La Charge à payer (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 13 avril 1825.
Personnages
MAÎTRE ALEXANDRE LOCARD, notaire, fils de madame Locard
MONSIEUR DURAND, manufacturier de Saint-Quentin
MONSIEUR PLACIDE
MADAME LOCARD
MADAME DE BEAUMONT, veuve d’un procureur
AUGUSTE, troisième clerc chez maître Locard
DEUX DOMESTIQUES de madame Locard
À Paris, dans la maison de madame Locard.
Un grand salon. Porte au fond. À la droite de l’acteur, une cheminée et la porte d’un appartement. À gauche, sur le second plan, une porte qui conduit au cabinet de monsieur Alexandre Locard. Sur le troisième plan, une autre porte qui est censée conduire dans l’intérieur de la maison. Une table et des papiers sur le devant, à gauche.
Scène première
MADAME LOCARD, ALEXANDRE
MADAME LOCARD.
Il me semble que vous devez vous en rapporter à moi, après tout ce que j’ai fait pour vous.
ALEXANDRE.
Mon Dieu, ma mère, je sais ce que je vous dois. Mon frère et moi n’avions qu’un modique héritage ; vous avez juré que nous ferions fortune, vous avez su inspirer de la confiance à nos parents, à nos amis, même à ceux qui ne l’étaient pas. Voilà, grâce à vous, mon frère agent de change, à crédit, il est vrai, car il n’a pas encore donné un sou ; mais enfin, il exerce, et il a voiture. Moi, qui vais à pied, je suis un peu plus avancé, je suis notaire, à moitié ; je ne dois plus que deux cent mille francs ; mais je les dois, et comment les payer ?
MADAME LOCARD.
Par un mariage, par un beau mariage ; c’est la règle à présent, voyez tous vos confrères.
Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)
Souvent il est fort difficile
De payer mille écus comptant ;
Mais lorsque l’on en doit cent mille,
Cela devient tout différent :
Les affaires sont bientôt faites ;
On trouve un beau-père obligeant
À qui l’on apporte ses dettes,
Et qui vous donne son argent.
ALEXANDRE.
Tenez, ma mère, s’il m’était permis de ne pas avoir d’ambition et de penser à ma manière, j’épouserais Amélie, votre filleule, avec qui j’ai été élevé.
MADAME LOCARD.
Y pensez-vous ?
ALEXANDRE.
Je sais bien qu’elle est orpheline, qu’elle n’a rien pour le moment, et qu’elle n’en aura pas davantage par la suite.
MADAME LOCARD.
Et votre charge à payer !
ALEXANDRE.
Sans doute, mais ça n’empêche pas de remarquer deux beaux yeux, d’éprouver une émotion involontaire, d’avoir des idées de bonheur !...
MADAME LOCARD.
Et votre charge à payer !
ALEXANDRE.
Ah çà ! je n’ai donc pas le droit d’exiger que ma future me convienne ?
MADAME LOCARD.
Non, monsieur ; ce n’est pas pour vous que vous vous mariez.
ALEXANDRE.
C’est juste, c’est pour mon prédécesseur, celui qui m’a cédé son étude.
MADAME LOCARD.
Un homme dur, inexorable, qui n’a que des chiffres dans le cœur ; et tout à l’heure, je faisais mes comptes : c’est dans trois mois qu’est l’échéance, et s’il y a le moindre retard, la moindre poursuite, c’en est fait de votre considération, et par conséquent de votre fortune ; car le notariat est un état de confiance ; dès qu’on y fait faillite une fois, on est ruiné pour toujours ; ce n’est pas comme dans la banque ou les finances...
ALEXANDRE.
Vous avez raison... Eh bien ! voyons, ma mère, que faut-il faire ?
MADAME LOCARD.
J’ai mis en campagne toutes mes connaissances, et l’on nous propose déjà plusieurs partis : ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’à présent, c’est une demoiselle de deux cent mille francs.
ALEXANDRE.
C’est bien peu...
MADAME LOCARD.
Oui, mais on aura la dot sur-le-champ, et pour nous c’est le principal. C’est la nièce d’un manufacturier.
ALEXANDRE.
Je n’aime pas beaucoup ces gens-là.
MADAME LOCARD.
Ni moi non plus, mais ils paient comptant.
ALEXANDRE.
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
J’aurais désiré, je le sens,
Connaître un peu plus ma future...
MADAME LOCARD.
On vous dit : deux cent mille francs !
ALEXANDRE.
Oui, c’est la dot qu’elle m’assure ;
Mais ses traits ?
MADAME LOCARD.
Je n’en ai rien su.
ALEXANDRE.
Mais son humeur, son caractère ?
MADAME LOCARD.
J’ai négligé le superflu
Pour m’occuper du nécessaire.
Qui vient là ? c’est Auguste, votre troisième clerc.
Elle va s’asseoir auprès de la table, à gauche.
Scène II
MADAME LOCARD, ALEXANDRE, AUGUSTE
AUGUSTE, à la cantonade.
Dites donc, messieurs, attendez un instant, ne déjeunez pas sans moi ;
Descendant en scène.
c’est qu’à l’étude, quand ils s’y mettent, la bouteille de vin et le pain sec vont joliment vite ; le premier clerc surtout, c’est un fameux gastronome !
Air du vaudeville des Dehors trompeurs.
Aussi, son appétit extrême
Souvent tient le nôtre en échec ;
Car on fait des cabales, même
Pour l’eau claire et pour le pain sec !
Du pouvoir dont il est la source
Abusant, pour mieux s’en donner,
Tous les jours il m’envoie en course
Quand vient l’instant du déjeuner.
Tenez, mon patron, voilà ce contrat de vente que vous m’avez donné à copier.
ALEXANDRE.
Il n’y a pas de fautes ?
AUGUSTE.
Eh ! non, monsieur ! voyez plutôt. Cette fois-ci, je me suis joliment appliqué.
ALEXANDRE.
C’est bien...
Lisant.
« Par-devant Alexandre Locard et son confrère, notaires à Paris, sont comparus... L’amour que j’ai pour vous me rend d’autant plus malheureux, que je n’ose en parler à personne. » Hein ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
AUGUSTE.
Ah ! mon Dieu ! C’est une distraction. Je pensais à autre chose.
ALEXANDRE.
Et une distraction sur papier timbré encore ! Envoyez donc des actes comme ceux-là à l’enregistrement !
AUGUSTE.
Ne vous fâchez pas, mon patron. C’est que, voyez-vous, je suis amoureux.
ALEXANDRE.
Qu’est-ce que ça signifie ? J’avais défendu que dans mon étude... et puis je vous le demande, être amoureux à seize ans ! un troisième clerc !
AUGUSTE.
Et pourquoi pas ? Comme s’il fallait pour cela être de la chambre des notaires !
Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)
À l’amour les clercs sont fidèles,
Chacun d’eux doit être léger ;
Le dieu d’amour porte des ailes,
Dit la chanson, pour voltiger ;
Si de cette ancienne coutume
L’amour ne s’écarte jamais,
Où trouvera-t-il des sujets,
Si ce n’est chez les gens de plume ?
Je n’ai rien, je le sais ; mais je travaillerai. Je peux parvenir ; et, dans quatre ou cinq ans, jugez de mon bonheur, si je puis lui offrir ma main, si je peux l’épouser ! Il doit être si doux d’épouser celle qu’on aime, n’est-ce pas, mon patron ? n’est-ce pas, madame ?
MADAME LOCARD, qui était assise auprès de la table, se levant et allant à Auguste.
Il suffit, monsieur ; et, au lieu de venir causer au salon, vous feriez mieux d’aller à l’étude.
AUGUSTE.
