Lisimacus (David Augustin de BRUEYS)

Tragédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

ALEXANDRE.

LISIMACUS, Chef de l’armée d’Alexandre

PTOLOMÉE,  Chef de l’armée d’Alexandre

ARSINOÉ, Princesse d’Épire, sœur de Ptolomée

CLÉON, Confident d’Alexandre

CHÉRILLE, Ami de Cléon

CÉPHISE, Confidente d’Arsinoé

GARDES

 

La Scène est dans le Camp d’Alexandre, sur le bord de l’Indus, au pied du Rocher d’Aorne.

 

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR

 

Le sujet de cette Tragédie est tiré de Justin, liv. XV. de Pline et de Sénèque. On y expose la constance de Lisimacus, qui, malgré les promesses et les menaces d’Alexandre le Grand, refuse de lui rendre les honneurs divins, et surmonte tous les périls où l’on l’expose ; ce qui oblige Alexandre de revenir de son entêtement, et l’engage à combler Lisimacus de ses bienfaits.

Arsinoé, femme de Lisimacus, lui est ici donnée pour maîtresse : Ptolomée frère de cette Princesse, et ami de Lisimacus, s’intéresse pour eux ; et Cléon l’un des flatteurs de la Cour d’Alexandre, et à qui il avait conseillé de se faire adorer, veut perdre Lisimacus, afin de se défaire d’un concurrent en faveur.

Ainsi la constance de Lisimacus, l’entêtement d’Alexandre, l’impiété et la fureur de Cléon, l’amitié de Ptolomée, l’amour et les alarmes d’Arsinoé, produisent les passions qui animent l’action Théâtrale.

On a mis la Scène au pied de ce rocher affreux qui, selon Quintecurse, arrêta pendant treize jours l’armée d’Alexandre, lorsqu’il voulut entrer dans les Indes, et cela pour deux raisons ; la première, parce que ce fut précisément là qu’il voulut passer pour fils de Jupiter, et se faire adorer ; la seconde, parce que ce lieu, et l’action qui s’y passe fournissent des incidents intéressés au sujet principal, et des Épisodes propres au Poème dramatique.

Le principal sujet qu’on y traite est très convenable au temps et au goût d’aujourd’hui : on y voit un Héros, qui, tout Païen qu’il est, ne laisse pas de fournir un bel exemple de vertu et de piété, et de donner de secrètes leçons aux libertins et aux simples.

Il y aura peut-être des gens qui s’imagineront d’abord qu’on ne peut pas traiter ce sujet sans tomber dans un défaut inévitable, en rendant nécessairement Lisimacus plus vertueux qu’Alexandre ; et ils prétendront qu’il ne peut jamais être permis de mettre Alexandre sur la Scène, sans lui donner le premier rang en vertu.

Mais on leur répondra que le premier rang qu’on ne peut se dispenser de donner à Alexandre, est seulement pour la valeur, et non pas pour les autres vertus. On leur avouera que ce serait une faute inexcusable de vouloir égaler quelqu’un à Alexandre de ce côté là ; qu’à cet égard il doit toujours tenir le premier rang ; et que c’est pour cela que l’on a eu quelque peine à souffrir que M. Racine ait peut être donné dans sa Tragédie une idée aussi haute de Porus, que d’Alexandre.

On leur avoue encore que de quelque manière qu’on représente Alexandre, on doit, non-seulement lui laisser le premier rang pour la valeur, mais encore lui donner un caractère qui remplisse la haute idée que tout le monde a conçue de lui ; et qu’un Auteur qui manquerait à l’une ou à l’autre de ces deux choses, ne serait pas excusable.

Mais on leur soutient hardiment que c’est une erreur de s’imaginer que sur le Théâtre on ne puisse donner à d’autres Héros des vertus qu’Alexandre n’avait pas, et leur ôter aussi les vices qu’il avait, en lui laissant toujours son premier rang pour la valeur, et un caractère qui réponde à l’idée qu’on a de lui.

C’est ce que dit très judicieusement M. de Saint Évremont en parlant du Théâtre et d’Alexandre. Si nous voulons, dit-il, donner avantage sur lui à d’autres Héros, ôtons-leur les vices qu’il avait, et donnons-leur les vertus qu’il n’avait pas.

Voilà ce qu’on a observé dans cette Tragédie ; Alexandre y tient le premier rang pour la valeur. Il le garde jusqu’à la fin par ses actions et par ses sentiments ; et on s’est si fort attaché à conserver l’idée qu’on a de lui à cet égard, que s’il paraît avec l’entêtement de vouloir être adoré, on voit d’abord qu’il n’y est tombé, que par un excès d’élévation où sa valeur l’a porté.

Les Dieux l’ont fait trop grand, et son superbe cœur
Ne peut plus soutenir le poids de sa Grandeur ;
Pour ses vastes projets la terre est trop petite, etc.

Ainsi, si dans cette Tragédie Lisimacus surpasse Alexandre en vertu, c’est seulement en piété envers les Dieux ; et cela ne choque nullement l’idée qu’on a d’Alexandre, parce que ce sont deux choses très différentes, et qu’il y a des Héros de plus d’un caractère.

Pour ménager même la gloire d’Alexandre, on donne à la faiblesse qu’il a eue de vouloir être adoré, des raisons tirées de l’Histoire. Les flatteurs de sa Cour le lui ont inspiré ; sa mère Olimpie avait dit en accouchant de lui, qu’il était fils de Jupiter ; et l’Oracle de Jupiter Ammon l’a déclaré. Il n’a pourtant pas la faiblesse de le croire ; mais à l’imitation de tous les vainqueurs d’Orient, il veut se prévaloir de ce bruit pour régir en paix l’Univers qu’il a presque vaincu. Il ne prétend pas même s’exempter par-là des travaux et des périls de la guerre.

On voit enfin que si Lisimacus par sa constance fait revenir Alexandre de son entêtement, ce n’est pas proprement à Lisimacus qu’Alexandre cède, mais aux Dieux.

En un mot Alexandre a eu la faiblesse de vouloir être adoré ; c’est un fait d’Histoire constant, et qui ne surprend personne, parce que ce fait est connu de tous ceux qui ont ouï parler de ce Héros.

Ceux qui savent les règles de l’Art Poétique, n’ignorent point qu’un Poète doit représenter un personnage tel qu’il a été le jour qu’il le présente au public, pourvu, comme je ne saurais trop le répéter, qu’il ne choque point l’idée générale que le public en a, et qu’il lui laisse le rang qu’il tient, selon l’opinion que tout le monde a de son genre d’Héroïsme, (s’il m’est permis de parler ainsi) et c’est ce que signifie ce passage d’Horace :

Scriptor honoratum si fortè reponis Achillem,
Aut famam sequere, aut sibi convenientia finge.

On peut voir un exemple de cette vérité dans le Britannicus de M. Racine. Il est certain que l’idée générale que tout le monde a de Néron, est celle d’un Tyran. Il est cependant certain aussi qu’il fut un bon Empereur dans les premières années de son Empire ; et c’est pour cela que le Poète ayant eu dessein de le représenter dans ses premières années, le montre aux Spectateurs tel qu’il était véritablement alors ; mais en même temps pour répondre à l’idée générale qu’on a de Néron Tyran, il fait remarquer en lui un secret penchant au crime et à la cruauté : on voit qu’il se lasse de Burrhus, et que la vertu commence à lui être à charge.

Ainsi l’Auteur de cette Tragédie, pour donner en Lisimacus un grand exemple de piété, de constance et de fermeté doit représenter Alexandre tel qu’il était dans le temps qu’il voulut se faire adorer, et ne pas oublier de lui donner un caractère qui réponde à la haute idée qu’on a de lui du côté de la gloire et de la valeur.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LISIMACUS, PTOLOMÉE

 

PTOLOMÉE.

Non, non, Lisimacus, je ne vous quitte pas :

Enfin nous voici seuls, tirez-moi d’embarras ;

Et daignez informer votre cher Ptolomée,

D’un secret, dont mon âme est pour vous alarmée ;

Je vois qu’un noir chagrin vous trouble et vous confond ;

Il est temps d’expliquer ce silence profond.

LISIMACUS.

Hélas ! Prince, pourquoi me faire violence ?

J’ai de justes raisons pour garder le silence.

PTOLOMÉE.

Mais enfin quel sujet peut troubler ce grand cœur ?

Des Thraces belliqueux vous revenez vainqueur ;

De vos derniers exploits nos fêtes retentissent ;

Les Chefs et les Soldats à l’envi vous chérissent ;

Alexandre vous aime, et votre heureux retour

A rempli d’allégresse et le camp et la Cour.

Vous semblez cependant à la douleur en proie,

Insensible aux plaisirs, insensible à la joie ;

Rêveur, triste, inquiet, et soupçonnant ma foi,

Vous courez en désordre à la tente du Roi ;

Et tandis qu’il vous parle, au lieu de lui répondre,

Des déplaisirs amers paraissent vous confondre.

Hier encore à l’assaut de ce fameux rocher,

Ou l’Indien tremblant vient de se retrancher,

Et qui de ses États nous ferme le passage,

Je vous vis tout exprès, dans le fort du carnage,

Aux périls les plus grands vous-même vous offrir,

Et vous y cherchiez moins à vaincre, qu’à mourir.

Ce désespoir m’étonne, et l’amitié s’offense...

LISIMACUS.

Eh bien ! vous le voulez, je romprai le silence :

Prince, je ne puis plus souffrir ce que je vois ;

Vous-même, de quel œil, si vous aimez le Roi,

Voyez-vous les excès où son orgueil l’entraîne ?

Ciel ! depuis mon départ, quelle fureur soudaine

A changé ce Héros ! Dans cet affreux séjour,

Je ne reconnais plus le Prince ni la Cour.

Ce n’est plus ce vainqueur modéré, doux, affable ;

À tout ce qui l’approche il devient redoutable,

Les Dieux l’ont fait trop grand, et son superbe cœur

Ne peut plus soutenir le poids de la grandeur ;

Pour ses vastes projets la Terre est trop petite ;

Des respects qu’on lui doit c’est en vain qu’on s’acquitte ;

Mortel, il veut jouir des honneurs immortels,

Et trop bas sur un trône, il aspire aux Autels !

Cléon, le seul auteur de ses desseins impies,

Au gré de ses désirs dispose de nos vies ;

Mais sans parler ici de la mort d’Attalus,

Ni des meurtres récents d’Amintas, de Clitus,

Quel cœur ne frémirait de l’excès de ta peine,

Vénérable vieillard, malheureux Callisthène ?

Prince, je lui dois tout, et je viens de le voir,

Par un ordre cruel réduit au désespoir,

Exposé, déchiré, la face mutilée,

Devenu le jouet d’une infâme assemblée ;

Sans que, pour s’arracher à ce funeste fort,

Il ait aucun moyen de se donner la mort

Dès mes plus jeunes ans sa vertu me fut chère ;

Il me traitait en fils, et je l’aimais en père ;

Pour l’intérêt des Dieux s’il est en cet état,

Je dois l’en délivrer par un noble attentat :

Je traîne en languissant une inutile vie :

Elle, Arsinoé, le Roi me l’a ravie :

Vous m’aviez assuré qu’elle acceptait mes vœux,

Elle, Alexandre et vous aviez flatté mes feux ;

Je l’aimais dès longtemps, et j’avais su me taire ;

Sur le point d’être heureux, tout me devient contraire ;

Je trouve à mon retour mes amis égorgés,

Votre sœur infidèle, et les Dieux outragés.

Puis-je voir dans les fers et dans l’ignominie

Celui de qui je tiens tout l’éclat de ma vie,

Callisthène, l’auteur de tout ce que je suis ?

Non, je veux l’arracher à ses affreux ennuis.

PTOLOMÉE.

Délivrer Callisthène ! Ah ! songez qu’Alexandre...

LISIMACUS.

Au même traitement nous devons nous attendre :

Il prétend qu’on l’adore, et non content de voir

Tout l’Univers entier révérer ton pouvoir,

Il va par cet orgueil qu’on aura peine à croire,

Ternir en un moment tout l’éclat de sa gloire.

PTOLOMÉE.

Mais si Cléon lui donne un conseil odieux,

Est-ce à vous à venger l’affront qu’on fait aux Dieux ?

LISIMACUS.

Je voudrais arrêter un projet détestable ;

Souffrir un attentat, c’est s’en rendre coupable :

Si je n’aimais le Roi, mon cœur moins agité,

Pince, verrait l’excès de cette impiété,

Et laisserait aux Dieux le soin de leur querelle ;

Mais pour lui vous savez jusques où va mon zèle ;

Tout ce qu’il fait me touche, et me perce le cœur.

