La Force du naturel (DESTOUCHES)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 11 février 1750.
Personnages
LE MARQUIS D’ORONVILLE
LA MARQUISE
JULIE, crue fille du Marquis
MATHURINE, fermière d’Oronville
BABET, crue fille de Mathurine
LE COMTE D’ORONVILLE, parent du Marquis
GUÉRAULT, intendant du Marquis
LISETTE, femme de chambre de la Marquise
LOUISON, femme de chambre de Julie
UN LAQUAIS
La scène est à Paris, chez le Marquis.
À MONSEIGNEUR LE MARQUIS DE PUYZIEULX,
MINISTRE ET SECRÉTAIRE D’ÉTAT, Chevalier des Ordres du Roi, etc. etc.
MONSEIGNEUR,
Rien n’est si profondément gravé dans ma mémoire et dans mon cœur, que les Bienfaits dont je suis redevable à votre illustre Famille. À peine avais-je atteint l’âge de dix-neuf ans, lorsque feu M. le Marquis de Puyzieulx votre oncle, si célèbre par ses longues et heureuses Négociations, daigna m’initier dans les secrètes fonctions de son ministère, et m’instruire des moyens d’y participer sous ses ordres. J’eus le bonheur, pendant sept années entières, de profiter des leçons d’un si grand maître, qui, ne se bornant à éclairer mon esprit, daigna prendre le soin de former mon cœur, et de le remplir de ces nobles principes d’honneur et de vertu, qui ont toujours brillé dans votre Maison. Je lui dois même, et à toutes les personnes qui la composaient alors, la louable ambition de tenir quelque rang dans la république des Lettres : et je fais gloire de dire que, si j’ai eu quelque succès, et comme négociateur, et comme Auteur dramatique, c’est principalement à leurs instructions que j’en suis redevable. Je me fis un devoir et un honneur d’en informer le Public, lorsque je mis au jour le Curieux impertinent. Ce fut la première de mes Comédies, et pour moi la première occasion de signaler ma reconnaissance. Je pris la liberté de dédier cette Pièce à M. le Marquis de Puyzieulx mon bienfaiteur, et j’ai le bonheur d’orner aujourd’hui de votre nom, MONSEIGNEUR, de ce nom qui m’est et me sera toujours si précieux, un Ouvrage que toutes les instances de mes amis n’auraient pu tirer de mes mains, si je n’avais pas conçu l’espérance de le faire paraître sous vos auspices, C’est un des derniers fruits de mes amusements er de mon loisir. Heureusement il a paru sur la Scène avec quelque éclat, après avoir essuyé les dégoûts d’une censure précipitée. Le Public, ou plus équitable, ou plus indulgent, a pris ma vieille Muse sous sa protection, et l’a sauvée du cruel affront qu’on lui préparait. Elle attend de vous, MONSEIGNEUR, ou la même justice, ou la même indulgence. Eh, quelle protection plus déclarée que la vôtre peut-elle espérer ? J’ose donc y recourir avec toute la confiance que je dois avoir en vos bontés, et vous témoigner en même temps, si cela m’est possible toute la joie dont mon cœur s’est senti pénétré, lorsque je vous ai vu suivre avec tant de gloire et d’applaudissements ; les traces et les exemples de vos Aïeux, qui depuis plusieurs siècles s’étaient rendus si célèbres. Le poste glorieux où votre probité et vos services vous ont élevé, fut autrefois confié par LOUIS LE JUSTE au Marquis de PUYZIEULX, digne fils du CHANCELLIER DE SILLERY l’un de vos Ancêtres ; et vous a mis en état de soutenir tout l’éclat dont ces grands Hommes ont orné votre nom. Permettez donc, MONSEIGNEUR, qu’en vous dédiant cet Ouvrage, je vous rende un hommage public ; que je vous supplie de m’honorer toujours de votre bienveillance et de votre protection, et que je vous renouvelle les assurances du profond respect avec lequel je suis,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
DESTOUCHES.
PRÉFACE
Voici une comédie que mes intimes amis, et les excellents acteurs qui l’ont représentée, ont tirée malgré moi de mon cabinet, où je la tenais renfermée avec quelques autres ouvrages de ce genre, composés de temps en temps pour égayer ma solitude. Je ne songeais qu’à m’amuser moi-même ; c’était mon unique objet, j’ose le protester ; et, depuis bien des années, je n’avais plus l’ambition de hasarder mes comédies sur la scène. Enfin, après une longue résistance, j’ai cédé aux plus vives sollicitations, et peu s’en est fallu que je ne m’en sois repenti. L’envie, par d’opiniâtres et d’indécentes manœuvres, a tout tenté pour me punir de ma complaisance ; mais le public, indigné contre elle, a pris ma comédie sous sa protection, et l’a soutenue au milieu de l’orage. Qu’il me permette donc de lui en témoigner ma vive et respectueuse reconnaissance. Ses bontés pour moi me font plus d’honneur qu’un succès qui ne m’aurait point été disputé, et raniment le désir que j’ai toujours eu de lui plaire. J’aurais peut-être encore la faiblesse d’y succomber, mais le danger auquel je viens d’échapper redouble ma timidité. Il n’est permis qu’à la jeunesse d’être ambitieuse et téméraire ; la fortune se plaît autant à la favoriser qu’à dégrader ses vieux courtisans, s’ils n’ont pas la prudence de sortir de la carrière, lorsqu’ils doivent sentir que leurs forces s’épuisent.
Quoique je ne doute point que la même cabale, qui s’est si vivement et si vainement agitée pour faire échouer cette comédie sur le théâtre, ne renouvelle ses efforts pour en dégoûter les lecteurs, j’espère de ceux-ci plus d’indulgence encore qu’aux représentations, parce qu’ils pourront juger de mon ouvrage sans être distraits par tous les artifices que des gens apostés ont mis en usage pour détourner et fatiguer l’attention des spectateurs, principalement aux endroits qui rendaient l’intérêt plus vif, et qui pouvaient arriver jusqu’au cœur ; car la cabale était bien instruite. Mais le cabinet est un tribunal infaillible, où ni amis, ni ennemis n’ont aucune influence : l’équité seule y préside ; c’est d’elle seule que j’ose espérer la confirmation de mon succès.
Ce n’est pas que j’aie la témérité de présumer que cette pièce soit à l’abri de toute censure ; je ne sais que trop qu’on en peut faire une très bonne critique. Eh ! quel est, quel fut et quel sera jamais l’ouvrage exempt de défauts ? L’ouvrage qui en a le moins est le meilleur. Moins de défauts que de beautés, c’est l’unique gloire où tout auteur doive aspirer. L’esprit humain ne peut, sans témérité, prétendre à la perfection ; et je m’en crois plus éloigné qu’aucun autre.
Si quelque réflexion peut m’être favorable auprès des spectateurs et des lecteurs, c’est que j’ai toujours ambitionné de leur être utile en les amusant. Bien loin d’avoir jamais prostitué mon faible génie au désir indiscret de leur plaire aux dépens des bonnes mœurs, j’ai toujours cherché l’art de rendre la comédie un spectacle digne des honnêtes gens. J’ai fait tous les efforts dont j’étais capable pour prêter quelque agrément à l’austère morale ; mais, me souvenant toujours qu’elle n’était goûtée que lorsqu’elle sortait nécessairement du sujet, et qu’elle n’était point un ornement superflu, qui ne peut produire que l’impatience et l’ennui.
Car il ne suffit pas de faire des portraits odieux ou ridicules, et d’en prendre occasion de moraliser, il faut que le sujet et les caractères des personnages fassent naître imperceptiblement cette occasion, et que l’art sache si bien ménager l’amour-propre, qu’il ne lui donne pas un juste sujet de se révolter, quand on paraît l’attaquer trop ouvertement, et de dessein prémédité.
De tout ce que je viens de dire, il résulte une vérité constante, que je puis soutenir contre les plus sévères ennemis des spectacles ; c’est que la comédie, loin d’être aussi dangereuse qu’ils se l’imaginent, est capable de les corriger eux mêmes de leur injuste préjugé, lorsqu’elle suit inviolablement son premier objet. Car enfin, quel est-il, ou quel doit-il être ? de corriger les mœurs. Mais c’est en faisant rire qu’elle donne des leçons. Est-ce là le moyen d’instruire ? Sans doute ; et rien ne doit empêcher de croire qu’une saine morale, débitée avec enjouement, peut produire un effet aussi salutaire que celle qui prend un air sévère et un ton sérieux. Pour rendre l’homme meilleur et plus sage, qu’importe de quel moyen on se serve, pourvu qu’il soit innocent et utile ?
J’avoue que la comédie peut corrompre les mœurs, quand sa gaîté dégénère en licence, ce qui ne lui est arrivé que trop souvent ; mais il ne faut s’en prendre qu’aux auteurs dangereux, qui lui font perdre son objet de vue pour rendre son enjouement pernicieux : c’est sur eux que la vertu doit sévir, et non sur un art qui peut contribuer innocemment à combattre le vice et le ridicule. Pour moi, je ne l’ai jamais étudié ni pratiqué qu’à ce dessein ; et je ne pourrais jamais croire qu’une pure et saine morale, modérément assaisonnée de bonnes plaisanteries, ou de quelques traits délicatement caustiques, puisse être condamnée par des juges équitables qui auront approfondi cette question, sans avoir égard à leurs préjugés.
Je ne dois point finir cette préface, qui peut-être n’est déjà que trop longue, sans avertir le public qu’en faisant imprimer cette pièce, j’y ai rétabli quelques endroits que j’avais cru devoir sacrifier à l’impatience des spectateurs. Ce n’est ni pour la contredire, ni pour la blâmer, que j’ose revendiquer ces vers retranchés ; mais je ne puis m’empêcher de croire qu’ils n’ennuieront point à la lecture ; c’est une épreuve que j’ai faite depuis longtemps. J’étais jaloux principalement de l’éloge que le Marquis fait de son épouse, pour corriger sa fille par un exemple présent. J’avoue qu’un mari qui donne tant de louanges à sa femme, peut aujourd’hui paraître un peu ridicule. Mais qui sait si ce nouveau phénomène n’aura pas son utilité, et s’il n’est pas permis, pour l’avantage du public, d’imiter quelquefois le grand Corneille, en peignant les hommes, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils doivent être ? Je me flatte qu’on voudra bien, en ce cas-ci du moins, me permettre cette liberté ; et, si on la condamne, je n’en rougirai point. Est-ce moi qui dois avoir honte de ce que la peinture des mœurs de nos pères est devenue fastidieuse ?
ACTE I
Scène première
LISETTE, LOUISON
LISETTE, à Louison, qui entre après elle.
Louison !
LOUISON.
Quoi, ma chère ?
LISETTE.
Où peut être Julie ?
LOUISON.
Elle est dans le jardin ; elle aime à la folie
Le grand air, la verdure et les lieux écartés :
Toujours sombre, rêveuse.
LISETTE.
Et brutale.
LOUISON.
Écoutez ;
Vous n’avez pas grand tort de parler ainsi d’elle.
Elle a l’esprit brillant, elle est jeune, assez belle ;
Mais ses tons, ses façons soutiennent mal son rang :
Et je ne comprends pas qu’étant d’un si beau sang,
Elle ait l’humeur si rude et si peu revenante.
LISETTE.
À polir son esprit Madame se tourmente ;
Mais elle a beau prêcher, ses soins n’ont nul effet.
LOUISON.
Monsieur sait-il cela ?
LISETTE.
Pas encor tout-à-fait.
On tâche à lui cacher les défauts de sa fille.
Comme il n’a plus de fils, cette noble famille
Est réduite à Julie, en qui je ne vois rien
Qui soit digne d’un sort aussi beau que le sien.
Mais dites-moi, ma chère, aime-t-elle le Comte ?
LOUISON.
J’ai tout lieu d’en douter ; et quelquefois j’ai honte
Du peu d’égards qu’elle a pour ce jeune seigneur,
Tout aimable qu’il est.
LISETTE.
Aurait-elle le cœur
Prévenu pour quelque autre ?
LOUISON.
Elle ne voit personne
Que l’intendant.
LISETTE.
Guérault ?
LOUISON.
Guérault, et je m’étonne
De leur intelligence. Ils se parlent souvent.
LISETTE.
C’est qu’elle aime à causer. Elle sort du couvent,
Avec d’honnêtes gens elle est embarrassée ;
Plus libre avec Guérault...
LOUISON.
Hum ! j’ai dans la pensée
Qu’elle a du goût pour lui.
LISETTE.
Fi ! je ne le crois pas.
LOUISON.
Mais enfin...
LISETTE.
Il faudrait qu’elle eût le cœur bien bas.
LOUISON.
C’est le seul cependant qui la rend moins farouche,
Et qui tire des mots gracieux de sa bouche.
LISETTE.
Mais oui ; je me rappelle...
LOUISON.
Oh ! je les épierai ;
Et si le fait est vrai, je le découvrirai.
LISETTE.
Vous êtes bien maligne !
LOUISON.
Eh ! ne taxons personne.
Vous qui me critiquez, vous n’êtes pas trop bonne.
LISETTE.
Je ne m’en pique pas ; mais du moins je ne crois
Que sur de bons témoins, ou sur ce que je vois.
LOUISON.
Vous passez cependant pour être soupçonneuse.
LISETTE.
C’est mon faible, il est vrai.
LOUISON.
Moi, je suis curieuse,
Et je me satisfais ; car l’adresse est mon fort.
LISETTE.
Julie aimer Guérault ! Ou vous lui faites tort,
Ou sa faiblesse irait jusqu’à l’extravagance.
LOUISON.
Elle se sent si peu de sa haute naissance,
Que ce ne serait pas un trait si merveilleux.
LISETTE.
Il est vrai que Guérault est un présomptueux.
LOUISON.
Un insolent.
LISETTE.
Un fat.
LOUISON.
Un fou qui croit qu’on l’aime
Sitôt qu’on l’envisage.
LISETTE.
Ah ! le voici lui-même.
Au bruit de son éloge, il vient fort à propos.
LOUISON.
Oui. N’en aurait-il point entendu quelques mots ?
Qu’il a l’air agité !
LISETTE.
Mais c’est ce qui me semble :
Il est pâle, défait, et l’on dirait qu’il tremble.
LOUISON.
Au moins sur mes soupçons gardez bien le secret.
LISETTE.
Ne craignez de ma part aucun mot indiscret.
Scène II
GUÉRAULT, LISETTE, LOUISON
LISETTE.
C’est vous, monsieur Guérault !
GUÉRAULT.
Eh ! oui, c’est moi, ma bonne.
LISETTE.
Vous êtes bien rêveur !
GUÉRAULT, à part.
Est-ce qu’elle en soupçonne
Le sujet ? Que je crains son esprit pénétrant !
LOUISON.
Regardez-nous du moins. Votre air indifférent
Nous offense.
GUÉRAULT.
Eh, morbleu ! laissez-moi, je vous prie ;
Je ne suis point en train d’entendre raillerie.
LISETTE.
Nous nous flattons qu’un jour vous aurez le loisir
De nous parler. Adieu.
Elles sortent en faisant des révérences.
GUÉRAULT.
Vous me faites plaisir.
LOUISON.
Comptez sur nos respects.
Elles l’impatientent à force de révérences.
Scène III
GUÉRAULT, seul
Bon couple de femelles !
Dans toute la maison, je ne crains rien tant qu’elles :
Mais aujourd’hui, surtout, elles me font trembler.
Je crois que tout m’observe, et que tout va parler.
Comment, devant Monsieur, oserai-je paraître ?
Qu’ai-je fait ? Épouser la fille de mon maître !
Par un lien secret, téméraire, imprudent,
J’ai donc pu l’allier à son cher intendant !
Sa fille l’a voulu, pouvais-je m’en défendre ?
Ah ! que je paierai cher l’honneur d’être son gendre,
S’il apprend le mystère avant qu’un prompt départ
Nous ait mis à couvert ! Que je cours grand hasard
D’expier en public un crime impardonnable
Chez des gens d’un grand nom, et d’un rang respectable
Moi, gendre d’un Marquis ! On est bien malheureux
D’avoir trop de mérite ! Où fuirons-nous tous deux,
Ma folle épouse et moi ? Quelle retraite obscure
Pourra nous préserver de sinistre aventure ?
Scène IV
JULIE, GUÉRAULT
JULIE.
Comment ! tout seul ici ? je crois que vous rêviez.
GUÉRAULT.
Oui. Je revois qu’enfin nous voilà mariés.
JULIE.
Vous en repentez-vous ?
GUÉRAULT.
Je suis comblé de gloire.
Mais que deviendrons-nous, si l’on sait notre histoire ?
JULIE.
Comment la saurait-on ? il était si matin
Lorsque, pour m’échapper, j’ai gagné le jardin,
Que tout dormait céans. Tout y dormait encore,
Lorsque je suis rentrée au lever de l’aurore ;
Et je suis parvenue à mon appartement
Avec tant de bonheur, et si secrètement,
Que ma femme de chambre ignore ma sortie.
Nous ne pouvions pas mieux, faire notre partie.
Nous n’avons pour témoins, que ton frère et ta sœur,
Et que ton vieux parent, qui de notre bonheur
Ne révéleront pas le dangereux mystère ;
Ils sont intéressés comme nous à se taire ;
Avec nous ils fuiront au pays étranger,
Et notre prompt départ nous sauve de danger.
Ils vont nous préparer une sûre retraite.
Notre félicité sera bientôt parfaite.
GUÉRAULT.
Mais ils ne seront prêts que dans six ou sept jours.
Je suis épouvanté du péril que je cours ;
Car ce terme est bien long.
JULIE.
Mais je cours, ce me semble,
Même danger que vous ; cependant...
GUÉRAULT.
Si je tremble,
C’est beaucoup moins pour moi que pour vous. Votre humeur
Impatiente et brusque à présent me fait peur :
Vous êtes trop sincère, et parfois indiscrète.
JULIE.
Le péril où je suis me rendra plus secrète.
GUÉRAULT.
Ménagez votre mère.
JULIE.
Elle ne m’aime point,
Ni mon père non plus.
GUÉRAULT.
Ils ont tort en ce point.
Mais je pense qu’au fond c’est un peu votre faute.
