Le Jaloux (Michel BARON)
Comédie en cinq actes, en vers.
Représentée, pour la première fois, le 17 décembre 1687.
Personnages
MONCADE, (Le Jaloux), Amant de Mariane
DAMIS, Ami de Moncade
LE MARQUIS, Amant de la Comtesse
PASQUIN, Valet de Moncade
JASMIN, Valet de Moncade
BASQUE, Laquais du Frère de Julie
JULIE, Mère de Mariane
MARIANE, Fille de Julie, Amante de Moncade
LA COMTESSE, Amante, de Moncade
LÉONOR, sous le nom de Clitandre, Sœur de Moncade
MARTON, Suivante de Julie
La Scène est à Paris, dans une Salle de La maison de Julie.
ACTE I
Scène première
PASQUIN, tenant un flambeau
Ma foi, sur l’escalier, on gèle franchement,
Ici, j’enragerai du moins plus chaudement.
Que de cuisants chagrins en servant on essuie !
Moncade ne vient point ! morbleu que je m’ennuie !
Je suis depuis dix ans, (le fatiguant métier !)
Ou devant une porte, ou sur un escalier,
Ou derrière un carrosse, assez mal à mon aise,
Ou marchant à grands pas à côté d’une chaise,
La nuit comme le jour presque toujours debout,
Buvant et mangeant peu, quelquefois point du tout :
Et pour surcroit d’ennuis, Moncade, mon cher Maître
Est devenu si fou, que dans Paris peut-être,
Que dis-je dans Paris ? d’ici jusqu’au Pérou,
On trouverait à peine encore un pareil fou.
Amour, cruel Amour, que tu fais de ravage !
Ce jeune homme autrefois si modéré, si sage,
Modeste en son maintien, charte dans ses discours,
Dans le bien, dans l’honneur, coulant de si beaux jours,
Libéral, complaisant, civil, affable, honnête,
Ne parle maintenant que de casser la tête.
Furieux, sans raison, il cherehe à tout propos
À me rompre les bras, à me briser les os,
Il fait en cent façons nous varier la chose.
Amour, cruel Amour, quelle métamorphose !
Du logis jusqu’ici, d’ici jusques chez nous,
Quand on nous voit passer, l’un dit, c’est ce jaloux ?
L’autre dit, prenant part à mon sort déplorable,
Voilà Pasquin, voilà ce pauvre misérable.
Les plaisants du quartier ne s’en tiennent pas là.
J’espère quelque jour qu’on nous chansonnera.
Mon Maître alors... C’est lui, je l’entends, comme il crie !
MONCADE, dans l’appartement de Julie, dit.
Me vous emportez point, Madame, je vous prie :
Vous ne me reverrez jamais.
PASQUIN.
Ah, le bourreau.
Vite, vite, Pasquin, allume ton flambeau.
Il va allumer son flambeau à des bougies qui sont sur une table.
Scène II
PASQUIN, MONCADE
MONCADE se tourne vers l’appartement.
Il fallait entre nous une affaire éclatante
Pour vous déterminer ; ah ! vous voilà contente.
Que fais-tu là, maraud ?
PASQUIN.
Monsieur, je vous attends.
MONCADE le jette par terre d’un coup de pied.
Apprends, pour me répondre, à prendre mieux ton temps.
PASQUIN, en se relevant.
Cet homme n’est-il pas d’un aimable commerce ?
Je crois que jour et nuit quelque diable le berce.
MONCADE.
N’ayez plus désormais nulle appréhension,
J’en jure, je tiendrai ma résolution.
Pouvais-je rue flatter d’une autre récompense ?
PASQUIN.
C’est la suite ou la fin de quelque impertinence.
MONCADE.
Hem ? plaît-il ? parles-tu ?
PASQUIN.
Je ne suis pas si sot.
MONCADE.
Je te romprai les bras si tu dis un seul mot.
PASQUIN.
Ce prélude fait voir que je n’en suis pas quitte.
MONCADE.
Ne puis-je au moins cacher le trouble qui m’agite ?
Pour ce Marquis, vantez son honneur, son crédit,
Gardez-le, j’y consens, je vous l’ai déjà dit ;
Mariane est déjà l’objet de sa tendresse.
En sortant, il parlait sans doute à la Comtesse.
Que disait-il ? Hé bien ? tu n’as rien entendu ?
Il parloir bas ? Plaît-il ? Quoi ? Tu ne l’as pas vu ?
Tu te moques de moi ?
Il donne un soufflet à Pasquin.
PASQUIN.
Comment faut-il donc faire ?
Si je parle, on me bat, et quand je me veux taire,
Également battu...
MONCADE, mettant l’épée à la main.
Tu raisonnes, coquin ?
PASQUIN.
Je suis mort.
Scène III
MONCADE, PASQUIN, DAMIS
DAMIS.
Est-ce vous ? Quoi ? ripée à la main ?
Et chez Julie ! ah Ciel ! où pensez-vous donc être ?
De vos transports-jamais ne serez vous le maître ?
Suivrez-vous en aveugle et sans réflexion
Le bouillant mouvement de votre passion ?
De tant d’égarements, n’avez-vous point de honte ?
Ah ! que de mes conseils vous faites peu de compte.
Je m’y prends cependant de toutes les façons.
MONCADE.
Que vous me fatiguez, et vous et vos leçons.
DAMIS.
Je n’en suis point surpris : un ami franc, sincère,
Rarement trouve l’art de reprendre et de plaire ;
Et si ce que j’ai dit vous répugne, entre nous,
Ne m’en accusez point, n’en accusez que vous.
Quel désordre effroyable ! est-ce ainsi qu’on en use !
À vos égarements je ne vois plus d’excuse.
Vous m’entendrez toujours parler à cœur ouvert.
Quel injuste soupçon vous aveugle et vous perd ?
De quel droit venez-vous troubler une famille ?
Outrager tour-à-tour une Mère, une Fille,
Dont on doit respecter le mérite et le nom ?
Pensez-vous là-dessus que l’on se taise ? Non.
On vous fronde partout, partout on vous accable.
Vous êtes de Paris la risée et la fable ;
Et l’on vous y connaît sous le titre odieux
De l’homme le plus fou qui soit dessous les Cieux.
Prendre votre parti, c’est chose difficile,
Il faudrait s’égorger avec toute la Ville ;
Et je ne puis enfin aller, seul contre tous
Défendre obstinée ce que je blâme en vous.
En mauvais courtisan, je n’ai point l’artifice
De noircir les vertus, et de farder le vice.
Vous ne me verrez point sous de fausses couleurs,
Aider, prêter la main à toutes vos erreurs ;
Et s’il faut, pour avoir le bonheur de vous plaire,
D’un lâche adulateur prendre le caractère,
Plutôt que de trahir mon cœur et mon devoir,
J’aime mieux mille fois renoncer à vous voir.
MONCADE, ne l’ayant point écouté.
Ah, Damis, vous voilà ! je vous croyais encore
Près de ce rare objet que ce Marquis adore ;
Il est jeune, galant, les genoux bien tournés :
Avez-vous remarqué la mouche au coin du nez ?
Cette taille, cet air gracieux, tout aimable,
C’est un franc Petit-Maître, au moins, un agréable ;
Et surtout plein d’esprit ; on ne pouvoir pas mieux,
Au défaut de la voix, faire parler les yeux.
Mariane, autrefois si modeste, si sage,
Fera sous un tel Maître un digne apprentissage.
DAMIS.
C’est la première fois qu’il vient ici ; pour moi,
Je ne vous comprends pas, et j’ignore sur quoi...
MONCADE.
C’est la première fois, qui vous dit le contraire ?
Hé, voilà jugement ce qui me désespère.
DAMIS.
Mais encor, qu’a-t-il fait qui vous trouble si fort ?
MONCADE.
Ce qu’il a fait ? Ah Ciel ! non, non, Monsieur, j’ai tort.
DAMIS.
Ne puis-je prendre parti ce qui vous afflige ?
Je serai le premier...
MONCADE.
Hé, laissez-moi, vous dis-je,
Cette Comtesse encor ne l’instruira pas mal.
DAMIS.
Dans la Comtesse aussi trouvez-vous un rival ?
Et pour l’amour de vous, faudra-t-il que Julie
Inconsidérément rompe avec son amie ?
MONCADE.
Qui ? moi, je ne veux rien.
DAMIS.
Chacun peut à son gré
Refuser, recevoir...
MONCADE.
Comme il était poudré !
Quatre doigts sur le dos.
DAMIS.
Êtes-vous raisonnable ?
MONCADE.
C’est-là ce qu’on appelle un homme incomparable.
DAMIS.
Ah ! vous extravaguez.
MONCADE.
Il avait des odeurs.
DAMIS.
Qui vous auront causé de funestes vapeurs,
Ces injustes soupçons où votre cœur s’arrête...
MONCADE.
Oh, Monsieur, pour le coup, vous me rompez la tête,
Je vous l’ai dit cent fois, et je ne sais pas où...
DAMIS.
Moi, je vous dis encor que vous êtes un fou.
Laissez-là ce Marquis ; dans une telle affaire,
Le plus expédient pour vous, c’est de vous taire.
Scène IV
MONCADE, DAMIS, PASQUIN, MARTON
MARTON.
Ah bon dieu ! qu’est ceci ? quel trouble ! quel fracas !
Je vois pleurer en haut, et quereller en bas !
Ne verrons-nous jamais la fin de nos alarmes ?
Ne vous lassez-vous point de voir couler nos larmes.
MONCADE.
Tiens, Marton, que la terre abîme sous mes pas...
MARTON.
Ne me retenez point, ou bien n’achevez pas.
MONCADE.
Qu’un gouffre...
MARTON.
Laissez-moi, je ne veux pas vous suivre ?
MONCADE.
À tes yeux à l’instant que je celle de vivre.
MARTON.
Vous ne vous tairez point ?
MONCADE.
Que l’enfer, les démons...
MARTON.
En eussiez-vous déjà mille sur vos talons.
MONCADE.
Oui, je veux...
MARTON.
Oh paix donc, ou devenez plus sage.
DAMIS.
Un insensé peut-il en dire davantage ?
MONCADE.
Ah ! loin de m’outrager, Damis, mon cher Damis,
Plaignez-moi, prenez part à l’état où je suis.
DAMIS.
Hé bien, soit, je vous plains ; ça dites-moi de grâce,
Ce que dans tout ceci vous voulez que je fasse.
Que dirai-je à Julie ? et pour vous excuser,
À son ressentiment que pourrai-je opposer ?
J’ignore contre vous ce qui la courroucée,
Mais quoi ! certainement vous l’avez offensée ;
Et l’indigne sujet d’un si juste courroux,
C’est ce qu’absolument il faut savoir de vous.
C’est ce secret enfin, que la Fille et la Mère
Veulent obstinément me cacher et me taire.
MONCADE.
Oui, je vous avouerai la chose ingénument,
Mais, à me soulager, songez premièrement ;
Apprenez-moi, Damis, il y va de ma vie,
Si je puis me montrer encor devant Julie.
Mariane a sujet de se plaindre de moi,
Je ne fais, je le sens, et trop tard je le vois,
Me sera-t-il permis de leur faire connaître
Le juste repentir que mon crime a fait naître ?
Quand je vous ai laissé dans leur appartement,
Que vous ont-elles dit ? parlez-moi franchement.
DAMIS.
Je n’en ai pu tirer une seule parole,
Hélas ! tout les afflige, et rien ne les console ;
Et tout ce que j’ai dit, pour les faire parler,
Les aigrit ; je ne puis vous le dissimuler.
MONCADE.
Et toi, mon cher enfant, toi seule en qui j’espère,
Qu’as-tu dit, qu’as-tu fait, pour calmer leur colère ?
MARTON.
Incontinent après que Monsieur est sorti,
Je n’ai point hésité, j’ai pris votre parti,
De ce désordre affreux sans pénétrer la cause,
Sans savoir ni pourquoi, ni comment est la chose,
J’ai dit que vous étiez un fou, mais des plus fous ;
Qu’il ne fallait attendre autre chose de vous,
Que soupçons, que transports, qu’extravagance outrée ;
Que des plus noirs poisons votre âme pénétrée
Répandait son venin à toute heure, en tous lieux,
Et que de s’en moquer c’était toujours le mieux.
C’est ce qu’adroitement je leur ai fait entendre.
MONCADE.
Ah ! ce discours, Marton, est facile à comprendre.
Je ne l’entends que trop, je le conçois. Hé bien !
Qu’ont-elles répondu, dis-le moi vite.
MARTON.
Rien.
En vain j’ai prodigué toute mon éloquence,
Je n’ai pu les forcer à rompre le silence.
De leur accablement n’ayant plus de témoin,
L’une et l’autre ont été se fourrer dans un coin.
C’est-là, qu’à leurs soupirs donnant libre carrière,
Les sanglots sont sortis de la belle manière.
J’ai cru que je devais partager leurs douleurs,
Et joindre mes soupirs, mes larmes à leurs pleurs.
Pour lors, j’ai soupiré sans en avoir envie,
Et crois n’avoir jamais tant pleuré de ma vie.
MONCADE.
Quel supplice pour moi, que ce silence affreux ?
Ah ! de tous les tourments, c est le plus rigoureux.
Voilà, voilà le fruit de ma jalouse rage.
Pour me faire abhorrer, j’ai tout mis en usage.
Que j’ai bien réussi ! C’est trop, mon cher Damis,
Je ne mérite pas d’être de vos amis ;
Ne prenez plus de part à mon malheur extrême.
Fuyez un furieux, qui se poursuit lui-même.
Qui semble n’avoir eu jamais d’autre dessein
Que de se rendre à charge à tout le genre humain.
DAMIS.
Quelle folie, ô Ciel, est égale à la vôtre ?
Quoi ! d’une extrémité, vous tombez dans une autre ?
MONCADE.
Je ne me connais plus, Se ne fais si je vis.
MARTON.
Allons, que la raison remette vos esprits ;
Et ne savez-vous pas sans que je vous le dise,
Que ce n’est pas ici la première sottise
Que l’on ait pardonnée à vos transports jaloux ?
L’amour plus d’une fois a travaillé pour vous.
Il fait quand il lui plaît déguiser une offense.
MONCADE.
De mon pardon, je veux une entière assurance,
Oui, je le veux, Marton, dans ce même moment
Et je retourne exprès dans leur appartement
Me jeter à leurs pieds, et dans la même place
Me tuer à leurs yeux, si je n’obtiens ma grâce.
Il s’en va dans l’appartement de Julie.