Quel mortel jouirait d’un plus parfait bonheur,

S’il savait bien user de son pouvoir suprême ;

Et si maître du Monde, il l’était de lui-même :

Si pouvant subjuguer tant de peuples divers,

Il avait su donner la paix à l’Univers,

Et content de l’Asie qu’il tient de la victoire,

Il laissait en repos le reste de la Terre ;

Si loin de s’obstiner à vouloir des Autels,

Il faisait révérer ceux des Dieux immortels,

Et montrait à ces Dieux qu’animé d’un saint zèle,

Le plus grand des humains leur est le plus fidèle ;

Enfin si loin d’aller de climats en climats,

Détrôner tant de Rois, renverser tant d’États,

Il ne portait partout ses armes fortunées,

Que pour le juste appui des têtes couronnées !

Quelle gloire ! il verrait à son auguste Cour,

Des quatre coins du Monde arriver, tour à tour,

Scythes, Européens, Africains, et Barbares,

Venir pour rendre hommage à des vertus si rares :

Et, dans un calme heureux, faisant fleurir ses lois,

Serait aimé des siens, et craint de tous les Rois.

Il veut être adoré ! quelle tache à la vie !

Il souffre des Persans la lâche flatterie ;

Et mon cher Callisthène éprouve leur fureur !

Ah ! des ce même jour...

PTOLOMÉE.

Au nom des Dieux, Seigneur,

N’ayez pour cet ami que des pleurs à répandre,

Et pour le délivrer, n’allez rien entreprendre ;

On peut nous écouter, et vous seriez perdu,

Si quelqu’un par hasard nous avait entendu.

LISIMACUS.

Quoi ! je refuserais à cet ami fidèle

Le triste et seul secours qu’il attend de mon zèle ?

Non, il cherche à finir les déplorables jours ;

Ma main lui donnera ce funeste secours.

PTOLOMÉE,

Mais Alexandre...

LISIMACUS.

Ami, je dois tout entreprendre ;

Qui ne craint plus la mort, ne craint plus Alexandre.

PTOLOMÉE.

Un amour sans espoir irrite vos douleurs ;

Peut être augmentez-vous vous-même vos malheurs ;

Peut-être Arsinoé vous est toujours fidele ;

Alexandre, il est vrai, s’est déclaré pour elle ;

Mais il n’aima jamais constamment... C’est le Roi :

Cachez bien à ses yeux le trouble où je vous vois.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, CLÉON, LISIMACUS, PTOLOMÉE

 

CLÉON.

Les lieux rendent souvent la valeur inutile,

Seigneur, les Indiens sont dans un sur asile,

Et depuis douze jours, malgré tous nos travaux,

Arimasse leur Chef se rit de nos assauts.

Jadis, vous le savez, cette roche escarpée,

Vit retirer Hercule, et sa valeur trompée ;

Il en leva le siège : on dit même, Seigneur,

Qu’un tremblement de terre en chassa ce vainqueur.

ALEXANDRE,

Hercule eut ses raisons pour quitter cette place ;

J’ai les miennes, Cléon, et le fier Arimasse

La verra des ce jour réduite sous mes lois,

Dut la terre trembler une seconde fois,

Qu’on ne m’en parle plus. Dites-moi, Ptolomée,

Et vous, Lisimacus, d’où vient que dans l’armée,

Depuis hier loin d’y voir mes ordres respectés,

On ose murmurer contre mes volontés ?

Je ne veux point changer les Lois de ces Provinces ;

On sait que leur coutume est d’adorer leurs Princes ;

Et pour suivre en cela l’usage des Persans,

Je les laisse, à leur gré, me prodiguer l’encens.

LISIMACUS.

J’en conviens ; mais nos Grecs le souffrent avec peine.

ALEXANDRE.

Je le sais, et je viens d’en punir Callisthène,

Qui m’osait contester, par d’insolents refus,

Un honneur qu’on rendait aux Rois que j’ai vaincus.

LISIMACUS.

Je pourrais toutefois dire au grand Alexandre...

ALEXANDRE,

Prince, j’ai mes raisons pour me le faire rendre ;

Tout rit à nos desseins, tout tremble devant nous :

L’Empire des Persans est tombé sous nos coups ;

Nous avons subjugué la sauvage Hircanie,

Répandu la terreur jusqu’au fond de l’Asie,

Et nous touchons enfin, par cent travaux divers,

De conquête en conquête, au bout de l’Univers.

L’Inde reste, et c’est tout ; une victoire encore

Porte mes étendards du couchant à l’aurore :

Cependant si je veux, après tant de travaux,

Rendre le calme au monde, y régner en repos,

Et maintenir en paix cette vaste puissance,

Je dois de Jupiter emprunter ma naissance ;

C’est à lui qu’Olimpie a dit que je la dois,

Et l’Oracle d’Hammon a confirmé sa voix.

Mais quoiqu’il en puisse être, et que l’on ose dire,

Par-là du Monde entier je m’assure l’Empire,

Qui contre mon pouvoir se croirait tout permis,

Tandis qu’au fils d’un homme il se verrait soumis.

Vous donc, qui partagez ma puissance et ma gloire,

Faites taire des bruits que j’aurais peine à croire,

Si Cléon n’avait pris le soin de m’assurer

Que contre ma conduite on ose murmurer.

PTOLOMÉE.

Comblez de vos bienfaits, Seigneur, et l’un et l’autre ;

Vos seules volontés règlent toujours la nôtre,

Vous serez obéi.

ALEXANDRE.

C’est assez, je l’attends ;

Cependant je ne puis souffrir que plus longtemps

Le barbare Indien ose en cette contrée,

De ses États tremblants me disputer l’entrée.

C’est pour moi trop languir sur les bords de l’Indus ;

Je prétends le passer, aller chercher Porus,

Dans le Rocher d’Aorne attaquer le Barbare,

Le vaincre, tout est prêt, et l’assaut se prépare,

Jupiter m’en assure, et nous l’en chasserons ;

Vous m’y suivrez tous deux, j’y marche, et j’en répons.

Pour prendre à mon retour des mesures certaines,

Je vais voir leurs remparts, et de-là chez les Reines ;

Vous m’y viendrez trouver ; ne suivez point mes pas ;

Mais sauvez, s’il se peut, Callisthène au trépas.

Ils sortent par un côté, et Alexandre par l’autre.

 

 

Scène III

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ, apercevant Lisimacus qui sort.

Lisimacus me fuit, tu le vois, ah ! Céphise,

CÉPHISE.

J’ignore encore pourquoi vous en êtes surprise,

Madame, et j’aurais crû que vous cherchiez ici

Le Prince votre frère.

ARSINOÉ.

Et je le cherche aussi,

Pour me plaindre et savoir... Je n’ose te l’apprendre,

Lisimacus me fuit, ah ! que dois-je en attendre ?

De l’amour d’Alexandre il est sans doute instruit ;

Mais qui peut en avoir sitôt semé le bruit ?

Hier seulement le Roi m’entretint de sa flamme,

Toi seule en fus témoin ; l’aurais-tu dit ?...

CÉPHISE.

Madame,

Vous qui me connaissez, je l’aurais révélé ?

Non ; d’autres l’ont appris, et quelqu’un a parlé :

Sachez que d’un grand Roi l’on ne peut être aimée,

Que la flamme en tous lieux ne soit bientôt semée.

L’amour presque toujours rend les grands Rois heureux,

Mais s’il est des secrets, c’est rarement pour eux.

ARSINOÉ.

Ah ! Dieux, que cet amour me trouble par avance !

Cruel Lisimacus, toi qui fuis ma présence,

Si de mon triste cœur tu savais l’embarras,

Hélas ! peut-être, ingrat, tu ne me fuirais pas.

CÉPHISE.

Quoi ! pour Lisimacus votre cœur s’intéresse ?

ARSINOÉ.

Écoute-moi, Céphise, et connais ta Maîtresse.

Lorsque mon frère et moi vînmes en cette Cour,

Et quittâmes l’Épire, où j’ai reçu le jour ;

Tu †fis voile avec nous ; nous allâmes descendre

Dans la Grèce, où déjà triomphait Alexandre,

Et depuis nous avons suivi ce Conquérant,

À qui tout l’Univers donne le nom de Grand.

Par lui nous espérons, dans nos destins contraires,

De remonter un jour au Trône de nos pères ;

Et pour pareil dessein, de toutes parts tu vois

Quelle foule le suit de Reines et de Rois.

Tu sais qu’entre les Chefs, qui sont dans son armée,

Toujours Lisimacus a chéri Ptolomée,

Et que mon frère aussi charmé de ses vertus,

A toujours tendrement aimé Lisimacus ;

Je vis avec plaisir leur amitié naissante :

Combien de fois, Céphise, avons-nous dans leur tente

Vu revenir vainqueurs ces illustres amis,

L’un et l’autre couverts du sang des ennemis,

Et souvent de leur sang ! Là, parmi les alarmes

Ils calmaient mes frayeurs, ils essuyaient mes larmes,

Et mes larmes à peine achevaient de couler,

Qu’à de nouveaux périls je les voyais voler.

Que la gloire a d’attraits ! vois s’il était possible

Que je n’apprisse alors à devenir sensible.

Céphise, il est bien vrai, rien n’attendrit nos cœurs

Comme le fer, le sang, la guerre et les horreurs :

Par crainte ou par pitié d’abord on s’intéresse,

Et de cette pitié l’on passe à la tendresse.

Quel cœur eût résisté : j’entendais en tous lieux

Conter de mon vainqueur les exploits glorieux.

Un jour dans un combat Alexandre lui-même

Lui mit autour du front son sacré diadème,

Pour arrêter le sang qu’il en voyait couler.

Enfin d’un feu secret je me sentis brûler ;

J’attendais son retour pour t’apprendre ma flamme ;

Mon frère, sans savoir le secret de mon âme,

Avec Lisimacus proposa de m’unir,

Et vint de son amour un jour m’entretenir :

Juge de mon transport, et si j’en fus ravie.

Cependant il était alors dans l’Hircanie,

Ou faisant triompher les armes de son Roi,

Il traînait après lui la victoire et l’effroi ;

Il en revint enfin, mais depuis sa venue,

Tu le vois, il me fuit, il évite ma vue ;

Jamais dessous mes lois il ne fut engagé ;

Ou du moins s’il le fut, il a depuis changé.

Toi, qui connais mon cœur, juge de ma surprise :

Je t’ai dit mon secret ; tu conçois bien, Céphise,

S‘il était découvert en ce malheureux jour,

Que je perdrais l’ingrat, sans perdre mon amour.

CÉPHISE.

Ne craignez rien de moi qui puisse vous déplaire ;

Je sais, quand il le faut, et parler et me taire :

Mais puisqu’on ne vient pas encor nous détourner,

Écoutez un avis que j’ose vous donner,

Vous l’accusez à tort ; il vous aime, Madame ;

Il faut que d’Alexandre il ait appris la flamme ;

Et sa fuite sans doute est un aveu secret

D’un violent amour qu’il vous cache à regret.

Vous pouvez aisément, avec un peu d’adresse,

Du Roi qui vous chérit amuser la tendresse ;

Son cœur est peu sensible aux charmes de l’amour,

Et peut changer d’objet avant la fin jour ;

Cependant ce matin j’ai vu que votre frère

Presse Lisimacus qui s’obstine à se taire ;

Il cache un noir chagrin, qu’on voit peint dans ses yeux ;

Il aimait Callisthène, il révère les Dieux ;

Et l’on peut soupçonner que l’extrême licence

Qui règne en cette Cour, et l’irrite et l’offense.

Madame, s’il est vrai qu’il vous soit encore cher,

À percer ce mystère il faut nous attacher,

Pour le tirer d’un pas qui lui serait funeste

Le temps, les Dieux, l’Amour achèveront le reste.

ARSINOÉ.

Tu crois...

CÉPHISE.

Madame, on vient, c’est le Roi, je l’entends

Chérille est avec lui.

ARSINOÉ.

Sortons.

CÉPHISE.

Il n’est plus temps.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, ARSINOÉ, CÉPHISE, CHÉRILLE

 

ALEXANDRE.

Madame, quel bonheur en ces lieux vous amène ?

ARSINOÉ.

Seigneur, j’attends mon frère, et j’en étais en peine ;

J’apprends en ce moment qu’il doit se rendre ici.

ALEXANDRE.