Madame dit souvent que vous êtes trop haute,
Que vous ne lui marquez aucun attachement.
JULIE.
Elle me contredit, me gronde à tout moment.
Comme je goûte peu sa prudente morale,
Dieu sait de quels beaux noms sa bouche me régale.
Mon père, toujours grave et toujours sérieux,
Ne m’honore jamais d’un regard gracieux ;
Quand il me dit un mot, c’est d’un ton fier et rude.
Servantes et valets, tous prennent l’habitude
De me contrecarrer, d’oser trouver mauvais
Et tout ce que je dis, et tout ce que je fais.
Par tout le monde ici je me vois maltraitée,
Et vous êtes le seul qui m’ayez respectée.
Aussi m’avez-vous plu. Vous voilà mon époux ;
Et je veux me venger, en fuyant avec vous ;
D’autant plus qu’on prétend que j’épouse un jeune homme,
Doucereux courtisan, dont l’air poli m’assomme ;
Qui, loin de m’amuser, me fait mourir d’ennui
Par ses tendres sermons tout aussi plats que lui.
Je le brusque sans cesse, au lieu de lui complaire ;
Et ce procédé-là me brouille avec ma mère.
On me gronde pour lui ; mais, dès que je le vois,
J’en use à son égard comme on fait avec moi :
S’il me pique souvent, il sent la repartie.
GUÉRAULT.
Vous ne lui témoignez que trop d’antipathie.
Mais pendant quelques jours traitez-le poliment.
Pour ôter tout soupçon de notre engagement,
Je vais feindre d’aimer une jeune innocente,
Qu’à propos pour cela le hasard me présente ;
Notre fermière ici doit l’amener tantôt :
C’est sa mère, elle est riche.
JULIE.
Oui. Mais, monsieur Guérault,
Cette fille est fort belle, à ce que j’entends dire.
GUÉRAULT.
Belle réflexion ! elle me ferait rire,
Si j’étais de sang-froid. Mais je tremble de peur
Qu’on ne nous trouve ensemble. Au revoir. Quel malheur !
Je ne puis échapper aux yeux de votre mère.
JULIE.
Oh ! je n’ai pas peur, moi. Sortez ; laissez-moi faire.
Scène V
LA MARQUISE, JULIE
LA MARQUISE.
Que cherchait-il ici ?
JULIE.
Je ne sais ; mais je crois
Qu’il y cherchait mon père. Il n’a trouvé que moi,
Et s’en est retourné.
LA MARQUISE.
Toute la matinée
Qu’avez-vous fait ?
JULIE.
Eh ! mais... je me suis promenée
Dans le jardin.
LA MARQUISE.
Pourquoi ne venir pas me voir
Tous les matins ? C’est là votre premier devoir.
Rien ne peut vous contraindre à cette complaisance :
Et l’on doit peu compter sur votre obéissance,
En exigeant de vous une civilité.
JULIE.
Madame, c’est que j’aime à vivre en liberté.
LA MARQUISE.
La liberté sied mal aux filles de votre âge.
JULIE.
Si les façons rendaient une fille plus sage...
LA MARQUISE.
Elles prouvent du moins que l’on sait obéir.
JULIE.
Mon humeur y répugne, et me les fait haïr.
LA MARQUISE.
Belle humeur !
JULIE.
Je croyais que mon père et ma mère
Voudraient bien qu’avec eux je fusse familière,
Et me dispenseraient d’un air trop circonspect.
LA MARQUISE.
Est-ce que l’amitié dispense du respect ?
Une fille bien née aisément s’humilie,
Ou, du moins, son humeur se contraint et se plie
En présence de ceux dont elle tient le jour ;
Mais leur bonté pour vous ne trouve aucun retour.
Loin de les en payer par la moindre caresse,
Vous êtes insensible à toute leur tendresse.
Votre grossièreté nous fatigue à mourir ;
Et sept ans de couvent, loin de vous en guérir,
Semblent avoir produit un effet tout contraire,
Jusqu’au point que, sans moi qui retiens votre père,
Il vous eût au couvent renvoyée aujourd’hui,
Parce que vous n’avez nulle amitié pour lui.
Vous ne lui présentez qu’un air maussade et rude.
On ne peut vous ôter la mauvaise habitude
De brusquer tout le monde en des termes si bas,
Que des gens du commun ne s’en serviraient pas.
Vous démentez en tout une haute naissance.
Nous méditons pour vous une illustre alliance ;
Et nous vous destinons un jeune homme charmant,
À qui vous ne marquez que de l’éloignement :
Loin de gagner son cœur, vous le glacez sans cesse,
En lui parlant toujours avec impolitesse.
Sa naissance et son rang n’attirent nul égard ;
À peine daignez-vous l’honorer d’un regard.
D’où provient, dites-moi, cet étrange caprice,
Et cette répugnance à lui rendre justice ?
En quoi vous déplaît-il ? Ne me déguisez rien.
JULIE.
Ce que je vous dirai, c’est que son entretien
M’ennuie.
LA MARQUISE.
Eh ! pourquoi donc ?
JULIE.
Au lieu d’aimer, il prêche.
Il prétend que je suis d’une humeur trop revêche ;
Que je ne prends point l’air des filles de mon rang ;
Que je suis trop unie ; et qu’un illustre sang
Doit être soutenu par de belles manières,
Qui donnent un air doux aux femmes les plus fières :
Que ma beauté, sans grâce, est peu propre à toucher ;
Ensuite, il veut m’apprendre à parler, à marcher,
À faire l’agréable, à ranger ma coiffure,
Et, de la tête aux pieds, corriger ma figure :
Car, bien loin de chercher à me complaire en tout,
C’est moi, si je l’en crois, qui dois suivre son goût,
Ses avis, ses leçons, dont il est si prodigue,
Que je n’en saurais plus supporter la fatigue.
Est-ce ainsi qu’on inspire un tendre attachement ?
Tout franc, si ce sont là les façons d’un amant,
J’étais bien dans l’erreur. Je croyais, au contraire,
Qu’il approuvait, louait, et ne cherchait qu’à plaire ;
Mais celui qu’on me donne, au lieu de s’en piquer,
Comme dans les romans je l’ai vu pratiquer,
Et comme, à mon avis, cela doit toujours être,
Me gouverne d’avance, et prend des tons de maître.
LA MARQUISE.
Vous vous trompez, ma fille ; il veut vous réformer.
Plus il y fait d’efforts, plus vous devez l’aimer.
Corriger nos défauts avec un soin extrême,
C’est le plus sûr moyen de prouver qu’on nous aime.
JULIE.
Oh ! ce n’est pas par là qu’on me gagne le cœur.
Quiconque veut m’aimer, doit aimer mon humeur.
Si le Comte me veut, il faut qu’on le prévienne
Que j’ai ma volonté, tout comme il a la sienne.
LA MARQUISE.
Quel esprit ! quel travers ! Tenez-vous ce discours
Au comte d’Oronville ?
JULIE.
Oui, vraiment, tous les jours.
Comme il est pour m’avoir...
LA MARQUISE.
Pour m’avoir ! le beau terme !
JULIE, d’un air impatient.
Qu’il soit beau, qu’il soit laid...
LA MARQUISE.
D’un ton encor plus ferme.
JULIE.
Je voudrais bien parler en termes éloquents.
Puisque le Comte en moi trouve des airs choquants,
Que ne s’attache-t-il à quelque autre personne ?
Je suis franche, il m’en blâme ; et, moi, cela m’étonne.
Les cœurs les plus ouverts sont toujours les meilleurs :
S’il pense le contraire, il peut chercher ailleurs.
LA MARQUISE.
Ciel ! est-ce là ma fille ! À seize ans, à cet âge
Vous osez me tenir un si hardi langage !
JULIE.
Vous dire ma pensée, est-ce vous offenser ?
LA MARQUISE.
Avant que de la dire, apprenez à penser.
JULIE.
Mais je crois penser juste.
LA MARQUISE.
Avec quelle arrogance
Elle soutient sa thèse ! Eh quoi ! votre naissance,
Tous les soins que l’on prend pour vous former le cœur
N’en pourront adoucir la dureté, l’aigreur ?
Quel naturel sauvage ! Étonnant caractère !
Du même sang que moi, fille d’un si bon père,
Ne respirez-vous donc que pour nous affliger ?
Par les plus sûrs moyens on veut vous corriger ;
Instruction, douceur, rigueur, rien ne vous change.
JULIE.
Qu’ai-je donc, après tout, qui vous paroisse étrange ?
Parce que je suis vraie, et veux l’être toujours ;
Que je méprise l’art de farder les discours ;
Que je hais les façons ; et que, bien loin de feindre,
Avec qui que ce soit je ne puis me contraindre ;
Parce que je n’ai pas ce petit air coquet
Des femmes du bel air, et leur joli caquet ;
Et que j’ai le malheur, en mes simples manières,
De ne pas ressembler à tant de minaudières,
On ne voit rien en moi qui ne soit à blâmer,
Et chacun, à l’envi, cherche à me réformer !
Et moi, j’aimerais mieux vivre dans un village,
Que dans votre beau monde, en un tel esclavage.
LA MARQUISE.
Le naturel me plaît tout aussi-bien qu’à vous,
Pourvu qu’il soit poli, gracieux, tendre et doux.
JULIE.
Être toujours sans fard, voilà ma politesse.
LA MARQUISE.
Le fard est moins choquant que votre air de rudesse :
Tout le monde s’en plaint.
JULIE.
Et tout le monde a tort.
LA MARQUISE.
Quoi ! vous ne ferez pas sur vous le moindre effort ?
JULIE.
Rien ne me coûte plus que de me contrefaire.
LA MARQUISE.
Ma fille, oubliez- vous que je suis votre mère ;
Que l’amour, le respect vous tiennent sous mes lois ?
JULIE, lui faisant une courte révérence.
Non, Madame, je sais tout ce que je vous dois :
Mais, avec tout cela, je ne puis me refondre.
LA MARQUISE.
Tout ce qu’elle me dit ne sert qu’à me confondre.
Vous avez de l’esprit, et des traits de beauté,
De grands biens, un grand nom ; mais votre dureté,
Votre humeur et vos tons, votre esprit inflexible,
Vont former contre vous un préjugé terrible.
Vous ne voulez donc point vivre avec un époux ?
JULIE, en souriant.
Je ne dis pas cela.
LA MARQUISE.
Comment le pourrez-vous ?
Il faudra donc changer d’humeur et de manière ;
Pour les gens d’un haut rang, vous êtes trop grossière.
À la cour, à la ville on n’ose vous montrer,
Quoique aux plus hauts partis vous puissiez aspirer.
JULIE.
Un homme de mon goût, au fond d’une province,
De quelque rang qu’il fût, me plairait mieux qu’un prince.
La campagne est pour moi plus belle que la cour,
Et je voudrais pouvoir y fixer mon séjour.
LA MARQUISE.
Quelle bassesse d’âme ! Esprit gauche, indocile,
Que vous ressemblez mal au marquis d’Oronville !
Il a perdu ses fils : faut-il donc qu’aujourd’hui
Il ne nous reste rien qui soit digne de lui ?
Il entre avec le Comte : au moins en sa présence
Imposez quelque gêne à votre suffisance.
Scène VI
LE MARQUIS, LA MARQUISE, JULIE, LE COMTE
LE MARQUIS, au Comte.
Venez, mon cher cousin, il faut nous arranger,
Et conclure. Sans vous, je serais en danger
De voir périr mon nom ; et je veux que ma fille
Fasse, en vous épousant, revivre ma famille,
Et vous mettre en état de soutenir un nom
Qui, depuis si longtemps, s’est acquis du renom.
À la Marquise.
Eh bien ! Madame, enfin en êtes-vous contente ?
La trouvez-vous plus douce et plus obéissante ?
LA MARQUISE.
Tout ira bien, Monsieur.
LE MARQUIS.
J’en suis ravi.
LA MARQUISE.
Mes soins
Produiront leur effet. Je l’espère, du moins.
LE MARQUIS.
À suivre vos leçons s’est-elle résolue ?
LA MARQUISE.
Je m’en flatte.
LE MARQUIS.
Ainsi donc notre affaire est conclue,
Cher Comte : vous serez mon unique héritier.
À Julie.
Ma fille, avec Monsieur je vais vous marier ;
Songez à mériter un homme de sa sorte :
C’est principalement à quoi je vous exhorte :
Il est de notre sang, il est de nos amis.
LA MARQUISE, au Marquis.
Vous serez satisfait, je me le suis promis.
LE MARQUIS, à Julie.
Pour vous dire en deux mots tout ce que je souhaite,
Imitez votre mère, et vous serez parfaite.
LA MARQUISE, en souriant.
Parfaite !
LE MARQUIS.
Oui, Madame, et je vous le soutiens.
LA MARQUISE.
Ah ! que vos sentiments sont différents des miens !
LE MARQUIS.
Vous avez tort. Depuis vingt ans de mariage,
Mon cœur à vos vertus rend un secret hommage ;
Avec beaucoup d’esprit, vous n’avez point d’humeur,
Rien ne saurait aigrir votre extrême douceur.
De mes égarements bien loin d’être en colère,
Vous n’avez point cessé de chercher à me plaire.
Par les plus tendres soins toujours me prévenir,
Toujours vers la vertu me faire revenir,
Sans me rien reprocher, sans user d’autres armes,
Que du plus tendre accueil, et toujours plein de charmes ;
Voilà vos procédés à l’égard d’un époux
Qui ne doit désormais respirer que pour vous.
Puis-je vous en marquer trop de reconnaissance ?
LA MARQUISE, lui prenant la main d’un air attendri.
Eh ! Monsieur !
LE MARQUIS.
Vainement vous m’imposez silence ;
Je dois parler de vous comme j’ai fait ici.
À Julie.
Bel exemple, ma fille ! En agissant ainsi,
Vous deviendrez aimable, et vous serez heureuse.
Car ce n’est pas assez que d’être vertueuse,
La vertu la plus rare a besoin d’ornement,
Et la douceur surtout la pare infiniment.
M’entendez-vous, ma fille ?
JULIE.
Ah ! mon père, à merveille.
LE MARQUIS.
Fort bien ; mais ferez-vous ce que je vous conseille ?
JULIE, d’un air impatienté.
Oui.
LA MARQUISE.
Je vous le promets.
LE MARQUIS, à Julie.
Prenez-y garde, au moins.
LA MARQUISE.
Monsieur le Comte et moi nous mettons tous nos soins
À purger son esprit de ce qu’il a de rude.
M’ayez plus sur cela la moindre inquiétude.
LE MARQUIS.
Sans adieu donc. Je sors, et reviens à l’instant.
À Julie.
Écoutez, profitez, et je serai content.
Scène VII
LA MARQUISE, JULIE, LE COMTE
LA MARQUISE, à Julie.
Pour vous, vous le voyez, je me suis obligée ;
Ma promesse par vous doit être dégagée.
LE COMTE, à la Marquise.
Vous venez toutes deux d’avoir un entretien,
Madame, espérez-vous ?...
LA MARQUISE.
Oui, j’en augure bien.
Je l’ai déterminée à changer de langage,
D’humeur et de façons. Elle est encor d’un âge
À perfectionner son esprit, sa raison.
Je viens de lui donner une utile leçon ;
Elle va vous prouver, ainsi que je l’espère,
Qu’elle veut se former un nouveau caractère.
Comte, votre intérêt est d’appuyer mes soins ;
Je veux que vous puissiez lui parler sans témoins.
Expliquez-vous tous deux ; je pourrais la contraindre,
Vous êtes prudent, sage, et je n’ai rien à craindre.
Scène VIII
JULIE, LE COMTE
LE COMTE.
Vous voilà donc changée ?
JULIE.
Oh ! mon Dieu, tout-à-fait.
LE COMTE.
Tout de bon ?
JULIE, souriant.
Tout de bon.
LE COMTE.
Il faut en voir l’effet.
JULIE.
Voyez, voyez.
LE COMTE.
Je sais que vous êtes sincère.
JULIE.
Quelquefois un peu trop, et jusqu’à vous déplaire.
LE COMTE.
Il est vrai : car souvent cette sincérité
Est beaucoup plus humeur qu’exacte vérité.
JULIE.
Cette distinction me paraît raffinée.
LE COMTE.
Elle est juste. Passons. Vous m’êtes destinée.
JULIE.
Oui.
LE COMTE.
Mais qu’en pensez-vous ?
JULIE.
Ce que j’en pense ? Rien.
LE COMTE.
Belle explication ! Est-ce là le moyen
De nous entendre ? Eh quoi ! toujours fière et farouche ?
JULIE.
Voilà déjà Monsieur qui va prendre la mouche !
LE COMTE, en riant.
Cette phrase est fort noble.
JULIE, brusquement.
Eh bien ! tournez-la mieux.
LE COMTE.
Ce ton n’est pas d’accord avec de si beaux yeux.
Vos traits figurent mal avec votre génie.
Il effarouchera la bonne compagnie.
JULIE, avec un souris amer.
La bonne compagnie ! Eh ! qui sont ces gens-là ?
LE COMTE, levant les épaules.
Plaisante question ! Vous ignorez cela ?
Des gens du meilleur air c’est l’élixir, l’élite.
Bientôt vous en serez l’aimable prosélyte.
JULIE.
J’en doute fort.
LE COMTE.
Pourquoi ?
JULIE.
Dans peu vous le saurez.
LE COMTE.
Écoutez mes avis, et vous y primerez.
JULIE.
En êtes-vous ?
LE COMTE.
Mais oui ; pour moi délicieuse...
JULIE.
La bonne compagnie est donc bien ennuyeuse ?
LE COMTE, lui faisant la révérence.
Je ne m’attendais pas à ce doux compliment.
Vous pourriez me parler un peu plus poliment.
JULIE.
Je vous l’ai dit cent fois, je suis naïve et franche :
En tout cas, vous pouvez prendre votre revanche.
LE COMTE.
Vous le mériteriez ; mais il faut respecter
Votre sexe.
JULIE.
Eh ! non, non : vous pouvez m’imiter.
Point de façons, Monsieur, tout compliment me blesse.
LE COMTE.
Appelez-vous façons la simple politesse,
Le bon ton, le bon air ?
JULIE.
Mérite peu réel.
