Le colis (Georges FEYDEAU)

Monologue en vers dit par Saint-Germain.

 

À Alfred Feydeau.

 

 

...Eh oui ! je me plaindrai !... Je me plaindrai bien haut !

Et pour avoir raison, j’aurai recours, s’il le faut,

Aux tribunaux ! Oui-dà ! Mais j’aurai gain de cause.

L’on verra si je suis si jobard qu’on suppose !

Enfin me voilà, moi... Quel triste dénouement !

Sans la moindre chemise et sans un vêtement.

Eh oui ! de convoler, un jour j’eus la sottise ;

Ma femme est un bijou : là n’est point la bêtise,

Mais devenant époux, je devins gendre aussi,

Et qui dit « gendre », dit « belle-mère » ! Ah ! merci...

« Merci », sans calembour... parbleu ça se devine !...

Oh ! mais on peut l’écrire, en rime féminine !

Et moi qui pour lutter contre le préjugé

Voulais, avant – c’est vrai – que d’en avoir jugé

Fonder un comité – quel but humanitaire !

Pour réhabiliter à tous la BELLE-MÈRE.

Pauvre fou que j’étais ! Et tenez, jugez-en :

C’était tout récemment ; moi, toujours complaisant

J’offre à mon cauchemar une excellente stalle

Pour le concert Colonne et v’lan ! je l’y trimbale.

– Oui, c’est beau, je le sais, c’est superbe ! c’est fort !

Mais j’avais mes raisons : l’absent a toujours tort ;

Or, le surlendemain, je partais en voyage,

L’autre en eût profité pour troubler mon ménage... –

Bref, tandis que l’orchestre entame du Wagner,

J’entends auprès de moi ronfler sur le même air,

Qui ? ma belle-maman qui, là, dans tout Colonne,

Semble vouloir lutter même avec le trombone

Et qui, la tête en l’air et glissant sur son fond,

Regarde, les yeux clos, le lustre du plafond.

Donato pour sujet l’aurait trouvée exquise.

Dame ! on endort les gens, quand on les... Wagnérise.

Soudain autour de moi, tous les gens agacés

De hurler : « À la porte ! au vestiaire ! assez !... »

Ah ! n’éveillez jamais belle-mère qui ronfle

Voyez comme son sein paisiblement se gonfle,

Et moi je trouve un charme à ses ronronnements

Qui sont comme un répit à tous ses grondements ;

Je la contemple ainsi dormir avec délice ;

C’est comme en pleine guerre, un trop court armistice,

Comme au mourant de soif la moindre goutte d’eau,

La résurrection après le froid tombeau.

C’est moi, quoi ! libre, enfin, libre après la galère,

Me pouvant un moment croire sans belle-mère.

Quand le concert finit, vers cinq heures au plus,

Belle-maman dormait, mais ne ronronnait plus.

Au risque d’essuyer sa nouvelle colère,

Je voulus l’éveiller pour partir... Téméraire !

J’eus beau faire et crier, comme au plus sourd des sourds,

Elle n’entendait rien, elle dormait toujours !

Ah ! je n’aurais point cru, vraiment, que la musique

Eût pu rendre à ce point quelqu’un cataleptique.

Que faire ? J’envoyai me quérir aussitôt

Le docteur. Il vint ; puis, sans me mâcher le mot,

Me dit brutalement : « Monsieur, madame est morte ! »

Ce fut un coup pour moi : « Quoi ? mourir de la sorte !...

C’est bien embarrassant ! » fis-je tout attristé.

Ma pauvre femme en eut le cœur tout affecté ;

Elle pleura, pleura, c’était à fendre l’âme.

Moi, je pleurais aussi ; je l’aimais tant... ma femme !

C’est alors qu’on put voir les amis s’amener,

Plaindre, se lamenter... demeurer à dîner,

De ma belle-maman entamer la louange :

Toutes les qualités ! Enfin c’était un ange !

– On apprend tous les jours ! - Bref, vous savez, vraiment,

Nous la pleurâmes, là, très convenablement.

Eh ! bien, se moque-t-on du monde de la sorte ?

Pas du tout, non, messieurs, elle n’était pas morte !

Et me voilà soudain, quel guignon ! patatras !

Une re-belle-mère à nouveau sur les bras ;

Sans compter tous les frais que je venais de faire,

Et la bière restant pour compte ! Eh ! oui, la bière !

Que peut-on faire enfin d’un pareil bibelot ?

