La Belle invisible (BOISROBERT)
Sous-titre : les constances éprouvées
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1656.
Personnages
OLYMPE, la Belle Invisible sous le nom et l’habit d’Alexis, amoureuse de Don Carlos
DON CARLOS, cavalier espagnol parent du Duc d’Ossonne, amoureux de la Belle Invisible
LA DUCHESSE D’OSSONNE, vice-reine de Naples
LUCILLE, parente de la vice-reine, aimée de Don Pèdre
DON PÈDRE, ami et confident de Don Carlos, amoureux de Lucille
MARCELLE, cousine d’Olympe, aimée de Don Alvare
DON ALVARE, cavalier de Naples, amoureux de Marcelle
DON LÉONARD, père de Marcelle, et oncle d’Olympe
ALFONCE, vieux valet confident d’Olympe
DEUX DAMES
QUATRE GARDES
UN PAGE
À MONSEIGNEUR DE BELLIÈVRE,
PREMIER PRESIDENT
MONSEIGNEUR,
Il n’est pas juste que cette Belle Invisible se cache davantage devant vous ; puisqu’avec toutes ses beautés et ses ornements, elle n’a osé se montrer à vous sur le Théâtre, souffrez qu’elle se présente sur ce papier, et si elle est assez heureuse pour trouver grâce devant vous, souffrez qu’elle se montre après en public, sous une protection aussi favorable, et aussi glorieuse que la vôtre. Comme elle craint d’avoir eu quelque part à la disgrâce de son auteur, Agréez s’il vous plaît, MONSEIGNEUR, qu’elle reprenne de la gloire de votre approbation, les grâces qu’elle pourrait avoir perdues par le malheur de son éloignement. Si vous lui rendez justice, je ne doute point qu’elle ne la reçoive de tout le monde, et que les plus grands critiques mêmes ne se rendent avec une entière déférence au jugement que vous en ferez. Si elle vous peut délasser l’esprit, et vous donner un moment de joie, après le chagrin que vous devez quelque fois recevoir de vos pénibles occupations, elle fera, MONSEIGNEUR, une charité publique, et n’aura pas peu servi la France, si elle peut fournir quelque matière au divertissement d’un si grand homme. Je serai peut-être un jour plus heureux, et dans la véritable passion que j’ai de vous plaire plus utilement je ne désespère pas de trouver des forces, quand je me sentirai assez de courage pour vous consacrer de plus nobles veilles. Je ne connais quasi plus que vous aujourd’hui, MONSEIGNEUR, qui fasse cas des gens de mérite, ni qui ait une véritable estime pour la vertu ; aussi vous puis-je protester fort sincèrement que je borne toute l’ambition de mes muses au seul avantage de vous plaire, et toutes les passions de mon âme à l’honneur de me faire croire autant que véritablement, je le suis,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant Serviteur,
BOIS-ROBERT, Abbé de Châtillon.
ACTE I
Scène première
DON CARLOS D’ARAGON, DON PÈDRE
DON CARLOS.
Vous vous êtes trompé Don Pèdre assurément !
DON PÈDRE.
Mais j’ai fait cette enquête assez exactement,
Cette maison d’ailleurs est assez remarquable,
DON CARLOS.
Ce que vous m’avez dit me paraît une fable.
Quoi, celle qui l’habite, à soixante ans passés ?
DON PÈDRE.
Oui, brave Don Carlos, on la connaît assez,
Quoi qu’elle passe aux champs les deux tiers de sa vie :
DON CARLOS.
Ce mystère caché redouble mon envie.
Celle qui dans ce lieu m’a de nuit appelé,
Et d’une grille basse obligeamment parlé,
Sans doute est jeune et belle, ailleurs je l’ai connue,
Quoi qu’elle ait dérobé son visage à ma vue ;
Son port, sa bonne mine, et son esprit charmant,
Tous seuls d’un insensible auraient fait un amant,
Cependant, dites vous Don Pèdre, la maîtresse
De ce logis est vieille ?
DON PÈDRE.
Oui, mais par sa noblesse,
Par son esprit sublime, et par ses grands trésors,
Elle peut réparer tous les défauts du corps.
DON CARLOS.
Enfin ce n’est pas là le charme qui m’attire :
Celle qui m’a rangé déjà sous son empire
À l’esprit admirable, et j’en puis juger mieux
Que des attraits qu’un voile a caché à mes yeux.
Mais je suis fort trompé si ce voilé visage
N’a sur l’esprit visible encor quelque avantage :
DON PÈDRE.
Puisque vous m’honorez de votre affection,
Rendez moi plus savant de cette passion.
DON CARLOS.
Oui, quoi qu’on m’ait Don Pèdre ordonné le silence,
Je veux bien vous en faire entière confidence ;
Je vois que vous m’aimez, je vous connais discret.
Oyez donc l’aventure, apprenez mon secret.
Vous avez déjà su qu’après cette campagne,
À dessein de voir Naples étant parti d’Espagne,
Le brave Duc d’Ossonne à qui j’ai cet honneur
D’appartenir un peu, m’en a fait Gouverneur.
Comme il a cet hiver avec magnificence,
En faveur de Philippe étalé sa puissance
Pour son avènement aux Royaumes divers
Qui le font quasi voir maître de l’Univers,
J’ai reçu tant de gloire en honorant la fête,
Que les prix des Tournois ont été ma conquête.
Ces sublimes honneurs que je n’attendais pas
Ont fait trouver en moi je ne sais quels appas.
Les Dames à l’envi célébrant ma Victoire,
Par dessus mon mérite ont élevé ma gloire ;
Je me suis vu par tout honoré, caressé,
Mais comme en la faveur on se trouve encensé,
Jugeant que ces honneurs me venaient en partie
Du sang du vice-roi, j’ai cru ma modestie.
Plus on m’a vu modeste, et plus on a cherché
De montrer en son jour l’éclat que j’ai caché ;
Vous l’avez vu Don Pèdre, et savez que Lucille
Le plus Riche parti de cette grande Ville
M’est déjà destinée, et que le vice-roi
Veut que je lui consacre, et mon cœur et ma foi.
DON PÈDRE.
Hélas !
DON CARLOS.
Vous soupirez.
DON PÈDRE.
Souffrez que je soupire.
DON CARLOS.
Pourquoi ?
DON PÈDRE.
Je perds par là le seul bien où j’aspire.
DON CARLOS.
Quoi, vous aimez Lucille ?
DON PÈDRE.
Oui, je suis son amant,
Je l’aime, Don Carlos, et l’aime éperdument,
Et comme en vos faveurs je trouve un grand obstacle,
Je ne puis posséder Lucille sans miracle ;
Je ne veux rien cacher à ce noble vainqueur,
Qui m’aime avec tendresse, et qui m’ouvre son cœur.
DON CARLOS.
Aimez la, cher ami ! servez la sans contrainte :
Je n’y prétends plus rien, bannissez toute crainte.
Oui, oui, je vous la cède, et ne veux aspirer
Qu’à ce trésor caché qui me fait soupirer ;
Quand Lucille serait la maîtresse du monde,
Ce n’est pas sur ses biens que mon espoir se fonde :
Si celui qui me flatte est vain et décevant,
Adorons la chimère, et paissons nous de vent ;
Mais je veux mieux penser de l’aimable inconnue,
À qui j’ai découvert mon âme toute nue :
Si ses charmes cachés qu’aveuglément je sers
Valent ceux de l’esprit qu’elle m’a découverts,
Elle est toute divine, elle est toute adorable,
Et l’Univers n’a rien qui lui soit comparable.
DON PÈDRE.
Mais comment l’aimez vous avecques tant d’ardeur ?
Qui d’un feu si bizarre a fondé la grandeur ?
Comment peut on aimer une chose invisible ?
Certes comme à mon feu vous paraissez sensible,
Je veux aider au vôtre, et ferai mon devoir,
Le zèle suppléera peut-être à mon pouvoir.
DON CARLOS.
Oyez donc, cher Don Pèdre, oyez mon aventure
Qui paraît une fable, un songe, une imposture.
Comme la vice-reine en ce jour solennel
Où j’acquis à mon Nom un honneur éternel,
Avait donné licence aux Dames de paraître
Sous le voile du masque, et sous l’habit champêtre,
Pour sauver la dépense, et voir en liberté
Ce qui se passerait dans la solennité,
Après que j’eus gagné tous les prix de la fête,
Glorieux des lauriers qui me couvraient la tête,
Faisant partout la presse aux lieux où je passé,
Je sentis d’un carrosse assez embarrassé
Qu’une voix m’appelait, je m’avançai vers elle.
Une Dame en portière, et qui paraissait belle,
Quoi qu’elle fut masquée, avec un ton de voix,
Qui seul au plus rebelle aurait donné des lois,
Me dit, brave Espagnol, vous avez la victoire !
Le Ciel en soit loué, vous m’en devez la gloire :
J’ai fait des vœux pour vous, ces vœux sont exaucés,
Vous avez tous les prix ; mais ce n’est pas assez.
Madame, cet honneur m’achève de confondre,
Lui dis-je, et lui voulant plus amplement répondre,
Je vis que tout à coup cet embarras cessa,
Vite comme un éclair le carrosse passa,
Et suivant avec l’œil la belle disparue,
Je demeuré confus au milieu de la rue.
Je vous jure, Don Pèdre, avec sincérité,
Que l’amour jusques-là ne m’avait rien été ;
J’éprouvai de ce jour son pouvoir manifeste :
Vous me croirez assez si vous oyez le reste.
Cette beauté voilée en mon cœur s’imprima,
Et mon amour bizarre aussitôt s’y forma :
J’aimais sans connaissance une invisible amante,
Et l’aimais toutefois d’une ardeur véhémente.
Les visibles objets m’étaient moins précieux,
J’avais plus de créance à ma foi, qu’à mes yeux ;
Ainsi que sans espoir j’aimais sans apparence,
Et cette foi pourtant flattait mon espérance :
Un jour sortant d’un Temple, et rêvant fortement
À l’objet inconnu de qui j’étais amant,
J’aperçus qu’une Dame étant sur mon passage
J’ai Don Carlos, dit-elle, à vous faire un message :
Elle en suivait une autre en qui la majesté
Marquait une naissance égale à sa beauté.
Un vieillard la menait superbement vêtue :
Je crus voir ce même œil qui me charme et me tue,
Au travers de son voile, et ce brusque penser
Me fit vite vers elle aussitôt avancer.
Cavalier, me dit-elle, avez vous quelque idée
De m’avoir vue ailleurs ? l’ayant bien regardée,
Encor que son visage en ce lieu fut voilé,
Oui, lui dis-je, Madame, et je vous ai parlé.
Mon carrosse, dit-elle, à cette heure imprévue
M’enlevant malgré moi, vous déroba ma vue :
Mais nous pouvons ici quelque place choisir
Pour nous entretenir avec plus de loisir.
À ces mots je connus mon aimable inconnue
Le vieillard me quitta sa main qu’elle avait nue,
Et je voulus porter sur ce marbre animé,
Quelque marque du feu qu’elle avait allumé,
Lorsqu’en la retirant : Don Carlos, me dit-elle,
J’aime qu’on soit discret, mais plus qu’on soit fidèle,
Aimez vous ? oui Madame, oui, vous m’avez charmé,
Avant que de vous voir je n’avais rien aimé.
Vous m’imposez, dit-elle, on sait les bruits de ville
Avant que de me voir, vous recherchiez Lucille.
On m’offre ce parti, le Duc l’a résolu,
Mais je cède à l’amour qui ne l’a pas voulu
Lui dis-je, il vous a faite ici ma Souveraine,
Je vous y reconnais dessus la vice-reine.
Puis-je dans vos discours, dit-elle, m’assurer ?
N’aimerez vous que moi, l’oserez vous jurer ?
J’en jure tous les Dieux (lui dis-je) hé bien dit-elle,
Je connaîtrai bientôt si vous m’êtes fidèle,
Je n’ignore pas un des lieux où vous entrez,
Méritez mon Amour, et vous me connaîtrez,
Adieu, dans peu de jours vous saurez davantage,
On vous découvrira mon nom et mon visage.
En vain je la pressai ; c’est tout ce que j’en eus.
DON PÈDRE.
Et ses charmes depuis vous furent ils connus ?
DON CARLOS.
Je fus cinq ou six jours sans rien apprendre d’elle,
Et cela m’affligeait d’une douleur mortelle,
Quand selon ma coutume, un soir me retirant
Du jeu, dans le quartier où j’étais demeurant,
Passant par une rue, où tous les soirs je passe,
J’ouïs qu’on m’appelait par une grille basse
Qui donne sur la rue en ce même logis,
Dont, avec tant de soin, vous vous êtes enquis.
Carlos, me dit la voix, commandez que l’on tire
Votre flambeau plus loin, j’ai deux mots à vous dire :
Je le fis donc éteindre, et m’approchant de là
Je ne reconnus plus la voix qui me parla,
Don Carlos, me dit-elle, ayez bonne espérance,
Ma maîtresse connaît votre persévérance :
On s’est avec grand soin de vos mœurs informé,
On sait que jusqu’ici vous n’avez rien aimé,
Que Lucille vous est assez indifférente,
Et que hors ma maîtresse, il n’est rien qui vous tente :
Venez demain au soir dedans ce même lieu
Et vous la connaîtrez, retirez vous Adieu !
