La Nouvelle Clary (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 11 novembre 1822
Personnages
ALBERT DE WURTZBOURG, seigneur allemand
LE BARON DE MULDORF, son ami
BRINDAU, domestique d’Albert
LOUISE
GEORGETTE, jeune Auvergnate
PETIT-JACQUES, Auvergnat
DAMES
CAVALIERS
En Allemagne, dans le château d’Albert.
Un pavillon élégant au milieu d’un jardin. Portes latérales. Une grille dans le fond.
Scène première
ALBERT, LE BARON
ALBERT.
Quoi ! mon cher baron, c’est vous que je retrouve en ce pays ?
LE BARON.
Oui, mon ami, après dix ans de voyages ! je ne me trouve bien nulle part, et je retournais chez moi pour changer. En apercevant ce beau parc, ce jardin anglais, j’ai demandé au postillon quel en était le propriétaire : – « Il vient d’être acheté, me dit-il, par un seigneur allemand, le comte Albert, qui l’habite avec sa sœur. – Oui ? le comte Albert de Wurtzbourg ? – Oui, monsieur. – Mon ancien élève, le fils de mon meilleur ami ! Postillon, arrête là ! » Je fais ouvrir la grille, je descends, je te demande, et me voilà.
ALBERT.
Quel plaisir j’éprouve à vous revoir ! malheureusement j’ai aujourd’hui du monde à dîner, des visites d’installation, mais j’espère que vous nous restez plus d’un jour.
LE BARON.
Plusieurs jours !... dis donc plusieurs semaines, plusieurs mois, tant que tu voudras ! je n’ai rien à faire qu’à être heureux ; malheureusement je n’ai pas souvent d’occupation, aussi quand il s’en trouve, j’en profite.
ALBERT.
Est-ce vous que j’entends ? avec votre haute naissance, votre fortune immense, que manque-t-il donc à votre bonheur ?
LE BARON.
Ce qui me manque ? je suis seul sur terre ; je suis veuf, j’avais une fille unique que j’avais fait élever en France, et que j’ai perdue depuis quelques années.
ALBERT.
Ah ! mon Dieu ! je l’ignorais.
LE BARON.
À quoi bon l’annoncer dans mon pays, pour exciter l’espérance de mes collatéraux ?
Air : Le choix que fait tout le village. (Les Deux Edmond.)
Pour voir sans cesse une foule importune
De grands parents, tous inconnus, je crois,
Et qui viendraient fondre sur ma fortune,
Parce qu’ils ont le même nom que moi ;
Moi les choisir, pour remplacer ma fille !
Mes grands cousins me sont indifférents,
Le nom n’est rien, le cœur fait la famille,
Et mes amis, voilà mes vrais parents.
J’ai pris le parti de voyager : on prétend que c’est amusant, je ne connais rien de plus insipide ; se fatiguer par partie de plaisir ; exposer ses jours par curiosité, comme je l’ai fait dernièrement au Mont Saint-Bernard, où je roulais au fond d’un précipice, sans le secours le plus inespéré : un enfant qui m’a sauvé la vie.
ALBERT.
Il serait possible !
LE BARON.
Je te conterai cela plus tard en détail. En outre, que je reste ou que je m’en aille, il n’y a jamais personne pour me contrarier ou pour me retenir ; mon départ ne cause aucune peine, et mon arrivée aucun plaisir... Qui pourrait s’attacher à un voyageur, qui lui-même n’a pas le temps d’aimer ? passant sa vie en poste, il ne peut contracter que des amitiés d’auberge, ou des affections de table d’hôte qui s’oublient au premier relai ! et quand, sur ses vieux jours, il retourne dans sa patrie, tout a changé comme lui, et il se trouve encore en pays étranger ; voilà ce que l’on gagne à voyager. Mais, mon ami, je ne te quitte plus, c’est ici ma dernière auberge ; je t’ai élevé, je t’aime, je veux vieillir avec toi et te laisser ma fortune ; en revanche, tu me donneras une famille, des enfants et du bonheur.
ALBERT.
Une famille !... Je ne sais comment vous avouer la situation où je me trouve... mais à qui pourrais-je donner ma confiance et demander des conseils, si ce n’est à mon meilleur ami, et au plus sage de tous les hommes ?
LE BARON.
Air du vaudeville du Piège.
Non pas... mais au plus indulgent ;
Des vieillards c’est le seul mérite.
Sur l’océan du monde en ce moment,
Tu viens d’entrer quand je le quitte !
Après l’orage, au port je touche enfin,
Et c’est quand on est au rivage
Qu’on doit, mon cher, tendre la main
À ceux qui vont faire naufrage.
Parle vite, aurais-tu fait quelque extravagance ?...
ALBERT.
La plus grande et la plus impardonnable de toutes, puisqu’elle m’empêche de profiter de vos bontés.
LE BARON.
Comment, morbleu ! est-ce que tu serais marié ?
ALBERT.
Ah ! si ce n’était que cela !
LE BARON.
Et que veux-tu de pis ?
ALBERT.
Si je vous nomme celle que j’aime, vous allez m’accabler de reproches ! si je vous la fais voir, peut-être n’aurez-vous plus le courage de me blâmer ! Louise est sans naissance, sans fortune ; son père, qui habite l’Auvergne, est un pâtre, un laboureur qui, chargé d’une nombreuse famille, avait envoyé sa file aînée en pays étranger, chez une de ses tantes, dans les montagnes du Tyrol ; c’est là que je l’ai vue, et c’est après deux ans d’amour, de constance et des soins les plus assidus, que Louise s’est confiée à mon honneur, à ma loyauté ; seul je suis coupable, car enfin, en venant dans ces lieux, elle n’a cru suivre que son époux !... je le lui ai promis, du moins ; mais mon oncle, mais ma famille !... Je vous le demande, que feriez-vous à ma place ?
LE BARON.
Ma foi, fidèle à mon système, je remonterais en chaise de poste, et m’en irais à l’autre bout du monde !
ALBERT, vivement.
Avec elle !
LE BARON.
Non... non... tout seul, si je pouvais !
ALBERT.
Et justement je ne puis vivre sans elle !... Il ne m’appartient pas de la vanter ; mais d’abord, c’est la plus jolie femme de l’Allemagne, et ensuite la plus aimable ; comme elle croit toujours que des obstacles indépendants de ma volonté retardent seuls notre mariage... je l’ai fait consentir à passer ici pour ma sœur, la comtesse d’Alvinski... Je vois que cette ruse va m’attirer votre reproche...
Air de M. Aymon.
Attendez encore un instant
Avant de juger ma folie !
Hélas ! le crime est-il si grand,
Lorsque l’excuse est si jolie ?
