L’Envieux (DESTOUCHES)
Comédie en un acte
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 3 mai 1727.
Personnages
ARAMINTE
BÉLISE, nièce d’Araminte
ANGÉLIQUE, nièce d’Araminte
NÉRINE, femme de chambre d’Araminte
LE MARQUIS, amant d’Angélique
LYCANDRE, bel-esprit, amant de Bélise
POLIDOR, auteur, amis de Lycandre
DORANTE, auteur, amis de Lycandre
L’OLIVE, valet de Lycandre
UN NOTAIRE
La Scène est à Paris, dans la maison d’Araminte.
Scène première
LYCANDRE, seul, tirant sa montre
Voyons quelle heure il est... Sept heures et demie ! La comédie doit être finie présentement. Le Philosophe marié vient d’être jugé ; et son Auteur, couronné de lauriers, ou couvert de honte ; sa pièce devait aller aux nues, ou essuyer une chute effroyable. C’est un sujet nouveau, et par conséquent hasardé, qui donnait plus lieu de craindre que d’espérer. J’ai assisté furtivement à une lecture de cet ouvrage, qui m’a causé de furieuses émotions. J’y sentais, malgré moi, des beautés qui me frappaient, et qui m’en faisaient redouter le succès. Mais ce qui me rassure, c’est que le public a perdu le goût de la vraie comédie, et ne s’amuse plus que de bagatelles et d’intrigues romanesques. Un philosophe timide, un ami prudent et discret, une femme ver tueuse, une belle-sœur capricieuse, un financier brutal, un père tendre et honnête-homme, un courtisan fin railleur, des mœurs vraies, de la morale, des caractères sérieux, des contrastes, des plaisanteries qui ne naissent que du sujet ; pas le moindre écart, point de paroles licencieuses : tout y respire l’honneur, la modestie, la vertu : mœurs gothiques ; cela ne saurait prendre aujourd’hui ; et le parterre me fera raison, sans doute, de l’audace d’un Auteur qui veut plaire en instruisant. Cependant le cœur me bat, et j’ai des pressentiments qui m’effrayent. De quoi diable cet homme s’est-il avisé de revenir de l’autre monde, pour rentrer dans la périlleuse carrière du théâtre ? Je lui passais son Curieux impertinent, son Ingrat, son Irrésolu, son Médisant, parce que je le regardais comme un homme qui n’existait plus. Mais, après sept années d’absence, réveiller l’attention du public par un Philosophe marié ! C est ce que je me saurais lui pardonner, et ce qui mérite toute ma haine. J’entends du bruit. On vient m’apporter quelques nouvelles.
Scène II
LYCANDRE, L’OLIVE
LYCANDRE.
Hé bien, l’Olive, la pièce est-elle finie ?
L’OLIVE.
Elle ne l’était pas encore, Monsieur, quand j’ai quitté la porte de la comédie.
LYCANDRE.
Pourquoi l’as-tu quittée avant que le monde sortît ?
L’OLIVE.
Parce que la foule m’a chassé. Je n’ai jamais vu tant de laquais. Je suis bien heureux d’avoir pu m’esquiver ; et votre curiosité m’a pensé coûter la vie. Tenez, voyez mon habit ; il est tout en pièces.
LYCANDRE.
Mais enfin, n’as-tu rien appris ?
L’OLIVE.
Non, Monsieur : mais j’ai entendu battre des mains.
LYCANDRE.
De la porte ?
L’OLIVE.
Bon ! du milieu de la rue.
LYCANDRE.
Souvent ?
L’OLIVE.
À chaque instant.
LYCANDRE.
Et tu n’as d’autre chose à me dire ?
L’OLIVE.
Non, Monsieur.
LYCANDRE, d’un ton furieux.
Retire-toi, maraud, retire-toi, et ne te présente jamais devant mes yeux.
L’OLIVE.
Est-ce ma faute, à moi, si on a battu des mains ?
LYCANDRE.
Tu n’es qu’un oiseau de mauvais augure, qui ne m’annonce jamais que de tristes nouvelles.
L’OLIVE.
Tenez, Monsieur, il y en aura peut-être de meilleures dans cette lettre, qu’on vient de me donner pour vous, lorsque je suis rentré.
LYCANDRE.
Donne, et sors au plus vite ; je ne saurais plus te souffrir.
L’OLIVE, à part.
Je crois qu’il a le diable au corps. Le bonheur d’autrui le désespère. Si j’avais entendu siffler, il m’aurait embrassé de tout son cœur.
LYCANDRE.
Que dis-tu ?
L’OLIVE.
Je dis que je voudrais de tout mon cœur qu’on eût sifflé la pièce nouvelle.
LYCANDRE.
Tu le voudrais de tout ton cœur ?
L’OLIVE.
Oui, Monsieur.
LYCANDRE.
Ah ! voilà du sentiment. Va, je te pardonne ; mais, une autre fois, prends mieux garde à ce que tu diras. Laisse-moi seul, et ne manque point de m’avertir, quand la compagnie sera rentrée.
Scène III
LYCANDRE, seul
Ce maroufle me jette dans une inquiétude mortelle. J’aurais mieux fait d’aller voir la pièce ; j’en saurais à présent le succès. Oui, mais si, par malheur, elle a réussi, je serais mort au dénouement. Le récit frappe bien moins que la chose. Des battements de mains en tendus du milieu de la rue ! Hom ! Mais c’est un sot qui parle. Vous verrez qu’il aura pris le bruit des sifflets pour des applaudissements. Je m’en flatte encore ; et j’ai de bons amis dans le parterre : ils n’auront pas souffert qu’un nouveau débarqué soit venu m’offusquer. Je n’en puis plus. Je suis sur les épines. Il faut lire cette lettre pour faire diversion. Bon : c’est de mon correspondant de Versailles. Voyons ce qu’il m’écrit.
Il se met dans un fauteuil, et lit.
« Voici bien des nouvelles, mon cher ami ; je me flatte qu’elles vous amuseront. Nous avons de nouveaux Maréchaux de France ; savoir, Messieurs... » Eh ! morbleu, qu’ils jouissent de leur gloire, sans que leurs noms m’étourdissent l’oreille : je veux les ignorer.
Il lit.
« Je vous enverrai demain la liste des Lieutenants-Généraux, des Maréchaux de Camp, et des Brigadiers, que le Roi vient de faire ». Je m’en passerai bien. Que leurs amis se réjouissent de leur avancement ; pour moi, je ne m’en réjouirai pas, sur ma parole.
Il lit.
« Tout le monde applaudit à la justice qu’on vient de rendre à beaucoup d’Officiers de mérite ». De mérite ! Je le veux croire.
Il lit.
« Mais il y a quelques gens qui se plaignent d’être oubliés ». Tant mieux. Ce serait une étrange pitié, si tout le monde était content.
Il lit.
« Le bon Duc qui vous honore de son amitié, vient de se raccommoder avec la Duchesse son épouse. Un de nos amis, dont vous connaissez la prudence, a ménagé cette réconciliation ». De quoi se mêlait-il ? Quelle nécessité de les raccommoder ? Ils étaient brouillés par de fortes raisons. Le grand malheur ! Ne sera-ce pas quelque chose de fort édifiant, que de voir un mari et une femme de ce rang-là vivre en bonne intelligence ? La peste soit du conciliateur !
Il lit.