Je voulus repartir, et ne vis plus personne.
DON PÈDRE.
Certes ce procédé me surprend, et m’étonne.
DON CARLOS.
Apprenez ce qui reste : étant donc revenu
Devant ce grand logis qui m’étant inconnu
Appartient, dites vous, à cette riche veuve,
La même voix me dit qu’on voulait faire épreuve
Encor de ma constance, et que dans aujourd’hui
Je verrais sans manquer la fin de mon ennui.
Pressant cette suivante après ce témoignage,
Pour voir si j’en pourrais apprendre davantage,
Don Carlos, me dit-elle, aimez en sûreté,
Et croyez qu’en noblesse, en richesse, en beauté
Pas une ma maîtresse à Naples ne surpasse,
Se tirant, l’inconnue aussitôt prit la place.
Mais quand puis-je, lui dis-je, espérer de la voir ?
Si vous ne me voyez, dit-elle, au bal ce soir,
Dès qu’il sera fini, quelque heure qu’il puisse être,
Revenez en ce lieu, je me ferai connaître.
Cependant gardez-vous de vous trop enquérir ;
Car vous perdriez un bien, au lieu de l’acquérir.
Oui, j’y viendrai, lui dis-je, adorable inconnue !
Mais puis-je dans le bal espérer votre vue ?
Je marquai mes transports, en termes superflus,
Car elle était partie, et ne parolait plus.
DON PÈDRE.
Nous pourrons dans le bal la voir tantôt paraître.
DON CARLOS.
Mais différant encor à se faire connaître,
Jugez vous de ma peine !
DON PÈDRE.
Oui, car voulant chercher
Celle que vous aimez, et qui se veut cacher,
Vous pourrez vous trompant, en cajoler quelqu’une
Qui détruira peut-être enfin votre fortune.
DON CARLOS.
Enfin quoi qu’il arrive il faut nous préparer
Pour ce bal magnifique,
DON PÈDRE.
Allons donc nous parer ;
Mais comme on vous observe, et sait ce que vous faites,
On pourra découvrir peut-être nos enquêtes,
Faites d’un soin exact, touchant ce rendez-vous,
DON CARLOS.
Qui le découvrira ? je ne l’ai dit qu’à vous.
Scène II
OLYMPE, sous le nom d’Alexis, ALFONCE
ALFONCE.
Voilà ce Don Carlos, Madame !
OLYMPE.
Ah l’imprudence !
À qui de mes secrets ai-je fait confidence ?
Madame en pleine rue ? hé ne songez-vous pas
Que vous m’ôtez par an trente mille ducats
En découvrant mon sexe ?
ALFONCE.
Il faut bien que je sache
Ce que j’ai fait pour vous, et qu’il faut que je cache,
Je n’y prenais pas garde.
OLYMPE.
Hélas pour mon repos
Je ne l’ai que trop vu cet aimable Carlos !
Alfonce, vous savez tout ce que j’ai dans l’âme,
Je vous ai découvert le secret de ma flamme :
Vous avez su comment cet aimable vainqueur
Avecque tous les pris ayant gagné mon cœur,
J’osai me prévaloir de la liberté pleine
Qu’aux Dames ces jours là donnait la vice-reine.
Comme je pris alors mon véritable habit,
Et comme votre fille en tous lieux me suivit,
Masquée, brave, leste, et si bien ajustée,
Que de force galants je fus sollicitée :
Enfin vous avez su tout ce qui s’est passé
Comme un jour mon carrosse étant embarrassé,
J’abordai Don Carlos, et comme en certain Temple
Avec lui j’eus encor un entretien plus ample.
Bref, comme en l’appelant d’un logis emprunté,
J’achevai d’emporter toute sa liberté,
Sans que jusques ici je me sois fait connaître.
ALFONCE.
J’ai su, depuis le jour que je vous ai vu naître,
Tous vos secrets, Madame, et comme celui-ci
Vous donne de la peine, il m’embarrasse aussi.
Vous égalez Don Carle, en mérite, en naissance,
Mais à vous assembler je vois peu d’apparence ;
Car le contrat signé de Marcelle et de vous
Ne vous permettra pas d’en faire votre époux.
OLYMPE.
Les biens que ce contrat assure en nos familles
Ne peut pas assurer l’Hymen entre deux filles,
Ma cousine Marcelle a bien reçu ma foi
Mais lui puis-je donner ce qui n’est point en moi
Alfonce ? Et dois-je pas après sa vaine attente
Désabuser enfin cette amante innocente ?
Outre que j’ai le cœur trop noblement assis
Pour la fourber encor sous le nom d’Alexis.
Il n’est plus temps de feindre, il faut qu’on la détrompe
Il faut que dans ce jour notre contrat se rompe :
ALFONCE.
Mais en la détrompant vous perdez votre bien,
Et qui voudra de vous quand vous n’aurez plus rien ?
DON ALEXIS.
Oui, je perds les deux tiers du bien que je possède,
Mais je trouve à ce mal encor quelque remède
Sans moi Marcelle est riche, Alvare est amoureux,
Et nous avons affaire à des cœurs généreux.
De plus en Don Carlos mettant ma confiance
Pour peu qu’il persévère à montrer sa constance,
Que je veux jusqu’au bout éprouver aujourd’hui
Je borne espoir, faveur, gloire et fortune en lui.
ALFONCE.
Mais il vous faut du bien pour maintenir ce lustre,
Car vous êtes tous deux d’une naissance illustre.
OLYMPE.
Carlos parent du Duc peut-il manquer de bien ?
Avec tant de mérite, est-ce peu que du mien ?
Mon tiers, au pis-aller, nous peut mettre à notre aise,
Nous vivrons trop contents pourvu que je lui plaise.
Je vois Don Léonard mon oncle, et je le crains,
Car il me va presser d’accomplir des desseins,
Dont l’exécution n’est pas en ma puissance.
Scène III
DON LÉONARD, DON ALEXIS, ALFONCE
DON LÉONARD.
Mon neveu, vous prenez un peu trop de licence !
À la fin vous mettrez ma patience à bout
Depuis huit ou dix jours on vous cherche par tout.
Est-ce que vous avez quelque autre amour en tête ?
Est-ce que vous cherchez à faire autre conquête ?
Ne nous déguisez rien, parlez nous franchement ;
Cette bizarre humeur m’afflige infiniment,
À dire vrai, ma femme en est fort dégoutée,
Votre cousine même en paraît rebutée,
Quelque inclination qui la puisse engager
Si vous ne vous changez, vous la verrez changer ;
Quoi ! Ce libertinage encore continue
Depuis que vous voyez la dispense venue ?
C’est trop nous mépriser, il est d’autres époux
Qui sont aussi bien faits, aussi riches que vous,
Si vous avez au cœur quelque autre fantaisie,
Parlez, nous vous verrons changer sans jalousie :
S’il faut nous séparer, le plutôt vaut le mieux.
DON ALEXIS.
Le change à mon esprit fut toujours odieux :
Le temps vous fera voir que je suis fort fidèle,
Je m’expliquerai mieux quand je verrai Marcelle.
DON LÉONARD.
Allez doncques vers elle, et sans plus l’abuser.
Si vous êtes coupable, allez vous excuser ;
Allez, vous la verrez la plus triste du monde,
Guérissez son esprit de sa douleur profonde,
Parlez à cœur ouvert ; dites la vérité
Si vous avez raison de vous être absenté,
Elle est tendre, elle est bonne, et lui parlant sans ruse
Vous ferez recevoir sans doute votre excuse.
Vous la connaissez bien, elle a l’esprit trop doux
Elle a trop d’indulgence et de bonté pour vous.
OLYMPE.
J’ai plus de zèle encore et d’amitié pour elle,
Je lui paraîtrai sage, et sincère et fidèle,
Je la rendrai contente, ou je ne vivrai pas,
DON LÉONARD.
Allez donc Alexis la trouver de ce pas !
Aux jardins du Palais elle est en promenade
Pour divertir l’ennui de son esprit malade.
OLYMPE.
Se doit-elle parer pour le grand bal ce soir ?
DON LÉONARD.
Oui, vous l’y conduirez. Allons vite la voir.
Il s’en va.
OLYMPE.
J’ai quelque ordre à donner, je vous suis tout à l’heure,
Dans ce beau logis neuf que j’ai pris pour demeure,
Faites qu’avec grand soin on pare promptement
Six pièces de plein pied dans mon appartement.
Qu’on y fasse trouver un concert magnifique,
Que la collation réponde à la musique,
Surtout, que votre fille y mène quand et foi
Quelque amie, et bien faite, on lui dira pourquoi.
ACTE II
Scène première
DON LÉONARD, MARCELLE
DON LÉONARD.
Écoutez ses raisons, ne le condamnez pas
Avant que de l’entendre, il marche sur mes pas.
Ma fille, le voici qui vient par cette allée,
Quand vous l’orrez parler, vous serez consolée.
Tout de bon il vous aime, et doit bien s’excuser,
MARCELLE.
Plut au Ciel ! mais mon père il vient pour m’abuser.
Hé ! que me peut-il dire, après huit jours d’absence,
Qui puisse avec succès marquer son innocence ?
Non, non, c’est un volage, il n’a bougé d’ici
Pour faire le coquet et l’amoureux transi ;
Et depuis qu’il a vu la dispense arrivée,
Offrant son cœur partout, seule il m’en a privée,
Cependant tel qu’il est, je n’ose le haïr ;
Vous me le destiné, et je dois obéir.
DON LÉONARD.
C’est le plus grand parti qui soit dans la Province,
Dedans tout ce Royaume il n’est ni Duc ni Prince
Qui le surpasse en biens, ni qui puisse aujourd’hui
Contester de mérite et de grâce avec lui.
Et puis c’est notre sang, traitez-le sans rudesse :
Quand il serait coupable, excusons sa jeunesse,
Il dira les raisons qui l’ont fait absenter,
S’il vient de bonne grâce, il le faut écouter.
Le voici, je vous laisse, allez, allez, Marcelle,
Avec lui doucement vider votre querelle,
Libre et seul avec vous il s’expliquera mieux.
Je vois son repentir écrit dedans ses yeux.
Scène II
DON ALEXIS, MARCELLE
MARCELLE.
D’où vient Don Alexis après huit jours d’absence ?
Aurais-je sur son âme un reste de puissance ?
Prendrait-il pour me plaire encor quelque souci ?
Non, non, il est ailleurs, quand même il est ici ;
Vous n’avez point paru tant qu’a duré la fête ?
Ah ! Vous cherchiez sans doute à faire une conquête !
Ne me déguisez rien, parlez moi franchement.
DON ALEXIS.
Oui, je vous ouvrirai mon cœur sincèrement.
Belle et chère cousine admirez ma faiblesse,
Par un caprice fol qu’excuse ma jeunesse,
Inhabile aux Tournois, je me suis avisé
De courir par la ville en femme déguisé.
MARCELLE.
Ah ! vous vous déguisez encore ici, volage
Et sous ce feint discours vous cachez quelque outrage.
Je vois bien tout de bon que je vous ai perdu ;
Quand on aime Alexis, on est plus assidu ;
Quoi huit jours sans me voir, et me payer encore
D’une excuse grossière, et qui vous déshonore ?
Devriez vous malheureux avoir autre penser
Que celui de me plaire, et ne point m’offenser ?
Chercher d’autres plaisirs dans la propre journée,
Que pour nous joindre ensemble on avait destinée.
Quoi ! sans penser à moi, quoi ! sans penser à vous,
Vous négligez le jour qui vous fait mon époux.
Quoi ! huit jours sans me voir, n’avez vous point de honte ?
Ah ! d’un terme si long rendez moi meilleur compte,
Ou, sans perdre le temps en discours superflus,
Avouez franchement que vous ne m’aimez plus.
DON ALEXIS.
Je souillerais mon nom d’une trop noire tache
Si je me condamnais par un aveu si lâche,
Tout de bon je vous aime, et m’attache à vos lois
Autant que je le puis, autant que je le dois,
Si mon cœur se dérobe à quelqu’autre pensée,
Marcelle, avec raison n’en peut-être offensée :
MARCELLE.
L’énigme, quoi qu’obscur, marque pourtant assez,
Que vers quelqu’autre objet vos yeux sont adressez.
DON ALEXIS.
Hélas !
MARCELLE.
Vous soupirez, j’en devine la cause :
Vous me voulez trahir, votre cœur s’y dispose,
Et sens par ce soupir qui vous vient d’échapper,
Que c’est avec regret que vous m’allez tromper.
DON ALEXIS.
Ah pensez mieux d’un cœur où l’amour fait son temple
Et de qui la constance est pure et sans exemple,
Je soupire de voir qu’on me fait votre époux
Et qu’en effet je suis très indigne de vous.
MARCELLE.
La raison me paraît injuste et criminelle,
Vous me méritez trop si vous m’êtes fidèle :
Plût au Ciel que l’Amour et la fidélité
Égalassent en vous la grâce et la beauté,
Et qu’à vos yeux charmants je fusse aussi parfaite
Que de vos qualités mon âme est satisfaite,
Alexis que le Ciel prit plaisir de former,
N’aurait point de défaut s’il savait bien aimer :
Mais de quelque air flatteur qu’il orne son langage
Je vois bien qu’il m’abuse, et qu’il n’est qu’un volage.
