La Sensitive (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR)

Comédie-Vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 10 mars 1860.

 

Personnages

 

BOUGNOL

GAUDIN, son domestique

ROTHANGER, rentier

CHALANDARD, maréchal des logis

CLAMPINAIS, maréchal des logis

EDMOND BALISSAN, professeur

MADAME ROTHANGER

LAURE, sa fille

 

Le premier acte, à Paris, chez Bougnol ; les deuxième et troisième, à Montgeron, chez Rothanger.

 

 

ACTE I

 

Un salon : porte au fond ; portes latérales ; une fenêtre au fond ; table, chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

BOUGNOL, puis GAUDIN

 

Au lever du rideau, Bougnol est debout devant un portrait de vieille femme accroché au mur. Il tient un papier à la main et récite un compliment qu’il apprend par cœur.

BOUGNOL, lisant.

« Laure ! ma chère Laure !... Enfin, nous voilà seuls !... » C’est un speech que j’apprends pour réciter ce soir à ma fiancée... quand sa maman sera partie...

Montrant le portrait.

Ça, c’est le portrait de ma grand’tante, mais je me persuade que c’est ma fiancée...

Reprenant son compliment. Lisant.

« Ne tremble pas, enfant, je ne veux pas te faire de peine. Un mari n’est pas un maître... c’est un esclave soumis et tendre... Il se jette à genoux... »

Parlé.

Ah ! non, ça, c’est une indication... « Soumis et tendre ! » V’lan ! je me jette à genoux !...

Il fait mine de se jeter à genoux et s’arrête.

Ah ! bigre !... mon pantalon me serre trop. Pourvu qu’il n’aille pas me faire des farces... À « soumis et tendre », je vais lâcher un peu la boucle...

Il la desserre.

GAUDIN, entrant par la droite, un gros bouquet à la main.

Ce sont les dames de la halle qui viennent féliciter Monsieur, à l’occasion de son mariage...

BOUGNOL.

Je n’ai pas le temps !... Donne-leur dix francs et dis-leur qu’elles m’ennuient !

GAUDIN.

Non, monsieur...

Il va placer le bouquet sur la cheminée à gauche.

BOUGNOL.

Comment, non ?...

GAUDIN.

Si vous voulez me le permettre, je ne leur donnerai que cent sous... et une bonne parole !... Il faut savoir prendre les masses.

BOUGNOL.

Fais comme tu voudras...

GAUDIN, sortant.

Ah dame ! tout le monde ne sait pas prendre les masses !...

Il disparaît.

BOUGNOL.

Ça me serre encore... Reprenons mon compliment. « Laure ma chère Laure !... Enfin, nous voilà seuls !... »

GAUDIN, rentrant avec un autre bouquet.

Monsieur !

BOUGNOL.

Quoi ?

GAUDIN.

Ce sont les tambours de la Garde nationale qui viennent féliciter Monsieur, à l’occasion de son mariage...

BOUGNOL.

Encore ?

GAUDIN.

Je leur ai donné quarante sous... et un verre de vin !... Il faut savoir prendre les tambours !... Ah çà ! c’est donc bien décidé ?... Monsieur va se marier ?

BOUGNOL.

Voilà une question, par exemple !... Oui, monsieur Gaudin, je me marie... aujourd’hui, à midi !

GAUDIN.

Certainement, il ne m’appartient pas de donner des conseils à Monsieur... mais je ne vois pas ça d’un bon œil.

BOUGNOL.

En vérité ?

GAUDIN.

Si Monsieur savait ce que c’est qu’une femme !

BOUGNOL.

Mais je te prie de croire que je ne suis pas arrivé à trente-quatre ans...

GAUDIN.

C’est nerveux, c’est capricieux... ça commande vingt courses à la minute, ça éreinte les domestiques !...

BOUGNOL.

Ah ! je vois ton affaire !...

GAUDIN.

Voyons, monsieur, est-ce que nous ne sommes pas heureux comme ça, tous les deux ?

BOUGNOL.

Mais non !

GAUDIN.

Qu’est-ce qui nous manque ?... Nous vivons ici comme deux rats dans un fromage... un fromage de quinze mille livres de rente !... Nous nous levons tard... Vous déjeunez à votre café... moi, au mien... Nous dînons en ville... chacun de son côté... car Monsieur ne m’a jamais fait l’honneur...

BOUGNOL.

De t’inviter ?... Il ne manquerait plus que ça !

GAUDIN.

Je ne vous le demande pas : j’ai ma fierté aussi !... Une bonne femme de ménage vient tous les matins faire l’appartement... brosser vos... nos habits, cirer nos bottes...

BOUGNOL.

Eh bien, et toi ?

GAUDIN.

Moi ? je descends régulièrement votre bougeoir tous les soirs.

BOUGNOL.

Ce n’est pas fatigant !

GAUDIN.

Ces quatre étages !... D’ailleurs, Monsieur sait bien que je ne suis pas entré chez lui pour travailler.

BOUGNOL.

Ça, je m’en rapporte à toi...

GAUDIN.

Je fais partie de l’héritage de votre oncle Corbenie, qui vous a laissé toute sa fortune... Je ne suis pas un domestique, je suis un legs... Article 3 de ses dernières volontés.

BOUGNOL, récitant.

« Je lègue item à mon neveu Onésime Bougnol le nommé Gaudin, qui m’a très mal servi pendant sept ans... »

GAUDIN.

Drôle d’homme !

BOUGNOL, récitant toujours.

« Il est paresseux, égoïste, incapable de dévouement... »

GAUDIN.

Mais...

BOUGNOL.

« Mais personne ne frictionne mieux que lui les rhumatismes... »

GAUDIN.

C’est vrai !... Je frictionne une demi-heure sans m’arrêter... Il y a des gens arrivés à une très haute position qui n’en feraient pas autant.

BOUGNOL.

Joli talent de société !

GAUDIN.

Monsieur verra, quand il aura des rhumatismes.

BOUGNOL.

Mais j’espère bien ne pas en avoir !

GAUDIN.

Oh ! monsieur, je ne vous donne pas trois ans... Ça vient de famille, ça, voyez-vous !

BOUGNOL.

Allons, c’est bien !

À part.

Il m’ennuie, cet animal-là !

GAUDIN.

Ainsi, Monsieur persiste toujours à se marier malgré les rhumatismes... qu’il aura ?

BOUGNOL.

Toujours !

GAUDIN.

Je crois que Monsieur fera bien de réfléchir !... D’abord, êtes-vous bien sûr d’être né pour le mariage ?...

BOUGNOL.

Comment, imbécile ?

GAUDIN.

Ah ! monsieur, c’est que j’ai eu des renseignements par mademoiselle Pausanias... cette petite marchande de tabac avec laquelle vous passiez de longues heures à choisir des cigares...

BOUGNOL.

Eh bien ?

GAUDIN.

Elle prétend que vous êtes d’un caractère inégal... qu’un rien vous trouble, vous émeut... Enfin, que vous avez des vapeurs, des absences dans la conversation...

BOUGNOL.

Moi ?

GAUDIN.

On a bien tort de se brouiller avec ces demoiselles-là... Ça les vexe... et alors, elles jasent... elles cancanent...

BOUGNOL.

Je ne comprends pas !... Qu’a-t-elle pu dire ?...

GAUDIN.

Il paraît qu’un jour... à sa fête... vous lui aviez composé un petit compliment ?

BOUGNOL.

Un quatrain... huit vers seulement...

GAUDIN.

Vous vous apprêtiez à les lui débiter... lorsque tout à coup... drelin dindin !... un coup de sonnette !

BOUGNOL.

Très violent... je m’en souviens.

GAUDIN.

Et cela a suffi pour vous faire perdre la mémoire ! Vous avez pâli, vous vous êtes troublé... et vous avez bégayé toute la soirée.

BOUGNOL.

C’est vrai : le moindre bruit, la moindre émotion me trouble ; ma langue s’embarrasse, et je bégaye...

GAUDIN.

Ah ! vous avez là un défaut bien désagréable dans un ménage ! Voulez-vous que je vous dise, monsieur... vous êtes de la nature de la sensitive !

BOUGNOL.

La sensitive ?... qu’est-ce que c’est que cela ?

GAUDIN.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

C’est une plante singulière...
Un rien la trouble et lui fait peur :
Le vent, le soleil, la lumière,
Tout devient objet de frayeur
Pour ses feuilles et pour sa fleur,
Tremblant toujours d’être captive,
Toujours près de s’évanouir,
C’est une fleur calme et craintive,
Qui fuit dès qu’on veut la cueillir.

Parlé.

Eh bien, monsieur, les sensitives doivent rester célibataires, et si vous m’en croyez...

BOUGNOL.

Quoi ?

GAUDIN.

Vous écrirez à M. Rothanger, votre beau-père, de ne plus compter sur vous.

BOUGNOL.

Est-il bête, cet animal-là !... Mais puisque je l’attends, mon beau-père, avec ma femme et ma fiancée, pour aller à la mairie !

GAUDIN.

Oh ! vous n’y êtes pas encore ! Le mariage n’est pas fait !

BOUGNOL.

Puisque j’ai revêtu mon pantalon de noce, retenu trois remises et convoqué mon cousin Chalandard... un clerc de notaire qui doit me servir de témoin !

GAUDIN.

Ça ne fait rien... Il faut si peu de chose pour faire craquer un mariage... et c’est quand on s’y attend le moins...

BOUGNOL.

Mais qui ? qui pourrait m’empêcher de me marier ?

GAUDIN.

La Providence, monsieur !

BOUGNOL.

Eh ! tu m’ennuies !

 

 

Scène II

 

BOUGNOL, GAUDIN, CHALANDARD, en costume de spahi

 

CHALANDARD, entrant brusquement par le fond.

M. Bougnol, s’il vous plaît ?

GAUDIN.

Un militaire !

BOUGNOL.

Je ne me trompe pas... Chalandard !

CHALANDARD.

Mon cousin !

Ils s’embrassent.

BOUGNOL, regardant l’uniforme de Chalandard.

Ah çà ! mais, la dernière fois que je t’ai vu... tu étais en clerc de notaire ?

CHALANDARD.

J’ai changé d’uniforme... gratter du papier timbré à vingt-cinq ans, c’est embêtant !... Alors, j’ai lâché la chose, et je me suis engagé...

BOUGNOL.

Ah bah !

CHALANDARD, se présentant.

Maréchal des logis au 2e spahis, trois ans de service, deux ans d’Afrique, jamais malade, toujours soif... tel est Chalandard. Fais-moi servir une chope.

BOUGNOL.

Tout de suite... Gaudin !

CHALANDARD, apercevant Gaudin.

Tiens ! c’est ton nègre, ça ?

GAUDIN, à part.

Son nègre !

BOUGNOL.

Mon domestique...

CHALANDARD, à Gaudin.

Ici, Domingo !

GAUDIN.

Je m’appelle M. Gaudin...

CHALANDARD.

Pas de manières ! Va me chercher sans murmurer une chope-Bavière, dans laquelle tu émietteras gracieusement un verre de cognac... C’est pour une poitrine délicate. File !

GAUDIN.

Comme ça... il faut que je descende quatre étages ?

CHALANDARD, à Bougnol.

Dis donc, il a l’air feignant !... Après ça, comme tous les nègres !

GAUDIN, à part.

Encore !

S’essuyant le visage avec sa manche.

Je me serai noirci la figure...

CHALANDARD.

Allons, détale !

GAUDIN.

Ne poussez pas, on y va !

À part.

Il me déplaît, cet avaleur de chopes !

Il sort.

CHALANDARD.

Ce brave Bougnol !... Je suis content de te revoir... c’est gentil à toi de m’avoir écrit.

BOUGNOL.

Dame ! tu es mon seul parent, maintenant.

CHALANDARD.

Comment !... Eh bien, et ta tante Batifol ?

BOUGNOL.

Décédée.

CHALANDARD.

Ah !

Philosophiquement.

Fust !... Et notre oncle Corbenie ?

BOUGNOL.

Ibidem !

CHALANDARD.

Ah !

Philosophiquement.

Fust !

BOUGNOL, l’imitant.

Fust !... Il a une manière d’oraison funèbre... qui doit venir d’Afrique !

CHALANDARD.

Ah çà ! qui épouses-tu ?

BOUGNOL.

Mademoiselle Rothanger... la fille d’un riche manufacturier...

CHALANDARD.

Un filateur ?

BOUGNOL.

Non... il avait une fabrique de nougats de Marseille à La Villette.

CHALANDARD.

Près Pantin ?

BOUGNOL.

Et aujourd’hui, il est retiré à Montgeron... C’est là qu’on fera la noce.

CHALANDARD.

J’espère que la cousine est gentille ?

BOUGNOL.

Ravissante !... des yeux... un nez... une bouche !

CHALANDARD.

Enfin, l’équipement complet !

BOUGNOL.

Il appelle cela l’équipement !

CHALANDARD.

Minute ! Tu m’as fait la chose de me prendre pour ton témoin... je te dois un cadeau de noce...

Tirant de sa poche un paquet.

Voilà !

BOUGNOL, dépliant le paquet.