Il faut se présenter dans tout son naturel.
Pour moi, je ne saurais résister à sa force ;
Il m’entraîne toujours.
LE COMTE.
On doit faire divorce
Avec le naturel, s’il n’est pas gracieux.
JULIE.
Le mien vous déplaît donc ?
LE COMTE.
Certainement.
JULIE.
Tant mieux.
Choisir, peser ses mots, toujours être arrangée,
Quelle fadeur !
LE COMTE.
Vraiment, vous voilà bien changée !
Madame votre mère a fort bien opéré !
JULIE.
Vous voyez.
LE COMTE.
Oui, je vois. Je suis désespéré.
JULIE.
Eh ! de quoi, s’il vous plaît ?
LE COMTE.
De votre répugnance
À soutenir l’éclat d’une haute naissance.
Que dira-t-on de vous ?
JULIE.
Tout ce que l’on voudra.
LE COMTE.
Si vous ne changez point, le monde vous fuira.
Je vous en avertis.
JULIE.
Moi, je fuirai le monde.
LE COMTE, à part.
Quel esprit intraitable ! Eh quoi ! plus je le sonde,
Moins je vois d’apparence à pouvoir l’adoucir.
Voyons si les douceurs y pourront réussir.
JULIE.
Vous rêvez !
LE COMTE.
Il est vrai. Votre humeur m’épouvante.
Ne pourrai-je vous rendre un peu plus attrayante ?
Eh ! pour l’amour de moi, faites-vous un effort.
Faudra-t-il qu’avec vous j’essuie un triste sort ?
Vous qui m’inspireriez la plus ardente flamme
Si vous vouliez. Songez que vous serez ma femme ;
Que mon bonheur dépend de vos façons d’agir ;
Qu’à toute heure pour vous il me faudra rougir.
JULIE, fièrement.
Vous ne rougirez point, Monsieur, je vous assure ;
Et je vous sauverai cette triste aventure.
LE COMTE, d’un air joyeux.
Vous réformerez donc vos manières, vos tons ?
Et vous profiterez de mes tendres leçons ?
JULIE.
Point du tout.
LE COMTE.
Point du tout ! Faites-moi donc comprendre
Par quel autre moyen...
JULIE.
Non ; je veux vous surprendre,
Vous et mes chers parents.
LE COMTE.
Ah ! que vous me charmez !
Mais dites-moi du moins...
JULIE.
Quoi donc ?
LE COMTE.
Si vous m’aimez.
JULIE.
Ah ! ne me pressez pas sur cette circonstance.
LE COMTE.
Pourquoi non, je vous prie ? Êtes-vous en balance ?
JULIE.
Non ; mais vous me jetez dans un grand embarras :
Je voudrais vous aimer, et je ne le puis pas.
LE COMTE.
Et vous m’épouserez ?
JULIE.
On prétend m’y contraindre.
LE COMTE.
Mais encore une fois, répondez-moi sans feindre.
JULIE.
Oh ! je ne feins jamais, vous le voyez.
LE COMTE.
Pourquoi
Vous sentez-vous un fonds d’aversion pour moi ?
JULIE.
Parce que vous osez me reprendre sans cesse.
Je ne puis supporter votre délicatesse,
Ni vos raffinements, ni vos tons absolus.
LE COMTE.
Si je vous aimais moins...
JULIE.
Eh bien ! ne m’aimez plus.
LE COMTE.
Peut-on à cet excès être dure, impolie !
On veut faire de vous une fille accomplie...
JULIE.
Oui, selon votre goût. Pour moi, selon le mien,
Je suis assez parfaite, il ne me manque rien.
LE COMTE.
Pour la figure, on peut vous donner des louanges ;
Mais vos tons, vos façons me semblent bien étranges,
Et vous avez grand tort de vous en applaudir.
JULIE.
Encor de vos sermons vous venez m’étourdir !
Il faut donc achever de me faire connaître.
Telle je suis, Monsieur, et telle je veux être,
Et telle je serai, quand je vivrais mille ans :
Ainsi ne prêchez plus, vous perdez votre temps.
Bonjour, bonsoir, adieu.
Elle sort.
Scène IX
LE COMTE, seul
L’aimable créature !
L’épouser, c’est vouloir se mettre à la torture
À de pareils tourments s’expose qui voudra ;
Si le Marquis m’estime, il m’en dispensera.
ACTE II
Scène première
GUÉRAULT, seul
L’indiscrète Julie, incapable de feindre,
Avec son prétendu n’a donc pu se contraindre !
Ne pouvant plus souffrir ses hauteurs, ses mépris,
Le Comte allait s’en plaindre à monsieur le Marquis :
Quel bonheur que Madame ait su, par sa prudence,
Suspendre le dépit d’un amant qu’on offense !
Morbleu ! que dirait-il s’il était informé
Que c’est moi qui l’efface, et que je suis aimé ?
J’en triomphe en tremblant, enfin j’aime en Julie
Ce caractère franc qui la rend impolie.
Avec les beaux dehors un bon cœur va de pair,
Et les grands sentiments valent bien le bon air.
Son goût est singulier, puisqu’elle me préfère
À l’amant qu’on lui donne, et qui devrait lui plaire.
A-t-elle si grand tort ? Est-ce la qualité
Qui rend un homme aimable ? Et, tout bien supputé.
Je crois qu’on peut m’aimer comme si j’étais comte.
Nous sommes immolés à la mauvaise honte,
Nous autres gens de rien : mais un cœur généreux
Se donne au vrai mérite ; et non pas aux aïeux.
J’éprouve dans Julie un cœur de cette sorte ;
Sur ses réflexions sa passion l’emporte.
Elle me rend justice ; et, pour la délivrer
D’un état qu’elle hait, je vais tout préparer ;
M’y voilà résolu : mais ma reconnaissance,
Toute vive qu’elle est, exige la prudence ;
Et, pour ne point agir ni trop tard, ni trop tôt...
Chut ! voici le patron.
Scène II
LE MARQUIS, GUÉRAULT
LE MARQUIS.
Ah, ah ! c’est vous, Guérault !
Que voulez-vous ?
GUÉRAULT.
Monsieur, je venais pour vous dire
Que nous avons des fonds qui pourront vous suffire
Pour les frais de la noce : ils sont chez moi tout prêts ;
Et de plus, nous allons toucher de l’argent frais,
Dix mille francs comptant.
LE MARQUIS.
Tant mieux.
GUÉRAULT.
Nouvelle preuve
De mes soins...
LE MARQUIS.
D’où nous vient cet argent ?
GUÉRAULT.
De la veuve
Du fermier d’Oronville ; elle vient d’arriver
Avec Babet sa fille, et je vais les trouver.
LE MARQUIS, l’arrêtant.
Qu’elles viennent ici : je veux voir cette fille,
On me l’a tant vantée...
GUÉRAULT.
Elle est vraiment gentille.
Ô la jolie enfant !
LE MARQUIS.
Vous vous passionnez
En parlant d’elle !
GUÉRAULT.
Ah ! oui.
LE MARQUIS.
Comment ! vous m’étonnez.
GUÉRAULT.
Ce sont les plus beaux yeux ! c’est la plus belle bouche !...
LE MARQUIS.
À ce que je puis voir, son mérite vous touche.
Eh ! qu’est donc devenu ce goût si délicat ?
Car, soit dit entre nous, vous êtes un peu fat.
GUÉRAULT.
Monsieur...
LE MARQUIS.
Vous vous croyez un homme incomparable,
N’est-il pas vrai ?
GUÉRAULT.
Ma foi, je suis assez passable.
LE MARQUIS.
Sans doute, et vous serez adoré de Babet ?
GUÉRAULT.
Qu’elle m’adore ou non, je crois que c’est mon fait.
LE MARQUIS.
Vous voulez devenir gendre d’une fermière ?
GUÉRAULT.
Oui.
LE MARQUIS.
Vous qui vous piquez d’avoir l’âme si fière ;
Vous, une paysanne allume vos ardeurs ?
GUÉRAULT.
J’en rougis ; mais, Monsieur, elle a du bien d’ailleurs.
LE MARQUIS.
Ah ! pour un intendant cette raison est forte,
Et c’est là proprement l’objet qui vous transporte :
Avouez-le.
GUÉRAULT.
Monsieur, cela ne gâte rien...
L’amour ne nourrit pas. Une femme sans bien
Est un beau corps sans âme.
LE MARQUIS.
Excellente maxime,
Et très digne de vous ! La tendresse, l’estime
Émeuvent votre cœur sans pouvoir l’entraîner,
Et ce n’est que l’argent qui le peut enchaîner.
Statuer que sans bien nul objet n’est sortable,
C’est faire de l’Amour un Dieu très raisonnable !
GUÉRAULT.
Mon cœur vous paraît bas, mais il n’est que trop haut.
Scène III
UN LAQUAIS, LE MARQUIS, GUÉRAULT
LE MARQUIS, au Laquais.
Qu’est-ce ?
LE LAQUAIS.
Monsieur, je viens dire à monsieur Guérault
Qu’on le demande.
LE MARQUIS.
Et qui ?
LE LAQUAIS.
C’est, je crois, la fermière
D’Oronville.
LE MARQUIS, au Laquais.
Qu’elle entre.
GUÉRAULT.
Elle est bien familière,
Et même impertinente : un pareil entretien...
LE MARQUIS.
Je connais ses façons, cela ne me fait rien ;
Et je sais m’amuser d’une humeur naturelle.
Au Laquais.
Est-elle seule ?
LE LAQUAIS.
Non : sa fille est avec elle.
LE MARQUIS.
Eh bien ! fais-les entrer.
LE LAQUAIS, allant à la porte.
Avancez toutes deux.
GUÉRAULT, à part.
Que diantre leur veut-il ? Il est bien curieux.
Scène IV
MATHURINE, BABET, LE MARQUIS, GUÉRAULT
MATHURINE, au Marquis, en lui faisant une courte révérence.
C’est vous, mon bon Seigneur ! je suis votre servante.
Allons, venez, Babet.
BABET.
Je n’ose.
LE MARQUIS, à Guérault.
Elle est charmante.
MATHURINE, à Babet.
Faites la révérence à Monseigneur.
LE MARQUIS.
Comment !
Elle la fait très bien, et très modestement.
Oh ! qu’elle a l’air décent ! quelle figure aimable !
MATHURINE.
Dame, je n’ons rien plaint pour la rendre agriable :
Je l’ons mise au couvent pendant sept ans entiers,
Et comme j’ons perdu deux petits héritiers,
Il ne me reste plus que cette criature.
J’en veux faire une dame.
LE MARQUIS.
Elle est d’une figure
À pouvoir y prétendre.
MATHURINE.
Oui ; c’est ce qu’au couvent
Des Messieurs tout dorés li disaient fort souvent.
Ça n’est pas étonnant, alle était bien plus belle,
Car je l’accoutrions connue une demoiselle :
Je li faisions apprendre à chanter, à danser ;
Mais comme à la parfin je n’ai pu me passer
Plus longtemps de la voir, je l’en ons retirée,
Et selon notre état je l’avons raccoutrée.
Oh ! queu chagrin pour elle ! alle a pensé mourir.
Les garçons de cheux nous ne pouvaient pas souffrir
Qu’alle fût au village habillée à la mode ;
Et défunt mon mari, qui n’était pas quemode,
Parce qu’ils s’en gaussiont, nous en gaussait aussi :
Car...
LE MARQUIS.
Vous voilà donc veuve ?
MATHURINE, faisant une courte révérence en souriant.
Oui, Monsieur, Dieu merci.
LE MARQUIS.
Dieu merci ! Vous aviez un bon mari, me semble.
MATHURINE.
Oui ; mais j’avions toujours quelque castille ensemble.
Il était si hargneux, si brutal, si jaloux !
LE MARQUIS.
De son côté, souvent il se plaignait de vous.
Vous aviez, disait-il, l’humeur acariâtre ;
Il vous trouvait toujours rétive, opiniâtre,
Brusque, contrariante, et mutine surtout.
MATHURINE.
Pargué ! je li disais son fait de bout en bout.
Il se fâchait parfois de ce que j’étais franche ;
Mais quand il me gourmait je prenais ma revanche.
En faisant la révérence.
Ne faisais-je pas bien, Monseigneur ?
LE MARQUIS.
Ah ! très bien.
MATHURIHE.
J’aurais plutôt crevé que de li passer rien.
Moi, gâter un mari ! je ne suis pas si bête.
LE MARQUIS.
Et Babet promet-elle une aussi bonne tête ?
Elle n’en a pas l’air.
MATHURINE.
C’est un pauvre mouton.
Je crois que de sa vie alle ne dira non.
À force de douceur alle est comme une sotte.
D’abord on la croirait une franche idiote ;
Car al’ rougit d’un rien, quoiqu’alle ait de l’esprit,
Quand alle est en himeur de jaser un petit :
Mais ça n’est pas souvent. Les garçons du village
Se plaignont tous à moi de ce qu’alle est trop sage ;
Alle les chasse tous, et ne les peut souffrir.
Quand queuqu’un d’eux la suit, al’ se met à courir,
Faut voir. Comme al’ n’est pas d’une himeur villageoise.
Il faut qu’al’ se résoudre à devenir bourgeoise.
LE MARQUIS.
Mon intendant m’a dit que vous la lui donniez.
MATHURINE.
Mais, oui ; ça se ferait, si vous y consentiez.
LE MARQUIS.
Babet y paraît-elle incliner ?
MATHURINE.
Que je meure
Si j’en puis rien savoir ; quand j’en parle, alle pleure,
Et ne me répond rien.
LE MARQUIS.
Je vais sonder son cœur.
Babet, aimez-vous bien Guérault ?
BABET, faisant la révérence.
Non, Monseigneur.
LE MARQUIS, en riant.
La réponse est sans fard.
GUÉRAULT.
La Babet est bien bête !
MATHURINE, à Babet.
Je veux que vous l’aimiez, je l’ai mis dans ma tête.
BABET.
Votre tête et la mienne ont si peu de rapport,
Qu’il n’est pas fort aisé de les mettre d’accord.
Je sais que le respect m’oblige à vous complaire :
Mais je sens à vos lois mon cœur un peu contraire.
J’ignore s’il ne doit qu’à l’éducation
Les mouvements secrets d’un peu d’ambition,
Ou s’il les a reçus de la seule nature :
Mais il préférerait une retraite obscure
À tout autre parti qui ne remplirait pas
Les souhaits que ce cœur ose former tout bas.
Voilà sincèrement le fond de ma pensée.
GUÉRAULT.
Ma belle, un peu trop haut votre âme s’est placée ;
C’est bien assez pour elle, ou du moins je le crois,
Qu’on vous fasse épouser un homme tel que moi.
BABET.
Je ne le croyais pas.
GUÉRAULT.
Vous aviez tort, ma bonne.
MATHURINE.
Eh ! qu’alle ait tort ou non, suffit que je l’ordonne.
BABET, à Mathurine.
Eh ! laissez-moi le temps d’obtenir de mon cœur
Ce que vous m’ordonnez.
GUÉRAULT, au Marquis.
La plaisante hauteur !
Elle est folle.
LE MARQUIS.
Elle est sage, et répond à merveille.
GUÉRAULT.
Monsieur, conseillez-lui...
LE MARQUIS.
Moi ! que je lui conseille
De vous épouser ? Non. Dès qu’elle le voudra,
J’y donnerai les mains autant qu’il vous plaira ;
À Babet.
Il faut qu’elle décide. Ah çà ! soyez sincère,
Voulez-vous l’épouser ?
BABET.
Obéir à ma mère,
C’est tout ce que je puis ; c’est ce que je ferai ;
Mais qu’il m’en coûtera ! je crois que j’en mourrai.
GUÉRAULT.
Oh que non !
LE MARQUIS.
Sa douleur, ses pleurs me percent l’âme.
MATHURINE, à Babet.
Ce Monsieur vous déplaît ?
BABET.
Oui, ma mère.
MATHURINE.
Tredame !
GUÉRAULT, se donnant des airs.
Elle est dégoûtée.
MATHURINE.
Oui ; mais je veux moi...
LE MARQUIS.
Tout doux.
Ce mariage-ci ne dépend plus de vous.
MATHURINE.
Eh ! de qui donc ?
LE MARQUIS.
De moi ; car j’en fais mon affaire,
Et prétends en ceci lui tenir lieu de père.
BABET, au Marquis.
J’implore à vos genoux votre protection.
LE MARQUIS.
Ah ! je vous la promets. Mon inclination,
La pitié, tout m’y porte.
BABET, se levant avec transport.
Ah ! que je suis ravie !
Vos bontés, Monseigneur, vont me sauver la vie.
LE MARQUIS, lui prenant les mains d’un air attendri.
Pauvre enfant !
GUÉRAULT, à part.
Le vieux fou !
BABET, au Marquis.
Daignez-vous approuver
Que je baise la main qui veut bien me sauver ?
LE MARQUIS.
Non, ma chère Babet ; souffrez que je vous baise.
BABET, lui tendant les bras.
Hélas ! de tout mon cœur.
GUÉRAULT.
La poulette est bien aise.
Ah ! Monsieur, j’attendais plus de bonté de vous.
Votre pauvre Intendant va devenir jaloux.
LE MARQUIS.
Tantôt nous traiterons à fond cette matière.
Comptez et recevez l’argent de ma fermière ;
Donnez-lui sa quittance, et venez promptement
Me rejoindre tous trois à mon appartement.
Ne pleurez plus, Babet : vous n’avez rien à craindre,
Et personne céans n’oserait vous contraindre.
En se retirant.
Quel serait mon bonheur, si le sort moins cruel
Eût placé dans ma fille un si beau naturel !
L’une m’offre en tout point une fille accomplie,
Et je ne vois qu’humeur, dureté dans Julie.
Scène V
MATHURINE, BABET, GUÉRAULT
MATHURINE, à Guérault.
Il n’est donc pas content de Julie ?
GUÉRAULT.
Oh ! vraiment !
Si nous voulons l’en croire, elle fait son tourment ;
Madame, je le sais, n’en est pas plus contente :
Elle, de son côté, se plaint qu’on la tourmente,
Et pour la consoler je fais tous mes efforts ;
Elle me fait pitié !
MATHURINE.
