Théodore cherche des allumettes (Georges COURTELINE)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Grand-Guignol, le 10 octobre 1897.
Personnages
THÉODORE
MONSIEUR COUIQUE
Une salle à manger, trois portes dont une, au fond, donnant sur l’escalier ; une à gauche, ouvrant sur la chambre de Théodore ; la troisième, à droite, ouvrant sur l’appartement de M. Couique. À droite, un buffet à deux corps, dont la partie supérieure est praticable. En face, à gauche, une cheminée dont le tablier est levé.
Scène première
LA VOIX DE THÉODORE, à la cantonade.
Ah çà ; mais quel étage que je suis ?... Bon sang de sort, en v’là une affaire !... j’sais pus quel étage que je suis !... Va falloir que je redescende !... Soupé... Je vas demander au concierge.
Hurlant.
Concierge !! Concierge !!! Concierge !!!!! Rien de fait.
À tue-tête.
Concierge !... Il ne répond pas.
Bruit de fer-blanc heurté.
Une boîte au lait ?... Une idée !... je vas compter les paliers au passage !... Un... deux... trois... je suis chez nous.
UNE LOCATAIRE, à la cantonade.
Cela ne va pas finir cette vie-là ? On ne peut pas dormir ici ! Je vais vous faire fiche congé par le propriétaire. C’est insupportable, à la fin.
La porte se referme brusquement. Un temps, puis.
LA VOIX DE THÉODORE, toujours invisible.
Va donc, hé !
Bruit d’une clef qu’on essaie de mettre dans une serrure, la clef tombe.
Zut !
Même jeu.
Zut !
À ce moment.
LA VOIX D’UN DEUXIÈME VOISIN.
Allez-vous nous foutre la paix ? On ne peut pas dormir, nom de Dieu !
LA VOIX DE THÉODORE.
J’dis rien !
LE VOISIN.
Encore soûl ; naturellement ! Vous croyez que c’est pas malheureux ! Un crapaud de c’t’âge-là, rentrer dans des états pareils !
LA VOIX DE THÉODORE.
...ma clef qui tombe.
LE VOISIN.
Votre clef !
LA VOIX DE THÉODORE.
Oui, ma clef.
LE VOISIN.
Ça suffit !
LA VOIX DE THÉODORE.
C’est-y de ma faute à moi, si j’ai pas d’allumettes ?
DEUXIÈME VOISIN.
Je vous dis que vous êtes soûl ! Propre-à-rien ! Saligaud ! Vous allez voir, demain matin, si je ne le dis pas à votre père.
LA VOIX DE THÉODORE.
...bien égal !
DEUXIÈME VOISIN.
Sans cœur ! Galopin ! Et puis qu’elle tombe encore, vot’ clef ! qu’elle tombe encore ! C’est à moi que vous aurez affaire ! – Quelle sale génération, bon Dieu !
Bruit d’une porte violemment refermée.
LA VOIX DE THÉODORE, après un silence.
Va donc, eh !
Nouveaux grincements de clé dans la serrure, puis apparition de Théodore par la porte entre-poussée. C’est un collégien de dix-sept à dix-huit ans, au visage blême de crétin éreinté. Il porte le képi de Saint-Louis. Sa tunique pincée sur les hanches, d’un bouton, lui fait une taille d’abeille.
Où sont les allumettes ? C’est rigolo c’t’ oss...ination à me cacher les allumettes. -- Dirait-on pas que je vas mettre le feu ?... J’suis pas un enfant ; le diable y serait !... Je sais me conduire dans l’existence.
Il dit et s’étale bruyamment. Sur quoi, avec le plus grand calme.
Pas moi qui glisse... c’est le parquet.
Se redressant péniblement.
Oh ! c’est que moi j’ai ça d’agréable ; je peux avoir mon compte bien pesé, pas moyen qu’on s’en aperçoive. Bon œil, bon pied ; et pas le moindre embarras dans la langue !... sauf pour certains mots difficiles, comme, par exemple, l’oss...ination. – C’est pas que je ne puisse pas les dire ! Non ! c’est que, véritablement, on ne peut pas les prononcer. La langue française est pleine de difficultés. Tous les étrangers vous le diront.
Cependant de ses mains hésitantes d’aveugle, il heurte le bord de la table. Alors, satisfait.
La cheminée ! Le porte-allumettes n’est pas loin. – Ah ! le voilà !
Il plonge ses doigts dans l’encrier. Surpris.