Maints censeurs blâmeront mon choix,
Mais ces juges inexorables,
S’ils la voyaient, seraient, je crois,
Trop heureux d’être aussi coupables.
LE BARON.
Allons, puisque tu le veux... Mais qui m’aurait jamais dit que je jouerais un pareil rôle ? débuter à cinquante ans, et par les confidents !... Je quitte mon habit de voyage, et descends dans la salle à manger.
ALBERT.
Holà, quelqu’un !
Brindau et un autre domestique paraissent.
Conduisez monsieur dans l’appartement au premier.
Le baron sort avec un domestique.
Scène II
ALBERT, BRINDAU
ALBERT.
Brindau, mes lettres et mes journaux !
BRINDAU.
Les voilà.
ALBERT, ouvrant une lettre.
Encore de mon oncle le grand écuyer.
Lisant.
Dieu ! « cette fois c’est notre prince lui-même qui veut me marier... le prince à qui je dois tout ! Mon oncle a découvert ma retraite, et dès demain il vient me chercher pour me présenter à celle qu’on me destine !... » Que faire ? je ne peux pourtant tarder plus longtemps... il faut avouer à Louise l’affreuse situation où je me trouve ; lui apprendre que jamais elle ne peut être ma femme !... Grands dieux ! donnez-moi ce courage !
À Brindau.
Louise est-elle chez elle ?
BRINDAU.
Oui, monseigneur.
ALBERT.
Comment ! elle n’est pas sortie ?
BRINDAU.
Non, monseigneur, je viens de voir madame la comtesse... elle est là !
ALBERT, à part avec crainte.
Ah ! mon Dieu ! je le sens, je ne pourrai jamais !... il faut que j’en charge le baron de Muldorf... lui seul peut me rendre ce service.
BRINDAU.
Monseigneur, plusieurs voitures entrent dans la cour, ce sont sans doute les convives, les amis... que vous attendez.
ALBERT.
Ils arrivent bien ! des amis que je ne connais pas... et qui étaient ceux des deux derniers propriétaires ; n’importe, allons les recevoir.
Il sort.
Scène III
BRINDAU, seul
C’est ça ! Monseigneur va se mettre à table, et nous,
En soupirant.
allons nous mettre derrière !
Au moment où il sort, Georgette et Petit-Jacques paraissent à la grille du fond qui est ouverte.
Scène IV
GEORGETTE, PETIT-JACQUES
Ils sont habillés en paysans auvergnats, Petit-Jacques porte sur le dos une boite à lanterne magique et Georgette une vielle.
PETIT-JACQUES, au fond.
Est-ce qu’il n’y a personne ici ?...
GEORGETTE.
Ohé ! quelqu’un !
Elle entre.
Tiens, puisque la porte est ouverte...
PETIT-JACQUES, la suivant.
Eh ! bien... Qu’est-ce que tu fais donc là, Georgette ?
GEORGETTE.
Oh ! Petit-Jacques, je n’en peux plus de fatigue... Je n’irai pas plus loin.
PETIT-JACQUES.
Comme c’est pas fort, une femme ! Moi qui porte tout le bagage...
Criant.
Ohé ! La pièce curieuse, la lanterne magique... On ne répond pas !... Il paraît qu’on n’aime pas le spectacle clans ce pays-ci.
GEORGETTE.
Dieu ! les beaux appartements ! c’est à des seigneurs, n’est-ce pas ?...
Écoutant à la porte à gauche.
Tais-toi donc ; j’entends un bruit d’assiettes et de fourchettes... Les maîtres sont à dîner. Faut attendre, et quand ils sortiront de table, nous leur proposerons la comédie.
PETIT-JACQUES.
À la bonne heure !
Il met son bagage sur une table et s’assied dans un fauteuil.
Ne te gène pas, t’en peux prendre un aussi, y en a.
GEORGETTE, se mettant dans un fauteuil.
Là ! m’y v’là... Aïe les jambes ! Sais-tu que nous allons joliment vite !
PETIT-JACQUES.
Dame ! comme des vélocifères. Quatre lieues par jour...
Air du Ménage de garçon.
Si j’étais tout seul, ma Georgette,
J’ n’arriverais jamais, je crois,
Mais notr’ route s’ra bientôt faite,
Puisque je la fais avec toi.
La fatigue d’vient plus légère,
Tout s’ partage, tout est commun,
Et quand on a quatr’ lieu’s à faire,
Ça n’est jamais qu’ deux lieu’s chacun.
Mais aussi quelle fantaisie à toi de commencer notre tour de France par la Suisse et le Tyrol... C’est le plus long !
GEORGETTE.
Oui, mais je vais revoir ma sœur Louise ; songe donc que depuis trois ans, mon père n’a pas eu de ses nouvelles. Ma tante, chez qui elle est, ne nous écrit plus ; et ce pauvre père était si inquiet, si malheureux, qu’au lieu de prendre la route de Paris, je me suis bien promis, sans lui en rien dire, de prendre celle-ci ! Nous ne devons retourner en Auvergne que dans deux ans... Aussi, peu importe où nous irons ! On montre partout la lanterne magique !
PETIT-JACQUES.
Il est de fait que dans tous les pays un peu éclairés, nous sommes toujours sûrs de faire fortune.
GEORGETTE.
Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)
S’ra-t-ell’ bien vite terminée ?
PETIT-JACQUES.
Sans dout’... queu profit sans pareil,
De pouvoir toute la journée
Montrer la lune et le soleil !
Mais toi, d’un rien tu t’effarouches,
Song’ donc qu’ plus d’un s’est enrichi,
Rien qu’en faisant voir aux gob’mouches
Des étoiles en plein midi.
GEORGETTE.
Et alors, mon petit Jacques... tu m’épouseras donc ?
PETIT-JACQUES.
Tiens, je crois bien... parce que d’abord tu seras bien gentille, du moins ça commence bien... Et puis ensuite, comme disait mon père, parce que dans votre famille toutes les filles sont honnêtes !
GEORGETTE.
Et qu’est-ce que c’est d’être honnête...
PETIT-JACQUES.
C’est... c’est... de se bien conduire ! Sans cela, mon père n’aurait pas consenti...
GEORGETTE.
Comment ! si quelqu’un des nôtres se conduisait mal, tu ne m’épouserais pas ?
PETIT-JACQUES.
Par exemple, c’te question ! Je n’ai pas envie qu’on me montre au doigt.
GEORGETTE.
Eh bien ! sois tranquille... Moi d’abord, je serai bien raisonnable ; et puis ma sœur Louise... Si tu savais ! elle est aussi bonne et aussi sage qu’elle est jolie !
PETIT-JACQUES.