« L’Abbé Florimont, dont l’éloquence fait tant de bruit, vient d’obtenir une abbaye de dix mille livres de rente ». J’enrage de voir un homme si bien récompensé, pour avoir dit des fadaises en beau français. Le mérite superficiel est bien à la mode.
Il lit.
« L’ouvrage de notre ami Lycidas reçoit ici de grands applaudissements ; et on vient de donner à cet illustre Auteur, une pension de deux mille livres. Tous les honnêtes gens prennent part à son bonheur ». Tous les honnêtes gens ! Tous les sots, bien plutôt. Patience, je vais lui donner une calotte qui durera longtemps. Tubieu ! notre ami Lycidas, il n’y aurait qu’à vous laisser jouir tranquillement de votre félicité, vous deviendriez un petit glorieux. Il y a de la charité à vous humilier ; et c’est une bonne œuvre dont je me chargerai volontiers.
Il lit.
« On remplira demain, dit-on, la place qui vaque à l’Académie. Je viens d’apprendre de bonne part que Damon l’obtiendra tout d’une voix ». Tout d’une voix ! Une place qui m’est due ! Oh ! je n’y puis plus tenir. Tiens, maudit correspondant, voilà le prix que mérite ta lettre. Tu me déchires le cœur, et je mets en pièces tes impertinentes nouvelles. Le bourreau m’assassine, et me marque effrontément qu’il va m’amuser. Le bonheur de tant de personnes n’est-il pas un aimable amusement pour moi ? Que la peste étouffe l’écrivain. Ce doucereux imbécile n’est jamais plus content, que lorsqu’il voit des gens heureux ; c’est un vrai triomphe pour lui. Par ma foi, il y a des gens d’un fade caractère ! Mais voici le Marquis, c’est un homme à peu près de cette espèce ; je ne le puis souffrir.
Scène IV
LYCANDRE, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Quoi ! Lycandre, vous êtes seul ici ? Personne n’est encore rentré ?
LYCANDRE.
Pas une âme.
LE MARQUIS.
Je n’en suis pas surpris : nos Dames auront trouvé bien de l’embarras en sortant de la Comédie.
LYCANDRE.
En venez-vous ?
LE MARQUIS.
Non ; j’en ai vu plusieurs répétitions ; mais je suis trop ami de l’Auteur, pour avoir eu le courage d’assister à la première représentation de son ouvrage.
LYCANDRE.
Vous aimez furieusement vos amis !
LE MARQUIS.
J’avoue que c’est mon faible.
LYCANDRE.
Je donnerais tout à l’heure cent pistoles, pour sa voir le succès du Philosophe marié.
LE MARQUIS.
Selon toutes les apparences, vous vous intéressez aussi vivement que moi pour l’Auteur ?
LYCANDRE.
Il ne s’agit pas de cela.
LE MARQUIS, d’un ton ironique.
Vous avez le cœur si bon ! Vous entrez si généreusement dans les intérêts des autres ! Quoi ! vous sortez ?
LYCANDRE.
Oui. Je suis impatient de revoir les Dames, et je m’en vais au-devant d’elles, Nous vous rejoindrons dans un moment.
Scène V
LE MARQUIS, seul
L’âme de cet homme est le mouvement perpétuel : il meurt de peur que notre Philosophe n’ait réussi ; mais je me flatte que nous en aurons bientôt des nouvelles qui le mettront au désespoir. Quelqu’un vient ; je crois que c’est Nérine.
Scène VI
LE MARQUIS, NÉRINE
LE MARQUIS.
Bonsoir, mon enfant.
NÉRINE.
Bonsoir, Monsieur ; souffrez que sans cérémonie je me mette dans ce fauteuil.
LE MARQUIS.
Qu’as-tu donc ?
NÉRINE.
Ce que j’ai, Monsieur ? Je n’en puis plus. Vous voyez une pauvre créature qui revient du faubourg Saint-Germain à pied.
LE MARQUIS.
Du faubourg Saint-Germain ?
NÉRINE.
Oui ; après avoir habillé ma maîtresse, j’ai succombé à la tentation d’aller voir le Philosophe marié, Peste soit des comédiens, de la comédie, et de celui qui l’a faite !
LE MARQUIS.
Te voilà bien en colère ! Est-ce que la pièce t’a déplu ?
NÉRINE.
Au contraire, j’en suis charmée.
LE MARQUIS.
Pourquoi donc pestes-tu contre les Acteurs et contre l’Auteur ?
NÉRINE.
C’est qu’il y avait tant de monde à cette maudite Comédie, que j’ai pensé m’évanouir ; mais ce n’est pas là le pis de mon aventure. En me pressant de sortir, j’ai perdu ma compagne, et je suis tombée dans la foule du parterre, qui m’a entraînée jusqu’au carrefour. Là, je me suis trouvée au milieu de cent carrosses, mourant de peur, et ne sachant pas où fuir ; et, sans un jeune Abbé qui a pris pitié de moi, qui m’a enlevée... pour me tirer du péril, j’étais une fille perdue. En vérité, ces Messieurs les Abbés ont de grandes attentions pour le sexe ; et il n’y a plus que cet ordre-là dans l’état qui soutienne la galanterie.
LE MARQUIS.
Je vois que tu as retrouvé tes forces, et te voilà rentrée dans ton naturel. Tu peux maintenant satisfaire mon impatiente curiosité. En deux mots, ma chère Nérine, dis-moi si la pièce a réussi.
NÉRINE.
Parfaitement.
LE MARQUIS.
Je vais donc avoir un grand plaisir.
NÉRINE.
Quel plaisir ?
LE MARQUIS.
Celui d’entendre tout le monde se récrier ici sur cet ouvrage, et de voir Lycandre s’en désespérer : car cet homme est auteur depuis la tête jusqu’aux pieds. Sa plus grande frayeur, c’est que quelqu’un ne l’efface ou ne l’égale. Je compte qu’Araminte, toute caustique qu’elle est, ne pourra se dispenser de donner quelques louanges au Philosophe marié. Il n’en faudra pas davantage pour mettre Lycandre au supplice, et peut-être pour les brouiller. C’est l’homme le plus envieux que la nature ait jamais produit : il a si bonne opinion de lui-même, et il est si avide de louanges, qu’il croit que tout le bien qu’on dit des autres, est un vol qu’on lui fait : il ne loue que ce qu’il méprise, et il méprise tout ce qu’il devrait louer. Il est riche, tout auteur qu’il est, et il ne peut souffrir que les autres aient du bien. Il a de l’esprit, et il ne veut point qu’on en ait, au moins sans avoir son attache, et sans reconnaître la supériorité du sien. Enfin, l’honneur, la probité, les richesses, les dignités, la science, la gloire, la réputation, sont des avantages qu’il voudrait seul posséder, et qui deviennent dans les autres l’objet de son mépris, de ses invectives, et de sa fureur
NÉRINE.
Tout franc, vous êtes un bon peintre, et vous venez de représenter l’original tout au naturel. Ce qu’il y a de plus fâcheux en ceci, comme vous le savez, c’est que ma vieille maîtresse est si coiffée de lui, qu’il est le seul homme qu’elle estime, qu’elle loue, qu’elle admire ; et que non contente de le loger chez elle, pour jouir sans cesse de sa conversation, elle veut se l’attacher encore plus intimement, en lui donnant dès ce soir une de ses nièces en mariage. Le notaire l’attend ici : les articles du contrat sont dressés ; on n’a laissé que le nom de la future en blanc, et ce sera Lycandre qui aura la liberté de le remplir, par le choix qu’il fera d’Angélique ou de Bélise, car il ne s’est point encore déterminé : et c’est ce soir qu’il a promis de se déclarer.