Vous excuserez bien ce mouvement jaloux ;
Parlez sincèrement Alexis, m’aimez-vous ?
La dispense est venue, il n’est plus temps de feindre ;
M’aimez-vous Alexis ? parlez sans vous contraindre.
DON ALEXIS.
Oui, je vous aime trop, j’ai pour vous dans le cœur
Des tendresses de frère.
MARCELLE.
Et vous m’aimez en sœur ?
Ah ! c’est ne m’aimer point que m’aimer de la sorte.
Je demande une flamme et plus vive et plus forte.
Non, vous ne savez pas aimer parfaitement
Quand on n’aime qu’en frère, on est mauvais amant.
Pour moi, quoi que d’amour j’ignore le mystère,
Je sens je ne sais quoi qu’on n’a point pour un frère,
Et ce titre me semble et trop fade, et trop doux
Pour être compatible avec celui d’époux.
DON ALEXIS.
Mais ne pourrions nous pas, trop aimable Marcelle,
Nous unir sans l’hymen d’une chaîne éternelle ?
Ce nœud, de qui je crains les fatales douceurs
Est il si nécessaire à lier nos deux cœurs ?
MARCELLE.
Quoi vous craignez l’Hymen ? ô la grande innocence !
DON ALEXIS.
Je crains le trop d’Amour dans la double alliance.
Comme vous ne pourriez, si vous n’étiez ma sœur
M’être plus proche, enfin, cet Hymen me fait peur,
La flamme jointe au sang, doit être véhémente,
Et je crains cet excès, si la mienne s’augmente.
MARCELLE.
Plût au Ciel, Alexis, que je n’eusse jamais,
À redouter de vous, que cet aimable excès ?
La flamme jointe au sang est plus pure, et plus belle,
Mais vous n’en avez pas au cœur une étincelle :
Vous craignez votre Amour dans cette double ardeur,
Moi qui vous connais mieux, je crains votre froideur :
Mais qu’avons nous à craindre après notre dispense,
Qui sur ce vain scrupule emporte la balance,
Qui le purgeant, détruit la peur que vous feignez,
Et nous met à couvert des feux que vous craignez ?
Scène III
DON ALVARE, DON ALEXIS, MARCELLE
DON ALVARE.
Alexis ?
DON ALEXIS.
Qui m’appelle ?
DON ALVARE.
Avec votre licence,
Madame, j’ai deux mots d’extrême conséquence
Qu’on ne peut différer à lui dire en secret.
MARCELLE.
Parlez-lui.
DON ALEXIS.
Je reviens, et vous laisse à regret.
MARCELLE, bas.
Vous me viendrez rejoindre auprès de ce bocage ;
Admirez justes dieux à quel homme on m’engage.
Scène IV
DON ALVARE, DON ALEXIS
DON ALVARE.
Quoi perfide, est-ce là ce qu’on m’avait promis ?
Nous nous quittâmes hier apparemment amis,
Mais ce fut sur la foi que vous m’aviez donnée
Que vous n’achèveriez jamais votre hyménée ;
Cependant vos discours m’ont grandement surpris,
Ils m’ont montré votre âme, et j’en ai trop appris ;
Vous ne me voyez pas, j’étais en embuscade
Derrière l’épaisseur de cette palissade,
D’où j’ai vu que la dame en termes assez doux
Vous flattait du beau titre, et d’amant, et d’époux ;
Alexis, vous savez que j’adore Marcelle,
Vous savez qu’en un mot je ne vis que pour elle,
Si vous faites dessein de me la contester,
Il faut m’ôter la vie avant que me l’ôter.
DON ALEXIS.
Vous êtes chaud, Alvare, et vous allez bien vite,
Si je la sers encor, ma mort est donc écrite.
Si j’aime, je ne puis éviter mon malheur,
Laissez moi vivre encor.
DON ALVARE.
Vous faites le railleur ?
Ce jardin m’est sacré, je respecte Marcelle,
Allons en autre lieu vider cette querelle.
Il faut que hors d’ici, vous me fassiez raison
D’un manquement de foi qui sent sa trahison.
Sortons.
DON ALEXIS.
Je ne le puis, Marcelle en ce bocage
M’a donné rendez-vous, ma parole m’engage.
DON ALVARE.
Quoi ! lâche tu croirais après ce mauvais tour
M’ôter impunément l’espoir de mon amour ?
DON ALEXIS.
Ah ! vous êtes trop prompt, Alvare, ce caprice
Croyez moi, vous va rendre un très méchant office ;
Je songe à vous servir, et vous me querellez.
Bien ; soyez mal heureux, puis que vous le voulez !
Je ne vis jamais homme emporté de la sorte.
DON ALVARE.
Excusez Alexis l’amour qui me transporte.
Quoi ! vous me serviriez, quoi ! vous me feriez voir
Encor en cet amour quelque rayon d’espoir ?
DON ALEXIS.
Oui, mais par votre humeur qui se rend importune
Vous allez ruiner votre bonne fortune.
Vous ne méritez pas qu’on vous détrompe, Adieu ;
Quand nous nous reverrons tantôt hors de ce lieu,
Si vous croyez par moi votre attente trompée,
Je vous satisferai, nous tirerons l’épée.
Vous pensez qu’on vous craint, je suis homme pour vous.
DON ALVARE.
Excusez Alexis, ce mouvement jaloux,
Demeurez un moment.
DON ALEXIS.
Pour ouïr vos injures ?
Pour me voir mettre au rang des traîtres, des parjures ?
DON ALVARE.
Je demande pardon de ma légèreté,
Oui, trop brutalement je me suis emporté.
Je souffre ce reproche il est très légitime.
Ne m’abandonnez pas, je confesse mon crime.
Hélas ! s’il est bien vrai que vous ne brûlez pas
Pour celle en qui mes yeux ont trouvé tant d’appas ;
Si vous voyez Marcelle avec indifférence,
Pour qui j’ai tant d’amour, et de persévérance.
Si je ne suis par vous trahi, ni traversé,
Prenez pitié d’un cœur que ses yeux ont percé.
Souffrez cher Alexis ce cœur qui s’humilie.
Je me jette à vos pieds, j’accuse ma folie ;
Excusez mon désordre, excusez mon transport,
Plus il vous paraît grand, plus mon amour est fort,
Jamais pour vous fâcher je n’ouvrirai la bouche.
DON ALEXIS.
C’est assez, levez-vous, ce repentir me touche :
Et je vous vois d’ailleurs si constant amoureux,
Que s’il ne tient qu’à moi, vous serez plus heureux.
DON ALVARE.
Que je baise vos pieds !
Il s’en va.
DON ALEXIS.
Je vais trouver Marcelle
Allez, laissez moi faire, et je vous réponds d’elle.
DON ALVARE.
S’il me tient sa promesse ô Dieux, Dieux tout Puissants
Souffrez que je partage avec lui votre Encens.
Scène V
MARCELLE, DON ALEXIS
MARCELLE.
Que vous voulait Alvare, et quelle est l’importance
Du secret qu’il m’a fait d’extrême conséquence ?
DON ALEXIS.
Ou vous le savez bien, ou vous vous en doutez ;
Car il est votre esclave, et meurt pour vos beautés.
MARCELLE.
Je ne devine pas tout ce qu’il a dans l’âme.
DON ALEXIS.
Vous savez qu’il vous aime, et connaissant sa flamme,
Il vous est fort aisé, me semble, de juger
À quoi ce pauvre amant me voulait engager ?
MARCELLE.
À quoi ?
DON ALEXIS.
L’osai-je dire ? à le mettre en ma place.
MARCELLE.
Et qu’avez vous promis ?
DON ALEXIS.
Rien qui le satisfasse :
Mais, comme il fait dessein d’être de mes amis,
Je parlerais pour lui s’il me l’était permis.
MARCELLE.
Quoi ? parler pour Alvare ? avez-vous l’âme saine,
Qu’entends-je ?
DON ALEXIS.
En vérité, j’ai pitié de sa peine,
Je vois qu’il vous adore, il est fort amoureux.
MARCELLE.
Il est brave, de plus il est fort dangereux,
Ah lâche et vil amant, voilà toute ma crainte.
Je découvre la peur dont votre âme est atteinte,
Et vous aviez tantôt raison de m’avouer,
Quand j’ai si faiblement cherché de vous louer,
Que d’un si noble amour vous vous sentiez indigne,
Par cette lâcheté qui me paraît insigne ;
Je vois le fonds d’une âme en qui j’ai vainement
Cherché les sentiments d’un généreux amant ;
Ce teint efféminé, cette délicatesse
Marquaient certainement en vous quelque mollesse :
Mais je n’eusse pas cru qu’elle allât jusqu’au cœur,
Je croyais que l’amour fit seul cette langueur,
Qui forme dans vos yeux une grâce nouvelle :
Mais je vois qu’en votre âme elle est plus naturelle,
Et que cette faiblesse et d’esprit et de corps,
Paraît mille fois plus au dedans qu’au dehors.
Quoi donc vous me cédez, et parlez pour Alvare ?
L’office est sans exemple et paraît assez rare.
C’est pour fuir un combat que vous l’osez céder :
Mais offert par vos mains le puis-je regarder,
Il est noble, il est brave, et je sais bien qu’il m’aime.
Qu’il vienne sans votre aide et s’offre de lui-même,
L’occasion est belle, il peut tout espérer.
DON ALEXIS.
Quel plaisir prenez vous à me déshonorer
Marcelle ? en m’accusant de crainte et de mollesse,
Vous faites voir ici votre propre faiblesse,
Et si vous m’écoutez plus attentivement,
Vous avouerez l’erreur de votre emportement.
J’aime, je cours au change, et ne suis point volage,
Et je sers un rival sans manquer de courage.
Alexis vous adore, et songe à vous céder
Par ce qu’il ne vous peut en effet posséder.
C’est trop feindre après tout et trop vivre en contrainte.
Jusqu’ici la fortune a seule fait ma feinte :
Mais forcé par l’amour, par la nécessité,
Je vous ouvre mon âme avec sincérité :
Nature entre nous deux a mis un grand obstacle,
Et si le Ciel pour nous ne fait un grand miracle,
Vos vœux sont superflus, je ne puis être à vous,
C’est pourquoi je vous cherche un plus sortable époux :
Sachez que je suis fille.
MARCELLE.
Ô lâche et vaine excuse !
Je vois votre défaite, et connais votre ruse.
Alvare vous querelle, et vous manquez de cœur.
Vous offensez mon sexe, il a plus de vigueur,
C’est, mais grossièrement me faire un double outrage,
Que déguiser ainsi votre peu de courage.
DON ALEXIS.
Belle et chère cousine où vous emportez-vous ?
Voyez ce que je suis !
MARCELLE.
Ô dieux !
DON ALEXIS.
Voici l’époux
Que l’on vous destinait pauvre fille abusée !
MARCELLE.
Que vois-je ?
DON ALEXIS.
Hé bien enfin êtes vous apaisée ?
En découvrant mon sexe, et vous disant comment
J’ai de notre oncle Albert trompé le testament,
Je m’ôte les deux tiers de son riche héritage :
Mais je ne vous puis plus abuser davantage,
Vous avez déjà su que votre oncle, et le mien,
Voyant ma mère grosse, assura tout son bien
Au mâle qui naîtrait, par ce qu’en nos familles
Il avait déplaisir de ne voir que des filles,
Que ma mère perdit la lumière du jour
En me mettant au monde, et faisait son séjour
Pour lors à la campagne.
MARCELLE.
Oui, j’en ai connaissance.
DON ALEXIS.
Oyez dont ce qui reste. Au point de ma naissance,
Mon père qui voyait dans le lit de la mort,
Ma mère fort malade, et qui craignait son sort,
Sentant qu’on la veillait pour voir si dans sa couche
Il lui naîtrait un fils qui vous fermât la bouche,
Il trompa votre père avant l’accouchement,
Et le fit par Alfonce assez subtilement ;
Il fit cacher un fils qui lui venait de naître
Au lit de la malade, et le faisant paraître
Par la garde gagnée, Albert crut comme vous,
Que tout son bien légué n’appartenait qu’à nous,
Je naquis à même heure à ma mère mourante.
Albert suivit son sort comme avait fait ma tante,
Mon père s’est depuis de leur bien emparé,
Qui m’est après sa mort tout entier demeuré :
Car je repris ma place en ne faisant que naître,
Au lieu de cet enfant que l’on fit disparaître ;
Et j’ai depuis ce temps tout le monde abusé,
Ayant sous ces habits mon sexe déguisé :
Mais mon bien est à vous, et le testament cesse,
Par ce déguisement qu’enfin je vous confesse.
Belle et chère cousine, il est vrai que le bien
Touche peu mon esprit, je le conte pour rien,
Et je crains seulement que sa perte n’attire,
Celle de Don Carlos, qui vit sous mon Empire.
MARCELLE.
Don Carlos ? eh ! comment l’avez-vous peu charmer,
Comment sous cet habit a-t-il peu vous aimer ?
DON ALEXIS.