Oui, Princesse, et dans peu vous l’y verrez aussi ;

Mais Cléon qui venait, par respect se retire ;

Approchez-vous, Cléon ; qu’avez-vous à me dire ?

 

 

Scène V

 

CLÉON, ALEXANDRE, ARSINOÉ, CÉPHISE, CHÉRILLE

 

CLÉON.

Seigneur, je ne saurais, sans trahir mon devoir,

Vous cacher un moment ce que je viens de voir.

ALEXANDRE.

Parlez.

CLÉON.

J’étais, Seigneur, dans la place prochaine,

Où l’on vient d’exposer le traitre Callisthène.

Là, bien loin de servir d’exemple aux factieux,

Ce spectacle les rend encor plus furieux ;

Je m’attendais à voir qu’on le chargeât d’injures ;

Mais on n’entend partout que de secrets murmures ;

On voit de toutes parts les soldats mutinés,

Prêts à se soulever, et leurs Chefs étonnés,

Loin de les contenir, par un morne silence

Paraissent avec eux être d’intelligence ;

L’un regrette Clitus, et l’autre Philotas,

Polipercon, Lincaste, Attalus, Amintas :

Le camp ne retentit que de plaintes diverses :

On dit que nous prenons les coutumes des Perses,

Et l’on entend crier, d’une commune voix,

Que c’est trahir les Dieux que d’adorer les Rois.

Vous jugez bien, Seigneur, qu’il faut en diligence

De leur rébellion réprimer la licence.

Les auteurs du désordre encor sont inconnus ;

Mais on dit que pour chef ils ont Lisimacus.

Après avoir parlé tout bas à Callisthène,

On l’a vu hautement murmurer de sa peine,

Et ses pleurs qu’à dessein à tous il laissait voir,

Ont porté les soldats à trahir leur devoir.

ALEXANDRE-

Lisimacus, Cléon ; Ciel ! puis-je bien le croire,

Lui que j’ai toujours vu si zélé pour ma gloire !

ARSINOÉ.

Mais, Seigneur, ce ne sont encor que des soupçons.

ALEXANDRE.

De Callisthène en lui je vois trop les leçons,

Madame ; qu’on me suive. Adieu, belle Princesse :

Pour calmer ce désordre à regret je vous laisse.

 

 

Scène VI

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Tu me l’avais bien dit.

CÉPHISE.

Il nous faut éviter

Qu’encor Lisimacus n’aille se présenter...

ARSINOÉ.

Je tremble pour ses jours.

CÉPHISE.

Dieux ! le voici lui-même.

Songez à le tirer de ce péril extrême.

 

 

Scène VII

 

LISIMACUS, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Ah, Seigneur, de ces lieux osez-vous approcher ?

Fuyez-en promptement, qu’y venez-vous chercher ?

LISIMACUS.

J’y viens chercher la mort, et c’est toute la grâce

Que j’ose demander qu’Alexandre me fasse ;

À l’obtenir, Madame, aidez-moi par pitié :

Le Roi de mes forfaits ne sait pas la moitié :

J’ai soulevé son camp sans dessein de le faire.

Je ne puis approuver l’honneur qu’on lui défère,

Et ne puis voir brûler, sans un juste courroux,

Un criminel encens, dont les Dieux sont jaloux :

Pour Callisthène, il sait mes regrets légitimes ;

Mais il ignore encor le plus grand de mes crimes :

Pour hâter mon trépas, dites lui que mon cœur

Ose brûler pour vous de la plus pure ardeur

Que l’amour ait jamais allumé dans une âme :

De grâce, par pitié, instruisez-l’en, Madame ;

Ma mort vous vengera...

ARSINOÉ.

Justes Dieux ! votre mort !

Sachez mieux l’intérêt qu’on prend à votre sort :

Voulez-vous qu’avec vous je meure en ce jour même ?

Allez lui déclarer, cruel, que je vous aime,

Qu’Arsinoé ne peut répondre à son ardeur,

Que nul autre que vous n’a pu toucher son cœur,

Dites-lui...

LISIMACUS.

Ciel ! qu’entends-je ?

ARSINOÉ.

Il n’est plus temps de feindre :

Près de vous voir périr, je n’ai pu me contraindre.

CÉPHISE.

Madame, songez-vous que le Roi furieux,

Peut-être en un instant va paraître à vos yeux ?

Seigneur, quel temps, quel lieu, prenez-vous l’un et l’autre ?

ARSINOÉ.

Sortez, au nom des Dieux, ma mort suivrait la vôtre ;

Évitez Alexandre. Éloignez-vous, partez,

Et sans plus différer, si vous m’aimez, sortez.

LISIMACUS.

Si je vous aime ? hélas !

ARSINOÉ.

Ah ! ma chère Céphise,

Dans tes justes soupçons, tu ne t’es point méprise :

Oui, Lisimacus m’aime : as-tu vu son transport,

Et comme pour moi seule il courait à la mort ?

Mais depuis que je suis sure d’en être aimée,

Je suis de son péril encor plus alarmée ;

Allons tout employer pour sauver mon amant :

Le Roi m’aime, je puis l’apaiser aisément ;

L’amour sait adoucir la plus forte colère ;

Mon prétexte sera l’amitié de mon frère.

Allons, Céphise, allons, il me faut aujourd’hui

Sauver Lisimacus, ou me perdre avec lui.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLÉON, CHÉRILLE

 

CLÉON.

Il doit bientôt venir, et je le veux attendre.

CHÉRILLE.

Mais, Seigneur, après tout, que pouvez-vous prétendre ?

La Princesse d’Épire a calmé son courroux ;

Voudra-t il bien encor s’en rapporter à vous ?

CLÉON.

Oui, Chérille ; aux avis qu’en secret je lui donne

Assez facilement je sais qu’il s’abandonne :

À la fin j’ai trouvé le faible de son cœur ;

La louange le touche, et ce fameux vainqueur,

Qui tient tout asservi sous son pouvoir suprême,

De qui sait le louer est esclave lui-même.

À cet appas flatteur, Chérille, enfin je dois

Et le poste où je suis, et la faveur du Roi ;

Callisthène a longtemps exercé ma prudence ;

Mais sa chute a de près suivi son arrogance.

Lisimacus encor balance mon crédit ;

Ce Favori tombé, c’en est fait, tout me rit.

Qui peut autant que moi, me donne de l’ombrage ;

Sur deux mal aisément la faveur se partage.

Alexandre veut seul régner dans l’Univers,

Je veux être aimé seul du Maître que je sers.

On ne se souvient plus de ma naissance obscure ;

J’ai réparé le tort que m’a fait la Nature.

La Sicile m’a vu sortir de vils parents,

Et je me suis rendu plus grand que ses Tyrans :

Si je ne suis point né pour porter la Couronne,

Le rang où je me vois vaut l’éclat qu’elle donne

Contemple mon bonheur ; le plus puissant des Rois

Ne voit que par mes yeux, n’écoute que ma voix ;

Et tandis qu’on le voit, orné du diadème,

Régner sur ses sujets, je règne sur lui-même.

Puisque j’ai su monter à ce glorieux rang,

Sans donner des combats, ni répandre mon sang,

Je veux m’y maintenir ; et qui me le dispute

Doit, ou me voir tomber, ou trembler pour sa chute.

Mon rival sert les Dieux, il en fait son appui ;

Mais c’est où je l’attends pour le perdre aujourd’hui :

Je t’ai dit mon dessein ; toi, ne songe, Chérille,

Qu’à me bien seconder.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, CLÉON, CHÉRILLE

 

ALEXANDRE.

Enfin tout est tranquille !

CLÉON.

J’ai bien prévu, Seigneur, que dès qu’on vous verrait,

Chacun dans son devoir aussitôt rentrerait.

ALEXANDRE.

J’ai vu Lisimacus, suivi de Ptolomée,

Courant de tous côtés pour apaiser l’armée ;

Et les soldats soumis ont demandé tout haut,

Que pour laver leur faute, on les mène à l’assaut.

CLÉON.

Seigneur, pour prévenir les maux qu’ils pourraient faire,

Des plus séditieux songez à vous défaire ;

Pour une fausse attaque on peut les détacher

Du côté que l’Indus bat le pied du rocher.

Vous savez qu’en ce lieu sa pente impraticable,

N’offre pour y monter qu’un accès effroyable,

Et que le fleuve encor rendant l’abord affreux,

Y va rompre à grand bruit ses flots impétueux :

Là bientôt ces mutins trouveront leur supplice ;

Chérille les connaît.

ALEXANDRE.

Allez, qu’on les choisisse.

Et sur l’heure, sans bruit, que ce détachement

Sur les bords de l’Indus s’avance promptement.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, CLÉON

 

CLÉON.

Seigneur, Lisimacus, quoi qu’on vous fasse entendre,

À l’honneur qu’on vous rend refuse de se rendre ;

Il soulève en secret les Macédoniens ;

L’éclat qu’ils en ont fait va jusqu’aux Indiens,

Et donne occasion à ce peuple barbare...

ALEXANDRE.

Je le sais, je l’attends, je veux qu’il se déclare,

Et nous verrons s’il ose encore contester

Que je sois reconnu pour fils de Jupiter.

CLÉON.

Les plus fameux héros que l’orient révère,

Ne prirent-ils pas tous Jupiter pour leur père ?

Cependant, quel que soit leur immortel renom,

Aucun d’eux ne soutint mieux que vous ce grand nom.

ALEXANDRE.

Le voici.

CLÉON.

Qu’il s’explique.

 

 

Scène IV

 

LISIMACUS, ALEXANDRE, CLÉON

 

ALEXANDRE.

Approchez. Dois-je croire

Qu’après vous avoir vu si zélé pour ma gloire,

Oubliant tout à coup ce zèle et mes bienfaits,

Vous vous opposez seul à mes justes projets ?

LISIMACUS.

Moi, Seigneur, m’opposer...

ALEXANDRE.

Expliquez-vous sans crainte,

Et ne me payez point d’une inutile feinte.

Vous savez les raisons qui me font en ces lieux

Accepter les honneurs, que l’on ne rend qu’aux Dieux ;

Voulez-vous consentir à cet honneur suprême ?

Pouvez-vous ?...

LISIMACUS.

Ah, Seigneur ! le pouvez-vous vous-même ?

Et ne craignez-vous point que les Dieux irrités,

Ne détournent le cours de vos prospérités ?

Ces Dieux vous ont rendu triomphant dans la guerre,

Ils ont mis en vos mains l’Empire de la Terre ;

Pour eux ils ne se sont réservé que les Cieux,

Et vous voulez, Seigneur, vous en prendre à ces Dieux !

Je l’avouerai pourtant, l’invincible Alexandre

Aux honneurs qu’on leur rend doit quelque jour s’attendre ;

Vous serez, il est juste, au rang des Immortels :

Mais un Héros vivant n’eut jamais des Autels.

Cette immortalité, dont la gloire est suivie,

Ne vient qu’après le cours d’une brillante vie ;

Et cet honneur divin, quand on l’a mérité,

Est toujours un présent de la Postérité

Il vous est dû, Seigneur ; votre gloire immortelle,

Aux siècles à venir servira de modèle,

Et l’Univers surpris de vos fameux exploits,

Pour célébrer vos faits, vous prêtera sa voix.

Pourquoi de Jupiter emprunter la naissance,

Quand vous n’avez besoin que de votre vaillance ?

Cessez, Seigneur, cessez de vous abandonner

Aux conseils malheureux qu’on ose vous donner.

CLÉON.

Cc conseil vous déplaît ? l’Oracle l’autorise.

LISIMACUS.

L’Oracle dit aux Rois ce qu’on veut qu’il leur dise.

CLÉON.

Peut-on trop honorer un Roi si glorieux ?

LISIMACUS.

Ne peut-on l’honorer sans offenser les Dieux ?

ALEXANDRE.

Sans offenser les Dieux ? dois-je faire scrupule

De marcher sur les pas de Persée et d’Hercule ?

Ils reçurent vivants l’honneur que je reçois :

Cependant, qu’avaient fait ces Héros plus que moi ?

Pensez-vous qu’aveuglé d’orgueil je m’imagine

Que je suis descendu de céleste origine ?

Non, non, dans les combats j’ai vu couler mon sang ;

J’ai senti la douleur, je sais quel est mon rang,

Je suis homme, et les Dieux me l’ont bien fait connaître :

Pour fils de Jupiter si j’ose ainsi paraître,

Tant d’autres pour ses fils ont été reconnus ;

Et je verrai bientôt les Indiens vaincus,

Si cette opinion une sois répandue,

Fait pencher la victoire entre nous suspendue.