LE MARQUIS.
Ô ciel ! tu me fais trembler. Et s’il va se déclarer pour Angélique.
NÉRINE.
Il l’obtiendra sans difficulté. Mais rassurez-vous, je sais qu’il aime Bélise ; et, pourvu que vous puissiez vous contraindre encore, et cacher habilement votre amour pour Angélique, vous devez compter que Bélise aura la préférence : mais vous êtes perdu, s’il peut découvrir qu’Angélique est l’objet de vos vœux. La crainte de vous voir content, le ferait renoncer à son propre bonheur ; et il serait trop envieux du vôtre, pour ne pas sacrifier son amour au plaisir de vous rendre malheureux. Il y a longtemps que je vous l’ai dit ; dissimulez mieux que jamais, car nous touchons au moment critique qui doit décider de la destinée d’Angélique, et de la vôtre.
LE MARQUIS.
Va, va, je me pique de bien jouer la comédie.
NÉRINE.
Mais cela ne suffit pas : il faut qu’Angélique vous imite. La voici, donnons-lui de nouvelles instructions.
Scène VII
LE MARQUIS, ANGÉLIQUE, NÉRINE
ANGÉLIQUE.
Je suis charmée de vous trouver ici. J’ai bien des choses à vous dire en peu de moments. Nous arrivons de la Comédie, ma tante, ma sœur et moi.
NÉRINE.
Nous savons cela. Hé bien ?
ANGÉLIQUE.
Hé bien ! ma tante s’est enfermée dans son cabinet, pour lire des lettres qu’elle vient de recevoir, et pour s’entretenir avec le Notaire qui l’attendait depuis une heure. Lycandre est sorti pour un instant, à ce qu’on m’a dit, et va bientôt nous venir joindre avec ma tante ; c’est pourquoi profitons de cette heureuse occasion, et dépêchons-nous de nous parler.
LE MARQUIS.
Nous sommes dans un grand péril ; il ne tient qu’à Lycandre de vous obtenir ; et, si malheureusement il se déclare pour vous, dès ce soir je vous perds.
ANGÉLIQUE.
Rassurez-vous, feignez aussi-bien que moi, et je vous jure que nous n’avons rien à craindre. J’ai si bien joué mon rôle depuis quelques jours, que ma tante me soupçonne d’avoir autant de penchant pour Lycandre, que d’indifférence pour vous. Secondez-moi ; dites que vous en voulez à ma sœur, et vous m’obtiendrez infailliblement.
NÉRINE.
Je vois que mes leçons ont germé dans votre esprit.
ANGÉLIQUE.
Compte que je les ai bien mises en pratique.
NÉRINE.
Il faut avouer que notre sexe a de grands talents pour la dissimulation. Convenez, Monsieur le Marquis, que, sur cet article, nous avons bien de l’avantage sur les hommes.
LE MARQUIS.
Qui ne sont pas amoureux : mais, quand il s’agit de feindre pour obtenir ce que l’on aime, le plus malhabile homme sait se contrefaire aussi parfaitement que vous.
NÉRINE.
C’est ce qu’il faut nous prouver. Voici Madame ; voyons comment vous vous tirerez d’affaire.
Scène VIII
LE MARQUIS, ARAMINTE, ANGÉLIQUE, NÉRINE
ARAMINTE.
Hé bien ! Marquis, n’êtes-vous pas charmé ?
LE MARQUIS.
De quoi, Madame ?
ARAMINTE.
Du grand succès que vient d’avoir votre ami.
LE MARQUIS.
Je vous avoue que j’y suis très sensible.
ARAMINTE.
Oh ! je n’en doute point ; mais suspendez votre joie, si vous m’en croyez. Les applaudissements ont étouffé la critique, et la critique étouffera les applaudissements. D’où vient que je ne vois point Lycandre ? Je brûle de m’entretenir avec lui sur ce sujet.
LE MARQUIS.
Il m’a dit qu’il allait au-devant de vous. Apparemment qu’il ne vous aura pas rencontrée.
ARAMINTE.
Il reviendra bientôt. En attendant, parlons de nos affaires. Est-ce tout de bon, dites-moi, que vous voulez vous allier dans ma famille ?
LE MARQUIS.
Je m’étonne de cette question, Madame, après la déclaration que je vous ai faite si souvent de mon empressement sur ce sujet. Pourvu que vous acceptiez mes offres, je ne changerai point de sentiment.
ARAMINTE.
Il n’est donc plus question que de savoir quelle est celle de mes nièces, pour qui vous vous sentez de l’inclination.
LE MARQUIS.
Elles ont toutes deux tant de mérite, que je croirais leur faire une injure, si je faisais un autre choix que le vôtre. Je les honore et les estime également. C’est à vous à me déterminer.
ARAMINTE.
Je suis ravie de vous voir dans ces dispositions, car j’ai promis l’une de mes nièces à Lycandre : il ne s’est encore déclaré ni pour Bélise, ni pour Angélique ; et je vous dirai naturellement, Monsieur, que je lui accorderai celle qu’il choisira. Si cela vous convient, nous voilà d’accord.
LE MARQUIS.
Cela me convient, puisque vous le voulez. Mais vous ne trouverez pas mauvais que je vous dise qu’il est triste pour moi, que vous fassiez dépendre mon sort de la volonté de Lycandre. Je ne suis pas glorieux, tant s’en faut ; mais il me semble que mon rang et ma condition mériteraient qu’on me laissât la liberté de choisir.
ARAMINTE.
Vous avez peu de bien, Monsieur le Marquis, et mes nièces en ont beaucoup. Je crois que cette raison doit vous faire passer sur le point d’honneur. D’ailleurs, voulez-vous que je vous parle franchement ? Je mets au niveau de ce qu’il y a de plus grand, un homme de lettres qui s’est acquis une grande réputation : et toute femme de qualité que je suis, je me tiendrais aussi honorée d’être veuve de Corneille, ou de Racine, que de feu monsieur le Comte de Génie-court. Que voulez-vous ? Je suis folle des beaux-esprits, c’est mon faible.
LE MARQUIS.
Voilà des sentiments qui honorent les belles-lettres : mais supposé qu’ils soient bien fondés, je crois que vous mettez quelque différence entre Lycandre, et deux aussi grands hommes que Corneille et Racine.
ARAMINTE.
Leur plus grand mérite à son égard, est d’avoir paru les premiers. Je le plains de ce qu’ils l’ont prévenu ; mais je ne l’en estime pas moins.
LE MARQUIS.
À la bonne heure. Et son caractère, Madame, son caractère ?
ARAMINTE.
J’y trouve quelque chose à redire, je l’avoue. Il est un peu susceptible de jalousie ; mais, à cela près, c’est un fort bel esprit ; un homme tout de feu, un génie tout nouveau.
LE MARQUIS.
Oui, dans votre opinion ; je la respecte, mais tout le monde ne la suit pas.
ARAMINTE.
Qu’on la suive, ou non, c’est ce qui m’embarrasse peu. Laissons ce sujet, et revenons à celui que nous traitions. Votre cœur est donc partagé entre Angélique et Bélise ?
LE MARQUIS.