Comment, depuis cinq ans qu’elle est partie, tu te la rappelles encore ?
GEORGETTE.
Je crois bien qu’elle ne me reconnaîtrait pas... Mais moi, c’est différent... Son portrait était dans la chambre de mon père, et je le lui montrais toutes les fois qu’il voulait se fâcher et me mettre en pénitence, c’est ma sœur Louise qui priait pour moi.
PETIT-JACQIES.
Taisons-nous, v’là du monde.
GEORGETTE.
Faut prendre garde... c’est un habit galonné !
Scène V
GEORGETTE, PETIT-JACQUES, BRINDAU
BRINDAU.
Enfin, ils en sont au café... C’est bien heureux !
GEORGETTE.
Pardon, excuse, monsieur !
BRINDAU.
Quelle est cette jolie petite fille ?
GEORGETTE.
C’est-y vous qui êtes le maître de la maison ?
BRINDAU.
Au contraire, mon enfant.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle. (Le Jaloux malade.)
Mais pour présenter vot’ requête,
Vous prenez fort mal votre temps :
Nous avons chez nous une fête
Et des convives très bruyants ;
Depuis une heure avec mon maître
Ils parl’nt politique...
PETIT-JACQUES.
J’entends ;
Alors, ils n’ s’raient pas fâchés p’t-être
De s’amuser quelques instants.
GEORGETTE.
Dites-leur que voilà Petit-Jacques et moi qui arrivons d’Auvergne pour leur faire voir la lanterne magique... pas des anciens tableaux... des sujets nouveaux, des verres tout neufs, des couleurs superbes avec les explications... C’est moi qui m’en charge !
PETIT-JACQUES.
Nous ne surfaisons jamais... C’est à prix fixe. On donne ce qu’on veut !
GEORGETTE.
Et quand les maîtres seront satisfaits, si cela peut être agréable à monsieur, nous donnerons à l’office une représentation gratis à son bénéfice.
BRINDAU.
C’est qu’ils sont tout à fait gentils !... Entrez ici à côté... Voici monseigneur ! Je vais vous annoncer, et j’irai vous chercher quand il faudra.
GEORGETTE.
Je vous remercie, mon bon monsieur.
À Petit-Jacques.
Viens donc vite.
PETIT-JACQUES.
Laisse-moi emporter notre spectacle.
GEORGETTE, jetant sa vielle sous la table.
Attends, ce sera bientôt fait !... Regarde donc d’ici toute la société dans le jardin... Comme il y a du monde !
PETIT-JACQUES.
Dis donc, la recette sera fameuse.
Ils entrent par la porte à droite.
Scène VI
ALBERT, LE BARON, BRINDAU, qui se tient à l’écart
ALBERT.
Eh bien ! mon ami, parlez-moi franchement, qu’en dites-vous ?
LE BARON.
Je dis que tu as eu tort de me la faire connaître, parce que, le diable m’emporte ! je crois que j’en suis presque amoureux... Aussi, tu vas me mettre à table à côté d’elle !...
Air du Carnaval.
J’avais d’abord, des sages vrai modèle,
De ma vertu voulu faire l’essai ;
Mais je l’ai vue, et j’ai bientôt près d’elle
Tout oublié... jusqu’au vin de Tokai.
Tant de beautés, de grâces réunies,
Me reportaient au printemps de mes jours...
Me rappelaient l’âge de mes folies...
Et, j’en conviens, je craignais des retours.
ALBERT.
Je vous disais bien qu’il était impossible de ne pas être séduit !
LE BARON.
C’est-à-dire, séduit... séduit sans s’en douter... On aurait dit qu’elle avait intérêt à me gagner. Tu l’avais peut-être prévenue ?
ALBERT.
Non, je vous le jure... Car ce trésor, que j’apprécie comme vous, il faut à jamais y renoncer ; il faut nous séparer dès aujourd’hui... Je n’aurai jamais la force de lui apprendre une semblable nouvelle, et je compte sur votre amitié.
LE BARON.
Mais pour quelle raison faut-il qu’aujourd’hui même...
ALBERT.
Je vous le dirai... C’est elle qui vient de ce côté... Prenez cette lettre de mon oncle et, je vous en conjure, daignez m’attendre dans mon cabinet, où je cours vous rejoindre.
Le baron sort par le fond.
Scène VII
ALBERT, LOUISE, plusieurs DAMES et CAVALIERS, BRINDAU, toujours à l’écart
TOUS.
Air des Eaux du Mont-Dore.
Dans ces bocages,
Sous ces ombrages,
Quel plaisir
D’errer à loisir !
Quel bonheur d’être
Seigneur et maître
De ces lieux
Qui charment nos yeux !
LOUISE, à Albert.
Mais votre absence a causé mes alarmes ;
Ah ! loin de nous pourquoi perler vos pas !
Oui, ce séjour dont on vante les charmes
N’en offre plus quand je ne vous vois pas.
TOUS.
Dans ces bocages, etc.
ALBERT.
Que pourrais-je proposer à ces dames, pour occuper la soirée ?... une promenade sur le lac...
LOUISE.
Ce que vous voudrez, mon ami, choisissez vous-même.
ALBERT.
Non pas, vos volontés seront les miennes.
BRINDAU, s’avançant respectueusement, et à voix basse.
Si monsieur le comte me permettait de parler, je sais bien ce qui plairait, peut-être, à madame.
ALBERT.
Eh bien ! qu’est-ce ?
BRINDAU.
Il y a là deux petits Auvergnats qui montrent la lanterne magique.
ALBERT.
Et que veux-tu que nous en fassions ?
LOUISE.
Comment ! deux enfants... qui arrivent d’Auvergne ; pourquoi ne pas les voir ?
ALBERT, vivement.
C’est différent... fais-les entrer... je ne croyais pas, mesdames, avoir chez moi un aussi beau spectacle à vous offrir...
À Louise.
Malheureusement... je vous demanderai la permission de m’absenter... le baron de Muldorf m’attend dans mon cabinet.
LOUISE, avec tendresse.
Ne pouvez-vous le rejoindre un instant plus tard ? restez, mon ami, auprès de moi.
ALBERT.
Si vous le voulez...
LOUISE.
Non... mais je vous en prie ; je ne vous ai pas vu d’aujourd’hui.
ALBERT.
Eh bien ! mesdames, prenez place.
Les dames s’assoient sur le premier rang, les hommes sur le second, Albert est derrière le fauteuil de Louise.
Scène VIII
LES MÊMES, PETIT-JACQUES, GEORGETTE, amenés par BRINDAU
GEORGETTE, faisant une révérence, en baissant les yeux.
Bonsoir, messieurs, mesdames... et toute la société.