D’ailleurs ignorez-vous que dans tout l’Orient

On rendait à ses Rois les honneurs qu’on me rend ?

Non que pour achever de conquérir la Terre,

Je cherche à fuir par-là les périls de la guerre !

On m’y verra toujours combattre des premiers,

Et de mon propre sang arroser mes lauriers ;

Mais dans les champs de Mars, vous le savez vous-même,

L’on doit avec la force unir le stratagème.

LISIMACUS.

Qu’est-il besoin, Seigneur ? tout est presque soumis ;

Bientôt vous vous plaindrez d’être fans ennemis :

Un Héros tel que vous, terrible dans la guerre,

Par sa seule valeur doit conquérir la Terre.

CLÉON.

Nous rendons ces honneurs, dont on fait tant de cas,

À certains Dieux, Seigneur, qui ne vous valent pas

Quels Dieux ! pour se montrer si jaloux de leur plaire ?

LISIMACUS.

Ces Dieux ne sont pas tels, que le croit le vulgaire ;

Cléon, un seul d’entr’eux, en ses puissantes mains

Tient le destin des Rois et le sort des humains :

Les contes qu’on en fait sont des fables grossières,

Et les sages en ont de plus pures lumières

Vous le savez, Seigneur, et dès vos jeunes ans

On vous vit pénétrer ces secrets importants.

Vous le savez, Seigneur...

CLÉON.

Mais savez-vous vous-même

Quelle est d’un si grand Roi la puissance suprême ?

LISIMACUS.

Je sais quel est des Rois le souverain pouvoir :

Mais la crainte des Dieux fait le premier devoir.

ALEXANDRE.

Oui, mais j’ai toujours eu gravé dans ma mémoire

De ne rien négliger pour augmenter ma gloire ;

Pour elle mon dessein est de tout hasarder ;

Et pour me bien servir il faut m’y seconder.

LISIMACUS.

Pour vous servir, Seigneur, quoi que l’on me propose,

Vous l’avez vu cent fois, il n’est rien que je n’ose ;

Contre tous les mortels je suis prêt à courir ;

Contre les Immortels je ne sais que mourir.

ALEXANDRE.

Eh bien ! fui, malheureux, le destin qui t’entraîne ;

Mérite mon courroux, imite Callisthène ;

Méprise insolemment les ordres de ton Roi ;

Mais si je t’en punis, n’en accuse que toi.

 

 

Scène V

 

ARSINOÉ, ALEXANDRE, LISIMACUS, CLÉON, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Ah ! Seigneur, et d’où vient ce retour de colère ?

Qu’un si prompt changement va surprendre mon frère !

ALEXANDRE.

Il ne mérite plus que vous parliez pour lui,

Madame, cet ingrat veut se perdre aujourd’hui :

J’ai fait de vains efforts pour fléchir son audace ;

De frivoles raisons son esprit s’embarrasse ;

Il cherche à me déplaire, et lui-même déçu,

Me refuse un honneur qui peut-être m’est dû.

À Lisimacus.

Tu vois avec plaisir que dans ce lieu sauvage

Un indigne rocher s’oppose à mon passage ;

Que depuis treize jours sans succès l’attaquant,

Je ne puis m’avancer vers Porus qui m’attend.

Tu veux t’en prévaloir, et tantôt par tes larmes

Mes soldats révoltés déjà couraient aux armes.

Mais je saurai punir ces lâches attentats.

 

 

Scène VI

 

CHÉRILLE, ALEXANDRE, LISIMACUS, CLÉON, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

CHÉRILLE.

Par votre ordre, Seigneur, j’ai choisi les soldats ;

Ils marchent au rocher, et rien ne les arrête.

Sur les bords de l’Indus leur troupe est déjà prête,

Au signal qu’elle attend elle s’avancera.

ALEXANDRE.

Quand il en sera temps, on le lui donnera.

Sortez.

UN GARDE.

Un Envoyé de la part d’Arimasse

Pour vous parler, Seigneur, est sorti de la place,

Il demande à vous voir.

ALEXANDRE.

Je vais l’entretenir ;

Qu’à la tête du camp on le fasse venir.

Madame, il ne faut plus songer à le défendre ;

Ferme dans son dessein, il ne veut rien entendre ;

Mais puisqu’il veut périr, il faut le contenter :

Vous voyez quel sujet m’oblige à vous quitter.

 

 

Scène VII

 

LISIMACUS, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

LISIMACUS.

Princesse, en ce moment permettez que j’oublie

Le courroux d’un grand Roi qui menace ma vie ;

Je vous vois, je vous parle, et ces beaux yeux en pleurs

Me disent à quel point vous touchent mes malheurs ;

C’en est assez pour moi : quoi que le Ciel m’envoie,

Je ne puis trop payer ce moment plein de joie ;

Laissons aux justes Dieux le soin de l’avenir.

Princesse, cependant...

ARSINOÉ.

Qu’allons-nous devenir ?

Mais n’attendez de moi ni crainte ni faiblesse ;

Je saurai dans mon cœur renfermer ma tendresse

Vous soutenez les droits de nos Dieux immortels ;

Vous défendez, Seigneur, l’honneur de leurs Autels ;

Loin de vous condamner, j’approuve un si beau zèle ;

Je mourrai, s’il le faut, pour la même querelle :

Nos deux cœurs sont unis par de trop doux liens,

Pour séparer jamais vos intérêts des miens.

LISIMACUS.

Vous, mourir ? vous, Princesse, ah ! laissez-moi de grâce

Soutenir à moi seul le coup qui me menace ;

On n’oserait encore éclater contre moi :

On prépare un assaut, et je sais que le Roi,

Qui ne néglige rien pour augmenter sa gloire,

Craindrait en me perdant de risquer la victoire ;

Ce n’est pas qu’il ne put se passer de mon bras ;

Mais j’ai pour moi le cœur des Chefs et des Soldats ;

De leur soulèvement ma mort serait suivie,

Et leur affection me répond de ma vie.

ARSINOÉ.

Ah ! Prince, quel que soit l’amour qu’ils ont pour vous,

Que ne craindrai-je point d’Alexandre en courroux ?

LISIMACUS

Hélas ! en ce moment je crains fort peu sa haine,

L’amour qu’il a pour vous, fait ma plus grande peine ;

Sa haine ne saurait que me priver du jour ;

Mais que ne me peut point enlever son amour ?

ARSINOÉ.

Non, non, de son amour vous n’avez rien à craindre ;

C’est moi, Lisimacus, c’est moi qui suis à plaindre ;

De ses feux méprisés je prévois les éclats ;

Ils tomberont sur moi : mais qu’il n’espère pas,

À quelle extrémité que se porte sa rage,

Obtenir que de vous jamais je me dégage ;

Je dépens de mon frère, il approuve nos feux :

Rien ne pourra jamais rompre de si beaux nœuds

LISIMACUS.

Ah ! charmante Princesse, après cette assurance,

D’Alexandre irrité je crains peu la vengeance :

Mais quand j’espérerais de calmer son courroux,

Voudra-t-il consentir que je vive pour vous ?

ARSINOÉ.

Espérons.

LISIMACUS.

Il vous aime.

ARSINOÉ.

Il changera peut-être,

LISIMACUS.

Peut-on perdre l’amour que vos yeux ont fait naître ?

ARSINOÉ.

Le Roi n’a jamais eu de constantes amours.

LISIMACUS.

Qui vous aime une fois, vous aimera toujours.

ARSINOÉ.

Quelque coup imprévu qu’on n’oserait attendre,

Peut changer nos destins, et le cœur d’Alexandre ;

Mais n’allez pas au moins par une heureuse mort

Arracher Callisthène aux horreurs de son sort.

 

 

Scène VIII

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Céphise, conçois-tu le soit qu’on me prépare ?

Lisimacus mourra. C’en est fait. Roi barbare !

Le sang qu’il a versé pour toi dans les combats,

De ta rage aujourd’hui ne le sauvera pas.

CÉPHISE.

Que ne consentez-vous qu’il adore Alexandre,

Et qu’il quitte un ami qu’on ne peut plus défendre ?

Madame, c’est à quoi vous devez aujourd’hui

Employer le pouvoir que vous avez sur lui.

ARSINOÉ.

Je connais mon amant, il est trop magnanime,

Pour garantir ses jours en commettant un crime,

Il périra plutôt, Céphise, et je sais bien

Qu’en cela mon amour sur lui ne pourrait rien.

CÉPHISE.

L’amour qu’il a pour vous le fléchira peut-être.

ARSINOÉ.

Quand l’amour d’un grand cœur sait se rendre le maître,

Quelque degré sur lui qu’il prenne de pouvoir,

Jamais il ne lui fait oublier son devoir.

Non, non, il ne faut pas, te dis-je, qu’on attende

Qu’il consente jamais à ce qu’on lui demande.

Il aime Callisthène, il révère les Dieux ;

Il suivra son dessein, puisqu’il est glorieux ;

J’en mourrai, je le sais ; pourrais-je lui survivre ?

Quelque soit son destin, je m’apprête à le suivre ;

Quand deux cœurs bien unis brûlent des mêmes feux,

Ils doivent être ensemble heureux ou malheureux.

 

 

Scène IX

 

PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

PTOLOMÉE.

Je vous cherche partout ; mais enfin...

ARSINOÉ.

Ah ! mon frère,

Savez-vous d’Alexandre jusqu’où va la colère ?

Et que Lisimacus...

PTOLOMÉE.

Oui, je le sais, ma sœur,

Et crains plus que jamais quelque nouveau malheur.

Les soldats, qui tantôt attendris par ses larmes

Avaient pour Callisthène olé prendre les armes,

Séduits par la douceur d’un pardon spécieux,

Viennent d’être tirés hors des rangs, à mes yeux ;

On les a commandes pour un coup qu’on médite,

Où l’on veut employer deux cens soldats d’élite :

Je sais quel est ce coup, et je me trompe fort,

Ou sous un beau prétexte on les mène à la mort.

Le Roi par un assaut, dont tout le camp s’étonne,

Prétend justifier le surnom qu’on lui donne,

Attaquer l’Indien, le vaincre, et le porter

À reconnaître en lui le fils de Jupiter.

La fureur de Cléon partout se renouvelle

Contre ceux qui des Dieux défendent la querelle.

Enfin l’orage gronde, et je crains quelque éclat.

ARSINOÉ.

Mais si les Indiens se rendent sans combat ?

PTOLOMÉE.

C’est ce qu’on n’attend pas, et ce qui me fait craindre.

L’Envoyé d’Arimasse est venu pour se plaindre,

Et pour nous insulter, Alexandre l’entend ;

Son courroux s’en aigrit, Cléon paraît content,

Et je crains que déjà ce lâche sacrilège,

Contre Lisimacus n’ait tendu quelque piège.

ARSINOÉ.

Ah ! mon frère, son sort fait le vôtre et le mien.

Allons veiller à tout, et ne négligeons rien.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLÉON, CHÉRILLE

 

CLÉON.

Enfin je l’ai conduit au bord du précipice ;

Je triomphe, Chérille, il est temps qu’il périsse ;

Alexandre y consent, j’ai su le prévenir,

Et je l’attends encor pour l’en entretenir.

Il sait qu’Arsinoé méprise sa tendresse,

Et que Lisimacus adore la Princesse ;

Il l’a livré sans peine à mon ressentiment ;

Pour en être écouté j’ai saisi le moment

Qu’il venait de quitter l’Envoyé d’Arimasse,

Qui se rit des desseins qu’on a faits sur sa place :

Jamais je n’avais vu le Roi plus irrité :

C’est le temps que j’ai pris, tous mes coups ont porté.

Cependant du Rocher l’attaque est résolue ;

Mais il m’importe peu quelle qu’en soit l’issue,

Et que les Indiens !aient vainqueurs ou vaincus,

Si je puis aujourd’hui perdre Lisimacus.

CHÉRILLE.

Mais si les Dieux qu’il sert embrassent sa défense ;

Si ces Dieux irrités...

CLÉON.

Tu crains donc leur puissance,

Crédule ! pour mener un projet à sa fin,

Agis avec prudence, et ris-toi du Destin.

Quand on sait avec art conduire une entreprise,

Les Dieux nous laissent faire, et le Ciel l’autorise ;

Et tu verras ces Dieux, sans songer si j’ai tort,

Prendre sans balancer le parti du plus fort.

CHÉRILLE.

Mais ne craignez-vous point la Princesse d’Épire ?