Scène V
DAMIS, MARTON, PASQUIN
MARTON.
Monsieur...
DAMIS.
Gardez-vous bien, Marton, de l’arrêter.
MARTON.
Mais, quoi ?...
DAMIS.
Nous n’avons rien de mieux à souhaiter.
MARTON.
Madame, par le bras, va le mettre à la porte.
N’en doutez nullement, vous verrez...
DAMIS.
Il n’importe.
Son repentir du moins à leurs yeux paraîtra.
Mais, d’où peut provenir tout ce vacarme là ?
Ne le saurons-nous point ?
MARTON.
Dans peu de temps, j’espère
Que je découvrirai tout au long ce mystère.
DAMIS.
Pasquin, viens ça.
PASQUIN.
Monsieur ?
DAMIS.
Approche.
PASQUIN.
Me voici.
DAMIS.
Quand ton Maître est entré dans cette chambre-ci,
Ne t’a-t-il point conté toute cette aventure ?
Ou n’as-tu pu du moins sur quelque conjecture...
PASQUIN.
Il ne m’a point encor déclaré son secret,
Mais, s’il ne m’a rien dit, que ne m’a-t-il point fait ?
MARTON.
Comment ?
PASQUIN.
Au premier mot, Marton, il m’a fait taire.
MARTON.
Après ?
PASQUIN.
Ses pieds, trop prompts à servir sa colère,
M’ont fait tomber tout plat, et redoutant encor
Quelque chose de pis, je me suis tu d’abord.
MARTON.
Ensuite ?
PASQUIN.
Il m’a parlé pour me chercher querelle.
MARTON.
Quelque sot pour le coup...
PASQUIN.
À ses ordres fidèle,
J’ai voulu seulement lui marquer de la main
Que je n’osais répondre...
MARTON.
Hé bien, poursuis ?
PASQUIN.
Soudain,
D’un soufflet, trahison, je dis des plus cruelles,
Il m’a fait voir au moins quatre mille étincelles.
MARTON.
Il perd l’esprit.
DAMIS.
J’ai vu la fin de l’action.
PASQUIN.
Marton, vous endurez une relation,
Sur des faits tous nouveaux, je puis chaque semaine ?
En fournir tout au moins une demi-douzaine.
DAMIS.
Je ne le connais plus !
PASQUIN.
Je ne sais qui me tient...
MARTON.
Retire-toi, j’entends ton Maître qui revient.
Scène VI
DAMIS, PASQUIN, MARTON, MONCADE
DAMIS.
Vous paraissez content ?
MARTON.
Si j’en crois l’apparence...
MONCADE.
Le succès a passé toute mon espérance.
DAMIS.
Je ne puis exprimer le plaisir que j’en sens.
MARTON.
Je vous en fais aussi, Monsieur, mes compliments.
MONCADE.
De mes soupçons jaloux la raison me délivre.
D’aujourd’hui seulement je commence de vivre.
DAMIS.
Cependant je vous trouve inquiet, agité,
Vous nous voulez en vain cacher la vérité.
MONCADE.
Quoi ! vous joignez déjà le mépris à l’outrage !
C’est en savoir beaucoup, Mariane, à votre âge.
MARTON.
Je m’en étais doutée, et je savais fort bien...
DAMIS.
Marton, encore un coup, cela ne gâte rien.
MONCADE.
Non, non, je n’ai, Damis, que es que je mérite ;
J’ai fait ce que j’ai dû, grâce au Ciel, j’en suis quitte.
Vous ne voudriez pas traiter votre Laquais...
Laissons-là cette ingrate, et n’en parlons jamais.
Je pars pour la Province, où je fais vœu de vivre :
Je vous donne ma Sœur, si vous voulez me suivre ;
Elle a du bien, je veux vous la faire épouser.
Ce n’est pas un parti pour vous à refuser.
DAMIS.
Mon cœur, vous le savez, répugne au mariage ;
Cependant, pour jouir d’un pareil avantage,
Vous me feriez bientôt changer de sentiments :
Mais, il faut d’autres lieux, Moncade, d’autres temps.
MONCADE.
Pour redoubler les nœuds d’une amitié si chère,
À ce doux nom, Damis, joignons celui de Frère ;
Mais, il faut pour cela partir incessamment,
Et je vais dès demain vendre mon Régiment.
MARTON.
Allez dormir, Monsieur, c’est le plus nécessaire,
Vous avez pour demain une plus grande affaire.
DAMIS.
Moncade, elle a raison ; il serait à propos,
Du reste de la nuit, de goûter le repos.
MONCADE.
Seul un moment ici je veux rester encore.
DAMIS.
Rien ne peut le calmer.
MARTON.
Son chagrin le dévore.
DAMIS.
Je vous quitte à regret.
MARTON.
L’état où je vous vois...
MONCADE.
Ah ! ne me plaignez point, vous dis-je, laissez-moi.
Scène VII
MONCADE, PASQUIN
MONCADE continue.
Donne-moi ce fauteuil. Approche cette chaise.
Sieds-toi.
PASQUIN.
Monsieur...
MONCADE.
Je veux que tu sois à ton aise,
C’en est donc fait, Pasquin, je vais quitter ces lieux,
Où je ne vois plus rien qui ne blesse mes yeux.
PASQUIN.
Oui, Monsieur, s’il vous plaît, car le Suisse à sa porte,
Attend pour la fermer que tout le monde sorte.
MONCADE.
Mariane, dis-tu ? comment donc, et pourquoi ?
Oses-tu seulement la nommer devant moi ?
PASQUIN.
Moi, je n’en ai rien dit, Monsieur, je vous assure.
MONCADE.
Parle-moi d’autre chose, apprends...
PASQUIN.
Ah ! je vous jure...
MONCADE.
Que ce nom, donc tu viens ici m’entretenir,
Est un nom donc je veux perdre le souvenir.
Je le veux, je le veux.
PASQUIN.
Ah ! pauvre misérable !
MONCADE.
Ça, fais-moi quelque conte.
PASQUIN.
Oh ! voici bien le diable.
MONCADE.
Dépêche, me voilà coût prêt à t’écouter.
PASQUIN.
Il faut donc qu’un démon me le vienne dicter ;
Mais, ce conte... Ma foi, je ne fais que lui dire.
Doit-il faire pleurer, Monsieur, ou faire rire ?
MONCADE.
Tout comme tu voudras.
PASQUIN.
Un jour à l’Opéra.
Un homme qu’on pressait...
MONCADE.
Ah, justement ! c’est là ?
Que ses trompeurs appas, dont le poison me tue,
Pour la première fois s’offrirent à ma vue ;
C’est-là sur l’escalier, que l’ingrate à dessein
Chancelant, je m’offris pour lui donner la main.
Voilà comme j’en fis la triste connaissance,
Voilà de mon amour la fatale naissance.
Et tu viens dans mon cœur, malheureux, retrace ?
Des objets qu’à jamais je veux en effacer ;
Ah ! ne présente plus, te dis-je, à ma mémoire
Des trahisons qu’un jour on aura peine à croire.
PASQUIN.
Que je suis malheureux de rencontrer si mal !
Un jour, je m’en souviens, à la porte d’un bal
Où je vous attendais...
MONCADE.
N’achevé donc pas, traître ?
Oui, c’était dans ce bal, où je crois encore être,
Qu’un Masque eut avec elle un si long entretien...
Ah ! c’était ce Marquis, je le reconnais bien.
Pour servir ce rival, as-tu formé l’envie,
Dis-moi, de m’arracher et le cœur et la vie ?
Va, ne lui prêtes point un si cruel secours,
Et ma douleur dans peu terminera mes jours.
PASQUIN.
Tout ce que je vous dis, et tout ce que j’écoute,
Me fait, ma foi, Monsieur, suer à grosse goûte :
Heureux cent fois celui qui dans le fond d’un bois.
MONCADE.
Ah ! tu me fais mourir et mille et mille fois :
Dans le bois de Vincennes, au plus fort d’un orage,
Ne me laissa-t-on pas la nuit sans équipage ?
Scène VIII
MONCADE, PASQUIN, MARTON
MARTON.
Oh ma foi, pour le coup, on n’y peut plus tenir.
D’une ou d’autre façon, encor faut-il finir.
Quoi ! N’écouterez-vous ni raison ni prière ?
Voulez-vous à crier passer la nuit entière ?
En vérité, Monsieur, ni l’heure, ni le lieu,
Si vous y pensiez bien...
MONCADE.
Adieu, Marton, adieu.
Si dans cette maison tu me revois paraître...
MARTON.
Allez chez vous, vous dis je, où vous devriez être.
Pasquin veut allumer son flambeau.
MONCADE.
Laisse-là ton flambeau.
PASQUIN.
Monsieur...
MONCADE.
Point de raison.
MARTON.
Tous les fous ne sont pas aux Petites-Maisons.
ACTE II
Scène première
LE MARQUIS, LA COMTESSE
LE MARQUIS.
Avec tant de chaleur on gâte tout, Comtesse.
Pourquoi tant se hâter ? croyez-moi, rien ne presse,
Je vins hier ici pour la première fois,
Et vous...
LA COMTESSE.
Encore un coup, je fais ce que je dois.
LE MARQUIS.
À peine dans ces lieux connaît-on mon visage,
Que vous venez pour moi parler de mariage.
Julie aime sa Fille, et l’aime tendrement,
Vous parlerez pour moi, Comtesse vainement.
Avant que s’engager on voudra me connaître ;
Et tout l’empressement que vous ferez paraître,
Ne les portera point, sur votre bonne foi,
À répondre aux bontés que vous avez pour moi.
LA COMTESSE.
N’en doutez point, j’agis en femme très sensée,
Je suis dans tout ceci la plus intéressée ;
Fiez-vous à mes soins, adieu, retirez-vous.
De Mariane, il faut que vous soyez l’Époux ;
Et sans perdre de temps, et sans autre mystère,
Je vais tout de ce pas en parler à sa Mère.
Tout flatte nos desseins : j’appris hier au soir
Que la Mère et là Fille étaient au désespoir,
Que Moncade avait fait tout ce qu’il fallait faire
Pour attirer leur haine, ou du moins leur colère.
Ce précieux instant de leur division
À mon empressement fournit l’occasion.
Moncade sans espoir s’attachera peut-être
À mériter l’amour que je fais trop paraître ;
Il n’ira plus du moins, au mépris de mes feux,
Offrir à Mariane, et son cœur et ses vœux,
Lui jurer à mes yeux une ardeur éternelle.
LE MARQUIS.
Mariane en un mot, dites-moi, l’aime-t-elle ?
LA COMTESSE.
Il aime, il est aimé, je n’en saurais douter.
LE MARQUIS.
Je ne comprends donc pas ce qui peut vous flatter.
Un raccommodement, selon toute apparence,
Va faire évanouir toute votre espérance,
Hé, quels moyens après pouvez-vous concevoir ?...
LA COMTESSE.
Moncade en fournira qu’on ne saurait prévoir.
Ses chagrins, ses soupçons, et sa bizarrerie
Dans tous nos intérêts entraîneront Julie.
Il a déjà cent fois excité son courroux.
Le temps devient enfin favorable pour nous,
N’épargnez soins, respect, devoirs, ni complaisance,
Et je vous tiens déjà sur de la préférence..
LE MARQUIS.
Quoi ! Moncade présent, vous oserez ici...
LA COMTESSE.
C’est à quoi j’ai pensé, mes soins ont réussi.
De l’éloigner je sais toute la conséquence,
Et je n’ai là-dessus aucune négligence.
J’ai des amis : comptez qu’il aura promptement
Un ordre exprès d’aller joindre son Régiment.
Pour parvenir au but que mon cœur se propose,
Je tente tout, Marquis, il n’est rien que je n’ose.
LE MARQUIS.
Pour peu qu’il ait d’amis, de crédit à la Cour...
LA COMTESSE.
Lui, des amis ! Il fuit et le monde et le jour.
LE MARQUIS.
Je ne le connais point.
LA COMTESSE.
Le sang qui l’a fait naître,
Doit en tous lieux, Marquis, le faire bien connaître...
Son Oncle vit encore seul, avec une Sœur,
D’un bien considérable il goûte la douceur.
LE MARQUIS.
Il affectait hier de cacher son visage ;
Vainement pour le voir je mis tout en usage,
Toujours de mes regards adroit à se parer...
LA COMTESSE.
J’ai son portrait ici que je vais vous montrer.
Voilà ses traits, ses yeux, c’est Moncade lui-même ;
Pour lui, mon cher Marquis, mon amour est extrême.
LE MARQUIS.
Je ne le vois que trop. D’où vous vient ce portrait ?
LA COMTESSE.
Ailleurs, je vous dirai comment cela s’est fait.
Quelqu’un vient, et le temps est peu propre à vous faire
Un récit qui n’importe en rien à notre affaire.
Reposez-vous sur moi.
LE MARQUIS.
Ne précipitez rien.
LA COMTESSE.
Votre intérêt, Marquis, est maintenant le mien.
LE MARQUIS.
Ah ! si mon intérêt vous touche tant, Madame,
Que ne pénétrez-vous jusqu’au fond de mon âme.
Quoi ! mes yeux et mon cœur...
LA COMTESSE.
Éloignez-vous de nous
Je vois Julie.
LE MARQUIS.
Hélas ! à quoi me forcez-vous ?
Scène II
LA COMTESSE, JULIE
JULIE.
J’y pense incessamment, d’une chose semblable
Je n’aurais jamais cru qu’un homme fût capable.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce donc, qu’avez-vous ? je brûle de savoir.
JULIE.
Ah ! Comtesse, c’est vous ? Je suis au désespoir.
LA COMTESSE.
Vous verrai-je toujours dans cette inquiétude ?
JULIE.
Ah ! je souffre aujourd’hui la peine la plus rude...
LA COMTESSE.
Mais, qui peut vous causer un si mortel ennui ?
JULIE.
C’est Moncade, ce fou, Madame, oui, c’est lui.
Pour Mariane, enfin, il découvre sa flamme,
Il ne la cache plus.
LA COMTESSE.
Est-ce là tout, Madame ?
JULIE.
Ma Fille est le seul bien qui me soit précieux,
Pourrais-je la livrer aux mains d’un furieux ?
LA COMTESSE.
Et qui peut vous contraindre à ce choix, que vous-même ?
Il ne faut qu’un seul mot.
JULIE.
Et si ma Fille l’aime ?
LA COMTESSE.
N’êtes-vous pas toujours maîtresse de son sort ?
JULIE.
Plutôt que la gêner, je souffrirais la mort.
LA COMTESSE.