Oui Madame ; et si bien partagé, que c’est à vous à le faire pencher pour l’une, ou pour l’autre.
ARAMINTE.
Je ne sais si je me trompe : mais malgré ce qu’on veut me faire croire, il m’a paru que vous aviez quelque penchant pour Angélique, et qu’Angélique vous regardait de très bon œil.
ANGÉLIQUE.
Moi, ma tante ? Je n’ai point d’autres yeux que les vôtres. Je vous dirai plus ; c’est que j’ai le même faible que vous pour les beaux-esprits, et que, s’il dépendait de moi de faire un choix, ce ne serait pas la qualité qui me déterminerait.
ARAMINTE.
Cela est clair.
LE MARQUIS.
Ma foi, Mademoiselle, puisque les beaux-esprits ont tant de charmes pour vous, je ne mettrai nul obstacle à votre goût, je vous assure : et s’il faut que j’imite ici votre franchise, je dirai sans façon, s’il vous plaît, que Mademoiselle votre sœur aurait de quoi me fixer, si Madame me permettait de lui offrir mes vœux.
NÉRINE.
Voilà deux déclarations fort obligeantes !
ARAMINTE.
J’y trouve un peu d’aigreur de part et d’autre. Le dépit n’y aurait-il point de part ? Est-ce qu’ils sont brouillés, Nérine ?
NÉRINE.
Brouillés, Madame ? Comment cela se pourrait-il ? Il faut être bien ensemble pour se brouiller ; et il y a longtemps que je m’aperçois qu’ils s’honorent d’une parfaite indifférence.
ARAMINTE.
J’en suis fâchée ; car, selon toutes les apparences, Lycandre se déclarera pour Bélise. En ce cas, Monsieur le Marquis, je vois bien que vous vous retirerez, et qu’Angélique ne vous retiendra pas.
LE MARQUIS.
Mais pardonnez-moi. Que sait-on ? Peut-être que Mademoiselle voudra bien me prendre pour son pis-aller.
NÉRINE.
Oui-dà, oui-dà ; au défaut des belles-lettres, on rabattra sur la condition.
ANGÉLIQUE.
Je vous prie, Mademoiselle Nérine, de ne point interpréter mes sentiments ; voulez-vous que je me jette à la tête de Monsieur, pour me contenter du rebut de ma sœur ?
ARAMINTE.
Vous vous contenterez de ce que je vous donnerai, Mademoiselle. Vous savez que je n’aime pas les volontés, et qu’une fille bien sage doit régler son goût sur celui des personnes dont elle dépend. Mais voici Lycandre. Retirez-vous, ma nièce, il faut que je le fasse décider.
LE MARQUIS.
Ma présence n’est point nécessaire à cet éclaircissement ; et vous me permettrez de me retirer aussi, jusqu’à ce que vous m’informiez de vos intentions.
ARAMINTE.
Demeurez, Nérine, je n’ai rien de caché pour vous.
Scène IX
LYCANDRE, ARAMINTE, NÉRINE
ARAMINTE.
Eh, mon Dieu ! d’où venez-vous, Lycandre ? Il y a un quart-d’heure que je vous attends.
LYCANDRE.
J’allais au-devant de vous, Madame, quand un importun est venu s’emparer de moi, pour me parler d’une affaire qui m’importe, à la vérité, mais qui m’a paru bien ennuyeuse, dans l’impatience où j’étais de vous revoir.
ARAMINTE.
Oh ! çà, le Notaire est ici ; le contrat est dressé : nous sommes d’accord vous et moi sur les articles. Il faut terminer ce soir ; j’y suis résolue, et il ne s’agit plus de votre décision.
LYCANDRE.
Cela sera bientôt fait ; ainsi, Madame, permettez moi de suspendre un moment cette affaire, pour en traiter une dont j’ai l’esprit si rempli, qu’elle m’ôte toute l’attention que je dois avoir à mes plus pressants intérêts. Je meurs d’impatience d’être informé...
ARAMINTE.
Du succès de la pièce nouvelle, apparemment ?
LYCANDRE.
Vous l’avez deviné. Pardonnez-moi cette faiblesse. Il ne nous faut qu’un instant pour conclure, et vous ne me refuserez pas la complaisance de m’apprendre ce qui vient de se passer à la Comédie.
ARAMINTE.
Est-ce que mes nièces ne vous ont rien dit ?
LYCANDRE.
Je ne les ai pas vues. D’ailleurs, ce sont des innocentes qui approuvent tout ce qui leur plaît.
NÉRINE.
Fi ! c’est ce qui plaît qu’il faut désapprouver.
LYCANDRE, à Araminte.
Cette fille-là se forme, au moins.
ARAMINTE.
Assurément ; mais mes nièces n’ont point de goût. Croiriez-vous bien que ces idiotes-là n’ont pas cessé de rire, pendant toute la représentation du Philosophe ?
LYCANDRE.
Cela est épouvantable ! Apparemment que le parterre les a sifflées aussi bien que la pièce ?
ARAMINTE.
Le parterre, Monsieur ? Vous ne lui pardonnerez jamais ce qu’il vient de faire.
LYCANDRE.
Ah, le traître ! Qu’a-t-il donc fait ?
ARAMINTE.
D’abord, il a écouté avec un silence profond.
LYCANDRE.
C’est qu’il s’ennuyait.
ARAMINTE.
Ensuite, il a rompu ce silence par des applaudissements qui n’ont pas cessé pendant le premier Acte.
LYCANDRE, en souriant.
Le second va nous venger.
ARAMINTE.
Au contraire ; il débute par une certaine Céliante qu’on avait annoncée pour une capricieuse ; et qui, d’abord, par ses saillies, a mis le public de si bonne humeur, que les éclats de rire ont pensé m’assourdir.
LYCANDRE.
Morbleu ! peut-on rire de pareilles fadaises ?
ARAMINTE.
Le troisième Acte n’a pas eu moins de succès. Il a fait rire comme les deux autres ; mais ce qui va vous surprendre, Monsieur, c’est que le quatrième a commencé par une scène sérieuse, entre le Philosophe et son père, et que cette scène a paru si touchante, que tout le monde s’est mis à pleurer.
LYCANDRE.
Pleurer à une Comédie ! Mais cela est fou.
ARAMINTE.
Ensuite un bourru de financier, oncle du Philosophe, est venu réveiller les spectateurs par ses bourrades et ses brusqueries, et l’on s’est remis à rire sur nouveaux frais, mais à rire si démesurément, que je n’ai pu m’empêcher de rire moi-même. Je vous demande pardon ;
Elle rit.
Ah, ah, ah, ah : mais le torrent m’a entraînée ; j’en suis au désespoir. Ah, ah, ah, ah.
Elle rit encore plus fort.
NÉRINE, riant à gorge déployée.
Et moi aussi. Hi, hi, hi, hi.
LYCANDRE, d’un air sérieux.
Fort bien, fort bien. Quoi ! Madame, vous avez pu rire à la pièce d’un Auteur qui n’est pas de mes amis, et qui a eu l’audace de la faire représenter, sans l’avoir lue à une de vos assemblées ?
ARAMINTE.
Oh ! ne vous en fâchez pas, j’irai à toutes les représentations, pour morguer les spectateurs.
LYCANDRE.
Venons au cinquième Acte ; c’est-là où je vous attends, Monsieur l’Auteur.
NÉRINE.