Ah ! tu es vraiment trop bon ! Qu’est-ce que c’est ?

CHALANDARD.

Une pipe et une blague à tabac... le tout pincé sur un Autrichien.

BOUGNOL, désappointé.

Ah ! merci... mais je ne fume pas.

CHALANDARD.

Tu placeras ça dans ton armoire à glace. Ça parfume le linge !

BOUGNOL.

Tu as donc fait la campagne d’Italie ?

CHALANDARD.

Non... je n’ai pas eu la chance... Ça m’a été rapporté par un camarade... Clampinais... un fort Alsacien... Ah ! sacrebleu !...

BOUGNOL.

Quoi donc ?

CHALANDARD.

As-tu une place ?

BOUGNOL.

Où ça ?

CHALANDARD.

À table... à ta noce, pour un ami.

BOUGNOL.

Dame ! en se serrant un peu.

CHALANDARD.

Suffit.

Courant à la fenêtre et criant au dehors.

Ohé !... Clampinais !... ohé !

CLAMPINAIS, en dehors.

Ohou... oup !

CHALANDARD.

Il y a de la place !... Tu peux monter !

CLAMPINAIS, en dehors.

Boum !

CHALANDARD, à Bougnol.

C’est Clampinais... celui qui a pincé la blague... je vais te le présenter... c’est un fils de famille !

BOUGNOL.

Volontiers.

À part.

Deux militaires dans une noce... ça fait très bien !... ça émaille !

 

 

Scène III

 

BOUGNOL, CHALANDARD, CLAMPINAIS, puis GAUDIN

 

CLAMPINAIS, paraît au fond. Costume de cuirassier, petite tenue, accent légèrement alsacien.

Cré nom de mein Tarteiffle... que je viens de rencontrer dans l’escalier une cuisinière joufflue !

CHALANDARD, sévèrement.

Clampinais, vous êtes dans le sein de ma famille !

CLAMPINAIS.

Mein Gott !

CHALANDARD, le présentant.

Clampinais, maréchal des logis au 4e cuirassiers, cinq ans de service, trois campagnes, deux mois d’Italie, jamais malade, toujours soif !...

CLAMPINAIS, riant.

Tujurs ! tujurs !

BOUGNOL.

Monsieur Clampinais, je me marie aujourd’hui... et, si vous voulez me faire l’honneur d’assister à la bénédiction... ainsi qu’au repas de noce...

CLAMPINAIS.

Ya... je havre jamais refusé de casser une groûte avec l’habitant.

BOUGNOL, à part.

Il m’appelle l’habitant !... Il est charmant !... Nous lui ferons chanter des tyroliennes au dessert.

CLAMPINAIS.

Pardon, excuse... vous n’havriez pas encore une petite blace ?

BOUGNOL.

Où ça ?... à table ?

CLAMPINAIS.

Ya... pour un gamarade... qui était là sous la fenêtre...

CHALANDARD, à part.

Il n’est pas gêné...

BOUGNOL.

Désolé... mais nous sommes un peu limités par l’espace...

CLAMPINAIS.

Suffit !

Il va à la fenêtre et crie au dehors.

Ohé... Manitou !... ohé !

UNE VOIX, au dehors.

Ohou... oup !

CLAMPINAIS, à la fenêtre.

À bas de blace !... rentez-vous au café Moutonnet !...

LA VOIX, au dehors.

Boum !

BOUGNOL, à part.

Je ne peux pourtant pas inviter toute la cavalerie française !...

Gracieusement.

Je le regrette !

GAUDIN, entrant avec une chope sur une assiette, à Chalandard.

Militaire, voilà votre potion...

À part, apercevant Clampinais.

Ils sont deux à présent !... Ils font des petits !

CHALANDARD.

Donne ! et vas-en chercher une autre !

CLAMPINAIS.

Tu pileras dedans un citron avec deux verres de schnap... de la primitive !

GAUDIN.

Comment ! il faut encore que je descende quatre étages ?

BOUGNOL.

Voyons, dépêche-toi !

GAUDIN.

C’est bien pour vous, monsieur !

À part.

Soldatesque altérée !

Il sort.

CHALANDARD.

En attendant le rafraîchissement, Clampinais... raconte au cousin comme tu as pincé la blague !

BOUGNOL.

Quelle blague ?

CHALANDARD.

Mon cadeau de noce !

BOUGNOL.

Ah ! oui !... sur un Autrichien ! Parlez, militaire !

CLAMPINAIS, frisant sa moustache.

Je suis à la disposition de la société...

Racontant.

Pour lors que nous arrivions à Milan... une ville ous que les femmes jettent continuellement des oranges par les fenêtres, bourrent la pipe du troupier, et vous le promènent dedans des carrosses uniquement pour avoir le plaisir de le contempler !...

Confidentiellement à Bougnol.

Je havre laissé un souvenir par là !

BOUGNOL.

Ah ! gaillard !

CLAMPINAIS.

Chut ! elle est mariée !

Racontant.

Pour lors le captaine nous conduit dans un endroit qu’on appelle sur la carte Méne-les-agneaux...

BOUGNOL.

Mène-les-agneaux ? Je n’ai pas piqué ça sur mon plan...

CHALANDARD.

Ah ! Melegnano !

CLAMPINAIS.

Possible ! dans les cuirrassiers, on dit Mène-les-agneaux !... Sur ces entrefaites, voilà les zoulans qui arrivent...

CHALANDARD.

Les zoulans !... Les houlans !

BOUGNOL, à Clampinais.

L’h est aspiré !... On ne dit pas les z-haricots...

CLAMPINAIS, vexé.

Pourquoi ? Moi, je dis les z-haricots... de naissance !...

BOUGNOL.

Ah ! vous ?

À part.

Après çà, dans les cuirassiers !...

CLAMPINAIS.

Voilà donc les zoulans qui arrivent...

UNE VOIX, dans la coulisse.

Mon gendre ! mon gendre !...

BOUGNOL.

C’est mon beau-père !... ma nouvelle famille qui débarque !...

 

 

Scène IV

 

BOUGNOL, CHALANDARD, CLAMPINAIS, M. et MADAME ROTHANGER, LAURE (ils portent des paquets et des cartons), GAUDIN

 

ENSEMBLE.

Air de Mangeant.

Ah ! quelle journée !
Tout me dit que cet hyménée
Promet à nos vœux
Un avenir des plus heureux !

ROTHANGER.

Nous arrivons de Montgeron...

MADAME ROTHANGER.

Et, comme nous ne pouvions pas voyager en toilette de noce... nous venons nous habiller chez vous.

À son mari, qui tient deux paquets enveloppés.

Rothanger, prends garde à mon bonnet !

ROTHANGER.

Sois tranquille !

LAURE.

Papa s’est déjà assis sur mon voile...

ROTHANGER.

Ma fille, ça porte bonheur.

BOUGNOL.

Permettez-moi de vous présenter mon cousin Chalandard, maréchal des logis...

Chalandard salue militairement.

et M. Clampinais, également maréchal des logis...

ROTHANGER.

Messieurs... j’aime les braves...

CHALANDARD, à Laure.

Ma cousine, voulez-vous permettre ?...

Il l’embrasse.

CLAMPINAIS, à Laure.

Je demanderai à emboîter le repas au gamarade...

Il l’embrasse.

BOUGNOL.

Je demande aussi à emboîter...

MADAME ROTHANGER, l’arrêtant.

Pas vous, mon gendre, c’est trop tôt.

BOUGNOL, à part.

Elle est coriace, la belle-mère !

CHALANDARD, à Clampinais, lui montrant madame Rothanger.

Seconde tournée ?

CLAMPINAIS, bas.

Allons-y.

CHALANDARD.

Belle-maman...

Il l’embrasse.

CLAMPINAIS.

Belle-maman...

Il l’embrasse. À part.

C’est une rude femme !

MADAME ROTHANGER, à part.

Ils sont fort aimables !...

À Bougnol.

Mon gendre on vous permet...

BOUGNOL.

Avec plaisir !

À part, l’embrassant.

Prenons l’absinthe !

GAUDIN, entrant avec une chope sur son assiette.

Voici le second mélange...

À part.

J’ai fourré dedans la moitié du carafon, nous allons voir la grimace qu’il va faire !

CHALANDARD.

Domingo ! des grogs pour ces dames.

ROTHANGER.

Oh ! merci ; nous ne prenons jamais rien entre nos repas...

GAUDIN, à Chalandard.

On est sobre, dans le civil !

CLAMPINAIS, après avoir avalé sa chope.

Crédié ! Voilà de bonne bière !

GAUDIN, à part.

Il a le gosier doublé en tôle... comme les chaudières à vapeur !...

CHALANDARD.

Puisqu’on ne prend rien, Clampinais, raconte à ces dames comment tu as pincé la blague !

TOUS.

Quoi donc ?

CLAMPINAIS, frisant sa moustache.

Je suis à la disposition de la société.

Racontant.

Pour lors que nous arrivons à Milan... une ville ous que les femmes jettent continuellement des oranges par les fenêtres...

BOUGNOL, l’interrompant.

Permettez... plus tard... il faut que ces dames s’habillent...

MADAME ROTHANGER.

Oui... oui... Nous avons tout juste le temps !...

Elle conduit Laure, qui entre à gauche.

ROTHANGER.

À propos, mon gendre, nous avons reçu ce matin une lettre anonyme qui vous concerne.

GAUDIN, à part.

Nous y voilà...

BOUGNOL.

Anonyme... de qui ?

ROTHANGER.

Des bêtises...

MADAME ROTHANGER.

On vous accuse d’être un trompeur de femmes...

ROTHANGER.

S’adresser, pour les renseignements, à mademoiselle Pausanias.

MADAME ROTHANGER.

Débitante de tabac...

BOUGNOL.

Mais c’est une horreur !

MADAME ROTHANGER.

Aussi, j’en ai fait des papillottes.

GAUDIN, à part.

Le coup est manqué !

CHALANDARD.

C’est trop d’honneur !... Les lettres anonymes, on marche dessus...

Il marche sur le pied de Gaudin qui pousse un cri.

Prends donc garde !

GAUDIN, à part.

Le coup est manqué !

MADAME ROTHANGER, à son mari.

Allons nous habiller... Ah ! avez-vous envoyé une lettre de faire-part à M. Balissan, le professeur de ma fille ?...

ROTHANGER.

Oui... Je lui ai donné rendez-vous ici, à la maison mortuaire... nuptiale, nuptiale !...

MADAME ROTHANGER, à Gaudin.

Vous le prierez, d’attendre... Dépêchons-nous !

Ensemble.

Air de Mangeant (Koukouli).

M. et MADAME ROTHANGER et BOUGNOL.

C’est fini pour jamais !
Entre nous, désormais,
Plus de nuages,
Plus d’orages.
Un instant aujourd’hui,
Le ciel s’est obscurci ;
Mais enfin tout est éclairci,
C’est fini.

CHALANDARD et CLAMPINAIS.

C’est fini pour jamais !
Entre vous, désormais,
Plus de nuages,
Plus d’orages.
Un instant, aujourd’hui,
Le ciel s’est obscurci ;
Mais enfin tout est éclairci,
C’est fini !

GAUDIN, à part.

Cachons-leur mes projets,
Je suis sûr du succès :
Ce mariage,
Je le gage,
Doit se rompre aujourd’hui,
Le ciel s’est éclairci ;
Mais tout n’est pas encore fini,
Pas fini !

Rothanger et Bougnol entrent à droite, et madame Rothanger entre à gauche.

 

 

Scène V

 

CHALANDARD, CLAMPINAIS, GAUDIN, puis EDMOND BALISSAN

 

GAUDIN, à part, sur le devant.

Il faut que je trouve quelque chose de plus fort... c’est très pressé !

CHALANDARD.

Domingo !... deux absinthes.

CLAMPINAIS.

Et un domino... avec de la chapelure.

GAUDIN.

Nous n’avons pas de dominos... ni de chapelure.

CHALANDARD.

Il y a un café en face !

GAUDIN.

On y va.

À part.

Je crois que j’ai trouvé mon rouage, quelque chose d’infernal !

CLAMPINAIS.

Eh bien ?

GAUDIN.

On y va !

Il sort.

CHALANDARD, assis près d’une table à gauche.

Crédié ! qu’il fait chaud !

CLAMPINAIS.

Il fait encore bien plus soif... Y aurait-il de l’incommodité à fumer une pipe ?

CHALANDARD.

Qu’il est bête ! chez des parents !

CLAMPINAIS.

Alors, passe-moi le tabac.

CHALANDARD.

Voilà !

Ils bourrent leurs pipes, les allument, et chantent.

BALISSAN, paraît au fond, il est en habit noir, cravate blanche, gants blancs, front chauve, lunettes d’or, type de prud’homme jeune.

Pardon... M. Bougnol, s’il vous plaît ?

CLAMPINAIS, bas.

Sapristi ! une cravate blanche !

CHALANDARD, bas.

C’est le notaire !... Cache ta pipe !

Haut.

Mon cousin ?... il s’habille.

BALISSAN.

Ces messieurs appartiennent à l’armée ?

CLAMPINAIS.

