graza... J’avais compris... Merci.
HÉLÈNE, amenant Sébastien et Barois.
Cher monsieur Serval, voulez-vous me permettre de vous présenter deux de mes amis ?
Elle murmure les noms de Réal et de Barois.
Monsieur Serval...
Entrent monsieur et madame Balanier.
Ah ! que c’est gentil... Venez... venez. Monsieur Serval était justement en train de raconter...
MADAME BALANIER.
Des histoires sur Cabaniès et sur la Graza, je parie ?
HÉLÈNE.
Justement.
MADAME BALANIER.
Je les connais. Cabaniès a dîné chez nous hier.
BALANIER.
Car chez qui Cabaniès n’avait-il pas dîné depuis un mois ?
Saluts et présentations pendant ces répliques.
MADAME LA HOUBELLE, à Hélène.
Vous vous le rappelez, Cabaniès ? Je vous l’ai présenté jeudi dernier.
HÉLÈNE.
Je crois bien. Je l’ai même invité à tout hasard à venir aujourd’hui...
MADAME MOULAINE.
Figurez-vous que nous l’avons rencontré tout à l’heure. Il s’est précipité sur mon mari...
HÉLÈNE.
Oh ! s’il avait la bonne idée d’accompagner monsieur Moulaine !
BAROIS, à Sébastien, à part.
Serval est commanditaire de l’Opéra, et il est l’amant de Lucie Grège.
SÉBASTIEN.
Bon.
BAROIS.
Je te dis cela pour que tu ne fasses pas de gaffes.
SÉBASTIEN.
Je n’en ai pas envie.
BAROIS.
Ce sont des choses qu’il faut savoir, mon cher...
HÉLÈNE, approchant.
Qu’est-ce que vous marmottez-là, tous les deux ?
À Sébastien, le prenant par la main.
Venez... venez que je vous présente à monsieur Balanier...
Elle le conduit et fait les présentations à voix basse. Le deux hommes se serrent la main. Hélène revient vers madame La Houbelle sur un signe de celle-ci.
MADAME LA HOUBELLE, à Hélène.
Mon enfant ?...
HÉLÈNE.
Chère madame ?
MADAME LA HOUBELLE.
Ce jeune homme dont vous m’avez parlé l’autre jour et à qui vous portez de l’intérêt, c’est monsieur Réal, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE.
Oui, madame.
MADAME LA HOUBELLE, d’un mouvement de tête.
Celui-ci ?
HÉLÈNE.
Celui-ci.
MADAME LA HOUBELLE.
Bien. Mais avant de m’occuper de lui et pour savoir dans quelle mesure je dois le faire, une question : lui portez-vous de l’intérêt seulement ou un vif intérêt ?
HÉLÈNE.
C’est le frère d’une de mes meilleures amies.
MADAME LA HOUBELLE.
Alors, nous disons un vif intérêt ?
HÉLÈNE.
C’est cela, madame.
MADAME LA HOUBELLE.
Dans ce cas, j’en causerai avec Moulaine et à nous deux nous ferons beaucoup. Et je fais toujours plus que je ne promets.
HÉLÈNE.
Je vous en aurai, madame, une gratitude profonde.
SERVAL, continuant.
Oui... Cabaniès a fait un coup de maître... Mais si l’affaire rate, il est coulé à Paris... Je le regretterais, car c’est un homme intelligent et un vieil ami à moi.
BALANIER.
Qui n’est pas un vieil ami à vous ?
SERVAL.
Peu de gens, en effet, mais Cabaniès est un des plus anciens. Je l’ai connu il y a vingt ans dans des tripots où il jouait la pièce de cent sous... Aujourd’hui, il a cinq millions à lui... Mon Dieu ! oui, ils ont fini par être à lui !
BALANIER.
De quel pays est-il, Cabaniès ? Espagnol ?
SERVAL.
Il est Portugais. Il y a des gens qui le croient Américain, d’autres Smyrniote ou Turc. On a même été jusqu’à dire qu’il était Français... Car il n’a aucun accent. Mais moi je suis sûr qu’il est Portugais parce que nous avons été conduits au poste ensemble autrefois... pour tapage nocturne... à la sortie du Cercle et il a fallu que l’ambassadeur de Portugal le fît réclamer. C’est comme ça que j’ai appris sa nationalité.
MADAME LA HOUBELLE.
Ça n’a d’ailleurs aucune importance.
SERVAL.
Pas l’ombre. C’était pour vous montrer que je connais Cabaniès depuis longtemps... Ici, je dois avouer qu’un beau jour il a disparu et qu’on ne l’a pas revu sur le boulevard pendant cinq ans... Naturellement, on a dit qu’il avait passé une partie de ce temps en prison, vous connaissez notre petit monde... En tout cas, Cabaniès qui était parti sans le sou est revenu avec la forte somme et ce n’est certainement pas en prison qu’il l’avait gagnée.
MADAME BALANIER.
À moins que ce ne soit, au contraire, la façon dont il l’avait gagnée qui l’ait conduit en prison.
SERVAL.
C’est tout de même quelqu’un, ce bonhomme-là !
MADAME LA HOUBELLE.
C’est une physionomie.
BALANIER.
Ces gens-là sont rarement Français, c’est dommage.
SERVAL.
Écoutez, ça vaut peut-être mieux... Enfin ! j’aime beaucoup Cabaniès et je suis un de ses souscripteurs. Qu’il ait des anicroches dans son passé, c’est possible ! Qu’il y ait des histoires louches à l’origine de sa fortune, ça ne nous regarde pas... Aujourd’hui Cabaniès est un homme qui va nous montrer la Graza et dont tout Paris s’occupe, je ne connais que ça.
Apparaissent dans le fond Moulaine d’abord, puis Cabaniès.
HÉLÈNE, se levant.
Ah ! monsieur Moulaine...
MOULAINE.
Et je vous amène, voyez qui !
HÉLÈNE.
Monsieur Cabaniès... Oh ! que vous avez bien fait !
Elle lui serre la main et va serrer également la main de Cabaniès.
Scène VI
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, BAROIS, MADAME LA HOUBELLE, MADAME MOULAINE, MADEMOISELLE MESSANY, SERVAL, MONSIEUR et MADAME BALANIER, CABANIÈS, MOULAINE
CABANIÈS.
Je me suis rappelé, madame, votre invitation de l’autre soir.
HÉLÈNE.
Mais j’y comptais bien.
CABANIÈS.
Trop aimable, madame...
Il va d’abord à madame La Houbelle et lui baise la main.
MADAME LA HOUBELLE.
Nous parlions de vous, monsieur Cabaniès.
CABANIÈS.
Ah ! ah ! tant mieux !... Messieurs... mesdames...
Il baise des mains, serre des mains.
Que je vous rassure d’abord... La Graza débutera à Paris dans un mois jour pour jour... Elle est réconciliée définitivement avec Cornari... Je viens de recevoir un télégramme de Palerme ! Le télégramme a été envoyé à sept heures du matin... ils ont dû se réconcilier vers minuit ou minuit et demi, d’après mes calculs. Vous lirez les détails dans les journaux.
SERVAL.
Mon cher, la Graza à Paris, ce sera le couronnement de votre carrière d’imprésario.
CABANIÈS.
J’aurai eu de la peine !... Mais que ne ferait-on pas pour Paris ! Ah ! Paris !
MADAME LA HOUBELLE.
Avouez, monsieur Cabaniès, qu’on vous y reçoit royalement ?
CABANIÈS.
Madame, je n’ai qu’une chose à vous répondre. Je suis de Lisbonne, j’y ai toute ma famille, j’y ai ma femme, mes enfants. Eh bien ! je n’y vais jamais. Je ne me sens chez moi qu’à Paris... Ah ! ce qu’il y a à faire chez vous !
SERVAL.
C’est bien simple. À Paris, il y a tout à faire.
CABANIÈS.
En matière de théâtre, vous êtes dans l’enfance... Je le disais à Moulaine en venant ici... Voyez-vous, mesdames, je vous en fais juge... Est-ce qu’il ne devrait pas y avoir à Paris un théâtre exclusivement consacré à l’art étranger ? Un théâtre où on pourrait entendre d’un bout de l’année à l’autre les grands artistes du monde entier et qui serait le symbole de l’hospitalité parisienne ?
MADAME LA HOUBELLE.
Ce n’est pas douteux.
CABANIÈS.
Aidez-moi à réaliser ce projet, mesdames... Il est digne de vous... Quand je pense que j’ai failli ne pas trouver de local pour présenter la Graza ! À Paris, la ville cosmopolite par excellence !
MADAME LA HOUBELLE.
À propos, Cabaniès, j’ai une loge, n’est-ce pas ?
MADAME MOULALNE.
Moi aussi, bien entendu ?
CABANIÈS, tirant un carnet de sa poche.
J’inscris... vous pouvez être tranquilles, mesdames.
À ce moment, Barois se détache d’un petit groupe qu’il formait avec Balanier et Sébastien, pendant que Cabaniès parlait.
HÉLÈNE, bas à Barois qui revient vers elle, désignant Sébastien et Balanier.
Qu’est-ce que dit votre ami ?
BAROIS.
Il a trouvé son affaire... Il parle d’industrie et de machines avec Balanier.
HÉLÈNE.
Tant mieux ! Laissons-les, laissons-les...
Ils reviennent tous les deux vers le groupe de Cabaniès.
MADEMOISELLE MESSANY, à madame La Houbelle.
Une tasse de thé, madame ?
MADAME LA HOUBELLE.
Avec plaisir, mademoiselle, c’est mon heure.
On sert le thé et les gâteaux pendant les répliques suivantes.
BALANIER, à Sébastien.
C’est curieux... Je suis en train de remarquer que dans ce salon, plein de parisiens et de parisiennes, il y a deux messieurs dans un coin qui causent de machines agricoles... Vous me paraissez d’ailleurs connaître parfaitement la question et vous avez raison. Nos machines manquent de légèreté, de souplesse, en un mot, d’art.
SÉBASTIEN.
Elles sont copiées trop servilement sur les modèles américains.
BALANIER.
Construites, en effet, pour de vastes exploitations... ce qui n’est pas notre cas en France. J’en fais l’expérience dans les Landes, et puisque vous connaissez si bien ce pays-là...
CABANIÈS, se retournant.
Alors, Balanier, je vous réserve deux fauteuils ?
BALANIER, allant à lui.
Parfaitement... Merci.
À Sébastien.
Cabaniès nous rappelle à l’ordre...
À Cabaniès.
Oui, mon cher, figurez-vous que nous nous entretenions avec monsieur de tout autre chose que de théâtre... Excusez-nous.
MADAME LA HOUBELLE, bas à Hélène.
Tenez... Cabaniès... Voilà qui serait une excellente relation pour ce jeune homme !
HÉLÈNE.
Oh ! certes... oui... Quelle bonne idée... Vous avez raison, madame !
MADAME LA HOUBELLE.
Venez donc un peu par ici, Cabaniès...
CABANIÈS.
À vos ordres, madame.
MADAME LA HOUBELLE, baissant la voix.
Avez-vous tous vos souscripteurs ?
CABANIÈS.
Non, madame, pas encore... Mais je compte sur vous.
HÉLÈNE, allant chercher Sébastien, et bas.
Viens ! que je te présente à Moulaine...
Elle le conduit vers Moulaine.
Monsieur le député, je n’ai pas eu le temps de vous présenter...
MOULAINE.
Réal ?... le fils d’un de nos bons avocats du Dauphiné ! Et il y a longtemps, mon jeune ami, que nous sommes à Paris ?
SÉBASTIEN.
Quelques mois, monsieur le député.
MOULAINE.
Et je n’ai pas encore eu le plaisir de vous voir chez moi !
SÉBASTIEN.
J’ai craint d’abuser de votre temps.
MOULAINE.
Mon temps, mon ami, est à vous... il est à Barois... il est à tous mes compatriotes... Et je vois que nous n’avons pas suivi la carrière du papa et que nous avons reçu une forte éducation scientifique... Tant mieux ! tant mieux ! Vous êtes dans le vrai, jeune homme ! C’est ce qui nous a manqué à nous autres ! Enfin, puisque j’ai le plaisir de vous rencontrer, vous allez me faire l’amitié de dîner avec nous pour la fin de la semaine... nous fixerons le jour demain... et je vous enverrai un mot.
SÉBASTIEN.
Trop aimable, monsieur le député.
MOULAINE.
Nous aurons le ministre de l’Instruction publique...
Souriant.
J’espère que vos opinions politiques ne vous empêchent pas de dîner avec un ministre ?
SÉBASTIEN, souriant aussi.
Mes opinions politiques ?... Je vous avoue que je n’en ai pas.
MOULAINE, vivement.
Mais c’est un tort !
HÉLÈNE, qui est restée près d’eux.
Mais oui, monsieur Réal, c’est un tort, un grand tort !
MOULAINE.
Si vous n’avez pas d’opinions politiques à votre âge, à quel âge en aurez-vous ? Prenez les miennes, jeune homme !
SÉBASTIEN.
Je ne voudrais pas vous en priver.
MOULAINE.
Ah ! Ah ! nous sommes gai... et même un peu sceptique... Ma foi, ça ne me déplaît pas... À bientôt.
Il lui tend la main.
CABANIÈS, se levant, à madame La Houbelle.
Mais trop heureux, madame, de vous être agréable...
Il s’avance vers Sébastien et ils restent seuls tous les deux dans un coin du salon pendant que les autres invités sont rangés autour de madame La Houbelle.
Cher monsieur, madame La Houbelle vient de me parler de vous comme d’un garçon très distingué.
SÉBASTIEN, étonné.
Ah !
CABANIÈS.
D’ailleurs, il n’y a qu’à vous voir... Je suis sûr que vous n’êtes pas un polichinelle.
SÉBASTIEN, riant.
Merci.
CABANIÈS.
Oui... je m’exprime un peu brusquement... Mais ça ne fait rien. Je dis toujours à peu près ce que j’ai à dire. Un mot avant tout : vous suis-je antipathique ?
SÉBASTIEN.
Quelle question !
CABANIÈS.
Réfléchissez. Moi, par exemple, je suis très sensible à la première impression... Êtes-vous comme moi ? Oui, vous ne savez pas où je veux en venir. Je vais vous le dire, ce sera plus simple. J’ai remarqué que les préliminaires en affaires, ce n’est bon que si on veut rouler les gens. Et comme je ne songe pas à vous rouler, au contraire, je viens vous demander si, en principe, vous accepteriez une situation auprès de moi...
SÉBASTIEN.
Cette proposition est tellement imprévue...
CABANIÈS.
Je cherche justement quelqu’un en qui je puisse avoir une certaine confiance, confiance qui augmenterait à mesure que je le connaîtrais davantage, bien entendu.
SÉBASTIEN.
Mais, monsieur Cabaniès, je n’entends absolument rien aux choses de théâtre.
CABANIÈS.
Il y a théâtre et théâtre, mon cher monsieur... Vous, quand vous parlez théâtre, vous voyez des acteurs, des actrices... des pièces !... Pour moi, tout ça, c’est l’accessoire ! c’est le prétexte !... Et d’ailleurs, c’est toujours la même chose. Jamais ça ne fera de progrès. Mais ce qui est appelé à en réaliser d’immenses, c’est la décoration, la mise en scène, la mécanique théâtrale. Tout cela est encore dans l’enfance... Vous avez déjà vu des ballets ?
SÉBASTIEN.
Oui.
CABANIÈS.
Comment un corps de ballet arrive-t-il sur la scène ?
SÉBASTIEN.
Je ne sais pas.
CABANIÈS.
Par les coulisses, sans ordre, sans précision... au petit bonheur... Moi, dans le théâtre que je rêve, on pressera sur un bouton et en une seconde il y aura cent cinquante danseuses en scène, amenées sur une planche mobile !... Et quand je pense qu’il faut encore des machinistes pour poser des décors, à notre époque ! Tout ça doit se faire par la force électrique... Ah ! si je vis !... Enfin, vous voyez par quel bout nous pouvons nous accrocher... Vous êtes un peu ingénieur. Eh bien ! c’est de la mécanique qu’il s’agit de faire... Autrement, je ne me serais pas adressé à vous. Je trouve qu’on ne fait rien de bon si on sort de son caractère et de sa ligne.
SÉBASTIEN.
C’est vrai.
CABANIÈS.
Donc ne nous pressons pas, vous avez tout le temps de vous consulter. Moi, d’abord, je ne bouscule jamais personne... Je vous propose de causer avec moi, un de ces jours, voilà tout. Remarquez qu’au bout d’un quart d’heure, je m’apercevrai peut-être que vous ne pouvez me servir à rien et vous, vous aurez reconnu que je vous dégoûte...
SÉBASTIEN, riant.
Cela m’étonnerait.
CABANIÈS.
Moi aussi... mais enfin, il faut tout prévoir. Alors, on se rencontre un de ces jours ?
SÉBASTIEN.