Vous avez raison, je retourne au travail ; mais c’est que, voyez-vous, quand je parle d’elle, ça me fait tout oublier... Justement, madame, une lettre pour vous qui vient d’arriver. Adieu, mon patron, vous effacerez deux phrases, douze mots rayés, nuls. Je vais achever mon déjeuner.
Il sort.
Scène III
MADAME LOCARD, ALEXANDRE
ALEXANDRE.
Est-on heureux d’être troisième clerc ! Je ne sais pas comment font ces petits gaillards-là, ils sont toujours gais ; moi, je n’ai jamais le temps.
MADAME LOCARD, ouvrant la lettre.
Mon ami, c’est un autre parti qu’on nous propose, une fille unique ; la fille de madame de Beaumont, que vous connaissez. Vous l’avez vue l’autre semaine dans un concert.
ALEXANDRE.
Ah ! oui ! cette demoiselle qui chantait faux.
MADAME LOCARD.
Qu’importe ! on ne se marie pas pour chanter.
ALEXANDRE.
Vous avez raison, et j’aimerais mieux celle-là.
MADAME LOCARD.
Écoutez, écoutez.
Lisant.
« Madame de Beaumont, qui est la veuve d’un procureur, ne peut pas souffrir les avoués ; et comme elle a de l’ambition, elle ne veut pour gendre qu’un notaire. Elle donne deux cent cinquante mille francs... »
ALEXANDRE.
Il n’y a pas à hésiter ; cinquante mille francs de plus !
MADAME LOCARD.
Et puis une musicienne !...
Continuant à lire.
« Elle donne deux cent cinquante mille francs, mais payables dans six mois. Il lui est impossible de compter la dot avant ce terme. » Ah ! mon Dieu ! voilà qui dérange tout.
ALEXANDRE.
Il serait possible !
MADAME LOCARD.
Eh ! oui, sans doute ! puisqu’il vous faut votre argent dans trois mois ; puisque, pour payer votre charge, nous n’avons devant nous qu’un trimestre.
ALEXANDRE.
Si ça n’est pas désolant ! une femme qui me convenait sous tous les rapports, une femme de deux cent cinquante mille francs, à laquelle il faut renoncer, et tout cela parce qu’on est pressé !
MADAME LOCARD.
Ah ! mon Dieu, oui ! Il faut revenir à l’autre, qui, du reste, offre aussi de grands avantages. Comme je vous le disais, l’oncle est un riche manufacturier que vous connaissez de nom, monsieur Durand de Saint-Quentin.
ALEXANDRE.
Eh ! mon Dieu, oui ! et l’on me parlait, l’autre jour, de mademoiselle Élisa, sa nièce, une demoiselle charmante.
MADAME LOCARD.
Vous voyez bien.
ALEXANDRE.
Mais c’est qu’on disait qu’elle avait une inclination.
MADAME LOCARD.
Propos en l’air ! Voulez-vous, oui ou non, vous en rapporter à moi ?
ALEXANDRE.
Eh ! oui, ma chère maman ! Je sais bien que vous m’aimez, que vous m’adorez, que vous ne voulez que mon bonheur ; aussi je me laisse guider par vous, qui, du reste, avez bien plus de tête que moi.
MADAME LOCARD.
Eh bien ! Monsieur Durand doit venir aujourd’hui dîner, et pour le décider...
ALEXANDRE.
Est-ce qu’il ne l’est pas encore ?
MADAME LOCARD.
Eh ! mon Dieu, non ! et c’est pour cela que je l’ai invité, ainsi que sa nièce, votre prétendue... Mais comme vous êtes fait ! Mettez-vous donc à la mode. Voilà une cravate comme on n’en porte plus, et vous êtes en arrière de trois mois.
ALEXANDRE.
Ne faudrait-il pas mettre un pantalon à la Jocko, et un chapeau à la Robinson ?
MADAME LOCARD.
Eh bien, oui ! Mais allez donc ; j’attends monsieur Durand, qui peut arriver d’un moment à l’autre.
ALEXANDRE, en s’en allant.
C’est joli, un notaire à la Jocko !
MADAME LOCARD, seule.
Air du vaudeville de La Somnambule.
Quelques gens qu’un faux zèle excite,
Toujours prompts à moraliser,
Pourront critiquer ma conduite
Et d’égoïsme m’accuser ;
Mais dans mes desseins je persiste ;
Jamais, quel que soit leur avis,
Une mère n’est égoïste.
Car son bonheur est celui de son fils.
Scène IV
MADAME LOCARD, MONSIEUR DURAND, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Durand !
MADAME LOCARD, allant au-devant de monsieur Durand, qui entre par le fond.
Quoi ! monsieur, c’est vous qui nous faites la première visite ? C’est trop d’honneur ; et c’était à nous, au contraire, à aller faire la demande.
DURAND.
Ça se peut bien ; mais voyez-vous, madame, moi, je suis sans façon, je ne tiens pas aux cérémonies, et surtout je suis rond en affaires.
Air du vaudeville du Petit Courrier.
Je suis marchand, fort étranger
Aux lois de la cérémonie ;
Que m’importe la broderie ?
C’est l’étoffe qu’il faut juger.
L’apparence souvent déguise
Plus d’un défaut, et je sais bien
Qu’en fait d’honneur, de marchandise,
L’étiquette ne prouve rien.
D’un ton brusque.
Je vous dirai donc qu’il me convenait d’abord de donner ma nièce à un notaire ; mais j’ai été aux informations, et c’est là-dessus que je veux avoir avec vous une explication.
MADAME LOCARD.
Eh ! mon Dieu, très volontiers ! ce que j’aime, avant tout, c’est la franchise. C’est, selon moi, une preuve d’amitié ; et je vous remercie, monsieur, de nous traiter déjà en amis.
DURAND, à part.
Cette femme-là a une manière d’entamer la conversation qui fait qu’on n’ose plus être en colère...
Haut.
Eh bien ! madame, on prétend qu’à Paris, maintenant, tout le monde se mêle de commerce et de spéculation ; que sans rien avoir, tout le monde achète ou revend des charges d’avoué, de notaire, d’agent de change ; le tout à crédit, à prime ou fin courant, comme un coupon de rente ; on prétend que, pour s’acquitter, on court les dots, les mariages ; que plus une charge est chère, c’est-à-dire plus on a de dettes, et plus on a de prétentions ; et qu’enfin, pour ces messieurs, une femme est toujours assez belle quand elle est assez riche. Voilà, madame, ce qu’on dit ; et je vous demande à vous-même ce que vous en pensez.
MADAME LOCARD.
Cela peut être vrai en général ; mais, quant à nous, monsieur, pour vous prouver que nous tenons moins à l’argent qu’aux convenances de famille et de caractère,
Lui présentant la lettre qu’elle a lue à Alexandre.
voici une lettre dans laquelle on nous offre mademoiselle de Beaumont, et cinquante mille francs de plus que n’a votre nièce.
Durand prend la lettre et la lit.
Vous voyez, monsieur, que nous pourrions accepter ; et cependant nous refusons.
DURAND.
Il se pourrait ! un pareil procédé... Ah ! madame, je suis confus ; il n’est pas besoin d’autres explications ; je vous donne ma parole, et je suis prêt à conclure, quand vous voudrez ; le plus tôt vaudra le mieux ; car lorsqu’on a une manufacture, et six cents ouvriers sur les bras, on n’a pas de temps à perdre. On vous a dit que je donnais à ma nièce deux cent mille francs de dot ?
MADAME LOCARD.
Comptant !
DURAND.
Oui, madame, en signant le contrat.
MADAME LOCARD.
C’est très bien, c’est superbe, c’est tout ce que nous demandons ; et le reste après vous ?
DURAND.