Indubitablement...

BALISSAN.

Moi, je fleuris sur une autre branche…

Se présentant.

Edmond Balissan, professeur de la jeune fille...

CLAMPINAIS, à part.

C’est le percepteur de la petite.

BALISSAN.

Appelé, par la confiance de M. son père, à faire éclore les fleurs de cette jeune intelligence et à conduire à maturité parfaite cette heureuse organisation, je l’ai successivement initiée à l’orthographe, à la géographie, à l’astronomie, à la géologie...

CHALANDARD, bas.

Il en sait long !

À Clampinais.

Cache ta pipe !

BALISSAN.

Plus tard, à mesure que la sève pénétrait dans les rameaux de ce délicat arbuste...

CLAMPINAIS, à part.

Il s’exprime comme un pépiniériste !

BALISSAN.

Nous avons abordé le terrain difficile de la cosmographie... promené nos regards sur celui de la cosmogonie... Aujourd’hui, nous labourons à pas lents le champ fécond de la narration française.

CHALANDARD.

La narration !... vous aimez ça !... Clampinais, raconte à Monsieur comment tu as pincé la blague.

BALISSAN.

La blague ? quelle blague ?

CLAMPINAIS, frisant sa moustache.

Je suis à la disposition de la société... Pour lors que nous arrivons à Milan... une ville ous que les femmes jettent continuellement des oranges par les fenêtres...

GAUDIN, entrant par le fond.

Tous les dominos sont en main... mais voici la chapelure...

CLAMPINAIS.

Mange-la, imbécile !

CHALANDARD.

Le billard est-il libre ?

GAUDIN.

Je le crois.

À part.

Je sors de chez l’écrivain public... on prépare la chose.

CHALANDARD.

Clampinais... je te joue l’absinthe... en liée.

CLAMPINAIS.

Ça va !

CHALANDARD, à Gaudin.

Toi, reste ici, fallacieux !

GAUDIN.

Fallacieux !

CHALANDARD.

Nous allons au café en face... Tu nous siffleras quand la noce sera pour partir !

Il sort par le fond, avec Clampinais.

GAUDIN.

Monsieur, je ne sais pas siffler, entendez-vous ? et je ne resterai pas ici !...

À part.

Je vais chercher la dose !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

BALISSAN, puis LAURE

 

BALISSAN, seul, avec passion.

Enfin, je vais la voir, radieuse et pudique, sous sa couronne d’oranger ! Tant qu’elle a été mon élève, je l’ai respectée... je me suis contenu jusqu’à mon dernier cachet !... Que j’ai souffert, mon Dieu ! Mais, aujourd’hui, elle va se marier, elle entre dans le tourbillon du monde... je ne suis plus son professeur ; je suis un lutteur qui descend dans l’arène,

Montrant sa toilette.

armé de tous ses avantages !

LAURE, entrant en costume de mariée.

Ah ! M. Edmond.

Appelant.

Maman ! c’est M...

BALISSAN.

Oh ! n’appelez pas ! ne dérangez pas l’Océan.

LAURE.

L’Océan ?...

BALISSAN.

Vénus n’est-elle pas fille de l’Onde amère ?

LAURE.

Ah ! monsieur Balissan !

BALISSAN, à part.

Elle est flattée !

Haut.

Mademoiselle, c’est aujourd’hui la fin de l’année scolaire... jour de la distribution des prix...

Il tire un livre de sa poche.

LAURE.

Un prix, à moi ?

BALISSAN, à part.

Quelle fraîcheur ! et quelle modestie !

Haut.

Premier prix de fraîcheur...

Se reprenant.

Non ! de narration française !... à mademoiselle Laure Rothanger, déjà nommée... Approchez, mon enfant.

LAURE, s’avançant timidement.

Monsieur...

BALISSAN.

Plus près.

Il lui remet son livre et l’embrasse.

Continuez... et vous serez la joie de votre famille...

LAURE, ouvrant le volume.

Poésies de Millevoye.

BALISSAN, comme récitant une leçon.

Millevoye, poète français, né à Abbeville (Somme), le 24 décembre 1782, fit ses études au collège des Quatre-Nations, et mourut à Paris (Seine) d’une maladie de poitrine...

LAURE.

Oh ! le pauvre monsieur !

BALISSAN.

La poitrine, c’est notre partie faible, à nous autres poètes !...

Il s’efforce de tousser.

LAURE.

Ah ! mon Dieu !

BALISSAN, à part.

Ça prend les femmes ! ça m’a déjà réussi !

Haut, continuant à réciter.

On cite, de ce poète, plusieurs morceaux d’un tour heureux et d’un sentiment délicat... notamment la Chute des feuilles.

Récitant avec emphase.

Triste et mourant à son aurore,
Un jeune malade à pas lents...

Il tousse.

LAURE, à part.

Mon Dieu ! comme il est enrhumé !

BALISSAN, à part.

Ça prend les femmes !...

Récitant.

Fatal oracle d’Épidaure,
Tu m’as dit...

Il tousse.

Tu m’as dit...

Il tousse plus fort.

LAURE, pleurant.

Assez ! assez ! ça me fait trop de peine !

 

 

Scène VII

 

BALISSAN, LAURE, BOUGNOL, puis M. et MADAME ROTHANGER

 

BOUGNOL, entrant, en toilette de marié.

Me voilà ! Tiens ! monsieur Balissan !... Hein ! cette émotion ! Qu’est-ce qu’il y a ?

LAURE.

C’est Edmond qui me récitait des vers.

BOUGNOL, à part, soupçonneux.

Un jour de noce ?... c’est bien drôle !... c’est bien drôle !

ROTHANGER, entrant avec sa femme.

Me voilà prêt !

MADAME ROTHANGER.

Ah ! monsieur Balissan !

LAURE.

Oh ! maman, si tu savais comme il est enrhumé !

BALISSAN.

Moi ?

LAURE.

Oui, tout à l’heure, vous toussiez.

BALISSAN.

C’est une laryngite.

À part.

Elle n’a pas compris !

ROTHANGER.

Mon ami, il faut soigner ça... À table, je vous mettrai à côté de moi... vous ne mangerez rien du tout.

BALISSAN.

Permettez...

MADAME ROTHANGER.

Et, au dessert, vous nous réciterez des vers de votre composition... car je parie que vous avez fait quelque chose ?

BALISSAN.

En effet, ce matin, j’ai caressé la muse.

ROTHANGER, dans l’admiration.

Caresser la muse ! Où va-t-il chercher ça ?

BOUGNOL, soupçonneux.

C’est drôle, Monsieur ne tousse pas !

ROTHANGER, à Balissan.

Toussez, mon ami, toussez.

TOUS.

Toussez !... toussez !...

BALISSAN.

Oui... voilà !

Il tousse. À part.

Ah çà ! est-ce qu’ils vont m’obliger à tousser pendant toute la noce ?

MADAME ROTHANGER.

Eh bien, partons-nous ?

BOUGNOL.

Tout de suite ! Et mes témoins, que sont-ils devenus ?

BALISSAN.

Les militaires ? Ils sont au café, en face.

BOUGNOL, allant à la fenêtre.

Ohé ! Chalandard ! ohé !

CHALANDARD, en dehors.

Ohou... oup !

BOUGNOL.

On part !

CHALANDARD, en dehors.

Boum !

ROTHANGER, mettant son paletot sur les épaules de Balissan.

Tenez, mettez ça sur votre dos... ça vous tiendra chaud.

BALISSAN.

Merci.

À part.

Fin juillet !

 

 

Scène VIII

 

BALISSAN, LAURE, BOUGNOL, M. et MADAME ROTHANGER, CHALANDARD, puis GAUDIN

 

CHALANDARD, entrant.

Me voilà

MADAME ROTHANGER.

Eh bien, et l’autre ?

CHALANDARD.

Clampinais ?... Nous le prendrons en passant...

Il vide sa chope.

BOUGNOL.

En route !

Chalandard offre le bras à Laure, Bougnol à madame Rothanger, pendant que Rothanger roule un cache-nez autour du cou de Balissan.

CHŒUR.

Air de la Queue de la poêle.

Allons à la mairie
Ils sont à la mairie
Consacrer son bonheur...
Consacrer mon bonheur...

Le chœur est interrompu par l’arrivée de Gaudin.

GAUDIN, entrant vivement.

Monsieur ! monsieur !

TOUS.

Quoi ?

GAUDIN.

C’est une lettre très pressée !

À part.

C’est la bonne, celle-là.

CHALANDARD.

Tu la liras demain... en route !

GAUDIN.

Demain ?... Mais, monsieur, c’est très pressé !

TOUS.

En route !... en route !

BOUGNOL, la mettant dans la poche de son habit.

Au fait, j’ai bien le temps !

GAUDIN.

Mais, monsieur...

CHALANDARD, l’écartant.

Va-t’en au diable !

GAUDIN, à part.

Comment ! ils vont se marier... Le coup est manqué !

Chœur.

Air de la Queue de la poêle.

CHALANDARD, M. et MADAME ROTHANGER.

Allons à la mairie
Consacrer son bonheur ;
Car l’hymen qui le lie
Est le vœu de son cœur !

BOUGNOL et LAURE.

Allons à la mairie
Consacrer mon bonheur ;
Cet hymen qui me lie
Est le vœu de mon cœur !

GAUDIN et BALISSAN.

Ils vont à la mairie
Consacrer leur bonheur ;
Cet hymen, de ma vie,
Doit faire le malheur.

Tout le monde sort ; Gaudin tombe sur une chaise.

 

 

ACTE II

 

À Montgeron, chez M. Rothanger ; trois portes au fond, ouvrant sur un jardin ; portes latérales, à droite et à gauche ; une grande pendule chinoise à cage de bois.

 

 

Scène première

 

ROTHANGER, puis CHALANDARD, puis GAUDIN

 

CRIS, dans la coulisse.

Bravo ! bravo ! Du champagne !

ROTHANGER, à la cantonade, à gauche.

Vous entendez, du champagne !

Revenant près de la porte, un bouquet et des rubans à la boutonnière.

Attendez ! patience ! voilà trois heures que nous sommes à table !... Ils vont bien !... mais ce jeune professeur m’inquiète... il est enrhumé et on ne l’entend jamais tousser ; c’est une toux interne... Je l’ai empêché de manger ; mais tout à l’heure, au dessert, il nous a récité des vers... latins.

CHALANDARD, entrant par la droite.

Eh bien, ce champagne ?

Un domestique paraît portant plusieurs bouteilles de champagne.

ROTHANGER.

Le voilà !

Le domestique entre à droite.

CHALANDARD.

Vous n’avez toujours pas vu Clampinais ?

ROTHANGER.

Non... pas de nouvelles.

CHALANDARD.

C’est incroyable ! Cet animal-là me quitte le matin à la mairie en me disant : « J’ai soif, je vais revenir. » Et il n’a pas reparu ! Sa place est restée vide à table...

GAUDIN, entrant par le fond, bouquet et rubans à la boutonnière.

Monsieur, qui est-ce qui est chargé de rincer les verres dans cette maison ?

CHALANDARD.

Eh bien, et toi ?

GAUDIN.

Oh ! monsieur ! ce n’est pas ma besogne.

ROTHANGER.

Adresse-toi à Joseph... le domestique !...

GAUDIN.

Très bien !

Fausse sortie.

ROTHANGER, à Gaudin.

Ah ! demain, à midi, tu iras frapper à la porte de ton maître.

GAUDIN.

À midi ?

CHALANDARD.

Diable !

ROTHANGER.

Moi, monsieur, le jour de mes noces, je ne me suis levé qu’à deux heures.

CHALANDARD.

C’est très fort !

ROTHANGER.

Mais ma femme était sur pied à huit.

CHALANDARD et GAUDIN.

Ah !

ROTHANGER.

En me réveillant, je l’ai trouvée occupée à découdre mon jabot de dentelles pour s’en faire un col.

À Gaudin.

Tu as entendu, à midi !

GAUDIN.

Dame ! monsieur... ça n’est pas ma besogne... D’ailleurs, je n’ai pas de montre.

ROTHANGER.

Comment ! tu n’as pas de montre ?... à ton âge !

GAUDIN.

Non, monsieur... et pourtant ça me serait bien utile pour m’empêcher de me lever trop tôt.

CHALANDARD, à part.

Quel bon nègre !

ROTHANGER.

Eh bien, mon ami, je veux t’en donner une, moi.

GAUDIN.

Vraiment ? Le rêve de ma vie !

ROTHANGER.

Le jour du baptême... une montre en or, si c’est un garçon, et en argent, si c’est une fille.

GAUDIN.

Ce sera un garçon, soyez tranquille. D’abord, l’œil de Monsieur est tourné aux garçons.

ROTHANGER.

En outre, je ne veux pas que tu te fatigues. J’exige que tu ne fasses ici que ce que tu faisais chez ton maître.

GAUDIN.

Ça, je vous le promets... Où met-on le bougeoir de Monsieur ?

ROTHANGER.

Dans l’office... Pourquoi ?

GAUDIN.

Ça me suffit.

À part.