Sauf l’avantage de vous revoir, cela m’engage à si peu de chose que j’accepte avec plaisir.
CABANIÈS.
Voulez-vous que nous déjeunions demain ensemble ?
SÉBASTIEN.
Je regrette. Il faut que je déjeune près de l’usine.
CABANIÈS.
À quelle heure vous levez-vous pour aller à l’usine ?
SÉBASTIEN.
À sept heures.
CABANIÈS.
Voulez-vous passer chez moi demain à six heures et demie ?
SÉBASTIEN.
Du matin ?
CABANIÈS.
Plus tôt, si vous voulez... Je dors très peu. À cinq heures je suis debout, c’est même l’heure où je suis le plus lucide.
SÉBASTIEN.
Eh bien ! alors, à six heures et demie, demain.
CABANIÈS.
Hôtel Jenkins... Et je suis convaincu que nous n’en resterons pas là.
Il lui serre la main et s’éloigne.
MADAME BALANIER, se levant, à Hélène.
Chère amie, nous prenons congé de vous.
BALANIER.
Chère madame...
HÉLÈNE.
Déjà !
MADAME BALANIER.
Il le faut, hélas ! chère amie.
CABANIÈS, à Hélène.
Au revoir, madame, et merci de ce bon accueil.
À Moulaine qui se retire aussi.
Je descends avec vous, Moulaine... Où est donc Serval ?
BALANIER.
Il est parti tout doucement. C’est son habitude. À cette heure-ci, il rentre chez lui et il dort jusqu’à sept heures, pour se préparer à recevoir sa petite amie.
MOULAINE.
Au revoir, mon cher Barois. Je vous écrirai, c’est convenu.
BAROIS.
Mon cher député...
MADAME MOULAINE, à mademoiselle Messany.
Au revoir, mademoiselle.
Sortent les Moulaine, les Balanier et Cabaniès. Restent en scène madame La Houbelle, Barois, Sébastien qui causent tous les deux. Barois mange un gâteau.
Scène VII
MADAME LA HOUBELLE, HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY, BAROIS, SÉBASTIEN
MADAME LA HOUBELLE.
Ma chère amie, cet après-midi a été excellent pour vous... Vous avez été simple et cordiale, il y a eu chez vous quelque chose qui a ressemblé à de la conversation... Cela devient de plus en plus rare... Mon enfant, il existe à Paris vingt-cinq grands salons, cinquante petits et une multitude d’endroits où l’on prend du thé... À partir d’aujourd’hui, vous êtes un des cinquante petits.
HÉLÈNE.
Je n’en demande pas tant, madame.
MADAME LA HOUBELLE, se levant.
Messieurs, au revoir.
BAROIS.
Madame...
SÉBASTIEN.
Madame...
MADAME LA HOUBELLE.
Nous allons nous voir souvent, je l’espère. Ne vous dérangez pas, je vous en prie.
MADEMOISELLE MESSANY.
Mais comment donc... Je vous reconduis.
MADAME LA HOUBELLE, embrassant Hélène.
Permettez que je vous embrasse, ma chère petite... À bientôt... à bientôt.
Elle sort.
Scène VIII
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, BAROIS
BAROIS.
Ces gens sont charmants... voilà mon opinion !
À Sébastien.
Mon cher, tu apprendras plus la vie et le monde dans une réunion comme celle-ci, en deux heures, qu’en dix ans de réflexions et de lectures... À demain, n’est-ce pas ?
SÉBASTIEN.
À demain.
HÉLÈNE.
À bientôt, monsieur l’intrigant... puisqu’on ne peut pas vous avoir ce soir.
Barois baise la main d’Hélène et sort.
Scène IX
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, puis MADEMOISELLE MESSANY
HÉLÈNE.
Que t’a dit monsieur Cabaniès ? Raconte-moi vite !
SÉBASTIEN, gaiement.
Hein ! es-tu assez contente de m’avoir mis par tes petites manœuvres en rapport avec un homme bizarre et suspect !...
HÉLÈNE.
Cabaniès, suspect ? Ne dis jamais de pareilles abominations, mon chéri !... Cabaniès est un homme d’une grande valeur et qui sera décoré après les représentations de la Graza... à titre étranger.
SÉBASTIEN.
Il n’en a pas d’autre... D’ailleurs, il ne me déplaît pas du tout.
HÉLÈNE.
Alors, s’il te propose une bonne place tu serais bien naïf de la refuser.
SÉBASTIEN, gaiement.
Et je parlais tout à l’heure de mon égoïsme ! Qu’est-ce que c’est à côté du tien ? Tu ne t’occupes ni de mon caractère ni de mes goûts, mais de ton amour et tu suis ton dessein implacablement !
HÉLÈNE.
Avec cette légère compensation que le jour où il faudrait me sacrifier pour toi, mon égoïsme irait jusque-là.
SÉBASTIEN.
Hélas ! j’en suis sûr !
HÉLÈNE.
Allons ! ne sois pas méchant et ne me gâte pas ma joie ! Car je suis extraordinairement heureuse aujourd’hui et de si peu de chose que ce bonheur doit durer au moins toute la journée.
Entre mademoiselle Messany.
MADEMOISELLE MESSANY.
Ah bien ! par exemple !
HÉLÈNE.
Qu’y a-t-il, ma cousine ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Ta belle-mère, mon enfant, ta belle-mère !
HÉLÈNE.
Madame Ardouin ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Oui.
HÉLÈNE.
Ici ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Ici !
HÉLÈNE.
Eh bien ! pourquoi n’entre-t-elle pas ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Elle demande si tu peux la recevoir.
HÉLÈNE.
Quelle question ! Certainement !
À Sébastien.
Je vous demande pardon, monsieur Réal...
SÉBASTIEN.
Je vous laisse, madame.
MADEMOISELLE MESSANY, à Sébastien.
N’oubliez pas l’heure du dîner.
En sortant.
C’est curieux, je connais cette femme-là depuis trente ans... Je ne peux pas m’y habituer.
HÉLÈNE.
Moi non plus, d’ailleurs.
À Sébastien pendant que mademoiselle Messany est allée chercher madame Ardouin.
Passe par ici, ce n’est pas la peine qu’elle te rencontre. À tout à l’heure.
Elle reste seule un instant. Entre madame Ardouin.
Scène X
HÉLÈNE, MADAME ARDOUIN, puis MADEMOISELLE MESSANY
MADAME ARDOUIN.
Ma chère enfant ! Comme je suis heureuse de vous revoir !
Elle l’embrasse.
HÉLÈNE.
Je regrette que vous ne m’ayez pas prévenue de votre arrivée, ma mère. Je serais allée vous attendre et je me serais occupée de votre installation.
MADAME ARDOUIN.
Ne vous inquiétez pas de cela. Je suis descendue chez une amie à moi, madame de Cernoy, que vous avez rencontrée dans le monde... Car vous êtes beaucoup allée dans le monde cet hiver... Oh ! ce n’est pas un reproche. Vous recevez, vous tâchez de vous distraire, vous avez raison... Mais venons au but de mon voyage à Paris...
Prenant la main d’Hélène et subitement émue.
Ma chère Hélène, ma chère fille, j’ai une grande et heureuse nouvelle à vous annoncer. J’ai revu mon fils, j’ai revu votre mari.
HÉLÈNE, froidement.
Ah ! il est rentré à Villensel ?
MADAME ARDOUIN.
Non, pas encore... Il m’avait écrit devenir le rejoindre à Marseille. J’y suis restée trois jours avec lui... Ah ! que vous ai-je dit, autrefois, ma chère Hélène ?... Rappelez-vous mes paroles... Ce n’est qu’un égarement passager. Eh bien ! je ne me trompais pas, j’ai retrouvé Pierre tendre et repentant, tel que mon cœur de mère le souhaitait.
HÉLÈNE.
J’en suis heureuse pour vous, madame.
MADAME ARDOUIN.
Perdez donc cet air glacé que vous prenez sans cesse avec moi, ma chère enfant... C’est une attitude injuste, je vous assure... Il n’est pas question de mon bonheur, il est surtout question du vôtre... Oui, du vôtre... Car, écoutez bien ceci. Pierre a complètement rompu avec cette femme, complètement, et toute cette histoire est déjà loin.
HÉLÈNE.
Je ne suppose pas, madame, que vous soyez venue m’offrir de me réconcilier avec lui ?
MADAME ARDOUIN.
Ce n’est pas moi qui vous l’offre, Hélène. C’est votre mari lui-même.
HÉLÈNE.
Pierre ?... Pierre ?... Comment ? il ose me proposer ! Il est fou ! il est fou !
MADAME ARDOUIN.
Attendez... attendez !... Il m’a suppliée de faire une démarche auprès de vous... Il vous demande pardon... Il se conduira désormais avec vous de façon à vous faire oublier ses fautes... Et il vous conjure, Hélène, il vous conjure d’oublier le passé...
HÉLÈNE.
Cette prière ne peut pas me toucher, madame. Pierre a quitté sa maîtresse ? Il en prendra une autre. Je ne crois pas à son repentir et je n’y croirai jamais. Si ce repentir eut été sincère, mon mari eut déjà trouvé le moyen de l’exprimer directement.
MADAME ARDOUIN.
Il ne l’a pas osé par délicatesse, par timidité vis-à-vis de vous !... Mais j’ai la conviction profonde, j’ai la certitude absolue qu’en reprenant la vie commune, vous trouverez en Pierre le compagnon, l’ami, l’époux idéal que nous souhaitons toutes ! En outre nos deux familles si fortement atteintes par le scandale de l’an dernier seraient consolidées. Votre père et moi n’aurions pas une vieillesse pleine de remords, ce qui est une considération pour laquelle je m’adresse à votre cœur. Et vous n’êtes pas sans avoir réfléchi non plus au tort considérable que causerait à votre fille la séparation de son père et de sa mère si elle se prolongeait. Je viens donc chercher, ma chère Hélène, le mot de votre bouche qui vous fera rentrer chez moi, Pierre et vous, ensemble, comme mes enfants... Car vous êtes mes enfants tous les deux. Vous ne répondez pas ?
HÉLÈNE, pâle.
Je suis... je suis très émue...
MADAME ARDOUIN.
Je vous comprends, ma chérie.
HÉLÈNE, après un temps et un effort sur elle-même.
Voulez-vous, madame, que pour nous épargner une conversation pénible, douloureuse, nous réglions la situation définitivement par un oui ou par un non ?
MADAME ARDOUIN.
Je ne demande pas mieux, mon enfant... En effet, un oui ou un non, ça suffit. Alors, c’est oui, je suppose ?
HÉLÈNE.
C’est non !
MADAME ARDOUIN.
Non ?... Non ?... définitivement ?
HÉLÈNE.
Définitivement.
MADAME ARDOUIN.
Oh !
HÉLÈNE.
Je suis prête à accepter la solution que vous préférerez, mon mari et vous. Nous répugnons au divorce, je crois cependant qu’à la longue nous y serons réduits. En attendant, comme nous ne pouvons pas rester dans la position équivoque et déplaisante où nous sommes, je vais prendre l’initiative de réclamer la séparation légale.
MADAME ARDOUIN.
Qu’est-ce que j’entends ?... C’est insensé ! La séparation, et le divorce ensuite ! Jamais !
HÉLÈNE.
Trop de temps s’est écoulé. Un rapprochement entre Pierre et moi est impossible et n’a plus de sens. Je ne suis plus sa femme, je ne suis plus la femme qu’il a épousée... Nous sommes des étrangers. Je ne le connais plus !
MADAME ARDOUIN.
Et voilà le résultat de vos réflexions de cet hiver ?
HÉLÈNE.
Oui, madame.
MADAME ARDOUIN.
Voilà ce que vous inspire le repentir sincère et loyal de votre époux !... de ce garçon, imprudent, certes, mais bon et généreux ! Je comprenais votre colère sous le coup de l’offense, mais je vous trouve un an après aussi irréductible ! C’est cela qui n’a plus de sens ou plutôt qui en a un trop clair !
HÉLÈNE.
Que voulez-vous dire, madame ?
MADAME ARDOUIN.
Regardez-moi donc en face si vous l’osez !
HÉLÈNE.
Tenez !
MADAME ARDOUIN.
Dans vos yeux, il y a de la haine pour mon fils et pour moi !
HÉLÈNE.
Quelle erreur, madame... il n’y a aucune haine. Il n’y a même plus le souvenir de l’offense. Il y a la révolte et le refus de tout mon être !...
MADAME ARDOUIN.
Malheureuse !
HÉLÈNE.
Plutôt que de reprendre la vie commune, plutôt que d’être exposée encore à tous les simulacres et à toutes les hypocrisies d’autrefois, je me tuerais !
MADAME ARDOUIN.
Quelle femme êtes-vous donc devenue ! C’est vous qui osez me parler sur ce ton ! C’est vous qui marchez sur votre devoir, sur l’honneur, sur l’affection de mon fils !
HÉLÈNE.
Oh ! madame... arrêtons-nous... Pourquoi prolonger cet entretien ? Il ne peut pas avoir de conclusion. Vous ferez ce que vous croirez devoir faire.
MADAME ARDOUIN.
Je fouillerai votre existence !... J’en ferai sortir l’infamie qui doit s’y cacher !
HÉLÈNE.
Faites. En attendant, permettez que je me retire. Je vais appeler ma cousine qui vous tiendra compagnie.
Elle va à la porte.
MADAME ARDOUIN, se levant et la retenant par le bras au moment où elle entr’ouvre la porte.
Alors, je vois que toutes les considérations que je pourrais invoquer seraient inutiles. Nous allons passer à un autre ordre d’idées. Hélène, je ne suis pas arrivée hier. Je suis à Paris depuis trois jours. On m’a beaucoup parlé de vous.
HÉLÈNE.
Eh bien ?
MADAME ARDOUIN.
Eh bien ! je ne croyais pas ce qu’on m’a dit. Je me refusais à croire à cette honte. À présent, je n’en doute plus. Vous avez un amant !
HÉLÈNE, froidement.
Vous vous trompez, madame.
MADAME ARDOUIN.
Et cet amant est le petit Sébastien Réal !
HÉLÈNE, après un instant de silence et de réflexion, revenant vers madame Ardouin.
Eh bien ! tenez ! finissons-en avec ce cauchemar ! Mettons un abîme entre nous, l’aveu après lequel tout sera fini, l’aveu qui chassera tous les fantômes du passé, les dégoûts, les humiliations et les misères !... Oui, madame, j’ai un amant et vous l’avez nommé... Et comme votre fils ne m’a jamais aimée et que vous le savez bien, je ne pense même pas vous insulter en vous faisant cet aveu !
MADAME ARDOUIN.
Vous ne pensez pas m’insulter ! Et vous avez trahi mon fils ! Mon fils trompé par sa femme ! par cette femme, lui ! Et j’aurai vu ça, moi ! Mais vous n’êtes rien à côté de Pierre ! Et sa faute disparaît sous votre crime !
HÉLÈNE.
Je suis prête à en répondre devant vous et devant lui ! Allez donc le lui dire !
MADAME ARDOUIN.
Non, je n’irai pas lui faire connaître le plus sanglant des outrages !... Mais je suis là, et c’est à moi maintenant que vous aurez affaire. Ou vous rentrerez dans ma maison, aux pieds de votre mari, soumise et inclinée, ou nous nous disputerons votre fille la loi à la main !
HÉLÈNE.
Je me défendrai, madame...
MADAME ARDOUIN.
Vous ferez bien. Au revoir.
MADEMOISELLE MESSANY, entrant.
Mais qu’y a-t-il donc ?
MADAME ARDOUIN.
Je vous salue, mademoiselle.
Elle sort.
Scène XI
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY, puis SÉBASTIEN
Hélène chancelle dès que madame Ardouin est sortie et n’a que le temps de s’asseoir sur un fauteuil. Mademoiselle Messany court à elle et la retient.
MADEMOISELLE MESSANY.
Qu’est-ce que tu as ?... Hélène ?...
Elle lui tape les mains.
Hélène... ma petite...
HÉLÈNE.
Un peu d’étouffement, comme j’en ai quelquefois...
MADEMOISELLE MESSANY, prenant un flacon.
Respire... respire bien...
HÉLÈNE.
Merci.
MADEMOISELLE MESSANY, lui tapant dans les mains.
Hélène... voyons !...
HÉLÈNE.
Cette femme me fera du mal, je le sens...
Elle se renverse, prête à s’évanouir.
MADEMOISELLE MESSANY, la prenant dans ses bras.
Elle s’évanouit !...
HÉLÈNE, balbutiant.
Non... non... ça va mieux...
Entre Sébastien.
MADEMOISELLE MESSANY.
Venez... monsieur Sébastien... tenez-la... je vais chercher le médecin...
SÉBASTIEN, accourant.
Qu’est-ce qu’elle a ?...
HÉLÈNE, le reconnaissant.
Ah ! c’est toi !