Moi, je crois qu’alle a tort ;
Je connais son himeur, al’ ne peut se contraindre :
Monseigneur et Madame ont raison de s’en plaindre,
Et je somm’ eux et moi but à but sur cela,
Car j’ai bien à souffrir de cette idole-là :
Alle est si délicate, et si grande liseuse,
Qu’alle ne veut rien faire, et que j’en suis honteuse.
Vous m’en délivriez, et voilà Monseigneur
Qui met empêchement : ça me blesse le cœur.
Comment ferons-je donc ?
GUÉRAULT.
C’est ce qui m’embarrasse.
Si j’épouse Babet, il m’ôtera ma place,
Et je serai chassé sans délai ni répit.
MATHURINE, se carrant.
Morguenne ! épousez-moi, pour lui faire dépit.
GUÉRAULT.
Moi, vous épouser !
MATHURINE.
Oui. Je suis encor jolie.
Laissez cette morveuse.
BABET, à Guérault.
Eh ! je vous en supplie :
Ma mère, en vérité, vous convient mieux que moi.
GUÉRAULT.
Mieux que vous !
MATHURINE.
Cent fois mieux.
GUÉRAULT.
Vous badinez, je crois.
N’avez-vous que seize ans ?
MATHURINE.
Eh ! quand j’en aurais trente,
Qu’est-ce que ça vous fait ?
GUÉRAULT.
Oh ! rien.
MATHURINE.
Alle est charmante,
À ce que chacun dit ; mais, bon ! ça ne sait rien :
Moi, je suis propre à tout.
BABET, à Mathurine.
Donnez-lui votre bien,
Et le mien par-dessus ; moi, je serai ravie
De passer au couvent le reste de ma vie.
Assurez-moi ma dot, c’est tout ce que je veux.
GUÉRAULT.
Mais ce n’est qu’avec vous que je puis être heureux.
BABET, d’un ton fier.
Vous ne le seriez pas, Monsieur, je vous l’assure.
GUÉRAULT.
Vous n’avez donc pas bien remarqué ma figure ?
Je suis bien fait, au moins ; l’air noble, de beaux traits,
Encor de la jeunesse, et le teint vif et frais.
Telle qui vous vaut bien, et tout au moins, ma belle,
Ne me dédaigne pas.
BABET.
Laissez-moi donc pour elle :
Votre mérite encor n’a pas frappé mes yeux.
GUÉRAULT.
Diable ! vous le prenez d’un ton bien précieux !
Voyez la paysanne ! elle fait la princesse !
MATHURINE.
Voilà ce que chacun lui reproche sans cesse.
Alle a le cœur si haut que c’est une piquié.
Moi, je ne suis pas fière, et j’ai de l’amiquié,
De l’estime pour vous.
GUÉRAULT, d’un air méprisant.
Ah ! trop d’honneur, Madame.
MATHURINE.
Vous ne trouverez pas une meilleure femme.
Je suis d’une douceur !...
GUÉRAULT.
Oui, défunt votre époux
Me l’a dit mille fois, en se louant de vous.
MATHURINE.
Touchez-là.
GUÉRAULT.
Ventrebleu ! laissons les fariboles ;
Nous perdons notre temps en de vaines paroles.
MATHURINE.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
GUÉRAULT.
En deux mots, terminez.
M’accordez-vous Babet ?
MATHURINE.
Oui, c’est pour votre nez !
Monseigneur ne veut pas.
GUÉRAULT.
Je sais par quelle voie
J’aurai son agrément.
MATHURINE.
J’en ai bien de la joie !
On vous en donnera des filles de seize ans,
Et qui, si vous saviez !...
GUÉRAULT.
Quoi ?
MATHURINE.
Suffit, je m’entends.
GUÉRAULT.
Expliquez-vous du moins.
MATHURINE.
Je m’entends bien, vous dis-je ;
Et je sens queuquefois que tout mon sang se fige,
Quand je songe...
GUÉRAULT, vivement.
Songez autant qu’il vous plaira ;
Mais Babet m’est promise, elle m’épousera.
MATHURINE, encore plus vivement.
Putôt que ça se fit, je me tuerais moi-même.
À Babet, en l’embrassant.
Voyez l’homme important ! Au fond, Babet, je t’aime,
Et tu me fais piquié Je ne sais qui me tient...
GUÉRAULT, à Mathurine.
Paix, paix, contraignez-vous, monsieur le Comte vient.
BABET, à Guérault.
Quel est ce beau Monsieur ?
GUÉRAULT.
C’est l’amant de Julie.
Scène VI
LE COMTE, BABET, MATHURINE, GUÉRAULT
LE COMTE, au fond du théâtre, regardant Babet, il parle à Guérault.
Est-ce là cette enfant qu’on trouve si jolie ?
Le Marquis m’en a dit tant de bien, que j’accours
Pour savoir si l’effet répond à son discours.
C’est elle, assurément, Guérault ?
GUÉRAULT.
C’est elle-même.
LE COMTE, s’approchant peu à peu.
Je vois qu’on m’a dit vrai, Babet.
BABET.
Quoi ?
LE COMTE.
Qu’on vous aime
Aussitôt qu’on vous voit.
BABET, faisant une révérence gracieuse.
Ah, Monsieur !
LE COMTE.
Que d’appas !
Que de grâces !
BABET.
Monsieur !...
LE COMTE.
Non, je ne comprends pas
Qu’un objet si touchant soit sorti du village.
GUÉRAULT.
Elle n’en a, Monsieur, ni l’air, ni le langage.
LE COMTE, à Babet.
Est-ce vous que j’ai vue autrefois au couvent
Où ma sœur demeurait ?
BABET.
Vous y veniez souvent.
LE COMTE.
C’est vous que j’admirais, que je trouvais charmante ?
Quel habit à mes yeux aujourd’hui vous présente !
BABET.
C’est l’habit que mon sort m’oblige de porter.
LE COMTE.
Le sort à cet excès peut-il vous maltraiter ?
BABET.
Je me borne à l’état où le ciel m’a fait naître.
LE COMTE.
En cet état mon cœur ne peut vous méconnaître.
GUÉRAULT.
Vous pouvez l’admirer, mais tenez-vous-en là,
S’il vous plaît, et pour cause.
LE COMTE.
Eh ! pourquoi donc cela ?
GUÉRAULT.
Vous voyez ma future.
LE COMTE.
Elle ?
GUÉRAULT.
Elle ; je m’en flatte.
LE COMTE.
À ces traits, je lui crois l’âme trop délicate
Pour se donner à vous.
GUÉRAULT.
Cependant peu s’en faut.
BABET, bas, à Mathurine.
Ah ! que ce Monsieur-là n’est-il monsieur Guérault,
Maman !
MATHURINE, bas, à Babet.
Tu le voudrais ?
BABET, à part.
Que je suis malheureuse !
MATHURINE, bas, à Babet.
Comment donc ! tout d’un coup t’en deviens amoureuse ?
LE COMTE.
Que vous dit-elle ?
MATHURINE.
Ah ! rien.
LE COMTE.
Mais encor ?
BABET, vivement.
Rien du tout.
MATHURINE.
Al’ me dit seulement...
Babet lui fait des signes.
Si j’allais jusqu’au bout,
À part.
Vous ririez. La friponne ! al’ n’est pas dégoûtée.
BABET, bas, à Mathurine.
Paix donc !
MATHURINE.
Chut !
GUÉRAULT, au Comte.
Des grandeurs la belle est entêtée,
À ce qu’il me paraît. Eh ! de grâce, sortez.
LE COMTE, fièrement.
Pourquoi ?
GUÉRAULT.
Je la mitonne, et vous me la gâtez.
Épargnez un futur.
LE COMTE.
L’affaire est donc conclue ?
À l’épouser, Babet, êtes-vous résolue ?
GUÉRAULT.
En pouvez-vous douter ?
LE COMTE.
Oui, j’en doute, et bien fort.
Adorable Babet, dites-moi si j’ai tort ?
BABET.
Monsieur, voici ma mère, elle est sage et prudente,
Elle pense pour moi. Je suis obéissante,
Ou du moins je dois l’être, et ne dois décider
Que sur ce qu’il lui plaît de me persuader.
LE COMTE.
Mais vous avez un cœur ; il vous parle sans doute ?
BABET.
À mon âge, Monsieur, sied-il bien qu’on l’écoute ?
Je dois me défier de tout ce qu’il me dit.
LE COMTE.
Ô ciel ! que de beauté, de sagesse et d’esprit !
Il veut baiser la main de Babet, et Guérault l’en empêche.
Ah, divine Babet !
GUÉRAULT.
Tout doux, je vous supplie.
Vous oubliez ici que vous aimez Julie.
LE COMTE.
Que je l’oublie ou non, c’est mon affaire.
GUÉRAULT.
Oh ! oui.
Mais de ces attraits-là je vous vois ébloui,
Quoiqu’ils me soient promis.
MATHURINE, à Guérault.
Bon ! promis, je m’en moque.
GUÉRAULT, à Mathurine.
Oui, j’ai votre parole.
MATHURINE.
Eh bien ! je la révoque.
LE COMTE, à Mathurine.
Je vous en sais bon gré.
GUÉRAULT.
Nous verrons.
LE COMTE.
Taisez-vous.
À Mathurine.
Il faut que de ma main Babet prenne un époux :
Reposez-vous sur moi du soin de cette affaire.
Le Marquis veut, dit-il, lui tenir lieu de père ;
Moi, comme votre ami, je le seconderai ;
À Babet.
Et j’ose me flatter que vous m’en saurez gré.
BABET.
De grâce, modérez ces bontés prévenantes...
GUÉRAULT, la contrefaisant.
Que la belle déjà trouve un peu séduisantes.
BABET.
Non ; elles ne pourraient assurer mon bonheur,
Si l’on donnait ma main sans consulter mon cœur.
LE COMTE.
Vous l’écouteriez donc ?
BABET.
S’il était téméraire,
Je saurais le soumettre à la raison sévère :
Pour ne point l’exposer à cette extrémité,
Il vaut mieux le laisser dans sa tranquillité.
LE COMTE.
J’aurai peine à souffrir qu’il demeure tranquille.
BABET.
Moi, je veux lui sauver un tourment inutile.
LE COMTE.
Inutile ! Est-il biens, est-il condition ?...
BABET.
Un couvent est l’objet de son ambition :
Il s’y borne.
GUÉRAULT, apercevant Julie.
Voici votre future épouse :
Si vous continuez, vous la rendrez jalouse
Comme moi. Que Babet aura l’air triomphant !
Scène VII
JULIE, MATHURINE, BABET, LE COMTE, GUÉRAULT
JULIE, accourant les bras ouverts.
Eh ! bonjour, ma nourrice.
MATHURINE.
Eh ! bonjour, mon enfant.
Embrassez-moi donc bien. Comme la voilà brave !
JULIE, tristement.
Sous des habits pompeux vous voyez une esclave ;
Mon sort serait plus doux chez un bon roturier.
Mais qu’est donc devenu mon père nourricier ?
MATHURINE, d’un air gai.
Il est mort.
JULIE, d’un air affligé.
Il est mort ! Ah ! que j’en suis fâchée !
Mais vous n’en êtes pas extrêmement touchée,
Je pense ?
MATHURINE.
Mon Dieu ! non.
JULIE.
Non, nourrice ! Eh ! pourquoi ?
C’était un si hon homme ! Il m’aimait tant !
MATHURINE.
Pour moi
Je ne l’aimais pas trop.
JULIE.
Vous aviez tort, ma chère.
Il vous aimait aussi.
MATHURINE.
Je n’y saurais que faire.
Il était devenu si faible, si dolent...
JULIE.
Il avait du bon sens, et le cœur excellent.
MATHURINE.
Quelquefois.
JULIE.
Il ne m’a jamais abandonnée.
MATHURINE.
Qu’est-ce que ça me fait ?
JULIE.
Cinq ou six fois l’année
Ce pauvre homme venait au couvent où j’étais,
Pour apprendre de moi comment je me portais.
Il me donnait toujours des conseils salutaires.
MATHURINE, d’un air impatienté.
Il aurait bien mieux fait de soigner ses affaires.
JULIE.
Je vois qu’on vous déplaît en vous parlant de lui.
Depuis quand êtes-vous à Paris ?
MATHURINE.
D’aujourd’hui.
Je suis avec Babet.
JULIE, d’un air dédaigneux.
Ah ! te voilà, ma bonne ?
MATHURINE.
Monseigneur le Marquis la trouve bien mignonne.
JULIE, considérant Babet.
Elle n’est pas trop mal. Cela sait-il parler ?
LE COMTE.
Oui, Madame, et se taire.
JULIE.
Elle veut s’en aller,
Je crois. Reste, ma bonne, et dis-moi, je te prie,
Babet prend un air fier et indigné.
Deux ou trois mots. Oh, oh ! tu fais la renchérie.
MATHURINE.
Morguenne, al’ n’a pas tort.
JULIE.
Pourquoi ?
MATHURINE.
Je le sais bien.
Quand on li parle mal, alle ne répond rien.
JULIE, brusquement.
Faut-il tant de façons avec des villageoises ?
MATHURINE.
Tout doux, mon petit cœur, al’ vaut bien vos bourgeoises.
JULIE, d’un ton rude.
Nourrice, vous prenez un ton bien échauffé.
MATHURINE.
C’est que j’aime Babet.
JULIE, en souriant.
Guérault s’en est coiffé ;
Il l’épouse, dit-on, j’en apprends la nouvelle,
Qui m’a bien divertie.
MATHURINE.
Est-il trop bon pour elle ?
JULIE.
Assurément, trop bon.
MATHURINE.
Al’ n’en veut point, pourtant.
JULIE, d’un ton fier.
Elle n’en veut point.
MATHURINE.
Non.
JULIE, à Babet, fièrement.
Qu’a-t-il de rebutant ?
BABET.
Rien. Je ne l’aime pas.
JULIE, dédaigneusement.
Vous êtes délicate.
Il vous fait trop d’honneur. Qui peut vous rendre ingrate ?
N’est-il pas bien aimable ?
Guérault s’étale et se donne des airs.
BABET.
Il peut l’être en effet.
Je voudrais comme vous penser sur son sujet ;
Mais de nos sentiments c’est le cœur qui dispose,
Et non la volonté.
JULIE.
Ho, ho ! comme elle cause !
Vous avez de l’esprit. Je pense comme vous.
Nous devrions trancher sur le choix d’un époux,
Et non pas nos parents, dont l’ordre tyrannique,
Selon leur bon plaisir, veut toujours qu’on s’explique.
Elle regarde dédaigneusement le Comte.
On ne doit, en effet, consulter que son cœur :
S’engager malgré lui, c’est un très grand malheur.
GUÉRAULT, à Julie.
Vous plaidez contre moi ?
JULIE.
Non, vous devez lui plaire.
LE COMTE, à Julie.
Madame, je m’en vais chez monsieur votre père.
Voulez-vous y venir ?
Il veut lui donner la main.
JULIE.
Non pas pour aujourd’hui.
LE COMTE.
Babet, il m’a prié de vous mener chez lui ;
Suivez-moi toutes deux, je vais vous y conduire.
Scène VIII
JULIE, GUÉRAULT
JULIE, après avoir regardé si l’on n’écoute point.
Profitons de l’instant, j’ai deux mots à te dire.
Sais-tu que j’ai promis de lui donner la main.
GUÉRAULT.
Au Comte ?
JULIE.
Oui vraiment, et cela dès demain.
GUÉRAULT.
Morbleu ! qu’avez-vous fait ?
JULIE.
Tout ce qu’il fallait faire ;
Si j’avais balancé, ce soir même ma mère
M’eût pour longtemps encor remmenée au couvent.
J’étais perdue.
GUÉRAULT.
Ô ciel !
JULIE.
Allons donc en avant.
Fuyons.
GUÉRAULT.
C’est fort bien dit ; mais où, je vous supplie ?
JULIE.
J’ai ma nourrice ici, qui m’aime à la folie,
Quoique prompte et brutale, elle a l’esprit discret ;
Il faudra l’informer de notre hymen secret,
Afin qu’elle consente à nous cacher chez elle
Jusqu’à notre départ.
GUÉRAULT.
Pour peu qu’elle chancelle...
JULIE.
Son cœur est tout à moi, n’ayez aucun souci.
GUÉRAULT.
Mais devant tant de gens, comment sortir d’ici ?
JULIE.
Je me déguiserai, comptez sur mon adresse.
GUÉRAULT.
Nous en avons besoin, comme de hardiesse.
Au reste, j’ai des fonds qui nous mèneront loin.
JULIE.
Et moi, des diamants pour fournir au besoin.
GUÉRAULT.
D’ailleurs, en tous pays mes talents à mon âge,
Qui n’est pas avancé, soutiendront le ménage.
Courez, préparez-vous pour notre prompt départ.
Mais hâtons-nous pourtant sans rien mettre au hasard :
Nous devons redouter la moindre étourderie.
Tantôt sous le berceau rendez-vous, je vous prie,
Là, nous achèverons de nous bien concerter.
Il faut prendre son temps, quand on veut déserter.
Songez que...
JULIE.
Je n’ai pas besoin que l’on m’instruise.
Nous sortirons ce soir.
GUÉRAULT.
Que l’Amour nous conduise !
ACTE III
Scène première
LA MARQUISE, LISETTE
LA MARQUISE.
Quoi ! sérieusement, il en est amoureux ?
LISETTE.
Il dit qu’à l’épouser il borne tous ses vœux.
LA MARQUISE.
Tu m’étonnes. Guérault, qui se croit adorable,
Et pour une princesse un parti très sortable,
(Car il est vain et fat au suprême degré)
Peut trouver en Babet une épouse à son gré ?
LISETTE.
Oui vraiment. Ma surprise est égale à la vôtre ;
Car je le soupçonnais d’être amoureux d’une autre,
Et d’écouter son cœur moins que sa vanité :
Mais il est de Babet tellement entêté,
Qu’il l’avait demandée à sa folle de mère,
Qui, par un sot orgueil, consentait à l’affaire ;
Car elle est vaine aussi. Babet, à son avis,
Parce qu’elle est très riche, est digne d’un marquis.
À peine un intendant peut-il être son gendre.