Non !
Il goûte.
C’est un œuf. Si je connaissais l’imbécile qui m’a fichu un œuf sur ma cheminée, je lui apprendrais mon nom de baptême. Y a pas de bon sens. Une cheminée, c’est pas une place à mett’ des œufs.
Un temps.
J’ai rudement rigolé, cré nom ! Trouduc a été époilant !... sauf quand il a voulu entrer dans un fiacre en passant par la lanterne !...
Égayé.
Croyez-vous, non, mais croyez-vous, cette idée d’entrer dans un fiacre en passant par la lanterne !
Ses doigts, qui errent à l’aventure, rencontrent les panneaux supérieurs du buffet.
La fenêtre !... Si je donnais un peu d’air.
Il ouvre tout grand le buffet, et demeure planté, s’éventant, aspirant avec délice l’haleine d’une nuit embaumée. À la fin.
Drôle de printemps ! Il fait noir comme dans un four et ça sent le gruyère à plein nez... Jamais vu un mois de mai pareil !...
Scène II
THÉODORE, MONSIEUR COUIQUE
MONSIEUR COUIQUE, apparaissant par la porte de droite.
Je crois que j’ai entendu du bruit.
Il est en chemise et en savates. Il tient une bougie à la main.
THÉODORE, à part.
Oh ! papa !
MONSIEUR COUIQUE, stupéfait.
Mais c’est Théodore...
THÉODORE, avide de ne pas se compromettre.
...soir...
MONSIEUR COUIQUE.
Qu’est-ce que tu fais là ?
THÉODORE.
...cherche des allumettes.
MONSIEUR COUIQUE.
C’est trop fort !... Tu te fiches du monde, de rentrer à des heures pareilles ?
THÉODORE.
...pas tard.
MONSIEUR COUIQUE.
Pas tard ! Il est trois heures.
THÉODORE, qui se méprend.
S’il était trois heures, il ferait jour.
MONSIEUR COUIQUE.
Il est trois heures du matin, je te dis !... C’est la cinquième fois que je te pince à rentrer à des heures indues ; je te préviens que j’en ai assez. La prochaine fois qu’il t’arrivera de rentrer plus tard que minuit, je te refourrerai à Saint-Louis ; tu y finiras tes vacances !... Bougre de polisson !... Chenapan !... D’abord, d’où viens-tu ?
THÉODORE.
Tu dis ?
MONSIEUR COUIQUE.
D’où viens-tu ?
THÉODORE.
J’ai dîné en ville.
MONSIEUR COUIQUE.
Où ça ?
THÉODORE, haut.
Rue...
À part.
Un mot difficile !...
Haut.
Rue...
MONSIEUR COUIQUE.
Rue quoi ?
THÉODORE, lassé de se débattre contre un mot qui ne veut rien savoir.
As-tu remarqué comme la langue française est bête ?
MONSIEUR COUIQUE.
Qu’est-ce qui te prend ?
THÉODORE.
Je constate un fait.
MONSIEUR COUIQUE, exaspéré.
Je vais te flanquer mon pied au derrière. Qui est-ce qui m’a bâti un ostrogoth pareil ? Je lui demande où il a dîné, il me répond : « Je constate un fait !... » Me prends-tu pour un Cassandre ?
THÉODORE, protestant.
Oh !
MONSIEUR COUIQUE.
Où as-tu dîné, à la fin ?
THÉODORE.
Rue de... iroénil.
MONSIEUR COUIQUE.
Comment ?
THÉODORE.
Rue de... iroénil.
MONSIEUR COUIQUE.
Rue de Miroménil ?
Théodore souriant approuve de la tête.
Tu ne peux pas ouvrir la bouche ? Et ensuite, qu’est-ce que tu as fait ? – car tu n’es pas resté à table jusqu’à trois heures du matin, je pense ?
THÉODORE.
...été avec des camarades, entendre de la grande musique.
MONSIEUR COUIQUE.
Où ?
THÉODORE.
À Montmartre.
MONSIEUR COUIQUE.
Quelle rue ?
THÉODORE, qui s’applique en vain à prononcer ces mots : Rue de la Tour-d’Auvergne.
Rue de la Tour d’Au... Rue de la Tour d’Au... Rue de la Tour d’Au... Dis donc ?
MONSIEUR COUIQUE.
Quoi ?
THÉODORE.
Y a pas des moments où tu regrettes de ne pas être Espagnol ?