SÉBASTIEN, affolé, à genoux à côté d’elle et sans prendre garde à mademoiselle Messany.
Oui, ma chérie... c’est moi...
HÉLÈNE.
Ce n’est plus rien... c’est passé... ne t’inquiète pas...
Elle se relève.
MADEMOISELLE MESSANY, stupéfaite.
Ils se tutoient !... Eh bien ! Ça !
HÉLÈNE, allant à elle.
Oui, ma cousine... oui... vous savez notre secret, maintenant.
MADEMOISELLE MESSANY.
Par exemple !... Écoutez... je ne sais pas quoi vous dire, moi !... Si je m’attendais !...
HÉLÈNE, souriant.
Voulez-vous encore de moi, ma cousine ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Quelle question ! Mais plus que jamais, ma pauvre enfant ? Ça n’empêche pas que tu aies commis une grande faute... Mais enfin, tu as des excuses, et si je remontais dans ma vie, qui sait si je ne trouverais pas une minute où j’aurais bien voulu commettre cette faute-là ?
Les regardant qui se tiennent par la main.
Oui... Oui... vous deviez vous aimer, c’était fatal.
ACTE III
Le cabinet de Cabaniès, au Cirque.
Pendant le dernier entr’acte des représentations de la Graza. Pièce composite et luxueuse. Grand divan, table, téléphone.
Scène première
SÉBASTIEN, CABANIÈS, puis des MESSIEURS, puis BISHOP, puis LUCIE GRÈGE, puis PALADINO
SÉBASTIEN, se levant à l’entrée de Cabaniès.
Eh bien ?
CABANIÈS.
Succès colossal ! Dix rappels... Vingt rappels !... Ça n’en finissait plus ! La Graza n’a jamais plus mal chanté, personne ne s’en est aperçu... Voilà ce qu’il y a de beau au théâtre ! Et vous ? vous n’avez pas eu la curiosité de voir ça ?
SÉBASTIEN.
J’ai écouté un instant... mais je suis si peu connaisseur !...
CABANIÈS.
Avez-vous déjà assisté à une course de taureaux ?
SÉBASTIEN.
Jamais.
CABANIÈS.
Vous n’avez qu’à regarder ce soir dans la salle. C’est exactement le même genre de public, et le même genre d’enthousiasme !... En voilà pour trente soirées de gala avec le maximum... C’est une affaire réglée... Si je vous disais que maintenant elle ne m’intéresse plus ?... Je suis comme ça ! Demain, nous passerons à un autre exercice.
Lui tapant sur l’épaule.
Sébastien, vous me plaisez beaucoup...
SÉBASTIEN.
Croyez bien, monsieur Cabaniès, que j’ai moi aussi une véritable sympathie pour vous.
CABANIÈS.
Je vous l’avais prédit. Nos deux caractères se sont accrochés.
SÉBASTIEN.
Sauf que vous me rétribuez trop généreusement pour les services que j’ai pu vous rendre.
CABANIÈS.
Vous êtes appelé à m’en rendre de bien plus grands... Vous commencez à être au courant de mes idées. Vous les mettez au point, quand je me perds dans les nuages... Par exemple, ce théâtre de Melbourne, j’y renonce... Il ne faut pas trop m’éparpiller. Vous avez raison... j’ai une tendance à m’éparpiller.
SÉBASTIEN.
Il me semble qu’il vaudrait mieux réunir les meilleures de vos affaires et les exploiter à fond...
CABANIÈS.
Vous avez mille fois raison ! Sébastien, je ferai votre fortune !
UN HABIT NOIR, de la porte.
Bravo, Cabaniès !
CABANIÈS.
Merci, Brazier.
DEUX JEUNES GENS.
Bravo ! Bravo !
CABANIÈS.
Ça va, hein !... Merci.
UNE JEUNE FEMME, paraissant à la porte.
Grand triomphe, mon petit Cabaniès !...
UNE AUTRE FEMME, qui est avec elle.
On peut aller embrasser Graza ?
CABANIÈS.
Oui... oui... Mais dépêchez-vous ! Vous savez où c’est ?
LES DEUX FEMMES.
Oui... oui.
CABANIÈS, à Sébastien.
C’est assez amusant de réussir, tout de même... Ah çà ! mais quelle heure est -il donc ? Onze heures ! Bishop devrait être ici... Le Sud-Express arrive à dix heures... Vous connaissez Bishop ?
SÉBASTIEN.
Pas du tout.
CABANIÈS.
C’est un de mes hommes que j’envoie en surveillance un peu partout... Il arrive de Lisbonne... Ah ! le voici.
BISHOP, entrant.
Bonjour, monsieur Cabaniès... Je suis en retard parce que j’ai passé chez moi me mettre en habit.
CABANIÈS.
Bon ! bon ! pas d’explications ! Monsieur Réal, je vous présente Bishop, mon homme de confiance... Méfiez-vous de lui comme de la peste !
BISHOP.
Ah ! Ah !
SÉBASTIEN.
Monsieur...
CABANIÈS, à Bishop.
Alors, tu étais à Lisbonne avant-hier ?
BISHOP.
Oui, monsieur Cabaniès.
CABANIÈS.
Tu as vu ma femme ? Elle va bien ?
BISHOP.
Madame Cabaniès se porte à merveille... Elle m’a chargé de ses amitiés pour vous.
CABANIÈS.
Et les enfants ?
BISHOP.
Les enfants aussi.
CABANIÈS.
Tu t’es arrêté à San Polo ?
À Sébastien.
San Polo, c’est une ville de la frontière espagnole où j’ai une petite affaire qui ne va pas mal...
À Bishop.
Rien de neuf à San Polo ? Théâtre ? Casino ? tout ça va ?
BISHOP.
Oui... sauf un incident insignifiant...
CABANIÈS.
Tu vas me raconter ça...
À Sébastien.
Je reviens...
À Lucie Grège qui entre.
Eh bien, mademoiselle. Serval est-il content ?
LUCIE GRÈGE.
Oh ! ravi... comme tout le monde... D’ailleurs, vous allez le voir...
À Sébastien.
Ah ! monsieur Réal, je vous cherche.
SÉBASTIEN.
Moi, mademoiselle ?
LUCIE.
Oui. Serval m’a priée de vous inviter à souper ce soir après la représentation.
SÉBASTIEN.
Vous le remercierez bien de ma part, mademoiselle. Ça m’est impossible, malheureusement.
LUCIE.
Oh ! quel dommage ! Vous soupez dans une autre société ?
SÉBASTIEN.
Je ne soupe pas, mademoiselle.
LUCIE.
Vous rentrez, tout bonnement, comme ça, avec votre bonne amie, hein ? Comme on voit bien, à leur figure, quand les hommes ne veulent pas répondre !
SÉBASTIEN, gaiement.
C’est que je n’ai rien à vous répondre... Vous affirmez que j’ai une bonne amie et que je rentre avec elle... Comment le savez-vous ?
LUCIE.
Je le suppose... Mais ce n’est pas moi qui fais des potins... J’ai entendu dire par des camarades que vous aviez une maîtresse dans le monde.
SÉBASTIEN.
Bah !
LUCIE.
On prétend même que vous ne la trompez pas... C’est vrai ?
SÉBASTIEN.
Préférez-vous que ce soit vrai ?
LUCIE.
Ça m’est égal... Alors, vous refusez de souper avec nous ? Et si on insistait ?... Non ? Et si on insistait encore.... Toujours non. Vous ne me trouvez pas jolie ?
SÉBASTIEN.
On ne peut pas être plus jolie.
LUCIE.
Et vous n’essaierez pas un de ces jours de tromper votre maîtresse, pour voir ?
SÉBASTIEN.
Pour voir quoi ?
LUCIE.
Pour voir comment c’est fait... êtes-vous bête ! Je vous préviens que je ferai encore une tentative, mais que ce sera la dernière... Vous avez tort de croire, mon cher, que je me jette à votre tête et que je n’ai aucune dignité.
PALADINO entre et parle d’une voix mielleuse et lente.
Monsieur Cabaniès ?...
SÉBASTIEN.
Il est sorti, monsieur, vous le rencontrerez dans les couloirs.
PALADINO.
C’est ici son bureau ?
SÉBASTIEN.
Oui, monsieur.
PALADINO.
Seriez-vous par hasard un de ses amis ?
SÉBASTIEN.
Je suis son secrétaire.
PALADINO.
Oh ! parfait... Alors, monsieur, vous me rendriez un véritable service en voulant bien lui remettre ma carte... Comte Paladino... un grand admirateur... il ne me connaît pas... mais je suis chargé d’une commission pour lui... d’une commission très importante.
SÉBASTIEN.
Revenez dans un quart d’heure, vous le verrez certainement.
PALADINO.
Trop aimable, monsieur. J’ai l’honneur de vous saluer.
Il sort.
LUCIE.
Je vous quitte, moi aussi, mon petit Réal. À un de ces jours et sans rancune.
SÉBASTIEN.
Et encore une fois, excusez-moi auprès de Serval.
Entrent Barois et Hélène. Lucie Grège salue Hélène et Barois et sort.
Scène II
SÉBASTIEN, BAROIS, HÉLÈNE
BAROIS.
Belle soirée ! Magnifique soirée !... Je n’ai pas pu venir te serrer la main au premier entr’acte, madame La Houbelle m’a retenu dans sa loge.
SÉBASTIEN.
Tu es bien placé ?
BAROIS.
À côté d’Hélène, ce qui fait que nous pouvons échanger nos impressions.
HÉLÈNE, riant.
Et ce n’est pas pour vous les reprocher, elles sont bruyantes, vos impressions ! Quel enthousiasme !
SÉBASTIEN.
Je ne te savais pas si grand musicien !
BAROIS.
Ce n’est pas la musique qui m’emballe, mon cher !... ni les artistes !... ni la Graza. Elle chante même un peu faux, la Graza... entre nous... Non, ce qui est prodigieux, dans une soirée comme celle-ci, c’est l’ensemble, c’est le total de tous les éléments qui la composent, la scène, la salle, les femmes, le luxe, et jusqu’aux autos qui sont à la porte du théâtre ! Tout ça se mêle dans notre esprit avec la musique, les décors, la lumière... On ne sait plus dans quel pays on se trouve ni à quelle époque ! Et on a l’impression d’être sous une énorme cloche de cristal qui nous isole du reste du monde ! Et quand je pense qu’hier je faisais une classe de philosophie dans un collège de province !
SÉBASTIEN.
Voilà ce que tu aurais dû dire à tes élèves !
BAROIS.
Mon vieux, pour des provinciaux comme nous, sais-tu ce qu’il y a de plus frappant à Paris, aujourd’hui ? C’est qu’il peut nous offrir des spectacles fabuleux, nous faire crier d’étonnement et d’admiration, mais qu’il est devenu incapable de nous émouvoir et de nous instruire. Il est trop tumultueux, trop fort ! C’est une espèce de monstre... Il a perdu la finesse et l’aristocratie que nous venions y chercher autrefois et qu’on ne trouvait que chez lui... Enfin ! ne regrettons rien, c’est autre chose ! C’est peut-être aussi beau ! Seulement, il faut s’y habituer... On n’est plus dans un salon, on est dans une gare énorme où chacun peut aller au guichet pourvu qu’il ait de quoi payer sa place...
SÉBASTIEN.
Et elle est chère !
BAROIS.
Oh ! toi, ne te plains pas... te voilà maintenant au bon endroit, restes-y ! Et surtout, ne laisse pas chiper ton tour !
SÉBASTIEN.
Si je te disais qu’on commence à me regarder de travers et que j’ai déjà des petits ennemis !
BAROIS.
Tu en auras de plus grands et davantage à mesure que tu monteras. Les ennemis, ça sert à mesurer la hauteur où on est.
HÉLÈNE.
Hein ! Barois... C’est pourtant nous deux qui avions raison contre ce jeune homme !... Vous rappelez-vous notre conservation du mois dernier ?
BAROIS.
Quel changement !
Riant.
Et il est encore plus considérable que je ne croyais... dites donc !...
HÉLÈNE.
Hein ? Qu’avez-vous pensé quand je vous ai fait tout à l’heure mon petit aveu ? C’était convenu avec Sébastien que nous vous nommerions notre confident pour avoir un espion auprès de ma belle-mère. Voyons, soyez franc, quelle a été votre impression, quand je vous ai dit... en rougissant ?...
BAROIS.
Quand vous m’avez dit, sans rougir d’ailleurs ?... Eh bien ! le premier mouvement de surprise passé, j’ai été extrêmement satisfait.
HÉLÈNE.
Parole d’honneur ?
BAROIS.
Parole d’honneur ! C’est bien, c’est très bien, j’irai plus loin, c’est excellent !
HÉLÈNE.
Avouez, Barois, qu’il n’y avait pas autre chose à faire ?
BAROIS.
Encore fallait-il y penser ! Maintenant, mes enfants, vous savez que je suis votre camarade et votre ami.
HÉLÈNE.
Oui, je le sais...
BAROIS.
Et que si jamais vous aviez besoin de moi...
HÉLÈNE.
Merci, Barois ! En ce moment, madame Ardouin a l’air de se tenir tranquille, elle n’a pas donné suite à ses menaces, mais vous comprenez, ça ne durera pas. Elle doit préparer quelque coup.
BAROIS.
Mais non, mais non, ne croyez pas ça.
HÉLÈNE.
Si vous l’aviez entendue !...
BAROIS.
On dit certaines choses dans la colère et puis on réfléchit... Oui... je sais... elle a dit que vous vous disputeriez votre fille la loi à la main ! Et vous avez eu très peur !... La loi à la main ! Qu’est-ce que ça signifie ? Ce sont des façons de parler... Dans la réalité tout cela se traduit par des transactions... On n’est jamais obligé de choisir brusquement, sans préparation, entre son amour et son enfant... Ce n’est pas vrai. La vie pose les questions avec plus de nuances et d’une voix moins impérieuse. Comme ce qui nous arrive lui est parfaitement égal, elle nous laisse le temps de devenir sages : il faut en profiter. Mes amis, votre sort, c’est vous qui le jouez, vous deux seuls. Ne vous occupez pas des autres. Sur ces paroles consolantes, je vous demande la permission d’aller rôder un peu partout... Je suis venu à Paris pour ça...
À Hélène.
À la fin de l’entracte, je reviens vous prendre, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE.
C’est ça.
Sort Barois.
Scène III
SÉBASTIEN, HÉLÈNE
HÉLÈNE.
Tu n’obtiendras jamais de moi que je te fasse une scène de jalousie à propos de cette demoiselle.
SÉBASTIEN.
De mademoiselle Lucie Grège ?
HÉLÈNE.
Parfaitement.
SÉBASTIEN.
Elle venait m’inviter à souper de la part de Serval.
HÉLÈNE.
Voilà deux fois depuis une semaine que je la rencontre dans ton bureau, mais je te jure que je n’y attache aucune importance... Tu es absolument incapable d’une trahison aussi vulgaire.
SÉBASTIEN.
Ni d’aucune autre.
HÉLÈNE.
Tu ne m’aimeras peut-être pas éternellement, mais je crois que tu auras du mal à aimer une autre femme.
SÉBASTIEN.
J’y songe si peu que j’ai l’intention bien arrêtée de t’emmener après le spectacle.
HÉLÈNE.
Où ça ?
SÉBASTIEN.
Chez moi.
HÉLÈNE.
Vraiment ?
SÉBASTIEN.
Et de te garder pour moi tout seul jusqu’à une heure avancée de la nuit.
HÉLÈNE, souriant.
J’ai donc une robe qui me va bien ?
SÉBASTIEN.
Délicieusement bien... Tu veux ?
HÉLÈNE.
J’allais te le proposer. Maintenant, je m’en vais. Je te retrouve ici, à la fin ?
SÉBASTIEN.
Oui.
HÉLÈNE.
Quel triomphe, crois-tu ! Si je ne vois pas monsieur Cabaniès, tu lui feras tous mes compliments. Il est toujours très gentil avec toi ?
SÉBASTIEN.
De plus en plus.
HÉLÈNE.
Dis-moi que tu es heureux ? Oui, j’ai besoin que tu me le dises, car j’ai craint un instant d’avoir heurté ton caractère par mon insistance, par mes conseils. Non, n’est-ce pas ?
SÉBASTIEN, souriant.
Non... non !...
HÉLÈNE.
Tu ne regrettes plus que je t’aie arraché à l’état sauvage et errant ?
SÉBASTIEN.
Pas encore.
HÉLÈNE.
Car tu l’as regretté un instant... tu as résisté... tu m’en as voulu... Ah ! que j’étais navrée... Enfin ! c’est fini !... Dis ? tu ne souffres pas trop d’avoir de quoi dîner tous les soirs ?
SÉBASTIEN.
Je m’y habitue insensiblement. Ce doit être une chose naturelle à l’homme.
HÉLÈNE.
Et surtout... tu m’aimes toujours comme autrefois ? de la même façon libre et forte d’autrefois ?