Oui, oui, écoutez ; cela va vous réjouir.
ARAMINTE.
Tout ce que je puis vous en dire, c’est qu’il a encore eu plus de succès que les quatre autres.
LYCANDRE.
Plus de succès ! Oh ! monsieur le Parterre, vous m’en ferez raison.
ARAMINTE.
Enfin, le dénouement, qui comme vous savez, est presque toujours la partie honteuse de la Pièce, a paru le meilleur morceau de celle-ci. À peine a-t-elle été finie, qu’on n’a plus entendu qu’un tonnerre d’applaudissements. Bon Dieu ! Qu’avez-vous ?
Lycandre se laisse tomber dans un fauteuil.
Vous trouvez-vous mal ?
LYCANDRE.
Ce n’est qu’un étourdissement... Je ne m’afflige pas de ce grand succès, car je ne suis point envieux.
NÉRINE.
On le voit bien.
LYCANDRE.
Mais l’honneur de la nation m’est si cher, que je tombe en syncope, quand le public s’écarte du bon goût et de la raison.
NÉRINE.
Le bon citoyen !
ARAMINTE.
Oublions cela, je vous prie. Le notaire m’attend là bas ; voulez-vous vous déterminer, et venir signer tout de suite ?
LYCANDRE.
Avant que je prenne mon parti, permettez que je vous demande, Madame, pour laquelle de vos nièces le Marquis témoigne du penchant.
ARAMINTE.
Ni pour l’une, ni pour l’autre. Je l’ai fait convenir dans ce moment qu’il prendrait celle que vous ne voudriez point.
NÉRINE.
C’est le meilleur enfant du monde, tout lui est bon.
LYCANDRE.
Je n’attendais pas un si grand effort de sa complaisance ; et j’avoue que cela m’embarrasse un peu. Mais voici Bélise ; voulez-vous bien que je lui parle un instant avant que de vous dire mes dernières intentions ?
ARAMINTE.
Je vois que vous l’aimez ; mais elle est un peu folle, je vous en avertis.
LYCANDRE.
Sa folie est si aimable et si spirituelle, que ce n’est point là ce qui peut me rebuter. Permettez...
ARAMINTE.
Suivez-moi, Nérine.
Scène X
LYCANDRE, BÉLISE
BÉLISE.
En vérité, Monsieur, je vous trouve fort plaisant de n’être pas venu à la Comédie !
LYCANDRE.
Je vous prie de m’excuser ; j’avais un mal de tête effroyable.
BÉLISE.
Que ne me suiviez-vous, cela vous aurait guéri.
LYCANDRE.
Le bruit aurait augmenté mon mal.
BÉLISE.
Est-ce qu’on sent du mal auprès de ce qu’on aime ? Car, on vous m’avez menti mille fois, ou vous m’aimez éperdument. Vous m’avez priée de n’en rien dire ; mais voici le moment de vous déclarer, et de me convaincre que vous ne m’avez pas trompée.
LYCANDRE.
Ma bouche a toujours été l’interprète de mon cœur.
BÉLISE.
Il fallait donc venir à la Comédie. Apparemment que vous me regardez déjà comme votre femme, et que vous craignez de paraître en public avec moi ? Et quand vous serez mon mari, je veux que vous vous moquiez de la mode, et qu’on vous voie partout à ma suite ; au Cours, aux Tuileries, au bal, aux comédies, à l’opéra.
LYCANDRE.
À la foire même, si vous voulez.
BÉLISE.
Je veux que vous affrontiez les brocards des mauvais plaisants, et que vous me disiez sans cesse :
« En face du public resserrons nos doux nœuds,
« Et prouvons aux railleurs, que, malgré leurs outrages,
« La solide vertu fait d’heureux mariages ».
LYCANDRE.
Pouvez-vous ?...
BÉLISE.
Pesez bien ces vers, et les retenez par cœur ; ils sont...
LYCANDRE.
Détestables.
BÉLISE.
Fort bien, Monsieur ! détestables, je m’en souviendrai.
LYCANDRE.
Oh ! point de disputes ; je les trouverai comme il vous plaira.
BÉLISE.
Et vous ferez bien. Vous savez que j’ai de l’esprit, ou du moins vous devez le savoir ; et, si vous n’en convenez pas, il est inutile que vous m’épousiez : car je vous déclare que je suis décisive, et que je n’attends point le jugement d’autrui pour régler le mien.
LYCANDRE.
Souffrez que je vous dise...
BÉLISE.
Par exemple, il y a mille gens qui me soutiennent que je ferai une folie, si je vous épouse : cela ne me fait pas la moindre impression. Pourquoi ? parce qu’on veut combattre mon goût, et que je le préfère à celui des autres.
LYCANDRE.
Rien n’est plus judicieux : vous avez raison : mais...
BÉLISE.
Vraiment oui, j’ai raison. Il y a encore une chose dont il est bon de vous avertir ; c’est que j’aime à parler, parce que je parle bien, et que le plus sûr moyen de me déplaire, c’est de m’interrompre. Or je vois que messieurs les maris se donnent souvent les airs de faire taire leurs femmes. Gardez-vous bien d’en user de la sorte, ou ce sera le moyen de me faire parler jour et nuit.
LYCANDRE.
Vous m’avez déjà dit cela plus de mille fois.
BÉLISE.
Et je vous le dis pour la mille et unième. Nous signerons le contrat avant que de nous mettre à table : demain nous ferons la noce ; et après demain, s’il vous plaît, nous irons ensemble au Philosophe marié.
LYCANDRE.
Oh ! pour cet article-là, vous m’en dispenserez.
BÉLISE.
Vous y viendrez, ou je ne signe point.
LYCANDRE.
À quelle épreuve mettez-vous ma complaisance ?
BÉLISE.
Vous y battrez des mains, qui plus est.
LYCANDRE.
Je battrai des mains ? Au Philosophe marié ? À un ouvrage que je déteste ? Avec votre permission, je n’en ferai rien.
BÉLISE.
Vous n’en ferez rien ? Voilà donc les égards que je dois attendre de vous ? Quoi ! même avant la noce ? Vous le prenez sur ce ton-là ? Pour une bagatelle ? Vous me la refusez ? Et que ne me refuserez-vous donc point, quand nous serons mariés ?
LYCANDRE.
Hé bien, voilà qui est fait. J’irai au Philosophe, et je battrai des mains.
À part.
J’enrage !
BÉLISE.
Ah ! voilà qui me plaît ! Vous m’assurez aussi que vous y rirez de tout votre cœur ?
LYCANDRE.
Quand il s’agirait de ma vie, je ne le pourrais pas.
BÉLISE.
Oh ! vous rirez.
LYCANDRE, en colère.
Je ne rirai pas.
BÉLISE.
Vous pleurerez donc ? Car il y a dans la pièce des endroits qui font pleurer.
LYCANDRE.
Attendez ; j’imagine un moyen de nous accommoder. Je pleurerai, quand les autres riront ; et je rirai, quand les autres pleureront. Voilà ce que l’ouvrage mérite, et ce que je puis faire pour votre service.
BÉLISE.
Point de mauvaises plaisanteries. Vous ferez comme moi, ou je ne vous le pardonnerai pas.
LYCANDRE.
Hé bien ! je vous obéirai.
À part.
Quel martyre !
BÉLISE.
Pour vous récompenser de votre complaisance, je vous promets, moi, une chose qui vous fera plaisir.