Il fallait prévenir le mal dans sa naissance.
JULIE.
Moncade me cachait toute sa violence.
LA COMTESSE.
Si vous eussiez plutôt daigné me consulter...
JULIE.
Depuis hier, j’ai vu ce qu’on ne peut conter,
Je n’en ai point dormi, sans cesse j’en soupire.
LA COMTESSE.
Mais, qu’a t-il fait encor que vous ne puissiez dire ?
JULIE.
Ce Marquis, votre ami, lui troubla la raison,
Dès qu’il le vit entrer hier dans ma maison :
Il fit... Je ne saurais en dire davantage.
LA COMTESSE.
Je ne vis rien qui pût lui donner de l’ombrage.
JULIE.
Par hasard, Mariane ajusta ses cheveux
Lorsqu’on vous vit entrer. D’abord, ce malheureux,
De cent cruels soupçons eut l’âme déchirée ;
À peine de ma chambre étiez-vous retirée ;
Que sans perdre de temps, ce fou, ce furieux,
La pince, l’égratigne...
LA COMTESSE.
Et quoi donc ! à vos yeux !
JULIE.
Aux yeux de tout le monde : à chaque extravagance
Le traître lui faisait une humble révérence.
Comment s’imaginer...
LA COMTESSE.
Ah ! quel homme !
JULIE.
À dessein,
De son coude bien fort, il lui pressa la main.
LA COMTESSE.
Elle cria sans doute ?
JULIE.
Elle eue la patience
De lui voir faire encore une autre révérence.
LA COMTESSE.
Je brûle de savoir la fin de coût ceci.
JULIE.
Il ne faut qu’un moment, Madame ; la voici.
Les yeux de Mariane apprirent le mystère,
Que sa bouche obstinée avoir voulu nous faire.
Des larmes qui tombaient, montrèrent ses douleurs,
Et me firent d’abord accourir à ses pleurs.
Moncade se retire ; et rompant le silence,
De ses jaloux transports fit voir la violence.
Ma Fille dans l’instant m’avoua tout le fait.
Je le traitai fort mal, et le chassai tout net.
Avant que de sortir, il nous tint un langage,
Des discours, en un mot, dignes du personnage ;
Et contre votre ami, Madame, et contre vous,
Il dit tout ce que peut inventer un Jaloux.
LA COMTESSE.
Pour calmer vos chagrins, sans être fort habile,
Je trouverais, Madame, un chemin bien facile,
Et j’ai des gens en main...
JULIE.
Un pareil entretien
Veut, Comtesse, un esprit moins troublé que le mien.
À un Laquais.
Appelez Mariane, et faites-la descendre.
LA COMTESSE.
Je vous verrai tantôt, si vous daignez m’attendre.
Scène III
JULIE, seule
Depuis assez longtemps je cache mes ennuis,
Je ne puis demeurer dans le trouble où je suis.
C’est trop, c’est trop languir, m’en coutât-il la vie,
De mes justes soupçons je veux être éclaircie.
Scène IV
JULIE, MARTON
JULIE continue.
Ah ! vous voilà, Marton. Faites que promptement
J’entretienne en ces lieux Mariane un moment.
Scène V
JULIE, seule
Les transports du Jaloux ont déplié ma vue,
De ses feux dès longtemps je me suis aperçue.
Mais peut-être apprendrai-je, en ce jour malheureux,
Que ma Fille pour lui brûle des mêmes feux.
Mais ! en puis-je douter ? est-il quelqu’un en France
Qui devant moi, chez moi, poussât l’extravagance,
Jusqu’à faire contre elle éclater sa fureur,
Sans être absolument le maître de son cœur.
Je n’ai déjà que trop éclairci ce mystère.
La voici, je ne puis lui parler ni me taire.
Scène VI
JULIE, MARIANE
MARIANE.
Madame...
JULIE.
Vous voilà. Marton n’est point ici ?
MARIANE.
Elle est...
JULIE.
Appelez-la, que je lui parle aussi.
Scène VII
JULIE, seule
Je brûle de savoir ce que je crains d’apprendre,
J’hésite, je ne fais quel parti je dois prendre ;
Je tremble, je recule alors qu’il faut agir,
Et je crains un aveu qui la fera ;
Je tâche d’éloigner mon aveugle tendresse :
De ma raison toujours ferez-vous la maîtresse ?
Scène VIII
JULIE, MARTON
MARTON.
Que vous plaît-il, Madame ?
JULIE.
Et Mariane ?
MARTON.
Elle est...
JULIE.
Je veux à toutes deux vous parler, s’il vous plaît.
MARTON.
Reviendrai-je, Madame ?
JULIE.
Ah, bon dieu, quel martyre ?
Oui, revenez : faut-il cent fois vous le redire.
Scène IX
JULIE, seule
Tant de décours, hélas ! ne me font que trop voir
Qu’elles ont pénétré ce que je veux savoir.
Vous craignez de parler, et moi je crains d’entendre.
Et qu’appréhendez-vous d’une Mère si tendre ?
Mariane, c’est moi que tu devrais punir ;
J’ai vu naître vos feux, j’ai dû les prévenir.
Scène X
JULIE, MARIANE, MARTON
JULIE continue.
Expliquez-vous, ma Fille, il n’est plus temps de feindre,
Toutes deux à la fois cessons de nous contraindre ;
Et ne refusez point, de grâce, à ma bonté
Ce que peut exiger ma seule autorité.
Que je lise une fois jusqu’au fond de votre âme.
Vous ne répondez point ? vous rougissez !
MARIANE.
Madame...
JULIE.
Vous aimez !
MARIANE.
J’aimerais ?
JULIE.
Je connais aisément
Que Moncade, ma Fille, est cet heureux Amant.
MARIANE.
Qui le fait soupçonner ? dites-moi.
JULIE.
Son mérite.
MARIANE.
Son procédé pour moi contre lui vous irrite.
JULIE.
Tout parle en sa faveur, tout parle contre lui.
MARIANE.
Il ne faut rien chercher de parfait aujourd’hui.
JULIE.
Ah ! vous aimez Moncade, et ce cœur qui soupire...
MARIANE.
Ne ressent rien pour lui qu’il ne puisse vous dire.
JULIE.
Mais le haïssez-vous ?
MARIANE.
Si pour vous obéir,
Il faut...
JULIE.
Il faut l’aimer, ma Fille, ou le haïr ;
Il a des qualités ; moi-même je l’avoue.
MARIANE.
Par mille endroits, Madame, en tous lieux on le loue.
JULIE.
Il est bien fait.
MARIANE.
Vous-même avez plus d’une fois...
JULIE.
De l’esprit.
MARIANE.
Là-dessus on n’entend qu’une voix.
JULIE.
L’air noble.
MARIANE.
Tout-à-fait.
JULIE.
De l’honneur, du courage.
MARIANE.
On ne saurait, dit-on, en avoir davantage.
JULIE.
Il a beaucoup de bien.
MARIANE.
Je ne sais, et de plus...
JULIE.
Ma Fille, cent défauts font taire ses vertus.
Inégal, inquiet, rempli de défiance,
Que le moindre soupçon, qu’un seul regard offense,
Brusque, entier, sans égards pour ses plus chers amis,
Dans ses emportements qui se croie tout permis ;
De difficile accès, que le monde importune,
Nulle application, nul soin pour sa fortune,
Et jaloux en un mot... Hé quoi ! vous soupirez ?
MARIANE.
Je...
JULIE.
Vous ne l’aimez point, ma Fille, et vous pleurez !
MARTON.
Pour voir couler ses pleurs, j’en ai l’expérience,
Il ne faut qu’outrager quelqu’un en sa présence.
JULIE.
Ma chère Mariane, ah, cessez de pleurer,
Mon cœur à vos désirs cède sans murmurer.
Qui cause vos chagrins, soit Moncade ou quelqu’autre,
Parlez. Pour faire un choix, je n’attends que le vôtre.
Ma raison vainement s’y voudrait opposer,
Il ne m’est plus permis de vous rien refuser.
Ne me regardez point ici comme une Mère ;
Mais, voyez une amie empressée à vous plaire,
Qui, sans autorité, ne cherche seulement
Qu’à vous faire écouter la raison un moment.
Faibles armes hélas ! une flamme naissante.
Rend ordinairement la raison impuissante.
Je le sais ; mais enfin, je ne puis négliger
Rien de ce qui pourrait du moins vous soulager.
L’âme pleine de trouble et de mélancolie,
Je vois de votre Amant l’affreuse jalousie :
Voyez-le comme moi dans toute sa fureur.
N’eut-il que ce défaut, il doit vous faire horreur.
MARIANE.
Si mon cœur, pénétré d’une innocente flamme,
Au pouvoir d’un Jaloux, me livre un jour, Madame ;
Des maux que me ferait souffrir un tel Époux,
Sans doute, je serais moins à plaindre que vous.
JULIE.
Sous les lois d’un Jaloux une fois asservie,
Il n’est plus de repos, de bonheur dans la vie.
MARIANE.
Attentive, Madame, à ses moindres désirs,
Je changerais bientôt mes peines en plaisirs.
JULIE.
Que dites-vous, ma Fille ? Il est presqu’impossible
De guérir un Jaloux. Quel supplice terrible,
De voir sans cesse un homme attaché sur vos pas !
MARIANE.
Ce supplice n’est grand que lorsqu’on n’aime pas.
JULIE.
Des plaisirs innocents qui voudra vous distraire !
MARIANE.
Ah ! je n’en trouverais, Madame, qu’à lui plaire.
JULIE.
Qui ne souffrira point, sans un mortel ennui,
Que vous parliez jamais à personne qu’à lui !
MARIANE.
Je le satisferais.
JULIE.
Qui dans sa violence
Pourra... Je n’ose ici dire ce que je pense.
MARIANE.
Enfin, je vois, pour moi, tout ce que vous craignez ;
Mais, Moncade n’est point celui que vous peignez.
JULIE.
Ma Fille, n’aidez point à vous tromper vous même,
Vous écoutez Moncade, et Moncade vous aime,
C’est son portrait, c’est lui, c’est Moncade jaloux ;
Ce portrait, qui doit mieux le connaître que vous ?
Je n’exposerai plus à votre âme abattue
La tristesse, l’ennui, la douleur qui me tue,
Pourvu qu’à votre tour, vous vouliez m’accorder
La grâce que je viens ici vous demander.
Je n’exige de vous que la seule promesse
De cacher pour un temps toute votre tendresse,
De le guérir tandis qu’il n’est que votre Amant,
Les chagrins d’un Époux se calment rarement,
Enfin justifiez, aux yeux de ma famille,
L’amour et les bontés que j’ai pour vous, ma Fille.
Je sors. De tous côtés, je n’ai que des chagrins.
Mon Fils ne m’écrit point.
Scène XI
MARIANE, MARTON
MARTON.
Hélas que je la plains ?
Je n’ai jamais rien vu d’égal à sa tendresse.
Un Amant aurait-il plus de délicatesse ?
Et cependant vos pleurs, après tant de bonté,
Seront l’unique prix qu’elle aura remporté.
Je crois bien le savoir, ou du moins je m’en doute ;
Une Mère se plaint, elle parle, on l’écoute,
On revoit son Amant, aussitôt on l’aigrit ;
Il se plaint à son tour, et puis il s’attendrit,
Fait voir par ses sanglots une douleur amère ;
Il se jette à genoux, pleure, se désespère ;
Et l’oubli delà Mère, et de ses beaux discours,
Ne fut, ma foi, jamais l’ouvrage de deux jours.
MARIANE.
De toutes parts je sens mon cœur que l’on déchire.
MARTON.
Expliquez-vous, parlez ? Que me voulez-vous dire ?
MARIANE.
Laisse-moi.
MARTON.
Parlez-moi ?
MARIANE.
Le cœur chargé d’ennuis.
MARTON.
Hé bien, ne sauriez-vous achever ?
MARIANE.
Je ne puis.
MARTON.
Quoi donc ?
MARIANE.
Ne me dis mot, Marton, je t’en conjure.
MARTON.
Adieu donc, je m’en vais, et de plus je vous jure...
MARIANE.
Pourquoi me quittes-tu ?
MARTON.
J’aime autant m’en aller,
Que de vous voir gémir, et n’oser vous parler.
MARIANE.
Que tu parais étrange !
MARTON.
Hé, c’est bien vous qui l’êtes,
Tenez, vous ne savez, ma foi, ce que vous faites.
Vous ne méritez pas, je le dis encre nous,
D’avoir une Marton, comme moi, près de vous,
Une Mère, en bonté que personne n’égale.
N’osez-vous avouer que toute sa morale
N’a fait sur votre cœur aucune impression ?
Je lui dirai tout net...
MARIANE.
Garde-t-en bien, Marton.
MARTON.
Les transports du Jaloux vous ont-ils rebutée ?
Vous ne répondez point ! ah ! je m’en suis doutée,
Pour guérir tous les maux que peut causer l’amour,
Il ne faut qu’un moment, c’est toujours trop d’un jour.
MARIANE.
De quoi me parles-tu, Marton ? oses-tu croire,
Que d’outrages pareils je perde la mémoire ?
MARTON.
Votre Mère a voulu vous en entretenir,
A peine en gardiez-vous un léger souvenir.
MARIANE.
Elle l’outrageait trop.
MARTON.
Je suis votre servante,
Elle a loué d’abord...
MARIANE.
Serais-je assez méchante
Pour l’entendre louer, et ne pas convenir...
MARTON.
De votre cœur enfin, le voulez-vous bannie ?
MARIANE.
Je ne change jamais.
MARTON.
Hé ! soyez donc heureuse.
La chose est en vos mains, elle n’est point douteuse.
MARIANE.
Oui, Marton, je conçois que l’on trompe aisément
Des Mères qui n’en ont que le nom seulement ;
Mais elle, qui malgré sa beauté, sa jeunesse,
Par mille et mille soins me fait voir sa tendresse,
Qui, pour me faire un fort et des jours plus heureux,
D’une foule d’Amants néglige tous les vœux ;
Ingrate à ses bontés, et suivant mon caprice,
Je pourrais !... Non, Marton, qu’à tes yeux je périsse...
MARTON.
Si votre entêtement ne peut prendre de fin,
Nous n’avons tout d’un coup qu’à renvoyer Pasquin ;
Il vient pour vous parler, et son ordre le presse.
MARIANE.
Si j’étais en ces lieux tour-à-fait la maîtresse,
Je n’hésiterais point, Marton, en pareil cas,
Pourvu que de son Maître il ne me parle pas.