Jusqu’à lui, néanmoins, elle daignait descendre,
Et tout était conclu : mais monsieur votre époux
A rompu le marché.
LA MARQUISE.
Pourquoi donc ?
LISETTE.
Entre nous,
Je crois qu’il est épris de la petite fille.
LA MARQUISE.
Voilà de tes soupçons !
LISETTE.
On dit qu’elle est gentille ;
Et monsieur le Marquis est un franc libertin,
Qui lance encor souvent un regard bien mutin.
LA MARQUISE.
Il est sage à présent.
LISETTE.
Bien folle qui s’y fie !
Ce n’est pas moi, du moins, je vous le certifie.
LA MARQUISE, en riant.
« T’en aurait-il conté ?
LISETTE.
Point du tout ; en tout cas,
« J’ose bien vous jurer qu’il y perdrait ses pas.
LA MARQUISE.
« Ah ! je n’en doute point.
LISETTE.
Je suis un peu coquette,
« Car toute femme l’est.
LA MARQUISE.
Oh ! doucement, Lisette.
LISETTE.
« Excepté vous, s’entend, dont l’austère vertu,
« Contre les mœurs du temps a toujours combattu.
« Mais quoique je sois vive, et parfois un peu folle,
« Dès que l’on m’en dit trop, je coupe la parole,
« Et sais prendre d’abord un air si sérieux,
« Qu’au plus hardi mortel je fais baisser les yeux.
« Si monsieur le Marquis m’avait mise à l’épreuve,
« De ce que je vous dis il aurait vu la preuve ;
« Tout mon maître qu’il est, je l’aurais relancé...
« Mais à sonder mon cœur il n’a jamais pensé.
LA MARQUISE.
« Crois qu’il en est de même à l’égard de toute autre.
LISETTE.
« Sur cela, mon avis est différent du vôtre.
LA MARQUISE.
« Et ce n’est qu’un effet de ta méchanceté.
LISETTE.
« On ne m’accuse pas d’avoir trop de bonté,
« J’en demeure d’accord : mais si je suis maligne,
« C’est que j’ai l’œil perçant, et qu’un rien lui désigne
« Ce qu’on veut lui cacher avec le plus grand soin.
« Il me ferait passer pour sorcière au besoin ;
« Car je devine un fait dès que je l’étudié.
LA MARQUISE.
« Quel fruit en tires-tu ?
LISETTE.
Quel fruit ! La comédie.
« Car il n’est point pour moi de passe-temps plus doux
« Que de pouvoir souvent rire aux dépens des fous.
LA MARQUISE.
« Loin d’en rire, Lisette, il faut pleurer leurs fautes.
LISETTE.
« Oh ! je n’aspire pas à des vertus si hautes ;
« Je vole terre à terre, et vais mon petit train.
LA MARQUISE.
« Notre pauvre Intendant s’est mis en bonne main,
« S’il t’a porté sa plainte.
LISETTE.
Oui, son âme dolente
« Vient de faire de moi sa chère confidente.
LA MARQUISE.
« Dieu sait comme sa peine excite ta pitié.
LISETTE.
« J’aime à voir, je l’avoue, un fat humilié.
« J’en rirais de bon cœur ; mais son triste martyre
« Vous touche de trop près pour que j’en puisse rire,
Et, pour votre intérêt, je vous prie instamment
D’empêcher que Monsieur ne retarde l’instant
Du bonheur de Guérault : sa plainte m’a touchée,
Parce que je vous suis tellement attachée,
(Ce que je n’ai jamais mieux senti qu’aujourd’hui)
Que, pour l’amour de vous, et nullement de lui,
Je voudrais vous sauver l’aventure cruelle
D’essuyer, céans même, une scène nouvelle.
Le cas serait pour vous doublement outrageant.
Vous savez que Monsieur a le cœur voltigeant.
LA MARQUISE.
Après quelques écarts, il s’est fixé, Lisette.
LISETTE.
Bon, bon !
LA MARQUISE, en souriant.
Si je l’en crois, il me trouve parfaite,
Et prétend désormais ne vivre que pour moi.
LISETTE.
Comptez sur sa parole !
LA MARQUISE.
Il est de bonne foi.
Son cœur est tout ouvert.
LISETTE.
Toutes tant que nous sommes,
Nous devons peu vanter la bonne foi des hommes.
Je n’en ai jamais vu que de faux, que d’ingrats.
Pardon si je m’emporte.
LA MARQUISE.
Oh ! tant que tu voudras
Tu peux pester contre eux.
LISETTE.
Pour en dire la rage
J’ai de bonnes raisons, et cela me soulage.
LA MARQUISE.
À la bonne heure ; mais respecte mon mari.
Quoique toujours mon cœur l’ait tendrement chéri,
À ses égarements j’étais accoutumée,
Et, loin que contre lui je fusse gendarmée,
J’ai toujours sans murmure attendu son retour,
Et l’amitié, l’estime, ont payé mon amour.
LISETTE.
Oui, chacun vous admire ; et moi je vous condamne.
Aurez-vous des égards pour une paysanne
Qu’il aime sous vos yeux et devant ses valets ?
Eh ! régalez-la-moi de quelques bons soufflets.
LA MARQUISE.
Je dois le respecter jusque dans ce qu’il aime.
LISETTE.
Oh ! quand j’entends cela, je suis hors de moi-même.
Peut-on penser ainsi ?
LA MARQUISE.
Je pense comme il faut.
LISETTE.
Vous ne voulez donc point servir monsieur Guérault ?
LA MARQUISE.
Qui m’en empêcherait ?
LISETTE.
La crainte de déplaire
À monsieur le marquis. Vous craignez sa colère.
LA MARQUISE.
Non, je ne la crains point : je suis sûre de lui ;
Et s’il paraît encor s’égarer aujourd’hui,
Ce n’est que par bonté, par un motif honnête.
LISETTE.
À votre place, moi, j’aurais martel en tête.
Les plaintes de Guérault me tourmenteraient fort.
LA MARQUISE.
Quand il aurait raison, j’aurais toujours grand tort.
LISETTE.
Comment ! vous auriez tort, si l’on vous déshonore,
De faire du fracas ?
LA MARQUISE.
Oui ; j’aurais tort encore.
LISETTE.
Oh ! je perds patience. Et si, par grand hasard,
Vous alliez l’imiter ?
LA MARQUISE, en riant.
Ce serait un peu tard.
LISETTE.
Croyez-vous que Monsieur aurait la complaisance
De respecter vos goûts ?
LA MARQUISE.
Grande est la différence.
Grâces à nos maris, nous avons le malheur,
Si nous nous égarons, de blesser leur honneur :
Leurs infidélités, à ce qu’ils nous font croire,
Sans nous déshonorer, ne tournent qu’à leur gloire.
Si bien que violer de réciproques nœuds,
C’est un crime pour nous, c’est un honneur pour eux.
LISETTE.
« Comme ils sont les plus forts, les lois sont leur ouvrage,
« Et tiennent notre sexe en un dur esclavage.
« Si nous avions du cœur, si nous nous entendions,
« Ma foi, ce serait nous qui les gouvernerions. »
Comment ! vous souffrirez, sans dire une parole,
Qu’on s’amourache ici d’une petite idole ?
LA MARQUISE.
Je n’en suis point jalouse.
LISETTE.
Oh ! je le suis pour vous.
Et si j’osais...
LA MARQUISE.
Tais-toi, le Marquis vient à nous.
LISETTE.
Voyons ce qu’il dira, j’en suis très curieuse.
LA MARQUISE.
Écoute sans rien dire, et sois respectueuse.
Scène II
LE MARQUIS, LA MARQUISE, LISETTE
LE MARQUIS.
Madame, savez-vous ce qui se passe ici ?
LISETTE, à part.
Que trop !
LE MARQUIS.
Je suis charmé ; vous le serez aussi.
LA MARQUISE.
Eh ! de quoi donc, Monsieur ?
LE MARQUIS.
D’une jeune personne
Dont le premier aspect plaît autant qu’il étonne.
Plus on la voit, l’entend, plus on en est touché.
Sans pouvoir s’en défendre, on s’y sent attaché.
Ses grâces, son esprit, sa beauté, tout enchante ;
Et par sa modestie encor plus attrayante,
Elle se fait du moins aussi fort estimer,
Que ses traits séduisants engagent à l’aimer.
La nature souvent a des jeux bien bizarres !
Un villageois produit tous les dons les plus rares ;
Moi, vivant à la cour, et dans un très beau rang,
Je produis une fille indigne de mon sang,
Belle sans agréments, arrogante, grossière ;
Et la pauvre Babet, fille d’une fermière,
Avec l’air le plus noble, a l’esprit si poli,
Qu’elle offre en sa personne un objet accompli.
LA MARQUISE.
À vous dire le vrai, la peinture est charmante ;
Cette fille, en effet, doit être séduisante,
Car vous exagérez vivement ses appas.
LE MARQUIS.
Madame, croyez-moi, je n’exagère pas ;
Tout ce que je vous dis est la vérité même :
Vous aimerez Babet tout autant que je l’aime.
LA MARQUISE, avec un souris gracieux.
Vous l’aimez donc, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Elle me fait pitié,
Et je me sens pour elle une tendre amitié.
LISETTE, bas, à la Marquise.
Une tendre amitié ! Cette phrase est touchante.
LA MARQUISE, bas, à Lisette.
Tais-toi donc.
LISETTE, à part.
De sa femme il fait sa confidente !
LA MARQUISE.
Elle vous fait pitié, dites-vous ? Eh ! pourquoi ?
LE MARQUIS.
C’est que la pauvre enfant s’est adressée à moi,
Pour rompre le projet qu’avait formé sa mère,
Qui voulait la donner à mon homme d’affaire.
LA MARQUISE.
Il me semble, pour moi, qu’il lui faisait honneur.
LE MARQUIS.
Mais pour ce mariage elle a voit tant d’horreur,
Que j’en ai, sur-le-champ, détourné cette femme.
LISETTE, bas, à la Marquise.
Oui, pour garder Babet... Bon pied, bon œil, Madame.
LA MARQUISE.
Guérault m’a fait prier de vous parler pour lui ;
Souffrez qu’auprès de vous je lui serve d’appui.
Rendez-vous favorable à ma vive prière.
Raccommodez cet homme avec votre fermière.
LE MARQUIS.
Mais cela ne se peut.
LA MARQUISE.
Eh ! pourquoi, s’il vous plaît,
Monsieur ?
LE MARQUIS.
C’est qu’à Babet je prends tant d’intérêt,
Que je veux lui sauver une douleur mortelle.
Oui, de son désespoir je souffrirais plus qu’elle.
Loin d’avoir pour Guérault la moindre passion,
Je sais qu’il est l’objet de son aversion.
LA MARQUISE.
Eh ! d’où le savez-vous ?
LE MARQUIS.
D’elle-même.
LA MARQUISE.
J’admire
Que sur vos sentiments elle ait pris tant d’empire.
LE MARQUIS.
Je ne m’en cache point, elle a touché mon cœur.
LISETTE, faisant quelques pas pour sortir, dit bas à la Marquise.
Je vais jurer pour vous, car je suis en fureur.
LE MARQUIS.
Vous souriez, Madame, et gardez le silence !
LISETTE, à demi-voix.
Nous pouvions nous passer de cette confidence.
LE MARQUIS.
Que dit-elle ?
LISETTE.
Moi ? rien. Je médite tout bas.
LE MARQUIS, à Lisette.
Non ; méditez tout haut, ne vous contraignez pas.
LISETTE.
Mes méditations vous déplairaient.
LE MARQUIS.
Lisette,
Votre petit esprit quelquefois interprète
Les sentiments d’autrui selon vos visions :
Mais trêve, s’il vous plaît, de méditations,
Ou renfermez-les bien ; c’est moi qui vous en prie,
Et qui n’entendrais pas aisément raillerie.
LA MARQUISE.
Eh ! riez, comme moi, de son zèle imprudent ;
Qu’il ne soit question que de votre Intendant.
Que lui dirai-je enfin ? car il attend réponse.
Prononcez, s’il vous plaît.
LE MARQUIS.
Eh bien donc ! je prononce.
Dussé-je de Lisette exciter le caquet,
Je défends à Guérault de songer à Babet.
LA MARQUISE.
Cela suffit, Monsieur.
LE MARQUIS.
De plus, je vous conjure
De vouloir la garder près de vous. Soyez sûre
Qu’elle sera soumise à vos commandements ;
Que vous lui trouverez de nobles sentiments ;
Et, qu’éprouvant qu’elle est aussi sage que belle,
Vos yeux et votre cœur vous parleront pour elle.
LA MARQUISE.
Ne la connaissant point, je pourrais en douter ;
Mais sur vos volontés rien ne peut m’arrêter.
LE MARQUIS.
Je vais vous envoyer cette charmante fille ;
Mais, pour plus de décence, ordonnez qu’on l’habille,
Modestement pourtant. Enfin, elle est à vous ;
Daignez donc l’honorer de l’accueil le plus doux.
LA MARQUISE.
Puisque vous l’exigez, j’y ferai mon possible.
LE MARQUIS.
Et moi, je vous promets que je serai sensible
À toutes les bontés que vous lui marquerez :
Elle en est vraiment digne, et vous en conviendrez.
Scène III
LA MARQUISE, LISETTE
LISETTE.
Vous voyez sur quel pied votre époux vous regarde ;
Il fait une maîtresse, et vous la donne en garde.
« Il prétend que tout cède à son autorité,
« Et que vous vous prêtiez à sa commodité.
« De son égarement un autre eût fait mystère ;
« Il fait gloire du sien : encor faut-il se taire ! »
C’est vous pousser à bout.
LA MARQUISE, en riant.
Ah ! que de visions !
LISETTE.
Condamnez-vous aussi mes méditations ?
Dût Monsieur m’assommer, je ferai du vacarme ;
Il remet en nos mains l’idole qui le charme ;
Confiez-m’en le soin, je la gouvernerai :
Vous verrez de quel air je vous l’ajusterai.
Je vais donner le mot à tous vos domestiques ;
Et nous ferons agir tant de sourdes pratiques,
Que, rebutée enfin, sa douleur la tuera,
Ou que, malgré Monsieur, elle déguerpira.
LA MARQUISE.
Mais, dis-moi, l’as-tu vue ? Est-elle si charmante ?
LISETTE.
Tout le monde le dit ; mais, sans doute, on augmente.
« Et je me marierais après ce que je vois !
« Qu’il vienne un prétendant, et qu’il se joue à moi ;
« Si de me demander il ose avoir l’audace,
« D’abord, de vingt soufflets je lui couvre la face.
LA MARQUISE, en riant.
« Mais tu fais éclater des transports furieux.
LISETTE.
« C’est que le plus bel homme est un monstre à mes yeux.
LA MARQUISE.
« Quelque monstre, un beau jour, te tournera la tête.
LISETTE.
« Quand mon cœur fait un pas, aussitôt je l’arrête.
« Tous ces galants polis sont d’aimables fripons,
« Qui deviennent tyrans dès que nous épousons :
« Ils jurent à nos pieds des flammes éternelles.
« Femmes de ces Messieurs, nous cessons d’être belles ;
« Tout ce qui les charmait disparaît à leurs yeux.
« Ils sont chagrins, bourrus, ennuyés, ennuyeux :
« La première guenon leur paraîtra piquante ;
« Et ce qui n’est point nous, les frappe et les enchante.
« Oui, voilà les maris tels qu’ils sont à présent ;
« Encore exigent-ils un esprit complaisant,
« Qui jamais ne se plaigne et ne les contrarie.
« Non, je n’y puis penser sans me mettre en furie.
« Les traîtres de maris, qu’ils font de beaux exploits ! »
Scène IV
BABET, UN LAQUAIS, LA MARQUISE, LISETTE
BABET, au Laquais.
Est-ce ici ?
LE LAQUAIS.
Justement, c’est Madame.
Il sort.
Scène V
BABET, LA MARQUISE, LISETTE
LISETTE, à la Marquise.
Je crois...
BABET, à part.
Le cœur me bat.
LISETTE.
Je crois que voici notre belle.
LA MARQUISE.
Qu’elle approche.
LISETTE, à Babet.
Venez, avancez, péronnelle.
BABET.
La crainte et le respect...
LISETTE, la tirant par le bras.
Avancez, vous dit-on.
BABET.
Eh ! de grâce, avec moi, prenez un autre ton.
Vous m’effrayez. Je viens, parce qu’on me l’ordonne.
LISETTE.
Madame, regardez la petite friponne.
On nous en avait fait de fidèles portraits.
Qu’elle a l’air avenant !
LA MARQUISE, la regardant.
Ô les aimables traits !
Ah ! Lisette, contre elle apaise ta colère.
Viens à moi, mon enfant.
BABET.
Je crains de vous déplaire.
Je vois que j’importune, et vais me retirer.
LA MARQUISE.
Non, laisse-moi le temps de te considérer.
LISETTE.
Viens, que je te contemple aussi tout à mon aise.
Dans son joli minois, il n’est trait qui ne plaise.
Mais cette belle bouche, et ces regards si doux,
Pourraient bien vous ravir le cœur de votre époux.
LA MARQUISE, en souriant.
Quoi ! Babet, est-il vrai que le Marquis vous aime ?
BABET, lui faisant la révérence.
Oui, Madame ; tantôt il me l’a dit lui-même.
LISETTE, à la Marquise.
Elle est sincère, au moins.
LA MARQUISE, à Babet.
Et l’aimez-vous aussi ?
BABET.
Puis-je m’en empêcher ?
LISETTE, à la Marquise.
Ce qu’elle avoue ici,
Confirme mon rapport. Je vous jure, Madame,
Qu’à votre place, ici je ferais du vacarme,
Et qu’elle sortirait.
LA MARQUISE.
Avouez, entre nous,
Que vos traits séduisants ont charmé mon époux ;
Que vous êtes sensible à son amour extrême ?
BABET.
Madame, on peut aimer comme je sens qu’il m’aime,
Et comme j’y réponds. Est-ce que la pitié
Qu’il a de mon malheur, est-ce que l’amitié
Que sa bonté m’inspire, est pour vous une offense ?
LA MARQUISE.
Mais souvent la pitié va plus loin qu’on ne pense.