PETIT-JACQUES, à Brindau.
Oui, monsieur, nous n’avons pas besoin d’autre chose... une nappe, là, au fond... sur un paravent... voilà tout ce qu’il faut pour le décor.
GEORGETTE, faisant la révérence.
Et puis, un bout de chandelle, si c’est un effet de votre part.
Pendant que Brindau et un autre domestique attachent une nappe au fond, Petit-Jacques a posé sa lanterne magique sur la table et dispose les verres.
PETIT-JACQUES, bas à Georgette.
Quand je te disais que le monde serait bien soigné...
GEORGETTE.
Dieu ! les beaux messieurs... et les belles madames... je n’ose seulement pas les regarder.
ALBERT.
Eh bien ! mes petits amis... le spectacle va-t-il bientôt commencer ?
PETIT-JACQUES.
Tout à l’heure... messieurs, mesdames ; c’est que ce n’est pas une lanterne magique comme une autre ; il y a du procédé...
Bas à Georgette.
Fais toujours la recette, cela occupera.
GEORGETTE.
Tu crois...
Elle prend une petite tasse en cuir, qu’elle va présenter à toutes les dames.
Messieurs, mesdames, pour la petite lanterne !
ALBERT, tout en causant avec les dames qui sont au dernier rang.
Il paraît qu’on paie d’avance.
PETIT-JACQUES.
C’est comme on veut, mais c’est plus commode.
ALBERT.
Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)
De nous je vois qu’on se défie.
PETIT-JACQUES.
Non, monseigneur, assurément.
C n’est pas pour ça ; mêm’, je parie
Que d’ notr’ pièc’ vous serez content ;
Mais un’ remarque qu’ nous avons faite,
C’est qu’y a maints spectacles vraiment,
Où souvent l’on manqu’rait la recette,
Si l’on ne paiait qu’en sortant.
GEORGETTE arrive devant Louise, et lui dit en baissant les yeux.
Ma belle dame, n’oubliez pas la petite Auvergnate.
Louise met une pièce de monnaie dans la tasse.
GEORGETTE, la regarde et s’écrie.
Comment !... une pièce d’or !...
Elle lève les yeux et aperçoit Louise ; à part.
Ah ! mon Dieu ! comme ça lui ressemble !
LOUISE.
Quel est votre nom, mon entant ?
GEORGETTE.
Georgette.
LOUISE.
De quel endroit de l’Auvergne êtes-vous ?
GEORGETTE.
Des environs du Puy-de-Dôme, dans la vallée de Cernai.
LOUISE, à part.
Grand Dieu !...
GEORGETTE.
Cette chaumière, vous savez bien, qui est au bas de la montagne, à gauche, près du petit ruisseau.
À part.
Ah ! mon Dieu ! elle ne se rappelle pas... ce n’est pas elle.
PETIT-JACQUES.
Présentement, messieurs, mesdames, nous allons commencer la suite des tableaux.
À Georgette.
Donne-moi les verres ; numéro un. Eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc ?
GEORGETTE, qui pendant tout ce temps a les yeux fixés sur Louise.
Rien, rien,
À part.
C’est étonnant !... voilà comme était son portrait.
PETIT-JACQUES.
Je vous demande à quoi elle s’amuse !... au lieu de s’occuper de son état ! Georgette... Georgette !
GEORGETTE.
Eh bien ! m’y voilà.
PETIT-JACQUES.
Pour commencer par le commencement, nous allons d’abord, c’est de rigueur, vous montrer le soleil et la lune.
ALBERT.
Il me semble que tu nous avais promis du nouveau.
PETIT-JACQUES.
Il est de fait que les deux sujets sont un peu communs, mais si ces messieurs veulent, nous allons prendre un autre numéro... Numéro six... les grands verres de couleurs... Georgette ! Georgette ! et le public, qui est là !
GEORGETTE, qui a toujours regardé sa sœur, sort tout à coup de sa rêverie.
Ah ! mon Dieu ! numéro six... tu as dit... donne-moi donc le temps... le voilà.
PETIT-JACQUES.
Attention, s’il vous plaît !... ceci est un sujet historique, qui n’a encore paru dans aucune lanterne magique ; c’est un peintre, qui venait de Paris en Auvergne, qui nous l’a dessiné sur des verres de couleurs ; et il est tiré d’un ballet mis en pantomime, qui a obtenu un succès mérité sur le théâtre du grand Opéra, à Paris... Attention, Georgette !
ALBERT.
Ceci est différent !... et quel est le titre de ce ballet mis en pantomime ?
GEORGETTE.
Clary, ou la fille séduite.
Albert et Louise font un mouvement.
PETIT-JACQUES.
C’est cela... Georgette va commencer l’explication.
Il prend un verre.
Paraissez !
GEORGETTE.
Vous voyez d’abord Clary environnée de toute sa famille ; elle va quitter la maison paternelle, pour faire un voyage chez une de ses parentes : vous voyez ses frères et sœurs qui se pressent autour d’elle, vous voyez son père qui lui donne sa bénédiction, sa mère qui lui dit d’être bien sage, et puis, dans un coin, sa petite sœur qui pleure.
PETIT-JACQUES.
Numéro deux !
GEORGETTE.
Vous voyez ensuite ces superbes appartements, vous voyez cette pauvre Clary, couverte de diamants, d’habits magnifiques, et bien malheureuse : elle a rencontré un beau seigneur, qui lui a juré de l’aimer sans cesse, elle le croit... il l’a emmenée dans ce beau palais, en lui promettant de l’épouser, et elle croit encore... Vous le voyez à côté d’elle, il tient une de ses mains, qu’il serre tendrement... et déjà il rêve en lui-même aux moyens d’éluder sa promesse et de l’abandonner.
LOUISE, se retournant avec effroi vers le comte, et retirant sa main qu’il tenait.
Albert !...
ALBERT.
Non, jamais.
PETIT-JACQUES.
Numéro trois !
GEORGETTE.
La scène change ! après le palais, vous revoyez la chaumière... vous voyez le père de Clary... pendant que sa fille est dans l’opulence, il est dans la misère... mais il n’y pense pas, il ne pense qu’à son enfant... son enfant, qui l’abandonne, et dont il n’a plus de nouvelles... Pauvre père ! il s’écrie,
À part.
comme le mien dernièrement :
Haut.
« Ma fille, ma fille bien-aimée... où es-tu ? »
LOUISE, se levant de dessus son fauteuil et voulant aller à Georgette.
Grand Dieu !
ALBERT, voulant la retenir.
Louise, y penses-tu ?
GEORGETTE.
Louise... c’est elle...