Scène XII
MARIANE, MARTON, PASQUIN
PASQUIN.
Qui ? moi, vous en parler ? je ne suis pas si bête,
Pourquoi d’un insensé vous rompre ici la tête ?
MARTON.
Ton Maître, malheureux !
PASQUIN.
Je voudrais qu’aujourd’hui,
L’on pendît haut et court, les Maîtres comme lui.
MARTON.
T’a-t-il encor frotté ? je juge par avance...
PASQUIN.
Plût au ciel qu’il n’eût fait que cette impertinence !
MARTON.
Ne saurait-on savoir ?...
PASQUIN.
Qu’il rende grâce aux d’eux
De n’avoir point surtout de parents en ces lieux.
MARTON.
Et pourquoi ?
PASQUIN.
Que fait-on ? Marton, je vous supplie,
À des égarements que j’appelle folie,
Il extravague au moins, je vous le dis tout net.
MARTON.
Va, l’on n’y fait plus rien, puisqu’on ne t’a rien fait.
Mais, finis ; tes discours ne font que de la peine,
Et dis-nous promptement le sujet qui t’amène ?
PASQUIN.
Je reçus ordre hier de venir jusqu’ici,
Remettre entre vos mains le paquet que voici.
MARTON.
Et pourquoi sur le champ ne pas venir le rendre ?
PASQUIN.
Entre plusieurs partis assez mauvais à prendre,
À jeun, battu, lasse, ne pouvant plus marcher,
Je montai dans ma chambre, où j’allai me coucher.
MARTON.
Nous donneras-tu donc cette lettre ? j’enrage !
MARIANE.
Je ne la lirai point.
MARTON.
Recommencez, courage.
MARIANE.
Si vous la voulez voir je ne l’empêche pas.
MARTON.
Faut-il la lire haut, ou la lirai-je bas ?
MARIANE.
Je t’en laisse le choix.
MARTON.
Ah ! quelle indifférence !
À Pasquin.
Hé bien ?
PASQUIN.
Tiens.
MARTON.
Le maraud !
PASQUIN.
Point tant de violence.
Lettre de Moncade que Marton lit.
Il n’est point de cruautés que je ne mérite après vous avoir outragée ; mais, belle Mariane, ne vous trompez pas dans le choix des rigueurs que vous exercerez sur moi ; surtout ne me défendez point de vous voir, je ne souffrirais pas assez longtemps. Laissez vivre un Malheureux chargé de honte et de remords. Et que son juste repentir, ses soupirs et ses larmes, apprennent à toute la terre combien il est dangereux de vous offenser. J’attends votre réponse, ou j’irai moi-même me donner la mort à vos yeux.
PASQUIN.
Fera-t-elle réponse ? Elle ne dit plus mot.
MARTON.
Te tairas-tu du moins une fois, maître sot ?
MARIANE.
Apportez-moi, Marton, ce qu’il faut pour écrire ;
Allez, ne tardez point. Hé quoi, mon cœur soupire !
Que fait ce Malheureux que je n’ose nommer ?
PASQUIN.
Dans des moments, Madame, il se veut assommer,
Incontinent après on le voit comme un terme ;
Ensuite il ouvre un œil qu’aussitôt il referme,
Sans dormir, sans manger, sans boire que de l’eau,
Il se tourmente, crie, et pleure comme un veau.
MARTON.
Voilà ce qu’il vous faut.
MARIANE.
Qu’un cœur est faible et lâche,
De ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache !
Elle écrit.
Qu’avec peu de succès, de justes mouvement
Se viennent opposer à tous mes sentiments !
MARTON.
Oui, l’Amour sur vos sens, garde un puissant empire,
J’en demeure d’accord ; mais, hâtez-vous d’écrire.
MARIANE voulant écrire, et s’interrompant.
C’est la dernière fois que ma sotte bonté
Calmera les transports de mon cœur irrité.
Elle écrit.
De cette lettre, hélas, que faut-il que j’attende ?
PASQUIN.
Pour ce qui me regarde un mot de réprimande.
MARTON.
Laisse-nous un moment sans nous tarabuster.
Hé bien ?
MARIANE.
C’est fait.
MARTON.
Donnez, je vais la cacheter.
MARIANE.
Quel triomphe ! Attendez, il n’est pas nécessaire,
Va, dis que je n’ai point de réponse à lui faire ;
Il ne mérite pas...
MARTON.
Allons. Remettez-vous.
C’est Moncade.
Scène XIII
MARIANE, MARTON, MONCADE, PASQUIN
MONCADE.
Je viens mourir à vos genoux.
MARIANE.
De paraître à mes yeux, qui vous donne l’audace ?
Je ne puis vous parler : retirez-vous de grâce.
MONCADE.
Mariane, souffrez...
MARIANE.
Je ne veux plus vous voir.
MONCADE.
Et ne craignez-vous rien d’un affreux désespoir ?
À mes justes douleurs soyez plus attentive ;
Un moment sans vous voir croyez-vous que je vive ?
Mariane, à vos yeux vous m’allez voir périr.
MARIANE.
Allez, vous ne cherchez qu’à me faire mourir.
MONCADE.
Si jamais, croyez-en mes remords et mes larmes,
Par d’injustes soupçons, j’offense encor vos charmes.
MARIANE.
Moncade, encore un coup, c’est trop m’importuner.
MARTON.
Suivez-la, je la vois prête à vous pardonner.
MONCADE.
Mariane, accordez à toute ma tendresse...
Scène XIV
MARTON, PASQUIN
PASQUIN.
C’est la même chanson qu’il répète sans cesse,
Elle tient bon, Marton, j’en suis ravi ma foi ?
MARTON.
Cela n’ira pas loin, je vois plus clair que toi.
PASQUIN.
Sous les lois de l’Hymen si l’Amour les assemble,
Ah, bon dieu ! qu’ils seront souvent brouillés ensemble.
MARTON.
Tu te trompes, Pasquin, l’Amant le plus jaloux
Devient, en peu de temps, mari commode et doux,
Mais, chut !
Scène XV
MONCADE, MARIANE, PASQUIN, MARTON
MARIANE.
Vous me jurez ?...
MONCADE.
Que je perde la vie,
Si jamais contre vous la moindre jalousie,
Si jamais...
MARIANE.
Achevez.
MONCADE.
Montrez-moi ce papier ?
MARIANE.
Ramassez-le, Marton.
MONCADE.
Il n’est pas tout entier ?
MARIANE.
On le voie aisément.
MONCADE.
C’est votre caractère ?
MARIANE.
Je me garderai bien de dire le contraire.
MONCADE.
Je vois ici pour moi d’étranges sentiments.
MARIANE.
Vous n’osez plus, Moncade, achever vos serments ?
MONCADE lit.
Moitié de Lettre.
Profitez du moment
et faites vos efforts
cet odieux Jaloux
que je ne le voie plus
Et que je retrouve
soumis et rempli
que mérite une
trop éprouvé
À qui donc écrit-on un billet de la sorte ?
PASQUIN.
Hé ! Monsieur, c’est à vous, ou le diable m’emporte.
MONCADE.
Hem ? de quel coup mortel je me sens pénétré !
Vous ne m’attendiez pas lorsque je suis entré ?
Mariane interdite, et Marton éperdue.
Juste Ciel ! que d’horreur se présente à ma vue !
MARIANE.
Cherchez l’autre moitié, Marton, dépêchez-vous.
Lisez, et redoutez ma haine et mon courroux.
MONCADE lit les deux morceaux de la Lettre.
Profitez du moment qui vous accorde votre grâce, et faites vos efforts pour ne me plus montrer cet odieux Jaloux dont l’idée m’importune. Que je ne le voie plus, je vous en conjure, et que je retrouve, s’il est possible, Moncade tendre et soumis, et rempli de toute la confiance, que mérite une personne dont il n’a que trop éprouvé les bontés.
Quelle injuste fureur m’agite et me possède !
Il sort.
MARIANE.
À ma juste douleur il n’est plus de remède.
Elle sort.
MARTON.
On ne saurait jamais trouver un pareil fou.
Elle sort.
PASQUIN.
Que le diable l’emporte et lui torde le cou.
ACTE III
Scène première
LA COMTESSE, MARTON
LA COMTESSE.
Se moque-t-on de moi ? me cache-t-on Julie ?
Tantôt elle est malade, ou bien elle est sortie.
On ne me veut plus voir, Marton, apparemment ?
De grâce, parlez-moi, mais sans déguisement.
MARTON.
Madame, pouvez-vous, sans la moindre apparence,
À de pareils soupçons donner quelque croyance ?
Et ne voyez-vous pas qu’elle n’est point ici.
LA COMTESSE.
Je ne comprends plus rien, vous dis-je, à tout ceci ;
Son carrosse est là-bas.
MARTON.
Pour sortir à son aise,
Au lieu de son carrosse, elle aura pris sa chaise.
LA COMTESSE, en tirant son mouchoir, elle laisse tomber une boîte à portrait.
Chargez-vous, s’il vous plaît, de me faire savoir
Dans quel temps je pourrai commodément la voir.
MARTON.
Je n’y manquerai pas.
LA COMTESSE.
Prenez soin de l’instruire,
Surtout, que j’ai deux mots importants à lui dire.
MARTON.
C’est assez, il suffit.
LA COMTESSE.
Que pour cela tantôt...
MARTON.
Ne vous tourmentez point, je dirai ce qu’il faut.
Scène II
MARTON, seule
Ramassons ce miroir que le hasard me donne.
C’est un portrait : bon dieu ! quel éclat l’environne !
L’or et les diamants brillent de toutes parts,
C’est Moncade, c’est lui qui s’offre à mes regards !
En dussiez-vous mourir mille fois de tristesse,
Vous ne le verrez plus, Madame la Comtesse.
L’original vous hait, on le fait, et très fort,
La copie avec vous s’ennuierait à la mort.
Allez, heureux portrait, vers un objet aimable,
Dont l’Amour vous promet un accueil favorable ;
De tous ces faux brillants vous n’ayez plus besoin,
De vous en séparer je vais prendre le soin.
Un jeune cœur, formé par la simple nature,
De pareils ornements méprise la parure ;
Mariane en ses mains vous garderait dix ans.
Qu’elle ne verrait point cet or et ces diamants.
Pour moi, qui de ces biens connais un peu l’usage,
Des diamants, de l’or, je ferai mon partage.
Souffrez donc, s’il vous plaît, portrait rare et charmant,
Qu’on tâche à vous loger moins magnifiquement :
Ma boîte de chagrin me devient nécessaire,
Servons-nous en, voyons : c’est justement l’affaire.
Mariane à propos arrive dans ces lieux.
C’est Julie. Ah ! cachons ce portrait à ses yeux.
Scène III
JULIE, MARTON
JULIE.
Qu’on m’ôte tout ceci.
On lui ôte ses coiffes.
Quelles peines mortelles !
MARTON.
De Monsieur votre Fils avez-vous des nouvelles ?
JULIE.
Non, Marton, mon Banquier ne m’en a rien appris,
Et de sa négligence a paru fort surpris.
MARTON.
Ma foi, je ne fais plus que penser ni que dire.
JULIE.
Il n’a jamais été fort exact à m’écrire.
MARTON.
Cette réflexion doit calmer vos ennuis.
JULIE.
Je les dissipe, hélas ! autant que je le puis.
Mais toujours Mariane à mes yeux se présente,
Sans celle elle m’agite, ou plutôt me tourmente.
Je sens que je ne puis souffrir, sans murmurer,
De secret dans son cœur, que je puisse ignorer.
Pour tant d’affection, pour tant de complaisance,
Ne me doit-elle pas au moins sa confiance ?
MARTON.
Une Fille à seize ans, qui se laisse toucher,
Ne dit point son secret ; il le faut arracher.
J’en ferais tout autant, et n’en connais aucune,
Aimât-elle cent fois, qui voulût le dire une.
JULIE.
Elle aime donc ?
MARTON.
Ses yeux, ses soupirs, sa langueur,
Ne laissent-ils pas voir jusqu’au fond de son cœur ?
JULIE.
Je ne le vois que trop, Moncade a su lui plaire.
MARTON.
Je le crois comme vous, et ne puis plus le taire.
JULIE.
Tout résiste, Marton, à de semblables nœuds.
MARTON.
La raison est pour vous, mais l’amour est pour eux,
Pourvu qu’à leurs désirs vous soyez favorable.
JULIE.
C’est pour moi, je l’avoue, une peine effroyable.
De penser... Mais enfin, il est temps de finir,
Appelez-la, Marton, faites-la moi venir,
Demeurez, la voici.
Scène IV
JULIE, MARTON, MARIANE
JULIE continue.
Ma Fille, je vous aime.
Je ne le cache point, beaucoup plus que moi-même,
Et cet amour aveugle, et funeste pour vous,
Me force à vous donner Moncade pour époux :
À suivre votre choix je suis déterminée.
De toutes mes bontés vous semblez étonnée,
Moi-même en ce moment, j’en frémis ; mais hélas !
Vous souffririez, ma Fille, en ne l’épousant pas.
Je ne m’oppose plus à l’ardeur qui vous presse,
De vous, de votre sort vous êtes la maîtresse ;
Allez, ne poussez plus d’inutiles soupirs,
Je me fais une loi de suivre vos désirs.
MARIANE.
Ces tendres sentiments, où tant d’amour éclate,
Ne sont pas écoutés du moins par une ingrate.
JULIE.
Un triste repentir n’est peut-être pas loin.
MARIANE.
Permettez que le Ciel, que je prends à témoin...
JULIE.
Dès à présent il faut, sans tarder davantage,
Régler, disposer tout, pour votre mariage.
MARIANE.
Madame ?
JULIE.
Vous pouvez librement me parler,
Ma Fille, il n’est plus temps de rien dissimuler.
MARIANE.
Puisque vous m’ordonnez de vous ouvrir mon âme,
Avec sincérité je le ferai, Madame.
Mon cœur, par vos leçons dès l’enfance formé,
À vous tromper, encor n’est point accoutumé.
Croyez donc qu’un amour qui ne fait que de naître,
De ce cœur aisément ne se rend pas le maître.
Croyez que la raison en saura triompher,
Et que le devoir seul suffit pour l’étouffer.
Hé quoi donc ! je verrais avec indifférence,
Une Mère pour moi se faire violence !
Je vous verrais, Madame, exposer à mes yeux
Votre repos, qui seul doit m’être précieux !
Non, non, Madame, non, c’est à mes faibles charmes
À faire évanouir vos chagrins, vos alarmes,
À rendre cet Époux que vous me présentez
Un juste et digne objet de toutes vos bontés.