Du tout, et c’est là-dessus que je veux vous prévenir. Il se peut que je laisse quoique chose ; mais je ne m’engage à rien. Si, d’ici là, je rencontre de braves gens sur mon chemin, je veux être libre de leur faire du bien ; je donne, je ne promets pas.
MADAME LOCARD.
Et vous avez raison. Je ne puis pus souffrir qu’on attriste un contrat de mariage par des idées de succession, que l’on fasse entrer en ligne de compte toutes les infirmités d’une famille et toutes les probabilités de décès, que l’on paraisse désirer ce qu’on doit craindre ; cela flétrit la pensée, cela révolte l’âme ; un parent qui nous aime est le plus précieux des trésors.
DURAND, à part.
Voilà une femme aimable, et qui raisonne bien.
Haut.
Oui, madame, vous avez raison ; la véritable richesse, c’est le travail, la bonne conduite et le bon caractère.
MADAME LOCARD.
Sous ce rapport, mon fils est des plus riches. Laborieux, docile, aimant, il sera aux petits soins pour sa femme, et si j’ai à lui reprocher quelque chose, c’est l’abus d’une qualité, l’excès de sa douceur.
On entend un grand bruit, et la voix d’Alexandre qui s’écrie.
ALEXANDRE, en dehors.
Je suis capable de tout.
DURAND.
Qu’est-ce que j’entends ?
MADAME LOCARD, embarrassée.
Rien ; c’est un de mes gens qui est très emporté, que je serai obligée de congédier.
Scène V
MADAME LOCARD, MONSIEUR DURAND, AUGUSTE
AUGUSTE.
Eh ! mon Dieu ! d’où vient donc ce tapage qu’on entend dans l’étude ?
MADAME LOCARD.
Ce n’est rien.
AUGUSTE.
Si vraiment, et j’ai bien reconnu la voix de mon patron.
MADAME LOCARD.
Vous vous êtes trompé, mon fils est sorti depuis plus d’une heure, et vous ne devriez pas venir, comme un étourdi, nous troubler, quand on est en affaires.
AUGUSTE.
Pardon, madame, si j’avais su...
Il va pour sortir.
DURAND, le considérant attentivement.
Eh mais ! c’est mon ami Auguste. Tu ne viens pas m’embrasser ?
AUGUSTE, courant à lui.
Vous ici, monsieur ! Quel plaisir de vous revoir !
MADAME LOCARD.
Comment ! vous vous connaissez ?
DURAND.
Oui, madame ; c’est mon jeune compatriote ; son père était un de mes chefs d’atelier.
AUGUSTE.
Et ce que monsieur ne vous dit pas, c’est qu’il m’a placé dans un collège, m’a élevé à ses frais, et que ma reconnaissance...
DURAND.
Tais-toi, tais-toi !... Tu m’avais bien écrit que tu étais entré à Paris chez un notaire, mais j’avais oublié le nom de ton patron. Es-tu content, mon garçon ?
AUGUSTE.
Ce que j’ai me suffit.
DURAND.
Et tu travailles ?
AUGUSTE.
De toutes mes forces.
DURAND.
À la bonne heure, avec ça l’on ne manque jamais, et quelquefois on s’enrichit.
AUGUSTE.
Je suis déjà moulé en grade ; l’année dernière, j’étais le coureur de l’étude, et maintenant, me voilà troisième clerc.
DURAND.
Diable ! c’est de l’avancement gagné à la course et à la sueur de ton front.
Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)
Comme moi, travaille sans cesse,
Et tu parviendras, mon enfant.
AUGUSTE.
Parvenir à votre richesse,
Moi !... je ne conçois pas comment...
DURAND.
Pour être riche, il faut être économe.
AUGUSTE.
Vous imiter est le vœu de mon cœur.
DURAND.
Pour être heureux, il faut être honnête homme.
AUGUSTE.
Ah ! je comprends alors voire bonheur. (Bis.)
DURAND, à madame Locard.
Sans adieu, madame, à tantôt.
À Auguste.
Ah ! tu es clerc chez monsieur Alexandre Locard ? J’aurais plusieurs choses à te demander.
Il sort.
MADAME LOCARD, à part.
Ah ! mon Dieu !
Scène VI
MADAME LOCARD, AUGUSTE
MADAME LOCARD.
Il paraît que vous connaissez beaucoup ce monsieur ; j’en suis charmée, car vous n’ignorez pas l’amitié, l’attachement que mon fils a pour vous ; son intention est de vous garder avec lui... Silence, le voici.
Scène VII
MADAME LOCARD, AUGUSTE, ALEXANDRE
ALEXANDRE, à Auguste.
Vous voilà encore ici, monsieur ! vous pouvez sortir ; dès ce moment, vous ne laites plus partie de mon étude.
MADAME LOCARD, à part.
Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il fait donc ?
AUGUSTE.
Vous me renvoyez, et pourquoi ?
ALEXANDRE.
Pourquoi ? c’est affreux ! c’est abominable ! heureusement j’ai retenu ma colore...
MADAME LOCARD.
C’est donc cela que nous avons si bien entendu...
ALEXANDRE.
Il n’y avait peut-être pas de quoi ! Apprenez que, dans le contrat de vente qu’il m’a remis tout à l’heure, j’ai trouvé un brouillon de lettre ; et cette lettre était adressée à Amélie, votre filleule.
MADAME LOCARD.
Il se pourrait !
AUGUSTE, à part.
Je suis perdu !
ALEXANDRE.
Ce n’est rien encore ; apprenez que mademoiselle Amélie n’est point insensible.
AUGUSTE.
Ô ciel ! elle vous aurait dit...
ALEXANDRE.
Oui, monsieur, elle me l’a dit à moi, par-devant notaire.
AUGUSTE.
Ah ! que je suis heureux, que je vous remercie, mon patron ! vous pouvez me renvoyer si vous voulez, ça m’est égal.
ALEXANDRE.
Oui, monsieur, vous sortirez à l’instant même.
MADAME LOCARD, bas à Alexandre.
Y pensez-vous ? il faut encore le ménager ; je vous dirai pourquoi.
Prenant Auguste à part.
Venez ici, monsieur Auguste ; vous êtes un étourdi, un imprudent. Heureusement, j’ai parlé en votre faveur ; vous resterez avec nous. Conduisez-vous bien, et nous verrons par la suite...
Alexandre va s’asseoir auprès de la cheminée.
AUGUSTE.
Quoi ! madame, il se pourrait !
MADAME LOCARD.
J’y mets une condition qui va stimuler votre zèle : le mariage de mon fils doit précéder le vôtre.
AUGUSTE.
Dieux ! quel espoir ! Avant huit jours, mon notaire sera marié. Je vais le proposer à tout le monde. Je vais le vanter dans toutes les sociétés.
Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.
Dans les salons, dans les bals de familles,
Prônant mon notaire à l’envi,
J’inviterai veuves et jeunes filles ;
Je parlerai de lui, rien que de lui.
Et de leurs cœurs préparant la conquête,
Valsant avec intention,
Je leur ferai tourner la tête
Pour le compte de mon patron.
Mais voici un client. Je me sauve.
Scène VIII
ALEXANDRE, MADAME LOCARD, MONSIEUR PLACIDE
MADAME LOCARD, allant à Alexandre, qui, pendant toute la fin de la scène précédente, est resté près de la cheminée, la tête appuyée dans ses mains.
Mon fils, prenez donc garde : c’est un client.
Alexandre se lève et salue monsieur Placide.
PLACIDE.
C’est un ami de collège qui m’envoie à vous, monsieur Martin.
MADAME LOCARD.
Ah ! oui...
Bas à Alexandre.
Ce gros imbécile qui vous a prêté des fonds.
ALEXANDRE.
Soyez le bienvenu, monsieur.