SÉBASTIEN.
Cet autrefois qui remonte à six semaines !
HÉLÈNE.
C’est beaucoup, puisque tu as devant toi une autre destinée... Ah ! il y a des heures où j’ai peur de tout... brusquement, pour un mot, pour un geste de toi, pour un de tes regards qui m’échappe... Je suis absurde, je suis bête, et je t’aime ! Heureusement, ça finit toujours par ce mot-là !
Entre Cabaniès.
Scène IV
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, CABANIÈS, puis SERVAL et MADAME LA HOUBELLE, puis, presque en même temps envahissent le bureau les BALANIER, deux ou trois spectateurs, puis MOULAINE et PALADINO
CABANIÈS.
Madame, mes hommages...
À Sébastien.
Les couloirs sont excellents.
HÉLÈNE.
C’est l’enthousiasme, monsieur Cabaniès... Je vous cherchais pour vous apporter les compliments de madame La Houbelle...
CABANIÈS.
Je ne la verrai donc pas ?
Entre Serval.
Ah ! Serval. Eh bien ?
SERVAL.
Le délire, mon ami, le délire... Je suis bien content pour vous, Cabaniès... Il vous manquait cette soirée pour la consécration définitive, pour la grosse situation parisienne.
CABANIÈS.
Et je l’ai, cette fois-ci, il me semble !
SERVAL.
En plein. Maintenant, vous êtes tranquille, vous ne craignez plus rien et vous ferez à Paris ce que vous voudrez... mais il vous fallait ça. On vous guettait.
CABANIÈS, lui serrant la main.
Merci. Serval. Vous, vous m’avez toujours soutenu... je ne l’oublierai pas.
Allant à la rencontre de madame La Houbelle.
Ah ! madame... que d’honneur... Je n’espérais pas...
MADAME LA HOUBELLE.
J’ai eu de la peine à arriver jusqu’ici... Madame Ardouin a dû vous transmettre ses félicitations...
CABANIÈS.
Oui, madame... Asseyez-vous, je vous prie.
MADAME LA HOUBELLE.
Grande soirée d’art, Cabaniès !... Désormais on ne pourra plus entendre la petite musique... Vous lui avez donné le coup de grâce...
MADAME BALANIER, entrant sur ces derniers mots.
Absolument. Vous avez créé un goût nouveau... Et quels décors ! Quant à la Graza, il n’y a pas deux opinions dans la salle : elle est sublime !
CABANIÈS.
Elle a rarement été en forme comme ce soir !...
Allant au-devant de gens.
Cher ami... Merci... Oui... je suis enchanté.
À Moulaine qui entre suivi de madame Moulaine.
Mon cher député... Chère madame... entrez. Je suis heureux de vous voir.
MADAME MOULAINE.
Et moi, je ne vous dis qu’un mot : c’est un miracle !
MOULAINE, allant à Cabaniès, solennellement.
Mon cher Cabaniès...
Il s’arrête un instant pour qu’on fasse silence.
Mon cher Cabaniès, je vous apporte les compliments du ministre qui a pris le plus vif intérêt à cette belle manifestation d’art...
MADAME LA HOUBELLE.
Oui, c’est bien vrai...
Approbations et murmures.
MOULAINE, continuant, quand le silence est rétabli.
...et qui me charge de vous annoncer que vous recevrez demain la croix de la Légion d’honneur.
MADAME LA HOUBELLE.
Très bien !
SERVAL, enthousiasmé.
Mon vieux camarade...
MADAME MOULAINE et MADAME BALANIER.
Nos félicitations, monsieur Cabaniès...
BALANIER.
Et les miennes...
UN AUTRE MONSIEUR.
Et les miennes...
CABANIÈS, tendant théâtralement la main à Moulaine.
Mon cher député, mon ami...
MOULAINE.
Oui ! votre ami...
CABANIÈS.
À la joie que j’éprouve en recevant cette haute distinction, je sens que je la méritais !
MOULAINE.
Cent fois !
CABANIÈS.
Il me faudrait votre éloquence pour vous remercier dignement, pour remercier l’illustre ministre...
Murmures.
Cette éloquence, malheureusement, je ne l’ai pas ! Je me contente donc de vous dire que je suis touché jusqu’aux larmes de ce trop magnifique couronnement d’une existence tout entière consacrée à l’art !...
MOULAINE.
Tous vos amis, Cabaniès, s’associent à votre triomphe... N’est-ce pas ?
PLUSIEURS VOIX.
Mais oui... certes... oui !... Très bien !
SERVAL.
Ah ! Je crois qu’on commence le dernier tableau.
CABANIÈS.
Il est très court... mais c’est la danse dans le gouffre... Ne le manquez pas...
MADAME LA HOUBELLE.
Je vous ferai signe un de ces jours, Cabaniès.
CABANIÈS.
Trop aimable, madame...
Mouvement de sortie.
BAROIS, à Hélène.
Vous venez, Hélène ?
HÉLÈNE, à Sébastien, bas.
Tu m’attends ici ?
Tout le monde est sorti pendant ces répliques. Paladino est entré discrètement et reste, quand tout le monde est parti, avec Cabaniès et Sébastien.
Scène V
SÉBASTIEN, CABANIÈS, PALADINO
CABANIÈS, à Paladino qui s’avance vers lui le sourire aux lèvres.
Vous désirez, Monsieur ?
PALADINO.
Vous adresser d’abord mes sincères félicitations pour ce superbe effort artistique, seigneur Cabaniès, et pour la distinction dont vous venez d’être l’objet...
CABANIÈS.
Monsieur, je vous remercie... Et j’ai l’honneur de parler à... ?
PALADINO.
Au chevalier Paladino, de Florence... Ce nom ne vous dit rien ?
CABANIÈS.
Non, mais à partir d’aujourd’hui il va me devenir très sympathique.
Il lui tend la main.
PALADINO, lui serrant la main.
Avant de prendre congé de vous, cher seigneur Cabaniès, il faut que je vous dise encore deux mots.
CABANIÈS.
Je vous écoute.
PALADINO, désignant Sébastien.
Est-ce que je peux parler ?...
CABANIÈS.
Parfaitement. Vous pouvez parler devant monsieur qui est mon secrétaire et mon ami.
PALADINO.
Oh ! moi, ça ne me gène pas... Alors, voici, cher seigneur. Je me trouvais il y a trois jours au casino de San Polo... Je suis très joueur, hélas ! et je suis en train de perdre la fortune de mes aïeux dans tous les tripots de l’Europe... Que je suis bête ! mon Dieu que je suis bête !
CABANIÈS.
Le casino de San Polo n’est pas un tripot, monsieur.
PALADINO.
Évidemment, puisque vous en êtes le principal actionnaire et le fondateur... Ce n’est donc pas un tripot, c’est seulement un lieu où l’on ne joue pas toujours avec une régularité parfaite...
CABANIÈS.
Monsieur !
PALADINO, très doux.
Et tel que vous me voyez, pas plus tard que jeudi dernier, l’administration m’a volé par des procédés extrêmement ingénieux une somme de vingt mille francs...
CABANIÈS, avec un dédain suprême.
Assez, monsieur, assez !... Veuillez vous retirer. L’administration de San Polo est au-dessus de tout soupçon.
PALADINO, toujours très correctement.
Elle n’en a pas moins été prise en flagrant délit... il y a eu scandale... On a roué de coups votre croupier... et on a cassé toutes les glaces de la salle de jeu... Il n’y a donc pas la moindre erreur. Et je suis très résolu, cher seigneur Cabaniès, à ne pas quitter ce bureau sans que vous m’ayez remboursé les vingt mille francs que j’ai perdu ce soir-là !
CABANIÈS, froid et résolu.
Monsieur, je dois vous prévenir qu’on ne m’intimide pas... Sortez !
PALADINO, s’asseyant.
Oh ! non...
CABANIÈS.
Je vais vous faire jeter dehors !...
À Sébastien.
Voilà à quoi on est exposé dans les affaires, mon cher !
Geste de Sébastien qui écoute attentivement.
PALADINO.
Quel scandale inutile, un soir pareil !...
CABANIÈS, furieux.
Vous êtes un... !
PALADINO.
Non... cher seigneur, car si j’étais un maître chanteur, comme vous alliez dire, je vous réclamerais une somme supérieure à celle que j’ai perdue... Rendez-moi mes vingt mille francs, cher monsieur Cabaniès, car on m’a véritablement dévalisé cette somme... et désormais vous n’aurez plus en moi qu’un admirateur enthousiaste... et vraiment je vous admire beaucoup, mais il me faut mes vingt mille francs...
Il croise ses jambes.
CABANIÈS va d’abord à lui, menaçant, puis réfléchit, s’arrête, et se dirige vivement vers la porte de droite.
Bishop !
BISHOP, apparaissant.
Monsieur ?
CABANIÈS.
Les rapports de San Polo...
BISHOP, prenant dans son portefeuille.
Voici, monsieur.
CABANIÈS.
Bien. Laisse-nous.
Sort Bishop. Froidement, à Paladino.
Veuillez me rappeler votre nom ?
PALADINO.
Chevalier Paladino.
CABANIÈS consulte les papiers que lui a remis Bishop, puis.
Paladino ?... Oui... Ah ! Ah ! bon...
Il regarde Paladino, prend un carnet de chèques, en remplit un, puis à Paladino.
Voici, monsieur. Oh ! pas de remerciements, pas de discours... Plus un mot !
PALADINO.
Pardon ! Je tiens à votre estime...
CABANIÈS.
N’y comptez pas. C’est tout ce que vous désirez ?
PALADINO.
Absolument tout... Alors, je vais entendre le dernier acte... Quelle artiste, cette Graza ! Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer.
Il sort.
Scène VI
SÉBASTIEN, CABANIÈS
CABANIÈS.
Ce rastaquouère ! J’ai failli me fâcher, ma parole ! Au fait, Sébastien, je n’ai pas besoin de vous recommander la discrétion...
SÉBASTIEN.
Soyez tranquille, monsieur Cabaniès, il ne sortira jamais de ma bouche un mot qui puisse vous compromettre ni vous faire le moindre tort.
CABANIÈS.
D’autant plus, mon petit – je vous confie ça entre nous – qu’il y a un certain genre d’affaires dont je veux me débarrasser... Eh ! que voulez-vous ? au début d’une carrière, on prend ce qu’on trouve... on tire sur le gibier qui passe !... C’est comme ça que j’ai été amené à me mêler d’histoires de jeux que je vais jeter par dessus bord... Je ne vous dirai pas que j’ai des excuses. Car un homme comme moi n’invoque pas d’excuses : il est vainqueur ou vaincu, il perd ou il gagne, et il n’a pas d’opinion sur les moyens qu’il emploie pour gagner ou pour perdre... Eh ! eh ! ça vous paraît monstrueux ce que je vous débite là ?
SÉBASTIEN.
Monstrueux, c’est le mot. Mais vous avez trop d’intelligence et même de cœur pour le dire sincèrement.
CABANIÈS.
Ce diable de Sébastien ! Dites donc ? j’espère que vous n’allez pas me prendre pour un coquin ? Ça me ferait beaucoup de peine !
SÉBASTIEN, froidement.
Vous avez été trop bon pour moi et je vous ai trop d’obligation pour me permettre de vous blâmer...
CABANIÈS.
Eh ! mon cher, que voulez-vous ? J’ai toujours été un peu en dehors de la société... Je n’ai pas reçu d’éducation, je n’ai reçu que des coups... et ce que vous considérez peut-être comme des crimes, pour moi, c’étaient des faits de guerre, simplement... Mais aujourd’hui, c’est fini... L’ancien Cabaniès est mort. C’était un gaillard sans scrupules. Que le diable l’emporte !
Regardant sa montre.
Sacrebleu ! Le rideau va baisser. Il faut que j’aille voir ça ! Ne vous en allez pas, au moins ! Nous allons finir la soirée quelque part !
Sébastien répond par un geste vague. Sort Cabaniès.
Scène VII
SÉBASTIEN seul, puis HÉLÈNE
Il passe la main sur son front, va à la table, prend une plume, hésite, puis écrit fiévreusement. Entre Hélène.
HÉLÈNE.
Je me suis dépêchée pour éviter les encombrements... Quelle cohue ! Tu es prêt ?
S’approchant.
À qui écris-tu ?
SÉBASTIEN.
À Cabaniès.
HÉLÈNE.
À quel propos ?
SÉBASTIEN, continuant à écrire.
Je me sépare de lui.
HÉLÈNE.
Tu te sépares ? Qu’est-ce que ça signifie ?
SÉBASTIEN.
Ça signifie que je ne veux plus avoir aucun rapport avec Cabaniès...
HÉLÈNE.
Tu ne veux plus être son secrétaire ?
SÉBASTIEN.
Non.
HÉLÈNE.
Pourquoi ?
SÉBASTIEN.
Parce que c’est un forban !
HÉLÈNE, stupéfaite.
Cabaniès !... un forban !...
SÉBASTIEN.
Oui, il n’y a pas d’autre mot !... Ce n’est pas un simple coquin, ni un fripon... c’est mieux qu’un malhonnête homme. C’est le forban !
HÉLÈNE.
Mais tu te trompes ! C’est de la folie ! Quelqu’un a intérêt à te tromper et à te mentir !... Forban ! un homme qui vient d’être décoré devant tout le monde !
SÉBASTIEN.
On ne décore pas en secret...
HÉLÈNE.
Écoute donc Moulaine en parler... et Serval... et tous les gens qui le connaissent !... Cabaniès est un homme de premier ordre !
Mettant la main sur la lettre que Sébastien a commencé à écrire.
Je ne veux pas que tu écrives cette lettre, je ne veux pas !...
SÉBASTIEN.
Je te dis que j’ai la certitude absolue, la preuve, que Cabaniès vole au jeu ou qu’il laisse voler, c’est la même chose, dans une espèce de tripot qui lui appartient je ne sais où, en Espagne ou en Portugal... Tu penses bien que je n’irai jamais raconter ça à personne, mais je le sais, ça me suffit !... Désires-tu encore que je reste avec lui et que je devienne son associé ?
HÉLÈNE.
Je désire que tu réfléchisses, que tu ne prennes pas une résolution de cette importance dans l’énervement où tu es et que tu ne compromettes pas ton avenir par un coup de tête !
SÉBASTIEN, agacé.
Tu ne penses qu’à mon avenir ! Laisse-m’en un peu le maître ! Mon avenir sera bien autrement compromis si je vis auprès d’un individu louche et taré !
HÉLÈNE, subitement navrée.
Oh ! Sébastien, comme tu me réponds... C’est la première fois que tu me parles avec cette colère !
SÉBASTIEN, l’attirant à lui.
Excuse-moi, ma chérie... Mais je te supplie seulement de ne pas faire servir l’amour que j’ai pour toi à diminuer mon courage... J’en ai besoin plus que jamais et aussi de toute ma lucidité, car je ne me dissimule pas plus que toi la gravité de ce qui m’arrive...
HÉLÈNE.
Mais non... c’est moi qui ai exagéré... Va ! mon chéri aimé, ça n’a aucune gravité, au contraire... n’aie pas peur... Est-ce qu’avec ton intelligence, tes ressources, tes relations tu ne trouveras pas dix places pour une maintenant ?
SÉBASTIEN.
Ce n’est pas ça qui est grave !... Évidemment, je gagnerai toujours ma vie... Non, ce qui est grave, vois-tu, c’est autre chose... C’est que je ne me sens plus aussi sûr de moi qu’à mon arrivée à Paris... C’est que les quelques semaines que je viens de passer auprès de cet homme qui ne peut pas faire un geste sans que l’argent sonne dans toutes ses poches, m’ont donné à moi aussi un peu de désir et de fièvre !... Est-ce que je savais ce que c’est que l’argent, moi ! Je croyais que ça se gagnait durement par le travail et par l’effort, et je m’aperçois que ça se rafle avec de la chance... Alors, à mon tour, je suis tenté... oui... oui, je suis plus tenté que je n’ose me l’avouer à moi-même. Tiens, tout à l’heure, pendant que Cabaniès me parlait... sur un ton d’inconscience qui, autrefois, m’aurait fait bondir, je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder avec une certaine complaisance... Je me sentais presque attiré vers lui... et quand il est sorti, j’ai hésité d’abord à lui écrire cette lettre, et maintenant, tiens, malgré ce que je viens de te dire, je me demande si je ne suis pas trop scrupuleux, trop difficile... Car j’ai l’impression que je ferai ma fortune avec Cabaniès... Enfin ! il y a deux solutions qui s’offrent à moi : la solution propre et la solution abjecte et j’hésite !...
HÉLÈNE, allant à lui et vivement.
Non, Sébastien, tu n’hésites pas, ce n’est pas vrai. Et je commettrais un crime vis-à-vis de toi en t’engageant à devenir le complice d’un pareil individu. Reste toi-même, Sébastien, dans ta fierté, dans ta loyauté !... Va... écris à Cabaniès... continue... Écrivons-lui ensemble... je vais t’aider... Qu’est-ce que tu lui disais ?