Mais, si malgré mes soins, toujours sa défiance
Jusqu’à l’égarement porte sa violence,
La raison, vos conseils sauront alors agir,
Pour éteindre ce feu qui m’a trop fait rougir.
JULIE.
Que je vous plains, hélas ! embrassez-moi, ma Fille.
Scène V
MARIANE, MARTON
MARTON.
Oh ma foi ! pour le coup votre éloquence brille.
Je ne puis revenir de mon étonnement.
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?
N’aimez-vous plus Moncade ? et quelqu’autre en sa place...
MARIANE.
Je l’aimerai toujours, quelqu’effort que je fasse.
MARTON.
Vous l’aimez, et voulez retarder son bonheur !
MARIANE.
Je veux de ses soupçons arrêter la fureur.
MARTON.
Vous croyez d’un Jaloux faire un homme traitable ?
MARIANE.
Je ne le verrai plus qu’il ne soit raisonnable.
MARTON.
Vous pouvez lui donner son congé dès ce soir.
MARIANE.
L’amour n’a donc sur lui que bien peu de pouvoir.
MARTON.
Vouloir à son Amant inspirer la sagesse ?
MARIANE.
Plût-au-Ciel que je puisse en être la maîtresse !
MARTON.
Cela s’est-il jamais pensé, dites-le moi ?
MARIANE.
Je pense, je le vois, tout autrement que toi.
MARTON.
Le propre d’un Amant, ou bien il n’aime guère,
C’est d’être un fou fieffé, voilà son caractère.
Le vôtre l’est très fort, il vous aime, il vous plaît,
Il veut vous épouser, laissez-le comme il est.
Mais, qui nous vient troubler ?
Scène VI
MARIANE, LA COMTESSE, MARTON
LA COMTESSE.
Qu’est-elle devenue ?
Ah ! ma boîte à portrait est sans doute perdue.
N’avez-vous rien trouvé dans cet appartement ?
MARTON.
Je n’ai vu ni portrait ni boîte assurément.
LA COMTESSE.
Le hasard dans vos mains ne l’a-t-il point jetée ?
MARIANE.
Dans les vôtres, Madame, on l’aurait reportée.
LA COMTESSE.
Rien n’est plus affligeant, plus cruel que cela.
MARTON.
Dans vos poches, voyons dans votre falbala,
Dans quelque pli peut-être elle sera cachée.
LA COMTESSE.
Ah ! n’y regardez point, je l’ai déjà cherchée.
MARTON.
Laissez-moi voir, souffrez...
LA COMTESSE.
Ces soins sont superflus,
De la revoir encor je ne l’espère plus.
Scène VII
MARIANE, MARTON
MARTON.
Pour nous, nous la verrons, et sans beaucoup attendre.
MARIANE.
Quoi ! vous l’avez, Marton ? pourquoi ne la pas rendre ?
MARTON.
Je n’ai fait ce larcin que pour vous le donner.
MARIANE.
À moi ! je n’en veux point.
MARTON.
Ah ! c’est trop raisonner :
Regardez-le du moins, la faveur n’est pas grande.
Qu’en dites-vous ?
MARIANE.
Ah ! Ciel !
MARTON.
Voulez-vous qu’on le rende ?
MARIANE.
Ma chère enfant !
MARTON.
Hé bien ?
MARIANE.
Où l’aura-t-elle pris ?
MARTON.
Hé là, là, doucement, remettez vos esprits,
Et ne vous aller point échauffer la cervelle.
Moncade est amoureux et jaloux, mais fidèle.
Elle l’a, si l’on veut, fait venir du Japon.
Qu’importe, nous l’avons.
MARIANE.
Montre-le-moi, Marton.
MARTON.
Gardez-le, il est à vous.
MARIANE.
Ah dieu ! qu’il lui ressemble !
MARTON.
Oui, l’on ne peut pas mieux : ça, demeurez ensemble.
MARIANE.
Il parle, en vérité.
MARTON.
Je vais monter là-haut,
Pour ranger, ordonner, et faire ce qu’il faut.
Tout d’un temps je verrai ce que dit votre Mère,
Si de moi, si de vous, elle n’a point affaire.
Je ne suis qu’un moment, et reviens sur mes pas.
MARIANE.
Ah ! tu peux revenir, Marton, quand tu voudras.
MARTON.
Attendez, je m’en vais vous donner une chaise.
MARIANE.
Non.
MARTON.
Prenez-la, vous dis-je, et rêvez à votre aise.
Scène VIII
MARIANE, seule
Hé quoi, Moncade ! hé quoi, dans votre injuste cœur
Ne remettez-vous point la paix et la douceur ?
N’est-il pas encor temps que mon trouble finisse ?
De votre crime, ô Ciel ! faut-il qu’on me punisse ?
Scène IX
MARIANE, MONCADE, PASQUIN
PASQUIN.
Puisque vous voulez bien que je parle une fois,
Et comme je le sens, et comme je le dois,
Je vous dirai tout franc, que s’il vous prend envie
De tourmenter encor Mariane et Julie...
MONCADE.
Ah ! tais-toi.
MARIANE.
Tout, hors vous, me paraît odieux.
MONCADE.
Qu’entends-je ?
PASQUIN.
Quel démon ! Comme il roule les yeux !
MONCADE.
Paix.
MARIANE.
Pourquoi soupçonner une ardeur si fidèle ?
MONCADE.
Approchons, écoutons, à qui donc parle-t-elle ?
MARIANE.
Que ne ressemblez-vous toujours à ce portrait.
MONCADE.
Mon malheur est certain, je me meurs, c’en est fait,
Ce portrait qu’elle tient...
PASQUIN.
C’est peut-être le vôtre.
MONCADE.
On ne m’a jamais peint, c’est le portrait d’un autre.
MARIANE.
Il me paraît bien plus raisonnable que vous ;
Toujours égal, jamais furieux ni jaloux.
PASQUIN.
C’est de vous qu’elle parle à présent.
MONCADE.
Ah, l’ingrate ?
Je ne puis retenir ma fureur : qu’elle éclate.
MARIANE.
Ah ! que vois-je ?
MONCADE.
Celui que vous croyez bien loin.
MARIANE.
De tout ce que j’ai dit, vous étiez le témoin !
MONCADE.
Ah, je vois ce que c’est : votre âme possédée
De son premier objet, conserve encor l’idée.
Vous croyez lui parler, il est devant vos yeux,
Je suis donc ce jaloux, ce fou, ce furieux ?
Montrez-moi ce portrait, n’en faites plus mystère ;
Que je connaisse au moins celui qu’on me préfère.
MARIANE.
Je ne puis donc trouver de confiance en vous ?
MONCADE.
Ces vains discours ne font qu’exciter mon courroux,
Montrez-moi ce portrait, je ne puis plus attendre ;
Je veux savoir au moins quel parti je dois prendre.
MARIANE.
Je vous le montrerai ; mais, calmez vos transports.
MONCADE.
Je ne me connais plus, je souffre mille morts.
MARIANE.
Malgré tant de serments, la même violence
Continuellement opprime l’innocence.
Ce matin à mes pieds, tremblant, humilié,
Que m’avez-vous promis ? vous l’avez oublié.
Moncade, quelquefois l’apparence est trompeuse
La vérité devrait vous paraître douteuse.
À ma fidélité livrez-vous tout entier,
Et ne m’obligez point à me justifier.
Efforcez-vous, qu’enfin un loger sacrifice,
De tant d’outrages faits, répare l’injustice.
MONCADE.
Non, non, perfide, non, vous me flattez en vain,
De toutes vos noirceurs je suis déjà certain.
MARIANE.
Que veut dire ceci ?
MONCADE.
Que je vous crois capable
De tout ce que je fais de plus abominable.
MARIANE.
Moncade, je vous plains dans votre égarement,
Quoi, vous ne voulez pas m’écouter un moment ?
MONCADE.
Ah, je vous ai déjà trop long temps écoutée,
Quelle injustice ! ah Ciel, l’avais-je méritée ?
Perfide, mille fois vous me poussez à bout,
De mon juste dépit vous devez craindre tout.
Montrez donc ce portrait qui vous couvre de honte ?
Ah ! de l’original, je vous rendrai bon compte ;
Mais, non : pour le traiter avec plus de rigueur,
Je veux l’abandonner à votre mauvais cœur.
Je le punirai mieux ; et son âme abusée,
Me prépare à loisir une vengeance aisée.
Mais, qui me vengera de vous, dites-le moi ?
Comment punira-t-on votre manque de foi ?
L’horreur et le mépris de toute la nature
N’ont jamais, grâce au Ciel, épargné le parjure.
Mais ce n’est point assez, le plus cruel tourment
Satisferait à peine à mon ressentiment.
PASQUIN.
Il a raison.
MONCADE.
Non, non, et ma colère extrême
Ne saurait justement s’en prendre qu’à vous-même,
Mon Rival ne doit point ressentir mon courroux,
Peut-être ignorait-il l’amour que j’ai pour vous.
Quel amour ! Ah, je sens que ma fureur augmente.
Mais, comment osez-vous l’affronter, inconstante ?
Perfide, lâche cœur, âme double et sans foi,
Cachez-vous, pouvez-vous paraître devant moi ?
PASQUIN.
Non, non, il ne faut point me regarder, je cède,
Vous avez tort.
MARIANE.
C’est trop, le mal est sans remède,
Et le cœur et l’esprit sont trop envenimés.
Mille soupçons détruits aussitôt que formés,
N’ont pu vous rendre au moins une fois équitable.
Je ne veux plus d’un cœur, de raison incapable.
Croyez si vous voulez, malgré tant de bontés.
Que je vous hais autant que vous le méritez.
Je pourrais vous donner une preuve certaine
Que ce cœur... Mais, c’est prendre une inutile peine,
Je rends grâces au Ciel de votre aveuglement,
Sous les lois du devoir je rentre absolument.
Je n’écouterai plus que les vœux d’une Mère ;
Ils ne sont pas pour vous : commençons à lui plaire.
Vos outrages enfin déterminent mon cœur,
Et je ne puis déjà vous souffrir sans horreur.
Scène X
MONCADE, MARIANE, PASQUIN, MARTON
MARTON.
Êtes-vous fous tous deux de crier...
MONCADE.
Ah, traitresse !
Va, le Ciel te devait une telle Maîtresse.
MARTON.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? Monsieur, dites-le moi ?
MARIANE.
Ne lui répondez point.
MARTON.
Que je fâche sur quoi.
MONCADE.
La fourbe ! ce portrait d’un homme qu’elle adore,
Tu ne le connais point ? tu le nieras encore ?
MARTON.
Et pourquoi le nier, c’est moi qui l’ai donné.
MONCADE.
De quels monstres ici me vois-je environné !
MARIANE, à Marton.
De grâce, taisez-vous.
Scène XI
JULIE, MONCADE, MARIANE, PASQUIN, MARTON
MONCADE.
Ah voici votre Mère !
Du portrait à la fin nous saurons le mystère.
Un Malheureux, Madame, à vos yeux vient s’offrir,
Qui ne veut qu’un moment vous parler, et mourir,
J’adorais votre Fille ; et mon amour fidèle
Attrait sacrifié tout l’Univers pour elle.
De ce que je vous dis, j’en atteste les Cieux,
Mon cœur l’en assurait, et ma bouche et mes yeux.
De ce fatal amour je devais vous instruire,
J’avais choisi ce jour enfin pour vous le dire ;
Quand de mes propres yeux j’ai vu ! quelle noirceur !
Qu’un autre m’enlevait son infidèle cœur.
JULIE.
Un tel aveu m’irrite autant qu’il vous outrage,
Ma Fille, répondez sans tarder davantage ;
C’est trop, c’est trop souffrir de semblables discours,
Lorsqu’il ne faut qu’un mot pour en rompre le cours.
MARIANE.
Et je vais sans parler, Madame, lui répondre ;
Le portrait que voici suffit pour le confondre.
Vous avez souhaité cet éclaircissement,
Tenez, Monsieur, tenez, le voilà clairement.
JULIE.
C’est Moncade, c’est lui !
MARTON.
Oui, c’est vous.
JULIE.
Ma surprise...
MONCADE.
Que vois-je ici, Pasquin !
PASQUIN.
Sottise sur sottise.
MARTON.
Que le voilà consent !
MARIANE.
Ah, de grâce, Marton,
Laissez-le, abandonnez-le à son peu de raison.
JULIE.
Comment avez-vous eu...
MARIANE.
Quittons ce lieu funeste ;
Dans votre appartement je vous dirai le reste.
Elle lui jette le portrait.
MARTON.
Voilà d’un fou fieffé le modèle parfait.
Scène XII
MONCADE, PASQUIN
MONCADE.
Hélas ! Pasquin ?
PASQUIN.
Monsieur ?
MONCADE.
Ramasse ce portrait.
PASQUIN.
Le voilà.
MONCADE.
C’est le mien.
PASQUIN.
Oui, Monsieur : c’est lui-même.
MONCADE.
Où l’a-t-on pris !
PASQUIN.
Monsieur, par quelque stratagème...
MONCADE.
Oui, c’est cela, Pasquin, justement, tu l’as dit.
PASQUIN.
De quoi vous allez-vous alambiquer l’esprit ?
Ce portrait est de vous.
MONCADE.
C’est vrai.
PASQUIN.
Mon cher Maître.
MONCADE.
Mais, comment ce portrait en leurs mains peut-il être ?
Où m’a-t-on peint ? qui donc ? dans quel endroit ? Pourquoi ?
L’aura-t-elle reçu d’un autre que de moi ?
PASQUIN.
Monsieur ?
MONCADE.
Réponds.
Pasquin fait un geste comme s’il voulait parler.
Poursuis.
PASQUIN.
Vous demandez des choses
Dont je ne puis trouver les véritables causes.
MONCADE.
Tu voulais parler ; parles, et finis promptement.
PASQUIN.
Je disais donc, Monsieur, qu’il faut absolument
Que Moncade... en effet... c’est Marton, je m’embrouille,
Mais, pour approfondir, il faut chercher ; je fouille.
Cela me paraît clair ; et sans autre raison,
Vous voyez bien que c’est ou le diable, ou Marton.
MONCADE.
Ah, tu le savais donc, que Marton ; mais, achève.
PASQUIN.
Ah, si j’en savais rien, que la peste me crève.
MONCADE.
Je ne sais qui me tient.
MONCADE.
Ne vous contraignez pas.
Ne tardez point, cassez, brisez jambes et bras,
Et faites votre charge en toute diligence ;
Mais, je ne saurais plus opprimer l’innocence.