Eh bien, maintenant, je ne suis pas fâché que ce mariage soit fait... Je crois que Monsieur est entré là dans une bonne famille, le champagne y est excellent.

Il sort par le fond en appelant.

Joseph ! Joseph !

CHALANDARD.

Ah ! voici la noce qui sort de table.

 

 

Scène II

 

ROTHANGER, CHALANDARD, BALISSAN, INVITÉS et INVITÉES, tous avec des bouquets et des rubans

 

ENSEMBLE.

Air de Mangeant.

Partout, ici, la gaîté brille,
Et tous les cœurs sont attendris.
Quel beau jour pour une famille,
Et quel plaisir pour les amis !

BALISSAN, à part, entr’ouvrant son habit de manière à laisser voir une bouteille de bordeaux et une croûte de pâté.

J’ai chipé clandestinement cette bouteille de bordeaux et ce morceau de pâté... le couvercle... ils n’avaient laissé que ça !

ROTHANGER, à Balissan.

Comment ça va-t-il ?

BALISSAN.

Mais, dame...

ROTHANGER.

La diète vous fera du bien.

BALISSAN.

Je le crois.

ROTHANGER.

Il faudra vous coucher de bonne heure... Vous ne verrez pas le feu d’artifice... mais vous l’entendrez.

BALISSAN.

Je vais faire un petit tour au jardin.

ROTHANGER.

Boutonnez-vous bien... et ne vous gênez pas... Toussez, mon ami... toussez !

BALISSAN, à part.

C’est fatigant !...

Haut.

Voilà...

Il sort par le fond en toussant.

CHALANDARD.

Ah çà !... et les nouveaux mariés, je ne les vois pas !

ROTHANGER.

C’est vrai... Où sont-ils ?

 

 

Scène III

 

ROTHANGER, CHALANDARD, INVITÉS et INVITÉES, MADAME ROTHANGER

 

MADAME ROTHANGER, entrant par le fond, radieuse.

Chut !... ils sont au fond du jardin, dans le chalet... Je les ai laissés tous deux... sur un banc... à côté l’un de l’autre.

CHALANDARD, à part.

Bigre !... ils ne perdent pas de temps.

MADAME ROTHANGER.

Deux colombes !... deux vraies colombes.

ROTHANGER.

Ils roucoulent !... il ne faut pas les troubler.

MADAME ROTHANGER.

Ah ! monsieur Chalandard, je suis bien émue.

CHALANDARD, lui prenant les mains.

Bonne mère, je vous comprends.

À part.

As-tu fini ?

La pendule sonne la demie, imitant un coup de tam-tam.

TOUS.

Ah !

CHALANDARD.

Le tocsin !

ROTHANGER.

Non... c’est ma pendule chinoise que j’ai achetée aux commissaires-priseurs.

MADAME ROTHANGER.

Que le bon Dieu vous bénisse !... Avec sa rage de bric-à-brac... il encombre la maison.

ROTHANGER.

Ce n’est pas ma faute... On vendait un lot composé d’une pendule chinoise... et d’une statue d’Apollon... dont la tête était au magasin... le tout pour quarante francs.

CHALANDARD.

Ce n’était pas cher.

ROTHANGER.

Je veux faire le malin... je dis quarante et un... Pan ! on me l’adjuge.

CHALANDARD.

C’est une bonne affaire.

ROTHANGER.

Non... parce qu’il faut vous dire que la tête d’Apollon était une tête de nègre...

TOUS, riant.

Ah ! ah !

ROTHANGER.

Ils m’ont donné le buste de Toussaint Louverture.

CHALANDARD.

C’est un grand homme... dans sa nuance !

UN INVITÉ, voyant Bougnol qui entre par le fond.

Ah ! voici le marié !

 

 

Scène IV

 

ROTHANGER, CHALANDARD,INVITÉS et INVITÉES, MADAME ROTHANGER, BOUGNOL (Il a l’air sombre.)

 

ROTHANGER, donnant la main à Bougnol.

Mon gendre...

MADAME ROTHANGER, courant à lui.

Cher enfant... cher fils ! Laissez-moi vous appeler mon fils.

BOUGNOL, froidement.

Allez... Allez...

CHALANDARD, à Bougnol.

Ah ! ah !... tu viens de folâtrer dans les bosquets ?

BOUGNOL.

Oui... après les repas, mon médecin m’a recommandé la promenade.

ROTHANGER.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME ROTHANGER.

Vous avez l’air préoccupé.

BOUGNOL.

En effet... je ne suis pas...

MADAME ROTHANGER.

Et Laure... où est-elle ?

BOUGNOL.

Je l’ai laissée au jardin, dans le chalet.

MADAME ROTHANGER.

Je vais la rejoindre.

ROTHANGER, aux gens de la noce.

Nous, allons prendre le café sur la terrasse.

BOUGNOL, à Chalandard.

Reste, j’ai à te parler.

MADAME ROTHANGER, à Bougnol.

À bientôt, mon fils !...

Elle l’embrasse.

BOUGNOL, à part.

Trop d’absinthe !

Reprise de l’ensemble.

Partout, ici, la gaîté brille,
Et tous les cœurs sont attendris.
Quel beau jour pour une famille,
Et quel plaisir pour les amis !

Tout le monde sort par le fond, excepté Bougnol et Chalandard.

 

 

Scène V

 

BOUGNOL, CHALANDARD

 

CHALANDARD.

De quoi s’agit-il ?

BOUGNOL.

C’est que je ne sais comment te dire...

CHALANDARD.

Est-ce ta femme... ?

BOUGNOL.

Un ange, mon ami... un ange !

CHALANDARD.

Eh bien, alors ?...

BOUGNOL.

Voici ce qui vient de m’arriver. Tu sais que ce matin, au moment de partir pour la mairie, mon domestique m’a remis une lettre...

CHALANDARD.

Que tu as fourrée dans ta poche ; après ?

BOUGNOL.

Je n’y pensais plus... et tu as vu... à table, j’ai pas mal mangé... j’ai pas mal bu... j’ai fait mon petit chorus au dessert...

CHALANDARD.

Tu as été charmant... La belle-mère s’est levée trois fois pour t’embrasser.

BOUGNOL.

C’est un tic désagréable, ne parlons pas de ça... Tout à l’heure nous étions seuls, ma petite femme et moi... dans le chalet... au fond du jardin... Laure baissait les yeux... moi, j’étais gai comme un pinson... qui voit arriver le printemps. Nous causons... je lui prends la main.

CHALANDARD.

Passe... passe.

BOUGNOL.

Bref, je me disposais à lui débiter un compliment que j’ai appris pour elle... « Laure, ma chère Laure... enfin nous voilà seuls... » quant tout à coup cette maudite lettre se retrouve sous ma main... Je l’ouvre, et voici ce que je lis...

Il tire la lettre de sa poche.

CHALANDARD.

Voyons.

BOUGNOL.

Non... lis toi-même... ça me fait trop d’effet...

Il lui donne la lettre.

CHALANDARD, lisant.

« Monsieur, vous venez d’obtenir la main de mademoiselle Laure, au moment où j’allais la demander... Je l’aime ! il me la faut. »

Parlé.

Oh ! oh !

BOUGNOL.

Va toujours.

CHALANDARD, lisant.

« Si, par impossible, vous persistiez à l’épouser, je vous déclare qu’à partir de ce jour je m’attache à vos pas... et que ma vie tout entière sera consacrée à vous faire... »

BOUGNOL, vivement.

Passe le mot !

CHALANDARD.

Il était temps...

Riant.

Il était temps.

BOUGNOL.

Passe le mot... Maintenant, lis le Post-Scriptum.

CHALANDARD, lisant.

« Celle que j’aime s’appelle Laure, permettez-moi de signer Pétrarque. »

Parlé.

Eh bien ?

BOUGNOL.

Eh bien, cette lettre m’est tombée sur la tête comme une douche d’eau froide.

CHALANDARD.

Comment ?

BOUGNOL.

Je suis d’une sensibilité déplorable... la moindre émotion me trouble... J’ai des spasmes... des vapeurs... ma langue s’embarrasse... Je bredouille... Je bégaye !... j’ai bé... bé... gayé !...

CHALANDARD.

Bah ! Et ta femme, qu’a-t-elle dit ?

BOUGNOL.

La pauvre enfant ! elle a paru très étonnée... Je l’ai laissée en train de lire un petit roman qui se trouvait là.

CHALANDARD.

Saperlotte ! ça n’est pas drôle.

BOUGNOL.

C’est comme ça... Et je me connais... Le calme ne reviendra pas que je n’aie découvert cet infâme Pétrarque qui s’acharne à ma poursuite.

CHALANDARD.

Au moins as-tu des soupçons sur quelqu’un ?

BOUGNOL.

J’en ai... J’ai remarqué à table une cravate blanche.

GAUDIN, entrant.

Monsieur... qui est-ce qui est chargé d’ôter le couvert dans cette maison ?

CHALANDARD.

Eh bien, et toi ?

GAUDIN.

Ce n’est pas ma besogne.

À Bougnol.

Monsieur... votre beau-père m’a promis une montre en or si c’est un garçon, et en argent si c’est une fille.

BOUGNOL, brusquement.

Eh ! tu m’ennuies.

CHALANDARD.

Voyons, ne t’agace pas... Retourne au jardin... le grand air te calmera.

BOUGNOL.

C’est ça, je vais tâcher de faire parler la cravate blanche, et, si je découvre quelque chose... je lui saute à la gorge et je l’étrangle !

GAUDIN.

Monsieur !...

BOUGNOL.

Tu m’ennuies !...

Ensemble.

CHALANDARD.

Il te faut, désormais,
Du calme et du silence ;
Que de ton existence
Rien ne trouble la paix !

GAUDIN.

Je le vois, désormais,
Malgré cette alliance,
Rien de mon existence
Ne troublera la paix.

BOUGNOL.

Il me faut désormais
Du calme et du silence ;
Que de mon existence
Rien ne trouble la paix !

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

CHALANDARD, GAUDIN

 

GAUDIN.

Monsieur n’a pas l’air complètement satisfait ?

CHALANDARD.

Dame !

GAUDIN.

Je parie que Monsieur aura eu ses vapeurs.

CHALANDARD.

Ah ! tu sais ?

GAUDIN.

Parfaitement.

CHALANDARD.

Il a reçu une satanée lettre d’un nommé Pétrarque.

GAUDIN.

Comment ! c’est pour ça ?...

CHALANDARD.

Tu le connais ? Où est son café ?

GAUDIN.

C’est-à-dire...

CHALANDARD.

Je le cherche pour lui casser les reins.

GAUDIN, vivement.

Je ne le connais pas.

À part.

Comme il y va !

Rires et bruit au-dehors.

CHALANDARD.

Qu’est-ce donc ?

Il remonte vers le fond.

GAUDIN, sur le devant de la scène, à part.

Ses vapeurs ! Eh bien... et ma montre ? Ça nous éloigne du baptême !... C’est ma faute, j’ai inventé Pétrarque ! Il devient nuisible... il faut le détruire... mais comment ? J’ai une idée ! Je cours préparer la chose.

Il sort par la droite, bruit et rires au-dehors. Rothanger paraît au fond.

 

 

Scène VII

 

CHALANDARD, CLAMPINAIS, ROTHANGER

 

CHALANDARD, à Rothanger.

Qu’y a-t-il donc ?

Clampinais entre.

ROTHANGER.

C’est votre ami, M. Clampinais. Arrivez donc.

CHALANDARD.

Ah ! te voilà, toi ? Eh bien, tu es gentil ! je te mènerai dans le monde !

CLAMPINAIS.

Pas ma faute.

CHALANDARD.

Tu nous quittes à la mairie...

CLAMPINAIS.

L’adjoint, il m’embêtait... et puis je havrais soif.

CHALANDARD.

On va boire et on revient.

CLAMPINAIS.

Impossible !... je havre rencontré des Alsaciens.

CHALANDARD.

Ah !

CLAMPINAIS.

Des gens de l’Alsace... au café Moutonnet... et de bons garçons !... comme moi... des cuirassiers... Et pour lors que vous n’auriez pas une petite place ?

ROTHANGER.

Une place ?...

CLAMPINAIS.

Ils être quatre... que je vous demande de vous faire la faveur de vous les présenter.

ROTHANGER.

Vous les avez amenés ?

CLAMPINAIS.

Ils sont là, dans le jardin.

CHALANDARD, à part.

Il a amené le café Moutonnet !

CLAMPINAIS.

Qu’ils adorent la danse... même qu’en passant dans le village, nous avons amené aussi le ménétrier du pays.

ROTHANGER, joyeux.

Le ménétrier de Montgeron ?

CLAMPINAIS.

Dont au cas que vous n’auriez pas eu d’orchestre.

CHALANDARD, à part.

Voilà qui est fort, par exemple !

ROTHANGER.

C’est charmant... Faites-les entrer !

CLAMPINAIS.

Sufficit !

Appelant.

Ohé ! Manitou ! ohé !

PLUSIEURS VOIX, dans la coulisse.

Boum !...

Entrée des cuirassiers et des gens de la noce.