LYCANDRE.
Ah ! vous me charmez. Que me promettez-vous ?
BÉLISE.
C’est que vous souperez ce soir avec l’Auteur de la pièce nouvelle.
LYCANDRE.
Moi, souper avec lui ! J’aimerais mieux souper avec le diable. Je n’en ferai rien, très absolument.
BÉLISE.
Adieu, Monsieur. Je suis bien aise que cette petite occasion m’ait procuré celle de vous mieux connaître. C’est une épreuve que j’ai voulu faire avant que de signer le contrat. J’en suis contente ; et je vais trouver le Marquis.
LYCANDRE.
Le Marquis ? Pourquoi faire ?
BÉLISE.
Pour lui dire que je vous cède à ma sœur, et qu’il ne tiendra qu’à lui de m’épouser. Je sais qu’il m’aime, et je vais le rendre le plus heureux homme du monde.
Scène XI
LYCANDRE, seul
Je me pendrais, s’il l’était. Mais cette menace ne m’effraie point. La tante est trop absolue, et j’ai trop d’ascendant sur son esprit, pour appréhender qu’on me supplante. Je devrais laisser à Bélise la liberté de se donner au Marquis ; car au fond elle est d’une humeur que j’appréhende, et qui refroidit bien ma passion : mais si je suis les mouvements de mon dépit, le Marquis triomphera de moi, il sera au comble de ses vœux : et sa joie me fera mourir de douleur. Non, non ; il vaut mieux... Mais que vois-je ? Dorante et Polidor ?
Scène XII
LYCANDRE, DORANTE, POLIDOR
LYCANDRE.
Mes chers, mes véritables amis, embrassez-moi ; consolez-moi ; pestez avec moi. Vous savez le succès du Philosophe marié ?
POLIDOR.
Hélas ! nous ne le savons que trop ; et nous venons d’en être les déplorables témoins.
DORANTE.
Une comédie réussir de nos jours, sans pensées brillantes, sans mots hasardés, sans phrases nouvelles, sans métaphysique, sans allégories, sans pointes, sans équivoques : Je n’y survivrai pas !
LYCANDRE.
Pour moi, je suis déjà demi-mort.
POLIDOR.
Voilà donc le style naturel qui va redevenir à la mode ! Quoi ! il faudra parler pour être entendus, et écrire comme on parle ! J’aime mieux jeter la plume au feu.
LYCANDRE.
Mais comment avez-vous pu souffrir un pareil succès ? N’aviez-vous pas dispersé nos émissaires ?
POLIDOR.
Au nombre de plus de cent cinquante.
LYCANDRE.
Ne leur aviez-vous pas donné mes ordres et mes instructions ?
DORANTE.
Sans doute. Au moindre murmure du parterre, ils devaient tous bâiller, huer, siffler. Je leur ai donné vingt fois le signal ; vingt fois j’ai sonné la charge ; je me suis mouché ; j’ai toussé, j’ai craché... jusqu’au sang. Tout cela vainement. Les lâches se sont laissé subjuguer ; et j’ai eu la douleur de les voir eux-mêmes applaudir, battre des mains, rire et pleurer. Enfin, le sort nous a trahis : la victoire s’est livrée à notre ennemi ; nos troupes sont défaites ; les siffleurs sont sifflés.
LYCANDRE.
Je crève de rage. Mais ne nous perdons point. Les grands cœurs sont au-dessus des plus grands revers ; si l’on ne peut vaincre la fortune, il est toujours beau de lutter contre elle. Allons, mes amis, puisque nos premiers efforts sont sans effet, la plume à la main, écrivons, faisons pleuvoir des critiques, des lettres anonymes, des paradoxes, des apologies ironiques. Avez-vous bien écouté la pièce ?
POLIDOR.
Trop bien, de par tous les diables ; on nous y a forcés.
DORANTE.
J’en sais les plus beaux endroits par cœur.
LYCANDRE, en fureur.
Les plus beaux endroits ! Y a-t-il de beaux endroits dans cette comédie ?
POLIDOR.
Je vous avoue que j’y en trouverais, si elle était de vous... ou de moi, ou de quelqu’un de nos amis. Mais je me rétracte ; et je veux dire que j’en ai retenu les endroits qui ont paru les plus beaux.
LYCANDRE.
Tant mieux. Montrons notre vigueur. Vous, Polidor, vous attaquerez le plan de la pièce ;
À Dorante.
vous, les caractères et les mœurs ; et moi, je tomberai sur les vers et sur la diction. Il faut s’acharner sur ce qu’il y a de meilleur. Ce que vous ne pourrez pas reprendre, tournez-le en ridicule. Une bonne parodie.
DORANTE.
On est si fou de parodie !
Scène XIII
ARAMINTE, LYCANDRE, POLIDOR, DORANTE
ARAMINTE.
Ah ! que je suis ravie de voir ici ces Messieurs ! Qu’ils viennent heureusement à mon secours ! J’ai voulu critiquer là-bas le Philosophe marié ; mais le Marquis, mes nièces, Nérine même, se sont déchaînés en sa faveur. Je ne puis venir à bout de les désabuser. C’est à vous à me soutenir tous trois, en attendant que le Notaire ait fini notre deuxième contrat, et qu’on nous appelle pour souper.
LYCANDRE.
Vous pouvez compter sur nous.
DORANTE.
J’entreprends de prouver géométriquement, que tous ceux qui ont ri à cette pièce, ou qui ont eu la faiblesse d’y pleurer, n’ont pas une once de sens commun.
POLIDOR.
Nous allons faire la dissection de cet ouvrage, démontrer qu’il est mal construit, et que l’auteur est un ignorant.
ARAMINTE.
Voici nos antagonistes.
LYCANDRE.
Je rabattrai bien leur fierté.
Scène XIV
ARAMINTE, BÉLISE, LE MARQUIS, LYCANDRE, POLIDOR, DORANTE, NÉRINE, UN LAQUAIS
ARAMINTE.
Laquais, des sièges à tout le monde. Où est donc Angélique ?
LE MARQUIS.
Elle viendra dans un moment, et m’a chargé de sa procuration pour défendre la pièce nouvelle, dont elle me paraît enchantée.
LYCANDRE.
On nous assure que vous ne l’êtes pas moins, et que vous soutenez qu’elle est bonne.
LE MARQUIS.
Avez-vous entrepris, Messieurs, de me la faire trouver mauvaise.
LYCANDRE.
L’effort ne sera pas grand, si vous avez du goût.
POLIDOR.
Nous possédons, Dieu merci, les règles du théâtre ; et les gens du métier sont à l’épreuve de l’illusion.
DORANTE.
Nous savons que le public n’est pas infaillible.
LE MARQUIS.
S’il ne l’est pas, qui le sera donc ?
LYCANDRE.
Nous, qui avons étudié l’art, et qui en connaissons toutes les finesses.
LE MARQUIS.
Que ne les mettez-vous donc en pratique ? Où sont ces chefs-d’œuvre que vous avez mis au jour ?
LYCANDRE.
Ils paraîtront en temps et lieu.
LE MARQUIS.
Dépêchez-vous donc. Je ne vois point de plus sûr moyen de critiquer une pièce, que d’en faire une meilleure.
POLIDOR.
Monsieur croit qu’il n’y a personne qui puisse égaler son héros.
LE MARQUIS.
