Le Procès (Louis-Émile VANDERBURCH)
Comédie-proverbe, en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Nouveau Théâtre de M. Comte, le 28 octobre 1822.
Personnages
RACINE, poète français
MATHURIN, fermier
THOMAS, fermier
PATAFFLARD, greffier
NICOLAS, garçon de ferme
NICETTE, petite paysanne
MIMI, son frère
PAYSANS
La scène se passe dans un petit bourg aux environs d’Auteuil.
Le Théâtre représente un paysage. D’un côté, la ferme de Thomas ; de l’autre, celle de Mathurin.
Scène première
NICOLAS, sortant de la ferme à droite
Enfin, la paix est donc faite ! voilà tout le monde d’accord ; le père Mathurin a embrassé le père Thomas, le père Thomas a embrassé le père Mathurin ; le passé est oublié, ils ne plaideront point, et au lieu de vider un méchant procès, ils videront une bonne bouteille de vin ; car ils sont convenus de déjeuner ensemble. Moi qui suis le neveu de l’un et le filleul de l’autre, j’aime bien mieux les voir en bonne intelligence que de les voir se chamailler, parce que leurs disputes ne m’amusent guères, et, puis que quelquefois me ressens de leur mauvaise humeur, et je n’y gagne rien de bon ; paf !... un soufflet par ci... pan !... un coup de pied par là, et je vais me coucher par là dessus... Ah ! voilà monsieur Patafflard le greffier du village.
Scène II
NICOLAS, PATAFFLARD, un rouleau de papier sous le bras
PATAFFLARD, à lui-même.
C’est aujourd’hui que monsieur Racine, ce poète célèbre, doit venir prendre possession de ce beau domaine... Je veux le complimenter de main de maître, et ma harangue ne commence pas mal. Sublime auteur du Cid, de la Jérusalem délivrée et du Misanthrope...
Il voit Nicolas.
Bonjour, mon ami Nicolas.
NICOLAS.
Votre serviteur, monsieur Patafflard.
PATAFFLARD.
Eh bien, mon garçon, j’ai appris que Thomas et Mathurin s’étaient réconciliés.
NICOLAS.
Oui, vraiment ; ils ont renoncé à plaider et se sont embrassés.
PATAFFLARD.
J’en suis enchanté.
NICOLAS.
C’est ce que tout le monde dit, parce que, voyez-vous, on les aime dans le village, et on n’était pas bien aise de voir deux braves et honnêtes fermiers se quereller comme çà à propos de botte.
PATAFFLARD.
Verum est.
NICOLAS.
Ah ! c’est du latin, çà, qu’est-ce çà veut dire, monsieur Patafflard ?
PATAFFLARD.
Cela veut dire, il n’y a pas de doute.
NICOLAS.
Enfin, les voilà de bon accord, et ils vont déjeuner ce matin ensemble. C’est charmant, pourvu que çà dure.
PATAFFLARD.
Utinam ut !
NICOLAS.
Tutina, quoi ?
PATAFFLARD.
Ut, cela veut dire, je le souhaite de tout mon cœur.
NICOLAS.
Ah ! mon Dieu que c’est beau, le latin ; monsieur Patafflard ; quand je serai plus grand, vous me l’apprendrez ; je veux devenir savant comme vous.
PATAFFLARD.
Cela ne sera pas long, dès que tu liras un peu currente calamo, nous commencerons musa la musique.
THOMAS et MATHURIN, appelant chacun d’un côté.
Nicolas !... Nicolas !...
NICOLAS.
Les voilà qui m’appellent.
Il court çà et là.
Me voilà, mon oncle, me voilà, mon parrain ? Je ne sais auquel entendre !... c’est égal, adieu monsieur Patafflard.
Il sort.