 

 

Scène VIII

 

ROTHANGER, CHALANDARD, CLAMPINAIS, CUIRASSIERS, GENS DE LA NOCE, LE MÉNÉTRIER

 

ENSEMBLE.

Air : Tra la la... (Chèvre de Ploermol.)

Tra la la (bis) !
Pour faire la noce nous voilà !
On rira,
On boira !
Et chez l’habitant on s’amus ra !

ROTHANGER, aux cuirassiers qui le saluent.

Messieurs, soyez les bienvenus... j’aime les braves...

Il échange des poignées de main avec les cuirassiers.

CHALANDARD.

Tiens, Manitou !

Il serre la main à un cuirassier.

CLAMPINAIS, à Rothanger.

Pour lors que les gens de l’Alsace aiment naturellement à se rafraîchir.

ROTHANGER.

Ne craignez rien, ma cave est bien garnie...

CLAMPINAIS.

Sufficit !

Aux cuirassiers.

Les amis, ne perdons point de temps, la main aux dames !

TOUS.

La main aux dames !

CLAMPINAIS, au ménétrier, lui indiquant la table.

Monte ici, toi, perroquet !

On fait monter le ménétrier sur la table.

ROTHANGER.

Le violon sur une table !... Ils sont très gais... mais il va abîmer mon tapis !

CLAMPINAIS.

En place !

On se place pour un quadrille : Clampinais et Chalandard sur le devant, Rothanger dans un coin du théâtre. L’orchestre joue l’air du Conscrit de Montrouge.

Je gônais cet air-là.

Tout en dansant, il se met à chanter.

Air du Conscrit de Montrouge.

Allons cueillir des lauriers,
La salade des troupiers.
Conscrit, marche au pas,
Et ne tremble pas,
Tu reverras ta mère.

TOUS LES CUIRASSIERS, chantant en dansant.

Allons cueillir des lauriers,
La salade des troupiers.
Conscrit, marche au pas,
Et ne tremble pas,
Tu reverras ta mère.

Au moment où l’en avant deux recommence, Balissan entre par le fond ; il est très gris, tient une bouteille vide à la main, et se jette en chantant dans le quadrille, dont il embrouille la figure.

 

 

Scène IX

 

ROTHANGER, CHALANDARD, CLAMPINAIS, CUIRASSIERS, GENS DE LA NOCE, LE MÉNÉTRIER, BALISSAN

 

BALISSAN, au milieu des danseurs, chantant et sautant.

Tra la la la la la !

ROTHANGER.

Le professeur qui danse...

LES DANSEURS.

Prenez donc garde !...

CLAMPINAIS.

À la porte !...

On bouscule Balissan, qui vient sur le devant de la scène.

BALISSAN.

Militaire ! ne t’en va pas !... je t’aime !

Il essaye de danser, et va pour tomber en criant.

Ah ! que je suis malade !...

Le quadrille s’arrête ; tout le monde court à lui : on le soutient.

TOUS.

Hein !... Qu’y a-t-il ?

ROTHANGER.

C’est son rhume !...

BALISSAN.

Mes lunettes !

Il tombe dans les bras de Rothanger.

ROTHANGER.

Vous les avez...

BALISSAN.

Mes lunettes...

ROTHANGER.

C’est singulier... Il n’a bu que de la bourrache, et il sent le vin...

CHALANDARD.

Il faut le coucher ! Clampinais ! attention au commandement ! Une deux ! trois !... enlevez !...

Deux cuirassiers, aidés de Chalandard et de Clampinais, le hissent sur leurs épaules.

BALISSAN.

Mes lunettes !...

L’orchestre reprend l’air du Conscrit de Montrouge ; les deux cuirassiers emportent Balissan, pendant que les autres cuirassiers et les gens de la noce sortent en chantant et en dansant.

Allons cueillir des lauriers,
La salade des troupiers.
Conscrit, marche au pas,
Et ne tremble pas,
Tu reverras ta mère.

Dès que la scène est vide, madame Rothanger et Laure entrent par la droite, Laure tient un livre à la main.

 

 

Scène X

 

LAURE, MADAME ROTHANGER, puis BOUGNOL

 

MADAME ROTHANGER.

Ma fille... voici la nuit... rentre dans ta chambre...

LAURE.

Oui, maman...

MADAME ROTHANGER.

Laure, l’instant est solennel.

Apercevant le livre.

Qu’est-ce que tu tiens là ?

LAURE.

C’est le second volume des Drames de Paris, je viens d’achever le premier dans le chalet.

MADAME ROTHANGER, prenant le volume et le plaçant sur la table.

Des romans ! un jour de noce !

LAURE.

Mais tu m’as dit qu’une fois mariée, je pourrais en lire...

MADAME ROTHANGER.

Sans doute... mais pas aujourd’hui...

LAURE.

Pourquoi ?

MADAME ROTHANGER.

Parce que... Laure, l’instant est solennel !

LAURE.

Tu as quelque chose à me dire ?

MADAME ROTHANGER, vivement.

Moi ? non !...

Très émue.

Mais souviens-toi que je suis ta mère... ton père... est ton père !... et tu es notre enfant !

Elle l’embrasse.

LAURE.

Qu’as-tu donc ?

MADAME ROTHANGER.

Rien ! rentre dans ta chambre...

LAURE.

Bonsoir, maman !

MADAME ROTHANGER, la conduisant à la porte de gauche.

Bonsoir, ma fille...

L’embrassant.

Ma fille !

Laure entre à gauche.

BOUGNOL, paraît à la porte du fond.

Ah ! c’est vous, belle-maman ?... Et ma femme ?

MADAME ROTHANGER, indiquant la gauche.

Elle est là... Onésime... mon ami... je n’ai rien à vous dire !... Bonsoir !

Éclatant en sanglots.

Bonsoir !

Elle sort vivement.

 

 

Scène XI

 

BOUGNOL, puis CHALANDARD et CLAMPINAIS, puis GAUDIN

 

BOUGNOL.

Elle est émue... moi, de mon côté, je ne suis pas tranquille... cette maudite lettre !...

CHALANDARD, rentrant par la droite avec Clampinais et à la cantonade.

Ça ne sera rien ! tâchez de dormir !

CLAMPINAIS.

C’être un homme qu’il va avoir du désagrément cette nuit !

CHALANDARD, apercevant Bougnol.

Ah ! te voilà !... Eh bien, et Pétrarque... la cravate blanche ?...

BOUGNOL.

J’ai pris mes renseignements... c’est un huissier... l’huissier de Montgeron.

S’exaltant.

Et je ne sais rien ! rien ! Me voilà entouré d’ombres ! de pièges ! de mystères !

CHALANDARD.

Voyons ! calme-toi !

BOUGNOL.

Non ! c’est impossible !

GAUDIN, entrant avec un bougeoir allumé.

Le bougeoir de Monsieur... et une lettre très pressée.

BOUGNOL.

Une lettre ?

GAUDIN, à part.

C’est la bonne, celle-là !

BOUGNOL, l’ouvrant.

De lui ! de Pétrarque !

CHALANDARD.

Ah ! nous voilà bien ! s’il en arrive une tous les soirs...

BOUGNOL, lisant.

« Monsieur, je renonce à mon amour. »

Parlé.

Ah ! bah !

Haut.

« Quand vous recevrez cette lettre, je serai en Amérique... sur les bords du lac de Côme... »

CLAMPINAIS.

Le lac de Côme, c’est en Italie !

GAUDIN.

Ah bah ! vous êtes sûr, monsieur ?

CLAMPINAIS.

Ya... je havre une connaissance par là !

GAUDIN, à part.

Eh bien, j’ai toujours cru que c’était en Amérique !

CHALANDARD, à Bougnol.

Te voilà tranquille, j’espère !

BOUGNOL.

Tranquille ! heureux ! joyeux ! il est en Amérique ! c’est-à-dire... ça ne fait rien ! Mes amis, je ne vous retiens pas.

GAUDIN, à Bougnol.

En or, si c’est un garçon !... en argent, si c’est une fille !

BOUGNOL.

Tais-toi, mauvais sujet !

CHALANDARD.

Bonne nuit !

Il remonte.

CLAMPINAIS.

Bonne nuit !

Il remonte.

GAUDIN.

Bonne nuit !

Il remonte.

Ensemble.

Air de Doche (C’est l’heure du berger).

Retirons-nous sans bruit,
Déjà l’heure s’avance...
C’est l’instant du silence,
À demain... bonne nuit !

BOUGNOL.

Bonne nuit ! bonne nuit !

TOUS.

Bonne nuit !... bonne nuit !

Chalandard, Clampinais et Gaudin se retirent sur la pointe des pieds ; les portes se referment, la scène est à demi éclairée par le bougeoir.

 

 

Scène XII

 

BOUGNOL, puis LAURE

 

BOUGNOL, seul.

Ah ! je me sens bien... ah mais ! tout à fait bien ! Elle est là... seule... ce demi-jour... ce silence !...

Il va à la porte et cherche à l’ouvrir.

Tiens ! la porte est fermée...

Appelant.

Laure !... ma petite Laure ! c’est moi ! c’est Onésime !... Dormirait-elle ?... Je vais la réveiller.

Il chante.

Air du Comte Ory.

Charmante inhumaine,
L’amour me ramène,
Écoutez ma peine,
Reine de beauté.
Le temps fuit et passe,
Et la nuit me glace,
Donnez-moi, par grâce,
L’hospitalité !

La porte s’ouvre.

Parlé.

La porte s’entr’ouvre... ô bonheur !

Reprise.

Donnez-moi, par grâce,
L’hospitalité !

Laure paraît en costume de nuit, peignoir et bonnet blanc.

LAURE.

Que voulez-vous, monsieur ?

BOUGNOL, à part.

Qu’elle est jolie !

L’attirant en scène.

Mais vous voir... vous parler... j’ai tant de choses à vous dire !

LAURE, ingénument.

Quoi donc ?

BOUGNOL, la faisant asseoir sur le divan.

Mettez-vous là !... près de moi... votre main dans la mienne.

LAURE, résistant un peu.

Mais, monsieur !

BOUGNOL, à part.

Voilà le moment de lui réciter mon compliment.

Haut.

« Laure ! ma chère Laure !... Enfin nous voilà seuls ! »

À ce moment, la pendule sonne plusieurs coups avec son bruit de tam-tam.

Hein ! cristi ! Ah ! c’est la pendule...

Voulant reprendre son compliment en bégayant.

Nous... nous... voi... voilà... seu... seuls ! nous... nous...

Se levant tout à coup.

Pardon !

Il va à la pendule.

LAURE.

Que faites-vous donc ?

BOUGNOL.

J’arrête la pendule.

LAURE.

Papa se fâchera.

BOUGNOL.

Non... je lui dirai pourquoi...

À part.

C’est très gênant, ces machines-là... Il faut recommencer !

Il se rassied près de sa femme.

Mettez-vous là... près de moi... votre main dans la mienne...

Récitant.

« Laure ! ma chère Laure !... Enfin nous voilà seuls !... Ne tremble pas, enfant, je ne veux pas te faire de peine. Un mari n’est pas un maître. »

À ce moment, plusieurs détonations éclatent sous la fenêtre. Il s’arrête effrayé.

Ah ! mon Dieu !

Bégayant.

En... en... entendez-vous ?

LAURE.

C’est papa qui tire son feu d’artifice.

BOUGNOL.

Ah ! ça m’a fait une peur !... Où en étais-je ?

Reprenant en bégayant.

« Un ma... un ma... ma... un mari ! »

LAURE.

Ah ! voilà que ça le reprend... comme dans le chalet.

Nouvelle détonation plus forte en dehors.

BOUGNOL, sursautant sur le divan à chaque détonation.

Ah !... oh !... ah !...

LAURE.

Remettez-vous !...

BOUGNOL.

Non ! c’est fifi... fifi... fini.

LAURE, désolée.

Ah ! mon Dieu !

BOUGNOL.

Faites-moi un verre d’eau su...susu... sucrée !

LAURE, courant à la cheminée.

Avec de la fleur d’oranger... tout de suite.

BOUGNOL, s’affaissant sur le divan.

Que le di... que le di... que le diable l’emporte !

LAURE, lui présentant le verre d’eau.

Buvez, mon ami.

Après que Bougnol a un peu bu.

Allez-vous mieux ?

BOUGNOL.

Bon... bon... bonsoir !

LAURE, le regardant endormi, et allant s’asseoir près de sa table à gauche, ouvrant tristement son livre.

Voyons le deuxième volume.

 

 

ACTE III

 

Un jardin. Au fond, au milieu, une statue d’Apollon en marbre blanc, avec une tête de nègre ; à droite, un bosquet ; à gauche, un pavillon praticable ; chaises, bancs de jardin, une table rustique.

 

 

Scène première

 

M. et MADAME ROTHANGER, CLAMPINAIS, CHALANDARD, BALISSAN

 

Au lever du rideau, Chalandard et Clampinais jouent aux cartes, à gauche. Balissan, dans le bosquet, lit un journal. M. et madame Rothanger sont debout.

ROTHANGER.

Des spasmes... des vapeurs !

CHALANDARD.

C’est désolant !

CLAMPINAIS.

Décourageant !