MONCADE.
On cherche à m’éloigner, je le vois clairement.
PASQUIN.
Je ne veux plus mentir.
MONCADE.
Dis-moi donc seulement.
Qu’on tâche d’exciter toute ma jalousie,
Pour me rendre odieux et suspect à Julie.
PASQUIN.
Non, si l’on ne voulait vous souffrir ni vous voir,
On vous dirait : Monsieur, serviteur et bon soir.
MONCADE.
Tu crois donc que pour moi Mariane est sensible ?
PASQUIN.
Oui, je le crois.
MONCADE.
Hélas ! serait-il bien possible ?
PASQUIN.
Elle vous aime plus que vous ne méritez.
MONCADE.
Pourquoi donc abuser de toutes ses bontés !
Que ferai-je, dis-moi, pour calmer sa colère ?
PASQUIN.
Ne soyez plus si fou, ne songez qu’à lui plaire.
MONCADE.
Je le ferai, Pasquin.
PASQUIN.
Étouffez vos soupçons.
MONCADE.
C’en est fait.
PASQUIN.
Très souvent prenez de mes leçons.
MONCADE.
Oui.
PASQUIN.
Ne me grondez plus.
MONCADE.
Par ma reconnaissance,
Tu jugeras, Pasquin, de tour ce que je pense.
PASQUIN.
Vous me le promettez ?
MONCADE.
J’en jure par les yeux
D’un objet qui toujours me sera précieux ;
Par Mariane enfin.
PASQUIN.
Allez, laissez-moi faire.
MONCADE.
Hélas ! Pasquin, je crains bien plus que je n’espère.
Scène XIII
MONCADE, PASQUIN, LA FLEUR
LA FLEUR.
Un Courrier, arrivé de Grenoble à l’instant,
Vous demande, Monsieur, réponse sur-le-champ.
MONCADE.
Ouvrons ; grâces au Ciel, mon sort impitoyable
Ne peut rien ajouter au malheur qui m’accable.
Oui, je puis justement défier sa rigueur.
Quoi ! je perds ma Maîtresse ? on m’enlève ma Sœur ?
Mais, gardons le secret, et poursuivons le traître,
L’infâme périra, je lui ferai connaître...
Scène XIV
MONCADE, PASQUIN, LA FLEUR, JASMIN
JASMIN.
Un Officier, Monsieur, de votre Régiment ;
Demande à vous parler avec empressement.
MONCADE.
Avec empressement ! que me veut-il ?
JASMIN.
Je pense
Qu’il parle d’un départ en toute diligence.
MONCADE.
Ah, juste Ciel ! Allons, Pasquin, je suis perdu.
Ce malheureux n’aura que trop bien entendu.
Que vais-je devenir ? Puis-je vivre loin d’elle ?
PASQUIN.
Bon, nous allons avoir quelque scène nouvelle.
ACTE IV
Scène première
MARTON, seule
Oh ! j’étouffe ; cherchons un lieu pour respirer ;
Je suis lasse d’entendre et de voir soupirer.
Ce ne sont que chagrins, que tourments, que martyres,
Dont à leur place, moi, je ne ferais que rire,
Il faut être ennemi juré de son repos,
Pour s’affliger sans cesse, et si mal à propos,
Moncade a de grands biens, de l’honneur, du courage,
Beau, bien fait, de l’esprit ; que faut-il davantage ?
Il est brusque, emporté, violent et Jaloux :
Dès que de Mariane il se verra l’époux,
Quand par un bon Contrat il deviendra le Maître,
Il paraîtra pour lors indifférent, peut-être.
Tel qu’il soit, une femme a toujours le talent
De rendre son Époux aussi souple qu’un gant.
S’il m’en vient jamais un sous la même figure,
Ma foi, jaloux ou non ; je le prendrai, j’en jure.
Scène II
LA COMTESSE, MARTON
LA COMTESSE.
On peut monter, Marton ?
MARTON.
Madame, je le crois,
Tout est ouvert pour vous.
Scène III
MARTON, seule
Voilà ma bête, à moi.
S’il est vrai ce qu’on dit, à présent vos oreilles
Doivent corner, Moncade, et corner à merveilles.
On s’entretient de vous de toutes les façons ;
Mais, de pareils discours ne font que des chansons.
Pour nuire à nos Amants, vos soins et votre adresse
Ne réussiront point, Madame la Comtesse.
Pour mettre la discorde en tous lieux, en tout temps,
Vous avez, on le fait, de merveilleux talents,
Mais, contre eux, faites naître obstacles sur obstacles,
L’Amour fera pour eux miracles sur miracles.
Semez de vos noirceurs les dangereux appas,
Ce petit obstiné les guidant pas à pas,
Leur développera la ruse, l’artifice ;
Et confondant lui seul toute votre injustice,
Pour donner à leurs cœurs une tranquille paix,
Les serrera d’un nœud que l’on ne rompt jamais.
Scène IV
MARTON, DAMIS
DAMIS.
On ne peut concevoir une telle folie.
Ah ! Marton, vous voilà ! pourrais-je voir Julie ?
Moncade perd l’esprit, et je viens pour savoir
S’il faut l’abandonner à tout son désespoir.
Si Julie...
MARTON.
Elle est seule avecque la Comtesse ;
Et si vous m’en croyez...
DAMIS.
Marron, la chose presse...
MARTON.
Monsieur ?
DAMIS.
Un ordre exprès, venu subitement,
L’oblige de marcher sur l’heure au Régiment.
MARTON.
Au Régiment ? ô Ciel !
DAMIS.
Au Régiment.
MARTON.
N’importe ;
Attendez, croyez-moi, que la Comtesse sorte.
Contre elle j’ai, Monsieur, bien plus que des soupçon
Absente, vous ferez mieux sentir vos raisons.
Pour servir votre ami, vous ne sauriez mieux faire.
DAMIS.
Je m’en vais faire un tour.
MARTON.
Il n’est pas nécessaire ;
Mais, ne l’entends-je pas ? c’est elle assurément.
Au coin de l’escalier tenez-vous un moment.
Dépêchez, la voici qui vient avec Madame.
Scène V
MARTON, seule
Qu’a-t-elle fait là-haut, cette maligne femme ?
J’ai les pieds dans le feu quand le la vois ici,
J’aimerais beaucoup mieux... Taisons-nous, la voici.
Scène VI
LA COMTESSE, JULIE, MARTON
JULIE.
Madame, je ne puis vous répondre autre chose.
LA COMTESSE.
De grâce, parlons bas, je vous prie, et pour cause.
JULIE.
Laissez-nous un moment, retirez-vous, Marton.
Scène VII
JULIE, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Je vous répète encor, qu’avec un si grand nom,
Son mérite, Madame, égale sa naissance.
Bien à la Cour, autant qu’homme qui soit en France,
Il a mille talents, il est d’un goût exquis,
Pour moi, je ne vois rien de pareil au Marquis ;
Et si vous en croyez mon amitié sincère,
Vous ne tarderez point à finir cette affaire.
JULIE.
Madame, assurez-vous que dans très peu de temps
Je vous éclaircirai de tous mes sentiments ;
Mais, il faut là-dessus consulter ma famille,
Savoir son sentiment, en parler à ma Fille.
Je ressens cependant, et comme je le dois,
Les soins que vous prenez, et pour elle et pour moi.
LA COMTESSE.
Quoi ! vous consulterez une Fille à son âge ?
C’est choquer à la fois la raison et l’usage.
Vous devez décider, c’est à vous de choisir ;
Quand vous ordonnerez, elle doit obéir.
C’est ainsi qu’on en use ; et la Cour et la Ville
Ont trouvé ce chemin plus court et plus facile.
La Fille de Cléon, au sortir du Couvent,
Ne connut son Époux qu’un jour auparavant.
JULIE.
Madame, là-dessus, liberté toute entière,
Chacun, vous le savez, agit à sa manière ;
Si j’ai pour mes Enfants une extrême douceur,
Si j’aime l’un en Frère, et chéris l’autre en Sœur,
Je ne me repens point d’en user de la sorte ;
Ils me rendent tous deux l’amour que je leur porte.
LA COMTESSE.
Avec des sentiments si tendres et si doux,
Pour Mariane en vain je vous offre un Époux.
Moncade...
JULIE.
À nos desseins ne fera nul obstacle,
À moins qu’en sa faveur il n’arrive un miracle.
LA COMTESSE.
Le Marquis, attendant l’honneur de votre choix,
Peut-il avoir le bien de vous voir quelquefois ?
C’est une grâce encor que pour lui je demande.
JULIE.
Madame, en vérité, la grâce n’est pas grande,
Les gens faits comme lui, font toujours bien reçus.
LA COMTESSE.
Et surtout le secret.
JULIE.
Comptez...
LA COMTESSE.
N’en parlons plus ;
Que faites-vous ?
JULIE.
Je vais...
LA COMTESSE.
Demeurez.
JULIE.
Non.
LA COMTESSE.
Sans cesse ?
JULIE.
Puisque vous le voulez, Comtesse, je vous laisse.
Scène VIII
JULIE, seule
Laquais, faites venir Mariane et Marton,
Armons-nous une fois de résolution ;
Et parlons une fois, en Mère véritable.
Le Marquis, c’est au moins un homme raisonnable ;
Il est doux, complaisant : n’hésitons plus. Je crois
Qu’on ne peut me blâmer de faire un pareil choix.
Scène IX
JULIE, MARIANE, MARTON
JULIE.
Ma Fille, je vous veux déclarer une chose.
Mais, je vous prie, avant que je vous la propose,
Ce Marquis, dont hier Moncade fut jaloux,
Dites-moi franchement, comment le trouvez-vous ?
MARIANE.
Ce discours me surprend, m’embarrasse, Madame.
JULIE.
S’il ne tenait qu’à vous de devenir sa femme,
Qu’il le souhaitât fort, Mariane, entre nous,
Auriez-vous de la peine à prendre un tel Époux ?
MARIANE.
Qui, moi ?
JULIE.
Oui, vous.
MARIANE.
Ah ! Ciel.
JULIE.
Oui, ma Fille, vous-même.
MARIANE.
Vous me jetez, Madame, en une peine extrême ;
Je cherche en toute chose à vous faire plaisir,
Et votre volonté doit régler mon désir.
MARTON.
Ma foi, c’est trop longtemps lasser ma patience ;
Je crève, et je ne puis celer ce que je pense.
C’est une liberté, que des soins de quinze ans
M’ont justement acquise, et qu’à bon droit je prends.
Y pensez-vous, Madame, et que voulez-vous faire ?
Lui donner un Époux, qui, bien loin de lui plaise,
La va faire mourir sans doute à petit feu.
Songez-y, par ma foi, c’est jouer très gros jeu ;
Tout ce qu’elle vous dit est pure complaisance ;
Mais, n’abusez point, vous, de son obéissance.
Rappelez, rappelez toute votre douceur,
N’écoutez point sa bouche, et consultez son cœur.
Moncade...
JULIE.
Ah, juste Ciel ! y pense-t-elle encore ?
MARTON.
Oui, Madame, elle y pense, elle l’aime, il l’adore.
MARIANE.
Ah ! Marton.
MARTON.
Taisez-vous, je sais ce que je dis.
Tous ces mauvais discours qu’on admirait jadis,
Ne sont plus de saison. Pourquoi tout ce mystère ?
Quel plaisir prenez-vous à tromper une Mère ?
Hé ! parlons à présent comme on parle aujourd’hui.
Mariane ne peut être heureuse sans lui,
Sans Moncade.
JULIE.
Marron, que faut-il que je fasse ?
Scène X
JULIE, MARIANE, DAMIS, MARTON
DAMIS.
Pour un infortuné, je viens demander grâce.
Abandonnerez-vous à ses justes transports,
Un Malheureux chargé de honte et de remords ?
Madame, ayez pitié du tournent qui l’accable,
Ne le punissez point autant qu’il est coupable.
Si vous n’adoucissez la rigueur de son sort,
Vous vous reprocherez d’avoir causé sa mort.
Ah ! si vous le voyez les yeux baignés de larmes,
Vous seriez comme moi sans défense et sans armes.
JULIE.
C’est pour cela, Monsieur, que je crains de le voir.
DAMIS.
Par tout ce qui jamais eut sur vous de pouvoir,
Madame, détournez le coup qui le menace,
Sa fortune en dépend, empêchez qu’on le casse.
Il ne partira point avec votre courroux ;
Il ne faut qu’un seul mot, le refuserez-vous ?
Scène XI
JULIE, MARIANE, DAMIS, PASQUIN, MARTON
PASQUIN.
Madame, ayez pitié d’un pauvre misérable,
Ne l’abandonnez pas à son sort déplorable,
Mon pauvre Maître, hélas ! qui l’eût dit, qui l’eût cru,
Il est cent fois plus fou, qu’on ne l’a jamais vu.
Il rompt, il casse, il brise ; et tout ce que sa rage
Lui fait imaginer, il le met en usage.
DAMIS.
Mais, quoi ! son repentir, ses larmes, ses douleurs
Ne nous présageaient point de semblables fureurs ?
PASQUIN.
Au sortir de chez vous, Monsieur, ce fut le diable.
Rempli de ce départ, qui le trouble et l’accable,
Court droit à son logis, y trouve un Officier,
Qui remet en ses mains un funeste papier.
Après avoir été quelque temps à le lire,
Il demeure interdit, l’Officier se retire.
Je le suis pas-à-pas, j’en voulais faire autant ;
Moncade m’aperçoit, il m’arrête à l’instant.
Je demeure, il s’émut, s’agite, se promène,
Le bord de son chapeau frôle une Porcelaine ;
Je cours pour la sauver, je la tenais ; soudain,
D’un coup il fait tomber le vase de ma main.
Sa raison diminue, et sa fureur augmente :
Au lieu d’un, aussitôt il en casse cinquante.
Ce que les Indes ont de plus brillant aux yeux,
Et tout ce que la Chine a de plus précieux,
Satins, Coffres, Coffrets, chacun dans leurs espèces,
Sont froissés, déchirés, mutilés, mis en pièces.
JULIE.
Quel accès ! quel désordre ! et quel aveuglement !
PASQUIN.
Il dit qu’il se veut faire Hermite incessamment.
MARTON.
Hermite ? Ah, Ciel !
PASQUIN.
Hermite, on ne l’en peut distraire,
Rien ne l’arrête plus qu’une petite affaire ;
Il veut auparavant que d’affubler le froc,
Tuer, n’importe point, ou de taille ou d’estoc,
Ce Marquis, son rival, dont l’image cruelle
Achève de brouiller sa débile cervelle.