Scène III
PATAFFLARD
Diable ! cette réconciliation-là ne fait pas mon compte ; Thomas et Mathurin sont deux bonnes vaches à lait dont j’espérais tirer quelques émis ; tout en ayant l’air de les apaiser, je soufflais le feu ; c’est bien le moins que ce procès-là m’eût pu rapporter une douzaine d’assignations, six ou sept protestations, autant de contraintes, sans compter les requêtes, les consultations, les expéditions, l’enregistrement et la condamnation d’une des parties... oh !... oh !... c’est une perte que cette affaire-là ; je vais mettre bon ordre au raccommodement... Ils vont déjeuner, je m’invite, et, tout en buvant leur vin, je ferai si bien, qu’au lieu d’un procès il y en aura trois. Unus et plurimum, abondance de biens ne nuit pas.
Scène IV
PATAFFLARD, MATHURIN
MATHURIN.
Voyez, ce coquin de Nicolas, je l’appelle à tue-tête ; c’est comme si je chantais.
PATAFFLARD.
C’est que le père Thomas l’a appelé aussi.
MATHURIN.
Et il aime mieux obéir à son parrain qu’à son oncle ; voilà qui est merveilleux ; la jeunesse aujourd’hui est par ma foi bien induquée ?
PATAFFLARD.
Allons, père Mathurin, puisque la paix est faite, n’allez pas, avec votre vivacité ordinaire, déranger un accommodement tout aimable.
MATHURIN.
Ouais !... c’est que ce vaurien de Thomas cherche toujours à me faire quelques pièces.
PATAFFLARD.
Fi donc ! ne croyez pas cela.
À part.
La paix n’est pas tellement solide qu’on ne puisse la rompre.
MATHURIN.
Ah çà, quel motif vous amène donc d’aussi bonne heure par chez nous ?
PATAFFLARD.
J’ai quelques affaires de mon emploi de ce côté.
MATHURIN.
Sans doute une saisie, une assignation ou une contrainte. Savez-vous que vous êtes bien heureux, monsieur Patafflard d’avoir comme çà plusieurs cordes à votre arc, et de manger ainsi à cinq ou six râteliers ; vous êtes en même temps greffier, huissier, procureur, magister, écrivain, apothicaire, dentiste, syndic et barbier ; voilà que je crois assez de métiers pour faire bouillir une marmite.
PATAFFLARD.
Oui, oui, mais, mon cher Mathurin, tout n’est pas profit, j’ai des pertes aussi dans mes charges. Fortuna prodit spem.
MATHURIN.
Çà veut dire que...
PATAFFLARD.
Que ce n’est pas tous les jours fête.
MATHURIN.
C’est une admirable chose que le latin... Mais dites-moi, pensez-vous que j’aie agi sagement en me réconciliant avec le gros Thomas.
PATAFFLARD.
Oui... oui... mais çà fait jaser... vous savez qu’il y a toujours des mauvaises langues, et l’on dit que c’est vous qui avez cédé.
MATHURIN.
Ah ! l’on dit cela... jarni ! si je le savais je me refâcherais tout à l’heure, et de la bonne sorte !
PATAFFLARD.
Vous entendez bien que ce n’est pas moi qui dis cela, je n’aime pas les cancans... et puis je sais trop bien que vous aviez raison.
MATHURIN.
Oh ! çà j’avais raison, et si nous en fassions venus à plaider...
PATAFFLARD.
Il aurait perdu, cela n’est pas douteux.
MATHURIN.
Et le benêt soutient qu’il aurait gagné...
PATAFFLARD.
C’est un extravagant, mais de grâce, modérez-vous ; on pourrait croire que je réveille votre animosité, tandis qu’au contraire, j’ai toujours été neutre dans cette affaire ; vous savez d’ailleurs combien je déteste les querelles.
MATHURIN.
À la bonne heure ? Mais palsambleu, aussi bien il faut que je vous quitte ; j’ai un bœuf qui a mal aux dents.
PATAFFLARD.
Ah ! ah ! c’est une dent œillaire ou molaire ?
MATHURIN.
Ma foi tout ce que je sais, c’est que c’est une dent de la bouche, et qu’elle lui fait grand mal.
PATAFFLARD.
Voyez comme il se trouve actuellement, et s’il y avait péril dans la demeure, periculum in tabulo vous me préviendriez.
Mathurin sort.
Scène V
PATAFFLARD
En voilà un qui fera tout ce que je voudrai... Bon, voici l’autre ; il n’est pas aussi prompt, mais item, il est plus bonasse.