Sachez que j’ai couru pour mieux sonder son âme,
Tant qu’a duré la fête, avec l’habit de femme.
Je vous dirai le reste avec plus de loisir,
Comme en mon entretien, il a pris du plaisir,
Comme j’ai fait durer un feu que j’ai fait naître ;
Bref comme il meurt d’amour pour moi sans me connaître ;
Mais avant toute chose, il faut me pardonne
Ma supposition qui doit vous étonner.
MARCELLE.
C’est à vous d’excuser l’erreur d’une âme prompte,
Mon fol emportement me fait mourir de honte,
Belle et chère cousine, en me désabusant,
Vous guérissez mon cœur d’un amour fort cuisant ;
Mais vous le regagnez d’une façon nouvelle,
Une amitié solide, immuable, éternelle
Succédera sans peine à cet amour trompeur
Que je sens disparaître ainsi qu’une vapeur.
Vous regardez le bien avec indifférence,
Et moi je ne mets pas seulement en balance,
Si je prendrai la part dont semble vous priver
Un sexe supposé. Je vous la veux sauver.
Oui, s’il ne tient qu’au bien que Carlos ne soit vôtre,
Avec celui d’Albert, prenez encore le nôtre,
Je jure, que quiconque aura dessein pour moi,
S’il ne cède ce bien, n’aura jamais ma foi.
DON ALEXIS.
Sans ce bien mal acquis, je puis me rendre heureuse,
Ô fille vraiment noble, et vraiment généreuse !
Laissez moi témoigner par mes embrassements,
Que j’ai le cœur touché de vos beaux sentiments.
Scène VI
DON ALVARE, DON ALEXIS, MARCELLE
DON ALVARE.
Quoi perfide, est-ce ainsi qu’on m’offre son service,
Est-ce là le fidèle, et charitable office
Que je devais attendre ? ah traître il faut mourir !
DON ALEXIS.
Mais si vous êtes fol, je ne vous puis guérir.
DON ALVARE.
Toute ma patience enfin m’est échappée,
Rien ne peut dérober ta vie à mon épée.
Je n’ai plus de respect, je le perds à vos yeux,
Je l’aurais perdu même en présence des Dieux,
Madame ! Je ne puis retenir mon courage,
Et je ne veux plus vivre après un tel outrage.
MARCELLE.
Comment, en ma présence ? arrêtez insolent !
DON ALEXIS.
Je vous ai figuré son amour violent,
Je l’ai peint tel qu’il est, me fait-il pas justice,
De me payer si bien mon charitable office ?
DON ALVARE.
Joindre la raillerie avec la trahison,
Ah lâche ! hors d’ici tu m’en feras raison.
DON ALEXIS.
Ce bouillant mouvement prouve assez bien sa flamme,
Et je vois le respect qui rentre dans son âme,
Pardonnez lui Marcelle !
MARCELLE.
Alvare qu’est-ceci,
Est-ce amour ou fureur qui vous emporte ainsi ?
J’ai part plus qu’Alexis à votre extravagance,
Considérez Alvare où va votre imprudence.
Sans juger qui je suis, vous osez mal penser
D’un parent qui me quitte et qui peut m’embrasser,
Quand nous nous séparons avec un adieu tendre
Comme des criminels vous croyez nous surprendre ?
Ah vous m’offensez trop dans cet emportement !
Je veux plus de respect dans le cœur d’un amant,
La jalouse fureur part d’un mauvais courage,
Et vous montrez ici moins d’amour que de rage,
Alexis tout de bon parlait ici pour vous.
DON ALVARE.
Pour moi ? cher Alexis j’embrasse vos genoux,
L’extrémité Madame, où mon âme est réduite,
MARCELLE.
Il faut me mériter avec plus de conduite,
Adieu !
DON ALVARE.
Cher Alexis ne m’abandonnez pas !
DON ALEXIS.
Pleurez, repentez-vous, courez après ses pas.
DON ALVARE.
Mais est-ce tout de bon que vous l’avez quittée ?
DON ALEXIS.
Oui, mais votre fureur s’est trop précipitée.
DON ALVARE.
Venez voir mes respects, je m’en vais l’adorer.
DON ALEXIS.
Avec ce repentir on peut tout espérer.
ACTE III
Scène première
OLYMPE, MARCELLE
OLYMPE.
Hé bien chère cousine enfin qu’en dites-vous,
Ai-je fait en Carlos un choix digne de nous ?
Avez vous observé son adresse et sa grâce ?
MARCELLE.
Certes je ne vois rien dans ce lieu qu’il n’efface,
Comme il a mérité tous les prix des Tournois,
Pour les honneurs du bal je lui donne ma voix,
Qu’il a l’air noble et doux, qu’il danse en honnête homme !
OLYMPE.
Plus que sa grâce encor sa vertu le renomme,
En lui les qualités qui ne paraissent pas,
Passent infiniment ce qu’on lui voit d’appas :
Mais je crains un défaut, qui s’il en est capable,
Détruira dans mon cœur tout ce qu’il a d’aimable.
MARCELLE.
Quel serait ce défaut qu’en lui vous craignez tant ?
OLYMPE.
Ah cousine, j’ai peur qu’il ne soit inconstant !
Comme je vois par tout qu’on l’aime et qu’on l’estime,
J’ai peur que sa bonté n’autorise son crime,
Le voyant complaisant, civil, officieux,
Son mérite connu me fait peur en tous lieux,
Et tendre comme il est, je crains qu’il ne réponde
À la juste amitié qu’a pour lui tout le monde.
MARCELLE.
Tant qu’a duré le bal, il a toujours rêvé.
OLYMPE.
Comme il me touchait plus je l’ai mieux observé,
Il a de cent beautés considéré la grâce,
Le voyant inquiet changer souvent de place,
Jalouse je croyais le suivant en tous lieux,
Que son cœur y volait aussi bien que ses yeux.
MARCELLE.
Il me faisait pitié, n’en soyez point troublée.
Il ne cherchait que vous dedans cette assemblée,
Comme il est amoureux d’un objet inconnu,
Avec les plus charmants il s’est entretenu.
Croyant que celle là qui se montrait sensible,
De moment en moment était son invisible ;
Ignorant son destin, il cherchait en tous lieux
Un bien, qu’en vain son cœur demandait à ses yeux,
M’a-t-il pas cajolée aussi bien que les autres ?
N’a-t-il pas dans mes yeux aussi cherché les vôtres ?
C’est ce qui le rendait inquiet et rêveur.
OLYMPE.
J’ai remarqué sur tout qu’il a reçu faveur
D’une certaine blonde en beauté sans pareille,
Qu’en ce bal je n’ai peu regarder sans merveille.
Comme à ce rare objet il s’est plus arrêté,
J’ai plus que de toute autre observé sa beauté,
Pour ouïr leurs discours de mon manteau cachée,
Je me suis d’eux, trois fois, doucement approchée,
Et j’ai vu qu’ils parlaient avec tant d’action,
Qu’on s’est presque aperçu de mon émotion.
Ce qui l’a redoublée, est qu’après leur courante,
Cette fière beauté faisant l’indifférente,
N’a pas laissé pourtant d’écouter à loisir
Les douceurs qu’il disait, et d’y prendre plaisir ;
Elle a plus fait encore, un ruban tombe à terre,
Don Carlos le ramasse, on lui en fait la guerre,
On le souffre, il s’échauffe, il revient à l’assaut :
Mais j’ai vu qu’à la fin parlant d’un ton plus haut,
La Dame s’est fâchée, et qu’il a quitté prise.
MARCELLE.
Vous seule avez fondé toute cette entreprise,
Et la brune et la blonde ont fait également
La peine et les transports de cet aveugle amant.
Enfin il est constant qu’il vous parlait en elles,
Et qu’il ne vous cherchait que parmi les plus belles,
Quand vous sentirez mieux tout ce qui brille en vous
Vous perdrez aisément ces sentiments jaloux,
Puisque c’est vous qu’il cherche, et que c’est vous qu’il aime,
Vous êtes seulement jalouse de vous-même.
OLYMPE.
Mais comment nommez vous celle qui l’a touché ?
À laquelle j’ai vu qu’il s’est tant attaché.
MARCELLE.
C’est la Belle Julie.
OLYMPE.
Il est vrai qu’elle est belle.
MARCELLE.
Dans Naples on ne voit rien de plus aimable qu’elle,
Le Marquis de Saint Ange homme riche et puissant,
N’a plus que cette fille unique, et s’il consent
Que Carlos la recherche il peut être son gendre.
Avec l’appui du Duc il la pourra prétendre,
Pour couper donc racine à ces soupçons jaloux,
Belle et chère cousine enfin déclarez-vous !
En vous seule Carlos bornera ses conquêtes,
S’il vient à découvrir une fois qui vous êtes,
Nulle ici ne vous passe en biens, en qualité,
Et passez de bien loin les autres en beauté.
OLYMPE.
Ce discours est flatteur, mais certes il me touche,
Quand je le vois sortir d’une si belle bouche.
Oui ma belle cousine enfin je me résous
Pour tâcher d’acquérir un si parfait époux,
De découvrir mon sexe, et de me rendre heureuse,
Puisque vous vous montrez vers moi si généreuse,
Et que vous persistez à me céder un bien,
Sans qui je perds l’espoir, sans qui je ne puis rien,
Je vais au rendez-vous où Carlos doit se rendre :
MARCELLE.
Mais n’est-il point trop tard ?
OLYMPE.
J’ai promis de l’attendre,
Quelque heure qu’il puisse être ; il est embarrassé :
Dans la salle du bal encor je l’ai laissé
Avec la vice-reine il la devait conduire,
Je vais voir s’il doit vivre encor sous mon Empire,
Je vous ai dit comment j’éprouverai sa foi,
Et comment je verrai s’il est digne de moi.
MARCELLE.
L’épreuve est dangereuse.
OLYMPE.
Oui je vous le confesse :
Mais s’il persiste encor fidèle en sa promesse,
Il n’est point dans le Ciel d’immortelle beauté,
Qui se puisse égaler à ma félicité.
Alvare vient à nous, Adieu je me retire.
Scène II
DON ALVARE, OLYMPE, MARCELLE
DON ALVARE.
Si je suis importun, vous n’avez qu’à le dire.
OLYMPE.
Non Alvare, au contraire on vous souhaite ici.
DON ALVARE.
Qui, vous Don Alexis ?
OLYMPE.
Et ma cousine aussi.
Elle m’a bien promis de n’être plus cruelle,
Son carrosse l’attend, remenez-la chez elle.
Adieu.
Scène III
DON ALVARE, MARCELLE
DON ALVARE.
J’aurai l’honneur de vous donner la main.
MARCELLE.
Si vous allez ailleurs, suivez votre dessein.
DON ALVARE.
Vous savez mon dessein, le seul but où j’aspire,
Est de servir l’objet pour qui seul je soupire.
Voyant votre entretien, je m’étais reculé,
J’attendais par respect que vous eussiez parlé.
Comme de vos discours je connais l’innocence,
J’étais sans jalousie, et sans impatience ;
Et n’aspirais Madame, à l’honneur de vous voir,
Que pour vous témoigner mon zèle et mon devoir.
MARCELLE.
Vous êtes bien changé ? de paraître si sage
Allons je n’en veux pas apprendre davantage,
Vous verrez comme en vous, en moi grand changement,
Si vous persévérez dans ce beau sentiment.
DON ALVARE.
Que je baise vos pieds !
MARCELLE.
La vice-reine passe,
J’ai peur qu’elle m’arrête, et cela m’embarrasse,
Allons, il est bien tard, sortons sans lui parler,
Si mes femmes sont là, qu’on les fasse appeler.
Scène IV
DON CARLOS, DON PÈDRE
DON CARLOS.
Je meurs d’impatience ! ah que je suis en peine,
DON PÈDRE.
Pourquoi ?
DON CARLOS.
Vous avez vu comme la vice-reine,
M’a dit de lui parler après la fin du Bal ?
À ses yeux je n’ai pu dissimuler mon mal,
Je manque au rendez-vous, mon aimable inconnue
En vain après le bal attendra ma venue,
Et vous savez ami ! qu’il m’est très important,
D’être mieux éclairci par celle qui m’attend.
DON PÈDRE.
Puisqu’elle vous attend, vous n’avez rien à craindre,
Vous n’aurez que trop tôt matière de vous plaindre.
Si, comme vous croyez, et que je l’ai pensé,
Ce grand bal général sans elle s’est passé,
Sans doute elle n’est pas ce qu’elle se dit être,
Vous avait elle dit qu’on l’y pourrait connaître ?
DON CARLOS.
Non, elle m’a juré seulement par deux fois
Qu’elle y viendrait cachée, et que je l’y verrais,
Ce qui m’a fait penser que ce serait possible,
Celle qui m’a d’abord paru douce et sensible,
Sous le nom de Julie et que j’ai fait danser,
Plus souvent que nulle autre afin de la presser :
Mais enfin j’ai bien vu que ce n’était pas elle.
DON PÈDRE.
Certes après Lucille elle était la plus belle.
DON CARLOS.
Mais si Lucille enfin m’avait joué ce tour,
Pour connaître mon cœur, pour sonder mon amour ?