Elle fait un mouvement qui renverse la lanterne magique, et court se jeter aux pieds de Louise ; tout le monde se lève.
Ensemble.
Air de M. Aymon.
LOUISE et ALBERT.
Que veut dire ce mystère ?
L’aventure est singulière ;
D’où naît mon trouble involontaire,
À l’aspect de cet enfant ?
TOUS.
Que veut dire ce mystère ?
L’aventure est singulière ;
D’où naît leur trouble involontaire,
À l’aspect de cet enfant ?
ALBERT, à Louise repoussant Georgette.
Ma sœur... madame la comtesse,
Qu’avez-vous donc ?
GEORGETTE.
Eh ! quoi vraiment !
C’est là madame la comtesse ?
C’est votre sœur... j’ croyais pourtant
Qu’ c’était la mienn’, Louise Durand.
PETIT-JACQUES, à Georgette.
V’là qui fait nuit, j’ vais au village
Pour retenir notr’ logement ;
Reste eu ces lieux en m’attendant.
GEORGETTE.
C’est bien, je reste en attendant.
Ensemble.
LOUISE et ALBERT.
Que veut dire ce mystère, etc.
TOUS.
Que veut dire ce mystère, etc.
BRINDAU, aux invités.
Mesdames... ce sont vos voitures.
TOUS.
Partons, les roules sont peu sûres.
ALBERT, à part.
Je dois tout rompre, et dès demain ;
Au baron seul je puis remettre
Le soin d’annoncer mon dessein.
TOUS.
Partons.
ALBERT, sortant de sa rêverie, aux dames.
Daignerez-vous permettre
Que je vous présente la main ?
Ensemble.
LOUISE et ALBERT.
Que veut dire ce mystère, etc.
TOUS.
Que veut dire ce mystère, etc.
Tout le monde sort, excepté Louise et Georgette.
Scène IX
LOUISE, GEORGETTE
LOUISE regarde si tout le monde est sorti, ferme les portes et court vivement à Georgette qu’elle embrasse.
Ma Georgette, est-ce toi que je revois ?
GEORGETTE.
Que dites-vous, madame la comtesse ?
LOUISE.
Ton cœur ne t’avait pas trompée, je suis Louise... je suis ta sœur.
GEORGETTE.
Ma sœur !... il serait possible !... mais à ce compte-là, monseigneur est donc notre frère ? je ne m’en serais jamais doutée.
LOUISE.
Non, Georgette, ce titre qu’il me donnait n’était que supposé.
GEORGETTE.
Titre supposé... c’est drôle, je n’entends pas ça ; comment es-tu ici avec ces beaux habits ?
LOUISE, se cachant la figure entre les mains.
Georgette !
GEORGETTE.
Il a dit madame la comtesse, est-ce que tu serais sa femme ?
LOUISE.
Georgette, ne m’interroge pas ; cette histoire que tu racontais tout à l’heure, et qui a produit sur moi un effet imprévu... c’est la mienne.
GEORGETTE.
Grand Dieu ! il serait possible !
LOUISE.
Mais, bien différent de celui dont tu parlais, Albert est un homme d’honneur, et il tiendra sa parole ; des obstacles qu’il n’avait pas pu prévoir ont seulement retardé notre mariage, mais bientôt il doit se célébrer.
GEORGETTE.
Comment donc ! il le faut, il le faut absolument, et tout de suite, le mien en dépend.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)
Jacques deviendrait infidèle.
LOUISE.
Mais daigne l’expliquer enfin...
GEORGETTE.
Il n’ voudrait plus, car je m’ rappelle
Ce qu’il me disait ce matin.
Tu sens bien que ça m’intéresse,
Et qu’il n’ s’agit pas d’ s’amuser,
Car il faut que tu sois comtesse,
Pour que Jacques puiss’ m’épouser.
LOUISE.
Tu as raison, et j’ignore pourquoi je n’ose en parler à Albert... dès aujourd’hui j’aurai le courage... Si tu savais comme il m’aime... comme il est bon !
GEORGETTE.
Cependant, tout à l’heure, comme il m’a repoussée !
LOUISE.
Ta vue ne pouvait pas lui être agréable... il faut avoir égard à sa position et ne pas heurter ses préjugés. Je suis fâchée maintenant qu’il t’ait rencontrée ainsi... surtout dans ce costume.
GEORGETTE.
Je n’en pouvais pas avoir d’autre.
LOUISE.
Je le sais... mais maintenant, tu pourrais en changer... je t’en prie.
GEORGETTE.
Comment ! tu veux que je mette aussi de beaux habits... par exemple, je ne demande pas mieux...
LOUISE.
Et quant à Petit-Jacques, promets-moi d’ici à quelque temps de ne pas le voir, ou du moins de ne lui parler de rien.
GEORGETTE.
Mais il va revenir.
LOUISE.
On le congédiera avec égards, et je te promets de faire veiller sur lui... il ne manquera de rien.
Elle sonne.
GEORGETTE.
Mon pauvre Petit-Jacques !
LOUISE.
Georgette, mon bonheur en dépend !
GEORGETTE.
Je t’obéirai, ma sœur... je ne le verrai pas, ou, si je le rencontre, je ferai semblant de ne pas le connaître... pour être plus sûre de garder ton secret... mais on t’épousera, n’est-ce pas, tu me le promets ?
LOUISE.
Oui, sans doute.
Une femme de chambre a paru, Louise lui dit quelques mots à l’oreille, en lui montrant Georgette.
GEORGETTE.
Tu tâcheras, n’est-ce pas... et le plus tôt possible... moi j’y tiens.
Elle sort avec la femme de chambre.
Scène X
LOUISE, seule
Oui, il le faut... quels que soient les motifs qui l’engagent à différer encore, il sacrifiera tout, dès que j’aurai l’air de le désirer... mais comment aborder un pareil sujet ?... à qui pourrais-je demander conseil ?
Apercevant le baron.
Quelqu’un sort de chez Albert... c’est son ami, M. le baron de Muldorf, qui tantôt m’a témoigné tant d’intérêt... si je m’adressais à lui ?
Scène XI
LOUISE, LE BARON
LE BARON, à part.
Albert le veut, et c’est malgré moi qu’il m’a chargé d’une pareille commission... Pauvre fille !... lui déclarer qu’il ne peut l’épouser...
L’apercevant.
C’est elle !
LOUISE, timidement.
Monsieur le baron, oserais-je vous demander un instant d’entretien ?
LE BARON.
J’allais vous demander la même grâce... madame la comtesse.
LOUISE.
Moi... comtesse... ce titre ne m’appartient pas, et s’il faut vous apprendre...
LE BARON.
Je sais tout... mon enfant... jusqu’à la promesse qu’on vous a faite.