PLACIDE.
On m’a dit que je pouvais m’adresser ici en toute confiance. Je suis monsieur Placide. J’habite Fontainebleau, où j’ai une succession.
ALEXANDRE, vivement.
Une succession !
PLACIDE.
Oui, monsieur ; j’ai perdu un arrière-cousin ; j’ai cru que j’en mourrais...
MADAME LOCARD.
De chagrin ?
PLACIDE.
Non, de fatigue. Qu’une succession est une chose terrible à recueillir ! que de peines ! que de soins ! pour moi surtout qui n’aime pas à me déranger ! Enfin, j’y ai résisté ; j’ai pris mon parti et mon argent ; et je me trouve avec cent mille écus dont je ne sais que faire.
MADAME LOCARD.
Cent mille écus !
PLACIDE.
Ils sont là, et ça nie pèse terriblement, quoique ce soit en reconnaissances sur la banque de France. Je voudrais donc trouver quelque bon emploi de mes capitaux ; car ils ne peuvent pas toujours rester placés dans ma poche.
ALEXANDRE.
Prenez du tiers consolidé à 101 fr. 50 c.
PLACIDE.
C’est trop cher ; et puis d’ailleurs toute ma fortune est déjà en rentes sur l’État. Dieu ! que les pauvres capitalistes sont à plaindre ! Depuis ce matin, ma tête travaille. Je suis sûr que j’ai un commencement de fièvre cérébrale.
MADAME LOCARD.
Allons, allons, cesse ? de vous tourmenter. J’ai une proposition à vous faire. Nous sommes bien aises de répondre à la confiance de votre ami et à la vôtre.
PLACIDE.
Madame...
MADAME LOCARD.
Si vous voulez, mon fils se chargera de votre argent, pour trois ou quatre ans. Vous voulez des garanties, c’est trop juste. D’abord, mon fils a son étude ; ensuite, il est cautionné par son frère l’agent de change.
ALEXANDRE.
Ça, c’est vrai,
À part.
et réciproquement.
PLACIDE.
Au fait, un notaire, un agent de change, je cumulerai toutes les garanties possibles ; et dans la même famille, sans aucun déplacement.
MADAME LOCARD, à Placide.
Eh bien ! qu’en pensez-vous ?
PLACIDE.
Air : Dieu tout-puissant par qui le comestible. (L’Avare en goguettes.)
Comment ! j’accepte avec reconnaissance.
MADAME LOCARD.
De nous, je crois, vous serez satisfait.
ALEXANDRE.
Je veux répondre à voire confiance :
Daignez passer jusqu’à mon cabinet.
PLACIDE.
Dépêchons-nous... la chance est plus certaine,
Sur nous jamais l’argent ne doit rester,
De peur qu’hélas ! un voleur ne le prenne,
À part.
Ou qu’un ami ne vienne l’emprunter.
Ensemble.
PLACIDE.
Vraiment j’accepte avec reconnaissance.
De vous, je crois, je serai satisfait ;
Pour vous prouver quelle est ma confiance,
Passons, monsieur, dans votre cabinet.
ALEXANDRE.
Monsieur accepte avec reconnaissance.
De nous je crois qu’il sera satisfait,
Je veux répondre à votre confiance :
Daignez passer jusqu’à mon cabinet.
MADAME LOCARD.
Monsieur accepte avec reconnaissance.
De nous je crois qu’il sera satisfait,
Il veut répondre à votre confiance :
Daignez passer jusqu’à son cabinet.
Alexandre et Placide entrent dans le cabinet à gauche.
Scène IX
MADAME LOCARD, seule
Ceci change la thèse, puisque l’on prête à mon fils cent mille écus pour trois ans, nous avons à présent du temps devant nous, et je ne vois pas pourquoi nous ne reviendrions pas à mademoiselle de Beaumont, pourquoi elle serait sacrifiée... On ne trouve pas tous les jours à gagner cinquante mille francs, surtout un notaire qui commence. Je sais bien que monsieur Durand m’a donné sa parole, tandis que du côté de madame de Beaumont, il n’y a encore rien de certain ; mais on peut toujours essayer. Écrivons à madame de Beaumont de venir dîner avec sa fille, ce sera, selon l’événement, ou une entrevue ou une simple politesse.
Elle se met à la table à gauche, et écrit.
Scène X
MADAME LOCARD, AUGUSTE
AUGUSTE, à part, en entrant.
Dieu ! il paraît que le dîner sera soigné, toute la cuisine est en feu. Je viens de donner douze feuilles de papier à minutes pour les côtelettes en papillotes. On a requis mon bureau pour y préparer le dessert, et le saute-ruisseau est en course chez le pâtissier.
MADAME LOCARD.
Ah ! c’est vous, monsieur Auguste ! il faut absolument me rendre un service.
AUGUSTE.
Qu’est-ce que c’est, madame ?
MADAME LOCARD.
Ce serait de porter cette lettre chez madame de Beaumont, que j’ai oublié d’inviter. J’abuse peut-être, mais je sais combien vous êtes complaisant.
AUGUSTE.
Comment donc, madame ?...
À part.
Dans tout autre moment, je ferais joliment valoir la dignité de troisième clerc, qui me défend de porter des lettres ; mais aujourd’hui, je ne tiens pas au décorum ; et puis, en rapportant la réponse, je pourrai peut-être voir Amélie.
MADAME LOCARD.
Tantôt, monsieur Auguste, je compte sur vous pour m’aider à faire les honneurs.
AUGUSTE.
Soyez tranquille, madame ; moi et mes camarades nous serons là. Donner la main aux dames, faire la partie des jeunes personnes, et des attentions pour tout le monde, c’est la consigne des clercs.
Air : Un partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)
Doublant de petits soins, de zèle,
Nous allons tous nous surpasser ;
Il est plus d’une demoiselle
Que cela peut influencer.
Mainte beauté, j’en ai la certitude,
Pourra fixer son choix sur votre fils,
En apprenant qu’il a l’étude
La plus aimable de Paris.
Il sort.
Scène XI
MADAME LOCARD, puis PLACIDE
MADAME LOCARD, à part.
Maintenant tout est préparé, et je puis compter sur madame de Beaumont.
PLACIDE, sortant du cabinet du notaire.
Nous venons de terminer, et je n’ai pas voulu partir sans vous présenter mes hommages.
MADAME LOCARD.
Êtes-vous content ?
PLACIDE.
Enchanté ! impossible de trouver un notaire plus habile ! L’acte que j’ai signé est parfait ; tout y est prévu et garanti ; nous pouvons mourir l’un après l’autre ou simultanément, sans que cela fasse la moindre des choses ; c’est un chef-d’œuvre de rédaction tranquillisante.
MADAME LOCARD.
Ainsi, vous n’avez aucune crainte pour votre argent.
PLACIDE.
Oh ! mon Dieu ! je vous le laisserai jusqu’à ce qu’il se présente un établissement pour ma fille.
MADAME LOCARD.
Vous avez donc une fille ?
PLACIDE.
Oui, une demoiselle nubile, qui ne demanderait pas mieux que de se marier. C’est sa dot que je viens de déposer entre vos mains. Quant au reste, je ne m’en mêle pas ; le mari viendra quand il voudra. Je n’ai pas envie de me mettre en course pour le chercher : on a bien assez de ses affaires.
MADAME LOCARD.
C’est une plaisanterie, vous ne devez pas manquer de prétendants.
PLACIDE.
Je n’en ai pas encore vu un seul ; il est vrai que je ne reçois jamais personne ; nous vivons, ma fille et moi, comme le solitaire du Mont-Sauvage, pas la plus petite visite.
Air : Le choix que fait tout le village. (Les Deux Edmond.)