MONSIEUR COUIQUE.
À cause ?
THÉODORE.
À cause de cette saleté.
MONSIEUR COUIQUE.
Quelle saleté ?
THÉODORE.
Saleté de langue française.
MONSIEUR COUIQUE.
Ça recommence !
Soudain.
THÉODORE, tombant en arrêt devant un portrait de M. Couique, dont le cadre ovale pare le mur du salon.
Ah !
MONSIEUR COUIQUE.
Quoi ?
THÉODORE.
Ton portrait !
MONSIEUR COUIQUE.
Mon portrait ?
THÉODORE.
Oui, ton portrait.
MONSIEUR COUIQUE.
Eh bien, quoi ? mon portrait.
THÉODORE.
Quelle drôle d’idée que t’as eue de l’accrocher la tête en bas ?
MONSIEUR COUIQUE.
Comment, la tête en bas ?
THÉODORE, qui craint de s’être coupé et qui veut se raccrocher aux branches.
C’est une façon de parler. Pour dire qu’il a la tête en bas, il n’a pas la tête en bas... il est seulement un peu de travers.
MONSIEUR COUIQUE, effleuré d’un soupçon.
Regarde-moi donc un peu. Ah çà ! le diable m’emporte, tu es soûl comme une bourrique !
THÉODORE.
Moi ?
MONSIEUR COUIQUE.
Tu sens le bouchon à en tomber asphyxié. Ça, par exemple, c’est le bouquet... Ma canne !
THÉODORE.
J’ai bu qu’une gomme.
MONSIEUR COUIQUE.
Vaurien ! Un cancre pour lequel je m’impose des sacrifices, qui n’a même pas trouvé le moyen de décrocher un accessit à la distribution des prix, et qui, par-dessus le marché, vient traîner son intempérance jusque sous les lambris de la maison paternelle !
THÉODORE.
Si je trouve pas les allumettes ?
MONSIEUR COUIQUE.
Au lit !...
THÉODORE.
...pas bien, ce que tu fais là !
MONSIEUR COUIQUE.
Au lit !...
THÉODORE.
...profites de ce que tu es mon père pour m’abreuver d’hum... d’hum... d’hum...
Lutte valeureuse de Théodore avec le mot « humiliation ».
MONSIEUR COUIQUE.
D’hum... d’hum... Tiens !...
THÉODORE, les fesses sonnées d’un coup de savate retentissant.
L’enfant martyr !
Il disparaît par la porte de gauche.
MONSIEUR COUIQUE, seul.
Soixante ans de vertu !... Toute une vie de probité, d’abnégation et de devoir !... Voilà ta récompense, vieux ! Voilà ton œuvre !... Voilà ton fils !
Long soupir.
Ton fils !...
Il élève vers le ciel des regards de douleur, après quoi.
Heureusement, on n’est jamais sûr !
Il sort par la droite. La scène demeure vide.
Scène III
THÉODORE
THÉODORE reparaît. De ses deux mains, il frotte son fessier meurtri.
Ce vieillard m’a maudit !
Il pleure.
J’ai rudement rigolé...
Il rit.
Personne ne peut se faire une idée à quel point j’ai rigolé !... J’ai rigolé comme pas un client au monde ne peut dire qu’il a rigolé. Je le jure...
Il étend le bras et rencontre la lampe qu’il culbute.
Zut !... j’ai cassé le pot-à-eau !... – sur la tombe de ma grand-mère ; et le premier qui n’est pas de mon avis n’a qu’à venir me le dire en face. Je lui apprendrai mon nom de baptême ! – Ah çà ! mais je vois rien du tout, moi ! Est-ce que je vas passer la nuit à chercher des allumettes ?... Rosse de femme de ménage qui me les a cachées exprès pour me faire des blagues. Elle aura de mes nouvelles, la femme de ménage... C’est le jour de l’an dans onze mois... tu parles si j’y fous des étrennes !... la peau, oui ! et mon nom de baptême, avec les trente-deux manières de s’en servir. Où qu’c’est qu’elle a pu les fourrer ?... Où qu’c’est qu’elle a pu les fourrer ?
Il s’accroupit et, à quatre pattes, il rôde autour des pieds de la table. Chantant.
Pour boire à notre belle France,
Amis, versez-moi du veau froid.
S’interrompant brusquement.
Avec ça, j’ai comme une idée que j’ai reçu un coup de pied dans le cul... seulement où ?...