Vous savez que pour elle Alexandre soupire ;

Lisimacus lui plaît, et pour le secourir...

CLÉON.

Je sais à quels moyens elle peut recourir ;

Mais j’en crains peu l’effet : le Roi, tu peux m’en croire,

Fera toujours céder son amour à fa gloire ;

Dans son superbe cœur la fière ambition

Ne laisse point d’accès à d’autre passion.

Il veut être adoré : c’est par-là qu’il aspire

À voir tout l’Univers soumis à son Empire.

Lisimacus s’obstine à n’y point consentir ;

En vain Arsinoé voudra le garantir ;

Le Roi, sans être ému, verra couler ses larmes.

CHÉRILLE.

Cependant il n’est pas insensible à ses charmes,

Et les cœurs les plus fiers...

CLÉON.

Tu connais mal le sien ;

Lorsque la gloire parle, il n’écoute plus rien.

Mais le voici.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, CLÉON, CHÉRILLE, PTOLOMÉE

 

PTOLOMÉE.

Seigneur, l’Envoyé du Barbare

Est déjà loin du camp, et chacun se prépare...

ALEXANDRE.

Avec quelle arrogance osait-il me parler !

L’insolent demandait si nous pouvions voler ?

Oui, pour aller à toi par des routes nouvelles,

La valeur aujourd’hui nous donnera des ailes.

PTOLOMÉE.

Quand vous voudrez, Seigneur, nous pouvons approcher ;

Les chemins sont ouverts jusqu’au pied du Rocher ;

On les a reconnus.

CLÉON.

Seigneur, leur insolence

Nous doit faire juger quelle est leur confiance

Peut être faudrait-il, nous approchant sans bruit,

Pour leur donner l’assaut attendre qu’il fût nuit.

ALEXANDRE.

Qu’il sut nuit ? ce ferait dérober la victoire ;

Le Soleil fut toujours le témoin de ma gloire.

PTOLOMÉE.

Au moins à cet assaut ne portez point vos pas,

Seigneur, l’occasion ne le mérite pas ;

N’allez point en ces lieux hasarder une tête,

Qu’on ne saurait payer par aucune conquête.

Vous le pouviez, Seigneur, quand par des coups puissants

Il fallait renverser l’Empire des Persans ;

Ces exploits demandaient un bras comme le vôtre.

Mais pour ceux d’aujourd’hui, laissez agir le nôtre.

Parmi tant d’ennemis, que serons-nous sans vous ?

Quand vous vous exposez, vous nous exposez tous.

Ménagez-nous, Seigneur, une si chère vie ;

Par ma bouche, Seigneur, tout le camp vous en prie ;

Tandis que vous vivrez, en vain tout l’Univers

Couvrira de soldats et la Terre et les Mers ;

Nous en triompherons au nom seul d’Alexandre :

Mais si vous nous manquiez, qui pourrait nous défendre ?

Vous avez à trente ans...

ALEXANDRE.

Avec plaisir je vois

Votre zèle et l’espoir que vous fondez sur moi :

Mais si vous regardiez mes actions passées,

Vous sauriez un peu mieux pénétrer mes pensées :

Je veux vous conserver : je le puis, je le dois ;

Mais, au lieu de mes ans, qu’on compte mes exploits ;

Un Roi doit mesurer la grandeur de sa vie

Par les faits éclatants, dont on la voit remplie ;

Comptez combien de fois avec vous j’ai vaincu,

Et vous verrez que j’ai déjà longtemps vécu.

À l’assaut du Rocher je marche à votre tête ;

Il est vrai, ce n’est pas une grande conquête ;

Mais je ne trouve rien d’indigne à conquérir,

Où je trouve beaucoup de gloire à m’acquérir :

Je sais que l’on ne peut le forcer sans miracle :

Que les Dieux en courroux m’opposent cet obstacle :

Mais je leur en sais gré, je n’en ai point d’effroi ;

Ils m’offrent des périls qui sont dignes de moi

Sachez si tout est prêt, retirez-vous, Chérille.

Vous, Cléon, demeurez, vous pourrez m’être utile.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, CLÉON

 

ALEXANDRE.

Je suivrai vos conseils ; mais je sens qu’en secret.

Malgré ses attentats, je l’expose à regret.

CLÉON.

Seigneur, sa peine est juste, il ose vous déplaire.

ALEXANDRE.

Quand je punis Clitus, je crus le devoir faire ;

Et cependant, Cléon, dès qu’il eut expiré,

De quels affreux remords me vis-je déchiré ?

CLÉON.

Quoi ! chacun pourra prendre une juste vengeance,

Et le plus grand des Rois souffrira qu’on l’offense !

ALEXANDRE.

Il est vrai, je le suis ; mais plus j’ai de pouvoir,

Plus je me sens forcé de faire mon devoir ;

Car chacun a le sien, et chacun a son juge ;

Je juge l’Univers, mais l’Univers me juge ;

Et mon Trône élevé rend de mes actions

Arbitres et témoins toutes les Nations.

Cependant c’est en vain que mon cœur en soupire,

Je me suis expliqué, je ne puis m’en dédire.

CLÉON.

Il a trop mérité la peine qui l’attend,

Et s’il meurt, ce sera du moins en combattant.

 

 

Scène IV

 

LISIMACUS, PTOLOMÉE, ALEXANDRE, CLÉON

 

ALEXANDRE.

Eh bien ! des ennemis quelle est la contenance ?

Ont-ils pu découvrir que vers eux on s’avance ?

PTOLOMÉE.

Oui, Seigneur, et déjà des Indiens surpris

On voit les mouvements, tous leurs postes sont pris ;

Sur le haut du Rocher leurs troupes s’épaississent,

Et de leurs cris affreux les vallons retentissent ;

Notre approche pourtant semble les étonner,

Et nous n’attendons plus que l’ordre pour donner.

ALEXANDRE.

Allons donc, et voyons si le fier Arimasse

Du discours qu’il m’a fait soutiendra bien l’audace,

Prince, vous conduirez les Macédoniens,

Soutenus des Persans et des Hircassiens.

Pour toi, de mes Soldats une troupe s’apprête ;

Sur les bords de l’Indus va te mettre à sa tête ;

Va, conduis-la toi-même au sommet du Rocher.

PTOLOMÉE.

Quoi ! lui, Seigneur !

LISIMACUS.

Oui, moi ; je suis prêt à marcher ;

Et dans ce poste indigne, au gré de son envie,

En montrant Cléon.

Avec gloire, Seigneur, j’exposerai ma vie :

Car tout est glorieux à qui suit comme moi,

Sans rien examiner, les ordres de son Roi.

PTOLOMÉE.

Mais, Seigneur...

ALEXANDRE.

C’est assez, je ne veux rien entendre ;

Qu’à son poste bientôt chacun longe à le rendre.

Vous, suivez-moi, Cléon.

 

 

Scène V

 

PTOLOMÉE, LISIMACUS

 

PTOLOMÉE.

Eh ! pourquoi n’avez-vous,

En feignant un moment, éludé son courroux ?

LISIMACUS.

Moi feindre ! non, un cœur incapable de crainte,

Prince, ne doit jamais recourir à la feinte.

PTOLOMÉE.

Votre perte est certaine, et nous devons encor

Pour vous en garantir faire un dernier effort.

LISIMACUS.

Non, le péril certain où Cléon seul m’expose,

Est le plus grand honneur que mon cœur se propose :

La gloire en est pour moi, la honte en est pour lui ;

Voyez quel intérêt je soutiens aujourd’hui :

Je défens un ami, les Dieux, et ce que j’aime,

Contre un Roi devant qui tremble l’Univers même,

Et contre tous les coups, dont je suis combattu,

J’attends tout mon secours de ma seule vertu.

PTOLOMÉE.

Ah Dieux ! que je vous plains !

 

 

Scène VI

 

ARSINOÉ, CÉPHISE, LISIMACUS, PTOLOMÉE

 

ARSINOÉ.

Ciel ! que viens-je d’apprendre ?

Hélas ! Lisimacus, est-il vrai qu’Alexandre

Par un ordre cruel vous expose à la mort ?

LISIMACUS.

Je suis encor, Madame, incertain de mon fort

Quelquefois dans la guerre un destin favorable

Nous tire d’un péril qu’on croit inévitable :

Mais enfin quel que soit le danger qui m’attend,

Puisque j’ai pu vous voir, je mourrai trop content.

À Ptolomée.

Vous avez approuvé, Prince, notre tendresse,

Aux fureurs de Cléon dérobez la Princesse ;

Peut-être il oserait attenter sur ses jours :

Ce traître a découvert nos secrètes amours.

Il n’est rien que sa rage aujourd’hui n’entreprenne ;

Mettez-vous l’un et l’autre à l’abri de sa haine ;

Fuyez, ami, fuyez cette funeste Cour :

Tirez Arsinoé d’un dangereux séjour.

ARSINOÉ.

Non, non, Lisimacus, je vous fus destinée ;

Mon frère y consentit, ma foi vous est donnée,

Je connais mon devoir, et le courroux du Roi

Ne peut tomber sur vous, qu’il ne tombe sur moi.

L’ordre est donné, marchez, que rien ne vous retienne ;

Vous portez à l’assaut votre vie et la mienne :

Je ne vous suivrai point dans l’horreur des combats,

Mais je saurai de près suivre votre trépas.

Tu seras satisfait, Roi cruel !

LISIMACUS.

Ah ! Madame.

Quel trouble jetez-vous dans le fond de mon âme !

Le péril jusqu’ici n’avait pu l’ébranler :

Mais vous voulez mourir, je commence à trembler ;

Princesse, épargnez moi ces cruelles alarmes ;

C’est trop, si vous daignez m’honorer de vos larmes.

ARSINOÉ.

À quoi me serviraient des jours infortunés,

Qu’à des pleurs éternels je verrais destinés ?

PTOLOMÉE.

Madame, c’est trop tôt perdre toute espérance,

Et vous portez trop loin vos malheurs par avance.

Que veut encor Cléon ?

 

 

Scène VII

 

CLÉON, LISIMACUS, PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

CLÉON.

Je viens vous avertir

Qu’on va donner l’assaut, qu’il est temps de partir ;

Que le Roi, près de qui déjà chacun se range,

Jusqu’au pied du Rocher a conduit la Phalange :

Mais de l’autre côté, vous qui devez marcher,

Pourquoi tardez-vous tant à vous rendre au Rocher ?

Alexandre s’en plaint, cela vous doit suffire.

LISIMACUS.

Tu pourrais t’épargner le soin de me le dire,

Perfide ! c’est toi seul qui désire m’y voir.

Assez tôt j’y serai pour faire mon devoir :

Mais tremble en ce moment pour punir un impie,

Que le Ciel ne me laisse encor assez de vie.

CLÉON.

Consultez Callisthène.

LISIMACUS.

Ôte-toi de mes yeux,

Et crains de me trouver au sortir de ces lieux.

ARSINOÉ.

Ah ! mon frère, empêchez, courez...

 

 

Scène VIII

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Quelle entreprise ?

CÉPHISE.

Madame, j’en frémis.

ARSINOÉ.

Ah ! ma chère Céphise,

Je me croyais, hélas ! au comble des malheurs ;

Cependant, chaque instant redouble mes douleurs

Ô jour infortuné, qui vois couler mes larmes !

Hâte-toi par ma mort de finir mes alarmes ;

Il mourra, Dieux cruels ! pourquoi tant de courroux

Contre un jeune Héros qui s’expose pour vous ?

Je n’espère plus rien.

CÉPHISE.

Pourquoi perdre courage,

Madame ? jusqu’au bout résistons à l’orage.

Lorsqu’on est sans espoir, un imprévu secours...

ARSINOÉ

Que mon sort a changé de face en peu de jours !

Tout semblait conspirer au bonheur de ma vie ;

Avec Lisimacus je devais être unie ;

Alexandre et mon frère attendant son retour,

Pour cet heureux hymen avaient marqué ce jour ;

Et ce jour qui devait voir nos ardeurs fideles,

N’offre à mon triste cœur que des frayeurs mortelles :

La mort de toutes parts menace mon amant,

Et l’orage grossit de moment en moment :

D’eux ! à quel désespoir me vois-je abandonnée !

Que vins-je faire ici, Princesse infortunée !

N’ai-je donc traversé tant d’États, tant de mers,

Ne suis-je donc venue au bout de l’Univers,

Que pour y voir périr un Héros que j’adore !

Un Héros qui pour moi...

CÉPHISE.

Madame, il vit encore ;

Les Dieux ont intérêt à conserver ses jours...