Depuis trente ans, dans la même demeure,
Aux mêmes soins constamment attaché,
Je suis levé toujours à la même heure ;
À la même heure aussi je suis couché...
Ce sont toujours les mêmes plats que j’aime,
Je bois toujours même vin... excepté
Que la bouteille, hélas ! n’est pas la même !
Mais c’est toujours la même volupté.
Oui... la bouteille, hélas ! n’est pas la même ;
Mais c’est toujours la même volupté.
MADAME LOCARD.
Mais enfin, vous désirez marier votre fille ?
PLACIDE.
Sans doute ; mais je voudrais que cela fût fait, ou au moins n’avoir plus qu’à signer le contrat, et à donner ma bénédiction. Je crains d’être obligé de jouer un rôle actif, de périr de fatigue dans le cours des visites, ou de suffocation au milieu des embrassements.
MADAME LOCARD.
Je me mets à votre place, et je conçois vos inquiétudes ; mais il est peut-être un moyen de les faire cesser, j’ai en tête certain projet... Vous avez vu mon fils ; je ne vous en dis pas davantage ; faites-nous l’amitié de nous amener ce soir votre aimable fille. Venez, sans façon, nous n’aurons pas beaucoup de monde. À quelle heure dînez-vous ordinairement ?
PLACIDE.
À midi, et je soupe à sept heures.
MADAME LOCARD.
Eh bien ! nous retarderons le dîner d’une heure ; ce sera comme si vous soupiez, et ça ne dérangera rien à vos habitudes.
PLACIDE, à part.
En vérité, cette femme-là est charmante...
Haut.
Certainement, madame, on peut toujours accepter un bon dîner, ça n’engage à rien ; et puis d’ailleurs, je suis bon père, et si je peux, sans me déranger, faire le bonheur de ma fille...
Air du vaudeville Les Scythes et les Amazones.
Je suis par goût tranquille et sédentaire :
C’est mon système, et je m’en trouve heureux.
Combien de gens, dans leur ardeur légère,
Vont poursuivant la fortune en tous lieux !...
Quand après elle ils courent de la sorte,
En l’attendant, je fais bien mieux, je crois ;
Si le bonheur souvent frappe à ma porte,
C’est qu’il est sûr de me trouver chez moi.
Il sort.
Scène XII
MADAME LOCARD seule, puis UN DOMESTIQUE
MADAME LOCARD.
C’est à merveille ; cela vaut mieux ; voilà le beau-père qu’il nous faut : cent mille écus comptant ! mais avec un homme de ce caractère, rien n’est encore terminé ; il faut donc, en le ménageant, ne pas perdre de vue mademoiselle de Beaumont, et pour plus de sûreté, tenir toujours monsieur Durand en réserve ; alors on verra à choisir, car moi, je ne favorise personne... Qui vient là ?
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Monsieur Durand.
MADAME LOCARD.
Comment ! déjà ! à quatre heures ! ces provinciaux n’en font jamais d’autres.
LE DOMESTIQUE.
Il venait annoncer qu’il ne pouvait pas dîner avec vous.
MADAME LOCARD, à part.
Tant mieux.
LE DOMESTIQUE.
Mais il aurait voulu vous parler.
MADAME LOCARD.
J’ai quelques ordres à donner, faites attendre.
Elle rentre dans l’appartement à droite.
Scène XIII
MONSIEUR DURAND, LE DOMESTIQUE
DURAND, à la cantonade.
Ma chère Élisa, reste au salon, je te reprendrai dans l’instant.
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, madame vous prie de vouloir bien patienter un moment.
Il sort.
DURAND.
Tant qu’elle voudra, je suis si désolé de mon impolitesse !... une invitation antérieure que j’avais oubliée, et c’est bien le moins que je vienne m’excuser moi-même.
Scène XIV
DURAND, MADAME DE BEAUMONT, LE DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Madame de Beaumont.
DURAND.
Madame de Beaumont ! c’est probablement cette dame dont on me parlait tout à l’heure, et dont on a refusé l’alliance.
Ils se saluent.
Cette pauvre dame a un air triste et contrarié.
MADAME DE BEAUMONT, à part.
Comment ! il y a déjà du monde ? comme c’est désagréable ! j’espérais arriver d’assez bonne heure pour pouvoir causer avec madame Locard ; car ce projet de mariage me sourit beaucoup.
DURAND.
Madame, je vous en prie,
Lui montrant le coin du feu.
Daignez donc vous asseoir...
À part.
Je ne puis pas lui faire trop de politesses, moi qui suis cause du désagrément qu’elle éprouve.
Haut.
La maîtresse de la maison est sans doute à sa toilette.
MADAME DE BEAUMONT, s’asseyant.
J’attendrai ici qu’elle sorte, afin de lui dire quelques mots sur une affaire très importante.
DURAND, à part.
Je le crois bien.
MADAME DE BEAUMONT.
C’est pour cela que j’ai laissé ma fille dans l’autre salon.
DURAND, à part.
Sa fille, c’est bien cela.
MADAME DE BEAUMONT.
Elle y a trouvé une jeune personne charmante.
DURAND.
C’est ma nièce, madame.
MADAME DE BEAUMONT.
Je vous en fais mon compliment ; ces demoiselles sont à peu près du même âge ; deux jeunes personnes à marier.
DURAND.
Oui, madame ; mais c’est maintenant si difficile ! on a tant de peine à trouver un établissement convenable !
MADAME DE BEAUMONT, soupirant.
Vous avez bien raison !
DURAND.
Mais on aurait tort de se décourager ; parce qu’enfin, un mariage est manqué, un autre se présente.
MADAME DE BEAUMONT.
C’est justement ce qui m’arrive.
DURAND.
Quoi ! vous auriez rencontré un autre parti ? ah ! tant mieux ; j’en suis enchanté.
MADAME DE BEAUMONT, à part.
Ce monsieur est bien bon.
Scène XV
DURAND, MADAME DE BEAUMONT, PLACIDE
PLACIDE, entrant par le fond, et parlant à la cantonade.
Laissez donc, je n’ai pas besoin qu’on m’annonce. Élodie, ma fille, reste là avec ces demoiselles, je te rejoins à l’instant.
Madame de Beaumont et Durand se lèvent pour le saluer.
Ne vous dérangez donc pas, de grâce, ce serait plutôt à moi à faire les honneurs.
MADAME DE BEAUMONT et DURAND.
Monsieur est trop honnête.
PLACIDE.
Non, madame, c’est de droit dans ma position. Vous êtes, je le crois, des amis de la maison ; et je suis enchanté de faire connaissance... Où est madame Locard ? où est le jeune homme ?
MADAME DE BEAUMONT, à part, à Durand.
Il est sans façon...
À Placide.
Monsieur est un parent de madame Locard ?
PLACIDE.
Non, madame ; mais je vais être parent de son fils, parent de très près ; vous comprenez ?
DURAND.
Que voulez-vous dire ?
PLACIDE.
Il n’y a pas deux heures que c’est arrangé, et j’en parle à tout le monde ; parce que cela me convient tellement, un mariage impromptu qui ne donne pas de peine, et qui va tout seul.
MADAME DE BEAUMONT.
Qu’est-ce que cela signifie ?
PLACIDE.
Que ma fille Élodie, qui est venue avec moi, est enfin pourvue ; elle épouse le fils de madame Locard.
DURAND.
Il se pourrait !
PLACIDE.
C’est convenu ; et depuis ce moment, il me semble que j’ai un poids de moins sur l’estomac ; ça dégage mon existence.
DURAND, souriant.
J’en suis désolé pour vous ; mais vous êtes sans doute dans l’erreur.
MADAME DE BEAUMONT.
Oui, monsieur.
DURAND.