Elle lit le commencement de la lettre.
C’est très bien... très bien... Dépêche-toi avant qu’il n’arrive...
Elle a amené Sébastien à la table.
SÉBASTIEN.
Alors, c’est entendu ? On jette Cabaniès par dessus bord ?
HÉLÈNE.
On le jette !
SÉBASTIEN.
Allons !
Écrivant pendant qu’Hélène est penchée sur son épaule.
« Monsieur... »
Il cherche.
Heu... « Vous comprendrez que dans ces conditions-là... »
HÉLÈNE, suivant de l’œil.
Oui... va... sois net... Parfait ! Parfait !
SÉBASTIEN, écrivant.
« ...il m’est impossible... »
HÉLÈNE, appuyant.
« Absolument impossible... »
L’embrassant dans les cheveux.
Signe et partons.
SÉBASTIEN, pliant la lettre.
Voilà !
HÉLÈNE.
Laisse la lettre sur la table, il la trouvera bien.
SÉBASTIEN.
Non. Je vais la lui faire porter.
À Bishop qui sort de droite et traverse précipitamment la pièce.
Monsieur Bishop, vous allez retrouver monsieur Cabaniès ?
BISHOP.
Dans sa loge... on sonne au rideau.
SÉBASTIEN.
Voulez-vous lui remettre cette lettre de ma part ? Vous serez bien gentil... Je suis obligé de sortir...
BISHOP.
Certainement, monsieur Réal...
Il sort.
SÉBASTIEN.
Où est mon chapeau ?... mon pardessus ?
HÉLÈNE.
Tiens, là...
Écoutant.
J’entends des applaudissements... C’est fini.
SÉBASTIEN.
Passons par le petit escalier.
HÉLÈNE.
Par ici ?
SÉBASTIEN.
Par ici, oui... Oh ! Cabaniès qui revient... Filons vite !
CABANIÈS, entrant la lettre à la main.
Hé ! Sébastien, qu’est-ce que vous me dites donc ?
SÉBASTIEN.
Lisez, monsieur Cabaniès...
Au moment où Cabaniès décacheté la lettre, entre Bishop suivi de quelques artistes costumés qu’on voit à travers la porte.
BISHOP.
Monsieur Cabaniès ! monsieur Cabaniès !
Hélène et Sébastien s’arrêtent et regardent machinalement.
CABANIÈS.
Quoi ?
BISHOP.
Vous n’entendez pas ? Toute la salle est debout ! On crie : « Cabaniès ! Cabaniès ! » Venez... venez !
CABANIÈS.
Tu es sûr ?
LES ARTISTES.
Oui, patron, oui... Dépêchez-vous... vous n’entendez pas ?
CABANIÈS.
C’est vrai ! c’est vrai !
BISHOP.
Vite ! vite ! ils s’impatientent !
CABANIÈS.
J’y vais, sacrebleu !
Se tournant vers Sébastien.
Attendez-moi, Sébastien !...
Prenant Bishop par les épaules et le poussant.
Et toi, viens me traîner sur la scène.
Il sort à grands pas et en cambrant la poitrine.
SÉBASTIEN.
Est-il heureux !
HÉLÈNE.
Nous allons le traiter de forban toute la nuit !
Ils sortent.
ACTE IV
Même décor qu’au deuxième acte.
Scène première
HÉLÈNE, seule, puis MADEMOISELLE MESSANY
Au lever du rideau Hélène parcourt une lettre distraitement, s’arrête, regarde l’heure, va à la fenêtre. Entre mademoiselle Messany.
MADEMOISELLE MESSANY.
Hélène ?... Ah ! tu regardes par la fenêtre... Mais n’aie donc pas d’inquiétudes... Que veux-tu qu’il y ait ? C’est un retard très naturel.
HÉLÈNE.
Le train est arrivé depuis deux heures de l’après-midi... Il en est cinq... Sébastien devrait être ici. Il n’avait qu’à passer chez lui... il ne faut pas trois heures pour ça !... J’aurais dû aller l’attendre à la gare.
MADEMOISELLE MESSANY.
Tu ne pouvais pas aller l’attendre puisqu’il est avec sa sœur... De quoi aurais-tu eu l’air ? Voyons, sois raisonnable.
HÉLÈNE.
Je n’y pensais plus, moi, à celle-là !
MADEMOISELLE MESSANY.
Qui, celle-là !
HÉLÈNE.
Sa sœur.
MADEMOISELLE MESSANY.
Tu ne savais pas qu’il avait une sœur ?
HÉLÈNE.
Mais si... Elle est même charmante... Elle a de l’intelligence et de la race. Mais qui aurait pu prévoir qu’elle resterait seule un jour et que Sébastien serait obligé de la prendre avec lui ? Elle va être terrible entre nous deux !
MADEMOISELLE MESSANY.
Tu ne penses qu’à ça, toi... Et comment se fait-il qu’elle soit seule tout à coup, mademoiselle Réal ?
HÉLÈNE.
Sa marraine, chez qui elle demeurait, vient de mourir... Je vous l’ai raconté.
MADEMOISELLE MESSANY.
Non, tu ne me l’as pas raconté... Tu crois que tu me dis les choses, et la plupart du temps, il faut que je devine...
La regardant.
Es-tu tourmentée, ma pauvre enfant ! Tu es pâle depuis quelques jours... Tu as des étouffements continuels !... Je suis sûre que tu souffres... moi qui te croyais heureuse !
HÉLÈNE.
On peut être heureuse et souffrir tout de même... D’ailleurs, c’est vrai... je souffre... je souffre depuis deux mois parce que Sébastien cherche une situation et qu’il n’en trouve pas... Il en est réduit pour vivre à faire des travaux dans une librairie et des dessins dans une usine... Il court ou il travaille toute la journée... Un garçon de cette valeur ! Alors son caractère s’aigrit et devient plus âpre, ça se comprend... Et le voilà maintenant avec cette charge nouvelle... Ah ! que c’est dur ! que c’est injuste !
MADEMOISELLE MESSANY.
Où va te mener cette liaison, ma pauvre enfant, avec les complications de ta vie d’un autre côté ? Sébastien est un très honnête garçon. Il t’aime. Mais tu sais bien que tu ne peux pas être sa femme à moins de consentir à un scandale et à un procès qui pèserait lourdement sur l’avenir de ta fille... Tu ne feras jamais ça... As-tu des nouvelles de ta belle-mère ?
HÉLÈNE.
Ah ! oui... j’oubliais... Je viens de recevoir une lettre d’elle.
MADEMOISELLE MESSANY.
Et tu ne me le disais pas !... Voilà un événement ! Elle t’écrit... ça, par exemple ! Après ce qui s’est passé, c’est curieux !
HÉLÈNE, prenant la lettre sur le bureau.
Tenez... lisez !
MADEMOISELLE MESSANY, peu à peu, à la lecture.
Ah ! bien... ça...
Lisant.
« Est-il possible que des femmes comme nous, unies par tant de liens si chers, se soient laissées entraîner à des sentiments de haine ! »
Parlé.
Elle a raison... C’est très bien ce qu’elle fait là, ta belle-mère...
Lisant.
« Au revoir, ma chère fille, je vous embrasse. »
Parlé.
Nous nous étions trompées sur son compte, c’est une excellente femme.
HÉLÈNE.
S’il n’y a pas d’arrière-pensée là-dessous...
MADEMOISELLE MESSANY.
Quelle arrière-pensée peut-il y avoir ? C’est ta situation à toi qui est mauvaise... mon avoué me l’a dit. En négligeant de faire constater l’absence de ton époux et les causes véritables de cette absence, tu as commis une imprudence... Tu t’es interdit toute revendication ultérieure. C’est l’avoué qui parle...
HÉLÈNE.
Je m’en aperçois.
MADEMOISELLE MESSANY.
Il est tout naturel aussi qu’avant d’engager un procès contre toi, madame Ardouin fasse une tentative suprême de réconciliation.
HÉLÈNE.
Bien inutile.
MADEMOISELLE MESSANY.
Elle ne t’en adresse pas moins des excuses...
HÉLÈNE.
C’est si peu dans son caractère !... Une femme qui m’a presque traitée de misérable !
MADEMOISELLE MESSANY.
On s’en dit bien d’autres dans les affaires de famille et ça ne tire pas à conséquence. Je t’assure, cette lettre est très sincère... Remarque le passage relatif à l’enfant, remarque-le. On ne te menace pas, cette fois-ci, on fait appel à ton cœur... Ton mari, certes, a de grands torts, et tu connais mon opinion... Mais quand je te la donnais, j’ignorais que tu avais des torts toi aussi... il ne faut pas te le dissimuler... On ne peut pas dire positivement que tu aies trompé ton mari puisqu’il t’avait abandonnée... Mais enfin, n’est-ce pas ? tu as pris un amant, comme on dit, et tu étais mariée... Ce n’est pas grave, si tu veux, surtout avec les idées d’aujourd’hui, mais tu n’aurais pas pris d’amant, ça ferait une différence, tu serais dans une meilleure posture.
HÉLÈNE.
Et vous en concluez ?
MADEMOISELLE MESSANY.
J’en conclus que puisque madame Ardouin oublie, tu dois oublier toi aussi...
HÉLÈNE.
Et me réconcilier avec mon mari !
MADEMOISELLE MESSANY.
Non, non... pas tout de suite... mais te faire peu à peu à l’idée de te réconcilier un jour avec lui... plus tard, à l’occasion, quand ça se trouvera... Il ne saura jamais ce qui s’est passé, cet homme, et ce n’est pas sa mère qui ira le lui dire.
HÉLÈNE.
Ma cousine, il y a des sentiments dont vous ne comprenez pas la force. Voyez-vous, si j’en étais réduite un jour à retourner auprès de mon mari, c’est qu’il serait arrivé de tels malheurs à votre petite Hélène qu’elle n’aurait plus longtemps à vivre...
MADEMOISELLE MESSANY.
En effet, il y a des choses que je ne dois pas comprendre, je suis trop vieille...
Paraît la femme de chambre.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Mademoiselle Marguerite Réal.
HÉLÈNE, étonnée, à la femme de chambre.
Elle est seule ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, madame.
Scène II
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY, MARGUERITE
MADEMOISELLE MESSANY, allant à la porte.
J’y vais... Oh ! la chère petite... Qu’elle entre... Venez, mon enfant, venez... Qu’elle est belle ! Je ne l’avais pas vue depuis des années, moi !
MARGUERITE.
Je me rappelle bien, mademoiselle.
HÉLÈNE, l’embrassant.
Chère petite Marguerite... Vous avez fait bon voyage ?
MARGUERITE.
Excellent, très gai... nous sommes arrivés seulement y a une heure... et je dois avoir l’air un peu ahurie...
HÉLÈNE.
Vous êtes arrivée avec votre frère ?
MARGUERITE.
Oh ! oui... et une vieille bonne qui a voulu nous suivre à Paris... et qui a tellement peur que je ne me perde qu’elle ne me quitte pas d’une semelle... Ce qui fait qu’elle est dans votre antichambre. Nous avons deux visites à faire à des amis de la famille, mais ma première a été pour vous, bien entendu...
HÉLÈNE.
Et pourquoi votre frère ne vous a-t-il pas accompagnée ?
MARGUERITE.
Il va venir me chercher ici, il m’a priée de vous le dire... Figurez-vous qu’il a trouvé chez lui une lettre lui donnant rendez-vous tout de suite.
HÉLÈNE.
Ah ! une lettre...
MARGUERITE.
Il n’y a pas de mystère, d’ailleurs. C’est une lettre de monsieur Balanier à qui il avait écrit pour lui demander une place dans une de ses usines.
HÉLÈNE.
En effet... il y a plus d’un mois qu’il avait eu cette idée. Monsieur Balanier, malheureusement, n’avait besoin de personne.
MARGUERITE.
Je sais... oui... Mais ça a peut-être changé, puisqu’il le convoque immédiatement.
HÉLÈNE.
Ah ! Tant mieux ! Ce serait tout à fait son affaire... Pourvu qu’il réussisse !
MARGUERITE.
J’en ai le pressentiment, croyez-vous ?
HÉLÈNE.
Moi aussi, moi aussi...
MARGUERITE.
Je vais donc attendre Sébastien, si vous le permettez.
MADEMOISELLE MESSANY.
Vous allez goûter, n’est-ce pas ?
MARGUERITE.
Oh ! non, merci, mademoiselle... Je ne prendrai rien.
MADEMOISELLE MESSANY.
Alors, je vais m’occuper de cette femme qui est avec vous... Vraiment, pas la moindre tasse de thé ?
MARGUERITE.
Pas la moindre, mademoiselle.
Scène III
HÉLÈNE, MARGUERITE
HÉLÈNE, lui prenant les deux mains.
Comme on se retrouve !
MARGUERITE.
Hein ! vous souvenez-vous de notre conversation de l’an dernier... le jour du départ de Sébastien ?
HÉLÈNE.
Oui, certes, je m’en souviens...
MARGUERITE.
J’avais l’intuition que nous ne serions pas séparés longtemps... et que bientôt il aurait besoin de moi ou que j’aurais besoin de lui, ce qui est exactement la même chose... Quand je pense qu’il hésitait à m’emmener !
HÉLÈNE.
Ah ! vraiment ? Et pourquoi ?
MARGUERITE.
Il faisait des tas d’objections qui auraient été excellentes pour une jeune fille comme les autres, mais qui, avec moi, ne tenaient pas debout... Il sait parfaitement que je m’accommoderai de sa situation quelle qu’elle soit et que je ne peux pas le gêner, c’est impossible... N’est-ce pas ?
HÉLÈNE.
Non, certes, ma chérie... non, vous ne le gênerez pas, au contraire... Est-ce que vous avez déjà convenu de la façon dont vous vivriez ?
MARGUERITE.
Oui, tout est arrangé. Sébastien a un petit appartement dans lequel je n’ai fait que jeter un coup d’œil, mais qui est très suffisant pour nous trois... car d’une manière comme d’une autre il vaut mieux garder notre vieille servante. Vous ne l’avez jamais visité, son appartement ? Non ! que je suis bête ! Excusez-moi... Il est très gentil, très riant. Et quand il y aura une femme là dedans, vous pensez ce que ce sera !
HÉLÈNE.
Vous allez faire le plus joli ménage de frère et de sœur...
MARGUERITE, riant.
Je le crois !... Dame ! il restera la question d’argent... mais, c’est extraordinaire, elle ne m’inquiète pas outre mesure. J’ai dans son avenir et dans le mien une confiance, comment dirais-je ? physique... Oui, l’espèce de confiance qu’on a dans sa santé et dans sa vigueur... Il me semble que nous sommes tous les deux à la porte de la vie, qu’elle n’est pas encore ouverte pour nous, mais que ça ne tardera pas... et qu’alors, bras-dessus, bras-dessous, nous ferons une très jolie entrée.
HÉLÈNE.
Ah ! ma chère petite Marguerite, comme vous avez raison d’être gaie... et audacieuse !... Vous êtes une créature marquée pour le bonheur.
MARGUERITE.
Je ne lui conseille pas de passer à portée de ma main... J’ai tort de dire ça, je serai peut-être très malheureuse...
HÉLÈNE.
Non ! non... jamais !... quelle folie !
MARGUERITE.
D’ailleurs, c’est absurde d’avoir ces sujets de conversation. À quoi ça mène-t-il ? À rien. Et ça vous laisse de la mélancolie, ce qui est un sentiment de gens riches et non de pauvres diables comme nous.
HÉLÈNE.
Quelle expérience vous avez déjà ! Vous aurez une très bonne influence sur votre frère.
MARGUERITE.
Hum ! c’est peut-être bien prétentieux de ma part. Enfin ! j’essayerai. Pauvre Sébastien ! il n’a pas eu beaucoup de chance jusqu’ici !...
HÉLÈNE.
Ah ! il vous a dit... c’est lui qui vous a dit qu’il n’avait pas eu de chance ?
MARGUERITE.
Pas positivement... il ne se plaint jamais... Mais il y a des nuances qui n’échappent pas.
HÉLÈNE.
Oui, il ne se plaint jamais, c’est vrai... Mais enfin, il ne vous a pas dit, j’espère, qu’il avait été... malheureux ?
MARGUERITE.
Oh ! non... Oh ! non !...
HÉLÈNE.
Ah !
MARGUERITE.
Et puis, vous et mademoiselle Messany vous avez été si aimables pour lui !
HÉLÈNE.
Il vous a raconté que nous avions le plaisir de le voir quelquefois ?
MARGUERITE.
Je crois bien ! Oh ! il vous aime tellement ! Il vous trouve si intelligente... si fine !... Je suis certaine que vous lui avez donné de très bons conseils et qu’il ne les a pas suivis... Au fond, c’est un garçon sur qui personne n’a une influence véritable.