LOUISE.
Eh bien ! monsieur, c’est là-dessus que je viens implorer vos avis... croyez-vous que je tacherais Albert, si aujourd’hui je le suppliais de tenir ses serments ?
LE BARON.
Que dites-vous ? je dois vous apprendre qu’Albert a un oncle qui veut absolument le marier.
LOUISE.
Je le sais.
LE BARON.
C’est demain que cet oncle doit venir pour l’emmener.
LOUISE.
Après ?
LE BARON.
Et le présenter à la femme qu’il lui destine.
LOUISE, avec joie.
Vrai ! eh bien ! tant mieux ! voilà Albert forcé de lui déclarer la vérité... Ainsi
Montrant la porte à droite.
je peux aller près de lui... n’est-ce pas, monsieur ?
LE BARON.
Oui, mais encore un mot... si par hasard Albert était forcé d’obéir à son oncle...
LOUISE, avec naïveté.
Il ne peut pas, monsieur... il m’a promis.
LE BARON.
C’est vrai... il vous a promis... mais enfin (c’est une supposition que je fais) quel parti prendriez-vous, s’il ne pouvait tenir sa parole ?
LOUISE.
Que dites-vous ? s’il hésitait seulement... j’irais chercher aux pieds de mon père la malédiction que j’ai méritée... Mais pourquoi me parlez-vous ainsi ?... croyez-vous donc qu’il puisse me refuser ?
LE BARON, la regardant avec expression.
Non... je ne le crois pas ; et même j’ai bon espoir... Allez le trouver de ma part.
LOUISE, avec émotion.
Oui, monsieur.
LE BARON.
Dites-lui que c’est moi qui vous envoie...
LOUISE, de même en sortant, et le regardant toujours.
Oui, monsieur...
LE BARON.
Je serai là... au salon, à attendre votre retour.
LOUISE.
Oui, monsieur... de votre part, n’est-ce pas ?... j’y vais.
Elle entre dans le cabinet à droite.
Scène XII
LE BARON, puis GEORGETTE
LE BARON.
J’avoue que, malgré moi, je fais maintenant des vœux pour elle... Eh ! mais, quelle est donc cette jeune demoiselle qui a une tournure si singulière ? Je croyais que toute la société était partie.
GEORGETTE, en robe à queue et en toque ; à part.
Tiens, tiens, c’est-y drôle... de traîner ça après soi !
Regardant sa queue.
J’ai toujours peur que ça ne reste en arrière...
LE BARON, s’avançant et la regardant.
Ah ! mon Dieu ! quel souvenir...
GEORGETTE, à part.
C’en est un qui n’était pas avec les autres ; je ne l’ai pas encore vu... Mais il a une mauvaise figure, ce seigneur-là ! Comme il me regarde !
LE BARON, de même.
Je n’ai jamais vu de ressemblance pareille, et si ce n’était sa robe et ses plumes...
GEORGETTE, de même.
Est-ce que c’est honnête de dévisager les gens ? Attends, attends, comme j’ai vu faire à ces belles dames...
Mettant son éventail sur sa figure.
Pan ! ça l’attrape, ça.
LE BARON.
Air du vaudeville de L’Écu de six francs.
Au salon attendons Louise.
Plus je regarde et plus vraiment
Je sens augmenter ma surprise ;
Je saurai quel est cette enfant.
GEORGETTE.
J’ vois d’ici comm’ ça l’embarrasse ;
Pour ces dam’s, c’est commod’, ma foi,
Lorsque l’on veut rester chez soi
Et qu’on veut savoir ce qui s’ passe.
LE BARON, passant près d’elle et la saluant respectueusement.
Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Il sort.
GEORGETTE.
Tiens... et moi donc...
Elle essaie de faire une révérence et ne peut en venir à bout. Elle s’embarrasse dans sa robe.
Scène XIII
GEORGETTE, seule
C’est-à-dire... je n’irai pas me jeter par terre pour lui rendre sa politesse, et pour gâter ma belle robe.
Jetant la queue sous son bras.
Ohai, ohai !... c’est-y amusant d’être madame... Et quel dommage que ma sœur m’ait défendu de voir mon Petit-Jacques. Eh bien !
Regardant au fond.
qu’est-ce qui arrive donc là, par-dessus le mur ?... Mais c’est lui... est-il lourd !... Ohai ! le pied gauche... Oh ! mon Dieu ! il va se faire mal, et je le vois à terre.
Scène XIV
GEORGETTE et PETIT-JACQUES
PETIT-JACQUES.
Ah ! je n’y arriverai pas ?... c’est ce que nous verrons... M’empêcher d’entrer quand j’ai laissé ici Georgette... faudra bien qu’on me la rende... Je la demanderais plutôt à tout le monde. V’là justement une d’moiselle... faut être honnête avec elle.
Ôtant son chapeau.
Ah çà ! dites donc, savez-vous où est Georgette ?
GEORGETTE, faisant une petite voix.
Elle n’est plus ici, mon petit monsieur.
PETIT-JACQUES, la regardant.
Comment ! elle n’est plus ici ? mais alors je voulais vous demander... c’est-à-dire... il me semble bien... ou plutôt je ne sais pas ce que cela signifie... Ah çà ! dis donc, Georgette, est-ce que ça n’est pas toi ?
GEORGETTE.
Du tout, monsieur.
PETIT-JACQUES.
Je te dis que si...
GEORGETTE.
Ça n’est pas vrai...
PETIT-JACQUES.
Alors, qu’est-ce que Georgette est devenue ? et qu’est-ce que je deviendrai moi-même ?
GEORGETTE.
Air : De cet amour vif et soudain. (Caroline.)
D’ nous deux, dites-moi franchement
Laquell’ vous semblait la plus belle ?
PETIT-JACQUES.
J’ n’hésit’rai pas un seul instant,
G’na pas de doute, c’était elle.
J’ préférais à votr’ bel habit
Son p’tit tablier d’Indienne ;
C’te toilett’-là vous embellit,
Georgette embellissait la sienne.
GEORGETTE.
Écoutez donc... monsieur Petit-Jacques, il ne faut pas vous désespérer, peut-être qu’elle reviendra ; mais si pour le moment elle était devenue une grande dame, et qu’il lui fût défendu de reconnaître ses amis...
PETIT-JACQUES.
C’est égal, on les reconnaît toujours un petit peu. Dieu ! que je suis malheureux !...
GEORGETTE, à part.
Le voilà qui pleure... et si on venait, il est capable de me compromettre...
Haut.
Écoutez-moi, Petit-Jacques, je veux bien, comme vous dites, vous reconnaître un petit peu, à condition que vous ne me reconnaîtrez pas du tout.