Scène VI
PATAFFLARD, THOMAS
THOMAS.
Bonjour donc, monsieur Patafflard.
PATAFFLARD.
Eh ! c’est vous, mon cher Thomas ? quelle figure de santé ; on n’a pas besoin de vous demander comment çà va.
THOMAS.
C’est vrai, jarni ! je me porte comme un charme ; je mange et bois bien ; je dors mieux encore ; mes petites affaires ne se portent pas mal non plus, et je suis sans inquiétudes.
PATAFFLARD, avec emphase.
O fortunatos nimiùm, sua si bona norint agricolas ! Ce qui veut dire en français : les paysans sont plus heureux que des rois quand l’année est bonne.
THOMAS.
Vous savez que je suis raccommodé avec Mathurin ?
PATAFFLARD.
Oui, je sais cela.
THOMAS.
Qu’en dites-vous ?
PATAFFLARD.
Ma foi... rien... vous savez bien que... je n’ai jamais voulu... d’ailleurs... ce n’est pas que je m’intéresse beaucoup à... mais au résumé... voyez-vous, père Thomas... moi... je suis toujours le même, et voilà ce que je pense.
THOMAS.
Ma fine, tout ce que vous me dites là, c’est comme quand vous parlez latin, je n’y comprends rien du tout ?
PATAFFLARD.
Voyez, voilà comme vous êtes père Thomas ; j’ai beau m’en défendre, vous voulez absolument me faire parler.
THOMAS.
Qu’est-ce qu’il y a donc ?
PATAFFLARD.
Certainement cela me chagrine, car, enfin, faut-il vous dire que Mathurin est à la joie de son cœur... et que tout le village se moque de vous ?
THOMAS.
Bah !
PATAFFLARD.
Vous sentez bien que moi, je suis neutre la dedans... Je ne sais que penser de tout cela ; Mathurin est un écervelé qui voulait vous chicaner, et il avait tort...
THOMAS.
Oui, certes, il avait tort et j’avais raison, et s’il s’avisait de prétendre dire le contraire, nous lui ferions bien voir qu’il n’est qu’un sot z’en toutes lettres.
PATAFFLARD.
Comme vous le dites fort élégamment !
THOMAS.
C’est que nous ne sommes pas de la St-Jean, et l’on n’est pas aussi bête qu’on veut... bien le paraître.
PATAFFLARD.
C’est juste ;
À part.
les choses vont à souhait.
THOMAS, s’échauffant.
C’est qu’il ne faut pas que monsieur Mathurin ait l’air de faire le...
PATAFFLARD.
Eh !... là !... là !... père Thomas, voyez dans quel état vous vous mettez, et l’on pourrait croire cependant que je vous excite à cela ; ah ! je vous en conjure, pas de scène ! pas de scène !
THOMAS.
Je voudrais parbleu bien qu’il osât me dire en face qu’il avait raison.
PATAFFLARD.
Encore une fois, modérez-vous, père Thomas.
THOMAS.
Je ne veux pas me modérer, moi, et je veux être courroucé tout autant qu’il me plaira.
Scène VII
PATAFFLARD, THOMAS, MATHURIN
MATHURIN.
La peste soit de l’animal.
THOMAS.
Qu’est-ce à dire, maître Mathurin ?
MATHURIN.
C’est une pitié que cette mâchoire !
THOMAS.
Et morguenne, mâchoire toi-même.
MATHURIN.
Et à qui en a donc ce vieux fou ?
THOMAS.
Par là, corbleu, c’est à toi, double sot.
MATHURIN.
Ah ! c’est trop fort, et si tu veux recommencer les querelles, je te donnerai si bien sur le bec que tu resteras coit pour un temps..
THOMAS.
C’est ce que nous verrons.
MATHURIN.
Veux-tu le voir mm de suite.
PATAFFLARD.
Quoi ? injures, menaces, voies de fait... Ah bon dieu... Mais c’est un scandale public.
À Thomas.
Courage ! mettez-le au pied du mur ;
À Mathurin.
c’est un fou, mettez-mon cela à la raison.