Car le fils de madame Locard épouse ma nièce Élisa, qui est là au salon.
MADAME DE BEAUMONT.
Comment, messieurs ? il est bien singulier...
Air : Je reconnais ce militaire.
C’est moi, messieurs, que l’on préfère.
PLACIDE.
C’est à moi que l’on a promis.
DURAND.
J’ai la parole de la mère.
Ensemble.
DURAND.
Ma nièce épousera son fils.
PLACIDE et MADAME DE BEAUMONT.
Ma fille épousera son fils.
DURAND.
Quelle que soit pour l’hyménée
Sa bonne volonté... je crois
Qu’il ne peut, dans cette journée,
En épouser trois à la fois.
Ensemble.
DURAND.
Mais quel peut être ce mystère ?
C’est à moi que l’on a promis :
J’ai la parole de la mère.
Ma nièce épousera son fils.
PLACIDE et MADAME DE BEAUMONT.
Mais quel peut être ce mystère ?
C’est à moi que l’on a promis :
J’ai la parole de la mère.
Ma fille épousera son fils.
MADAME DE BEAUMONT.
Voici justement monsieur Alexandre qui va terminer la discussion.
PLACIDE, à part.
Là ! voilà ce que je craignais : des imbroglio, des embarras. D’abord, s’il y a de la concurrence, je n’en suis plus.
Scène XVI
DURAND, MADAME DE BEAUMONT, PLACIDE, ALEXANDRE
ALEXANDRE.
Comment, madame et messieurs, vous restez ici, lorsque tout le monde vous attend au salon.
À Durand.
C’est à monsieur Durand que j’ai l’honneur de parler ?
DURAND.
Oui, monsieur ; mais un mot d’explication. Voici madame de Beaumont, à qui madame votre mère a donné parole pour votre mariage.
ALEXANDRE, à part.
Ma mère y serait revenue ; ah ! tant mieux !
DURAND.
Voici...
PLACIDE.
Monsieur Placide, de Fontainebleau.
DURAND.
Qui prétend aussi avoir une promesse.
ALEXANDRE, à part.
Dieu ! le client de cent mille écus !
DURAND.
Nous voulons savoir quel est celui de nous dont on se joue. Êtes-vous mon neveu ?
MADAME DE BEAUMONT.
Êtes-vous mon gendre ?
PLACIDE.
Êtes-vous mon beau-fils ? oui ou non.
DURAND, MADAME DE BEAUMONT et PLACIDE, le pressant vivement.
Allons, monsieur, expliquez-vous.
ALEXANDRE, à part.
Et ma mère qui ne me prévient pas !
Haut.
Certainement, madame, certainement, messieurs, c’est trop de bonheur ; je dis trop de bonheur à la fois ; car vous devez bien penser qu’individuellement... Mais ma position me commande des ménagements que vous saurez apprécier... Je suis certain qu’à ma place, vous ne répondriez pas autrement que moi à l’honneur que vous voulez me faire.
DURAND.
Quel amphigouri !
MADAME DE BEAUMONT.
On ne vous demande pas de faire ici des phrases et de l’esprit.
PLACIDE.
Donnez-nous tout bonnement du style de notaire : oui ou non.
ALEXANDRE, à part.
J’en ferai une maladie... Heureusement, voici ma mère qui vient à mon secours.
Allant à elle.
Arrivez, madame.
Bas.
Tout est perdu.
Scène XVII
DURAND, MADAME DE BEAUMONT, PLACIDE, ALEXANDRE, MADAME LOCARD
MADAME LOCARD.
Mille pardons, messieurs, de vous avoir fait attendre...
À madame de Beaumont.
C’est bien aimable à vous d’être venue ; je n’osais y compter. Vous avez reçu mes deux lettres ?
MADAME DE BEAUMONT.
Je n’en ai reçu qu’une.
MADAME LOCARD.
Celle qui vous invite à dîner ? c’est le principal, puisque cela me procure le plaisir de vous voir ; mais, dans l’autre, qui était de deux ou trois pages, et que probablement vous recevrez ce soir, j’entrais dans des explications et des arrangements qui nous sont particuliers, et qui ennuieraient beaucoup ces messieurs. D’ailleurs, madame, tout à l’heure, au salon, nous en causerons, et deux mots nous mettront bientôt d’accord.
DURAND.
À la bonne heure !... mais nous aussi, nous aurions encore quelques renseignements à vous demander.
PLACIDE.
Oui, madame, des instructions et documents.
MADAME LOCARD.
Vraiment ; vous me dites cela d’un air bien sérieux. Tant mieux ; j’aime beaucoup les graves conférences, et quand vous voudrez...
À son fils.
Mais que faites-vous donc là, Alexandre ? y pensez-vous ! Donnez la main à madame, et conduisez-la au salon, où je la rejoins dans l’instant.
ALEXANDRE.
Oui, ma mère.
À part.
Il paraît décidément que c’est celle-là qu’on préfère.
Il sort avec madame de Beaumont.
Scène XVIII
PLACIDE, MADAME LOCARD, DURAND
MADAME LOCARD.
J’étais là dans une position très fausse et très désagréable,
À Durand.
C’est cette dame dont je vous parlais ce matin. Forcée de refuser son alliance, je lui ai écrit la lettre la plus aimable, la plus polie, la suppliant de ne pas m’en vouloir ; et pour me le prouver, de venir aujourd’hui, sans façon et en amie, dîner avec nous ; elle n’a pas encore reçu ma lettre. Nous avons des domestiques et des clercs si négligents !... de sorte que, tout à l’heure, il faudra lui dire de vive voix... Mais voyons, messieurs, ce que vous avez à me demander.
DURAND.
Voici madame de Beaumont hors de cause. C’est très bien.
PLACIDE.
Mais ça ne suffit pas.
MADAME LOCARD, d’un air étonné.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
DURAND.
Ne m’avez-vous pas proposé pour ma nièce la main de votre fils ?
MADAME LOCARD.
C’est vrai.
PLACIDE.
Ne m’avez-vous pas donné votre parole pour ma fille ?
MADAME LOCARD.
J’en conviens.
DURAND.
Eh bien ! madame, comment arrangez-vous cela, s’il vous plaît ?
MADAME LOCARD.
De la manière la plus simple, et un mot va vous répondre. J’ai deux fils : l’un est notaire, et l’autre, agent de change.
DURAND et PLACIDE.
Que dites-vous ?
MADAME LOCARD.
Il m’est permis, je pense, de m’occuper en même temps de leur avenir et de leur établissement.
À Durand.
Vous savez quelles sont nos conventions,
À Placide.
quels sont nos arrangements ; tout est convenu avec chacun de vous ; ainsi, je vous en prie, que ce soir il ne soit plus question d’affaires.
Montrant Durand.
Monsieur nous quitte à l’instant même, et malheureusement il ne peut dîner avec nous ; mais demain, de grand matin, nous en causerons.
À placide.
Si monsieur veuf me faire le plaisir de passer chez moi à dix heures,
À Durand.
et monsieur à midi, nous terminerons tout.
DURAND et PLACIDE,
À la bonne heure.
MADAME LOCARD.
Aujourd’hui ne pensons qu’à notre dîner et à notre soirée. J’espère que vous ne m’en voulez pas, vous n’êtes plus ennemis.
PLACIDE.
Comment donc ! puisque nos enfants vont entrer dans la même famille.
DURAND.
Puisque nous allons être alliés.
PLACIDE.
Je vous demande votre amitié.
DURAND.
Moi, la vôtre.
PLACIDE.
De tout mon cœur.
Ils se donnent une poignée de main.
DURAND.
Adieu, madame ; je m’en vais faire avancer une voiture, et reprendre ma nièce au salon.
Durand sort par la porte à gauche, et Placide va s’asseoir auprès de la cheminée.