DON PÈDRE.
Ah ne le croyez pas, je connais bien Lucille,
Elle est trop glorieuse, et n’est pas si subtile.
Elle a fort bien tantôt reconnu vos mépris,
Et j’observais ses yeux qui m’en ont trop appris,
Vous n’avez pris sa main qu’une fois à la danse.
J’ai vu qu’on vous blâmait de cette négligence,
Je ne vous cèle pas que j’en ai profité,
Et que m’ayant permis d’adorer sa beauté,
J’ai su prendre ce temps pour lui faire connaître
Que vous aimiez ailleurs ; oui je connais le traître,
M’a dit cette emportée, et j’ai dit hardiment
Que je ne voulais plus d’un infidèle amant.
Au moment que je parle il est fort raisonnable,
Que sur votre sujet la Duchesse l’accable,
Et qu’elle lui dira tout ce qu’elle m’a dit.
DON CARLOS.
Quoi !
DON PÈDRE.
Qu’elle sait fort bien où vous allez de nuit.
DON CARLOS.
Ah vous m’aurez trahi !
DON PÈDRE.
Don Carlos je vous jure
Qu’elle m’a raconté toute votre aventure.
DON CARLOS.
Je l’ai dite à vous seul.
DON PÈDRE.
Mais ne jugez vous pas
Qu’elle aura pu la nuit faire suivre vos pas ?
Et que dans la douleur de se voir négligée,
Sur ce prétexte enfin elle s’est dégagée.
DON CARLOS.
Ah si Lucille enfin vous a dit en courroux,
Que j’allais seul de nuit chercher ce rendez-vous,
C’est celle que je sers, c’est celle que j’ai vue,
C’est, je n’en doute plus, mon aimable inconnue,
Et j’ai perdu l’esprit d’aller si loin chercher
Un bien qui s’offre ici, qui là se veut cacher.
DON PÈDRE.
Ah ne le croyez pas ! vous offensez sa gloire.
DON CARLOS.
Enfin je ne sais plus qu’en penser ni qu’en croire.
DON PÈDRE.
La voici.
Scène V
LA VICE-REINE, LUCILLE, DON CARLOS, DON PÈDRE
LA VICE-REINE.
Mon cousin demeurez un moment !
De grâce attendez moi dans mon appartement.
DON CARLOS.
Bien Madame, ah Don Pèdre il faut que je demeure
Dans mon aveuglement, je sens passer mon heure ;
Manquant au rendez-vous je ne m’éclaircis pas,
Et je me vois toujours dans le même embarras.
Scène VI
LA VICE-REINE, LUCILLE
LA VICE-REINE.
Lucille d’où vous vient cette morne tristesse ?
Qu’avez-vous dans l’esprit qui vous gêne et vous blesse ?
Tant qu’a duré le bal j’ai jeté l’œil sur vous,
Sur ce que j’ai senti qu’ils vous observaient tous.
Lucille disaient-ils n’a rien qui ne lui rie,
Elle est riche, elle est belle, et le Duc la marie
Avec un cavalier beau, galant, accompli,
Cependant de chagrin son visage est rempli.
Don Carlos, a-t-il dit, a-t-il fait quelque chose,
Qui cause en votre esprit cette métamorphose ?
Je l’ai vu toujours gai, d’où vient son changement ?
Dans un jour de plaisir d’où vient qu’il se dément ?
LUCILLE.
Quel plaisir voulez-vous qu’ait une misérable
Madame, à qui le sort est si peu favorable ?
Et comment puis-je avoir ici l’esprit content ?
Vous m’avez ordonné d’aimer un inconstant.
Chacun voit son mépris, et son indifférence,
L’effet aux yeux de tous répond à l’apparence.
De moi, moins que de vingt il a paru l’amant,
Il ne m’a fait danser qu’une fois seulement,
D’un air vain, négligé comme s’il m’eût fait croire,
Que ce m’était encor trop de grâce et de gloire,
Pendant que sans me craindre à mes yeux irrités,
Il a fait le galant de cent autres beautés.
S’il a vu près de moi quelque fille plus belle,
Il n’a point affecté de paraître fidèle,
D’abord sans se contraindre il a fait le transi,
Et j’ai vu que par tout il en a fait ainsi.
LA VICE-REINE.
Il a feint galamment ces obligeantes flammes,
Pour attirer l’estime et l’amitié des Dames ;
Et se considérant déjà pour votre époux,
Il promenait un cœur qu’il n’a donné qu’à vous,
LUCILLE.
Quand vous pardonneriez à ses indifférences,
Il faut Madame, il faut sauver les apparences !
L’amant d’un seul objet doit paraître touché,
Et doit à cet objet toujours être attaché.
Si j’approuvais la flamme errante, et vagabonde,
Qu’en croiriez-vous Madame, et qu’en dirait le monde ?
LA VICE-REINE.
Mais s’il a le cœur fixe, et que ses yeux errants
Marquent de vains transports et des feux apparents,
S’il m’a pour vous sa flamme en secret avouée ?
N’excuserez-vous pas son humeur enjouée ?
LUCILLE.
Non, Madame, un amant n’en use point ainsi,
J’aime mieux qu’en public il fasse le transi,
Qu’il s’attache à moi seule et me serve avec pompe,
Et s’il a le cœur faux, qu’en secret il me trompe.
LA VICE-REINE.
Le voici ce volage.
LUCILLE.
Ah dieux qu’il est charmant !
Que n’a-t’il trouvé l’art d’aimer plus constamment !
Scène VII
DON CARLOS, LA VICE-REINE, LUCILLE, DON PÈDRE
DON CARLOS.
Rompons leur entretien, je meurs d’impatience.
Il fait signe à Don Pèdre de se retirer.
LA VICE-REINE.
Approchez mon cousin, parlons en confidence,
Est-il vrai que Lucille ait eu lieu de penser,
Que vous avez fait gloire ici de l’offenser,
Affectant à ses yeux de paraître infidèle ?
Il s’offrait des partis plus grands, plus dignes d’elle,
Que par notre conseil elle a tous rejetez,
Est-ce pour se soumettre à vos indignités ?
Parlez.
LUCILLE.
Que dirait il ? son silence l’accuse.
Et je l’aime encor mieux qu’une méchante excuse.
Ah Madame, il sait bien que j’en ai trop appris,
Laissons le dans sa haine, et dedans son mépris,
Vous lui faites chercher des défaites trompeuses,
Qui certes me seraient encore plus honteuses.
Je connais bien sa vie, il paraît inconstant :
Mais un objet sur tous l’arrête ici pourtant,
On le suit tous les soirs, on sait ce qui se passe
Dedans certaine rue en une grille basse.
DON CARLOS.
Ah si vous savez tout, étouffez ce courroux :
Car vous connaissez bien que je n’aime que vous.
LUCILLE.
Que moi ?
DON CARLOS, bas.
Je suis trompé si d’une voix pareille,
Cet objet inconnu n’a frappé mon oreille.
LUCILLE.
Ah volage, imposteur, si vous n’aimiez que moi,
Vous ne me lairriez pas douter de votre foi,
Et vous feriez du moins cesser les bruits du monde.
On connaît votre cœur plus agité que l’onde,
On voit qu’aveuglément vous aimez en tous lieux,
Sans vous vouloir cacher seulement à mes yeux.
On voit qu’à vos mépris je demeure exposée,
Que je suis de la Cour la fable et la risée,
Et vous me soutenez encore effrontément,
Qu’avec fidélité vous êtes mon amant.
Si je perds le respect, pardonnez moi Madame !
Il sait que je connais les défauts de son âme,
Il sait qu’il a paru volage aux yeux de tous,
Et feint qu’il est fidèle, et discret devant vous,
Comme s’il n’avait pas ce traître, ce parjure,
Étalé devant vous toute son imposture.
LA VICE-REINE.
Hé bien, s’il a failli, souffrez le repentant.
LUCILLE.
Madame, je ne puis le souffrir inconstant.
DON CARLOS.
Lorsque dedans le bal j’ai cajolé ces belles,
Vous devinez pourquoi je vous cherchais en elles.
Si vous me reprochez encor ce rendez-vous,
Vous savez qu’en ce lieu je ne cherchais que vous.
LUCILLE.
Quoi dans ce rendez-vous, Don Carlos m’a cherchée ?
DON CARLOS.
Et devine pourquoi vous étiez là cachée.
LUCILLE.
Il s’extravague ici, qu’il dise donc pourquoi,
DON CARLOS.
Suffit que vous voulez des preuves de ma foi !
Vous en aurez Madame ! et les aurez si belles,
Qu’on ne me mettra plus au rang des infidèles.
LA VICE-REINE.
Il ne peut mieux parler, oublions le passé,
S’il sert fidèlement, qu’il soit récompensé.
LUCILLE.
Mais qu’il s’explique au moins, s’il m’ose encor prétendre
Et sur ce rendez-vous se fasse mieux entendre.
DON CARLOS.
Mon sens est assez clair, on l’a bien entendu,
Il la tire à part pour lui parler.
DON PÈDRE, fort.
Il le faut interrompre, ou bien je suis perdu,
Ce qu’a fait l’inconnue, à Lucille il l’applique.
LA VICE-REINE.
Lucille, entre nous trois il faudra qu’il s’explique.
Ce témoin survenu veut que nous nous taisions,
Et qu’avec tout loisir nous nous satisfaisions.
De plus, il est si tard, qu’il faut qu’on se retire.
Me promettez-vous pas, s’il vit sous votre empire,
Et vous sert avec zèle, avec discrétion,
Que vous reconnaîtrez enfin sa passion ?
LUCILLE.
Oui, venez-moi revoir, puis qu’il plaît à Madame.
DON CARLOS.
Si nous nous expliquons, vous connaîtrez mon âme.
Scène VIII
DON CARLOS, DON PÈDRE
DON CARLOS.
Je m’en suis bien douté, Don Pèdre assurément,
C’est l’objet inconnu de qui je suis amant.
DON PÈDRE.
Vous me faites pitié, Don Carlos de le croire,
Je vous l’ai déjà dit, Lucille a trop de gloire,
Pour prétendre au Roi même elle ne voudrait pas
Sous un voile étranger déguiser ses appas,
DON CARLOS.
Me serais-je abusé ?
DON PÈDRE.
Comment est-il possible
Qu’à des attraits cachés vous soyez si sensible,
Et qu’on ne vous ait vu qu’insensibilité
Pour une si visible, et si rare beauté ?
Enfin quoi qu’à ces yeux votre cœur se déguise,
Je vois qu’il aime ailleurs, vous me l’avez promise.
Ou tenez moi parole, ou donnez moi la mort :
Mais vous ne ferez pas sur vous un grand effort,
En me cédant Lucille, il est vrai qu’elle est belle :
Mais puis qu’une autre ailleurs vous charme et vous appelle,
Cédez moi par raison, si je vous fais pitié,
Ce qu’on m’avait déjà cédé par amitié.
DON CARLOS.
Oui, oui, je vous la cède, et suis votre pensée.
DON PÈDRE.
Allez au rendez-vous, l’heure n’est point passée.
Lucille n’y peut-être.
DON CARLOS.
Oui j’y vais de ce pas.
DON PÈDRE.
Je vous suivrai Carlos !
DON CARLOS.
Non ne m’y suivez pas.
On me demande seul.
DON PÈDRE.
J’ai peur qu’on vous affronte.
DON CARLOS.
Adieu je ne crains rien, je vous rendrai bon conte
Demain de l’aventure.
DON PÈDRE.
Êtes-vous près du lieu ?
DON CARLOS.
Nous entrons dans la rue. Allez vous-en Adieu.
Scène IX
DON CARLOS, OLYMPE en la grille basse
DON CARLOS.
Ma flamme pour Lucille était peu naturelle.
Il est vrai que je sens qu’ailleurs Amour m’appelle.
À l’objet inconnu mes vœux sont attachés.
Ses charmes sont plus forts quoi qu’ils soient plus cachez,
Je la vois qui fait signe, Amour sois moi propice,
Et ne me permets pas de lui faire injustice,
Êtes vous là Madame ?
OLYMPE.
Oui Don Carlos, c’est moi,
DON CARLOS, bas.
Voici la même voix, Don Pèdre, je vous crois.
Vous n’avez point été dans ce Bal conviée,
Vous auriez là, Madame, été trop enviée,
Et je serais mort d’aise en voyant vos appas.
OLYMPE.
Vous devez m’avoir vue.
DON CARLOS.
Ah je ne le crois pas.
OLYMPE.
Vous en avez conté d’abord à Cornélie,
Vous avez cajolé Marcelle, et puis Julie.
Mais ce dernier objet sur tout vous a touché,
Jusques là qu’un ruban par hasard détaché,
Est tombé dans vos mains, est-il vrai ?
DON CARLOS.
Je l’avoue,
En l’une de ces trois, souffrez-vous qu’on vous loue ?
OLYMPE.
Non.
DON CARLOS.
Pour Lucille enfin je viens de la quitter,
Madame, et sur ce point je n’ose contester.
OLYMPE.
Enfin vous avez cru cajoler les plus belles.
DON CARLOS.
Madame, innocemment je vous cherchais en elles.
OLYMPE.
Mais est-il bien constant, ne cherchiez vous que moi ?