Haut.
Eh ! de grâce, messieurs, cessez un pareil démêlé. Vit-on jamais deux amis s’entreprendre de la sorte... Par ma foi je quitte la partie ; je ne saurais voir plus longtemps un tel désordre.
À part.
On me rappellera pour recevoir les dépositions ;
Haut.
bellum sit vobiscum ; que la paix soit avec vous.
Il sort.
Scène VIII
MATHURIN, THOMAS
MATHURIN.
Mais, enfin, à qui diable en as-tu ? et que t’ai-je fait ?
THOMAS.
Belle demande, ne m’as-tu pas appelé animal à mâchoire ?
MATHURIN.
Oh ! le tour est plaisant,
Il rit.
ah ! la bonne drôlerie.
THOMAS.
Je ne vois pas qu’il y ait tant à rire à cela.
MATHURIN.
Eh ! mon pauvre Thomas, je ne pensais pas plus à toi... c’est mon pauvre bœuf qui a mal aux dents...
THOMAS.
Quoi ! vraiment !
MATHURIN.
D’honneur, je disais que sa mâchoire me tourmentait.
THOMAS.
Jarni ! cela étant, je ne t’en veux plus.
MATHURIN.
Voilà comme tu prends la mouche sans raison.
THOMAS.
Dam ! je ne savais pas cela.
Scène IX
MATHURIN, THOMAS, NICOLAS
NICOLAS.
Faut-il que je prépare le déjeuner pour qu’on déjeune ?
MATHURIN.
Oui da, ce sera bien fait ; la paix se fera à table ; je me sens un gros appétit qui ne demande que cela.
Nicolas dresse une table.
THOMAS.
Jarni, ce serait grand dommage de demeurer en querelle quand un déjeuner nous attend ; ce serait, palsambleu, bouder contre son ventre.
MATHURIN.
Et ça ne vaut rien ; moi je ne boude jamais à table ; j’aime mieux une indigestion.
Ils se mettent à table.
THOMAS, buvant.
Je te la souhaite.
MATHURIN, buvant.
Je te rends la pareille.
THOMAS.
Comment trouves-tu le vin ?
MATHURIN.
Hum !... pas méchant... il n’est pas vieux.
THOMAS.
C’est du vin d’Hièrres[1].
MATHURIN.
Comment d’hier.
THOMAS.
Eh ! oui, du village d’Hièrres ; il me vient d’Ignace Finot.
MATHURIN.
Bah ! tu te trompes ; c’est du vin de Sceaux.
THOMAS.
Ah ! c’est bien d’Hièrres.
MATHURIN.
Parbleu non.
THOMAS.
Parbleu si.
MATHURIN.
Par ma foi, tu veux me faire croire...
THOMAS.
Et toi tu veux me soutenir...
MATHURIN.
Vas-tu recommencer la dispute ?
THOMAS.
Tu commences le premier, et mon vin est du vin d’Hièrres.
MATHURIN.
T’est une bête, et ton vin est du vin de Sceaux.
THOMAS.
Non.
MATHURIN.
Si.
THOMAS.
Non, non, non, non, non, non !
MATHURIN.
Si, si, si, si, si, si, si, si !
Ensemble.
THOMAS.
C’est du vin d’Hièrres, et certes Ignace ne m’a pas trompé, et tu n’es qu’un entêté, un bavard et un méchant.
MATHURIN.
C’est du vin de Sceaux, on t’a attrapé comme un benêt, et tu n’es qu’un nigaud, un querelleur et un sournois.
Scène X
MATHURIN, THOMAS, NICOLAS, PATAFFLARD
PATAFFLARD.
Eh bien ! qu’est-ce ? on se querelle encore ; mais c’est un enfer que cela. Je croyais que tout allait se rarranger, et que cela se terminerait par un déjeuner.
THOMAS.
C’était bien ainsi, monsieur Patafflard ; mais ce brouillon de Mathurin me veut soutenir que mon vin n’est pas d’Hièrres.
MATHURIN.
Non, c’est du vin de Sceaux.
THOMAS.
Je m’en rapporte à monsieur Patafflard.