BABET.
Celle qu’il a de moi n’a rien que d’innocent,
Madame ; et, si mon cœur en est reconnaissant,
Ce n’est qu’un sentiment et pur et légitime.
Quoi ! si je vous aimais, m’en feriez-vous un crime ?
LA MARQUISE.
Point du tout.
BABET.
Eh bien donc ! ce que je sens pour vous,
Est tout ce que je sens pour monsieur votre époux.
LA MARQUISE.
Tu m’aimes donc, Babet ?
BABET.
Autant qu’il est possible.
Votre premier aspect rend mon cœur si sensible,
Vous m’inspirez pour vous un si tendre penchant,
Que je n’ai jamais rien senti de si touchant.
LA MARQUISE.
Lisette, en vérité, je ne sais plus que dire.
LISETTE.
Ma foi, ni moi non plus. Elle va nous séduire,
Si nous n’y prenons garde.
LA MARQUISE.
Oui, cet air de candeur,
Malgré tous tes soupçons, me parle en sa faveur.
BABET.
N’écoutez que vous-même, et je suis trop heureuse.
LA MARQUISE.
Babet, je ne suis point injuste et soupçonneuse ;
Mais Guérault est jaloux, vous sentez bien pourquoi.
BABET.
Madame, je sais bien qu’il prétendait à moi ;
Mais je ne l’aime pas. Comme je suis sincère,
Je l’ai dit bonnement. Me tenant lieu de père,
Monseigneur a daigné rompre un engagement
Qui n’eût été pour moi qu’un éternel tourment.
De sa compassion doit-on lui faire un crime ?
D’un soupçon mal fondé serai-je la victime ?
Si mes faibles attraits séduisaient votre époux,
L’honneur saurait bientôt m’exiler de chez vous.
LA MARQUISE, à Lisette.
D’un discours si touchant j’ai peine à me défendre.
LISETTE.
La petite sorcière ! elle a l’art de surprendre.
BABET, à Lisette.
Vous me connaissez mal ; je ne sais aucun art.
Mon esprit est naïf, et mon cœur est sans fard.
LA MARQUISE.
Je commence à le croire.
BABET.
Ah ! soyez-en bien sûre.
Ne vous affligez point d’une horrible imposture.
Guérault est un menteur, je le lui soutiendrai.
Appelez-le, Madame, et je le confondrai.
LA MARQUISE.
Ne faisons point d’éclat. Vous avez tant de charmes,
Qu’ils pourraient m’inspirer les plus vives alarmes.
Babet, je rends justice à vos intentions ;
Mais vous pouvez causer de grandes passions,
Sans que vous y pensiez, sans en être moins sage.
BABET, faisant quelques pas pour sortir.
Je vais donc me cacher au fond de mon village :
J’aime mieux y mourir que de vous alarmer.
LA MARQUISE, l’arrêtant.
Tu veux donc à la fin me contraindre à t’aimer ?
BABET.
Vous y contraindre ! hélas ! quel bonheur ! quelle gloire !
Si je pouvais sur vous gagner cette victoire !
À votre estime, au moins, j’ose encore aspirer,
Et vais faire un effort qui peut me l’attirer.
Ah ! qu’il me coûtera ! Mais, Madame, il n’importe ;
Il faut que sur mon goût votre intérêt l’emporte.
LA MARQUISE.
Quel est donc cet effort ?
BABET, la regardant tendrement.
Celui de vous quitter.
Si j’ai quelques attraits, je vais les détester.
À tout autre qu’à vous, que ne suis je odieuse !
L’honneur de vous servir me rendrait trop heureuse.
LA MARQUISE, vivement.
Tais-toi donc, mon enfant, je n’y puis plus tenir.
BABET, d’un air timide.
Mais avant mon départ ne pourrai-je obtenir ?...
LA MARQUISE.
Quoi, Babet ?
BABET.
De baiser cette main respectable.
LA MARQUISE, lui tendant les bras.
Embrasse-moi plutôt. Viens, enfant trop aimable.
Quoi qu’il puisse arriver, j’en crois mon cœur.
BABET, s’éloignant.
Eh quoi !
Voulez-vous jusque-là vous abaisser pour moi ?
LA MARQUISE.
Viens, te dis-je. Lisette aura beau...
LISETTE.
Moi, Madame ?
Son air, ses sentiments, ses tons m’ont gagné l’âme.
Elle embrasse Babet.
Et, par ma foi, je veux qu’elle m’embrasse aussi.
Allons, Madame, il faut qu’elle demeure ici :
Je suis sa caution.
LA MARQUISE.
Elle l’est elle-même :
Je l’estime déjà tout autant que je l’aime.
Lisette, allez chercher un habit pour Babet.
LISETTE.
Elle n’a qu’à venir, j’ai justement son fait ;
Je vais la rendre encor mille fois plus jolie.
LA MARQUISE.
Oui, mets-lui le plus beau des habits de Julie.
BABET.
Madame, c’est trop loin pousser votre bonté.
J’aurai sous cet habit un air trop emprunté.
LISETTE.
Friponne, tu m’as l’air de le porter mieux qu’elle.
LA MARQUISE.
Cela n’est que trop vrai. Réflexion cruelle !
« Non, l’éducation, malgré tous ses efforts,
« Ne parvient pas toujours à parer les dehors.
« Quand même elle y parvient, le naturel subsiste ;
« Ma fille en est pour nous la preuve la plus triste.
« Son naturel sauvage, en dépit des leçons,
« A même dédaigné de prendre nos façons ;
« Et le tien seul te rend douce, aimable, polie.
« Que n’est-elle Babet, et que n’es-tu Julie !
BABET.
« Je ne mérite pas que vous fassiez ces vœux. »
LISETTE.
Allons, viens, mon enfant. Dans un quart d’heure ou deux
Je te rendrai tout autre, et j’en fais mon affaire.
BABET, à la Marquise.
Ma seule ambition, Madame, est de vous plaire ;
Y pouvoir réussir, c’est le parfait bonheur.
LA MARQUISE, après l’avoir regardée tendrement.
Lisette, emmène-la.
LISETTE, la prenant sous le bras.
Venez, mon petit cœur.
Scène VI
LA MARQUISE, seule
Ah ! que mal à propos on m’aurait alarmée !
D’où vient que tout à coup cette enfant m’a charmée ?
Jamais je n’ai senti de plus tendre penchant.
Eh ! qui pourrait tenir à ce regard touchant,
À ce doux son de voix, à ces grâces naïves,
À ces expressions si tendres et si vives ?
Je ne m’étonne plus si votre cœur touché,
À cette aimable enfant s’est si tôt attaché,
Marquis : votre tendresse est innocente et pure,
Ou du moins de Babet la vertu me l’assure :
Dût-elle me ravir votre cœur précieux,
Je vais l’offrir encor plus charmante à vos yeux.
Scène VII
LA MARQUISE, LE MARQUIS
LE MARQUIS, entrant d’un air empressé.
Vous avez vu Babet ; qu’en pensez-vous, Marquise ?
LA MARQUISE.
Ce que vous en pensez. J’en suis vraiment éprise,
Et je crois que je l’aime autant que vous l’aimez.
C’est tout dire en deux mots, Monsieur.
LE MARQUIS.
Vous me charmez :
Quoi ! sérieusement ? Babet a su vous plaire ?
LA MARQUISE.
Eh ! peut-on s’empêcher d’aimer son caractère,
Sa figure, ses tons, ses grâces, sa candeur ?
LE MARQUIS.
Parlez-vous tout de bon ?
LA MARQUISE.
Oui, du fond de mon cœur :
« Et que jamais de vous je ne sois regardée,
« Si jamais on a dit vérité moins fardée.
« Je garderai Babet par inclination,
« Et mon goût est conforme à votre intention.
LE MARQUIS.
« Comme elle a l’air très noble, et qu’elle est jeune et belle,
« Prenez-la près de vous pour votre demoiselle.
LA MARQUISE.
« Mais elle ne l’est pas : vous savez de quel sang
« Elle sort.
LE MARQUIS.
« Le mérite est ce qui fait le rang.
« Les nobles sentiments, la vertu, la sagesse,
« Ce sont là proprement les titres de noblesse ;
« Elle n’est rien sans eux : ce sont ceux de Babet.
LA MARQUISE.
« Je le sens comme vous ; vous en verrez l’effet ; »
Vous n’exigerez rien pour cette fille aimable,
Qui ne soit pour mon cœur un soin très agréable.
LE MARQUIS, en souriant.
En dépit de Lisette, ou je me trompe fort.
LA MARQUISE.
Calmez-vous sur cela ; je sais bien qu’elle a tort.
Vous allez voir, Monsieur, si l’ardeur de vous plaire
Ne sera pas toujours ma principale affaire.
Adieu.
Scène VIII
LE MARQUIS, la regardant aller
Que de vertu, de raison, de douceur !
Et que je suis heureux de sentir mon bonheur !
ACTE IV
Scène première
GUÉRAULT, seul
Voilà, grâces au ciel, mes mesures bien prises ;
Elles sauront nous mettre à couvert des surprises
D’ailleurs chacun me croit amoureux de Babet,
Et m’aide, en le croyant, à cacher mon secret.
Par là Julie et moi, peut être dans une heure,
Nous pourrons parvenir à changer de demeure.
Par avance j’ai su me nantir de sa dot,
Et l’amour que je sens n’est pas l’amour d’un sot.
L’amour, quoique son feu nous amuse et nous plaise
N’est pas longtemps bien vif, s’il n’est pas à son aise
Et les bijoux brillants, joints à l’argent comptant
L’échaufferont sans cesse, et le rendront constant.
Mon cœur est enflammé, mais il songe au solide,
Et languirait bientôt si ma caisse était vide.
L’homme sensé, prudent, ne met rien au hasard.
Mais je veux, pour voiler encor mieux mon départ
Au sujet de Babet interroger Lisette ;
Demander si Madame en est fort inquiète,
Et si sa jalousie a bien fait du fracas.
Nous nous échapperons pendant tout leur tracas.
Scène II
JULIE, GUÉRAULT
JULIE, d’un air empressé et mystérieux, accourant.
Eh vite ! un mot.
GUÉRAULT.
De quoi s’agit-il, ma charmante ?
JULIE, lui remettant un écrit.
Voilà des diamants que l’Amour te présente.
Cette provision, au pays étranger,
Pourra nous mener loin, car tu sais ménager.
Moi, haïssant le faste, aimant la vie obscure,
Bornée à nos moyens, je saurai, j’en suis sûre,
Te donner tout sujet de ne point regretter
Le poste lucratif que je te fais quitter.
GUÉRAULT.
Vous, comptez sur mon cœur et sur mon industrie.
De plus, j’ai de l’argent.
JULIE.
Mais, au moins, je te prie,
N’emportons que celui qui t’appartient.
GUÉRAULT.
Pourquoi ?
L’argent de votre père est à vous.
JULIE.
Je le crois ;
Mais ton honneur m’est cher, et je veux que mon père
N’ait à te reprocher qu’un amour téméraire,
Que mon enlèvement avec moi concerté,
Et rien contre l’honneur et la fidélité.
GUÉRAULT.
Au fond, j’aime à vous voir cette délicatesse.
J’allais être fripon par excès de tendresse.
La crainte de vous voir un jour dans le besoin,
Par-dessus le scrupule avait porté mon soin :
Mais, plus digne de vous, adoptant vos maximes,
Je ne me chargerai que de fonds légitimes.
Mon registre, arrêté dès ce soir, fera foi
Que mon argent comptant est sûrement à moi.
Je vais remettre en caisse une assez bonne somme,
Et rends grâce à l’Amour, qui me laisse honnête homme...
Mais avec la fermière êtes-vous bien d’accord ?
Veut-elle nous cacher ?
JULIE.
Je n’en sais rien encor.
Elle est dehors.
GUÉRAULT.
Tant pis.
JULIE.
J’attends l’instant propice,
Pour l’engager sous main à nous rendre service,
Et je compte sur elle.
GUÉRAULT.
On vient, séparons-nous ;
Je vais continuer mon rôle de jaloux,
Et voici justement la femelle maligne
Que j’avais mise en œuvre. Elle sourit. Bon signe.
Scène III
LISETTE, GUÉRAULT
LISETTE, à part.
Voici notre amoureux. Comme il va soupirer !
Je veux me délecter à le désespérer.
GUÉRAULT.
Bonjour. Voudriez-vous me mener chez Madame ?
LISETTE.
Cela ne se peut pas. Qu’y cherchez-vous ?
GUÉRAULT.
Ma femme.
LISETTE.
Votre femme ! Êtes-vous marié ?
GUÉRAULT.
Peu s’en faut ;
Et Madame, je crois, achèvera bientôt.
LISETTE.
Elle a parlé pour vous.
GUÉRAULT.
Bon. Je conclus, Lisette,
Que l’affaire est finie.
LISETTE.
Oui, votre affaire est faite.
GUÉRAULT.
Tout de bon ?
LISETTE.
Sans retour, on vous défend tout net,
Une fois pour toujours, de songer à Babet.
GUÉRAULT.
Que me dites-vous là ?
LISETTE.
La chose la plus sûre
Qu’on ait dite jamais. Voulez-vous que j’en jure ?
Vous n’avez qu’à parler.
GUÉRAULT.
Mais Madame, je crois,
En est au désespoir.
LISETTE.
Elle ? pas plus que moi.
Ai-je l’air affligé ?
GUÉRAULT.
Pas beaucoup.
LISETTE.
Ma maîtresse
Ne l’a pas davantage. Elle chérit, caresse,
Habille richement cet objet gracieux
Que vous avez tâché de lui rendre odieux.
GUÉRAULT.
Ce que je vous ai dit ne la rend pas jalouse ?
LISETTE.
Un esprit de travers assez souvent se blouse :
Or, on vous croit l’esprit de cette trempe-là.
Voyez donc ce qu’on peut conclure de cela.
GUÉRAULT.
Mon esprit est fort droit.
LISETTE.
Nous le croyons très gauche.
GUÉRAULT.
Je ne vous ai tracé qu’une légère ébauche
De tout ce que j’ai vu. Si vous saviez...
LISETTE.
Chanson.
Ira-t-on se brouiller sur un petit soupçon ?
Mais un fait très constant, que je tiens de Madame,
C’est que jamais Babet ne sera votre femme :
Sur cet article-là, tout le monde est d’accord.
Ayez donc la bonté de vous faire un effort,
Pour éteindre au plus tôt le feu qui vous dévore ;
Car, quoique je vous aime et que je vous honore,
Je vous dirai trois mots dont il vous souviendra ;
C’est qu’en cas de rechute on vous relèvera.
GUÉRAULT.
La phrase est équivoque.
LISETTE.
Oh ! vous allez m’entendre.
Par ordre très exprès je viens de vous défendre
De rechercher Babet : mais si vous persistez,
Monsieur saura les faits que vous m’avez contés,
Afin que vos rapports reçoivent leur salaire.
Monsieur m’entend-il mieux ?
GUÉRAULT.
Oui ; cette phrase est claire.
Quand on parle si bien, j’entends à demi-mot.
LISETTE.
Votre esprit se redresse.
GUÉRAULT, à part.
On me prend pour un sot ;
Mais ils verront bientôt que, si j’en ai la mine,
Je n’en ai pas le jeu.
LISETTE, à part.
Le pauvre homme rumine,
Cela me divertit.
GUÉRAULT, à part.
Je ris de son erreur.
LISETTE.
Vous voilà bien fâché.
GUÉRAULT, feignant de pleurer.
Vous me percez le cœur.
LISETTE, feignant de s’attendrir.
Hélas ! me chargez-vous de deux mots de réponse ?
GUÉRAULT, sanglotant.
Dites donc qu’à Babet pour jamais je renonce.
LISETTE, feignant de pleurer encore plus fort.
Vous me faites pitié.
GUÉRAULT.
Le bon cœur ! Je m’en vais
Tâcher de réparer la perte que je fais.
LISETTE.
Cela vous est facile, avec tant de mérite.
GUÉRAULT.
Vous pensez juste, au moins.
À part.
Au fond, l’affront m’irrite.
Allons trouver Julie, et suivons notre plan.
LISETTE, lui faisant une profonde révérence.
Monsieur, votre servante.
GUÉRAULT, d’un air important.
Adieu, ma pauvre enfant.
Scène IV
LISETTE, seule
Le fat ! je lui devais cette petite scène.
Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il mérite ma haine.
Il ne m’a jamais dit un seul mot de douceur,
Et veut être traité comme un petit seigneur.
Je déteste les gens qui s’en font trop accroire,
Et me fais un plaisir de rabattre leur gloire.
Scène V
LE MARQUIS, LISETTE
LE MARQUIS.
Guérault ne sort-il pas d’avec vous ?
LISETTE.
Justement ;
Et je viens de lui faire un fâcheux compliment.
LE MARQUIS.
Sur quoi donc ?
LISETTE.
Sur Babet. Madame lui fait dire
Qu’il peut porter ailleurs son douloureux martyre ;
Que vous mettez obstacle à ses prétentions,
Et qu’elle, se soumet à vos intentions.
LE MARQUIS.
En est-il bien fâché ?
LISETTE, d’un air gai.
Cela le désespère,
Il en perdra l’esprit.
LE MARQUIS.
Je n’y saurais que faire.
Je ne le croyais pas amoureux à ce point.
LISETTE, en riant.
Le dépit le suffoque, il n’en reviendra point.
LE MARQUIS.
Cela vous réjouit ?
LISETTE.
Je n’en suis pas fâchée,
Et, comme je vous suis vivement attachée,
J’aime bien mieux vous voir heureux et satisfait,
Que si vous vous forciez à lui céder Babet.
LE MARQUIS, prenant son sérieux.
À la lui céder ! moi ! Que voulez-vous me dire ?
LISETTE.
Madame vous devine, elle n’en fait que rire,
Et moi, j’en ris aussi, comme vous jugez bien.
Aimez tout à votre aise, on ne vous dira rien.
Même en cas de besoin... fidèle confidente...
Je pourrais vous prouver...
LE MARQUIS.
Sortez, impertinente.
Vous voulez me sonder, et je vous vois venir.
Sur-le-champ mon courroux devrait vous en punir.