HÉLÈNE.
Oui... oui... C’est vrai.
MARGUERITE.
Il n’y a que moi qui y parviendrai peut-être. Ce qu’il faut éviter surtout en ce moment, c’est qu’il se décourage. Et il y aurait des dispositions malgré son énergie... Ça m’a frappée...
HÉLÈNE.
Moi aussi, moi aussi.
MARGUERITE.
Ah ! il est temps qu’il sente auprès de lui une affection lucide, un dévouement, une tendresse continuels... Il était trop seul... la solitude est très mauvaise pour lui.
HÉLÈNE, les yeux humides.
Ah ! que je le lui ai dit souvent... Mais il ne m’écoute pas... il ne m’écoute pas... J’aurais tant désiré lui être utile. J’ai fait ce que j’ai pu... je vous jure, Marguerite... J’ai essayé de le mettre en rapport avec plusieurs de mes amis... Mais il a un caractère très indépendant, vous le savez... Il se cabre facilement... et on a toujours peur de le blesser... Voilà pourquoi j’ai échoué... Vous ne vous imaginez pas le chagrin que j’en éprouvais quelquefois... Mais vous, il vous écoutera plus que moi, vous êtes sa sœur... Moi, je ne suis qu’une étrangère...
Elle se retourne pour essuyer ses yeux.
MARGUERITE.
Et puis, nous nous associerons toutes les deux, voulez-vous, dans son intérêt ?
HÉLÈNE.
Oui, ma chérie, oui...
MARGUERITE.
Sans le lui raconter, bien entendu, parce que ce serait terrible.
Entre Sébastien.
Scène IV
HÉLÈNE, MARGUERITE, SÉBASTIEN
SÉBASTIEN s’avance vivement vers Hélène et lui baise la main.
Madame...
HÉLÈNE, lui serrant longuement la main.
Bonjour, monsieur Sébastien... Nous vous attendions...
MARGUERITE.
En parlant de toi, naturellement... Eh bien ! as-tu vu monsieur Balanier ?
SÉBASTIEN.
Oui, je le quitte. Je crois que ça va s’arranger avec lui.
MARGUERITE, à Hélène.
Je le sentais... Que vous disais-je ?
SÉBASTIEN, à Marguerite.
Je te raconterai ça.
MARGUERITE.
Ce serait une bonne place ?
SÉBASTIEN.
Oui... oui... assez bonne.
HÉLÈNE.
Vous avez vu ma cousine, monsieur Sébastien ?
SÉBASTIEN.
Pas encore... Est-ce que je peux lui présenter mes devoirs ?
HÉLÈNE.
Elle serait très fâchée si vous ne le faisiez pas.
MARGUERITE.
Reste... reste... Moi, j’ai bien envie d’aller sans toi chez madame de Cernoy.
SÉBASTIEN.
Toute seule ?
MARGUERITE.
Avec Clémence... D’abord, il est essentiel que tu prennes l’habitude de me laisser un peu circuler sans toi. En quittant madame de Cernoy, je rentrerai à la maison mettre de l’ordre. Ne t’occupe pas de moi... Et on dînera chez nous, si tu veux.
SÉBASTIEN, souriant.
C’est convenu, on dînera chez nous.
MARGUERITE.
Et un de ces jours, on invitera madame Ardouin.
HÉLÈNE.
C’est cela... D’ailleurs, je vais m’entendre avec votre frère pour qu’il me permette de vous accompagner de temps en temps.
MARGUERITE.
Oui... Oh ! oui... Allons, je m’en vais... À tantôt, Sébastien...
Elle lui prend la main et va embrasser Hélène.
Et nous, à demain, peut-être.
HÉLÈNE.
À demain, certainement.
Sort Marguerite.
Scène V
SÉBASTIEN, HÉLÈNE
HÉLÈNE, se jetant dans les bras de Sébastien dès que Marguerite est sortie.
Ah ! enfin ! Comment vas-tu ? Que j’étais inquiète et tourmentée pendant ton absence !... Tu ne me disais presque rien dans tes lettres...
SÉBASTIEN.
Je comptais revenir plus tôt... J’ai eu là-bas toutes sortes d’affaires à arranger.
HÉLÈNE.
Je m’en doute, mon pauvre chéri... Quel gros changement d’existence pour toi !
SÉBASTIEN.
Oui, évidemment. Mais je ne pouvais guère laisser Marguerite chez quelque parente qui l’eut gardée par charité... Sa marraine, c’était différent.
HÉLÈNE.
Tu as eu raison de l’emmener... je crois bien... Tu as fait ton devoir... C’est ta sœur, c’est ta famille... Va ! sois tranquille, Marguerite n’apercevra rien de notre amour et quand il le faudra je saurai m’effacer devant elle. Mais ce qu’elle a pu me faire souffrir tout à l’heure, sans s’en douter ! Ce qu’elle a pu me torturer avec son sourire, avec sa grâce, avec sa joie de vivre désormais à ton côté ! Et la façon tranquille dont elle dispose de toi sans soupçonner que tu m’appartiens... Elle est délicieuse tout de même et je l’aime de tout mon cœur... Ah ! n’y pensons plus, parle-moi de tes affaires... Tu as vu monsieur Balanier ?
SÉBASTIEN.
À l’instant.
HÉLÈNE.
Raconte-moi...
SÉBASTIEN.
Voici ce qu’il m’a proposé... Et je t’en supplie, ne cède pas à ton premier mouvement qui va être de te révolter...
HÉLÈNE.
De me révolter ?... Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il te propose donc ? Par exemple, je suis curieuse de savoir !
SÉBASTIEN.
Attends donc... attends... Tu te rappelles que j’ai souvent causé avec lui de son domaine des Landes ?
HÉLÈNE.
Des Landes... oui... Après ?
SÉBASTIEN.
Ce domaine, il vient de l’agrandir dans des proportions considérables. Il a acheté des milliers d’hectares qu’il faut défricher avec des machines nouvelles...
HÉLÈNE.
Eh bien ?
SÉBASTIEN.
Eh bien ! il m’offre de me mettre à la tête de cette exploitation.
HÉLÈNE.
Toi ! Il est insensé, ce Balanier ! T’envoyer dans les Landes défricher des marécages ! Pourquoi pas dans l’Afrique centrale !
SÉBASTIEN.
J’étais aussi sûr que tu allais t’emballer...
HÉLÈNE.
Je ne m’emballe pas, je suis indignée... J’espère que tu as refusé catégoriquement... T’enfouir dans un désert, à ton âge ! Renoncer à l’ambition, au succès !... Quitter Paris ! Tu penses bien que ce n’est pas pour moi que je parle, n’est-ce pas ? parce que moi, je m’arrangerai toujours pour te suivre... Je ne songe qu’à ton avenir... Et il faut même que Balanier ait un rude aplomb pour oser faire cette proposition à un garçon de ta valeur qui a dix fois plus de mérite et d’instruction que lui... Ils sont étonnants, ces gens-là !
SÉBASTIEN.
Balanier m’offre le poste où il suppose que je peux lui être utile. Le reste lui est complètement égal. Mettons-nous donc en présence de la situation réelle... qui n’est plus la même qu’il y a un an ou seulement quinze jours. J’ai maintenant la garde et la responsabilité de ma sœur et je n’ai plus le droit de courir certains risques ou d’attendre avec insouciance un hasard heureux. Comprends qu’il faut que je gagne de l’argent et que j’en gagne tout de suite. Je suis pris à la gorge !
HÉLÈNE.
Oui... Je le sais... Mais raison de plus pour rester à Paris. C’est là et non ailleurs que tu en gagneras de l’argent et par des moyens autrement brillants et dignes de toi. C’est dans ce milieu qui est le tien désormais.
SÉBASTIEN.
Non, il n’est pas le mien ! Voilà où est ton erreur, Hélène. Et je n’ai absolument rien de ce qu’il faut pour y réussir... Nous venons d’en faire l’expérience. Je n’ai pas la souplesse ni le genre d’esprit nécessaires ; je n’ai pas cette faculté que possède même un provincial comme Barois de s’adapter instantanément à des gens familiers et médiocres et de réclamer leur protection d’une façon qui les flatte. Je manque d’une certaine élégance de la parole et du geste, banale comme une poignée de main, mais aussi utile qu’elle ! Il y a des êtres devant qui je me raidis d’instinct et ce sont précisément ceux qui pourraient me servir... un Moulaine, un Serval à qui je suis naturellement antipathique... C’est comme ça, c’est comme ça... Chacun a son caractère, ses idées, sa chance... une sorte de ligne directrice suivant laquelle s’organisent tous les événements de sa vie... Eh bien ! moi, si je m’acharnais à vouloir faire ce que je suis, par ma nature, incapable de faire, dans six mois, je ne serais plus qu’une loque ou peut-être pis !
HÉLÈNE.
C’est incroyable comme tu exagères, comme tu vois les choses en noir !...
SÉBASTIEN.
Mais non... Est-ce qu’on sait jamais jusqu’où on descend, à Paris ? Ah ! je commence à en avoir rencontré sur le pavé, de ces individus qui perdent peu à peu tout scrupule et toute dignité ; qui vivent de tapages, d’abus de confiance, d’un tas de trucs que j’ai vus de près et qui me répugnent !
HÉLÈNE.
Quel rapport as-tu avec des individus pareils ? C’est inouï ! Il n’y a pas d’homme mieux doué que toi, au contraire, d’un caractère plus énergique, d’un esprit plus clair. Tu as le don admirable d’aller droit devant toi, d’agir face à la vie ! Rappelle-toi donc la manière légère et robuste dont tu as traversé tant de rudes heures ! J’étais épouvantée de ton sang-froid, de ton allégresse. Je tremblais pour toi et c’est toi qui me rassurais. Mais tu as justement les qualités qui sont les plus indispensables aujourd’hui !
SÉBASTIEN.
À quoi m’ont-elles mené ? À devenir un instant l’homme d’affaire d’un Cabaniès qui te tapait de dix mille francs pour me créer une situation... Ne nie pas, j’en suis sûr et je te dis que c’est inadmissible, et tu le sais parfaitement. Remarque que je ne me décourage pas du tout. La bataille est perdue, mais on a le temps d’en gagner une autre, comme a dit le héros ! Seulement, c’est à une condition expresse : voir les choses comme elles sont. Or, je ne serai jamais l’homme d’une de ces situations brillantes pour lesquelles il faut plus d’habileté que de valeur véritable... Je ne serai jamais le jeune homme à la mode, n’en parlons plus, renonçons-y une fois pour toutes... Alors, vois-tu, il vaut mieux que je m’éloigne carrément, pendant un temps plus ou moins long, et que j’aille n’importe où exercer honnêtement un métier honnête, un métier conforme à mes aptitudes et à mes goûts.
HÉLÈNE.
Tu es décidé ?
SÉBASTIEN.
Oui. Si je ne le fais pas, si je me remets à courir de place en place, je suis perdu, c’est réglé !
HÉLÈNE.
Soit ! Si j’insistais, c’est parce que j’ai de ton avenir une conception différente de la tienne. Mais tu es le maître, Sébastien, je n’ai qu’à obéir. Qu’est-ce que ça me fait, après tout, d’être dans un endroit ou dans l’autre, pourvu que je sois près de toi... Il y a bien une ville dans les Landes, ou un village, ce n’est pas un endroit désert, c’est en France !
SÉBASTIEN, allant à elle avec décision.
Hélène, écoute-moi... Tu es bien sûre que je t’aime, n’est-ce pas ? Que je suis incapable de te mentir, incapable de dissimulation et de fourberie... Eh bien ! laisse-moi partir seul d’abord, reconnaître le terrain. Dès que j’aurai montré à Balanier qui je suis, de quoi je suis capable, il me trouvera une situation meilleure, j’en suis convaincu, et nous nous rejoindrons.
HÉLÈNE.
Ah ! bien ! par exemple ! je t’abandonnerais quand tu vas mener une existence de sauvage ! Je resterais des mois et des mois sans te voir ! Jamais, tu entends, jamais ! À moins que tu ne me le défendes ! Mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Tu ne m’empêcheras pas de te suivre ! Dis ?... Oh ! c’est ça... c’est ça ! Tu ne veux pas que je t’accompagne ?
SÉBASTIEN.
Je vais avoir une vie très dure que je ne veux pas te faire partager !... Non ! te vois-tu installée dans un village des Landes où j’irais te rendre visite la blouse sur le dos ! Et ta fille, qu’est-ce qu’elle deviendrait dans cette combinaison ? Je serais obligé de vous imposer toutes sortes de privations ! Je souffrirais des sacrifices que tu serais forcée de me faire ! Et un beau jour tu ne sais pas ce qui arriverait ? Nous aurions assez de cette existence de sauvages, comme tu dis, nous aspirerions à du bien-être, à du luxe, et nous reviendrions à Paris où, cette fois-ci, je ferais le plongeon définitif ! Eh bien ! non, non et non ! Je ne veux pas sombrer !
HÉLÈNE.
Tu ne sens donc pas que tu me déchires le cœur avec ces mots-là ! C’est donc moi qui te fais sombrer ! C’est donc moi que tu veux fuir ! Tu as l’air de m’attribuer tes déceptions, toutes les injustices que tu as subies ! Elles sont ignobles, je le reconnais... Mais ce n’est pas de ma faute pourtant, j’aurais donné mon sang pour te les épargner, tu le sais bien... Oh ! quel travail affreux s’est fait dans ton esprit depuis quelques jours ! Tu ne m’aimes donc plus que tu as déjà construit ta vie en dehors de moi ?
Elle tombe sur une chaise en pleurant.
SÉBASTIEN.
Si ! je t’aime, je ne cesse pas de t’aimer... Ce qui nous sépare et pas pour toujours... pas même pour longtemps, ce n’est pas ma volonté, c’est la force des choses, c’est la vie elle-même, c’est une espèce de machine implacable qui nous jette loin l’un de l’autre...
HÉLÈNE.
Ah ! si tu m’aimais comme je t’aime, il n’y aurait n’y force des choses, ni machine implacable qui aurait le pouvoir de nous séparer, même une heure ! Tu irais chercher moins de subtilités au fond de ta conscience... tu n’aurais pas tant de scrupules, tu n’invoquerais pas mon enfant... Tout deviendrait simple, tout deviendrait facile et ton imagination cruelle ne dresserait pas tant d’obstacles entre nous !
SÉBASTIEN.
Oui, j’hésite à t’entraîner dans une aventure sans issue, j’hésite à faire preuve d’un égoïsme effroyable et tu dis que je ne t’aime pas !... Oh ! je n’ignore pas ce que je devrais faire si j’étais un amant véritable ! Au lieu de partir pour gagner ma vie, je devrais te pousser au divorce, n’est-ce pas ? Et ensuite, sans m’inquiéter du désastre et des victimes, t’épouser et m’emparer de ta fortune ! Alors, tu ne douterais plus de mon amour !
HÉLÈNE, avec violence.
Mais conseille-moi donc de me réconcilier avec mon mari, toi aussi ! Oui, voilà où tu en es arrivé ! Tu acceptes cette pensée horrible !... Elle vient de te traverser l’esprit, je l’ai vue passer dans ton regard ! De cette façon tu serais bien sûr que je ne reviendrais plus pour être ton mauvais génie, puisqu’il paraît que je suis ton mauvais génie !... Va ! Va ! renvoie-moi à mon mari ! Il doit être dans quelque coin à attendre que sa mère, ma cousine, et toi par-dessus le marché vous me jetiez dans ses bras... Oui... oui... toi comme les autres !
SÉBASTIEN.
Ah ! comme tu es injuste ! Oui, certes, je l’ai souvent cette pensée... Et quand je te vois menacée dans ta fille et traquée de toutes parts, je me demande si tu pourras toujours échapper à cet homme ! Mais crois-tu que je n’en souffre pas autant que toi et d’une souffrance où il y a de l’humiliation, de la colère et de la défaite !
HÉLÈNE.
Où il y a de tout, sauf comme dans mon cœur de l’amour meurtri et du désespoir ! Car ce qui serait pour moi un supplice sans nom, un supplice qui mettrait ma chair à vif, ne te laisserait que de l’amertume ou quelque douleur passagère dont tu ne tarderais pas à te consoler... C’est fini... c’est fini !... Tu ne m’aimes plus ! Comment ai-je pu te perdre ! Qu’est-ce que j’ai fait contre toi ? Est-ce que j’aurais pu être une amie plus dévouée ? On ne peut pas plus appartenir à un être que je t’ai appartenu, pourtant ! Tu t’en souviens ? au début, quand tu rentrais de l’usine et que tu t’emparais de moi, ardemment, le sourire aux lèvres, la main hardie, comme si tu prenais une revanche sur ta vie médiocre... Oh ! alors, tu m’aimais, tu m’aimais par les sens, par l’orgueil satisfait... Ces souvenirs... ces souvenirs ! Dire qu’à un moment de notre liaison que je n’ai pas saisi... qu’à cette heure même je ne distingue pas bien, nous aurions pu être des amants qui ne se séparent jamais ! Qu’il s’en est fallu de peu ! Ah ! quel remords ! J’en mourrai, j’en mourrai !