PATAFFLARD.
Voyons, où est ce vin ; je vais vous dire cela de la première main.
NICOLAS, lui en donnant.
En voilà, monsieur Patafflard... C’est-il pas guignolant de voir des choses comme ça ; qu’est-ce que ça fait qu’il soit de Sceaux ou de Mistenflûte, pourvu qu’on le boive.
MATHURIN.
Tais-toi.
THOMAS.
Paix ! bavard.
NICOLAS.
On s’y conforme la...
PATAFFLARD, après avoir bu.
M’si, m’si !... c’est... ma foi je ne sais pas trop... Nicolas, verse, mon garçon, je veux m’assurer,
Il boit.
c’est du Surenne, oui, bien sûr... bien sûr...
MATHURIN.
Je ne le crois pas ; mais, enfin, ça n’est toujours pas du vin d’Hièrres.
THOMAS.
Va pour le Surenne ; mais ce n’est toujours pas du vin de Sceaux.
PATAFFLARD.
Allons, mes amis, quand nous devrions nous disputer après ; déjeunons.
MATHURIN.
Oui, ventregué, déjeunons.
MATHURIN.
Allons, voyons, déjeunons.
NICOLAS.
Bon, c’est le meilleur... ça, déjeunons.
THOMAS.
Mettez-vous la, monsieur Patafflard, à vous la place d’honneur.
PATAFFLARD.
Vous êtes trop honnête annuo libenter ; entre amis, point de cérémonie.
NICOLAS.
Ah ! mon oncle, mon parrain... Voilà un beau monsieur qui vient par ici ; ça a l’air d’un Parisien de Paris.
Scène XI
MATHURIN, THOMAS, NICOLAS, PATAFFLARD, RACINE
RACINE.
Ne vous dérangez pas, mes bons amis, indiquez-moi seulement si je suis bien dans la direction d’Auteuil ; je crains de m’être égaré sur la route
À part.
gardons l’incognito.
THOMAS.
Oui da, mon bon monsieur, vous vous êtes écarté au moins d’une grande lieue.
RACINE.
Cela me contrarie beaucoup ; j’espérais y être rendu sur les midi.
MATHURIN.
Jarni, vous n’y serez pas à deux heures, et si vous êtes à jeun, et que notre déjeuner vous puisse être agréable...
THOMAS.
Dam, c’est bien à votre service, monsieur.
RACINE.
J’accepte volontiers, mes amis ; un frugal offert d’aussi bon cœur a un double prix, et quand l’appétit ne manque pas, il augmente encore de valeur.
À part, pendant que tous s’empressent à le placer.
« Oubliant les grandeurs et leur pompe imposante,
« Le bon Roi visitant la chaumière indigente,
« Chez l’honnête Michaut paraît libre et content,
« Racine près d’Auteuil en peut bien faire autant.
Il s’assied.
PATAFFLARD.
Monsieur se rend sans doute à Auteuil pour voir mon sieur Boileau.
RACINE.
Justement, c’est un de mes grands amis.
NICOLAS, mangeant à l’écart.
Ah ! bon, c’est signe que vous n’êtes pas une bête, car on dit comme ça qu’il fait la guerre aux sots, et qu’il n’est l’ami que des gens d’esprit ?
RACINE.
Je suis flatté de votre remarque... mais vous connaissez donc Boileau ?
THOMAS.
Eh ! jarni, qui est-ce qui ne le connaît pas ? un si brave et honnête monsieur ; d’ailleurs, j’avons-t-il pas not’ grand fieux Antoine qui est son jardinier.
PATAFFLARD.
J’ai eu souvent le plaisir de voir monsieur Boileau ; j’ai l’honneur d’être son collègue ; je suis homme de lettres.
RACINE.
Ah ! vous êtes homme de lettres... je vous plains... De quel genre sont vos productions ?... chantez-vous les bergers, les dieux, les exploits...
PATAFFLARD.
Je suis pour les exploits... c’est-à-dire je ne les chante pas, je les dresse.
RACINE, riant.
Ah ! j’entends... et comme homme de lettres...
NICOLAS.