MADAME ROTHANGER.

Je demande le divorce !...

ROTHANGER.

Et cela pour un feu d’artifice !

CLAMPINAIS.

Nom d’une Milanaise !

CHALANDARD.

C’est embêtant pour la famille !

BALISSAN, à part.

Moi, je ne lui en veux pas, au mari !

MADAME ROTHANGER, à son mari.

Tenez, ce gendre-là, vous avez été le prendre aux commissaires-priseurs... comme votre Apollon !

Elle montre la statue.

ROTHANGER.

Mon Dieu ! que les femmes sont donc nerveuses !... Où est ma fille ?

MADAME ROTHANGER.

Au jardin... La pauvre enfant achève de lire son second volume...

S’exaltant.

Ça ne peut pas durer comme ça ! il faut que vous ayez une explication avec votre gendre !

ROTHANGER.

Mais qu’est-ce que tu veux que je lui dise ?

MADAME ROTHANGER.

Vous lui direz... vous lui direz qu’il est un chevalier sans foi et sans honneur !

ROTHANGER.

Non... laisse-moi faire... j’ai mon idée...

À part.

J’ai envie de consulter une somnambule... il y en a une très bonne à Brunoy... mais il me faudrait une mèche de ses cheveux...

MADAME ROTHANGER.

Voyons votre idée.

ROTHANGER, apercevant Laure, qui vient du jardin un livre à la main.

Chut ! ma fille !...

 

 

Scène II

 

M. et MADAME ROTHANGER, CLAMPINAIS, CHALANDARD, BALISSAN, LAURE (Chapeau de paille rond, costume élégant)

 

LAURE.

Ah !... bonjour, messieurs.

CLAMPINAIS, CHALANDARD et BALISSAN, saluant.

Madame...

LAURE.

Bonjour, papa.

ROTHANGER, l’embrassant avec effusion.

Ma fille !

MADAME ROTHANGER, de même.

Ma fille !

LAURE.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME ROTHANGER.

Rien... le plaisir de te voir...

CLAMPINAIS, à part.

Pauvre betite !... elle n’havre pas rencontré les atouts dans son jeu !

LAURE.

Tiens, maman, voici le second volume... c’est bien intéressant... Rocambole vient de se marier... les nouveaux époux se retirent dans leur chambre, et...

MADAME ROTHANGER.

Et ?... et quoi ?

LAURE.

La suite au troisième volume. Tu me le donneras ce soir...

MADAME ROTHANGER, à part.

Réduite à lire des romans !... La voilà mariée à un cabinet de lecture !

CHALANDARD, à part.

Je ne l’avais pas regardée, la cousine... elle est ahurissante de beauté !

CLAMPINAIS, à part.

Son betit œil il m’allume malgré moâ-même !

BALISSAN, à part.

Mon Dieu ! que je l’aime !

LAURE.

Et votre rhume, monsieur Balissan ?

BALISSAN.

Merci, mademoiselle... ça va mieux... j’ai eu cette nuit une crise salutaire.

CLAMPINAIS, à part.

Je le gonnais, son grise !

LAURE.

Maman, viens du côté de la volière... je donnerai à manger à mes tourterelles.

MADAME ROTHANGER, vivement.

Non !... n’allons pas à la volière !

LAURE.

Pourquoi ?

MADAME ROTHANGER.

À cause de la rosée...

À Rothanger.

La vue de ses tourterelles...

Haut.

Allons voir ma corbeille de pétunias.

LAURE.

Soit !

MADAME ROTHANGER, à Rothanger.

Les fleurs sont muettes.

Haut.

Venez-vous, Rothanger ?

ROTHANGER.

Je vous suis...

À part.

Comment me procurer une mèche ?... Si je pouvais, par son domestique...

Ensemble.

Air de Mangeant (valse des Bâtons dans les roues).

CLAMPINAIS, CHALANDARD, BALISSAN.

Quels yeux charmants ! quelle taille adorable !
Quelle douceur brille dans tous ses traits !
Et le cousin me paraît bien coupable
De négliger de semblables attraits.

MADAME ROTHANGER.

Ah ! pour son cœur montrons-nous secourable,
Et de l’amour cachons-lui les secrets,
La tourterelle est éloquente en diable,
Les pétunias sont beaucoup plus discrets.

LAURE.

Le temps pour nous se montre favorable,
L’air du matin est si pur et si frais !
La promenade et son calme adorable
Ont pour mon cœur de séduisants attraits.

ROTHANGER.

Pour son amour montrons-nous secourable,
Et consultons les oracles secrets.
Je vais bientôt, de cet époux coupable,
Connaître enfin les sinistres projets.

M. et Mme Rothanger et Laure sortent par le fond.

 

 

Scène III

 

CHALANDARD, CLAMPINAIS, BALISSAN, puis BOUGNOL

 

CHALANDARD, à part.

Ma foi ! puisque le cousin fait la bête... j’ai bien envie de soutenir l’honneur de la famille !

CLAMPINAIS, à part.

Il faut la consoler, cette betite !... la gavalerie va donner !

BALISSAN, à part.

Que je l’aime, mon Dieu !

On entend rire dans le pavillon.

TOUS, se retournant.

Hein ?

BOUGNOL, sort du pavillon et tient à la main un verre dont il fait fondre le sucre, très gaiement.

Ah ! elle est bonne !... ah ! elle est bien bonne !

TOUS.

Le mari !

CHALANDARD, à part.

Il rit !

BOUGNOL, riant.

Il m’arrive quelque chose de bien drôle !... Je voulais me faire un verre d’eau sucrée... le neuvième depuis hier... je cherche la fleur d’oranger... je me trompe... je prends l’eau de Cologne... je verse... et c’est tout blanc !

Il rit beaucoup.

TOUS, riant par complaisance.

Ah ! ah !... c’est charmant !

BALISSAN.

C’est une bien bonne histoire !

BOUGNOL, posant son verre sur la table.

C’est à mettre dans le journal !

CLAMPINAIS, à Bougnol.

Tenez, je vous aime, vous !... vous êtes une bonne pâte !... et si jamais vous avez besoin d’un ami...

Lui serrant la main.

Voilà !... Mais vous avez à causer avec le cousin, je vous laisse.

À part.

La gavalerie va donner.

Il s’esquive.

BOUGNOL, à Chalandard.

Ah !... tu as à causer avec moi ?

CHALANDARD.

Moi ? non... c’est le professeur.

BALISSAN.

Hein ?

CHALANDARD.

Mais si jamais tu as besoin d’un ami...

Lui serrant la main.

Voilà !...

À part.

Je vais rôder du côté des pétunias.

Il s’esquive.

BOUGNOL, à Balissan.

Vous avez à me parler ?

BALISSAN, embarrassé.

Moi ?... c’est-à-dire... monsieur, il fait une matinée splendide... splendide ! Mais si jamais vous avez besoin d’un ami...

Lui serrant la main.

Voilà !...

Il file.

 

 

Scène IV

 

BOUGNOL, puis GAUDIN, puis ROTHANGER

 

BOUGNOL, seul.

Ce sont de bons jeunes gens !... mais si jamais j’ai besoin d’un ami...

Les imitant.

Voilà !...

GAUDIN, entrant avec un plateau.

Monsieur !

BOUGNOL.

Quoi ?

GAUDIN.

C’est un biscuit et un verre de madère.

BOUGNOL.

Ah ! volontiers.

Il trempe le biscuit dans le madère et mange.

GAUDIN, d’un ton gaillard.

Ah ! ah ! il paraît que Monsieur est en goût ?

BOUGNOL.

Oui... ça ne va pas mal.

GAUDIN, s’approchant de Bougnol.

En or, si c’est un garçon !... en argent, si c’est une fille !

BOUGNOL.

Monsieur Gaudin, je n’aime pas les allusions !

Il va s’asseoir dans le bosquet.

ROTHANGER, paraissant derrière le bosquet et appelant Gaudin à demi-voix.

Pst ! pst !

GAUDIN, se retournant.

Hein ?

ROTHANGER.

Chut !

Bas.

Quarante francs pour toi, si tu parviens à me cueillir une mèche de cheveux sur la tête de ton maître...

GAUDIN, étonné.

Tiens ! Voyons les quarante francs ?

ROTHANGER.

Non... après... quand j’aurai la mèche.

GAUDIN.

C’est pour un médaillon ?

ROTHANGER.

Peut-être... Voilà des ciseaux... Je t’attends près du bassin... dépêche-toi.

Il disparaît.

 

 

Scène V

 

BOUGNOL, GAUDIN

 

BOUGNOL, assis, et achevant de boire son madère.

C’est chaud à l’estomac, ça fait du bien.

GAUDIN, à part, approchant les ciseaux des cheveux de son maître.

Couper les cheveux, ce n’est pas ma besogne... mais quarante francs !...

Bougnol porte la main à sa tête et se gratte.

Manqué !

BOUGNOL.

Qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui ?... J’ai envie de pêcher à la ligne.

Se retournant et apercevant Gaudin.

Eh bien, qu’est-ce que tu veux ?

GAUDIN.

Monsieur, votre raie est défaite.

BOUGNOL.

Bah ! à la campagne !... Va me chercher mes lignes.

GAUDIN.

Oh ! un cheveu blanc !

Il approche la main.

BOUGNOL, vivement.

Ne l’ôte pas !... on dit que ça en fait pousser d’autres !...

GAUDIN, à part.

Encore manqué !

BOUGNOL.

Dépêche-toi !...

Se levant.

Moi, je vais amorcer.

GAUDIN, à part.

Il s’en va !... il emporte mes quarante francs !

Haut.

Monsieur !

BOUGNOL.

Quoi ?

GAUDIN.

Il y a une chose que je voulais vous demander à l’occasion de votre mariage... ça me rendrait bien heureux...

BOUGNOL.

Quoi ?

GAUDIN.

Je n’ose pas... c’est si bête d’être sentimental comme ça !...

BOUGNOL.

Voyons, qu’est-ce que tu veux ?

GAUDIN.

Une boucle... une simple boucle...

BOUGNOL.

Une boucle... de quoi ?

GAUDIN.

De vos cheveux...

BOUGNOL, étonné.

Hein !

GAUDIN.

Si j’osais vous proposer un échange...

BOUGNOL.

Tu m’ennuies, imbécile ! Est-ce que j’échange des mèches avec mes domestiques !

Sortant.

Il devient stupide, ma parole d’honneur !

Il disparaît.

 

 

Scène VI

 

GAUDIN, puis ROTHANGER

 

GAUDIN, seul, ses ciseaux à la main.

Quarante francs de perdus !... Ah ! que je suis bête !... je vais lui donner de mes cheveux...

Il se coupe une mèche de cheveux.

M. Rothanger n’y regardera pas de si près... Quarante francs de gagnés !

ROTHANGER, entrant.

Eh bien ?

GAUDIN, lui remettant la mèche.

Voilà votre affaire.

ROTHANGER, lui remettant quarante francs.

Et voici la tienne.

GAUDIN, rendant les ciseaux.

Voici qui est encore à vous. Quand vous en voudrez... ne vous gênez pas... il en reste...

ROTHANGER.

Merci...

À part.

Je vais envoyer tout de suite à Brunoy consulter la somnambule.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GAUDIN, LAURE, CHALANDARD, CLAMPINAIS, BALISSAN

 

GAUDIN, seul.

Décidément, Monsieur est entré là dans une bien bonne famille !

LAURE, entrant, suivie de Chalandard, de Clampinais et de Balissan, qui la courtisent.

Ah ! messieurs ! vous êtes d’une galanterie !... quand cesserez-vous vos compliments ?

CHALANDARD.

Quand vous cesserez d’être jolie !

CLAMPINAIS.

Oh ya !... quand vous cesserez d’être cholie.

CHALANDARD, à part.

Clampinais m’ennuie !

BALISSAN, à Laure.

C’est-à-dire jamais !

CLAMPINAIS, à part.

Le betit, il m’embête !

LAURE, à Gaudin.

Mon ami, mon mari vous demande... pour ses lignes...

GAUDIN.

J’y cours...

À part.

On dirait qu’ils font de l’œil à Madame !

Bas à Laure.

Ne pas jouer avec MM. les militaires !

LAURE.

Plaît-il ?

GAUDIN.

Je vais chercher les lignes...

Il sort.

LAURE, le rappelant.

Ah ! mon Dieu !... Gaudin !

TOUS.

Quoi donc ?

LAURE.

J’ai oublié mon ombrelle dans le kiosque.

BALISSAN.

Je vole...

CLAMPINAIS, l’arrêtant.

Bougez pas, toi !

À Laure, gracieusement.

J’y vais moi-même dans le kiosque !... moâ-même !

Il entre dans le pavillon.

CHALANDARD, à part.

Décidément, Clampinais fait la roue !

LAURE, s’asseyant.

Ce bosquet est charmant pour travailler... Je regrette de ne pas avoir apporté ma tapisserie...

BALISSAN, vivement.

J’ai cru l’apercevoir sur un banc... près de l’orangerie...

LAURE.

Oh ! ne vous dérangez pas !

BALISSAN.

Par exemple ! j’y cours, belle dame, j’y cours !