Elle éclate en sanglots.
SÉBASTIEN.
Tais-toi ! tais-toi ! Je suis bouleversé ! Ne pleure plus, je t’en supplie !... Veux-tu que je refuse de partir ?
HÉLÈNE, avec désespoir.
Est-ce que c’est possible maintenant, après tout ce que tu m’as dit ? Si je profitais de ta faiblesse et de ton émotion, au premier échec, à la première déception, c’est encore moi que tu accuserais ! Les raisons que tu me donnes aujourd’hui reviendraient plus fortes et plus impérieuses ! Et je serais celle qui aurait entravé ta carrière... Ah ! j’avais fait un autre rêve ! Non... non... Sébastien, je ne consens pas à jouer ce rôle dans ta vie. Suis ton inspiration et ton instinct. C’est toi qui es lucide sur ta destinée... Moi, je me suis trompée... Oui, j’ai dû me tromper... Je n’ai pas eu la claire vision de ton avenir... J’aurais pu mieux deviner ton caractère, tes goûts, ton genre de supériorité sur les autres hommes... J’ai vu surtout les qualités pour lesquelles je t’aimais... je l’avoue... je l’avoue. Mon cœur se révolte, mais mon esprit se soumet.
SÉBASTIEN.
Tu ne me comprends pas, Hélène... Je ne peux pas oublier tes caresses, tout ce que tu m’as donné de toi... Tu as été la compagne, l’amie... Je ne l’oublierai jamais. Et je te jure que si je m’éloigne de toi, c’est avec la volonté profonde de revenir un jour bien armé et bien fort, pour t’arracher à tous ces gens qui te menacent : tandis qu’aujourd’hui, je ne peux rien pour toi, rien, je suis vaincu d’avance ! Laisse-moi conquérir de la puissance, de l’argent... Ce sera pour nous, pour nous deux ! Car je t’aime !
HÉLÈNE.
Tu veux donc que j’espère encore ? Absurde que je suis ! Jusqu’à ton départ je vais te croire !
SÉBASTIEN.
Oui... oui... et il ne faut plus souffrir ! Il ne faut plus répéter surtout cette chose abominable que tu m’as dite tout à l’heure...
HÉLÈNE.
Ah ! oui... ma mort... Mais suis-je bête de t’avoir dit ça ! Voilà que je vais encore te troubler... t’inquiéter !... Excuse-moi, mon chéri !... et à demain... Tu verras, demain, je serai plus gaie !... D’ailleurs, tu ne pars pas avant quelques jours, n’est-ce pas ? J’aurai le temps de m’habituer à cette idée... C’est vrai, c’est vrai, tout n’est peut-être pas fini... non !... Et puis, sois tranquille, va... quoi qu’il arrive, je ne mourrai pas... je te le promets... je te le promets... On ne meurt pas comme ça, ce serait trop commode !
Ils sont allés vers la porte en se tenant par la main. Le rideau tombe quand ils y arrivent.
ACTE V
Même décor qu’à l’acte précédent.
Scène première
MADAME ARDOUIN, LE DOCTEUR, puis MADEMOISELLE MESSANY
LE DOCTEUR.
Elle dort. Je préfère ne pas la réveiller. Je repasserai tantôt.
MADAME ARDOUIN.
Il me semble qu’elle a meilleure figure que ces jours-ci.
LE DOCTEUR.
Oui, sensiblement... A-t-elle pu se lever ce matin ?
MADAME ARDOUIN.
Un instant.
LE DOCTEUR.
Sans fatigue ?
MADAME ARDOUIN.
Sans trop de fatigue...
LE DOCTEUR.
Je pense qu’elle sera dans quelques jours en état de voyager... Il est indispensable quelle parte pour le Midi le plus tôt possible... Le cœur est encore bien défaillant... Il souffre d’une lésion déjà ancienne... En somme, le traitement désormais est très simple : pas de surmenage, pas d’émotion...
À mademoiselle Messany qui entre.
Réveillée ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Pas encore.
LE DOCTEUR.
Bon. Laissons-la tranquille.
MADEMOISELLE MESSANY.
Je lui donne toujours cette potion ?
LE DOCTEUR.
Toutes les deux heures environ... Et en cas de syncope, je vous ai dit ce qu’il faut faire... Mais je ne crois pas que nous ayons à en redouter pour l’instant... madame... À tantôt, mademoiselle.
Il sort.
Scène II
MADEMOISELLE MESSANY, MADAME ARDOUIN
MADAME ARDOUIN.
Maintenant que notre chère Hélène est en voie de guérison, je désirerais vous poser une question un peu délicate. Vous ne m’y répondrez que dans la mesure que vous croirez pouvoir le faire.
MADEMOISELLE MESSANY.
Je vous écoute.
MADAME ARDOUIN.
Vous savez que j’ai enfin obtenu d’Hélène qu’elle consente à recevoir son mari ici aujourd’hui même. J’attends mon fils d’un instant à l’autre.
MADEMOISELLE MESSANY.
Oui, je le sais... Hélène m’en a avertie.
MADAME ARDOUIN.
Une réconciliation, l’oubli du passé s’en suivront, j’espère, naturellement. Je dis « j’espère » car là-dessus, je n’ai pas encore la parole d’Hélène, et je n’ai pas osé trop insister dans l’état de santé où elle se trouve.
MADEMOISELLE MESSANY.
Oh ! je crois bien... Il faut attendre qu’elle soit complètement rétablie.
MADAME ARDOUIN.
Pour moi, le résultat ne dépend que d’un seul point et c’est sur ce point-là que votre opinion me serait précieuse.
MADEMOISELLE MESSANY.
Voyons...
MADAME ARDOUIN.
Hélène vous a-t-elle reparlé de monsieur Réal ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Plusieurs fois.
MADAME ARDOUIN.
Correspondent-ils ? Si ma question vous gêne, excusez-moi.
MADEMOISELLE MESSANY.
Mais elle ne me gêne pas du tout. Je ne suis pas leur confidente, et je n’ai, croyez-le bien, aucun secret à garder. Je connais la situation comme vous la connaissez, ni plus, ni moins. Quant aux vraies intentions d’Hélène, je les ignore absolument. J’ai mon franc-parler vis-à-vis d’elle et à diverses reprises je lui ai donné des conseils dans le sens que je vous ai dit...
MADAME ARDOUIN.
Oui... et je vous en suis bien reconnaissante.
MADEMOISELLE MESSANY.
Seulement, il ne faut pas nous dissimuler que ce que nous disons ou rien, c’est exactement la même chose. À mon avis, il vaut mieux laisser Hélène conduire elle-même les événements. Elle a été terriblement secouée, la pauvre fille... Il y a six mois, le jour où le jeune homme est parti, elle avait déjà eu une crise... Ah ! ce jour-là, je l’ai crue perdue ! Heureusement, elle s’est très vite remise, et c’est pour cela que je ne vous avais pas avisée. Si je vous ai écrit il y a quinze jours, c’est sur l’avis du docteur et quand la crise actuelle s’est déclarée.
MADAME ARDOUIN.
Hélène, à ce moment-là, n’a pas fait d’objections à ma présence ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Non, non, au contraire... Et depuis, elle a été très touchée de votre dévouement, de vos soins...
MADAME ARDOUIN.
Et cette nouvelle crise n’est pas due, suivant vous, à quelque incident... à une discussion avec... ? Enfin ! monsieur Réal est-il revenu à Paris cet hiver, à votre connaissance ? Ceci est capital pour moi.
MADEMOISELLE MESSANY.
Monsieur Réal n’est certainement pas revenu... À ma connaissance même et d’après ce que m’a dit Hélène, il doit rester là-bas pendant plusieurs années.
MADAME ARDOUIN.
Alors, ce serait la rupture, sûrement. Ah ! si vous saviez combien je suis gênée de vous faire subir cet interrogatoire ? Combien je suis ulcérée ! Je sacrifie à la reconstitution de mon foyer mes sentiments les plus profonds, les principes de toute ma vie, presque mon honneur. Qui aurait cru Hélène capable d’une action pareille ? Pourvu que mon fils ne s’en doute jamais !
MADEMOISELLE MESSANY.
Chère madame, laissez-moi vous parler bien franchement. Je crains que vous ne soyez pas décidée à pardonner à Hélène sincèrement, du fond du cœur. Eh bien ! ce ne serait pas digne de vous. Si vous conservez la moindre haine, la moindre rancune même, n’allez pas plus loin. Car ce n’est pas la réconciliation loyale que vous prépareriez, mais un drame peut-être plus douloureux que l’ancien. Allez, madame, de vieilles personnes comme nous, que la vie, en somme, a épargnées, doivent être indulgentes. Et plus elles ont été irréprochables, plus cette indulgence, il me semble, devrait leur être facile. Il faut tant de chance pour arriver jusqu’à nos âges sans rencontrer le démon !
MADAME ARDOUIN.
Croyez bien que je n’ai pas d’arrière-pensée. Qu’Hélène redevienne ce qu’elle doit être et j’oublierai tout.
Scène III
MADEMOISELLE MESSANY, MADAME ARDOUIN, HÉLÈNE
MADAME ARDOUIN, à Hélène qui entre, faisant un pas vers elle.
Ah ! vous voilà levée, ma chère enfant... Tournez-vous... Bon ! vous avez la figure reposée...
HÉLÈNE, en souriant. Elle est assez pâle.
Je ne suis pas trop mal aujourd’hui, ma mère, je vous remercie.
MADEMOISELLE MESSANY.
Je vais te donner ta potion... Au fait, non... dans un quart d’heure... Tu sais que le docteur est très content ?
HÉLÈNE.
Oui... oui... J’ai cru le deviner... Moi-même, je me sens plus forte qu’hier... C’est très curieux, quand je me suis éveillée ce matin, j’étais convaincue que je ne passerais pas la journée, et maintenant, je ferais volontiers un petit voyage. J’ai une drôle de maladie !
MADEMOISELLE MESSANY.
Tu ne l’as plus, voilà tout ce que ça prouve...
MADAME ARDOUIN.
Dites-moi, ma chère Hélène ?...
HÉLÈNE.
Quoi, ma mère ?
MADAME ARDOUIN.
Vous n’oubliez pas que c’est aujourd’hui que vous avez permis à votre mari ?...
HÉLÈNE, très naturellement.
De venir me voir ?... Mais sans doute.
MADAME ARDOUIN.
Ah ! Je mets tant d’espoir dans cette première entrevue !
HÉLÈNE, très calme.
Elle ne me sera pas pénible. Deux ans ont passé. Je reverrai Pierre avec plaisir.
MADAME ARDOUIN.
Il a conservé pour vous une tendresse infinie... Alors, quand il arrivera, vous le recevrez ?
HÉLÈNE.
Tout de suite.
MADAME ARDOUIN, l’embrassant.
Merci, ma chère fille...
Regardant la pendule.
Il ne tardera pas... je vais l’attendre... lui parler d’abord... le préparer...
HÉLÈNE.
C’est cela, ma mère.
Sort madame Ardouin.
Scène IV
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY
MADEMOISELLE MESSANY, la regardant, après un temps.
Voyons, secoue-toi un peu, tâche de sourire, de te reprendre... En somme, ça ne t’engage pas à grand’chose de recevoir ton mari.
HÉLÈNE.
Oh ! en effet...
MADEMOISELLE MESSANY.
Ne sois donc pas triste comme ça.
HÉLÈNE.
Je ne suis pas triste... non... j’ai plutôt comme un brouillard devant l’esprit. Je n’aperçois plus les choses avec la même netteté qu’autrefois. Ma vie passée me paraît lointaine et confuse. Les événements qui la composent, les douleurs qui l’ont traversée ne forment plus qu’un seul souvenir, très vague, très lourd, sous lequel je suis écrasée... Il me semble que je n’ai plus d’âge et je suis obligée de faire un effort de mémoire pour me rappeler que je n’ai pas tout à fait vingt-huit ans...
MADEMOISELLE MESSANY.
Voilà le vrai mot, tiens !... le mot de la nature... tu as vingt-huit ans et par conséquent tout l’avenir est devant toi.
HÉLÈNE, riant.
Ah ! Ah ! l’avenir !... Vous souhaitez que je rie... Eh bien ! voilà... je ris...
Sérieusement.
C’est le quinze, aujourd’hui ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Le quinze.
HÉLÈNE.
Un lundi ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Un lundi. Pourquoi demandes-tu ça ?
HÉLÈNE.
C’est parce que dans ma dernière lettre à Sébastien je crois que je me suis trompée de jour et de date. Quand vous ai-je donné une lettre pour lui ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Vendredi.
HÉLÈNE.
Vous l’avez envoyée à la poste immédiatement ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Le soir même.
HÉLÈNE.
Ah !
MADEMOISELLE MESSANY.
Alors, il sait que tu as été malade ? Tu ne voulais pas le lui dire.
HÉLÈNE.
Je ne voulais pas l’inquiéter... Car, évidemment, ça l’aurait inquiété... Mais quand le docteur a dit que j’étais hors de danger, je l’ai mis au courant... Je lui ai raconté ma maladie... Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs... Oh ! vous pensez, ce n’est pas pour le faire venir... Ça lui serait bien difficile... Il est tellement occupé !
MADEMOISELLE MESSANY.
Il est toujours content de sa situation, ce petit ?
HÉLÈNE.
Oh ! enchanté... Il est à la tête d’une exploitation très importante... Il gagne bien sa vie. Monsieur Balanier est très satisfait de lui... Et il va le garder des années et des années. Figurez-vous que Sébastien a apporté dans les machines quelques perfectionnements très ingénieux...
MADEMOISELLE MESSANY.
Vraiment ? Et quelles machines ?
HÉLÈNE.
Des machines agricoles. Oh ! sa carrière est assurée ! Quel bonheur pour lui ! Il le mérite, allez ! Il est si énergique, si intelligent ! Le voilà dans sa vraie voie... Il finira par se marier... oui... il se mariera forcément... forcément... Entre nous, maintenant, il y a un abîme... il y a toute la vie... Vous voyez, je suis résignée... bien résignée... Je n’ai plus d’illusions, je n’ai plus d’espoir...
MADEMOISELLE MESSANY.
Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi tu ne te remettrais pas tranquillement avec ton mari.
HÉLÈNE.
Est-ce que je peux prendre une décision pareille sans revoir Sébastien, sans qu’il sache les vraies raisons de ma conduite ? Il faut que j’aie une dernière explication avec lui, pourtant !
MADEMOISELLE MESSANY.
À quoi bon ? Il sait bien que ta position est intenable, que tu ne peux pas l’attendre éternellement, avec toutes les menaces qui pèsent sur toi... sur ta fille... Va, ma pauvre chérie, en te réconciliant avec monsieur Ardouin, tu fais ce que tu dois faire.
HÉLÈNE.
Oui, quand on n’espère plus rien, c’est encore une chance qu’il reste le devoir...
Écoutant.
Tenez... Voici mon mari... je reconnais sa voix.
PIERRE, entr’ouvrant la porte.
On peut entrer ?
Il entre. À mademoiselle Messany.
Bonjour mademoiselle.
MADEMOISELLE MESSANY.
Bonjour, monsieur Ardouin.
Elle sort.
Scène V
PIERRE, HÉLÈNE
PIERRE.
Ma chère Hélène... Ma chère amie...
HÉLÈNE.
Bonjour, Pierre. Assieds-toi.
PIERRE.
Je suis installé à Paris depuis que tu es malade et j’avais chaque jour de tes nouvelles par ma mère.
HÉLÈNE.
Et toi, tu t’es bien porté ?
PIERRE.
Ma foi, oui, très bien... Que veux-tu ? j’ai une santé de fer !
HÉLÈNE.
Tant mieux, mon ami, tant mieux... Tu as embrassé Germaine ?
PIERRE.
Je crois bien, en arrivant !
HÉLÈNE.
Elle a grandi, n’est-ce pas ?
PIERRE.
Elle est superbe...
HÉLÈNE.
En deux ans, dame !
PIERRE.
Tu ne sais pas ce qu’elle ma dit, quand je suis entré dans sa chambre ?
HÉLÈNE.
Quoi ?
PIERRE.
« Eh bien ! papa... on ne te voit pas souvent ! »
HÉLÈNE.
C’est drôle... oui !...
PIERRE.
Enfin ! espérons que maintenant... Quand pars-tu pour le Midi ?
HÉLÈNE.
Dès que ma santé ne s’y opposera plus.
PIERRE, un temps.
Me permettras-tu de t’accompagner ?
HÉLÈNE.
Veux-tu que nous nous parlions bien franchement, mon ami ?
PIERRE.