PETIT-JACQUES.
À cause ?
GEORGETTE.
À cause... que d’ici à quelques jours j’ai promis de ne pas te parler... quand je te répète que je suis obligée d’être grande dame pour que ma sœur le devienne... c’est-y clair ?
PETIT-JACQUES.
Non... mais c’est égal ; c’est-y du guignon... il faut qu’elle fasse fortune au moment où nous allions être heureux !
Air : Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. (Rien de trop.)
Auprès de toi je resterai,
Ce s’ra là mon plaisir unique,
Sans parler je te r’garderai
Et je serai ton domestique ;
Tu peux commander à ton gré,
Car de la façon la plus franche,
Tout’ la s’main’, je te servirai,
Mais laiss’-moi t’aimer le dimanche !
GEORGETTE.
Eh bien... je verrai ça quand nous parlerons de tes gages... mais...
PETIT-JACQUES.
Ah çà... si je suis domestique, j’aurai un bel habit ?
GEORGETTE.
Oui, mais pars, pauvre Petit-Jacques !
Petit-Jacques sort en courant.
Scène XV
LOUISE, GEORGETTE
LOUISE.
Georgette... ah ! te voilà... viens, ma sœur... viens-t-en, sortons d’ici.
GEORGETTE.
Ô ciel ! qu’est-il donc arrivé ?
LOUISE.
Quittons ces lieux, où je n’aurais jamais dû venir.
GEORGETTE.
Comment ! il n’a pas voulu ?
LOUISE.
Je lui ai parlé de mon amour ; il m’a parlé de son rang, de sa noblesse... est-ce ma faute, à moi, si je n’en ai pas ?... Georgette... tu ne vas plus m’aimer... Petit-Jacques ne t’épousera pas !
GEORGETTE.
Eh bien ! nous nous consolerons ensemble... je resterai toujours avec toi... je ne te quitterai plus... ce vilain seigneur, je le déteste... Viens, ma sœur... retournons chez nous.
Air du Barbier de Séville.
Quittons cette retraite,
En nous ayons recours ;
Va, du moins ta Georgette
Te restera toujours.
LOUISE.
Quittons celle retraite,
Pour moi plus de beaux jours !
Mais du moins ma Georgette
Me restera toujours.
Mais avant tout, je veux lui rendre
Ces parures, ces diamants.
Elle les met sur la table, prend une plume et du papier qui s’y trouvent, et écrit un mot à la hâte.
GEORGETTE.
C’est juste, faisons-lui comprendre
Que nous méprisons ses présents.
LOUISE.
Je veux quitter ces habits même,
Non, je ne veux plus rien de lui ;
Souvenirs de l’ingrat que j’aime,
Puissiez-vous me quitter aussi !
GEORGETTE et LOUISE.
Quittons cette retraite, etc.
GEORGETTE.
Oui, c’est cela... reviens vite !
Louise sort.
pour ma part, j’en vais faire autant...
Elle jette sa toque.
En avant les toques à plumes !... Eh ! allez donc, c’est assez de grande dame comme cela.
Elle cherche à défaire les cordons de sa robe.
Scène XVI
GEORGETTE, LE BARON, dans le fond, puis PETIT-JACQUES
LE BARON.
Louise ne revient pas !... Eh mais, c’est ma jeune personne de tout à l’heure...
GEORGETTE, sans voir le baron.
Et c’te maudite robe brodée... comme ça tient... il paraît qu’une fois qu’on y est, on ne quitte pas cela comme on veut.
Elle jette sa robe sur un fauteuil.
Que je reprenne ma vielle maintenant.
Allant la reprendre sous la table où elle l’a mise à la scène V.
Pourvu qu’elle ne soit pas abimée !
LE BARON, à part.
Quelle singulière aventure !
S’avançant et la regardant.
Cette fois-ci je ne me trompe pas, c’est bien elle !
GEORGETTE, retournant sa vielle.
Justement !... il y a trois touches de cassées.
Apercevant le baron qui l’examine.
Encore ce monsieur de tout à l’heure.
LE BARON.
Eh quoi ! ma petite fille... vous ne me reconnaissez pas ?
GEORGETTE, regardant toujours sa vielle.
Non, monsieur...
LE BARON.
Vous ne vous rappelez pas, au Mont Saint-Bernard, ce voyageur ?
GEORGETTE.
Ah !... c’était vous, monsieur ? je suis bien contente de m’être trouvée là...
Pleurant.
Ma pauvre vielle !
LE BARON.
Cette cloche d’alarme que vous avez sonnée...
GEORGETTE.
Pardine !... ce n’est pas moi qui vous aurais retiré...
Lui montrant sa vielle.
Dites-moi, monsieur, croyez-vous qu’on puisse la raccommoder ?...
LE BARON.
Eh ! laisse là ta vielle et viens m’embrasser... songe donc que je suis seul au monde... que je veux t’élever... partager avec toi ma fortune !...
GEORGETTE.
Votre fortune... que voulez-vous que j’en fasse ?
Essuyant ses yeux.
Dites-moi seulement, monsieur, auriez-vous de la noblesse, par hasard ?
LE BARON.
Oui, sans doute...
GEORGETTE.
Eh bien, monsieur, donnez-m’en, c’est tout ce que je vous demande.
LE BARON.
Et pour quel motif ?
GEORGETTE.
Ce n’est pas pour moi... c’est pour ma sœur Louise, qui en a besoin pour être heureuse...
LE BARON.
Quoi ! Louise est ta sœur ?
GEORGETTE.
Oui, monsieur, nous allons partir ensemble, et puisque vous êtes si bon, n’y aurait-il pas moyen de faire pour elle ce que vous vouliez faire pour moi ?... dans mon état, ça ne peut pas m’être utile, et dans le sien cela pourra peut-être lui servir !
LE BARON.
Tentons une dernière épreuve... oui, je vais trouver Louise, j’espère qu’elle consentira... et du moins si ce projet ne réussit pas, vous ne vous en irez pas seules, nous partirons tous ensemble.
GEORGETTE.
Et Petit-Jacques aussi ?
LE BARON.
Qu’est-ce que c’est que ce Petit-Jacques ?
GEORGETTE.
Tenez... le voilà... c’est lui.
LE BARON.
Eh bien... Petit-Jacques aussi... toute la famille.
GEORGETTE, à Petit-Jacques.
Viens donc vite et ne pleure plus, je ne suis plus grande dame, et nous partons.
LE BARON.
J’entends Albert, je vous laisse.
Il sort.
GEORGETTE.
Ah ! c’est lui ? eh bien ! tant mieux, je ne serai pas fâchée de lui parler.