Il sort vivement par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

LAURE, CHALANDARD, puis ROTHANGER

 

CHALANDARD, à part.

Les voilà partis !

Il pose ses gants sur le banc et s’approche de Laure.

Laure ! ma chère Laure ! enfin nous voilà seuls !

LAURE.

Tiens ! la phrase de mon mari... !

CHALANDARD.

Comment !... alors j’en change... Ma cousine... ma chère cousine...

LAURE.

Oh ! mais vous me serrez trop la main.

CHALANDARD.

C’est que je vous aime bien, moi !... et qui aime bien, serre bien !

LAURE.

Moi aussi, j’ai beaucoup d’amitié pour vous... mais je ne vous casse pas les doigts pour cela...

CHALANDARD.

Oh ! ne vous gênez pas !... Si vous m’aimez un peu... prouvez-le moi...

LAURE.

Comment ?

CHALANDARD.

En me donnant cette fleur qui s’épanouit à votre corsage...

LAURE.

Mon bouquet de violettes ?... Par exemple !

CHALANDARD.

Je vous en prie.

Tombant à genoux.

Je vous le demande à genoux... à deux genoux !

ROTHANGER, les surprenant.

Hein !... que vois-je ?

LAURE, poussant un cri.

Ah !

Elle se sauve.

CHALANDARD.

Oh !...

À part.

Le papa !

 

 

Scène IX

 

CHALANDARD, ROTHANGER

 

ROTHANGER.

Monsieur, c’est indigne !

CHALANDARD, à part, et toujours à genoux.

M’a-t-il vu ?

ROTHANGER.

Relevez-vous donc !... mais relevez-vous donc !

Il prend les gants que Chalandard a posés sur le banc.

CHALANDARD, à part.

Comment me tirer de là ?

ROTHANGER.

Trahir ainsi l’amitié !... violer le sanctuaire de la famille !... un spahi !

CHALANDARD.

Monsieur Rothanger, vous êtes un honnête homme... un homme intelligent !... Écoutez-moi.

ROTHANGER.

Mais...

CHALANDARD, mystérieusement.

Chut !

ROTHANGER.

Quoi ?

CHALANDARD.

Mes intentions sont pures.

ROTHANGER.

Comment ! quand je vous trouve aux pieds de ma fille !

CHALANDARD.

Eh bien, vous ne comprenez pas ?... C’est une ruse, un sacrifice à l’amitié !

ROTHANGER.

Comment ?...

CHALANDARD.

Le cousin s’écoute trop... il ne pense qu’à sa santé... il faut le rendre jaloux... lui montrer que sa femme est jolie, puisqu’il ne veut pas le voir !... C’est de l’hygiène !

ROTHANGER.

Ah ! je comprends !... vous voulez l’animer... le piquer !

CHALANDARD.

C’est ça !

ROTHANGER.

Et alors, vous vous dévouez...

CHALANDARD.

Comme vous dites, je me dévoue !

À part.

Il a de bons mots.

ROTHANGER.

Je disais aussi... un spahi... c’est impossible !... Monsieur Chalandard, vous êtes un bon jeune homme ! Continuez...

CHALANDARD.

Je ne sais si je dois... vous m’avez blessé !

ROTHANGER.

Mon ami !...

CHALANDARD.

Vous le voulez ?...

À part.

Joyeux petit crétin !

ROTHANGER.

Je vais rejoindre Bougnol... et lui mettre un peu la puce à l’oreille.

CHALANDARD.

Oh ! c’est inutile !

ROTHANGER, sortant.

C’est de l’hygiène... c’est de l’hygiène...

Il sort.

 

 

Scène X

 

CHALANDARD, CLAMPINAIS, BALISSAN

 

CHALANDARD, seul.

C’est commode ! j’ai l’autorisation du papa.

CLAMPINAIS, entrant vivement.

Voici votre ombrelle !

BALISSAN, de même.

Voilà votre tapisserie !

CLAMPINAIS.

Partie ?

CHALANDARD.

Oui... À nous trois, mes gaillards !... Ah çà ! nous faisons donc la cour à la cousine ?

CLAMPINAIS.

Moi ?

BALISSAN.

Par exemple !

CHALANDARD.

Ne vous en défendez pas... Moi aussi !

BALISSAN.

Tiens !

CLAMPINAIS.

Alors que nous sommes trois !

BALISSAN.

Comme les Grâces !

CHALANDARD.

Il est évident que nous allons nous gêner, nous donner des coups de coude, et nous marcher sur les pieds.

CLAMPINAIS.

Je havre une idée !...

BALISSAN.

Laquelle ?

CLAMPINAIS.

C’est de dégringoler le petit professeur dans la pièce d’eau... ça fera un de moins !...

BALISSAN.

Dites donc, militaire !

CHALANDARD.

Non ! pas de violence !... Je propose de nous en rapporter au sort...

BALISSAN.

J’aime mieux ça.

CHALANDARD.

Les deux autres céderont la place au gagnant...

CLAMPINAIS.

Allons ! jouons ça au bec !

CHALANDARD.

Non ! ça serait trop long.

BALISSAN.

À la courte paille ?

CHALANDARD.

Ça va !

Ramassant une paille et la disposant.

Un instant !... ne regardez pas !... Fait ! ah ! fait !

À Balissan.

Honneur au professeur !

BALISSAN, à part.

Je suis ému !

Tirant une paille, avec joie.

CHALANDARD.

La plus petite !

BALISSAN.

La plus petite ? J’ai gagné !

CHALANDARD, à part.

Bigre !

CLAMPINAIS.

Tunder-Weld ! De quoi, la plus petite ?... À la courte paille, c’est la plus longue qui gagne...

BALISSAN.

J’ai toujours vu que la plus petite...

CHALANDARD.

Dans l’infanterie !... pas dans la cavalerie !

CLAMPINAIS.

Jamais dans la gavalerie !... Allons ! furth ! furth !

BALISSAN, à part, avec mépris.

Ah ! des militaires !

CHALANDARD, à Clampinais.

À nous deux, camarade.

CLAMPINAIS, avant de tirer la paille.

Et que nous serons toujours amis, quand même ?

CHALANDARD.

C’est convenu !

CLAMPINAIS, tirant une paille.

Oh ! mein Gott !... je havre la plus longue ! je havre gagné !

CHALANDARD, à part.

Ça m’est égal, j’ai l’autorisation du papa !

BALISSAN, à part.

Je compte agir avec la plus insigne mauvaise foi !

CLAMPINAIS.

J’aperçois la betite... Demi-tour à gauche ! et filez !

CHALANDARD.

Bonne chance !

BALISSAN.

Bonne chance !

Ensemble.

Air de Paris qui dort (finale).

CHALANDARD et BALISSAN, à part.

Cédons sans résistance
La place à son amour,
Mais, j’en ai l’espérance,
Plus tard viendra mon tour.

CLAMPINAIS.

Cédez sans résistance
La place à mon amour,
Je suis certain d’avance
Du succès en ce jour.

Chalandard et Balissan s’éloignent par le fond, Laure rentre par le bosquet.

 

 

Scène XI

 

LAURE, CLAMPINAIS, puis GAUDIN

 

LAURE, entrant.

Tiens ! mon cousin n’est plus là ?

CLAMPINAIS, à part.

La voici ! La gavalerie va donner.

Haut.

Pour lors que voilà votre ombrelle...

LAURE.

Merci, monsieur Clampinais...

Ouvrant son ombrelle.

Le soleil est brûlant aujourd’hui...

CLAMPINAIS, avec galanterie.

Que les rayons les plus ardents ne sont pas ceux du soleil... mais ceux de vos regards.

LAURE, étonnée.

Hein ?... Vous dites ?

CLAMPINAIS.

Je dis que la femme de mon golonel... Une femme de cinq pieds huit pouces... qui est pourtant en garnison à Beaucaire... n’est que de la gnognote auprès de vous !

LAURE, riant.

Ah ! par exemple ! voilà une comparaison !

Elle rit.

CLAMPINAIS, à part.

Elle est émute ! Elle est émute !

Haut.

Je dis que le mortel dont auquel vous ferez don de cette fleur...

LAURE.

Mon bouquet de violettes !...

CLAMPINAIS.

Sera le plus insensé des cuirassiers !

Il tombe à ses genoux en déposant son casque à terre.

LAURE, interdite.

Monsieur Clampinais !

GAUDIN, entrant, et les surprenant.

Ah bah !

LAURE.

Oh !

CLAMPINAIS.

Ah !

Se relevant.

Animal !... on sonne avant d’entrer !

GAUDIN.

Ah ! je trouve ça joli !... On a oublié de poser des sonnettes dans les lilas !

CLAMPINAIS.

Alors, on tousse ! on se mouche, brute !

S’en allant.

Pécore ! propre à rien !

Il disparaît.

GAUDIN.

Brute vous-même ! entendez-vous ? Tiens ! il oublie son képi !

Il le ramasse.

LAURE.

Gaudin, n’allez pas croire...

GAUDIN.

Ne pas jouer avec MM. les militaires !...

Appelant en sortant.

Votre képi ! votre képi !

Il disparaît.

 

 

Scène XII

 

LAURE, puis BALISSAN, puis BOUGNOL

 

LAURE, seule.

Comprend-on ce M. Clampinais !...

BALISSAN, entre par le bosquet, une tapisserie à la main, à part.

Elle est seule !... les dieux sont pour moi !...

Il tousse.

LAURE.

Ah ! c’est M. Edmond !

BALISSAN.

Vous m’avez reconnu ?

LAURE.

À votre rhume...

BALISSAN.

Voici votre tapisserie... Je me suis permis d’y ajouter quelques points...

LAURE.

Comment ! vous faites de la tapisserie ?...

BALISSAN.

Hercule filait aux pieds d’Omphale... Edmond peut faire de la tapisserie aux genoux de Laure !

LAURE.

Vous êtes galant, pour un professeur.

BALISSAN.

Un professeur a le droit d’aimer... le soir, après ses leçons...

LAURE.

Vous aimez ?

BALISSAN, avec explosion.

Comme un damné !...

LAURE.

Ah ! mon Dieu !...

BALISSAN.

Tel on voit un torrent déchaîné, mugissant et bondissant dans la prairie... il emporte tout dans sa course rapide, les moissons... espoir du laboureur, les arbres, les ponts, les vaches, les moutons...

LAURE.

Mais, monsieur.

BALISSAN.

Eh bien, ce torrent, c’est moi !... Balissan ! professeur de natat...

Se reprenant.

de narration pour dames !... et celle que j’aime, celle que j’idolâtre, c’est vous !

LAURE, étonnée.

Encore un !

BOUGNOL, entrant et appelant.

Gaudin !...

Apercevant Balissan à genoux.

Ah !

LAURE.

Oh !

Elle se sauve à gauche.

BALISSAN.

Le mari !...

Il se relève et laisse tomber ses lunettes.

BOUGNOL.

Polisson !...

BALISSAN, filant.

Pardon... quelques lettres à écrire !...

Il disparaît.

 

 

Scène XIII

 

BOUGNOL, puis ROTHANGER et GAUDIN

 

BOUGNOL, ramassant les lunettes.

Ses lunettes !... Je n’en ai pas besoin pour voir clair dans ma situation... Mais c’est une preuve !... je vais tout simplement le faire flanquer à la porte !...

ROTHANGER, entrant par le fond.

Mon gendre, je vous cherchais...

BOUGNOL.

Moi aussi !... Il se passe des choses étranges dans votre immeuble...

GAUDIN, entrant par la gauche avec une ligne.

Monsieur, voici votre ligne.

BOUGNOL.

C’est bien !... plus tard !...

À Rothanger.

On fait la cour à ma femme : je viens de ramasser un homme à ses genoux !

ROTHANGER.

Oui... je l’ai vu aussi... c’est Chalandard !

BOUGNOL.

Non... c’est Balissan...

GAUDIN.

Pardon si je m’immisce... c’est Clampinais !...

BOUGNOL.

Qu’est-ce que vous me chantez ?... Je l’ai vu !... c’est Balissan !...

ROTHANGER.

C’est Chalandard !

GAUDIN.

C’est Clampinais !

BOUGNOL.

Balissan !

ROTHANGER.

Chalandard !

GAUDIN.

Clampinais.

BOUGNOL.

Balissan !... Mais puisque j’ai ramassé ses lunettes !...

ROTHANGER.

Moi, ses gants !...

GAUDIN.

Moi, son képi !

BOUGNOL, prenant les trois objets.

Trois !... ils sont trois !... Brelan !...

ROTHANGER, à part.

Il paraît qu’ils se sont dévoués tous les trois !

BOUGNOL.

Beau-père, j’espère que vous allez me les flanquer tous à la porte !

ROTHANGER, à part.

Il est piqué !...

Haut.

Nous verrons ça... plus tard !

BOUGNOL.

Comment, plus tard ?... il sera trop tard !

GAUDIN, froidement.

Monsieur, votre ligne est prête...

BOUGNOL.

Tu m’ennuies !... je ne pêche pas !... Va-t’en !... j’ai à causer avec le beau-père...

GAUDIN.