Scène XIX
MADAME LOCARD, PLACIDE, assis auprès de la cheminée, AUGUSTE, entrant par le fond
AUGUSTE, accourant, bas à madame Locard.
Eh ! venez donc, madame ; votre fils m’envoie vous chercher, car il perd la tête.
MADAME LOCARD.
Qu’y a-t-il donc ?
AUGUSTE.
Il est au milieu de quatre ou cinq demoiselles dont il ignore le nom ; et comme vous ne lui avez rien dit, il ne sait pas encore définitivement...
MADAME LOCARD.
Air du vaudeville du Piège.
N’est-il pas aimable et galant ?
AUGUSTE.
Il s’en fait vraiment une étude.
MADAME LOCARD.
Alors, d’où provient son tourment ?
AUGUSTE.
Il flotte dans l’incertitude.
Son cœur, plein de vagues désirs,
Ne sait où fixer sa tendresse ;
Et dans l’envoi de ses soupirs.
Il craint de se tromper d’adresse.
MADAME LOCARD, à part.
Allons veiller sur lui...
Haut.
Auguste, voulez-vous avoir la bonté d’écrire les cartes pour le dîner ?
AUGUSTE, allant s’asseoir auprès de la table.
C’est juste, ça rentre dans les fonctions de troisième clerc ; c’est comme pour découper à table.
MADAME LOCARD, à part.
Grâce au ciel, tout est réparé, je puis maintenant choisir.
À Auguste.
Vous mettrez à table monsieur Placide à côté de moi.
À part, regardant Placide.
Demain, à dix heures, tout sera signé ; et je pourrai alors rompre avec monsieur Durand,
À Placide, qui est toujours auprès de la cheminée.
Vous venez, n’est-il pas vrai ?
PLACIDE.
Oui, madame, je vous suis : je vais seulement, me chauffer les pieds, parce que, dans le salon, à cause des dames, on ne peut pas approcher de la cheminée.
Madame Locard sort par le fond.
Scène XX
PLACIDE, à droite auprès de la cheminée, se chauffant les pieds, AUGUSTE, à gauche à la table, écrivant, DURAND, sortant de la porte à gauche, qui est celle de l’étude
DURAND.
Est-il gentil, ce petit clerc, leste, ingambe ! il s’est empressé d’aller me chercher une voiture. Je crois bien, comme il disait, qu’il n’aura pas de peine à l’attraper à la course.
AUGUSTE.
C’est vous, monsieur Durand ? est-ce que vous ne dînez pas ici ? j’avais déjà écrit votre nom.
DURAND.
Non, je vais prendre ma nièce au salon pour partir avec elle. La voiture m’attend.
AUGUSTE.
Tant pis ; j’aurais bien voulu vous parler d’une affaire d’où dépend mon bonheur.
DURAND.
Ton bonheur ! Parle, mon ami ; ma nièce attendra, et le dîner aussi.
AUGUSTE.
Vous êtes mon bienfaiteur, je puis tout vous dire. Apprenez que j’étais amoureux ; oh ! mais amoureux à en perdre le boire et le manger ; et, pour un clerc, ce sont les symptômes les plus forts ; de plus, j’étais sans espérance ; mais à présent c’est changé.
DURAND.
Vraiment ! ce pauvre garçon !
AUGUSTE.
Ça va dépendre du mariage de monsieur Alexandre, mon notaire. S’il s’établit, le mien est certain.
DURAND.
N’est-ce que cela ? réjouis-toi, j’ai de bonnes nouvelles à l’apprendre.
PLACIDE, quittant la cheminée et s’approchant.
Oui, sans doute, mon petit garçon.
DURAND.
Apprends qu’il épouse Élisa, ma nièce.
AUGUSTE.
Comment, il se pourrait !
PLACIDE.
Eh non ! il épouse ma fille Élodie.
DURAND.
Non, monsieur, vous confondez ; Alexandre est le notaire, c’est mon neveu ; votre gendre, c’est l’agent de change.
PLACIDE.
Moi ! avoir pour gendre un agent de change ! Eh bien oui ! je ne suis pas assez brave pour cela.
DURAND.
Est-ce que vous n’êtes pas convenu avec madame Locard ?...
PLACIDE.
Non pas ; c’est vous.
DURAND.
C’est vous-même... Je suis commerçant, et je crains les jeux de Bourse.
PLACIDE.
Moi, monsieur, je suis capitaliste, et je crains tout.
DURAND.
Il y a donc quelque erreur ?
AUGUSTE.
N’importe ! ce que je vois de certain, c’est que votre nièce doit épouser un des fils de madame Locard ; et vous a-t-on prévenu ?...
DURAND.
Que dis-tu ? est-ce que tu saurais quelque chose ?
AUGUSTE, se reprenant.
Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce que je dis ?... et mon mariage qui en dépend !
DURAND.
Parle ; je veux tout savoir ; j’exige de toi la vérité.
AUGUSTE.
Oui, oui ; vous avez raison : je ne dois pas souffrir que mon bienfaiteur...
PLACIDE.
Oui, jeune homme, rendez ce service à deux pères de famille.
AUGUSTE.
Air : Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)
Qui ? moi ! monsieur, je n’ai rien à vous dire.
PLACIDE, à part.
Son air contraint m’inspire un juste effroi.
AUGUSTE, à Durand.
Venez, monsieur, je m’en vais vous instruire ;
L’honneur le veut, tout est fini pour moi.
De mon hymen j’avais la certitude ;
Je vois qu’il faut y renoncer, hélas !
Et je m’en vais, quel malheur pour l’étude !
Du même coup déchirer deux contrats. (Bis.)
Ensemble.
AUGUSTE.
Et je m’en vais, quel malheur pour l’étude !
Du même coup déchirer deux contrats ! (Bis.)
DURAND.
De tout prévoir j’eus toujours l’habitude :
Soyons prudent, et ne nous pressons pas. (Bis.)
PLACIDE.
Moi, de trembler j’eus toujours l’habitude :
Fuyons l’abîme entrouvert sous mes pas. (Bis.)
Durand et Auguste sortent.
Scène XXI
PLACIDE, seul
Qu’est-ce que cela signifie ? il emmène ce monsieur, et il ne veut rien me dire. Parbleu ! c’est clair, cela dit tout : le notaire n’a point de bonnes affaires, et l’agent de change en a de mauvaises ; dans quel guêpier je m’étais fourré ! Moi ! l’homme du repos et de la retraite ; compromettre mes capitaux, ma fille, et ma tranquillité !... Il faut à tout prix sortir de cette position téméraire.
Scène XXII
PLACIDE, MADAME LOCARD
MADAME LOCARD, à part.
Pour ne rien risquer, j’ai agi franchement, et je viens de rompre avec madame de Beaumont, c’est plus sûr.
Haut.
Eh bien ! monsieur Placide, vous ne venez pas ? votre fille, votre aimable Élodie est inquiète de vous.
PLACIDE.
Ah ! elle est inquiète ! elle n’est pas la seule ! Apprenez, madame, que tantôt il y a eu ici amphibologie, et que je n’ai jamais entendu que ma fille épousât un agent de change.
MADAME LOCARD.
Mais c’est d’accord, c’est arrêté entre nous ; vous aurez pour gendre mon fils le notaire ; j’ai votre parole, vous avez la mienne ; et demain matin à dix heures, tout sera terminé.
PLACIDE.
Terminé, non pas ; c’est impossible : à présent, j’ai des motifs.
MADAME LOCARD.
Et lesquels ?
PLACIDE.
Lesquels ? c’est-à-dire, pour des motifs, je n’en ai pas ; mais j’ai appris...
MADAME LOCARD, à part.
Il se pourrait !