À moins tout bonnement d’aller et mettre en lot,

Ou de courir l’offrir à quelque originale

Qui s’en fera son lit ?... Non ! ce sera ma malle.

Et voilà !... Je vous vois plongés dans la stupeur !

Et l’on vient me citer Papin et sa vapeur !

Mais qu’a-t-il donc tant fait ? – Simplicité que j’aime !

S’il trouva la vapeur, c’est dans la vapeur même.

Pour moi c’est du néant que j’ai tout fait sortir :

Papin sut profiter, moi j’ai su convertir.

Et, fier de moi, presto, j’entreprends mon voyage,

Ma foi fort enchanté de lancer mon bagage.

Ah ! non mais quel succès quel ahurissement !

Chaque fois que d’un train s’opère un changement.

Là, l’homme se découvre et la femme se signe ;

Et près de moi, partout, on crie : « Ah ! c’est indigne ! »

Car plus d’un se révolte en voyant sans façon

Bousculer mon objet et le mettre au fourgon

Comme un simple bagage. Et même pris au piège,

Un gros monsieur cagot, hurle : « Quel sacrilège !

Nous allons dérailler ! » Je pouffais pour ma part.

Ainsi nous arrivons jusqu’à Montélimar.

La grande foule ! et pas la foule habituelle ;

Hommes en habit noir, tenue officielle,

Qu’est-ce ? Dans tout le train, grande agitation.

C’était quoi ? Rien ! des gens en députation

Pour recevoir le corps d’un défunt anarchiste,

Président de leur club anti-légitimiste

Moi, badaud, je me paie, en bon parisien,

Les obsèques gratis de ce grand citoyen.

Soudain l’on se découvre ; un cortège se forme,

Et le cercueil descend... Ciel ! j’en connais la forme :

« Ma malle ! c’est ma malle ! Eh ! là-bas, un moment ! »

Je saute à bas du train et précipitamment

Sur ces gens stupéfaits et gardant le silence,

Furieux, sans chapeau, comme un fou je m’élance :

« Arrêtez ! c’est à moi ! » – Je saisis le cercueil. –

« Rendez-le moi ! »... Des gens ont des larmes à l’œil

Et tous de s’écarter avec respect. J’enrage :

« Rendez-le moi ! vous dis-je. » Un vieux me fait :

« Courage ! »

En me serrant les mains.

« Mais voyons, c’est mon bien ! »

Et le monsieur ajoute : « Ah ! vous l’aimiez donc bien ?

Hélas ! c’est une perte immense, irréparable,

Et sa vie, ah ! monsieur, quelle vie honorable !

Pour le bonheur de tous le destin le créa.

Il se fit adorer jusque dans Nouméa ! »

– Allez au diable ! là, tous autant que vous êtes !

« J’ai bien le temps vraiment d’écouter vos sornettes !

Croyez-vous que le train va m’attendre là-bas ?... »

Hélas ! j’avais raison, le train n’attendit pas !

Tandis que j’écumais, furieux, plein de rage,

Il partit, m’emportant mon reste de bagage.

Alors je ne mis plus de borne à mon courroux ;

« Misérables ! hurlai-je, assassins ! gueux ! filous !

Gredins ! vous me volez ! »

– « La douleur qui l’égare » !

Conclut le vieux monsieur. Et l’on quitta la gare.

Je dus, malgré mes cris et mes emportements,

Assister au convoi de tous mes vêtements.

Ce furent des discours, des bouquets, des louanges !

Ah ! mon pauvre colis en entendit d’étranges !...

Par un dernier effort, je voulus, me calmant,

Essayer de les prendre avec du sentiment :

« Voyons ! fis-je, messieurs, là, parlons sans colère ;

Tout ça n’est que défroque !

Ah ! qu’en voulez-vous faire ?

Ce que j’ai là dedans n’a jamais valu rien

Ah ! suivez-moi ! allons à ce qui vous convient !...

Alors quelqu’un cria : Vil réactionnaire !

Tu prends pour piédestal, profane, cette bière

Et tu veux parmi nous faire ton coup d’état ?

À bas ! » Je dus filer pour clore le débat.

Il était temps avant que l’orage ne tombe !

Me voilà hors danger, caché par une tombe...

Mais là – si ce n’est pas le comble du tourment ? –

J’entends au loin, soudain prononcés clairement

Ces mots : « ... Repose en paix, dépouille juste et probe ! »

Et je vois enterrer ma pauvre garde-robe.

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