Il rêve longuement.
Ah ! dans la table de nuit !... La v’là, la table de nuit !...
Il entre dans la cheminée et secoue la plaque avec son dos.
L’orage !... Drôle de table de nuit !... Il y fait autant de courants d’air que dessus la porte Saint-Martin.
Entrée en scène de M. Couique, toujours en bannière et le bougeoir à la main.
Scène IV
THÉODORE, MONSIEUR COUIQUE
MONSIEUR COUIQUE.
Qu’est-ce qu’il fabrique ? Qu’est-ce qu’il fabrique ?... Personne ! J’aurais pourtant bien cru...
Il dépose son bougeoir sur le marbre de la cheminée et passe dans la chambre de Théodore. Au même instant, Théodore émerge de l’âtre, le derrière le premier, arc-bouté sur les paumes.
MONSIEUR COUIQUE, dans la chambre voisine.
Pas de Théodore ! – Théodore !
THÉODORE, effaré.
Hé !
Il se dresse de son mieux en s’aidant de sa main au marbre de la cheminée. Malheureusement, il a mal calculé son coup, en sorte qu’il éteint la bougie, de ses doigts en quête d’un appui.
THÉODORE, les doigts grillés.
Oh !
Stupéfait.
C’est épatant, ça !... Qui est-ce qui a allumé une bougie ?
MONSIEUR COUIQUE, reparaissant.
Qui est-ce qui a éteint la lumière ?
THÉODORE.
On a parlé !
MONSIEUR COUIQUE.
Hé là ?
THÉODORE, très inquiet.
Je parie que c’est un voleur.
MONSIEUR COUIQUE.
Gredin de Théodore, tu vas me payer ça. Que je trouve seulement les allumettes !...
Il effleure l’encrier de ses doigts.
Ah !... les voilà !
Il plonge son doigt dans l’encrier.
Non !... Où diable ai-je mis mon doigt ? Tu vas voir, va, Théodore !... Tu vas voir, gredin de Théodore !... Des allumettes, j’en ai sur ma table de nuit...
THÉODORE, sur le seuil de la chambre paternelle.
L’escalier ! Je vas chercher les flics !...
MONSIEUR COUIQUE, heurtant, puis entr’ouvrant la porte de l’escalier.
Bon ! Voici ma chambre à coucher.
Il sort sur le palier. Par la porte restée ouverte on le voit tâtonner la rampe.
Qu’est-ce que c’est que ça ?... mon pied de lit ?
THÉODORE, à la cantonade, dans la chambre paternelle.
C’est curieux ! Je trouve pas la rampe ! Faut croire qu’on l’aura chipée. Je vas prévenir le concierge.
Hurlant.
Concierge !
MONSIEUR COUIQUE, sursautant.
Eh !... Gredin de Théodore !...
La face tournée vers l’escalier.
Vas-tu te taire, animal !...
LA VOIX DE THÉODORE.
Concierge !
MONSIEUR COUIQUE.
Vas-tu te taire ?
LA VOIX DE THÉODORE.
Concierge !... Concierge !...
MONSIEUR COUIQUE, la main furieusement tapée à la rampe de l’escalier.
Les allumettes, donc ! bon Dieu !
À ce moment la porte du palier se rouvre et, de nouveau, la voix du locataire grincheux emplit la cage de l’escalier.
LE LOCATAIRE, exaspéré.
Encore !... Ah çà ! est-ce que vous croyez que ça va durer toute la nuit ?
MONSIEUR COUIQUE, stupéfait.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
LE LOCATAIRE.
Ça, c’est un monsieur qui va vous foutre des gifles.
Bruit d’une gifle.
MONSIEUR COUIQUE.
Ah ! crebleu !
LE LOCATAIRE.
Je vous avais prévenu.
Toute la fin de l’acte est jouée dans un brouhaha confus de portes ouvertes puis refermées. À la voix de M. Couique hurlant : « À l’assassin ! » d’autres voix se mêlent, confondues. On entend : « C’est bien fait ! Tapez dessus ! Il ne l’a pas volé ! » cependant que le locataire répète : « Proparien ! Chenapan ! Débauché ! » tandis que, du bas de l’escalier, la concierge vocifère : « Faut-y que j’aille vous aider, là-haut ? » et que Théodore, rentré en scène, continue à demander : « Où diable que la femme de ménage a pu fourrer les allumettes ?... »
Au loin, une horloge sonne quatre heures.