ARSINOÉ.

Les Dieux sont quelquefois inflexibles et sourds ;

Ils le seront pour nous : regarde Callisthène ;

Il défendait les Dieux, s’en mettent-ils en peine ?

Daignent-ils terminer les rigueurs de son fort ?

Daignent-ils l’en tirer par une heureuse mort ?

Ils craindraient d’irriter le superbe Alexandre,

Et n’osent secourir qui les ose défendre.

CÉPHISE.

Modérez vos transports, et daignez écouter...

 

 

Scène IX

 

PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Quelle nouvelle encor me venez-vous porter, Mon frère ?

PTOLOMÉE.

Hélas ! ma sœur, malgré ma diligence,

Votre amant de Cléon a puni l’insolence ;

Je voulais éviter qu’ils en vinssent aux mains ;

Je voulais prévenir les suites que je crains :

Mais tous deux s’étant joints, déjà, malgré mon zèle,

Les armes à la main décidaient leur querelle ;

Et même Callisthène a vu de sa prison,

Tomber d’un coup mortel le perfide Cléon ;

Il est mort à ses yeux, et je viens vous l’apprendre.

ARSINOÉ.

Et le Roi ?

PTOLOMÉE.

L’on ne sait ce qu’on en doit attendre ;

Il l’a su, mais son cœur d’autres soins agité,

Contre Lisimacus n’a pas sort éclaté.

ARSINOÉ.

Et qu’est il devenu ?

PTOLOMÉE.

Sans tarder davantage

Il est allé, ma sœur, où son devoir l’engage ;

Avant que de partir, il m’a dit de vous voir,

Et que certains avis lui donnaient quelque espoir.

 

 

Scène X

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

Lisimacus espère, et Cléon est sans vie ?

Oui, puisqu’enfin les Dieux ont puni cet impie,

Madame, je commence à juger par sa mort,

Que le Ciel se prépare à changer votre sort.

ARSINOÉ.

Je voudrais me flatter d’une espérance vaine.

CÉPHISE.

La mort de votre amant est encore incertaine ;

Il faut, Madame, il faut espérer jusqu’au bout ;

Le succès de l’assaut décidera de tout.

ARSINOÉ.

Allons, Céphise, allons en attendre l’issue ;

À tous événements tu me vois résolue ;

Contre les coups du sort, qui peuvent m’attaquer,

La mort est un secours qui ne peut me manquer.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Allons...

CÉPHISE.

Où courez-vous ? que prétendez-vous faire ?

Déjà le jour qui fuit à peine nous éclaire :

Les ombres de la nuit vont obscurcir les Cieux ;

Et vous voulez encor retourner en des lieux,

Où d’un terrible assaut les images funèbres,

Vont mêler leurs horreurs à l’horreur des ténèbres ?

Nous avons vainement, courant de tous côtés,

Porté jusqu’au Rocher nos pas précipités ;

Et vous voulez encor dans ce péril extrême,

Une seconde fois vous exposer vous-même :

Madame, où croyez-vous trouver Lisimacus ?

Il combat, ou poursuit les Indiens vaincus,

Et lui-même, couvert d’une gloire nouvelle,

Peut-être en portera la première nouvelle.

ARSINOÉ.

J’ai vu le lieu, Céphise, et ne puis espérer

Que jamais sa valeur puisse l’en retirer ;

S’il combattait ailleurs, je serais plus tranquille ;

Mais que peut-on attendre où tout est inutile ?

Songe qu’en ce moment ce que j’ai de plus cher,

Est parmi les périls de cet affreux Rocher ;

J’ai vu, j’ai vu de près cette horrible tempête ;

J’ai vu voler les dards qu’on lance sur sa tête ;

Je voulais, au travers des traits et des soldats,

Contempler ce guerrier, et marcher sur ses pas ;

J’aurais su le trouver ; mais tu m’as retenue,

Cruelle ! pense-tu m’avoir bien secourue ?

Ah ! tout ce que l’assaut peut avoir de terreur,

Est-il à comparer au trouble de mon cœur ?

Pourquoi m’arrêtes-tu ?

CÉPHISE.

Madame, j’ose croire

Que nous avons enfin remporté la victoire :

On n’entend plus ici les cris des combattants,

Et vous serez de tout instruite en peu de temps.

Votre frère paraît.

 

 

Scène II

 

PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Que venez-vous m’apprendre ?

PTOLOMÉE.

Tout cède enfin, ma sœur, aux armes d’Alexandre ;

J’ai vu fuir devant lui les Indiens vaincus,

Et le Rocher est pris.

ARSINOÉ.

Que fait Lisimacus ?

Vous ne m’en dites rien, est-il encore en vie ?

PTOLOMÉE.

Je ne puis sur ce point contenter votre envie :

Son nom vole partout, mais je ne l’ai point vu ;

Le Roi le fait chercher ; c’est tout ce que j’ai su.

ARSINOÉ.

Le Roi le fait chercher ? inutile recherche !

Ah ! mon frère, il est mort ; c’est en vain qu’on le cherche ;

Je ne dois plus songer qu’à le suivre aujourd’hui.

Son nom vole partout ? et que dit-on de lui ?

PTOLOMÉE.

Ce qu’on en dit, ma sœur, est à peine croyable :

Nous avons attaqué ce Rocher effroyable ;

Le Roi, pour contenter les Chefs et les Soldats,

A bien voulu d’abord ne s’y hasarder pas.

Mais le signal à peine à l’assaut nous engage,

Que n’étant plus alors maître de son courage,

Il vole à notre tête, et voit de toutes parts

Nos bataillons couverts d’une grêle de dards,

De pierres et de feux, qui sur les avenues

Lancés du haut du Roc semblaient tomber des nues.

Il le faut avouer, non, aucun des mortels

N’a mieux que ce Héros mérité des autels ;

Sa valeur n’a jamais rencontré tant d’obstacles,

Et jamais sa valeur n’a fait tant de miracles ;

De son rapide effort rien n’arrêtait le cours,

Nous le suivions de près en tremblant pour ses jours ;

Et lui parmi le feu, le fer, et le carnage,

De rocher en rocher nous ouvrait le passage.

Mais en vain la valeur et l’exemple du Roi

Nous faisaient affronter le péril sans effroi ;

L’Indien résistait, quand du lieu le plus proche,

On entend un grand bruit s’élever dans la Roche :

À la cime aussitôt nous portons nos regards,

Surpris nous y voyons flotter nos étendards ;

L’ennemi qui les voit, entend nos cris de joie,

Croit que c’est un secours que le Ciel nous envoie,

S’étonne, et de son fort s’empressant de sortir,

Non pour nous attaquer, mais pour se garantir,

Se précipite en foule, et sa frayeur extrême,

Fait que croyant, nous fuir, il nous cherchait lui-même.

C’était Lisimacus qui causait leur effroi :

Par un coup de bonheur, qu’à peine encor je crois,

Au sommet du Rocher sa troupe parvenue,

Leur venait de donner cette alarme imprévue ;

Poussés par cette troupe ils se lançaient sur nous ;

Et venaient en désordre expirer sous nos coups.

Après cela, ma sœur, bien que l’on puisse croire

Que nous aurions sans lui remporté la victoire,

S’il est encore vivant, Alexandre, dit-on,

Ne se souviendra plus de la mort de Cléon.

ARSINOÉ.

S’il est encor vivant ? hélas ! que dois-je attendre ?

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE, CHÉRILLE

 

ALEXANDRE.

Oui, qu’il vienne ; il n’a pas besoin de se défendre ;

J’ai vu ce qu’il a fait, et c’est assez pour moi.

PTOLOMÉE.

C’est de Lisimacus, que leur parie le Roi.

ARSINOÉ.

Ah ! Ciel, se pourrait-il qu’il fût encore en vie ?

CHÉRILLE.

Laisserez-vous, Seigneur, cette mort impunie ?

ALEXANDRE.

En vain, Chérille, en vain tu voudrais m’y porter ;

Contre Lisimacus je ne puis t’écouter,

Et bientôt de ma bouche il l’apprendra lui-même :

Je n’examine plus, Madame, s’il vous aime,

Ou, si d’accord ensemble, au mépris de mes feux,

Vous aviez fait dessein de me tromper tous deux.

ARSINOÉ.

Quoi, Seigneur, vous pourriez...

ALEXANDRE.

N’achevez pas, Madame ;

Vous pourriez à mes yeux découvrir votre flamme ;

Vous m’aviez inspiré quelque amoureuse ardeur :

Mais j’ai toujours été le maître de mon cœur ;

Aux vulgaires amans je laisse la constance ;

J’ai de plus grands desseins...

CHÉRILLE.

Lisimacus s’avance.

 

 

Scène IV

 

LISIMACUS, ALEXANDRE, CHÉRILLE, ARSINOÉ, PTOLOMÉE

 

LISIMACUS.

Seigneur...

ALEXANDRE.

Lisimacus, si je t’ai maltraité,

Par ton entêtement tu l’avais mérité.

Tu sais que je pourrais encore avec justice,

Pour la mort de Cléon, t’envoyer au supplice ;

Mais de cet attentat perdant le souvenir,

Je veux récompenser qui je devrais punir.

Aujourd’hui je t’ai vu combattant pour ma gloire,

En exposant tes jours assurer ma victoire,

Je te la dois, ainsi reprends sous moi ton rang.

LISIMACUS.

Ah ! Seigneur, quand pourrai-je au prix de tout mon sang...

ALEXANDRE.

Attends, et vois encor ce que je prétends faire :

Arsinoé te plaît, tu sais qu’elle m’est chère ;

Mais puisqu’enfin son cœur à tes désirs répond,

Ami, je te la cède, et te fais Roi de Pont.

Es-tu content de moi ? parle, je te l’ordonne ;

Que te faut-il encor ? demande, je le donne.

LISIMACUS.

De vos bienfaits, Seigneur, et surpris et confus...

ALEXANDRE.

Après de tels bienfaits dois-je attendre un refus ?

Tu sais que quand j’aurai tout soumis par la guerre,

Si je veux être en paix le Maître de la Terre,

Il faut que sous le nom de fils de Jupiter,

On me rende un honneur qu’on n’ose contester ;

Les Macédoniens qui veulent s’en défendre,

Si tu veux commencer, sont prêts à me le rendre ;

Ils me l’ont déclaré : commence, je l’attends,

Et ne me le fais pas demander plus longtemps.

LISIMACUS

Disposez de mes jours, Seigneur, sans plus attendre ;

Montrons à l’Orient l’invincible Alexandre,

Passons le fleuve Indus, les chemins sont ouverts,

Et vous serez dans peu vainqueur de l’Univers :

Sous un tel Conquérant il faut que tout se range ;

Nous irons au-delà de l’Hidaspe et du Gange ;

Au bruit de votre nom tout fuira devant nous,

Et rien n’est impossible à qui combat sous vous.

Quand le Monde soumis...

ALEXANDRE.

Je vois ton artifice ;

Mais enfin tes raisons n’ont rien qui m’éblouisse,

Le dessein en est pris, songe à plaire à ton Roi ;

Tu vois ce qu’aujourd’hui je veux faire pour toi.

Ne me refuse plus ce que mon cœur désire ;

J’y suis trop engagé, pour m’en pouvoir dédire.

L’Univers se rirait de ma légèreté :

Consultez-en ici tous trois en liberté ;

Même pour le fléchir donnez-moi vos suffrages ;

Je vais des Indiens recevoir les hommages,

Et reviens sur mes pas ; vous m’attendrez ici ;

Songe qu’à mon retour je veux être obéi,

Toi, Chérille, suis-moi.

 

 

Scène V

 

ARSINOÉ, LISIMACUS, PTOLOMÉE

 

LISIMACUS.

Quoi ! toujours plus impie !

Ah ! pourquoi, justes Dieux, conserviez-vous ma vie !

Que ne me laissiez-vous périr dans les combats ?

À quoi m’exposez-vous, et par combien d’appas

Vois-je dans ce moment ma vertu combattue !

Que de biens éclatants viennent frapper ma vue !

Ma Princesse, grandeur, sceptre, tout m’est offert,

Un seul mot me les donne, et ce seul mot me perd ;

Je sais que vous avez trop d’horreur pour le crime ;

Oui, s’il me faut par-là mériter ton estime,

Roi cruel ! j’y renonce : un cœur comme le mien,

De chérir la vertu fait son souverain bien.

Pour cet heureux état que l’innocence donne,

J’abandonne et grandeurs, et Maîtresse et couronne,

Ne crois pas de me voir un moment combattu ;

Garde tous tes présents, laisse-moi ma vertu.