DON CARLOS.
Je puis sincèrement vous en donner ma foi.
Pendant qu’il parle il se sent lier les bras par derrière, et voit des hommes masqués.
Scène X
QUATRE HOMMES MASQUÉS, DON CARLOS, OLYMPE
DON CARLOS.
Ah traîtres !
OLYMPE.
Accourrez, venez vite à son aide !
LES QUATRE HOMMES MASQUÉS.
Suivez-nous Cavalier, c’est un mal sans remède.
Entrez dans ce carrosse.
DON CARLOS.
Ah monstres inhumains !
Si vous m’aviez laissé la liberté des mains,
Je vous étranglerais, vous gardez le silence,
On m’entraîne, et je cède à cette violence.
ACTE IV
Scène première
LE MASQUE, DON CARLOS
Don Carlos enfermé sans lumière dans un bel appartement, avec un homme masqué des quatre qui l’avaient arrêté.
LE MASQUE.
Ne vous emportez plus Don Carlos je vous prie,
Vous blâmeriez à tort cette supercherie.
Ce serait vouloir mal, à qui vous veut du bien,
Ne vous étonnez pas, et n’appréhendez rien.
C’est pour vous rendre heureux qu’on a pris la licence
De vous faire une douce, et juste violence
Par quelque enchantement vous vous croirez charmé,
Dans ce lieu de délice, où vous êtes aimé :
Mais vous y jouirez d’un heur inconcevable,
Qui sera toutefois solide, et véritable,
Et vous bénirez ceux qui vous ont arraché
D’un plaisir incertain qui vous était caché.
Il s’en va.
DON CARLOS.
Mais souffrez que par vous au moins je puisse apprendre
Où je suis, et qui m’aime. Il ne veut pas m’entendre
Il fuit, et mon esprit doublement agité,
N’est pas moins que mes yeux dedans l’obscurité,
La bizarre aventure ! ah si je l’avais sue !
Tâchons de nous sauver, découvrons quelque issue,
Il tâtonne.
Je crois que j’en viendrai malaisément à bout,
Je sens de bons verrous, et des grilles par tout,
Ma patience ici trouve une ample matière,
Où suis je ? Enfin je vois venir de la lumière.
Deux Dames viennent masquées avec deux flambeaux qu’elles mettent sur la table et lui font une profonde révérence :
Mais je crois que mes yeux sont encore enchantés,
Dieux ! sont-ce illusions, ou sont-ce vérités ?
Puis qu’elles ont placé ces flambeaux sur la table,
Voyons si cette chambre est feinte ou véritable,
Si j’y suis prisonnier, ou si certainement
Je m’y trouve charmé par quelque enchantement.
Cette porte est ouverte, ô Dieux, j’y vois des gardes,
Masquez et résolus avec leurs hallebardes,
Qui ferment le passage, et qui me font trop voir
Qu’ici ma liberté n’est plus en mon pouvoir.
Je n’ai pas de ce mal la moindre conjecture,
Attendons jusqu’au bout la fin de l’aventure.
Ah que j’en ai de honte, et de confusion,
Sans doute que je souffre à ton occasion !
On m’enlève à tes yeux adorable inconnue !
On veut avec ton cœur me dérober ta vue :
Mais c’est en vain qu’on cherche à me solliciter,
Je mourrai mille fois avant que te quitter.
Scène II
DEUX DAMES MASQUÉES, DON CARLOS
Deux autres dames aussi masquées entrent en faisant la révérence avec tous les préparatifs pour un superbe couvert ; un Page masqué les précède avec deux flambeaux qu’il met sur le buffet ; on apporte les salades, et Don Carlos croyant que ceci n’était que pur enchantement, il dit à ces dames.
DON CARLOS.
Mes dames, pour qui donc prépare-t-on la fête,
Si ce n’est que pour moi que ce couvert s’apprête
Vous le pouvez lever, ôtez-le s’il vous plaît,
Je ne mange jamais à telle heure qu’il est.
UNE DAME MASQUÉE.
Vous pouvez toutefois manger en assurance,
Seigneur, et prendre en nous entière confiance !
Nous ferons devant vous l’essai de tous les mets.
DON CARLOS.
Non mes dames, la nuit je ne mange jamais,
J’avais soupé devant qu’aller à l’assemblée,
Bas.
Ô dieux que cette chambre est belle, et bien meublée !
LA DAME.
Si vous ne voulez rien que du fruit seulement,
Seigneur, on vous en va servir abondamment
Compotes, massepains, la pâte, et la conserve.
DON CARLOS.
Il n’en est pas besoin, s’il vous plaît qu’on desserve.
Je n’ai besoin ici que d’un peu de repos,
Pendant qu’on lève le couvert, on fait signe à des Musiciens de chanter, il se fait un beau concert auquel une de ces dames masquées, qui a la voix belle, répond de fort bonne grâce, et pendant qu’un Page masqué met un superbe déshabiller sur une riche toilette, on chante cet air.
CHANSON.
Défaites-vous d’une amitié
Qui parest bizarre, et fantasque,
Votre chimère est digne de pitié,
Du visage voilé le cœur a pris le masque, Don Carlos.
Je vois mon aventure en ces mystiques mots.
Voyez au moins qui vous aimez,
Pour conserver un feu durable,
Et vous laissant charmer où vous charmez,
Servez une beauté visible, et véritable.
DON CARLOS.
Le vice Roi n’a point de semblable musique ;
Que tout ce que je vois me paraît magnifique !
Ou ce Palais superbe est vain et enchanté,
LA DAME.
Sous ce déshabiller coulez-la cassolette,
Page, et sur cette table étendez la toilette,
Monsieur veut reposer, nous le connaissons bien.
Demeurez près de lui, qu’il ne manque de rien,
Notre présence ici peut-être l’embarrasse.
DON CARLOS.
Ce trop grand soin me charme, et je vous en rends grâce
Un moins sensible cœur s’en laisserait toucher.
LA DAME.
Seigneur quand vous aurez dessein de vous coucher,
Faites le moindre signe, on vous quitte à même heure.
DON CARLOS.
S’il vous plaît de veiller, j’aime autant qu’on demeure.
Le jour à mon avis est si prêt à venir,
Qu’il me sera plus doux de vous entretenir.
Comme je souffre en l’âme une peine assez rude,
Je ne dormirais plus qu’avec inquiétude :
Mais mes dames, mon mal serait bien adouci,
Si je savais au moins qui me détient ici.
J’ai déplaisir de voir qu’à mes yeux on se cache,
On ne veut pas peut-être encor que je le sache,
Je le demanderais s’il me l’était permis,
Je vois bien que je suis parmi mes ennemis.
On ne me répond point. Au moins si la maîtresse
Voulait paraître ici, je verrais quelle hôtesse
La fortune me donne, et par là j’apprendrais,
S’il est bon d’éviter, ou de suivre ses lois ;
Pourriez-vous l’avertir qu’elle est fort désirée ?
LA PREMIÈRE DAME.
Seigneur, elle sera peut-être retirée :
Mais sur votre désir, il lui sera bien doux
De se rendre visible, et de venir vers vous,
Qui dira si Madame est encore éveillée ?
LA SECONDE DAME.
Je la viens de laisser demi déshabillée.
LA PREMIÈRE DAME.
Je m’en vais l’avertir.
DON CARLOS.
Je lirai cependant,
LA SECONDE DAME.
Quels livres voulez-vous Monsieur en l’attendant ?
Vous plaît-il des romans, des vers, ou quelque histoire ?
DON CARLOS.
Faites moi s’il vous plaît donner une écritoire,
Je porte ici sur moi de quoi m’entretenir.
LA SECONDE DAME.
La voilà : dedans peu Madame va venir,
Sortons.
DON CARLOS, seul, s’assied et étale sur une table les lettres qu’il a reçu de sa dame invisible.
Puisque le sort me dérobe ta vue,
Relisons ton billet, adorable inconnue !
Au défaut de ton corps, admirons ton esprit,
Dont le charme est si doux, que d’abord il me prit.
En lui, d’un premier feu, je marquai l’innocence,
Qui ne reconnaîtra jamais d’autre puissance ;
Méditons quelque chose, ébauchons quelques vers
Sur le bizarre effet de mes destins divers,
Il rêve.
Je sens comme l’esprit la muse embarrassée :
Mais je ne veux pas perdre une belle pensée.
Madrigal.
Il écrit.
« Quand ce Palais serait la demeure des Dieux,
« Si c’est pour me rendre sensible,
« Qu’une divinité m’attire en ces beaux lieux,
« Qu’elle sache que j’aime, et qu’il m’est impossible,
« J’adore une invisible,
« Et je défère plus à ma foi qu’à mes yeux. »
Mais insensiblement les pavots gracieux
Du sommeil qui m’abat, se glissent dans mes yeux :
Son charme tout à coup me gagne et me possède,
Je lui résiste en vain, il faut que je lui cède.
Pendant son sommeil la Musique chante encore un couplet de la chanson.
Scène III
OLYMPE, UN PAGE
LE PAGE.
Vous le verrez Madame, abattu de sommeil !
OLYMPE.
Voyons ce qu’il faisait, prévenons son réveil,
Je vois qu’il a laissé deux lettres sur sa table :
Sans doute il doit m’aimer d’une amour véritable,
Ce sont les deux billets qu’il a reçus de moi,
Elle lit.
Ces vers prouvent encor qu’il me garde sa foi,
Jusqu’ici sa constance est vraiment sans pareille,
Voyons la jusqu’au bout, je sens qu’il se réveille,
Reprenons donc le masque, et tentons le destin,
Pour voir s’il paraîtra ferme, jusqu’à la fin,
Faisons de sa constance une épreuve dernière :
Page, coulez-vous vite avec cette lumière ;
Puisqu’il ne m’a point vue, il me faut retirer.
DON CARLOS.
Mon esprit en repos n’a su longtemps durer,
Plein d’une inquiétude, et si juste, et si forte,
Quelle grande lumière éclaire cette porte,
Que vois je, quelle pompe et quelle majesté !
C’est celle assurément qui me tient arrêté :
Je n’en puis plus douter je sens bien que c’est elle
Qui des trois que je vois me paraît la plus belle.
Ici un page et deux dames masquées précédent Olympe avec deux flambeaux.
Et qui vers moi tout droit adresse ici ses pas,
Si ce qu’on voit répond à ce qu’on ne voit pas,
Je juge par son port, et par sa bonne-mine,
Que son masque me cache une beauté divine :
Et tout ce que je vois, marque sa qualité,
Il la faut saluer avec humilité.
Olympe passe gravement devancée par ces filles masquées avec leurs flambeaux, elle va dans l’estrade, où il y a deux fauteuils, et s’assied dans l’un.
Don Carlos se met au dessous de l’estrade, et veut prendre un tabouret.
OLYMPE.
Don Carlos approchez, et prenez cette chaise.
DON CARLOS.
Souffrez !
OLYMPE.
Non vous serez ici plus à votre aise,
Avancez-vous, vous di-je !
DON CARLOS.
Ah souffrez un respect
Qu’un dieu même en ce lieu prendrait à votre aspect.
Don Carlos s’obstine à vouloir prendre un tabouret.
OLYMPE.
C’est pour moi cette chaise, et, c’est pour vous cette autre
Il faut absolument que vous preniez la vôtre,
Si vous étiez plus loin, vous ne m’entendriez pas,
Et pour certains respects je vous dois parler bas.
Ici le Page et les dames se retirent.
DON CARLOS.
J’obéis.
OLYMPE.
Don Carlos, si de pleine puissance,
Je vous fais enlever ici par violence,
C’est qu’on ne vous pouvait autrement arracher
D’un lieu qui m’est funeste, et qui vous est trop cher,
Je veux vous détromper de l’erreur où vous êtes.
Quoi ? vous vous amusez à de vaines conquêtes,
Pendant qu’à vos vertus on prépare des prix
Que vous ne regardez que d’un œil de mépris ?
Quel est donc votre but, que prétendez-vous faire ?
Vous servez en aveugle une ombre, une chimère,
Un fantôme invisible, et ne regardez pas
De visibles trésors de grâces et d’appas,
Qui moins pour leur plaisir, que pour vos avantages,
Cherchent à vous guérir de ces vaines images.
Cet aveu qui m’échappe assez ingénument,
Vous doit tirer enfin de votre étonnement ;
Et vous excuserez ma violence extrême,
Si vous considérez Carlos ! que je vous aime.
Oui, c’est par jalousie autant que par Amour,
Que je vous ai tiré d’un indigne séjour,
Voyant qu’aveuglément votre erreur continue ;
Je connais mieux que vous cette belle Inconnue,
Et je ne cèle point qu’elle a beaucoup d’appas :
Mais enfin Don Carlos je ne lui cède pas.
Que si je ne suis pas à vos yeux aussi belle,
J’ai du moins plus d’amour et de franchise qu’elle.
Elle lève ici son masque.
Par ce masque levé je le prouverai mieux ;
Si je n’ai point d’attraits qui plaisent à vos yeux,
Je suis sincère au moins, plus que cette rusée,
Qui s’obstine à paraître à vos yeux déguisée.
Carlos, cette inconnue a des défauts cachés,
Puis qu’un voile la suit lors que vous l’approchez.