Je veux bien ménager votre bonne maîtresse ;
Je sens, je vois pour vous jusqu’où va sa faiblesse ;
Mais n’y revenez plus, ou vous pourrez sentir
Qu’on ne se joue à moi que pour s’en repentir.
LISETTE, à part.
Ma pénétration échauffe sa cervelle ;
Je vais faire ma paix en lui montrant sa belle.
Scène VI
LE MARQUIS, seul
Je n’ai vu de mes jours un si méchant esprit.
La Marquise le sait, et rien ne la guérit
De sa prévention pour cette créature,
Que la paix, l’union mettent à la torture.
Peut-elle lui passer un semblable défaut !
Mais, au fond, j’ai pitié de ce pauvre Guérault.
Si contre lui Babet était moins prévenue,
Je n’arrêterais plus une affaire conclue.
Ne ferais-je pas mieux de les raccommoder ?
Qu’on appelle Guérault. Oui, je m’en vais l’aider
À devenir heureux, si Babet veut m’en croire.
Mais voici mon cousin. Il a l’humeur bien noire,
Ce me semble.
Scène VII
LE COMTE, LE MARQUIS
LE COMTE, à part.
Grand Dieu ! que je suis étonné !
LE MARQUIS.
Qu’avez-vous, mon cousin ? Vous êtes consterné !
LE COMTE, à part.
Je n’ose ni parler, ni garder le silence.
De ses fougueux transports je crains la violence.
Haut.
Promettez-moi, Marquis, et faites-moi serment
Que vous triompherez du premier mouvement.
LE MARQUIS.
Pourquoi ce préambule ?
LE COMTE.
Il est trop nécessaire.
Je vais vous révéler une cruelle affaire.
LE MARQUIS, d’un air ému.
Eh ! de quoi s’agit-il ?
LE COMTE.
Je suis désespéré.
Jusques à ce moment vous avez ignoré,
Eh ! que n’est-il permis de vous cacher encore
Un secret qui m’effraie, et qui vous déshonore !
Mais il faut y mettre ordre, et vous mettre en état
De prévenir ici le plus fâcheux éclat.
M’écouter de sang-froid, ce serait un prodige.
Marquis, sur votre honneur, jurez-moi, je l’exige,
Que, bien loin d’écouter un violent transport,
Vous ferez sur vous-même un généreux effort,
Afin d’approfondir, sans éclat, un mystère
Qui demande le calme et la bonté d’un père.
LE MARQUIS.
D’un père ! se peut-il ?...
LE COMTE.
Déjà tant de chaleur !
LE MARQUIS.
Non. Je vous donne ici ma parole d’honneur
Que je soumettrai tout aux lois de la prudence.
Qu’allez-vous donc m’apprendre ?
LE COMTE.
Un fait sans vraisemblance,
Et qui n’est que trop vrai.
LE MARQUIS.
Parlez donc au plus tôt.
LE COMTE.
L’indiscrète Julie idolâtre Guérault !
LE MARQUIS.
Guérault !
LE COMTE.
Et ce qui doit vous étonner encore,
C’est qu’il est très certain qu’en secret il l’adore,
Et que cet insolent ne feint d’aimer Babet,
Qu’afin de vous cacher son horrible projet.
Il veut déshonorer votre illustre famille,
En enlevant d’ici dès ce soir votre fille.
LE MARQUIS, furieux.
Mon intendant former un semblable dessein !
Le perfide à l’instant va périr de ma main.
LE COMTE, l’arrêtant.
Eh quoi ! vous oubliez déjà votre parole ?
LE MARQUIS, d’un sang-froid étouffé.
J’ai tort. À mon serment ma colère s’immole.
Comment est-on instruit de ce complot affreux ?
LE COMTE.
Tantôt, dans le jardin, ils conféraient tous deux.
La jeune Louison, suivante de Julie,
Qui déjà soupçonnait leur étrange folie,
Derrière le berceau se glissant en secret,
A, sans en perdre un mot, entendu leur projet ;
Et, comme je rentrais, m’a conté cette histoire,
Que pendant très longtemps j’ai refusé de croire ;
Mais elle m’a si bien détaillé son récit,
Qu’elle m’a convaincu de ce qu’elle m’a dit.
Julie est résolue, et Guérault craint et tremble.
Ils attendent la nuit pour s’évader ensemble ;
Lui cousu, chargé d’or ; elle de ses bijoux.
Ils vont directement, en sortant de chez vous,
Jusqu’auprès d’Oronville, où, chez votre fermière,
Ils se tiendront cachés cette semaine entière,
Comptant se mettre ensuite à l’abri du danger,
En se sauvant tous deux en pays étranger.
Voilà ce que j’ai su par cette jeune fille.
LE MARQUIS.
Je m’en vais la trouver. Cachons à ma famille,
Surtout à la Marquise, un complot aussi noir,
Qui pourrait lui causer un affreux désespoir.
Comte, reposez-vous sur ma sage conduite ;
Je vais agir sous main pour prévenir leur fuite,
Après quoi, je prendrai mon intendant à part,
Pour le féliciter sur son prochain départ :
Le tout sans nul éclat, je vous le jure encore.
Ami, ne croyez plus que je vous déshonore
En pressant un hymen que nous avions conclu.
Vous aurez tous mes biens, c’est un point résolu ;
Mais comptez que Julie, au couvent transportée,
Y finira ses jours, fille, et déshéritée.
LE COMTE.
Marquis, si vous avez pour moi quelque amitié,
De cette infortunée ayez quelque pitié.
LE MARQUIS.
Je calme mes transports, c’est ce que je puis faire.
Désormais je suis juge, et je ne suis plus père.
Scène VIII
LE MARQUIS, LISETTE, LE COMTE
LE MARQUIS, à Lisette, d’un ton brusque.
Que voulez-vous ?
LISETTE.
Monsieur, je venais pour savoir
Si vous étiez ici. Je veux vous faire voir
La charmante Babet dans sa riche parure.
Vous serez enchanté de sa noble figure.
LE MARQUIS, brusquement.
Nous verrons. De ce pas allez dire à Guérault
Que je veux lui parler, et qu’il vienne au plus tôt.
LISETTE.
Monsieur, il est sorti ; mais il a dit au suisse
Qu’il allait revenir.
LE MARQUIS.
Eh bien ! qu’on l’avertisse,
Dès qu’il sera rentré, que j’ai besoin de lui.
LISETTE.
Il n’a fait que sortir et rentrer aujourd’hui.
LE MARQUIS, regardant le Comte.
Fort bien.
LISETTE.
Il faut qu’il ait quelque importante affaire.
LE MARQUIS, d’un ton sévère.
Que fait ma fille ?
LISETTE.
Elle est chez madame sa mère.
LE MARQUIS, au Comte, à part.
Je ne veux point la voir. Son aspect odieux
Exciterait en moi des transports furieux.
À son lâche projet mon cœur est si sensible,
Qu’un effort de raison me serait impossible.
À Lisette.
Dites à Louison, sans perdre un seul moment,
Qu’elle vienne au plus tôt dans mon appartement,
Que je l’y vais attendre.
LISETTE.
Et Babet ?
LE MARQUIS, brusquement.
Partez vite.
Comte, pour un moment, il faut que je vous quitte,
Vous savez trop pourquoi.
LE COMTE.
Sans doute, et je vous plains.
Scène IX
LE COMTE, seul
Puisse-t-il surmonter les transports que je crains !
Mais, que vois-je ?
Scène X
BABET, vêtue magnifiquement, LE COMTE
LE COMTE.
Ah, Babet ! ah ! que de nouveaux charmes !
Quoi ! vous êtes si belle, et vous versez des larmes !
BABET.
Oui, je pleure de voir qu’on me déguise ainsi.
C’est se moquer de moi... Mais n’est-il pas ici ?
LE COMTE.
Qui ?
BABET.
Monseigneur. Je viens, par ordre de Madame,
Me présenter à lui.
LE COMTE, à part.
La candeur de son âme
Est peinte dans ses tons, dans ses yeux, dans ses traits,
Dans tout ce qu’elle dit. Est-il quelques attraits
Qu’on puisse comparer à cet air de décence ?
Qu’elle méritait bien une haute naissance !
BABET, d’un air inquiet.
Lisette ne vient point ! Elle m’avait promis
De venir avec moi chez monsieur le Marquis.
LE COMTE.
Elle va revenir ; cessez d’être inquiète.
BABET, voulant s’en aller.
Permettez...
LE COMTE, la retenant.
Ne peut-on vous parler sans Lisette ?
BABET, voulant toujours sortir.
Je vais trouver ma mère.
LE COMTE, la retenant encore.
Eh ! vous suis-je suspect ?
Comptez que j’ai pour vous le plus profond respect.
BABET.
Vous ne m’en devez point, et c’est ce qui m’alarme.
LE COMTE.
Votre pudeur m’impose autant qu’elle me charme.
BABET.
Puis-je vous imposer étant d’un si bas rang ?
LE COMTE.
Je vous respecte autant que le plus noble sang.
J’honore, j’aime en vous votre seule personne.
Vous ne répondez rien !
BABET.
Ce langage m’étonne.
LE COMTE.
Pourquoi ?
BABET.
Vous oubliez votre rang et le mien.
De grâce, terminons un pareil entretien.
LE COMTE.
Eh quoi ! tant de fierté !
BABET.
Non, je ne suis pas fière :
Je songe que je suis fille d’une fermière.
Devez-vous me parler ? Dois-je vous écouter ?
J’accepte votre estime ; et, pour la mériter,
Monsieur, je dois vous fuir avec un soin extrême.
LE COMTE.
Ah, cruelle ! me fuir parce que je vous aime !
Car, il faut l’avouer, mon cœur brûle pour vous.
BABET.
Pour moi ! Vous m’offensez.
LE COMTE.
Quel injuste courroux !
Mon amour vous offense !
BABET.
Un cœur tel que le vôtre
Doit-il toucher le mien ? Sont-ils faits l’un pour l’autre ?
Non. Vous m’outrageriez en osant présumer
Que, pour gagner mon cœur, il suffit de m’aimer.
Il est ambitieux, mais il est raisonnable :
Et plus d’égalité vous rendrait plus aimable.
LE COMTE.
Que je hais maintenant le rang où je suis né !
BABET.
Pour une autre que moi vous êtes destiné.
Quoi ! Monsieur, vous m’aimez, près d’épouser Julie !
Ah ! laissez-moi sortir.
LE COMTE.
Un mot, je vous supplie :
Sachez que maintenant je suis maître de moi ;
Le père de Julie a dégagé ma foi.
BABET.
Ah ! que m’apprenez-vous !
LE COMTE.
Des raisons de famille
Font qu’il ne songe plus à me donner sa fille ;
Et tous deux de concert, et mutuellement,
Nous voilà délivrés de notre engagement.
Je puis donc vous aimer sans vous faire une offense.
BABET.
Si votre liberté rehaussait ma naissance...
LE COMTE.
Eh bien ! m’aimeriez-vous ? Répondez-moi, Babet ;
Laissez.moi m’en flatter, et je suis satisfait.
BABET.
Pourquoi supposerais-je un bonheur impossible ?
LE COMTE.
Mais à l’ambition soyez du moins sensible.
Ne souhaitez-vous pas un rang plus élevé ?
BABET.
Souvent, contre mon sort, mon cœur s’est soulevé,
Je l’avoue ; et, s’il faut achever de le dire,
Pour un plus haut état je le sens qui soupire...
Pour lui plus que jamais... il aurait des appas.
LE COMTE.
Je vous entends, Babet.
BABET.
Non, ne m’entendez pas.
LE COMTE.
Je vous entends, vous dis-je, et suis ravi de croire...
BABET.
Comte, ne croyez rien ; il y va de ma gloire.
LE COMTE.
Ah ! loin de l’offenser...
BABET.
Ma mère vient, je crois :
Oui, c’est elle.
Scène XI
MATHURINE, BABET, LE COMTE
MATHURINE, considérant Babet.
Eh ! bon Dieu, mon enfant, est-ce toi ?
BABET.
Oui, ma chère maman, je suis toujours la même ;
Toujours ayant pour vous une tendresse extrême.
MATHURINE.
Oh ! je n’en doute point. Que d’enjolivements !
Or dessus, or dessous. Comment ! des diamants !
Ta tête en est farcie. Oh ! qu’alle a bonne grâce !
Mais tu ne me dis mot ! viens donc que je t’embrasse.
M’aimes-tu toujours bien ?
BABET.
Je vous l’ai dit, maman.
MATHURINE.
Par ma foi, Monseigneur gâtera mon enfant.
Que dira-t-on de nous ? Avec son biau plumage
Al’ va faire enrager tous les coqs du village ;
Et puis, à nos dépens, on jasera, Dieu sait !
LE COMTE.
Ne vous alarmez point, on garde ici Babet.
MATHURINE.
Ma pauvre fille ! Hélas ! queu pitié qu’on me l’ôte !
Tu laisses ta maman ?
BABET.
Mais ce n’est pas ma faute :
Madame veut m’avoir.
MATHURINE.
Madame t’aime aussi ?
Morgue ! que j’ai mal fait de t’amener ici !
LE COMTE.
Pourquoi donc ?
MATHURINE.
Oh, pourquoi ! cela me perce l’âme.
Je crains... Voici Julie.
BABET.
Ah ! je cours chez Madame ;
Je recevrais ici de mauvais compliments.
Elle sort avec la Comte.
Scène XII
JULIE, MATHURINE
JULIE.
Je voudrais vous parler pendant quelques moments.
Je viens de m’échapper pour vous joindre, nourrice,
Et pour vous demander un important service.
MATHURINE.
De quoi s’agit-il donc ?
JULIE.
Du repos de mes jours :
Je ne puis l’assurer que par votre secours.
MATHURINE.
Diantre ! l’affaire est donc de grande conséquence !
JULIE.
Sans doute. Jurez-moi de garder le silence.
MATHURINE.
Je le jure.
JULIE.
Un seul mot me perdrait sans retour.
MATHURINE.
Ouais ! n’est-ce point ici queuque intrigue d’amour ?
JULIE.
Hélas ! oui.
MATHURINE.
Comment, oui ! Vous êtes amoureuse ?
JULIE.
Oui, nourrice ; et sans vous je serais malheureuse.
Mais vous m’aimez toujours ?
MATHURINE.
Que trop pour mon repos.
Mais là, contez-moi donc votre affaire en deux mots.
JULIE, après avoir un peu rêvé.
On veut me marier ; vous le savez, ma chère,
Et même dès demain, ce qui me désespère.
MATHURINE.
Est-ce un si grand malheur ?
JULIE.
Oui, c’en est un pour moi.
On me donne le Comte, et je le hais.
MATHURINE.
Pourquoi
Vous déplaît-il si fort ?
JULIE.
C’est que j’en aime un autre,
Et je crois que mon choix aurait été le vôtre ;
C’est un homme d’esprit, d’une charmante humeur...
D’un caractère... enfin, que j’aime à la fureur.
MATHURINE.
Eh ! qu’en dit votre père ?
JULIE.
Il n’en sait rien, ma bonne ;
Et je n’ai déclaré mon amour à personne.
MATHURINE.
La rusée ! Et cet homme est-il de qualité ?
Est-ce un marquis, un duc ?
JULIE.
Fi donc !
MATHURINE.
Ma volonté
Est que vous épousiez queuque homme d’importance.
JULIE.
« Moi, je hais tous les gens d’une haute naissance.
« Un homme qui me plaît, est un prince à mes yeux.
« Le mérite tient lieu des plus nobles aïeux.
« Enfin, celui que j’aime est un homme ordinaire,
« De qui l’unique titre est le don de me plaire. »
MATHURINE.
Vous voulez l’épouser ?
JULIE.
Oui, nourrice ; si bien...
Vous frémissez !
MATHURINE.
Hélas !
JULIE.
Je ne dirai plus rien.
MATHURINE.
Vous m’en avez trop dit pour finir là l’histoire.
Je veux savoir le reste.
JULIE.
Il n’est pas à ma gloire,
Mais il est sans remède : et, quoi que vous disiez...
MATHURINE.
Morgue ! je vais gager qu’ils se sont mariés.
JULIE.
Oui, nourrice, en secret.
MATHURINE.
Voilà de bel ouvrage !
Et je ne ferons pas casser ce mariage !
Mordienne, il le sera. Je vais voir Monseigneur.
JULIE, l’arrêtant.
Vous voulez donc ma mort ?
MATHURINE.
Sa mort ! Al’ me fait peur.
JULIE.
Si vous me trahissez...
MATHURINE.
Eh bien ?
JULIE.
Je suis perdue.
MATHURINE.
La çarvelle me torne, et je suis confondue.
JULIE.
Ayez pitié de moi, j’embrasse vos genoux ;
Et souffrez que ce soir nous nous sauvions chez vous.
MATHURINE.
Cheux moi, bon Dieu !
JULIE.
Comptez sur ma reconnaissance.
Nous avons des bijoux, de l’or en abondance ;
Nous vous en donnerons tout ce que vous voudrez.
Mathurine tire son mouchoir.
Nourrice, qu’avez-vous ?
MATHURINE.
Lève-toi.
JULIE.
Vous pleurez !
MATHURINE.
Ce n’est pas sans raison que je suis en détresse :
J’ai perdu tout le fruit de ma folle tendresse.
Mais quel est ce mari ? Dis-le-moi maintenant.
JULIE, d’un air timide et embarrassé.
Vous connaissez Guérault ?
MATHURINE, d’un ton furieux.
C’est un impartinent.
JULIE, d’un ton fier et sec.
Nourrice, parlez mieux ; c’est un fort galant homme.
MATHURINE.
Comment ! ce biau mari, c’est Guérault qu’il se nomme ?
JULIE.
Lui-même.
MATHURINE.
Ah ! le fripon ! il recharchait Babet.
JULIE.
C’était pour mieux cacher l’engagement secret
Qui me rend son épouse.
MATHURINE.
Ô la dévargondée !
Qu’alle a fait un biau tour ! qu’al’ m’a bian secondée !
À quoi sart la bonté de notre bon Seigneur
Pour une éçarvelée, et pour un mauvais cœur ?
JULIE, fièrement.
Mais... vous vous oubliez.
MATHURINE.