Celui que vous appelez mon héros, ne prétend l’être de personne ; il ne veut que des amis sincères, et ne connaît point de plus dangereux ennemis que les flatteurs : il aime la gloire, et ne s’en défend pas ; mais il ne veut l’acquérir que par les belles voies, et serait honteux de la devoir à ces cabales empressées, qui vont crier miracle de porte en porte, et qui veulent que tout le monde encense leur idole.
LYCANDRE.
S’il a des amis sincères, ils sont donc bien ignorants.
LE MARQUIS,
Et sur quoi jugez-vous cela ?
LYCANDRE.
Sur ce qu’ils ont souffert qu’il donnât au public une aussi mauvaise rapsodie que le Philosophe marié.
ARAMINTE.
Bien répondu.
POLIDOR.
Le trait est assommant.
DORANTE.
Il ne s’en relèvera pas.
LE MARQUIS.
Voyons donc, s’il vous plaît, Messieurs, par où cette pièce est mauvaise.
LYCANDRE, à Bélise.
Me permettez-vous, Mademoiselle, de pousser plus loin la critique ?
BÉLISE.
Poussez, poussez ; je vous mets au pis, et je vous défie de me faire céder.
LYCANDRE.
Pouvez-vous, Mademoiselle, vous entêter d’une pièce qui ne mérite pas le nom de comédie ?
LE MARQUIS.
Pourquoi ?
LYCANDRE.
C’est qu’elle n’a point d’intrigue.
POLIDOR.
À moins que vous n’appeliez intrigue, de petites tracasseries de ménage, qui n’intéressent point.
LE MARQUIS.
Ne convenez-vous pas, Messieurs, qu’il y a deux sortes de comédies, pièces d’intrigue, pièces de caractère ?
DORANTE.
Sans difficulté.
LE MARQUIS.
L’objet principal, dans une pièce d’intrigue, c’est de surprendre par un enchaînement d’aventures, qui tiennent le spectateur en haleine, et forment un embarras qui croît toujours jusqu’au dénouement. Comme il ne s’agit dans ces sortes de pièces, que de les charger d’incidents, ils en font ordinairement tout le mérite, les mœurs et les caractères n’y étant touchés que superficiellement. Ce genre de comédie, qui demande beaucoup d’imagination, égaie l’esprit ; mais il ne l’instruit pas : il amuse, et ne va point au cœur.
ARAMINTE, à Lycandre.
Cela me paraît raisonnable.
LYCANDRE.
Pur galimatias.
LE MARQUIS.
L’autre genre de comédie, et qui, à mon sens, est le plus estimable et le plus instructif, est ce qu’on appelle pièce de caractère.
LYCANDRE, d’un air dédaigneux.
À quoi bon tout cet étalage ?
LE MARQUIS.
Il vous servira de réponse. On y présente un caractère dominant, comme l’Avare, le Misanthrope, le Tartuffe ; et c’est-là proprement le sujet. On lui oppose quelque personnage qui fait son contraste, et divers autres caractères qui concourent ensemble à faire mieux sortir le sien. Dans ces sortes de pièces, il ne faut qu’une intrigue simple, naturelle, peu chargée d’incidents, et qui laisse aux originaux qu’on expose, toute la liberté de se développer. Or, la comédie que je défends est une pièce de caractère.
POLIDOR.
De caractère, soit. Mais comment répondrez-vous à la grande objection qu’on fait à l’Auteur ? Sa pièce est intitulée, le Philosophe marié, et son Philosophe n’est point philosophe.
LE MARQUIS.
On l’appellera, si vous voulez, le Mari honteux de l’être, et pour lors vous n’aurez plus rien à dire.
LYCANDRE.
Ah, ah ! Vous êtes prêt à changer de titre ? Preuve que la pièce est mal nommée.
DORANTE.
Défaut essentiel.
POLIDOR.
Voilà l’apologiste en mauvaise posture.
BÉLISE.
Ne vous découragez pas, monsieur le Marquis.
NÉRINE.
Tenez-vous ferme sur vos étriers.
LE MARQUIS.
Laissez-les triompher, nous aurons notre tour. Cette grande objection qui vous rend si fiers, Messieurs...
Scène XV
ARAMINTE, BÉLISE, ANGÉLIQUE, LE MARQUIS, LYCANDRE, POLIDOR, DORANTE, NÉRINE, LAQUAIS
ANGÉLIQUE.
Je viens vous dire, ma tante, que le Notaire a fini, qu’il vous supplie de descendre au plutôt, et qu’il commence à s’impatienter.
ARAMINTE.
Il est bien pressé. N’est-ce point vous, ma nièce, qui vous impatientez ?
ANGÉLIQUE.
Moi, Madame ? Je ne sais rien qui m’intéresse assez pour me causer de l’impatience. Mais le Notaire...
ARAMINTE.
Mais le Notaire attendra, s’il lui plaît. Il soupe avec nous, et un quart-d’heure plutôt ou plus tard ne peut préjudicier à personne. Vous êtes une imprudente, ma nièce, de venir troubler une conversation si vive, pour un objet aussi léger que celui-là.
ANGÉLIQUE.
Je vous demande pardon, Madame, aussi bien qu’à la compagnie. Mais le Notaire...
ARAMINTE.
Encore ? Elle n’a que son Notaire en tête.
NÉRINE.
Oh ! Madame, la vue d’un Notaire qui dresse des contrats de mariage, frappe vivement l’imagination d’une fille.
ARAMINTE.
Je m’en aperçois. Asseyez-vous, Mademoiselle, et gardez le silence. Messieurs, je vous prie de l’excuser, et de continuer votre dissertation.
LYCANDRE.
Avouez, monsieur le Marquis, que cette interruption est venue bien à propos pour vous, et que vous ne pouvez justifier le titre de votre pièce.
LE MARQUIS.
C’est ce qui vous trompe ; et je vous soutiens qu’il n’y a rien de plus frivole que votre objection. Elle ne vient que de l’idée que chacun s’est formée d’abord à l’annonce du titre ; mais il faut la restreindre à ce que vous promet l’Auteur.
LYCANDRE.
Ne vous promet-il pas le Philosophe marié ?
LE MARQUIS.
Oui ; mais non pas le Mari Philosophe.
POLIDOR.
Eh ! de grâce, monsieur le Marquis, faites-nous sentir la différence de ces deux titres.
LE MARQUIS.
La voici. Le Mari Philosophe est un homme qui pense, et qui agit en Philosophe, tout marié qu’il est.
DORANTE.
Cela est vrai.
POLIDOR.
Nous vous passons cette définition.
LE MARQUIS.
Le Philosophe marié, c’est un homme qui était Philosophe avant son mariage. Peut-être l’est-il encore, peut-être ne l’est-il plus que par intervalles ; et c’est ce que l’Auteur vous a fait sentir dès la seconde scène du premier acte ; il faut observer cela pour lui rendre justice. Ariste lit dans son cabinet ; et se dit à lui-même, par réflexion :
« Me voici justement, c’est la vive peinture
« D’un sage désarmé, dompté par la nature.
Voilà son état présent qu’il établit ; et c’est sur ce pied là qu’on doit l’envisager.
BÉLISE.
En effet, quand la nature a pris le dessus sur la sagesse, la pauvre sagesse est bien faible.
LE MARQUIS.