La beauté n’aime point à paraître voilée,
Croyez moi ! vous aimez une dissimulée :
Et si vous la servez encore aveuglément,
Je fais de votre esprit un mauvais jugement.
DON CARLOS.
Ah Madame, à l’aspect de tant de puissants charmes,
Je perdrais la constance, et je rendrais les armes ;
Si déjà succombant sous un autre vainqueur,
Je ne l’avais pas vu disposer de mon cœur.
Si c’est une chimère, une ombre qui m’emporte,
Madame, confessez que sa puissance est forte,
Puis qu’admirant en vous un chef d’œuvre des Cieux,
Je suis cette chimère, et cette ombre à vos yeux.
Au travers de son voile elle a jeté sa flamme,
Dès qu’elle a découvert les beautés de son âme.
Comme un foudre d’abord son esprit m’a frappé,
Le visage y répond, ou je suis bien trompé :
Mais je serais pour elle, et constant, et sensible,
Quand je n’aurais connu que son charme invisible.
OLYMPE.
De mon trop libre aveu vous vous trouvez surpris,
Une beauté qui s’offre, attire le mépris.
Hé bien persévérez dans votre extravagance,
Ainsi que sans espoir, aimez sans connaissance :
Mais apprenez Carlos dans votre aveuglement,
Qu’on ne me méprisa jamais impunément,
Je devais par un tiers me sauver cette honte.
Ayant sondé le cœur d’un ingrat qui m’affronte
Je n’aurais pas lâché ces soupirs innocents,
Et j’aurais mieux caché ces attraits impuissants,
Vengeons-nous puis qu’enfin j’ai montré ma faiblesse
Et faisons voir ici que je suis la maîtresse.
Elle s’en va.
DON CARLOS.
Madame, au nom des Dieux ! Elle sort en courroux,
Et je crains la fureur de cet esprit jaloux :
Mais ô Dieux, si c’était mon aimable invisible,
Qu’aurait elle à penser me voyant insensible ?
Et la taille, et les yeux que j’ai vu par deux fois,
Y répondent, me semble, aussi bien que la voix.
Elle l’avait pourtant plus douce, et plus aisée ;
Mais ne peut-elle pas me l’avoir déguisée ?
Elle pourrait enfin m’avoir joué ce tour,
Pour sonder ma constance et pour voir mon amour.
Il faut que sur ce doute encor je la revoie,
Et si je m’éclaircis, je dois mourir de joie.
Justes Dieux qu’elle est belle ; échappant de ces lieux
Je crois que toutefois je m’éclaircirais mieux.
Allant au rendez-vous, je connaîtrais sans peine,
Si je me suis flatté d’une créance vaine,
Si je ne puis sortir découvrons pour le moins,
Si quelqu’un suborné suppléerait à mes soins.
Scène IV
UNE DAME, DON CARLOS
DON CARLOS.
Dites moi si Madame est encore en colère,
LA DAME.
Quel plaisir prenez-vous Seigneur à lui déplaire ?
DON CARLOS.
Pourrais-je la revoir ?
LA DAME.
Non pas de ce matin,
S’il vous plaît toutefois faire un tour de Jardin,
Je vais voir de ce pas si la chose est possible.
Et je reviens à vous si Madame est visible.
DON CARLOS.
Je puis donc au Jardin aller fort librement.
LA DAME.
Oui Seigneur.
DON CARLOS.
Cet avis mérite un Diamant.
Recevez celui-ci, ce n’est qu’un petit gage,
Si vous me servez mieux, je ferai davantage.
LA DAME.
Oui je vous servirai, car vous le méritez,
Et ne refuse pas vos libéralités ;
Passez donc au Jardin cette porte est ouverte,
DON CARLOS, seul.
Prenons l’occasion puisqu’elle m’est offerte.
Ce jardin répond bien au Palais enchanté
Où j’ai si doucement perdu ma liberté.
Le Soleil qui déjà commence sa carrière,
Me fait voir mille objets dignes de sa lumière.
Que leurs diversités sont douces à mes yeux,
Je crois que c’est ici la demeure des Dieux !
Mais je crois découvrir au bout de cette allée,
Qui de toutes paraît être la plus foulée,
Une porte qui s’ouvre : allons y promptement,
Et tâchons par ce lieu d’échapper brusquement ;
Cette grâce du Ciel ne m’est point accordée,
Par quatre hommes masquez je vois qu’elle est gardée,
Que me veut un d’entr’eux ? j’ai vu qu’il s’est baissé ?
Scène V
UN GARDE, DON CARLOS
LE GARDE, haut.
Ce papier est à vous et je l’ai ramassé,
Quand je l’ai vu tomber.
DON CARLOS.
À moi ?
LE GARDE, bas à l’Oreille.
C’est une lettre
Qu’un vieillard en vos mains m’a prié de remettre,
Et m’a pour ce sujet donné trente ducats.
DON CARLOS.
De cet office ami tu ne te plaindras pas.
LE GARDE.
Enfin je suis à vous Seigneur et sans réserve,
Ne lisez pas ici je vois qu’on nous observe.
DON CARLOS.
Va, de tous mes secrets je te veux faire part,
Pour lire en liberté tirons nous à l’écart.
Il ouvre le billet.
C’est de mon inconnue : ô dieux se peut-il faire,
Je reconnais sa main, voilà son caractère.
LETTRE AU BRAVE DON CARLOS.
« Ignorant votre sort, et craignant tout pour vous
« Après de vains regrets et d’inutiles larmes,
« Mon Amour m’a forcée à recourir aux charmes.
« Venez de cet Amour savoir la vérité,
« Je ne me cache plus, dissipez mes alarmes ;
« L’art magique m’apprend qu’on vous tient arrêté
« Que la superbe Olympe admirable en beauté,
« Vous a privé de votre liberté,
« Et que vous êtes prêt à lui rendre les armes
« Dedans son Palais enchanté,
« Si vous ne vous sauvez promptement de ses charmes. »
DON CARLOS.
Oui si de ma prison je puis rompre les fers,
J’irai chercher ces biens puisqu’ils me sont offerts,
De ces trésors cachez j’aurai la jouissance,
Et mépriserai ceux qui sont en ma puissance.
Ma geôlière est sans doute admirable en beauté ;
Mais par sa violence elle m’a rebuté :
Ce palais est charmant, mais j’y souffre la gêne,
Et je veux tout tenter pour sortir de ma chaîne.
Scène VI
DON CARLOS, UN GARDE
DON CARLOS rappelle ce garde.
Camarade en ces lieux as tu quelque pouvoir ?
Ma maîtresse m’appelle, il la faut aller voir,
Ce lieu délicieux m’est un séjour funeste,
Il lui donne de l’argent.
Tiens, prends attendant mieux tout l’argent qui me reste
Et tire moi d’ici.
LE GARDE.
Seigneur je ne le puis,
Et ne sais que vous plaindre en l’état où je suis.
DON CARLOS.
Tu peux me dire au moins le nom de ta maîtresse.
LE GARDE.
Elle se nomme Olympe, et sais que sa richesse,
Ainsi que sa naissance égale sa beauté.
DON CARLOS, bas.
L’inconnue à ce conte dit la vérité,
Et je sens qu’elle accroît mes désirs, et mes flammes.
LE GARDE, qui est toujours Alfonce.
Je vois venir vers vous quelqu’une de ses Dames,
DON CARLOS, bas.
C’est celle qui tantôt m’a donné quelque espoir.
Scène VII
DON CARLOS, LA DAME, OLYMPE
LA DAME.
Comme Madame a su que vous la voulez voir,
Quoi que même pour nous elle fut retirée,
À ce doux entretien elle s’est préparée,
Et la voici qui vient.
OLYMPE.
Êtes-vous converti ?
À la fin Don Carlos prenez-vous mon parti ?
Aurez-vous vu dans moi quelque attrait qui vous pique
Et vous fasse oublier votre amour chimérique ?
Venez-vous à mes pieds repentant et confus ?
DON CARLOS.
Madame je le suis, si jamais je le fus !
Je vois de mon amour l’aveuglement extrême,
Mon erreur m’est connue aussi bien qu’à vous-même ;
Je vois quel tort je fais à vos divins appas ;
Enfin j’en meurs de honte et ne m’en repens pas.
Madame, au nom d’Amour, mettez-vous en ma place,
Peut-on avec honneur, peut-on de bonne grâce,
Au mépris de sa foi violant son serment,
Après qu’on s’est donné, courir au changement ?
Mes yeux de vos beautés reconnaissent l’empire,
Je ne vois pas en vous un trait que je n’admire,
Le respect m’a porté jusqu’à vous adorer :
Mais puis-je vous aimer, sans me déshonorer ?
OLYMPE.
Puisqu’en vain j’ai tenté la force et l’artifice,
Pour corrompre ce cœur, je lui rendrai justice.
Ce roc inébranlable a certes mérité,
Les Couronnes qu’on offre à sa fidélité.
J’en préparais pour lui d’une main amoureuse :
Mais il les recevra d’une autre plus heureuse.
Je perds un grand trésor que je n’ai pu gagner.
Carlos va pour jamais de mes yeux s’éloigner,
Et ces pleurs malgré moi lui montrent ma faiblesse ;
Qu’il s’en aille, il est libre, ah je meurs de tristesse !
Sa bouche de ma mort a prononcé l’arrêt.
UNE DAME.
Quand vous voudrez partir, le carrosse est tout prêt :
Mais souffrez que sur vous tous les rideaux on tire.
De ce qui s’est passé jurez de ne rien dire,
Le cocher vous va mettre à vingt pas de chez vous,
Ne lui demandez rien, il ne sait rien de nous,
Ne servant que d’hier, il ne sait pas encore
Le nom de sa maîtresse, et le reste il l’ignore.
DON CARLOS, bas.
S’il l’ignore, pour moi je ne l’ignore point,
Oui Madame, on suivra vos ordres de tout point,
Il lui fait la révérence.
Tantôt dans le Palais on saura qui peut-être,
Cette superbe Olympe, on doit bien la connaître.
ACTE V
Scène première
DON CARLOS, DON PÈDRE
DON PÈDRE.
On vous a Don Carlos par ce nom abusé,
Oui, oui, le nom d’Olympe est un nom supposé.
Dans Naples, sous ce nom on ne connaît personne
Qu’une de peu d’éclat que pas un ne soupçonne.
DON CARLOS.
Ce trait est bien gaillard : mais je ne puis penser
Que celle qui l’a fait songeât à m’offenser.
Il est peu de beautés que la sienne n’efface.
DON PÈDRE.
Ce nom si peu connu plus que vous m’embarrasse,
L’aventure est bizarre, et ne sais qu’en juger :
Mais quelque courtisane en vous voyant léger,
Vous a-t-elle point fait cette plaisanterie ?
J’en sais, de qui l’esprit plein de galanterie,
Se porteraient assez à de semblables tours,
DON CARLOS.
L’inconnue a fondé mes premières amours,
Et doit être l’objet de ma dernière flamme,
Ce trait ne peut venir que d’une Illustre Dame,
Qui m’a caché son nom avec sa qualité,
Et qui n’a pas voulu me cacher sa beauté.
DON PÈDRE.
Ce trait est su partout, et je vois que Lucille
En sème avec plaisir le bruit parmi la ville,
Votre mépris tout seul qui l’y peut obliger,
Non sans quelque raison la porte à se venger.
DON CARLOS.
Vous lui deviez sur tout cacher cette aventure.
DON PÈDRE.
La peut-elle ignorer ? tout le monde en murmure,
Ce bruit des le matin remplit tout le Palais,
Jusques à devenir l’entretien des valets.
DON CARLOS.
Je n’ai prié que vous de faire cette enquête.
DON PÈDRE.
Dès le matin Lucille avoir martel en tête,
Et son esprit jaloux paraissait alarmé,
De ce bruit qui sans moi s’était déjà semé :
M’oyant assez près d’elle enquérir qui peut être
Cette superbe Olympe, elle m’a fait connaître
En se tournant vers moi que votre enlèvement
Était de votre orgueil le juste châtiment.
DON CARLOS.
Ah si Lucille a su l’effet d’un tel caprice,
Il faut que du dessein elle ait été complice :
Ce n’est pas elle enfin puisque je la connais,
Et qu’Olympe sans masque, a paru devant moi :
Mais elle est son amie et vous verrez qu’ensemble
Elles m’ont fait la pièce, ami que vous en semble ?
DON PÈDRE.
Je ne sais qu’en juger, mais du moins je sais bien
Que de votre aventure on n’ignore plus rien.
Olympe s’est peut-être elle-même oubliée,
Et l’a par ses amis au Palais publiée.
DON CARLOS.
Sous ce nom qu’on suppose une autre pense à nous,
J’espère m’éclaircir tantôt au rendez-vous.
Je soupçonne qu’Olympe est la même inconnue,
Qui jusqu’à cette nuit m’a dérobé sa vue,
J’ai l’esprit seulement embarrassé d’un point,
C’est qu’un si beau visage au Bal ne brillait point.
Si cette Dame était une Dame de marque,
Comme elle est digne en tout de l’amour d’un monarque,
L’aurait-on oubliée et moi qui perds mes pas,
En la cherchant par tout, la connaîtrais-je pas ?