Monsieur Patafflard nous montre à lire et à écrire.
RACINE.
Fort bien.
PATAFFLARD.
Connaissez-vous monsieur Racine aussi ?
RACINE.
Mais oui, un peu ?
MATHURIN.
C’est celui-là, qui est un fameux savant pour toutes les écritures.
PATAFFLARD.
Nous l’attendons aujourd’hui, et j’ai mis quelqu’un en faction pour guetter ses équipages.
RACINE.
Ses équipages... il n’en a pas ; un poète ne roule jamais carrosse.
THOMAS.
En attendant qu’il arrive... jarni ! buvons à sa santé.
TOUS, buvant.
À la santé de monsieur Racine.
MATHURIN.
Eh bien, Monsieur, si vous étiez venu un petit moment plutôt, vous nous auriez trouvés en querelle.
THOMAS.
Et hier nous étions en procès.
RACINE.
En procès... Fi donc !
MATHURIN.
C’est ce gros Thomas qui m’avait cherché noise.
THOMAS.
Ah ! tu diras peut-être que j’avais tort ?
MATHURIN.
Oui, certes ! et grandement tort.
THOMAS.
Çà n’est jarni pas vrai ; la raison était bien de mon côté.
MATHURIN.
Enfin, Monsieur, je vous en fais juge. Thomas a un grand prunier dont les branches tombent dans mon enclos les prunes qui tombent chez moi sont à moi, je le soutiens, parce que...
THOMAS.
Parce que tu es un fripon et un malhonnête homme.
MATHURIN.
Ah ! c’est trop fort, vous l’entendez, j’espère, eh bien ! je n’en démorderai pas ; corbleu, nous plaiderons
THOMAS.
Oui, nous plaiderons... et puisqu’il m’échauffe les oreilles...
MATHURIN.
On te les lavera, pour te les rafraîchir...
THOMAS.
Nous verrons !
MATHURIN.
J’aurai cent fois raison.
THOMAS.
La justice est là.
MATHURIN.
Nous plaiderons !
THOMAS.
Nous plaiderons !
ENSEMBLE
Nous plaiderons !
PATAFFLARD.
C’est un vacarme à ne pas s’entendre.
RACINE.
Comment, mes enfants, vous voudriez, pour un moment que je passe avec vous, me laisser partir avec le regret de vous voir en mauvaise intelligence ?
MATHURIN.
Oh ! c’est un parti pris, nous plaiderons.
THOMAS.
C’est bien décidé ; je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit...
MATHURIN.
Quand il devrait m’en coûter trois cents francs...
THOMAS.
Quand je devrais y perdre cent écus.
NICOLAS, pleurant.
La, voyez si ce n’est pas terrible de se quereller comme çà pour des prunes.
RACINE.
Vous voulez plaider, vous ne savez donc pas ce que peut coûter un procès ? Ah ! mes amis, la maudite chose que la chicane.
À part.
Il serait plaisant de les réconcilier avec une scène des plaideurs ;
Haut.
tenez, je vais vous conter ce qui m’est arrivé à moi, et si, après l’exemple que je vais vous citer, vous persistez dans votre projet ridicule, je vous tiens pour les plus entêtés et les plus fous de tout le canton.
Voici le fait : « Depuis quinze ou vingt ans en çà,
« Au travers d’un mien pré certain ânon passa,
« S’y vautra, non sans faire un notable dommage,
« Dont je formai ma plainte au juge du village.
« Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ;
« À deux bottes de foin le dégât estimé.
« Enfin, au bout d’un an, sentence par laquelle
« Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
« Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt ;
« Remarquez bien ceci, mes amis, s’il vous plaît,
« Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,
« Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête ;
« Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?
« Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.
« Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
« Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
« Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour
« Du foin que peut manger une poule en un jour :
« Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
« Demeurant en état, on appointe la cause
« Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
« J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
« De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
« Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,
« Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux,
« J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.
« Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
« Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses,
« Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
« Estimés environ cinq à six mille francs.
« Est-ce là faire droit ? est-ce la comme on juge ?
« Après quinze ou vingt ans, je n’ai pas un refuge.
THOMAS.
