Le Veau perdu (Jean de LA FONTAINE - CHAMPMESLÉ)
Comédie en un acte et en prose.
Non imprimée.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 août 1689, précédée de la tragédie de VENCESLAS.
Personnages
LE GENTILLÂTRE
SA FEMME
SA SERVANTE
RICATO, fermier du gentillâtre
LE FILS DU FERMIER, jeune paysan innocent
Ce fut M. de Champmeslé qui présenta cette comédie : elle est inscrite sous son nom dans les Registres : cependant le public l’attribue à M. de La Fontaine, et nous nous sommes conformés à l’opinion la plus vulgaire. Quel qu’en soit l’auteur, il est certain qu’il n’a fait que mettre en action les deux contes de M. de La Fontaine : la Gageure des trois Commères, dont le tour de la première se trouve employé ici[1], et le Villageois qui cherche son Veau.
Voici de quelle façon ces deux contes étaient liés et formaient l’intrigue de cette petite comédie.[2]
Après deux ou trois scènes nécessaires pour l’exposition du sujet, paraît Ricato ; ce villageois, qui a cherché inutilement un veau qu’il a perdu, monte sur un arbre pour découvrir de plus loin. Le gentillâtre arrive, et, se croyant seul avec sa servante, lui conte des douceurs, veut l’embrasser et lui porter la main sur le sein ; à chaque mouvement, il s’écrie : Ah ciel ! que d’appas ! que vois-je, que ne vois-je pas ? Ricato, impatienté d’entendre répéter la même chose, crie du haut de son arbre : Notre bon seigneur, qui voyez tant de choses, ne voyez-vous point mon veau ? Je suis perdu (dit alors le gentilhomme tout bas), ce rustre ne va pas manquer de raconter à ma femme tout ce qui vient de se passer. Cours vite, ajoute-t-il à sa servante, et va dire à madame qu’elle vienne en diligence me trouver ici. Le gentillâtre demeure seul sur le théâtre. Dans le moment la dame arrive. Le mari fait l’empressé auprès d’elle, et recommence le même jeu qu’avec sa servante. Ricato rapporte à la dame ce qu’il a vu du mari avec sa servante, et la dame répond toujours : C’était moi, jusqu’à ce que Ricato, perdant patience : Jarni (dit-il), vous me feriez enrager ; un mari n’est point si sot à l’entour de sa femme. Comment donc, insolent ! reprend la dame fort en colère ; vous manquez ainsi de respect a M. le comte[3] ?
Dans une autre scène, la servante, songeant à un établissement solide, et voulant épouser le fils du fermier, parce qu’il est jeune et riche, trouve le moyen de lui parler. Après quelques discours, elle fait en sorte qu’il lui touche dans la main. Oh ! dame, dit-elle alors, tu ne saurais plus t’en dédire, nous voilà mari et femme. Je t’ai donné ma foi, tu m’as touché dans la main, le mariage est en bonne forme. Oui, mais, répond le jeune homme, dans tout cela je n’ai vu ni curé, ni notaire.
La femme du gentillâtre, à qui les discours de Ricato n’ont pas laissé de faire concevoir quelques soupçons, pour se mettre l’esprit en repos, oblige son mari à marier sa servante avec le jeune paysan, et c’est par ce mariage que finit la pièce.
(Extrait de l’Histoire du Théâtre français.)
[1] Les frères Parfait commettent une erreur : le conte imité ici ne fait point partie de la Gageure des trois Commères ; il est intitulé la Servante justifiée.
[2] Cet argument nous a été donné par M. Grandval père. (Note des frères Parfait, auteurs de l’Histoire du Théâtre français.)
[3] Pour bien entendre cette plaisanterie, il faut se ressouvenir que c’était le sieur Le Comte qui représentait le gentillâtre. (Note des mêmes auteurs.)