PTOLOMÉE.

Mais enfin, cher ami, que prétendez-vous faire ?

Loin de vous obstiner, vous pourriez, pour lui plaire,

Promettre et différer.

LISIMACUS.

Non, celui qui promet,

À ce qu’il a promis consent et se soumet.

ARSINOÉ.

Pour les Dieux dès longtemps on connaît votre zèle ;

N’avez-vous pas assez défendu leur querelle ?

De tant d’autres vertus vous êtes revêtu.

LISIMACUS.

Qui ne craint point les Dieux, n’a pas d’autre vertu,

Et pour ternir l’éclat de la plus belle vie,

Quoique l’on soit d’ailleurs, il suffit d’être impie.

PTOLOMÉE.

Pour vous déterminer vous n’avez qu’un moment.

LISIMACUS.

Sans crime je ne puis hésiter seulement ;

Je vois ce que je perds, mais je sais, ma Princesse,

Que vous condamneriez vous-même ma faiblesse,

Si contre mon devoir lâchement suborné,

J’allais fouiller un cœur, que je vous ai donné.

ARSINOÉ.

C’en est fait ; doux espoir, dont je m’étais flattée,

Je te perdrai bientôt, et mon âme agitée,

À de nouveaux malheurs...

LISIMACUS.

Madame, au nom des Dieux,

Cessez de m’affaiblir par ces pleurs précieux ;

Il sera bientôt temps de s’armer de constance,

Callisthène par moi tiré de la souffrance,

Par un secret poison, qu’on avait préparé,

Au moment que je parie a sans doute expiré.

ARSINOÉ.

Ciel, que m’apprenez-vous !

CÉPHISE.

Voici le Roi, Madame ;

Cachez bien à ses yeux le trouble de votre âme.

 

 

Scène VI

 

ALEXANDRE, ARSINOÉ, CÉPHISE, CHÉRILLE, LISIMACUS

 

ALEXANDRE.

Eh bien, vous avez su tantôt ma volonté ;

Enfin se rendra-t-il ? et qu’a-t-on arrêté ?

Je viens pour le savoir.

ARSINOÉ.

Seigneur, sans plus attendre,

Je crois qu’à vos désirs il est prêt à se rendre ;

Mais à ses ennemis n’ajoutez point de foi.

ALEXANDRE.

Vous voulez l’excuser, Madame, je le vois ;

Mais je ne prétends point le presser davantage

Au fils de Jupiter l’Indien rend hommage ;

Callisthène exposé, souffrant aux yeux de tous,

Pour me faire obéir suffit à mon courroux ;

Je vous cédais, pour prix de son obéissance ;

J’ai senti que mon cœur se faisait violence ;

Auriez-vous obéi, si je l’eusse ordonné ?

UN GARDE, se jetant à genoux.

Callisthène, Seigneur, vient d’être empoisonné.

Par votre ordre, avec soin, je le gardois à vue :

Malgré ma vigilance, une main inconnue,

D’un violent poison empruntant le secours,

A fini son supplice, en terminant ses jours.

ALEXANDRE.

Traître, tu sais l’auteur de cette perfidie ;

Déclare-moi qui c’est, ou c’est fait de ta vie.

LE GARDE.

Je craindrais d’accuser, Seigneur, un innocent.

ALEXANDRE.

Toi-même as fait le coup, perfide, et je t’entend.

LE GARDE.

Seigneur...

ALEXANDRE.

C’est trop longtemps soutenir ma présence ;

Qu’on aille par sa mort expier son offense.

LISIMACUS.

Arrêtez, Alexandre, et voyez devant vous

Le coupable, sur qui doivent tomber vos coups ;

C’est moi qu’il faut punir.

ALEXANDRE.

Je vais te satisfaire

Gardes, que sur le champ...

ARSINOÉ.

Ah Ciel ! qu’allez-vous faire ?

Du crime qu’il s’impose éclaircissez-vous mieux.

Différez un moment, Seigneur, au nom des Dieux :

On n’a que trop de temps pour punir un coupable ;

Mais quand le coup est fait, il est irréparable.

Quel regret eûtes-vous de la mort de Clitus ?

Vous plaindriez peut-être autant Lisimacus.

ALEXANDRE.

Madame, c’en est trop, et je lui rends justice.

Gardes, qu’au premier ordre on le mène au supplice ;

Et pour servir d’exemple aux traîtres comme lui,

Qu’au lieu de Callisthène on l’expose aujourd’hui.

LISIMACUS.

J’ai servi mon ami, je n’ai plus rien à faire ;

Inventez des tourments, je dois vous satisfaire ;

Je ne m’en plaindrai point : mais vous êtes mon Roi,

Et vous êtes, Seigneur, plus à plaindre que moi.

Adieu, Princesse.

Deux Gardes emmènent Lisimacus.

ARSINOÉ.

Hélas !

 

 

Scène VII

 

ALEXANDRE, ARSINOÉ, CHÉRILLE, CÉPHISE

 

ALEXANDRE.

Quoi ! vous versez des larmes ?

On me l’avait bien dit, je connais vos alarmes,

Vous l’aimez.

ARSINOÉ.

Ah ! Seigneur...

ALEXANDRE.

J’en suis trop éclairci,

ARSINOÉ.

Seigneur, mon frère l’aime.

ALEXANDRE.

Et vous l’aimez aussi.

Vous l’avez garanti deux fois de ma colère ;

Vous feignez de pleurer pour l’intérêt d’un frère ;

Mais, non, ne cherchez plus d’inutile détour :

Ces larmes, je le vois, sont des larmes d’amour.

ARSINOÉ.

Ah ! Seigneur, la pitié seulement m’intéresse :

Ne me soupçonnez point d’aimer...

ALEXANDRE.

Eh bien, Princesse,

Pour guérir mon esprit de ce soupçon jaloux,

Il faut dès aujourd’hui m’accepter pour époux :

Vous connaissez mon cœur, mais afin que le vôtre

Soit exempt désormais de brûler pour un autre,

Venez sans différer jouir d’un si beau sort,

Et que Lisimacus soit conduit à la mort.

Vous ne répondez rien ?

ARSINOÉ, à part.

Juste Ciel ! que répondre ?

Vous avez achevé, Seigneur, de me confondre ;

Perdez Lisimacus, éclatez contre moi ;

C’est par votre ordre exprès qu’il a reçu ma foi ;

Votre consentement nous donna l’un à l’autre,

Et notre tendre amour naquit avant le vôtre ;

De peur de vous aigrir, je voulais le celer ;

Mais puisque l’on m’y force, il est temps de parler.

Gardez tous les honneurs que vous me voulez faire,

Rien sans Lisimacus ne peut me satisfaire ;

Je préfère sans peine au destin le plus beau

Le funeste plaisir de le suivre au tombeau...

Après cela, Seigneur, tranchez sa destinée ;

Si vous le condamnez, je me tiens condamnée :

Un même arrêt nous sauve ou nous perd aujourd’hui ;

Et je ne puis que vivre ou mourir avec lui.

 

 

Scène VIII

 

ALEXANDRE, CHÉRILLE

 

ALEXANDRE.

Où somme-nous, Chérille, et que viens-je d’entendre ?

A-t-on donc oublié que je suis Alexandre ?

L’un ose me trahir au milieu de ma Cour,

Et l’autre ose à mes yeux exposer son amour.

CHÉRILLE.

Punissez, punissez, Seigneur, qui vous offense.

ALEXANDRE.

Oui, sans aucun délai, courons à la vengeance,

Et sans considérer sur qui tombent mes coups,

N’écoutons aujourd’hui que mon juste courroux,

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Le Roi se cache, hélas ! il n’est point dans sa tente ;

Pour sauver mon amant, que faut-il que je tente ?

Ces lieux n’offrent partout à mes tristes regards,

Que Gardes effrayés courants de toutes parts ;

On n’ose me parler, on me suit, on m’évite :

Dans tous les yeux en pleurs je vois sa perte écrite.

CÉPHISE.

Lisimacus, Madame, est chéri des soldats,

Leur révolte est à craindre, et l’on n’osera pas,

Dans l’effroyable état où l’on vit Callisthène,

Exposer à leurs yeux un si grand Capitaine ;

Alexandre content des exploits d’aujourd’hui,

Révoquera l’arrêt prononcé contre lui.

ARSINOÉ.

Non, tout ce qu’il a fait, Céphise, est inutile ;

Le Roi suit les avis d’Agis et de Chérille.

CÉPHISE.

Pour fléchir Alexandre il ne faut qu’un moment ;

Après une victoire on pardonne aisément.

ARSINOÉ.

Le jour que ta valeur lui donne la victoire,

Il te comble d’horreur, tu le combles de gloire ;

Infortuné Héros, quel prix de tes hauts faits !

Et les Dieux que tu sers souffriraient ces forfaits ?

CÉPHISE.

Modérez, s’il se peut, l’ennui qui vous accable.

ARSINOÉ.

Conçois-tu bien l’état de mon sort déplorable ?

Tantôt, pour délivrer mon amant du trépas,

Des Gardes furieux j’ai retenu le bras.

Cependant je n’ai fait par ce cruel office,

Que le livrer vivant aux horreurs du supplice.

Pourquoi, lorsqu’il était tantôt prêt à mourir,

Malheureuse, pourquoi l’allais-je secourir ?

Pour finir mes tourments, je n’avais qu’à le suivre ;

Maintenant comme lui je suis réduite à vivre.

Ô comble de disgrâce ! ô trop funeste sort !

Les maux les plus cruels prennent fin par la mort ;

Mais dans mon désespoir, à qui tout autre cède,

J’ai perdu le secours de ce triste remède.

Pardonne, cher amant, c’est moi qui t’ai conduit

Dans l’état où déjà peut-être es-tu réduit ;

Mais pouvais-je du sort prévoir la barbarie ?

Je me plains aujourd’hui d’avoir sauvé ta vie.

CÉPHISE.

Mais, Madame, pourquoi ce violent transport ?

Vous n’êtes pas encore instruite de son sort.

 

 

Scène II

 

PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Mon frère, vous pleurez.

PTOLOMÉE.

Hélas !

ARSINOÉ.

Que va-t-on faire :

Rien ne peut donc du Roi modérer la colère ?

PTOLOMÉE.

J’ai parlé, j’ai pressé... mais inutilement ;

Dieux ! que ne suivait-il son premier mouvement ?

Alexandre, ma sœur, content de la victoire,

Dont à Lisimacus il croit devoir la gloire,

Surmontant son courroux voulait lui pardonner,

Quand Agis et Chérille ont su l’en détourner.

Sur ces lâches flatteurs ce grand Roi se repose,

Et de tous nos malheurs ils sont la seule cause :

Contre leurs sentiments j’ai longtemps contesté,

Mais ces traîtres enfin sur moi l’ont emporté.

Pour tromper les soldats, ils ont eu l’artifice

De faire changer l’ordre et l’heure du supplice ;

Et craignant à demain quelque rébellion,

On l’expose ce soir aux fureurs d’un Lion.

ARSINOÉ.

Aux fureurs d’un Lion ? ô vengeance cruelle !

Allons, courons partout en porter la nouvelle :

Mon frère, au nom des Dieux ne l’abandonnons pas ;

Allons en informer les Chefs et les Soldats ;

Ne perdons point de temps : si par toute l’armée

Cette horrible nouvelle est une fois semée,

Les Soldats soulevés d’abord en sa faveur,

Arrêteront du Roi la barbare fureur,

Et le fer à la main viendront jusqu’à sa tente

Arracher ce Héros...

PTOLOMÉE.

C’est une vaine attente.

Les Soldats, qui pourraient s’opposer à ta mort,

Ne peuvent dans la nuit être instruits de son sort ;

On le leur cache exprès Ceux qui veulent qu’il meure,

Pour le perdre sans bruit, ont fait choix de cette heure ;

Un seul moyen, ma sœur, s’offre à le secourir,

Il vous doit venir voir avant que de mourir ;

Alexandre l’ordonne, et lui fait grâce encore,

Si vous pouvez enfin obtenir qu’il l’adore ;

Il ne peut autrement éviter son courroux

ARSINOÉ.

À quelle extrémité, Dieux ! me réduisez-vous ?

Dois-je le voir mourir d’une mort si cruelle,

Ou le porter moi-même à vous être infidèle ?

Hélas ! quand je voudrais par-là le garantir,

Lui-même voudra-t-il jamais y consentir ?