Mais la faiblesse d’Ariste ne détruit point son caractère ; elle s’en rapproche de temps en temps. S’il n’est pas Philosophe dans ses ridicules frayeurs, ne l’est-il pas dans tout le reste de ses actions ?
LYCANDRE.
En quoi donc, s’il vous plaît ?
LE MARQUIS.
Premièrement, il aime sa femme : en ce temps-ci, c’est une grande philosophie. Il n’est point touché des invectives de sa belle-sœur ; il est content de la fortune qu’il a faite : il ne désire que le repos ; il ne se plaît que dans son cabinet ; il travaille, il médite, il étudie ; il chérit son père ; il craint de l’affliger, quoiqu’il n’ait rien à espérer de lui, et qu’au contraire il le soutienne dans la misère. Il méprise la succession de son oncle, toute considérable qu’elle est. Attaque-t-on son mariage, veut-om le faire casser : sa sagesse se réveille ; il redevient lui-même ; il ne craint plus les brocards ; toutes ses frayeurs, toutes ses faiblesses s’évanouissent. Il brave son oncle, il affronte le public, et sacrifie tout à son honneur, à son devoir et à sa tendresse. Le voilà plus grand que jamais ; il n’est plus Philosophe marié, mais Mari Philosophe.
ARAMINTE.
Il commence à me séduire.
LYCANDRE.
Tous ces discours ne sont que des sophismes.
POLIDOR.
Je ne saurais souffrir votre Céliante ; elle est d’une folie outrée.
BÉLISE.
Doucement, monsieur Polidor ; je la prends sous ma protection ; et je vous réponds qu’il y a mille femmes qui lui ressemblent.
NÉRINE, à part.
Nous n’irons pas loin pour en trouver des copies.
BÉLISE.
Ce que je vous dis, je vais vous le prouver par des exemples. Écoutez-moi.
ARAMINTE,
C’en est assez. Il est temps de finir.
BÉLISE.
Mais, ma tante, voulez-vous que les hommes parlent, et que les femmes se taisent ? Cela n’est pas naturel.
LYCANDRE.
Il me serait très facile de vous répondre, Monsieur, si le temps me le permettait : car votre comédie n’est qu’un tissu de fautes et de platitude...
ARAMINTE.
Oh ! pour ce qui est de cela, Lycandre, la passion vous mène trop loin. Pour moi, qui ne suis pas prévenue pour l’Auteur, je ne puis m’empêcher de dire que j’ai trouvé de belles choses dans son ouvrage, et que je sens toute la force des raisons que monsieur le Marquis vient d’alléguer pour le défendre.
LYCANDRE.
Quoi ! une femme d’esprit comme vous souffre qu’on lui fasse illusion !
ARAMINTE.
Non ; mais je me rends à ce qui me touche. La pièce : m’a plu ; je n’y saurais que faire.
LYCANDRE.
En vérité, j’en rougis pour vous.
ARAMINTE.
Et moi, j’ai honte de vous voir si peu raisonnable.
LYCANDRE.
Je ne m’étonne plus si vous avez invité l’Auteur à souper.
ARAMINTE.
Pourquoi non ?
LYCANDRE.
Vous êtes la maîtresse, assurément ; mais je vous avertis que, dès qu’il paraîtra, je me retirerai.
ARAMINTE.
Lycandre !
LYCANDRE.
Madame !
ARAMINTE.
Vous prenez un ton qui me paraît étrange ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’aperçois que vous voulez tyranniser mon goût, et que vous prétendez que je n’estime que vous. Mais cela commence à me fatiguer, et je vous signifie que, si vous sortez, nous ne nous reverrons plus.
LYCANDRE.
Madame...
Scène XVI
ARAMINTE, BÉLISE, ANGÉLIQUE, LE MARQUIS, LYCANDRE, POLIDOR, DORANTE, NÉRINE, LAQUAIS, LE NOTAIRE
LE NOTAIRE.
Je vois bien que la compagnie ne s’ennuie pas de me faire attendre ; mais, pour moi, je m’ennuie d’attendre la compagnie. Voici vos deux contrats, Madame. Voulez-vous en entendre la lecture ?
ARAMINTE.
Cela est inutile. N’avez-vous pas exactement stipulé nos conventions ?
LE NOTAIRE.
Oui, Madame, j’ai copié mot à mot les articles que vous m’avez donnés. Il ne s’agit plus que de remplir les noms qui sont restés en blanc.
ARAMINTE, à Lycandre.
Malgré notre petit démêlé, je veux bien encore vous tenir ma parole. Faites votre choix, Monsieur ; mais faites-le sur le champ ; car je ne veux pas attendre un instant.
LYCANDRE.
Puisque vous me pressez si vivement, Madame, je me déclare pour la charmante Bélise.
ARAMINTE, au Notaire.
Écrivez, Monsieur.
LE MARQUIS, avec transport.
Enfin donc, vous allez être à moi, divine Angélique ; mes vœux sont accomplis.
NÉRINE, à part.
Peste soit de l’étourdi !
LYCANDRE, au Marquis.
Vos vœux sont accomplis !
LE MARQUIS.
Oui, Monsieur, je n’ai plus rien à désirer.
LYCANDRE, à Angélique.
Ni Mademoiselle non plus apparemment ?
ANGÉLIQUE.
Je vois qu’il n’est plus temps de vous le cacher.
NÉRINE.
Autre étourderie !
LYCANDRE, à Angélique.
Je suis bien fâché de troubler votre bonheur ; mais je me suis fait violence jusqu’ici, pour contraindre l’inclination que j’avais pour vous. C’est vous seule que j’aime, et c’est vous que je demande à Madame votre tante.
BÉLISE.
Tant mieux. Je vous connais trop bien présentement, pour me plaindre de votre inconstance.
ARAMINTE.
Et moi, je suis trop indignée contre vous, pour me soumettre à vos caprices. J’ouvre les yeux enfin sur votre caractère ; et je suis pleinement convaincue que vous ne vous déterminez pour Angélique, que parce que vous croyez qu’elle ferait le bonheur du Marquis, et qu’elle serait heureuse avec lui ; mais je ne donnerai point les mains à votre envieuse jalousie. Vous avez d’abord choisi Bélise ; c’est elle que vous épouserez, ou nous romprons dès ce moment.
LYCANDRE.
Je ne connais point un plus grand malheur que celui de me brouiller avec vous ; et, puisque vous me l’ordonnez, Madame, j’en reviens à mon premier choix.
À Bélise.
Voilà ma main, Mademoiselle.
BÉLISE.
Je n’en veux plus, Monsieur ; vous êtes indigne des sentiments que j’avais pour vous ; et je déclare qu’il n’y a point de pouvoir auquel je ne résiste, si l’on veut me contraindre à vous épouser.
ARAMINTE, à Lycandre.
Je ne puis désapprouver son ressentiment, je perds toute l’estime que j’avais pour vous ; et vous venez de me convaincre, pour jamais, que rien n’est plus odieux que l’esprit, quand il est gouverné par un mauvais cœur. Vous pouvez vous retirer. Venez, Monsieur le Marquis, nous allons signer votre contrat. Je suis ravie de faire votre bonheur et celui d’Angélique ; et je destine à Bélise un très galant homme, qui doit la rendre la plus heureuse femme du monde.
NÉRINE.
Dussent les Envieux en crever de dépit.
LYCANDRE.
Morbleu !... après tout ce qui vient de m’arriver, je n’ai plus que le choix de me noyer ou de me pendre.