Il veut absolument le tuer aujourd’hui,
Pour n’avoir plus demain qu’à prier Dieu pour lui.
Au Régiment, chansons ; quelque effort que l’on fasse,
Il ne s’y rendra point, il consent qu’on le casse ;
Il n’est plus gouverné dans ce funeste jour,
Que par son désespoir, ou plutôt par l’amour.
MARTON.
Et tu le laisses seul dans son désordre extrême ?
Le peut-on sûrement confier à lui-même ?
PASQUIN.
Nous n’avons désormais rien à craindre, Marton,
Il est enseveli dans la réflexion ;
C’est pour se détacher des choses de la terre,
Qu’aux vains amusements il déclare la guerre.
Il en montre le vide et la fragilité ;
Il en fait voir le faux et l’inutilité.
DAMIS.
La générosité, Madame, vous convie
À sauver son honneur, sa fortune, et sa vie.
MARTON.
Madame, en sa faveur, j’implore vos bontés.
DAMIS.
Il ne sera plus temps, si vous ne vous hâtez.
MARTON.
Tous ses emportements cesseront, sa jeunesse...
DAMIS.
Vous ne répondez point, Madame, et le temps presse ?
JULIE.
Mariane ?
MARIANE.
Madame.
JULIE.
Hé bien, que ferons-nous ?
MARTON.
Croyez-moi, je le sais mieux qu’elle, et mieux que vous,
Va le chercher Pasquin.
PASQUIN.
Moncade, mon cher Maître.
Le chemin est plus court, sautons par la fenêtre.
Scène XII
JULIE, MARIANE, DAMIS, MARTON
JULIE.
Je consens à le voir : plaise au Ciel aujourd’hui
Qu’il mérite l’effort que je me fais poux lui !
Scène XIII
DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, MARIANE, MARTON
LE MARQUIS.
Madame, sans rougir, je ne puis davantage
Soutenir à vos yeux un mauvais personnage ;
Et viens désavouer, sans attendre plus tard,
Les proportions qu’on a fait de ma part,
Vous m’entendez, Madame, et je me rends justice,
La Comtesse elle seule a suivi son caprice.
Et ce sont des secrets qu’on pourra tour-à-tour
Avec plus de loisir vous démêler un jour,
Mais, pour vous témoigner que je dis vrai, Madame,
D’un prétendu rival je veux servir la flamme ;
Y donner tous mes soins. On vient de m’avertir
Que demain au plus tard, Moncade doit partir,
Pour détourner un coup à ses vœux si contraire,
J’ai cru que mon crédit lui serait nécessaire ;
Et je viens vous l’offrir.
Scène XIV
JULIE, MARIANE, DAMIS, LE MARQUIS, MARTON, MONCADE, PASQUIN
MONCADE.
Madame, à vos genoux.
JULIE.
Aux yeux de tout le monde ! Ah Ciel ! y pensez-vous.
MONCADE.
Oui, j’y pense, et je veux au moins faire paraître
Les sentiments qu’en moi vos bontés ont fait naître.
JULIE.
Ah ! levez-vous ; faut-il vous le dire cent fois ?
MONCADE.
Madame, je fais moins encor que je ne dois.
JULIE.
Moncade, je le veux, si vous voulez me plaire.
MONCADE.
Je ne réplique plus, il faut vous satisfaire...
JULIE.
Je vous pardonne ; mais, de sans retardement,
Je veux que vous partiez pour votre Régiment.
MONCADE.
Vous obéir est tout ce que je me propose ;
Mais, que vois-je ?
PASQUIN.
Vraiment voici bien autre chose ;
À quel Saint le Marquis, dans ce moment fatal...
DAMIS, au Marquis.
Allons, qu’on est heureux d’avoir un tel rival.
Scène XV
JULIE, MARIANE, MARTON, MONCADE, PASQUIN
JULIE.
À ces conditions au moins je vous pardonne,
Vous partirez demain, s’il vous plaît, je l’ordonne ;
Il si vous différez...
Scène XVI
JULIE, MARIANE, UN LAQUAIS de Julie, PASQUIN, BASQUE, LAQUAIS du Frère de Julie
JULIE continue.
Hé bon dieu ! laissez-nous,
Je vous appellerai, si j’ai besoin de vous.
Toujours...
UN LAQUAIS de Julie.
C’est de la part de Monsieur votre Frère.
JULIE.
Que n’entre-t-on d’abord ? pourquoi tout ce mystère ?
Donne-moi ce billet, approche promptement.
Pardonnez-moi, Monsieur, j’ai fait en un moment.
Lettre du Frère de Julie.
Elle lit.
Si je n’étais malade, ma Sœur, j’aurais été chez vous. Votre Fils est arrivé, je ne puis vous écrire, ni confier qu’à vous-même les particularités d’une affaire de la dernière conséquence ; je vous attends incessamment.
Juste Ciel ! Il suffit : tu n’as qu’à t’en aller,
Dis-lui qu’incessamment je sors pour lui parler.
Les coiffes, dépêchez, ma Fille, je suis morte.
Suivez-moi.
MARIANE.
Devait-il écrire de la sorte ?
MARTON.
Sortirai-je avec vous ?
JULIE.
Laissez-moi, je m’en vais ;
Ciel ! mes pressentiments ne me trompent jamais.
Scène XVII
MONCADE, MARTON, PASQUIN
MARTON.
Que sera-ce, bon dieu, que toute cette affaire ?
J’y pense, je ne puis pénétrer ce mystère ;
J’y rêverais cent ans sans en venir à bout.
MONCADE.
Et moi, je fais, j’entends, je vois, je comprends tout ;
Je suis, je suis trahi.
MARTON.
Que vous êtes habile !
MONCADE.
Ta Maîtresse me trompe.
MARTON.
Oh, cervelle imbécile !
MONCADE.
Tu me trompes aussi.
MARTON.
Que l’enfer sous mes pas...
MONCADE.
Et cet infâme encor...
PASQUIN.
Monsieur, je n’en suis pas.
MONCADE.
Mon Rival à mes yeux ! Ah ! tout mon sang se glace,
Et Damis l’entretient, le caresse et l’embrasse.
MARTON.
Je veux.
MONCADE.
Ah, Juste Ciel ! sont-ce là des amis ?
MARTON.
Quoi, vous ne voulez pas ?...
MONCADE.
Perfide, vous Damis ?
MARTON.
Mais, apprenez au moins.
MONCADE.
Je ne veux rien apprendre.
MARTON.
Hé ! de grâce, écoutez.
MONCADE.
Je ne veux rien entendre.
Je ne m’étonne plus de leur empressement,
Ils veulent, mais en vain, que j’aille au Régiment.
Je veux auparavant démêler l’imposture ;
Je la démêlerai, Marton, je vous le jure.
Ciel ! de quel coup mortel je suis assassiné,
Hé bien, Pasquin, tu vois, je l’avais deviné ;
Ne pénètres-tu pas ?
PASQUIN.
Monsieur, dans cette affaire...
MONCADE.
Comment ?
PASQUIN.
Je la comprends, et la fourbe est fort claire.
MONCADE.
Quand as-tu découvert toutes leurs trahisons ?
PASQUIN.
Monsieur, depuis huit jours, j’ai d’étranges soupçons.
MONCADE.
Tu l’as dit, j’en mourrai ; mais avant que je meure,
Que Damis mon Rival périsse tout à l’heure.
PASQUIN.
Marton ?
MARTON.
Pasquin ?
PASQUIN.
Hé bien ?
MARTON.
Mon Enfant, songe à toi,
Je ne saurais m’y faire, et je suis hors de moi.
ACTE V
Scène première
MONCADE, LA COMTESSE
MONCADE.
Oui, je veux à vos yeux leur déclarer, Madame,
Que je brûle pour vous d’une nouvelle flamme,
Que vous êtes l’objet de mes vœux les plus doux,
Que je ne veux plus vivre et mourir que pour vous.
Trop heureux ! que ce cœur, rebut d’une infidèle,
Reçoive de vos mains une chaîne si belle.
LA COMTESSE.
Je devrais soupçonner un si prompt changement,
Je m’embarque peut-être un peu légèrement ;
Mais, n’importe, de moi quoi que le sort ordonne,
À vos empressements mon âme s’abandonne.
Trop heureuse à mon tour, si selon mes souhaits,
L’hymen, sans différer, nous unit à jamais.
C’est le prix, c’est le but de l’amour le plus tendre.
MONCADE.
Quoi, Mariane ! Ah Ciel, pouvez-vous le comprendre !
Après tant de soupirs, tant d’amour, tant de soins.
LA COMTESSE.
D’un cœur comme le sien en attendiez-vous moins ?
MONCADE.
Quoi ! celle qui des yeux ignorait le langage ?
LA COMTESSE.
Ah ! qu’elle n’en est pas à son apprentissage.
Elle vous a trompé déjà plus d’une fois.
MONCADE.
Ah ! je m’en vengerai, je le veux, je le dois,
Me venger ! la haïr ! il n’est pas temps encore.
Je ne puis vous trahir, Madame, je l’adore,
Et malgré son mépris, sa haine et mon courroux,
Je n’ai d’yeux que pour elle, et n’en ai point pour vous.
LA COMTESSE.
Puisque d’être abusé vous avez tant d’envie,
A l’épouser, Monsieur, c’est moi qui vous convie.
Allez, ne tardez point, h plutôt vaut le mieux.
Mais, ne vous présentez jamais devant mes yeux.
MONCADE.
Quoi ! vous m’abandonnez ? Hé, demeurez, Madame,
Puis-je éteindre en un jour une si vive flamme ?
Je m’en rapporte à vous, prenez pitié d’un cœur
Agité par l’amour, la crainte et la fureur,
Sais-je ce que je fais dans mon désordre extrême ?
Sais-je ce que je dis ? me connais-je moi-même ?
Je ne sais si je vis, je n’entends, ni ne vois,
Dans ce funeste état, Madame, plaignez-moi.
LA COMTESSE.
Ah ! quels indignes soins voulez-vous que je prenne ?
Que je vous plaigne, ingrat ! en valez-vous la peine ?
Après avoir pour vous prodigué mes bontés,
Sur une autre que moi vos yeux sont arrêtés,
Et vous avez le front de me le dire encore ?
Il aime qui le hait, il hait ce qui l’adore.
MONCADE.
Je fais, vous le voyez, d’inutiles efforts ;
Madame, c’est à vous à calmer mes transports.
Peignez-moi ses noirceurs, retracez-moi sans cesse
Le mépris qu’elle a fait de toute ma tendresse.
En user autrement ce serait me trahir,
Dites tout ce qui doit me la faire haïr.
Mais, ce Marquis enfin, l’aime-t-il ? l’aime-t-elle.
J’ai peine, je l’avoue, à la croire infidèle.
LA COMTESSE.
Vous n’en douterez plus, quand vous aurez appris
Qu’elle sera dans peu femme de ce Marquis.
MONCADE.
Femme de ce Marquis !
LA COMTESSE.
La chose est proposée,
Moncade, il s’en faut bien qu’elle soit refusée.
MONCADE.
Comment ? sans m’avertir ! Ah quelles trahisons !
LA COMTESSE.
Pour le taire sans douce elle avait ses raisons.
MONCADE.
Mais, qui vous a si bien instruite, je vous prie ?
LA COMTESSE.
Lorsqu’on en a parlé, j’étais avec Julie,
Puisqu’il faut s’expliquer, j’ai tout su, j’ai tout vu,
Et je n’avance rien que je n’aie entendu.
Pour conclure, elle attend l’aveu de sa famille,
Elle ne doute point de celui de sa Fille.
J’en dis peut-être trop ; mais, vous l’avez voulu,
Et sur moi vous avez un pouvoir absolu.
Scène II
MONCADE, LA COMTESSE, PASQUIN
MONCADE.
Hé bien ?
PASQUIN.
Depuis longtemps, Monsieur, je me promène.
MONCADE.
Qu’as-tu vu ?
PASQUIN.
Laissez-moi du moins reprendre haleine.
J’ai peine à respirer, j’ai les sens tout émus ?
J’étouffe, j’ai couru ; ma foi, je n’en puis plus.
MONCADE.
Ah ! tu me fais mourir, et mon impatience...
PASQUIN.
Ne m’interrompez point, s’il vous plaît, je commence.
Je vous apporte ici des nouvelles, ma foi,
Que l’on devrait garder pour l’oreille d’un Roi ;
D’un Roi fait comme vous, cela s’en va sans dire,
C’est à ce coup, Monsieur, que vous allez bien rire.
Écoutez, en voici de toutes les façons.
Non, les femmes, ma foi, sont toutes des démons.
MONCADE.
Bon dieu, que ce maraud me fatigue et me lasse !
PASQUIN.
Pour donner au récit de le tour et la grâce,
Il faut bien y larder quelques réflexions.
MONCADE.
Bourreau, veux-tu parler, et sans digressions ?
PASQUIN.
C’est ce que nous avons pourtant de mieux à faire :
Car Julie, au sortir de chez Monsieur son Frère,
J’ai fort bien entendu, veut attendre la nuit,
Pour arriver ici sans tumulte et sans bruit.
MONCADE.
Ah ! ces précautions n’ont rien que de funeste.
PASQUIN.
Écoutez, en deux mots je vous dirai le reste.
De chez ce Frère donc, où j’ai tant attendu,
Un jeune homme bien fait, à la fin descendu,
Monte dans le carrosse, et sans cérémonie
S’est placé dans le fond en attendant Julie.
Curieux de savoir s’il était laid ou beau,
J’ouvrais en vain les yeux ; il avoir un manteau
Dont il avait grand soin de couvrir son visage,
Ce qui m’a pour un temps caché le personnage.
Mais à la fin, voulant se servir d’un mouchoir,
Un favorable instant m’a permis de le voir.
C’est... Non, je n’ai rien vu de pareil, que je pense,
C’est le plus beau garçon, Monsieur, qui soit en France ;
Julie et Mariane en carrosse aussitôt,
Elles l’ont toutes deux embrassé comme il faut ;
J’avais honte de voir si peu de retenue,
Et les passants tout haut s’en moquaient dans la rue.
MONCADE.
C’était son Fils, prends garde à ce que tu me dis.
PASQUIN.
Non, ce n’était ni lui, Monsieur, ni le Marquis.
MONCADE.
Achève.
PASQUIN.
Le carrosse a détalé fort vite,
Je l’ai perdu de vue, et vous savez la suite.