Haut.
Parlez, monsieur, que vous a-t-on appris ?
PLACIDE.
On m’a appris... c’est-à-dire, madame... on ne m’a rien appris, et voilà ce qui me détermine...
MADAME LOCARD.
Je vous comprends. Mais on n’en vient point à une rupture pareille sans des raisons majeures, et vous parlerez... vous m’expliquerez...
PLACIDE.
Du tout ; je ne parlerai pas, je ne dirai rien, et je n’ajouterai pas un mot de plus. C’est une affaire de confiance ; je suis le maître de ne plus en avoir, si ça m’arrange.
MADAME LOCARD.
Il suffit, monsieur ; qu’il n’en soit plus question. On ne prétend pas vous contraindre, et vous pouvez rentrer au salon.
PLACIDE, à part, en s’en allant.
Je perds un gendre, c’est vrai ; mais je sauve mes capitaux.
Il sort par le fond.
Scène XXIII
MADAME LOCARD, puis DURAND et AUGUSTE
MADAME LOCARD.
Je le disais bien, qu’avec un homme de ce caractère, on ne pouvait compter sur rien, et j’ai bien fait de ménager monsieur Durand...
L’apercevant au moment où il sort de l’étude.
Quoi ! monsieur, vous voilà ? vous n’êtes pas encore parti ?
DURAND.
Non, madame ; je venais prendre congé de vous, et vous prier de ne pas m’attendre demain à midi.
MADAME LOCARD.
Et pour quelles raisons ?
DURAND.
C’est que je suis forcé de retirer ma parole ; non pas que votre fils ne soit un excellent sujet, et que son étude ne soit très bonne ; mais enfin, il en doit une partie.
MADAME LOCARD.
Je ne vous l’avais point laissé ignorer ; d’ailleurs, mon fils est cautionné par son frère l’agent de change.
DURAND.
D’accord ; mais on prétend que l’agent de change est également cautionné par son frère le notaire ; et c’est cette double sûreté qui m’inspire, pour la dot de ma nièce, des craintes, sans doute mal fondées.
MADAME LOCARD.
C’en est assez, monsieur, et je devine de qui vous tenez ces renseignements.
AUGUSTE.
C’est de moi, madame.
Air d’Aristippe.
Avec tout autre il eût fallu, je pense,
Me taire ici... mais près d’un bienfaiteur
J’étais forcé de rompre le silence ;
Par là je perds tout espoir de bonheur.
Je me souviens des lois que l’on m’a faites ;
Un seul espoir était, je le sens bien,
Mon seul trésor... et, pour payer mes dettes,
Sans hésiter, j’ai donné tout mon bien.
DURAND, à Auguste.
Non, mon ami, il n’en sera pas ainsi, madame est trop juste pour te punir d’une confidence que tu me devais. Je ne lui ferai point observer que, voulant établir son fils, il est peut-être de son intérêt de ne point laisser ébruiter cette affaire. Ce serait un moyen indigne de nous ; mais elle comprendra sans peine qu’un jeune notaire ne doit éloigner aucune clientèle, que la mienne et celle de mes amis peuvent être utiles à monsieur Alexandre.
Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)
Oui, votre fils parviendra, je parie,
S’il veut goûter mes conseils, et s’il croit
Que le travail, le temps, l’économie,
Sont, pour payer les charges que l’on doit,
Le vrai moyen, le plus sûr, le plus droit ;
Mais, par un hymen mercenaire,
En se vendant, quand on croit acquitter
Un riche emploi, trop cher à supporter,
On perd l’estime, à mes yeux bien plus chère,
Car on ne peut jamais la racheter.
MADAME LOCARD.
Vous ne pouvez pas douter, monsieur, du prix que nous attachons à votre amitié, et si, pour la conserver, il ne faut que consentir au mariage de ma filleule...
AUGUSTE.
Il se pourrait !...
MADAME LOCARD.
Aussi bien, tant que cette petite fille sera ici, mon fils ne voudra jamais se prêter à mes projets ; mais je vous préviens qu’elle n’a point de fortune.
DURAND.
Qu’à cela ne tienne, je les emmène avec moi ; et je donne à Auguste une place de quatre mille francs dans mon commerce.
À Auguste.
Acceptes-tu ?
AUGUSTE.
Que je suis heureux !
MADAME LOCARD.
Quoi ! vous renoncez à votre état, vous qui pouviez un jour devenir notaire ?
AUGUSTE.
Oui, comme tant d’autres, notaire à crédit, pour me marier par spéculation, et acheter ma charge aux dépens de mon bonheur ! non, non ; j’aime mieux donner ma démission de troisième clerc.
Scène XXIV
MADAME LOCARD, DURAND, AUGUSTE, MADAME DE BEAUMONT, PLACIDE, TROIS JEUNES DEMOISELLES, LE RESTE DE LA SOCIÉTÉ, DEUX DOMESTIQUES
LE CHŒUR.
Air de la contredanse du Bal champêtre.
En fidèle convié.
Chez vous j’accours au plus vite,
Surtout lorsque nous invite
Le plaisir ou l’amitié.
ALEXANDRE.
Eh bien ! ma mère, est-ce qu’on ne se met pas à table ?
MADAME LOCARD.
Si vraiment... nous n’attendons plus personne.
ALEXANDRE, bas.
Est-ce toujours à la demoiselle en bleu que je dois donner la main ?
MADAME LOCARD, de même.
Eh ! non...
ALEXANDRE, de même.
C’est donc à la petite en rose ?
MADAME LOCARD, de même.
Encore moins.
ALEXANDRE, de même.
Alors, je comprends... c’est à la troisième.
MADAME LOCARD, de même.
À aucune.
ALEXANDRE.
Comment ça se fait-il ?... je n’épouse plus personne ?
MADAME LOCARD.
Non, pour le moment... à cause de votre insouciance, à cause de votre amour pour Amélie... mais j’y ai mis bon ordre...
À un domestique.
Faites servir, car tout le monde nous reste...
À Placide et à madame de Beaumont.
Tous les jours on ne se marie pas, et l’on dîne ensemble.
PLACIDE.
Je suis forcé de vous quitter... car on vient de me faire demander en bas... monsieur Badoulard, un de mes compatriotes.
MADAME LOCARD.
Quoi ! monsieur Badoulard de Fontainebleau !... je le connais beaucoup... un petit bossu...
PLACIDE.
Qui n’est pas malheureux ; car sa fille Aspasie, qui est tout son portrait, vient d’hériter de quatre cent mille francs.
MADAME LOCARD.
Et c’est pour lui que vous nous quittez !... Non pas, je vous garde, ainsi que votre ami...
À l’autre domestique.
Dites à monsieur Badoulard que nous l’attendons... que son couvert est mis, et qu’il faut qu’il dine avec nous...
À Alexandre.
Changez les cartes, et mettez monsieur Badoulard à côté de moi.
ALEXANDRE, bas.
Quoi ! ma mère, vous auriez des idées ?...
MADAME LOCARD, de même.
Taisez-vous !
ALEXANDRE, de même.
Me faire épouser une bossue !
MADAME LOCARD, de même.
Et votre charge à payer ?
LE DOMESTIQUE.
Madame est servie...
TOUS.
Même air.
En fidèle convié
Chez vous j’accours au plus vite,
Surtout lorsque nous invite
Le plaisir ou l’amitié.
AUGUSTE, au public.
Air de Thémire.
D’un notaire de confiance
Si quelqu’un n’était pas pourvu,
Voici le nôtre... il a, je pense,
Grand besoin d’être soutenu :
En attendant que quelque belle
Veuille avec lui se marier,
Donnez-lui votre clientèle,
Car il a sa charge à payer.
TOUS.
Sa charge est encore à payer.