Indigne ! je m’oublie !
Il faut être Babet, quand on n’est pas Julie.
Va, Babet tu veux être, et Babet tu seras.
JULIE.
Je ne vous entends point.
MATHURINE.
Bientôt tu m’entendras.
Mon maître t’a placée en sa noble famille ;
Mais il ne savait pas... qu’il y plaçait ma fille.
JULIE.
Moi, votre fille ?
MATHURINE.
Oui. Celle qu’il croit Babet,
Est son enfant.
JULIE, d’un air joyeux.
Ah, ciel !
MATHURINE.
Et je meurs de regret
D’avoir trahi pour toi mon maître et ma maîtresse
Et puisque tu n’as pu mériter leur tendresse,
Ton lâche engagement les aurait diffamés :
Mais tu n’es pas leur fille.
JULIE, avec transport.
Ah ! que vous me charmez
MATHURINE.
Tu veux être la mienne ?
JULIE.
Au plus tôt.
MATHURINE.
Âme basse !
JULIE.
Prouvez que je le suis, et vous me ferez grâce.
MATHURINE, parlant vite.
Tu vas voir que tu l’es. Pendant que Monseigneur
Dans les pays lointains était ambassadeur,
Sa femme l’allit joindre, et me laissit Julie
Qui n’avait que deux mois. Madame étant partie,
Il me vint dans l’esprit de changer nos enfants.
J’allis porter sa fille à l’un de mes parents,
Pour qu’il la fit nourrir, croyant qu’al’ fût la mienne
Madame, à son retour, te reçut pour la sienne,
Prit soin de t’élever, puis te mit au couvent,
Où défunt mon mari t’allait voir si souvent ;
Car il s’aparçut bian que je t’avais changée.
Il voulut me trahir, mais je fis l’enragée,
Et le menacis tant, qu’il gardit le secret,
Et que le pauvre sot en est mort de regret.
Eh bian ! es-tu contente ?
JULIE.
Enchantée !
MATHURINE.
Al’ parsiste !
Quoi ! tu te réjouis quand tu dois être triste ?
JULIE.
Ce qui doit m’affliger fait ma félicité.
MATHURINE.
Devenir paysanne ! ô quelle lâcheté !
JULIE.
Je faisais, chez les grands, une sotte figure,
Ma mère. On tâche en vain de changer la nature.
Reprenez votre fille.
MATHURINE.
Ah ! que proposes-tu ?
JULIE.
Je n’ai pas le cœur haut, mais j’ai de la vertu.
Je veux rendre Babet à son père, à sa mère.
MATHURINE.
Mais tu me pardras, moi, si tu dis le mystère.
JULIE.
Ne vous effrayez point ; je m’y prendrai si bien,
Que je leur dirai tout, sans que vous risquiez rien.
MATHURINE.
Eh bian ! fais, mon enfant. Au fond, tu me soulages.
Je sentais dans mon cœur de grands remue-ménages ;
Mais tu me fais piquié.
JULIE.
C’est sans nulle raison.
J’aime mieux vivre en paix dans ma pauvre maison,
Libre, aimant mon mari, ma véritable mère,
Que dans ce riche hôtel où je suis étrangère.
ACTE V
Scène première
JULIE, en habit de paysanne
Enfin, j’ai pris le nom et l’habit de Babet.
Monseigneur le Marquis va savoir le secret,
Et par là j’obtiendrai le pardon de ma mère.
Ah ! qu’il sera ravi de n’être plus mon père !
Mais je veux, devant lui, me réjouir aussi
De n’être plus sa fille, et de sortir d’ici.
Fades brimborions, ridicule parure,
Vous n’aurez plus l’honneur de farder ma figure ;
Je n’aurai plus besoin de termes éloquents,
Et mes discours naïfs ne seront plus choquants :
Dans mon vrai naturel je suis déjà rentrée,
Et c’est de lui tout seul que je serai parée.
Adieu, tous les grands airs, adieu, monde poli,
Qui voulais me forcer à prendre un nouveau pli ;
D’un bourgeois tout uni je vais être la femme :
Je renonce à l’honneur d’être une grande dame,
Personnage brillant que mon cœur ingénu
Et mon goût trop rustique auraient mal soutenu.
Être ce que l’on est, jamais ne se contraindre,
C’est la seule grandeur où je brûlais d’atteindre ;
M’y voilà parvenue. Ah ! pauvre vérité !
On te prend pour rudesse et pour grossièreté,
Tu me rendais maussade : allons donc au village,
Où l’on n’a point encore oublié ton langage.
Je ne vois point Guérault ! Où puis-je le trouver ?
Il ne sait point encor ce qui vient d’arriver,
Et prépare, en tremblant, notre fuite secrète.
Mais, loin qu’aucun péril trouble notre retraite,
Nous partirons sans crainte et sans témérité,
Criant à haute voix, vive la liberté !
Scène II
JULIE, LISETTE
LISETTE.
Je vous cherchais partout. Est-ce vous ?
JULIE.
Oui, moi-même.
LISETTE.
Eh ! pourquoi cet habit ?
JULIE.
C’est parce que je l’aime.
LISETTE.
Vous avez le goût noble !
JULIE.
Oui, je l’ai. Viens au fait.
Que veux- tu ?
LISETTE.
Vous saurez que l’oncle de Babet
Demande à vous parler.
JULIE.
J’y cours.
LISETTE.
De quelle affaire
S’agit-il donc ?
JULIE.
Bientôt tu sauras le mystère.
LISETTE.
Vous suivrai-je ?
JULIE.
Non, non ; reste ici.
LISETTE.
Par ma foi,
Je ne sais que penser dé tout ce que je vois.
Julie sort.
Scène III
LE MARQUIS, LISETTE
LISETTE.
Permettez un moment que je vous entretienne.
LE MARQUIS.
Si Guérault est rentré, va lui dire qu’il vienne.
Scène IV
LE MARQUIS, seul
Pour calmer mes transports je fais ce que je puis ;
J’ai peine à retenir la fureur où je suis.
Fille indigne de nous ! opprobre de ta race !
J’ai perdu mes deux fils, tu combles ma disgrâce :
Le Comte, vainement, ne s’est point alarmé,
Ton forfait odieux n’est que trop confirmé.
Mais Guérault ne vient point ! Eh ! de quel front le traître
Osera-t-il encore envisager son maître ?
Pourrai-je balancer à lui percer le cœur ?
J’y sens mon bras tout prêt. Ciel ! retiens ma fureur.
Tu vois jusqu’où m’emporte une douleur extrême ;
Daigne en ce triste instant me sauver de moi-même.
Mais quelqu’un vient, je pense. À la fin le voici.
Scène V
GUÉRAULT, LE MARQUIS
LE MARQUIS, à Guérault, qui se tient à la porte.
Entrez.
GUÉRAUI.T, approchant pas à pas, à part.
Quel ton il prend ! j’en ai le cœur transi.
Serions-nous découverts ?
LE MARQUIS.
Ah ! c’est donc vous, beau sire !
GUÉRAULT, à part.
Je tremble.
LE MARQUIS.
Approchez donc. J’ai deux mots à vous dire.
Nous avons quelques faits ensemble à discuter.
GUÉRAULT.
Mon registre est tout prêt ; vous plaît-il l’arrêter ?
LE MARQUIS, jetant son registre en furie.
Il n’est point question d’arrêter un registre,
Et je vais vous parler sur un autre chapitre,
Chapitre intéressant, et qui vous surprendra.
GUÉRAULT.
Monsieur, nous traiterons celui qu’il vous plaira.
Il dit, pendant que le Marquis se promène à grands pas.
Hélas ! la foudre gronde et va crever la nue !
Fuyons.
LE MARQUIS.
Tout doux ; la nuit n’est pas encor venue,
Et vous avez du temps.
GUÉRAULT, à part.
Ah ! quels affreux regards !
LE MARQUIS.
Eh bien ! vous partez donc ?
GUÉRAULT.
Qui ? moi, Monsieur, je pars ?
LE MARQUIS.
Selon ce qu’on m’a dit, vous allez en campagne,
Vous menez avec vous une jeune compagne ;
Est-ce assez vous en dire, et m’entendez-vous bien ?
GUÉRAULT.
J’entends que vous parlez ; mais je n’y comprends rien.
LE MARQUIS.
Vous ne comprenez pas ce que je veux vous dire ?
GUÉRAULT.
Monsieur... à mes dépens quelqu’un a voulu rire,
Et vous a fait de moi quelque mauvais récit.
LE MARQUIS.
Ce qu’on m’a rapporté, c’est vous qui l’avez dit.
GUÉRAULT.
Où donc ?
LE MARQUIS.
Sous le berceau. Louison...
GUÉRAULT, à part.
La coquine !
LE MARQUIS.
Entendait vos discours ; elle a l’oreille fine,
Et, comme vous voyez, elle a tout entendu.
GUÉRAULT.
Si son rapport est vrai, je veux être pendu.
LE MARQUIS, d’un ton sévère.
Eh bien ! vous le serez, si j’ai la patience
D’attendre qu’un arrêt confirme la sentence.
GUÉRAULT.
Je nie, et je nierai.
LE MARQUIS.
Ah ! tu nieras, fripon !
Avoue, ou tu péris ; n’espère aucun pardon.
Il tire son épée.
GUÉRAULT.
Je suis mort ! Au secours !
LE MARQUIS.
Si quelque cri t’échappe.
Si tu fais un seul pas, scélérat, je te frappe.
Quoi ! tu veux te sauver ?
Scène VI
JULIE, LE MARQUIS, GUÉRAULT
JULIE accourt, et retient le bras du Marquis.
Hélas ! que faites-vous ?
Voudriez- vous, Monsieur, poignarder mon époux ?
LE MARQUIS.
Ton époux ! M’aborder avec cette impudence !
Dans cet habit !
JULIE, le tenant toujours.
Il est conforme à ma naissance.
Mathurine paraît à la porte.
LE MARQUIS.
Infâme ! il est conforme à ton lâche dessein.
Un serment indiscret veut retenir ma main ;
Mais ton sang va laver l’honneur de ma famille,
Si tu ne fuis.
Scène VII
LE MARQUIS, JULIE, GUÉRAULT, MATHURINE
MATHURINE accourt en criant.
Monsieur, ne tuez pas ma fille.
LE MARQUIS.
Ta fille ?
MATHURINE.
Oui, Monseigneur, ayez pitié de nous !
Épargnez mon enfant, elle n’est plus à vous.
LE MARQUIS.
Se pourrait-il, ô ciel !...
JULIE, se jetant à ses pieds.
Lisez cette écriture,
Et vous en serez sûr.
LE MARQUIS, après avoir ouvert la lettre que Julie lui présente.
Ah !... c’est la signature
De défunt mon fermier : quel mystère est-ce là ?
GUÉRAULT, jetant les yeux sur la lettre.
En effet, je connais cette écriture-là.
JULIE, au Marquis.
C’est à moi qu’on écrit cette importante lettre :
Mon oncle, en ce moment, vient de me la remettre ;
Je l’ai lue avec joie, et j’ai couru d’abord
Pour mettre sous vos yeux ce fidèle rapport.
LE MARQUIS, lisant avec émotion.
À MADEMOISELLE JULIE D’ORONVILLE.
« Votre oncle vous dira que vous êtes ma fille.
« Ne souffrez plus qu’on trompe une illustre famille ;
« Car Babet est Julie, et vous êtes Babet.
« Je meurs, et le remords m’arrache ce secret.
« Vous-même à Monseigneur révélez le mystère,
« Et demandez pardon pour votre pauvre mère. »
Dois-je croire, grand Dieu ! ce que je lis ici ?
JULIE.
Mon père vous l’atteste, et vous écrit aussi :
Les preuves de ce fait sont jointes à sa lettre ;
Son frère en est chargé. Si vous voulez permettre
Qu’il se présente à vous, il vous les remettra.
Ma mère est en présence, et vous confirmera...
MATHURINE, pleurant.
Oui, oui, voici ma fille, et Babet est la vôtre ;
Je reprends celle-ci, vous devez garder l’autre.
LE MARQUIS.
Ô ciel ! vit-on jamais un tel événement ?
Et mon bonheur va-t-il égaler mon tourment !
Quoi ! c’est vous qui venez vous dégrader vous-même !
JULIE.
En vous rendant heureux mon bonheur est extrême,
Et l’habit que j’ai pris a dû vous préparer
À ce que cet écrit vient de vous déclarer.
LE MARQUIS, à Julie.
Ta générosité redouble ma surprise.
Se peut-il qu’à ton sort tu sois si tôt soumise ?
Tu te perds de sang-froid en faisant mon bonheur !
Je veux, par mes bienfaits, réparer...
JULIE.
Monseigneur,
Pardonnez à ma mère, et je suis trop heureuse.
LE MARQUIS.
Je ne te croyais pas l’âme si vertueuse ;
Tu me fais ma leçon, et je t’en dois l’effet.
Oui, je veux de ta mère oublier le forfait :
Ne crains point pour ses jours, ton attente est remplie ;
Mais allons tous chercher ma nouvelle Julie.
À son nouvel état je veux la préparer,
Et suis impatient de le lui déclarer.
Scène VIII
LE MARQUIS, JULIE, MATHURINE, GUÉRAULT, BABET
BABET, accourant d’un air effrayé.
Ah ! Monseigneur, de grâce embrassez ma défense,
Ou je vais essuyer la plus cruelle offense.
LE MARQUIS.
De qui donc ?
BABET, courant à Mathurine.
Ah ! voici ma mère, heureusement.
Maman, emmenez-moi dès ce même moment.
MATHURINE.
Eh ! pourquoi, mon enfant ?
BABET.
Pourquoi ? Monsieur le Comte
Veut me faire mourir de frayeur et de honte.
LE MARQUIS.
Eh ! comment, s’il vous plaît ?
BABET.
Il prétend m’épouser,
Et ne se borne pas à me le proposer ;
Parce que je résiste à son dessein bizarre,
Il semble maintenant que son esprit s’égare.
Ses transports vont plus loin qu’on ne peut le penser ;
Et d’un enlèvement il m’ose menacer.
LE MARQUIS, en souriant.
D’un enlèvement ?
BABET.
Oui. Ciel ! je vous vois sourire ;
Et vous aussi, je crois.
MATHURINE.
Eh ! ce qu’on va te dire
Te fera rire aussi.
BABET.
Moi, ma mère ?
MATHURINE.
Oui, mon cœur.
Viens. De toute ta force embrasse Monseigneur.
LE MARQUIS, l’embrassant.
Chère enfant, qu’en vos bras mon transport se déploie.
Rendez grâces au ciel, et partagez ma joie.
Scène IX
LE MARQUIS, JULIE, MATHURINE, GUÉRAULT, BABET, LA MARQUISE, LE COMTE
LE MARQUIS.
Mon cher Comte, est-il vrai que vous aimez Babet ?
LE COMTE.
Je l’aime éperdument.
LE MARQUIS.
Mon bonheur est parfait.
Malgré vous, vous ferez revivre ma famille.
LE COMTE.
Comment !
LE MARQUIS.
En l’épousant, vous épousez ma fille.
LE COMTE.
Juste ciel !
LA MARQUISE, à Babet.
Vous, ma fille ?
BABET.
Aurais-je ce bonheur ?
LE MARQUIS.
Oui, oui, ma chère enfant ; il vous faisait l’honneur
De s’abaisser pour vous. Votre illustre naissance
Vous rend digne à présent d’une illustre alliance.
BABET.
J’ose encore en douter.
LE MARQUIS.
C’est sans aucun sujet ;
Car vous êtes Julie.
JULIE, d’un air riant, paraissant tout à coup.
Et moi, je suis Babet.
LA MARQUISE.
Vous, Babet ! Vous, ma fille ! Ah ! cela peut-il être ?
JULIE.
Madame, à cet habit vous pouvez me connaître :
C’est celui de Babet, par conséquent le mien.
Je vous appartenais, je ne vous suis plus rien.
Vous aurez le bonheur de n’être plus ma mère ;
En montrant Mathurine.
Voici la véritable.
LA MARQUISE.
Et qui ?
JULIE.
Votre fermière.
LA MARQUISE.
Quoi ! Babet est ma fille ? Ah ! puis-je le penser ?
LE MARQUIS.
Sans doute, et vous voyez que je puis l’embrasser.
MATHURINE, à la Marquise.
Pour vous dire le fin de ma friponnerie...
LE MARQUIS.
Passons sur son récit. Voici notre Julie,
Que le ciel équitable a remise en nos mains.
De ce que je vous dis j’ai des garants certains ;
Ainsi n’en doutez point. Elle embrassait son père,
Et je vous la remets pour embrasser sa mère.
LA MARQUISE.
Viens, jouis dans mes bras de l’amour maternel.
Ô jour heureux ! ô jour à jamais solennel !
BABET.
Jour que je dois nommer le plus beau de ma vie !
LE COMTE.
Marquis, vous sentez bien que mon âme est ravie.
Consentez-vous, Madame, à ma félicité ?
LA MARQUISE.
C’est ce que j’ai toujours ardemment souhaité.
JULIE, à Babet.
Je vous cède mon rôle, et vais jouer le vôtre.
Le ciel pour en changer nous forma l’une et l’autre.
Avant que le mystère eût été révélé,
Le naturel en nous avait déjà parlé.
LE MARQUIS, à Julie.
Babet, votre courage, aussi rare qu’insigne,
Vous fait perdre un beau rang, mais il vous en rend digne.
À votre procédé je sais ce que je dois,
Et vous serez ma fille une seconde fois.
LA MARQUISE.
Et moi, je veux toujours lui tenir lieu de mère.
JULIE.
Vous me comblez tous deux.
LE MARQUIS, à Julie.
Guérault a su vous plaire ;
Êtes-vous mariés ? Le fait est-il certain ?
GUÉRAULT.
Le mariage est bon, quoiqu’un peu clandestin.
LA MARQUISE.
Ils se sont mariés ?
LE MARQUIS.
Oui, Babet est sa femme.
LA MARQUISE.
Qu’entends-je !
GUÉRAULT.
Et maintenant Monsieur vaut bien Madame.
LE MARQUIS.
Jouissez avec nous de ce bienheureux jour,
Et laissons triompher la nature et l’amour.