PETIT-JACQUES.
Georgette, qu’est-ce que tu vas faire ?
GEORGETTE.
Je te dis que je veux lui parler, et que j’ai pas peur, moi !
Scène XVII
GEORGETTE, PETIT-JACQUES, ALBERT
ALBERT, à part.
Je ne puis vivre ainsi... il faut que je la voie encore... que je lui parle... elle n’était pas chez elle...
Apercevant Georgette.
Ah ! Georgette, te voilà ! as-tu vu ta sœur ?
GEORGETTE, sèchement.
Oui, monsieur !
ALBERT.
Dis-moi vite où elle est ?
GEORGETTE.
Elle n’a pas de compte à vous rendre, ni moi non plus.
ALBERT, à Petit-Jacques.
Mais toi, Petit-Jacques, réponds-moi...
PETIT-JACQUES.
Pas davantage... ça m’est impossible.
ALBERT.
Dis-moi, au moins, ce que cela signifie...
GEORGETTE.
Cela signifie que vous ne la reverrez plus... elle est partie.
ALBERT.
Partie... à une pareille heure... seule... à pied !
GEORGETTE, avec intention.
Non, avec un monsieur.
ALBERT.
Qu’oses-tu dire ?...
PETIT-JACQUES, à Georgette.
Tais-toi donc ! ça lui fait de la peine.
GEORGETTE, à Petit-Jacques.
Tant mieux.
À Albert.
Avec un monsieur, qui est un seigneur aussi bien que vous, excepté qu’il est plus meilleur et plus aimable !
ALBERT, à Georgette.
Dis-moi la vérité... Tu ne peux t’imaginer ce que je souffre en ce moment !
PETIT-JACQUES, bas.
Georgette ! il dit qu’il souffre...
GEORGETTE.
Il n’y a pas de mal ! Chacun son tour.
ALBERT.
Non, Louise n’a pu me quitter ainsi, après tout ce que j’ai fait pour elle.
GEORGETTE.
Et qu’est-ce que vous avez fait pour elle ? Vous lui aviez promis d’être son mari, son protecteur, et vous l’avez abandonnée ! vous l’avez chassée !... Vous avez peut-être pensé que vous étiez quille envers elle avec vos parures, vos diamants... Elle vous a tout rendu... Nous n’en voulons plus.
PETIT-JACQUES, regardant la toque et la robe que Georgette a jetées.
Oui, nous n’en voulons plus,
GEORGETTE, montrant la table.
Ils sont là... Qu’il en soit de ma sœur comme de votre promesse ; oubliez-la.
ALBERT, qui s’est approché de la table, s’écrie vivement.
Un mot d’elle !
Lisant.
« Je ne vous reverrai jamais... soyez heureux... si vous pouvez... Louise vous pardonne ! »
À Georgette et à Petit-Jacques.
Mes amis, ayez pitié de moi...
À Petit-Jacques.
Tiens, prends cet or... Tout ce que j’ai est à toi... Mais enseigne-moi où elle est !
PETIT-JACQUES, pleurant.
Georgette, dis-lui donc !...
GEORGETTE.
Pour la tromper encore, pour lui faire de la peine ?
ALBERT.
Non ! pour réparer mes torts, pour l’épouser ! Je l’atteste, je le jure sur l’honneur... Si vous saviez combien je suis malheureux !
PETIT-JACQUES, pleurant.
Ce pauvre seigneur !,.. Moi, je n’y tiens plus. Réponds-lui donc, Georgette, ou je vais croire que tu as mauvais cœur !
GEORGETTE.
Il a déjà manqué une fois à sa parole.
ALBERT.
Eh bien ! si tu te défies de moi, va toi-même, va la trouver, dis-lui que je ne peux vivre sans elle, que je lui demande, à genoux, d’accepter et ma main et mon nom.
PETIT-JACQLES.
Comment ! Georgette, tu balances encore !...
GEORGETTE, regardant Albert.
Non, non, cette fois, je le crois.
Scène XVIII
GEORGETTE, PETIT-JACQUES, ALBERT, LE BARON, LOUISE
GEORGETTE.
Ah ! Louise !... ah ! ma sœur !... Il consent enfin.
TOUS.
Il consent !...
ALBERT.
Oui, Louise, je suis décidé.
LE BARON.
Bien, mon ami... je ne te l’aurais pas conseillé, mais voilà ce que j’aurais fait à ta place. Quant à toi, ma Georgette, tu seras aussi mon enfant.
PETIT-JACQUES, se mettant à pleurer.
Ah ! c’est fait de moi ! Elle va encore recommencer à être grande dame...
GEORGETTE.
Ah ! mais, ne pleure donc pas comme ça... est-il enfant !
Au baron.
Pardon... excuse, mon bon monsieur ; mais, moi, je n’ai pas de disposition... et puis, il faut bien qu’il reste une fille à notre véritable père...
LOUISE.
Nous irons tous le voir.
GEORGETTE.
À la bonne heure, et puis, dans quelques années, quand je serai en âge d’être mariée, tu nous donneras une petite ferme près de ton grand château. Nous irons tous te voir de temps en temps, et je serai toujours plus heureuse que toi, car tu ne pourras m’aimer qu’en cachette, et moi je t’aimerai tout haut.
Vaudeville.
Air nouveau.
PETIT-JACQUES.
Que d’ gens on voit paraître
Qui s’ donn’nt ben des tourments,
Afin de ne pas être
Ce qu’étaient leurs parents !
Loin d’imiter ces hommes,
Soyons heureux, et pour cela,
Restons comme nous sommes,
Ne sortons pas de là.
LOUISE.
La beauté fugitive
Passe comme un printemps.
Hélas ! quand on arrive
À l’âge de quinze ans,
Qu’on ferait de conquêtes,
Si l’amour disait : Halte-là,
Restez comme vous êtes,
Ne sortez pas de là !
ALBERT.
Que d’auteurs romantiques
Préparent à grands frais
Des écrits germaniques
Imités du français !
Romans si lourds, si bêtes,
Que dans leur tête ils ont déjà,
Restez comme vous êtes,
Ne sortez pas de là !
LE BARON.
Maint philanthrope en France,
Dans plus d’un beau traité,
Parle de bienfaisance ;
Mais que la pauvreté
Offre d’humbles requêtes,
À ses écus il répondra :
Restez comme vous êtes,
Ne sortez pas de là.
GEORGETTE.
Chez nous que l’on s’installe.
C’est notr’ plus doux espoir,
Et lorsqu’on cette salle
Vous venez pour nous voir,
Ce sont nos jours de fêtes,
Et puisque ce soir vous voilà,
Restez comme vous êtes.
Ne sortez pas de là.