LA COMTESSE.
C’est, vous le voyez bien, quelque nouvel Époux,
On trompe le Marquis, on se moque de vous.
MONCADE.
Tigre, tu Vois le jour ! cœur indigne, âme basse !
PASQUIN.
Ne les épargnez point, pourquoi leur faire grâce ?
Je sais cent autres noms qui leur conviennent mieux.
MONCADE.
Monstre, objet le plus vil qui soit dessous les Cieux ?
PASQUIN.
Bon cela.
LA COMTESSE.
Voulez-vous au mal qui vous possède,
Trouver un prompt secours ? l’infaillible remède
Pour rendre à votre cœur une tranquille paix,
C’est de sortir d’ici pour n’y rentrer jamais.
MONCADE.
Il faut auparavant, Madame, la confondre,
Qu’une fois elle n’ose et ne puisse répondre.
C’est trop souffrir, il faut que je la pousse à bout.
Qui n’espère plus rien, ne craint rien, risque tout.
Mais, j’entends un carrosse ; écoutons, il arrête.
Tu ne jouiras pas longtemps de ta conquête,
Je veux sur tout ceci me rendre le cœur net.
Ne perdons point de temps, viens dans ce cabinet.
Scène III
MONCADE, PASQUIN dans le cabinet, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Dans quel abîme affreux ma passion me plonge !
Je sens au fond du cœur un remord qui me ronge,
Mais, pourquoi balancer dans mon malheureux sort ?
Je n’ai rien à choisir que Moncade ou la mort.
Scène IV
LA COMTESSE, JULIE
JULIE.
Je ne puis déposer, mon aimable Comtesse,
Plus sûrement qu’à vous le secret qui me presse.
Heureusement encor ce fou n’est point ici,
Je ne peux point qu’il soit informé de ceci.
LA COMTESSE.
Depuis assez longtemps il est sorti, je pense.
JULIE.
Tant mieux, je puis les faire entier en assurance ;
Un moment, s’il vous plaît, entrons, dépêchons-nous.
Scène V
JULIE, LA COMTESSE, MARIANE, LÉONOR sous le nom de Clitandre, MONCADE, PASQUIN dans le cabinet
JULIE continue.
Ce jeune Cavalier ! hé bien ! qu’en dites-vous ?
À Léonor.
Saluez-là, Monsieur, c’est ma meilleure amie.
À la Comtesse.
Hé ! pour l’amour de moi, baisez-le, je vous prie ;
Pour un Provincial, il a l’air assez bon.
LA COMTESSE.
Merveilleux, j’en conviens : peut-on savoir son nom ?
JULIE.
Je ne sais point encor le nom de sa famille ;
Mais, lorsqu’en sa personne un vrai mérite brille,
On démêle aisément que le sang dont il sort
À tout ce qui paraît a beaucoup de rapport.
LÉONOR, sous le nom de Clitandre.
Présentement, Madame, on m’appelle Clitandre.
LA COMTESSE.
C’est-à-dire en un mot que voilà votre Gendre.
JULIE.
À peu près. Mariane, approchez, voulez-vous
Recevoir cet Amant en qualité d’Époux ?
MARIANE.
Ah ! pour un tel Amant j’ose dire, Madame,
Que l’on peut sans rougir faire éclater sa flamme ;
Lui promettre à jamais une constante ardeur,
Dès qu’on le voit, peut-on lui refuser son cœur ?
LÉONOR, sous le nom de Clitandre.
Et moi dans ce moment, Madame, je vous jure
Une estime, un respect, une amitié si pure ;
À d’autres, je dirais un violent amour.
Madame, si je mens, que je perde le jour.
MONCADE, l’épée à la main.
Traître, avant qu’à ses lois elle soit asservie,
Il faut qu’à l’un de nous il en coûte la vie.
JULIE.
Clitandre, Mariane ! hé vite, sauvons-nous.
LA COMTESSE.
Ah ! cet emportement est indigne de vous.
Scène VI
MONCADE, PASQUIN, LÉONOR sous le nom de Clitandre
MONCADE.
Infâme, je te tiens, ma main est toute prête.
Quel secret mouvement me retient et m’arrête ?
Puis, lâche, fauve-toi de mon juste courroux,
Tu ne mérites pas d’expirer sous mes coups.
Scène VII
MONCADE, PASQUIN
MONCADE continue.
Je n’ai pu résister à mon impatience,
Juste Ciel ! qu’ai-je fait ! jusqu’où ma violence...
Je ressens à la fois mille et mille douleurs,
Je ne me soutiens plus, je tombe, je me meurs.
Scène VIII
MONCADE, PASQUIN, MARTON
PASQUIN.
Marton ?
MARTON.
Ciel !
PASQUIN.
Viens ça.
MARTON.
Bon.
PASQUIN.
Que la fièvre te serre.
MARTON.
Je vais vite chercher des goûtes d’Angleterre.
PASQUIN.
Dépêche-toi : bon dieu ! quel trouble, quel fracas !
Donne.
MARTON.
On se meurt là-haut.
PASQUIN.
On se meurt ici bas.
Scène IX
MONCADE, PASQUIN
PASQUIN continue.
Si je pouvais au moins, pour le mettre à son aise,
Sans le laisser tomber, approcher cette chaise.
Morbleu, que vais-je faire ? Hé bien ! là doucement,
Ne sauriez-vous tout droit vous tenir un moment ?
Mon Maître, mon cher Maître. Il est plus froid que glace,
Chienne, carogne. Hélas ! fussiez-vous à sa place.
S’il pouvait un instant comme cela debout,
Je pourrais. Ah ! jamais nous n’en viendrons à bout.
Allons, mon cher enfant, ça reprenez courage,
Et montrons ce que peut la douleur et la rage.
Rompons, brisons, cassons de l’un à l’autre bout ;
Pour vous faire plaisir, je fracasserai tout :
Bureaux, tables, miroirs, que rien n’ose paraître,
Et jetons la maison après par la fenêtre,
Son pouls ne revient point ! quelle horrible pâleur !
Quoi ! l’on nous abandonne ! Au voleur, au voleur,
Ah, les maudites gens ! Au meurtre, on m’assassine.
Scène X
MONCADE, PASQUIN, JULIE, MARTON
PASQUIN.
Marton, n’auriez-vous point de l’essence d’urine ?
Elle est, à ce qu’on die, bonne pour les vapeurs.
JULIE.
Ah, Ciel !quand finiront mon trouble et mes douleurs.
Songeons incessamment.
MARTON.
Allez, laissez-moi faire.
Retire-toi.
PASQUIN.
Ah, ah !
MARTON.
Maraud, veux-tu te taire ?
PASQUIN.
Le voilà qui revient, je sens battre son pouls,
Ses yeux s’ouvrent. Hé bien, nous reconnaissez-vous ?
JULIE.
En quel affreux état.
MONCADE reprenant ses esprits.
Remettez-vous, Madame,
La raison, à la fin maîtresse de mon âme,
Vous promet des instants plus tranquilles, plus doux,
N’étant plus amoureux, je ne suis plus jaloux.
Excusez les transports que j’ai trop fait paraître,
D’un premier mouvement je n’étais pas le maître ;
Il m’a fait oublier tout ce que je vous dois.
Vous n’avez jamais eu nulle estime pour moi,
Rien ne vous obligeait, Madame, à vous contraindre ;
Aussi, n’ai-je de vous aucun lieu de me plaindre.
Mais, Mariane, adieu ; malgré tant de rigueurs,
Je vous souhaite à tous mille et mille bonheurs.
JULIE.
Ciel ! dans quel embarras !
MONCADE.
Je le vois bien, Madame,
La pitié trouve encor quelque place en votre âme.
Je ne méritais pas un si dur traitement ;
Mais, la tranquillité m’en console aisément.
Scène XI
MONCADE, JULIE, LE MARQUIS, DAMIS, PASQUIN, MARTON
DAMIS.
Je ne sais point comment vous pourrez reconnaître
Le zèle que pour vous le Marquis fait paraître :
Je n’ai jamais tant vu de bontés à la fois ;
Il vous vient d’obtenir un congé pour deux mois,
Et ne me dites point non plus que la faiblesse,
Que l’on fait dès longtemps qu’il a pour la Comtesse,
Ne vous aura pas nui dans cette occasion,
Qu’en vous servant il a servi sa passion :
Non, de quelque façon que vous puissiez le prendre,
Vous n’en avez pas moins de grâces à lui rendre.
Mais, aurez-vous toujours le front chargé d’ennuis ?
MONCADE.
Je ressens tant de soins autant que je le puis.
DAMIS.
Ce fou, tout de nouveau, si j’en crois l’apparence,
Se sera signalé par quelque extravagance.
JULIE.
Je ne suis point injuste, et conviens qu’aujourd’hui
Qui ne me connaîtrait, penserait comme lui ;
Mais, cent fois convaincu de cent erreurs pareilles,
Il devait démentir ses yeux et ses oreilles.
Malgré tous ses serments, et malgré ses erreurs,
À la moindre apparence il reprend ses fureurs,
Il me charge en son cœur de crimes effroyables,
Vos yeux seuls en seront les juges équitables.
Voici son procédé, je ne cacherai rien,
Et dans le même instant vous jugerez du mien.
MONCADE.
Cet éclaircissement, Madame, est inutile,
Ne l’entreprenez point, la chose est difficile ;
Et pour vous épargner un funeste embarras,
Je sors ; mais si content...
JULIE.
Moi, je ne le suis pas.
Vous attaquez ma Fille, il est bon de détruire
Un soupçon qui m’offense, et qui pourrait lui nuire.
MONCADE.
Puisque vous le voulez, Madame, j’y consens,
Détrompez, s’il se peut, ma raison et mes sens,
Justifiez la Fille aussi bien que la Mère.
JULIE.
Je ne fais rien, Monsieur, de plus facile à faire.
MONCADE.
Lorsque je vous entends, Madame, et que je vois.
DAMIS.
Vos yeux vous ont trompé déjà plus d’une fois.
MONCADE.
Oh pour le coup, Monsieur, votre discours m’assomme,
Ici, Madame amené un je ne fais quel homme,
Le présente à sa Fille en qualité d’Époux ;
Sa Fille le reçoit. Hé bien, qu’en dites-vous ?
Ai-je perdu l’esprit, me fera-t-on accroire
Que la nuit en dormant j’ai forgé cette histoire ?
J’étais dans cet endroit, j’ai fort bien entendu,
C’est de ce cabinet que mes yeux ont tout vu.
JULIE.
Malgré ces grands témoins, vous avouerez peut-être
Que ce qu’on prend pour vrai souvent ne saurait l’être.
DAMIS.
À sa place, Madame, un autre eut pu penser...
JULIE.
Et ce sont ces soupçons que je veux effacer.
Les égards que je dois à toute ma famille,
L’intérêt que je prends à l’honneur de ma Fille,
M’oblige à vous donner un éclaircissement,
Quand j’ai mille raisons d’en user autrement.
Et souvenez-vous bien avant que je le fasse,
Qu’il n’est point de retour, n’espérez plus de grâce,
Si vous ne vous servez de ce dernier moment,
Pour prendre de ma main ma Fille aveuglément.
Mais, si vous me forcez à vous la montrer telle,
Qu’elle a toujours été, malheureuse et fidèle,
Sur mon honneur, voyez le serment que je fais,
Ingrat, attendez-vous à ne la voir jamais.
DAMIS.
À d’affreuses rigueurs ce serment vous condamne.
MONCADE.
Damis, je ne sens plus d’amour pour Mariane.
DAMIS.
Si son cœur innocent à vos yeux vient s’offrir ?
MONCADE.
Que ne la puis-je voir innocente, et mourir.
JULIE. Elle lui parle à l’oreille.
Non, vous ne mourrez point. Revenez au plus vite,
Et n’examinons plus quelle en sera la suite.
Scène XII
MONCADE, DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, PASQUIN
JULIE.
Moncade, vous verrez qu’une femme en courroux,
Quand elle jure, tient ses serments mieux que vous ;
Malgré tout l’intérêt que j’avais à me taire,
Je vais vous découvrir cet important mystère.
Scène XIII
MONCADE, DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, PASQUIN, MARTON
MARTON.
On ne peut de Clitandre apaiser les douleurs,
Il n’ouvre plus les yeux que pour verser des pleurs.
Au seul non de Monsieur, sa crainte se redouble ;
Ses sens sont agités, et son esprit se trouble.
MONCADE.
Ah ! Marton, vous pouvez l’assurer aujourd’hui
Que je n’aurai jamais nulle affaire avec lui.
MARTON.
Mais, le promettez-vous ?
MONCADE.
Allez, je vous le jure ;
MARTON.
Vous lui pardonnerez, vous verrez sans murmure,
Sans retour, le chagrin qu’il vous aura donné ?
MONCADE.
Qu’il vienne : dès longtemps il est tout pardonné.
Scène XIV
MONCADE, DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, LÉONOR, PASQUIN, MARTON
MARTON.
Entrez, beau Cavalier.
MONCADE.
C’est ma Sœur !
LÉONOR.
Ah, mon Frère
Je me jette à vos pieds, calmez votre colère.
JULIE.
Son Frère, juste Ciel !
DAMIS.
Quoi ! c’est-là votre Sœur ?
MONCADE.
C’est elle. Levez-vous, je connais mon erreur,
Que faites-vous ici ?
LÉONOR.
Mon Frère, mon cher Frère,
Notre Oncle qui nous sert de Tuteur et de Père,
Sous les lois de l’hymen voulait m’assujettir.
Un vieux Président veuf, à ne vous point mentir,
Me déplut. Et pour rompre un pareil mariage,
Je ne le cèle point, je mis tout en usage.
Valère...
JULIE.
C’est mon Fils.
LÉONOR.
Par Grenoble passa ;
Il m’aima, je l’aimai, mon Oncle me pressa.
Mon Frère, la rougeur me couvre le visage,
Vous me dispenserez d’en dire davantage.
MONCADE.
Madame ?
DAMIS.
Le destin, malgré votre courroux ;
Vous force à consentir à des liens si doux,
Et l’intérêt d’un Fils, son honneur et sa flamme,
Vous doit, sans balancer, déterminer, Madame.
JULIE.
Moncade, c’en est fait, je me rends, et le sort,
Malgré vous, malgré moi, se montre le plus fort.
MARTON.
Et que deviendra donc cette bonne Comtesse,
Madame, elle est là-haut ; le remords qui la presse...
DAMIS.
Allons, et que l’hymen terminant ce grand jour,
Fasse oublier enfin les fautes de l’Amour.