Non, son grand cœur exempt des frayeurs qui m’étonnent,

N’abandonnera point les Dieux qui l’abandonnent.

 

 

Scène III

 

LISIMACUS, ARSINOÉ, PTOLOMÉE, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Ah Ciel ! en quel état...

LISIMACUS.

C’est par l’ordre du Roi

Qu’en ce dernier moment, Princesse, je vous vois ;

Si je veux l’adorer, encore il me fait grâce ;

Mais vous savez trop bien ce qu’il faut que je fasse ;

Vous m’y voyez tout prêt, et je viens en ce lieu,

Madame, pour vous dire un éternel adieu.

ARSINOÉ.

Hélas !

LISIMACUS, à Ptolomée.

Quoique mon sort ait de quoi vous surprendre,

Respectez, comme moi, le courroux d’Alexandre.

Cher Prince, perdez-en le triste souvenir,

Et cachez, s’il se peut, aux siècles à venir,

Une indigne action qu’on aurait peine à croire,

Qui seule suffirait pour flétrir sa mémoire.

C’est tout ce que je veux ; vous me le promettez ?

Gardes, où dois-je aller ?

ARSINOÉ.

Barbares, arrêtez ;

Ou menez nous tous deux à cet affreux supplice ;

Allez le dire au Roi ; de tout je suis complice ;

Pourquoi nous séparer ?

LISIMACUS, à Ptolomée.

Au nom des Dieux, Seigneur...

ARSINOÉ.

Je ne le quitte point.

PTOLOMÉE.

Que faites-vous, ma sœur ?

LISIMACUS.

Ah ! Princesse, ma mort est trop digne d’envie ;

Pour quel sujet plus beau puis-je donner ma vie ?

Mon zèle pour les Dieux, l’amour que j’ai pour vous,

Du sort qu’on me prépare m’ont attiré les coups.

Après un tel bonheur, peut-on me plaindre encore ?

Trop heureux de mourir pour tout ce que j’adore !

Madame, adieu, je parts.

ARSINOÉ.

Adieu, Prince, je meurs.

LISIMACUS.

Quel spectacle, grands Dieux ! ô jour rempli d’horreurs !

Mais s’il faut pour jamais être séparé d’elle,

La peine qui m’attend me sera moins cruelle ;

Et je ne crains, ami, dans son funeste sort,

Que la seule douleur qu’elle aura de ma mort.

PTOLOMÉE.

Ami, pour signaler l’amitié qui nous lie,

Que ne puis-je donner tout mon sang pour ta vie !

Cher ami ! je ne puis que pleurer ton malheur.

CÉPHISE.

La Princesse se meurt, secourons-la, Seigneur ;

Déjà ses yeux...

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE, CHÉRILLE

 

ALEXANDRE.

Que vois-je, Arsinoé mourante ?

PTOLOMÉE.

Réduite au désespoir vous voyez une amante,

Seigneur. Lisimacus vient de quitter ce lieu ;

Elle s’est évanouie, en lui disant adieu.

Pardonnez sa surprise ; et permettez qu’un frère,

En perdant un ami, serve une sœur si chère.

ALEXANDRE.

Moi-même en cet état je la vois à regret ;

Votre ami s’est perdu par un zèle indiscret ;

Je voulais le sauver, mais pour l’obéissance

J’ai dû des attentats prévenir la licence.

ARSINOÉ.

Qu’entends-je, où suis-je ? hélas ! encore je te vois,

Mon cher Lisimacus... Ah ! barbare, c’est toi.

Qu’est-il donc devenu ? cher amant, que j’adore,

En cet affreux moment un Lion te dévore :

Ah ! Seigneur, prévenez un cruel repentir,

Encor, peut-être encore on peut le garantir ;

Ne prenez pas du moins la colère pour guide.

CHÉRILLE.

Il n’est plus temps, Madame, et c’est en vain...

ARSINOÉ.

Perfide !

La vertu te déplait, tu l’as fait condamner ;

Sans toi, monstre, le Roi voulait lui pardonner.

Ah ! Seigneur, par l’amour que vous m’aviez jurée,

Commandez que la mort soit au moins différée.

ALEXANDRE.

Princesse, je voudrais...

ARSINOÉ.

Courez, Gardes, allez ;

Alexandre le veut, partez, courez, volez.

Hélas ! je parle en vain. Lisimacus expire,

On ne m’écoute point, Ciel ! encor je respire !

Tyran, crains les transports de mon ressentiment :

Ou donne-moi la mort, ou rends-moi mon amant ;

Inhumain, tes bourreaux n’ont pas eu le courage

De te prêter leurs bras pour contenter ta rage.

PTOLOMÉE.

Ah ! ma sœur...

ARSINOÉ.

Tu te sers, pour cet horrible emploi,

D’un Lion furieux, moins féroce que toi :

Cruel, si tu veux voir ta vengeance assurée,

Croi-moi, commande aussi que j’en sois dévorée ;

Crains que Lisimacus ne vive dans mon cœur ;

Achève, prends ma vie, assouvis ta fureur.

PTOLOMÉE.

Seigneur, elle s’égare, et sa triste pensée...

ALEXANDRE.

J’excuse la douleur d’une amante insensée ;

Je la plains.

ARSINOÉ.

Cependant c’est vous, injustes Dieux,

Oui, c’est vous qui là haut tranquilles dans vos Cieux,

À sauver qui vous sert ne pouvez vous résoudre,

Et qui, pour le venger, n’osez lancer la foudre.

Pour qui donc faites-vous si souvent dans les airs

Gronder votre tonnerre, et briller vos éclairs ?

Si, tandis qu’un grand cœur pour vous se sacrifie,

Aux Lions affames vous prodiguez sa vie.

Non, je n’ai plus besoin de vos cruels secours ;

Je veux finir ici mes déplorables jours.

Heureuse ! si je puis y perdre la lumière.

Heureuse ! si je puis y mourir la première,

Et n’apprendre jamais... Ciel ! puis-je un seul moment,

Sans mourir de douleur y songer seulement ?

 

 

Scène V

 

UN GARDE, ALEXANDRE, PTOLOMÉE, ARSINOÉ, CÉPHISE

 

UN GARDE.

Ah ! Seigneur, quel spectacle !

ARSINOÉ.

Oh ! Ciel, que vais-je entendre ?

ALEXANDRE.

En est-ce déjà fait ? et que viens-tu m’apprendre ?

GARDE.

Vous m’en voyez, Seigneur, encor tout hors de moi ;

Au rapport de mes yeux je n’ose ajouter foi.

ALEXANDRE.

Qu’est-il donc arrivé ? parle, je te l’ordonne.

Reviens de ta surprise, et que rien ne t’étonne ;

C’est moi qui l’ai voulu, qu’as-tu vu ? qu’a-t-on fait !

Lisimacus a-t-il expié son forfait ?

GARDE.

Sans se plaindre du sort ni de votre justice,

Il est allé, Seigneur, au lieu de son supplice ;

Des flambeaux allumés la funèbre lueur,

Éclairant le spectacle, en augmentait l’horreur ;

Aussitôt on l’a vu, sans changer de visage,

Descendre en un cachot tout rempli de carnage.

Le terrible Lion qu’on avait préparé,

D’une grille de fer en était séparé.

On l’ouvre ; du Lion la grandeur épouvante ;

Il présente une tête affreuse, menaçante,

Rugit, et bat ses flancs, cherche de toutes parts,

Et sur Lisimacus fixe enfin ses regards ;

La fureur tout à coup dans ses yeux étincelle,

Tous nos cœurs sont glacés d’une frayeur mortelle ;

Le fier Lisimacus, d’un regard assuré,

Contemplant le péril pour lui seul préparé,

Ceint son bras d’une écharpe, et montre avoir envie,

Tout désarmé qu’il est, de défendre sa vie.

On tremble à cet aspect ; le Lion à l’instant

Fond sur Lisimacus ; Lisimacus l’attend,

L’observe, prend son temps, et dans sa gueule avide,

Prompt à le prévenir, plonge un bras intrépide.

L’animal arrêté, par des rugissements

Exprime sa fureur pendant quelques moments ;

Puis, pour se délivrer de ce bras qui le tue,

En vain de tous côtés et s’élance, et se rue ;

Lisimacus le suit, tant qu’enfin harassé,

Il le voit à ses pieds mourant et terrassé.

Alors du creux gosier de la bête expirante

En arrachant la langue encor toute écumante,

Au Garde des Lions il adresse la voix :

Fais-en sortir un autre, et fais un meilleur choix,

Lui dit-il. À ces mots on frémit, on s’étonne ;

Le Garde encor sur lui déchaîne une Lionne ;

Mais du Lion sanglant elle n’ose approcher,

Et dans fa cave obscure elle court se cacher.

À ce qu’on vient de voir mille voix applaudissent ;

De cris d’étonnement les voûtes retentissent ;

On demeure en suspens, et moi je viens, Seigneur,

Savoir ce qu’il vous plaît ordonner du vainqueur.

ALEXANDRE.

Je vous entends, grands Dieux ! je vois que ce miracle,

Qui part de votre main, est un digne spectacle,

Qui montre à l’Univers que vous êtes jaloux

Des suprêmes honneurs qui ne sont dus qu’à vous :

Eh bien, je vous les cède, et loin d’y plus prétendre,

Je veux mettre ma gloire à vous les faire rendre.

Qu’on le fasse venir, je veux tout oublier ;

Le Ciel a pris le soin de le justifier,

Oui, quoiqu’avec raison fier de cette aventure,

Il ne puisse sans peine oublier mon injure,

Je veux de tant de biens le combler désormais,

Qu’il ne se souviendra que de mes seuls bienfaits.

ARSINOÉ

Grands Dieux ! de quels périls tirez-vous l’innocence !

Non, jamais qui vous sert ne doit perdre espérance,

ALEXANDRE.

Assez et trop longtemps de lâches imposteurs

Ont su m’empoisonner par leurs conseils flatteurs ;

Je veux me délivrer de leur troupe servile ;

Et je bannis Agis et l’infâme Chérille ;

Du faîte de la gloire où l’on me voit monté,

Ces esprits dangereux m’auraient précipité.

Pour perdre Callisthène, ils ont su me surprendre ;

Mais enfin je rendrai tant d’honneurs à sa cendre,

Que ces tristes honneurs qu’il a trop mérités,

Peut-être apaiseront ses Mânes irrités.

Heureux ! si je pouvais ensevelir de même

Dans un profond oubli cet oubli de moi-même,

Et cacher, en voilant la triste vérité,

Cet endroit de ma vie à la postérité !

ARSINOÉ.

Oublierez-vous, Seigneur, mes fureurs et mes craintes ?

Contre les Dieux et vous j’ai fait les mêmes plaintes ;

Vous aviez prononcé ce funeste trépas,

Au fond de votre cœur vous ne l’approuviez pas.

ALEXANDRE.

Votre plainte était juste, et c’est à vous, Princesse,

Pour gagner votre amant qu’il faut que je m’adresse ;

Vous avez sur son cœur un absolu pouvoir,

Faites qu’il m’aime encore...

ARSINOÉ.

Il suivra son devoir.

PTOLOMÉE.

Oui, Seigneur, je l’ai vu dans son malheur extrême

S’intéresser pour vous... mais le voici lui même.

 

 

Scène VI

 

LISIMACUS, ALEXANDRE, ARSINOÉ, PTOLOMÉE, CÉPHISE

 

ARSINOÉ.

Ah Ciel !

ALEXANDRE.

Lisimacus, oublions le passé.

J’ai voulu te punir, tu m’avais offensé ;

Mais je vois que les Dieux embrassent ta défense ;

Soyons amis, je cède enfin à ta constance.

LISIMACUS.

Ah ! Seigneur, si le Ciel veut exaucer mes vœux.

ALEXANDRE.

Rends-moi ton amitié, c’est tout ce que je veux.

Je connais ton amour, et je sais ta tendresse ;

Accepte de ma main la main de la Princesse.

Ta valeur a soumis la Thrace sous ma loi,

J’y joins tous les États de Pont, je t’en fais Roi :

Ces peuples belliqueux ont besoin d’un tel maître,

Et déjà je t’avais jugé digne de l’être.

LISIMACUS.

Avec respect, Seigneur, je reçois vos bienfaits ;

J’en connais tout le prix, ils passent mes souhaits ;

Mais quels que soient les biens qu’un heureux sort m’en voie,

Votre retour, Seigneur, fait ma plus grande joie.

ALEXANDRE.

Enfin de tous côtés je suis victorieux ;

Allons de tant de biens rendre grâces aux Dieux.

PDF