Ah ! bon dieu, c’est-il possible ?
PATAFFLARD, à part.
Qu’est-ce qu’il leur conte donc là, avec son ami Drolichon ?
MATHURIN.
Mais, c’est effrayant çà, monsieur ?
THOMAS.
Ah ! ça, il faut donc se laisser manger la laine sur le dos.
MATHURIN.
On aura donc le droit d’insolence ; et les battus paieront l’amende par dessus le marché.
THOMAS.
Enfin, je m’en rapporte à monsieur Patafflard, est-ce moi qui ai tort ?
PATAFFLARD, hésitant.
Non, non, père Thomas... mais...
MATHURIN.
Mais ; c’est peut-être moi, corbleu, le tour est des meilleurs ; ne m’avez-vous pas dit que c’était moi qui avais raison ?
PATAFFLARD.
Eh bien, oui, oui, père Mathurin ; mais que diable, vous vous emportez là... Entendons-nous d’abord, la colère n’est bonne à rien, in culpâ ducit ira : la modération est la plus belle des vertus... et... vous savez comme moi, que... du reste... ma foi, je n’ai rien à vous dire !
RACINE, à part.
Monsieur Patafflard joue son rôle à merveille ! Je vais tâcher de finir le mien à l’avantage de ces bonnes gens.
THOMAS.
Comment, six mille francs de frais pour deux-bottes de foin !
MATHURIN.
La justice a une balance qui n’a pas été vue au contrôle.
THOMAS.
Si je savais en être pour le quart de cela, j’aimerais mieux ne plaider de ma vie.
MATHURIN.
Mais conviens donc, au moins, que tu as tort.
THOMAS.
Si... j’ai un peu raison.
RACINE.
« JE VAIS DÉDIDERCELA EN DEUX MOTS :
« Oui, deux mots, mes amis, vont vous mettre d’accord,
« Mathurin a raison et Thomas n’a pas tort.
Il rit.
Voilà ce que vous dirait le juge le plus habile. Croyez-moi, faites la paix ; elle a bien plus de charmes qu’une guerre, même juste en apparence.
THOMAS.
Ma foi, si Mathurin veut, je nous baillons la main.
MATHURIN.
Morgué ! je ne caponne pas, et vilain celui qui nous désunira.
PATAFFLARD, à part.
Cela va mal... Je suis fait.
RACINE.
À la bonne heure, voilà ce que j’aime à voir. Bien, mes enfants, soyez toujours de bon accord, vous vous en porterez mieux et vos granges aussi ; il n’y a que l’envie et la chicane qui n’y trouveront pas leur compte.
Scène XII
MATHURIN, THOMAS, NICOLAS, PATAFFLARD, RACINE, NICETTE, MIMI, tout le village des bouquets à la main
CHŒUR.
Air : Mais bientôt après l’orage. (du tableau parlant)
Oui, portons ces fleurs nouvelles
À not’ bienfaiteur chéri,
Les plus fraîches et les plus belles
Sont les plus dignes de lui.
NICETTE.
Air : Du vaudeville de madame Saumon.
Oui, ce bon monsieur Racine,
Que nous attendions là-bas,
Incognito j’imagine,
Ici, vient d’porter ses pas ;
Il a déjà dans l’village
Fait du bien dès qu’il y est venu,
En faut-il davantage,
Tous nos cœurs l’ont r’connu.
Elle montre Racine.
CHŒUR.
Oui, portons, etc.
RACINE, à part, riant.
Je suis découvert.
Haut.
Oui, mes enfants, je me nomme Racine.
Il embrasse Nicette et Mimi. Patafflard commence sa harangue, on le retient.
TOUS.
Vive monsieur Racine !
RACINE.
Quel est ce joli petit garçon ?
NICETTE.
C’est mon frère, Monsieur.
MIMI.
Oui, Monsieur, je suis le frère de ma sœur ; je m’appelle Mimi, pour vous servir si j’en étais capable.
RACINE.
Il est charmant !
NICETTE.
Il est bien savant pour son âge au moins ; il lit déjà dans la civilité puérile.
MIMI.