Je m’en vais...

À part.

Il est contrarié.

Il sort.

BOUGNOL.

Veux-tu t’en aller !...

ROTHANGER.

Je vais à la cave... j’ai du vin à coller !...

Il disparaît.

 

 

Scène XIV

 

BOUGNOL, puis MADAME ROTHANGER, LAURE

 

BOUGNOL.

Et maintenant, beau-père, à nous deux !... Eh bien, où est-il donc passé ?

Apercevant madame Rothanger et Laure qui entrent.

Ah ! la belle-mère !... Madame, je suis enchanté de vous rencontrer avec votre fille...

MADAME ROTHANGER, sèchement.

Nous ne vous cherchions pas, monsieur...

BOUGNOL.

Trop bonne !... Mais je vous cherchais, moi... pour vous complimenter sur la manière dont vous avez élevé Mademoiselle.

LAURE.

Moi ?

MADAME ROTHANGER.

Que voulez-vous dire ?

BOUGNOL.

Je la trouve un peu fantaisiste pour son âge...

MADAME ROTHANGER.

Qu’avez-vous à lui reprocher ?

BOUGNOL.

Je lui reproche trois messieurs qu’on vient de cueillir à ses pieds...

LAURE.

Permettez...

MADAME ROTHANGER, à sa fille.

Ne réponds pas !

À Bougnol.

Vous mentez !

BOUGNOL.

Mais j’ai vu...

MADAME ROTHANGER.

Et quand cela serait ?...

BOUGNOL.

Vous dites ?

MADAME ROTHANGER, l’amenant sur le devant de la scène, et avec énergie.

Je dis que, si j’étais à sa place... si j’avais un mari comme vous...

BOUGNOL.

Que feriez-vous ?

MADAME ROTHANGER, vivement.

Ça ne vous regarde pas !

BOUGNOL.

Cependant...

MADAME ROTHANGER, exaltée.

Ne me parlez pas !... Votre figure m’indigne !... Je me porterais à des voies de fait !

BOUGNOL.

Ah mais !... belle-mère !...

MADAME ROTHANGER, à Laure.

Viens, ma fille !

Indiquant Bougnol avec mépris.

Laissons ce monsieur !

Elle sort, suivie de Laure.

 

 

Scène XV

 

BOUGNOL, puis GAUDIN

 

BOUGNOL, seul.

Ce monsieur !... elle m’appelle ce monsieur !

GAUDIN, entrant avec trois gros bouquets, d’un ton calme.

Madame n’est pas là ?

BOUGNOL, apercevant les bouquets.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GAUDIN.

Monsieur, ce sont trois bouquets...

BOUGNOL.

Des bouquets ?...

Il veut les prendre.

GAUDIN.

Pas pour vous monsieur... pour Madame !

BOUGNOL.

D’où viennent ces fleurs ?

GAUDIN.

Des trois... vous savez bien... le brelan !

BOUGNOL.

Comment ! et tu te charges de pareilles commissions, toi ?

GAUDIN, très calme.

Monsieur, ils m’ont donné chacun cinq francs... Ils savent prendre les domestiques ! S’ils ne m’avaient rien donné, je ne m’en serais certainement pas chargé... j’ai trop de dévouement pour Monsieur... Où est Madame ?...

BOUGNOL, lui arrachant les bouquets.

Il est joli, ton dévouement !

Fouillant les bouquets.

Hein ! des bouquets qui parlent ! trois billets !

GAUDIN, à part.

Voyez-vous, les gaillards !

BOUGNOL, dépliant les billets.

Un rendez-vous... deux rendez-vous... trois rendez-vous... auprès de la statue d’Apollon...

GAUDIN, montrant la statue.

L’Apollon de Saint-Domingue... c’est ici...

BOUGNOL, avec agitation.

Oh ! les gueux ! les polissons !

GAUDIN.

Monsieur, ne vous agitez pas comme ça ! les émotions vous sont contraires...

BOUGNOL.

De quoi te mêles-tu ?

GAUDIN.

Tiens ! ça retarde ma montre !

 

 

Scène XVI

 

BOUGNOL, GAUDIN, ROTHANGER

 

Rothanger entre avec un panier sous le bras.

BOUGNOL, à Rothanger.

Eh bien, beau-père, ça continue !... Trois rendez-vous, trois bouquets !

ROTHANGER.

Ah bah !

BOUGNOL.

Pour la dernière fois, voulez-vous jeter cette soldatesque à la porte ?

ROTHANGER, à part.

Ça l’anime, ça l’anime !

Haut.

J’en causerai demain avec ma femme...

BOUGNOL.

Demain ? Ah c’est comme ça ! Eh bien, vous serez cause d’un malheur... vous serez cause...

Apercevant le panier.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROTHANGER.

C’est du rhum !

BOUGNOL.

Donnez !

Il s’empare d’une bouteille et boit à même.

ROTHANGER.

Que faites-vous ?

GAUDIN.

Un homme si sobre !

BOUGNOL.

Je vais me battre ! je bois du courage !

GAUDIN.

Un duel ?

BOUGNOL.

Trois ! trois duels... un par bouquet !

ROTHANGER.

Mon gendre ! je vous le défends... Si vous connaissiez la prédiction...

BOUGNOL.

Quelle prédiction ?

ROTHANGER.

Ce matin, je me suis procuré une mèche de vos cheveux...

BOUGNOL.

Eh bien ?

ROTHANGER.

J’ai envoyé consulter une somnambule... sur votre difficulté de prononciation... et voici sa réponse...

Lisant un papier.

« L’homme à la mèche ne passera pas l’année. »

BOUGNOL.

Hein ?... Ah !

Il chancelle et tombe sur une chaise.

GAUDIN, très effrayé.

Hein ?... Ah !

Il tombe aussi sur un chaise.

ROTHANGER, à part.

Je ne crois pas aux somnambules... mais ça l’anime !... ça l’anime !

Il prend son panier, sa bouteille et sort.

 

 

Scène XVII

 

GAUDIN, BOUGNOL

 

BOUGNOL, sur une chaise.

Dans l’année !

GAUDIN, sur la sienne.

Moissonné dans mon printemps !

BOUGNOL.

Donne-moi un verre d’eau.

GAUDIN.

Non, monsieur... donnez-m’en un, vous.

BOUGNOL.

Comment ?...

GAUDIN.

Vous n’avez rien à craindre... la mèche que j’ai donnée...

BOUGNOL.

Eh bien ?

GAUDIN.

Elle était à moi... malheureusement !

BOUGNOL, se levant très gaiement.

Ah ! bah !

GAUDIN.

Oui, monsieur.

BOUGNOL, riant.

Ah ! elle est bien bonne !

GAUDIN.

Vous riez !

BOUGNOL.

Ah ! mon pauvre garçon !...

Le consolant.

Voyons !... du courage !... l’année est longue...

GAUDIN.

Nous sommes au mois de juillet... plus que six mois !...

BOUGNOL.

L’hiver est bien triste... bien froid !...

GAUDIN.

En faisant du feu...

BOUGNOL, prenant sur la table le verre d’eau de Cologne.

Tiens !... bois !...

GAUDIN.

Merci, monsieur...

Il boit une gorgée et se lève vivement en faisant une affreuse grimace.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... du poison !... Dans l’année... c’est bien ça !

BOUGNOL.

Mais non !... c’est de l’eau de Cologne... Respire !...

GAUDIN.

Ah ! je ne me sens pas bien !

BOUGNOL.

Mais alors, si c’est toi !... je peux me battre !... je n’ai plus peur !... j’ai bu du courage !... Ils vont venir au rendez-vous... ils m’y trouveront !... Je cours chercher des armes... toi, procure-moi deux témoins... deux témoins solides !... C’est étonnant comme le rhum me réussit !

Il entre dans le pavillon.

 

 

Scène XVIII

 

GAUDIN, puis BALISSAN

 

GAUDIN, seul.

Des témoins !... Monsieur, ne comptez pas sur moi !... Quand je pense que dans six mois... au 1er janvier... la Parque inflexible viendra me souhaiter la bonne année !... quand je pense...

Se levant tout à coup.

Que je suis bête !... cette mèche !...

Avec joie.

Je porte perruque !... j’ai une perruque !...

Otant sa perruque et avec délire.

La voilà !...

À Balissan, qui entre.

La voilà !...

BALISSAN.

Quoi ?

GAUDIN.

Rien !... Je vais chercher des témoins !

BALISSAN.

La statue d’Apollon !... Voici l’heure du rendez-vous...

 

 

Scène XIX

 

BALISSAN, puis CHALANDARD, puis CLAMPINAIS

 

BALISSAN, seul, costume de garde national de banlieue.

L’uniforme éblouit les femmes... J’ai trouvé celui-ci dans la garde-robe du père Rothanger... Mes rivaux avaient trop d’avantages... Maintenant, la partie est égale.

CLAMPINAIS, entrant par la gauche, à part.

Je suis en retard... Je viens de me faire raser... pour la betite !

CHALANDARD, CLAMPINAIS et BALISSAN,

s’apercevant.

Ah !

CHALANDARD.

Est-ce que vous êtes de garde ?

BALISSAN.

Non ! c’est pour fraterniser... et puis il se mangeait aux vers !

CLAMPINAIS, haut.

Mes enfants, je ne voudrais pas vous renvoyer... mais...

Mystérieusement.

j’attends du jupon...

CHALANDARD.

Moi aussi !

BALISSAN.

Moi aussi !

Bruit dans le pavillon.

CHALANDARD.

Chut ! on vient !

Tous trois remontent et disparaissent.

 

 

Scène XX

 

CHALANDARD, CLAMPINAIS, BALISSAN, cachés, BOUGNOL, LAURE

 

LAURE, entrant, poursuivie par Bougnol.

Finissez, monsieur Bougnol.

BOUGNOL.

Jamais ! jamais !

À part.

J’ai bu du courage...

LAURE.

Mais je ne vous reconnais plus !

BOUGNOL, à part.

Pas de pendule chinoise... pas de feu d’artifice !... « Laure ! ma chère Laure !... Enfin, nous voilà seuls !... Ne tremble pas, enfant, je ne veux pas te faire de peine. Un mari n’est pas un maître... c’est un esclave soumis et tendre !... »

À part.

Sans bégayer !... sans bégayer !

Il l’embrasse.

LAURE.

Ah !

BOUGNOL, à part.

Je recommence...

Récitant vivement.

« Laure ! ma chère Laure ! Enfin, nous voilà seuls !... Ne tremble pas, enfant, je ne veux pas te faire de peine... Un mari n’est pas un maître... c’est un esclave soumis et tendre... »

Il l’embrasse. À ce moment, Gaudin sort du pavillon, un bougeoir à la main, et pousse un cri.

GAUDIN.

Ah !

À ce cri, Chalandard, Clampinais, Balissan, M. et Mme Rothanger paraissent.

 

 

Scène XXI

 

BALISSAN, BOUGNOL, LAURE, ROTHANGER, MADAME ROTHANGER, CLAMPINAIS, CHALANDARD, GAUDIN

 

CHŒUR.

Air.

Un cri s’est fait entendre
Dans le fond du jardin,
Et, sans nous faire attendre,
Nous accourons soudain.

MADAME ROTHANGER.

Ma fille ? qu’y a-t-il ?

BOUGNOL.

Il n’y a rien, beau-père... nous respirons la brise embaumée du soir...

À Laure.

Il ne faut pas rougir pour ça !

LAURE.

Mais je ne rougis pas !

MADAME ROTHANGER, à Laure.

Tiens, voici le troisième volume.

LAURE.

Oh ! merci, maman... ça n’est plus intéressant...

MADAME ROTHANGER.

Ah bah !

CHALANDARD, à part.

Fumé !

CLAMPINAIS, de même.

Toisé !

BALISSAN, à part.

J’avais tant de choses à lui dire !

MADAME ROTHANGER.

Mon gendre !

BOUGNOL.

Belle-maman ?

MADAME ROTHANGER, avec effusion.

Onésime... embrassez-moi !

BOUGNOL, à part.

Toute médaille a son revers...

Il l’embrasse.

GAUDIN, montrant une montre à Bougnol.

Monsieur, je viens d’en choisir une chez l’horloger de Montgeron.

ROTHANGER.

Comment ?...

BOUGNOL.

En or ?... mais...

GAUDIN.

Je l’ai prise à condition... la chaîne aussi.

Ensemble.

Air de la Bohémienne.

Tout promet à leurs vœux
Un ciel sans orage ;
L’avenir est pour eux
Exempt de nuage.

BOUGNOL, au public.

Air d’Yelva.

Nos deux auteurs m’ont dit, selon l’usage :
« Sois éloquent, plaide en notre faveur,
Et, s’il le faut, sauve-nous du naufrage. »
J’ai tout promis... maintenant, j’ai... j’ai... peur.

LAURE, parlé.

Il va bégayer !

Suite de l’air.

À mon mari que chacun s’intéresse ;
Le moindre bruit suffit pour l’effrayer ;
Quand il s’agit du succès de la pièce,
Ah ! n’allez pas le faire bégayer !

TOUS.

Quand il s’agit, etc. 

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