Certes, oui, Hélène... Je suis à ta discrétion, tu entends ? à ton entière discrétion... Maman, dans son désir de refaire notre ménage, dans son affection pour moi, n’a pas toujours été très douce ni très conciliante, je le sais... Mais elle est bonne, au fond, et tendre, une fois qu’on a accepté son despotisme, ou plutôt qu’on a fait semblant de l’accepter... elle n’en demande pas davantage... En tout cas, il y a moi qui ne veux plus sous aucun prétexte qu’on t’occasionne le moindre souci... Je tiens à ce qu’on ne force pas ta volonté. Je t’ai trahie, je t’ai fait souffrir, mais je ne suis pas ton ennemi.
HÉLÈNE.
Alors, nous nous entendrons tous les deux beaucoup plus facilement.
PIERRE.
C’est ça, parbleu ! Ne mettons plus personne dans nos affaires... Nous sommes mari et femme, nous avons une fille. C’est son intérêt qui doit nous conduire uniquement. Or, il est certain qu’elle n’a pas intérêt à ce que nous soyons séparés... Voilà toujours un point sur lequel nous finirons par tomber d’accord, n’est-ce pas ?
HÉLÈNE.
Oui.
PIERRE.
Je suis très content.
HÉLÈNE.
J’accepte donc loyalement l’idée d’un rapprochement entre nous, Pierre. Je te prie seulement de me laisser le temps, sinon de la réflexion – j’ai réfléchi – mais de la décision.
PIERRE.
Par exemple... Tout le temps que tu souhaiteras !...
Il lui prend la main et la lui baise.
Le passé est oublié ?
HÉLÈNE.
Il est le passé.
PIERRE.
C’est-à-dire rien...
HÉLÈNE, souriant.
Hum !...
PIERRE.
Tu ne sais pas ?... Je vais acheter une étude de notaire... dans l’arrondissement de Villensel... elle va être vacante d’ici à un mois... C’est tout à fait convenu avec maman... Ah ! c’est ce que j’aurais dû faire depuis longtemps... Enfin ! mieux vaut tard que jamais ! Au fond, tout ça est parfait... parfait !
Entre mademoiselle Messany avec une tasse.
MADEMOISELLE MESSANY, à Hélène.
Il est l’heure de ta potion...
À Pierre.
Et vous, allez-vous-en, en voilà assez pour une première entrevue.
PIERRE, riant.
Vous êtes la sagesse même, mademoiselle.
À Hélène.
Et à quand nous deux ? Au fait, ne fixons pas de rendez-vous... Ce n’est plus la peine...
HÉLÈNE.
En effet.
PIERRE.
Prends bien ta potion... Qu’est-ce que c’est ?
MADEMOISELLE MESSANY.
J’ai oublié le nom...
PIERRE.
À tout de suite, Hélène...
Il lui baise encore la main.
Au revoir, mademoiselle.
MADEMOISELLE MESSANY.
Au revoir, monsieur Ardouin.
Il sort après avoir envoyé à Hélène un petit salut de la main.
Scène VI
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY
MADEMOISELLE MESSANY.
Bois.
Quand Hélène a reposé la tasse.
Eh bien ?
HÉLÈNE.
Quoi ?
MADEMOISELLE MESSANY.
C’est arrangé ?
HÉLÈNE.
À peu près.
MADEMOISELLE MESSANY.
Il n’a pas l’air méchant, ce garçon, il te fera une existence très supportable... Comment te sens-tu ?
HÉLÈNE.
Pas mal.
MADEMOISELLE MESSANY.
Maintenant, il faut te recoucher.
HÉLÈNE.
Eh bien, je vais me recoucher... Pierre est parti ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Depuis un instant. Je l’ai entendu refermer la porte...
On sonne.
Ah ! c’est le docteur.
HÉLÈNE, tressaillant.
Il devait revenir le docteur ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Mais oui.
HÉLÈNE.
Cet après-midi ?
MADEMOISELLE MESSANY.
Cet après-midi.
HÉLÈNE.
Je ne savais pas, moi... Alors, c’est lui.
Elle écoute.
Eh bien ! pourquoi n’entre-t-il pas ?
Entre madame Ardouin.
Scène VII
HÉLÈNE, MADEMOISELLE MESSANY, MADAME ARDOUIN
MADAME ARDOUIN.
Encore debout, chère Hélène... C’est de l’imprudence... Allons ! venez vous reposer dans votre chambre.
HÉLÈNE.
Je ne suis pas fatiguée du tout... je peux bien recevoir le docteur ici.
MADAME ARDOUIN.
Il viendra peut-être un peu tard.
HÉLÈNE.
Ce n’est donc pas lui qui a sonné ?
MADAME ARDOUIN.
Je ne crois pas.
HÉLÈNE.
Qui est-ce ? Allez voir, ma cousine...
Fiévreusement.
Au fait, non, j’y vais moi-même...
MADAME ARDOUIN, la retenant.
Mais non, mais non, mon enfant... Il ne faut pas sortir...
HÉLÈNE.
Enfin ! qu’y a-t-il ? Qui est là ?
Regardant madame Ardouin.
C’est Sébastien, j’en suis sûre, c’est lui !
Elle court à la porte.
MADAME ARDOUIN, lui barrant la route.
Oui, c’est monsieur Réal !...
HÉLÈNE, à mademoiselle Messany, avec fièvre.
Ma cousine, priez-le d’entrer...
MADAME ARDOUIN.
Réfléchissez à ce que vous allez faire...
HÉLÈNE.
Je vous en supplie, ma mère... laissez-moi... C’est un ami que je reçois, vous le savez bien, rien qu’un ami... qui vient pour me voir, parce qu’il sait que j’ai été malade... très malade... et que je ne reverrai peut-être plus...
MADAME ARDOUIN.
Vous m’avouerez que c’est d’une inconvenance, Hélène... Au moment où votre mari... Non, non, je ne peux pas accepter ça ! Vous ne verrez pas ce monsieur !
HÉLÈNE, avec précipitation et fièvre.
Ah ! écoutez, madame !... Nous n’allons pas discuter encore !... Vous ne m’empêcherez pas de recevoir monsieur Réal... ce n’est pas la peine d’essayer !... Il est là... et vous voudriez !... Ah ! Ah ! voyons, vous êtes folle !
MADAME ARDOUIN.
Hélène !
MADEMOISELLE MESSANY.
Hélène, calme-toi, au nom du ciel !
HÉLÈNE, à madame Ardouin.
Je ne suis pas encore votre prisonnière, vous entendez ! Je suis libre !... jusqu’à ce que je sois retournée avec Pierre ! C’est convenu avec lui ! Laissez-moi donc passer, voyons !
MADAME ARDOUIN.
Non !
HÉLÈNE, éclatant.
Non ? Alors, je brise tout... Je vais tout avouer à mon mari !... Qu’est-ce que ça me fait ? Pour le temps qui me reste à vivre !
MADEMOISELLE MESSANY.
Calme-toi... calme-toi... Tu vas te faire du mal !
HÉLÈNE.
Tant mieux si je me fais du mal ! Tant mieux si je me tue ! Ah ! elle serait jolie l’existence que je mènerais entre vous deux ! C’est bien plus simple de mourir !... Retirez-vous, madame, retirez-vous ! Je suis malade... allez-vous-en ! au nom du ciel !
Elle est prise de tremblements.
MADEMOISELLE MESSANY, se précipitant vers elle.
Ah ! ce que je craignais !...
À madame Ardouin.
Je vous en conjure...
Bas.
Je vais m’occuper d’elle... ne restez pas, ça vaut mieux !
Madame Ardouin se retire lentement. Hélène a un commencement de syncope. Mademoiselle Messany lui fait respirer un flacon. Hélène revient à elle peu à peu.
HÉLÈNE.
Je dois avoir une jolie figure, maintenant... Allez chercher Sébastien, ma cousine.
MADEMOISELLE MESSANY, lui prenant la main.
Tu as la fièvre... Il serait peut-être plus prudent...
HÉLÈNE.
Non... non... je peux parfaitement supporter... je le sais mieux que le docteur ce que je peux supporter... Allez, ma cousine, j’attends...
Sort mademoiselle Messany. Hélène reste seule un instant. Entre Sébastien. Elle tend les bras vers lui.
Scène VIII
SÉBASTIEN, HÉLÈNE, puis MADEMOISELLE MESSANY et LE DOCTEUR
HÉLÈNE.
Ah ! Sébastien, mon petit, mon ami... mon petit Sébastien... te voilà !...
SÉBASTIEN.
Oui, ma chérie, oui...
Hélène porte la main à son cœur. La regardant.
Mais qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce que tu as ?
HÉLÈNE.
Ne t’inquiète pas... J’ai ça de temps en temps... Une douleur atroce et qui disparaît vite, heureusement... Et puis il me reste une sensation très douce... je m’anéantis... je m’anéantis... Ce n’est rien, va !... Oh ! quelle bonne idée j’ai eu de t’écrire... C’est bien pour moi que tu es venu, au moins ?
SÉBASTIEN.
Pour toi uniquement.
HÉLÈNE.
Quand es-tu arrivé ?
SÉBASTIEN.
À l’instant.
HÉLÈNE.
Marguerite va bien ?
SÉBASTIEN.
Oui, très bien... Mais pourquoi ne m’avais-tu pas écrit plus tôt que tu étais souffrante ?
HÉLÈNE.
Tu n’aurais peut-être pas pu te déranger et alors ça m’aurait fait trop de peine... Oh ! d’ailleurs, j’ai été parfaitement soignée... Ma cousine a été d’un dévouement... d’une bonté...
SÉBASTIEN.
Est-ce que ce n’est pas madame Ardouin que j’ai aperçue en entrant ?
HÉLÈNE.
Oui... c’est elle... Elle a été très dévouée aussi quoique tout à l’heure elle ait voulu m’empêcher de te voir... Je me suis mise en colère, ça a failli me tuer, tout bonnement. Enfin ! je lui pardonne. Elle est dans son droit ou elle se croit dans son droit, ce qui est encore pire...
Un temps.
Mon mari est venu aussi.
SÉBASTIEN.
Ah !
HÉLÈNE.
Il est venu aujourd’hui et pour la première fois depuis deux ans... Écoute-moi, Sébastien... Je vais rentrer là-bas, avec lui. Oui, dès que je serai rétablie je rentrerai à Villensel et cette fois-ci, je crois bien que je ne te reverrai plus. Va, ne proteste pas... Nous savons bien l’un et l’autre que nous sommes séparés pour toujours... Alors, profitons de ce que nous nous aimons encore pour ne pas nous le dire trop cruellement, car tu m’aimes encore, n’est-ce pas, Sébastien ?
Lui mettant la main sur la bouche pour l’empêcher de répondre.
Non... je suis trop naïve de te demander ça... Ne réponds pas, ne réponds pas... Non, tu ne m’aimes plus, car tu es engagé dans une lutte trop âpre et trop dure pour qu’elle n’occupe pas tout ton cœur et toutes tes forces... Mais si tu ne m’aimes plus, tu as pour moi une tendresse et une pitié profondes... et ça me suffit, maintenant, ça me suffit...
SÉBASTIEN.
J’ai fait sous tes caresses le seul rêve de ma vie et je t’aime encore comme autrefois. Tu te trompes...
HÉLÈNE.
Tant mieux, mon chéri, tant mieux... D’abord tu te rappelles ce que je t’ai dit un jour : « Tu auras du mal à aimer une autre femme. » Oui, tu auras beaucoup de mal et j’espère que je ne verrai pas ça... Ah ! je m’égare, j’oublie ce que je voulais te dire... je n’ai plus bien ma tête à moi... Et c’est justement pour te le dire que je tenais tant à te voir... Voici... voici. Je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis, Sébastien, ni plus héroïque. Si je me réconcilie avec mon mari, ce n’est pas par quelque grand sentiment d’honneur et de devoir, ce n’est pas vrai. Ce serait trop beau. Je n’en suis pas capable. Si je le fais, c’est que je n’ai pas pu lutter davantage et défendre mieux mon amour. Et c’est surtout parce que je ne veux pas que cet amour reste une menace pour toi, une menace qui pèserait sur ta vie et qui diminuerait l’allégresse, l’énergie dont tu as besoin. Je resterais libre, vois-tu, je ne pourrais pas m’empêcher de te poursuivre, d’essayer de te reprendre, je te heurterais encore et j’abîmerais le souvenir que je veux te laisser. Voilà pourquoi je m’incline et je disparais. Si j’étais certaine de mourir bientôt, je ne te donnerais pas ces explications. Mais je peux vivre : il faut tout prévoir.
SÉBASTIEN.
Tu vivras ! tu vivras ! Et près de moi, oui, près de moi... Car je me sens assez fort à présent pour te défendre. Je ne veux pas qu’entre nous tous tu sois broyée... Va ! va ! je t’aime et nous avons de longs jours à rester l’un près de l’autre.
HÉLÈNE.
Tais-toi ! Quelle folie ! Tu me dis ça parce que je suis malade !...
SÉBASTIEN.
Mais d’abord tu n’es plus malade... Tu es en pleine convalescence et il faut avant tout, avant de prendre une résolution quelconque, tu entends ? il faut que tu achèves cette convalescence... et que tu te rétablisses entièrement... C’est l’essentiel... Après, nous verrons... Alors, j’ai une idée, moi... Tu vas t’en aller avec moi là-bas, dans les Landes, sous les pins, il y fait un temps de rêve en ce moment... Tu t’installeras dans une petite maison pas très loin de celle que j’habite. Ça, personne ne peut s’y opposer, c’est tout naturel... C’est ta santé qui est en jeu !...
HÉLÈNE.
Merci, Sébastien, merci... Mais je ne sais pas si je pourrai m’échapper.
SÉBASTIEN.
Si ! si ! je m’en charge... Ces gens-là ne te tiennent pas encore... Accepte, Hélène, accepte, je t’en conjure. Il sera facile d’inventer une histoire pour ma sœur.
HÉLÈNE.
On lui dira simplement que j’ai été très souffrante... et que les médecins m’ont recommandé...
SÉBASTIEN.
C’est ça, c’est ça... C’est entendu ?
HÉLÈNE.
C’est entendu... oui... Merci encore, mon chéri, merci... Parle-moi de tes affaires, maintenant... Nous ne parlons que de moi... Tu travailles beaucoup ?
SÉBASTIEN.
Et un beau travail qui t’intéressera.
HÉLÈNE.
Tu gagnes de l’argent ?
SÉBASTIEN.
Bien assez et, dès l’an prochain, j’aurai, je crois, une assez jolie situation.
HÉLÈNE.
Quelle chance ! Ah ! maudit argent ! C’est le plus grand ennemi que nous ayons eu. Dis-moi ? Si tu avais eu de l’argent, tu ne serais pas parti, n’est-ce pas ?
SÉBASTIEN.
Jamais ! Jamais !
HÉLÈNE.
Ah ! que je suis heureuse... tiens !... je t’aime...
Elle l’embrasse passionnément et en l’embrassant elle pâlit.
SÉBASTIEN.
Hélène !...
HÉLÈNE, dans ses bras.
Que j’ai eu mal ! Cette fois, j’ai cru que c’était fini... Oh ! je ne regretterais pas de mourir... pour ce qui m’attend !...
SÉBASTIEN, affolé.
Tu souffres ?
HÉLÈNE, d’une voix changée.
Je ne sais pas... ça va mieux... Oh ! pourtant... non... j’étouffe !...
Tout à coup.
Mon petit... mon petit...
Elle porte la main à son cœur.
SÉBASTIEN.
Oh !
HÉLÈNE.
Embrasse-moi vite... Où est donc ma fille ?... Va la chercher ?...
SÉBASTIEN, la prenant dans ses bras et la regardant de près.
Hélène... Eh bien ! Hélène !...
Elle s’est renversée brusquement. Il pousse un cri.
Oh !
Il la porte sur une chaise longue et appelle affolé.
Mademoiselle ! mademoiselle !
MADEMOISELLE MESSANY, entrant.
Quoi ? Oh ! mon Dieu !
Ils sont tous les deux contre elle. Mademoiselle Messany fait respirer un flacon à Hélène. Entre le docteur.
LE DOCTEUR.
Qu’y a-t-il ?
Il se précipite vers Hélène pendant que Sébastien se retire à l’écart. Silence. Le docteur, au bout d’un instant, fait signe à mademoiselle Messany qui se met à genoux devant Hélène. Sébastien l’interroge du regard.
MADEMOISELLE MESSANY.
C’est fini !
SÉBASTIEN, désespéré.
Fini ! Fini !
LE DOCTEUR.
Oui...
SÉBASTIEN, fondant en larmes.
Hélène... ma chère Hélène... ma chérie...
Prenant les mains de mademoiselle Messany.
Oh ! mademoiselle... mademoiselle !
MADEMOISELLE MESSANY.
Ah ! mon pauvre petit, tout ce que nous pourrions dire ou rien, maintenant !