Et honnête, monsieur Racine ; je sais aussi par cœur des fables de La Fontaine.
RACINE.
Ô grand homme, quel triomphe pour toi !
MIMI.
La dernière que j’ai apprise, c’est l’huître et les plaideurs.
RACINE.
Bravo ! récites-nous-la, mon petit ami ; elle est de circonstance aujourd’hui. Profitez de la leçon de cette fable, Thomas ; elle est le meilleur code du village.
MIMI.
M’y voilà.
Il récite la fable.
L’huître et les plaideurs
« Un jour, deux pèlerins sur le sable rencontrent
« Une huître que le flot y venait d’apporter,
« Ils l’avalent des yeux, du doigt ils se la montrent
« À l’égard de la dent il fallut contester.
« L’un se baissait déjà pour ramasser la proie,
« L’autre le pousse, et dit : il est bon de savoir
« Qui de nous en aura la joie ;
« Celui qui le premier a pu l’apercevoir,
« En sera le gobeur, l’autre le verra faire.
« Si par là l’on juge l’affaire,
« Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci ;
« Je ne l’ai pas mauvais aussi,
« Dit l’autre, et je l’ai vue avant vous sur ma vie ;
« Eh bien, vous l’avez vue, et moi je l’ai sentie.
« Pendant tout ce bel incident,
« Perrin Dandin arrive ; ils le prennent pour juge,
« Perrin fort gravement ouvre l’huître et la gruge.
« Nos deux Messieurs le regardant.
« Ce repas fait, il dit, d’un ton de président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
« Sans dépens, et qu’en paix chacun chez soi s’en aille.
THOMAS.
Et ça nous fait voir que nous n’étions que des imbéciles.
PATAFFLARD, furieux.
Ce monsieur Racine est un impertinent ! Qu’il vienne tous les jours un Parisien comme celui-là, chez nous, et je suis ruiné.
Scène XIII
TOUS, excepté PATAFFLARD
NICOLAS.
Eh bien, il est honnête, monsieur Patafflard.
THOMAS.
On dirait qu’il se sent...
MATHURIN.
C’est pour ça qu’il se mouche.
THOMAS.
Jarnigai, monsieur Racine, vous nous avez réconciliés ; nous sommes bien persuadés à présent de tout ce que vous nous avez dit, jarni ! un méchant accommodement vaut mieux que le meilleur procès.
CHŒUR.
Air : De la treille de sincérité.
Suivons l’Adage,
Il est fort sage,
Chacun chez nous vivons en paix,
Fuyons à jamais
Les procès.
Vaudeville final.
Air nouveau, de monsieur Malpertuis ou du Vaudeville de Jadis et Aujourd’hui.
MATHURIN.
Thomas aime à parler en maître,
Moi je suis dans le même cas ;
Pour se ressembler trop peut être,
Nos têtes ne s’accordent pas.
Mais nos cœurs sont d’intelligence,
Si l’un de nous a quelque tort,
Consultons-les toujours d’avance,
Et nous serons toujours d’accord.
Les deux derniers vers en chœur.
THOMAS.
Renonçons aux folles querelles
Qui nous ont par trop désunis ;
Éloignons jusqu’aux étincelles
Des procès qui brouillent les amis.
Mon cher Mathurin que t’en semble,
Si la saison est d’bon rapport,
Gn’y a qu’à manger nos prunes ensemble,
Et nous serons toujours d’accord.
RACINE.
Chez plus d’un auteur que l’on cite,
Souvent la rime et la raison
Malgré leur apparent mérite,
Semblent être en division.
Chez les Pradon, chez les Linière,
Elles auront le même sort ;
Mais chez Lafontaine et Molière,
On les verra toujours d’accord.
NICETTE, au public.
Malgré nos efforts pour vous plaire,
Contre nous prenant leurs ébats ;
Si les sifflets nous font la guerre,
Messieurs ne vous accordez pas.
Mais si par un effet contraire
Notre zèle vous plut d’abord ;
Pour applaudir loges, parterre,
Que tout le monde soit d’accord.
CHŒUR.
Suivons l’Adage, etc.
[1] Village près Paris.