DON PÈDRE.
Mais si la fausse Olympe, et celle qui dispose
Déjà de votre cœur sont une même chose,
Quelle bizarrerie, et quelle nouveauté
De vous voir mépriser la visible beauté,
Pour ne vous attacher qu’à l’objet invisible ?
Il faut donc se cacher pour vous rendre sensible !
Bon, voici votre fait, vous vous en étonnez.
Celle qui vient à nous le masque sur le nez,
Vous en veut à vous seul.
DON CARLOS.
Je crois la reconnaître.
Scène II
DON CARLOS, DON PÈDRE, UNE DAME MASQUÉE
LA DAME MASQUÉE.
Si j’ose Don Carlos encore ici paraître,
C’est pour vous accuser de votre vanité,
Hé quoi, de notre Amour vous vous êtes vanté ?
Après tous vos serments, après la foi donnée ?
Olympe ma maîtresse en est fort étonnée,
On la connaît ici mieux que vous ne pensez.
Apprenez qu’elle a su jusqu’où vous l’offensez,
D’une langue indiscrète elle est fort outragée :
Mais elle m’a juré qu’elle en serait vengée.
Quoi donc m’a-t-elle dit, le plus vain des esprits
Ose encore ajouter l’insolence au mépris ?
Il se vante au Palais, qu’il dédaigne nos charmes,
Qu’il a vu d’un œil sec nos soupirs et nos larmes ?
Un objet inconnu qu’il m’ose préférer,
Le porte insolemment à nous déshonorer ?
Qu’il sache cet ingrat, cette âme faible et vaine,
Que mon amour enfin se convertit en haine,
Et que je puis venger sur celle qui l’a pris,
Ces injustes dédains, ces insolents mépris.
Il doit peu s’émouvoir si je lui fais outrage,
Car en défigurant les trais de son visage,
Son esprit dont le charme a seul gagné son cœur,
Conservera toujours sa force et sa vigueur ;
Allez, annoncez-lui cette bonne nouvelle.
Après ce coup au moins je serai la plus belle.
DON CARLOS.
Pourquoi fait-on de moi ce mauvais jugement ?
LA DAME.
Après avoir reçu ce divin traitement,
D’une Dame en mérite, en beauté sans seconde,
Qui pour vous aimer seul méprisait tout le monde ;
Avoir si peu d’honneur et de discrétion,
Que publier par tout sa folle passion ?
D’elle, et de votre foi faire si peu de conte ?
Esprit vain, cœur ingrat n’avez-vous point de honte ?
Attendez la vengeance, on vous fera sentir,
Qu’on ne s’apaise point par un vain repentir.
Elle s’en va.
Scène III
DON CARLOS, DON PÈDRE
DON CARLOS.
Don Pèdre qu’est-ceci, quelle étrange injustice !
Qui m’a rendu près d’elle un si mauvais office ?
Je vous ai seul enquis, je n’ai parlé qu’à vous,
Et je vois ce secret en la bouche de tous.
DON PÈDRE.
J’y sens quelque mystère, et l’on verra peut-être,
Lucille vient vers nous, vous allez bien connaître
Qu’elle sait le secret d’un autre que de moi.
Scène IV
DON CARLOS, DON PÈDRE, LUCILLE
LUCILLE.
C’est pour me conserver, et le cœur et la foi,
Que vous avez Carlos méprisé cette belle,
Qui cherche à vous gagner d’une façon nouvelle ?
Me l’oserez-vous dire, et me soutiendrez-vous
Que vous dédaignez tout pour être mon époux ?
Quoi n’avoir en amour jamais ni paix ni trêve ?
Des que l’une vous quitte, une autre vous enlève ?
Vous êtes bienheureux d’être de tous côtés,
L’amour et le désir des plus rares beautés.
Pour moi qui n’ai pour vous qu’une beauté commune,
Enfin je ne veux plus troubler votre fortune,
Ni faire obstacle aux biens qui vous sont préparés.
Vous faites le cruel dans les Palais dorez,
Si l’une vous caresse, une autre vous adore,
Et j’oserais penser à vous prétendre encore ?
Je ne suis pas si vaine, il vaut bien mieux songer
Comment avec honneur je puis me dégager.
Possédez la chimère où votre feu s’adresse,
Adorez et servez cette obscure maîtresse,
Et laissez désormais mon esprit en repos,
Que vos légèretés troublent à tous propos,
Adieu.
DON CARLOS.
Considérez adorable Lucille !
LUCILLE.
Adieu je sais les bruits qui courent par la ville,
Et ne puis plus souffrir qu’on vienne incessamment
M’accabler des défauts d’un si léger amant.
Remenez-moi Don Pèdre et rendez témoignage
Que selon son mérite on traite ce volage,
Je sais votre constance allons, je suis à vous,
Croyez que dans ce jour vous serez mon époux.
DON PÈDRE.
Je me jette à vos pieds.
LUCILLE.
Je vous mets en sa place,
Vous la méritez mieux.
DON PÈDRE.
Puis-je après cette grâce,
En demander une autre ?
LUCILLE.
Hé que prétendez-vous ?
DON PÈDRE.
Seul, j’ai su son secret touchant ce rendez-vous.
De qui l’avez-vous su, faites le nous connaître,
Vous me rejetteriez si je passais pour traître.
LUCILLE.
Une fille qu’Olympe aime parfaitement,
M’a conté son histoire et son enlèvement.
Je sais tout, il suffit, croyez mon témoignage,
Je ne puis pour ce coup en dire davantage.
Scène V
DON CARLOS, ALFONCE
DON CARLOS.
Me voilà ballotté d’une étrange façon,
Je ne m’arrête plus à mon premier soupçon ;
Cette Olympe qui croît qu’on l’a déshonorée,
De l’autre objet caché doit être séparée ;
Mais que me veut cet homme ?
ALFONCE.
Agréez Don Carlos,
Qu’on puisse en liberté vous dire ici deux mots.
DON CARLOS.
De quelle part ami ?
ALFONCE.
De la Dame cachée,
Dont jusqu’ici votre âme a paru si touchée.
DON CARLOS.
De la Dame cachée ?
ALFONCE.
Oui, je suis ce vieillard,
Qui suis venu la nuit corrompre de sa part,
Un des Gardes d’Olympe avec quelques pistoles,
Pour vous rendre un billet qui contient ces paroles.
Il commence à lire le billet.
Ignorant votre sort et craignant tout pour vous,
Après de vains regrets et d’inutiles larmes,
Vous cherchant d’un esprit inquiet et jaloux,
Mon Amour m’a forcée à recourir aux charmes.
DON CARLOS, l’arrête et dit.
Oui certes, j’ai reçu ce billet obligeant.
ALFONCE.
J’ai donc bien employé ma peine et mon argent.
Cet autre de sa part je viens encor vous rendre,
Par lequel vous pourrez ses volontés apprendre.
Billet.
« Carlos on nous épie, et je vous donne avis,
« Qu’outre, que nous sommes suivis,
« L’amour d’Olympe en rage s’est changée,
« Gardez-vous de venir ce soir au rendez-vous ;
« Car comme elle a juré d’être aujourd’hui vengée,
« Il faut éviter son courroux,
« Vous me verrez ce soir près de la vice-reine,
« Là vous serez tiré de peine,
« Et verrez en son jour l’amour qu’on a pour vous. »
DON CARLOS.
Près de la vice-reine ? Oui je m’y trouverai,
Et là de votre avis je vous remercierai.
Cependant assurez votre belle maîtresse,
Que jusques à la mort je tiendrai ma promesse,
Qu’on m’a jusqu’à cette heure en vain sollicité,
Et que j’aurai toujours la même fermeté.
Il s’en va.
Ce rendez-vous me plaît, que j’ai d’impatience,
Par là je juge mieux d’elle, et de sa naissance.
Scène VI
DON CARLOS, DON LÉONARD, DON ALVARE
DON LÉONARD.
S’il est vrai qu’Alexis en ait si mal usé,
S’il a mon alliance, et mon bien méprisé,
Il est je le confesse indigne de Marcelle,
En ce cas vous l’aurez, et je vous réponds d’elle.
DON ALVARE.
Ce billet qu’en partant Alexis a laissé,
Monstre assez à quel point vous êtes offensé :
Je ne lui rendrais pas un si méchant office,
Si je n’avais connu qu’il vous rend injustice :
Mais voici Don Carlos qui nous éclaircira.
DON LÉONARD.
Voyons ce qu’il en pense, et ce qu’il en dira,
Pouvons nous le tirer de cette rêverie ?
DON CARLOS.
Que me veulent ces gens ?
DON ALVARE.
Don Carlos je vous prie,
Puisqu’on vous nomme ici, de grâce, expliquez nous
Ce billet fort obscur qui nous a troublez tous.
DON LÉONARD.
Alexis disparu l’a laissé sur sa table,
D’où lui vient ce mépris qui m’est insupportable ?
DON ALVARE.
De nous, et de vous-même il s’est voulu moquer.
DON CARLOS.
Lisez, et je verrai s’il se peut expliquer.
DON ALVARE, lit le billet d’Alexis.
« Si je ne parais plus, si je quitte Marcelle,
« Pour suivre Don Carlos. Je fuis de vous, et d’elle,
« Il fait mon changement comme il fait vos soucis,
« Par son Olympe découverte,
« Vous allez découvrir la perte,
« Et la ruine d’Alexis. »
DON CARLOS, après avoir relu ce billet dit.
Quel embarras nouveau, quelle étrange aventure,
Je vois bien qu’on me nomme en cette énigme obscure :
Mais à vous l’expliquer je suis fort empêché.
Il le relit encor.
Ce sens mystérieux plus qu’à vous m’est caché,
Allons nous éclaircir, c’est chez la vice-reine
Que l’on me doit tirer d’embarras et de peine.
Sachez, si cette Olympe aime cet Alexis,
Que ce n’est pas de là que naissent mes soucis.
Scène VII
DON LÉONARD, DON ALVARE
DON ALVARE.
Il conçoit moins que nous ce sens qui nous étonne.
DON LÉONARD.
Je ne conçois que trop qu’Alexis m’abandonne.
Ce billet, quoi qu’obscur marque son changement,
Que tout seul je regarde avec étonnement.
DON ALVARE.
Moi j’en suis peu surpris, déjà cet infidèle,
Sans peine et sans regret m’avait cède Marcelle :
Mais comme je vous crois bon, juste, et généreux,
C’est par vous seulement que je veux être heureux.
DON LÉONARD.
Oui, vous serez mon gendre, et par ce mariage,
Nous châtierons l’orgueil de ce jeune volage.
J’avais peine à souffrir déjà ses vanités,
Il trouve des défauts en toutes les beautés.
Ne vante que la sienne, en conte des miracles :
Il tranche ici du Dieu, s’expliquant par oracles,
Il veut dans son billet qu’on devine pourquoi
Sans raison ni justice, il nous manque de foi.
Enfin je ne veux plus que jamais il me voie,
S’il me perd sans regret, je le quitte avec joie.
DON ALVARE.
Marcelle vient ici, Monsieur souffrirez-vous
Que je lui rende hommage en qualité d’époux ?
Scène VIII
DON LÉONARD, MARCELLE, DON ALVARE
DON LÉONARD.
Hé bien, votre Alexis enfin vous a laissée ?
De ce mépris injuste êtes vous point blessée
Ma fille ?
MARCELLE.
Non mon père, et je n’ai rien perdu,
Ce cœur noble et fidèle a fait ce qu’il a dû.
DON ALVARE.
Ce qu’il a du, Madame ? ah vous êtes trop bonne,
Étant si peu sévère à qui vous abandonne
Un cœur qui vous adore, a droit de présumer,
Que vous serez fort juste à qui sait mieux aimer.
MARCELLE.
Alvare, plût au Ciel que ce feu si durable
À celui d’Alexis pût être comparable !
Je connais mieux que vous ce cœur franc, généreux
Et qui de la constance est sur tout amoureux.
Montrez moi ce billet qu’on a pris sur sa table,
Et je vous ferai voir que je suis véritable.
DON LÉONARD.
Pourriez-vous expliquer son sens mystérieux ?
MARCELLE.
Oui sa pure clarté va paraître à vos yeux :
Mais jurez Don Alvare avant que je l’explique,
S’il est vrai que mes yeux ont un feu qui vous pique,
Et que mon père approuve, et vos soins, et vos vœux,
Que vous m’accorderez une grâce tous deux.
DON LÉONARD.
Oui, nous vous l’accordons j’en donne ma parole.
DON ALVARE.
Et j’en donne la mienne.
MARCELLE.
Alexis ne me vole
Ni le cœur qu’il m’offrit, ni l’honneur, ni la foi :
Mais il m’enlève un bien qui devait être à moi.
Sans plus rien déguiser, apprenez qu’il est fille ;
Ainsi le bien d’Albert rentre en notre famille,
Je ne puis être à vous, si vous ne m’accordez
Que comme je le cède, aussi vous le cédez.
DON LÉONARD.
Qu’apprends-je ici ma fille, ô Dieux est-il possible ?
MARCELLE, prend le billet.
Ici la vérité vous paraîtra visible.
Elle relit.
« Si je ne parais plus, si je quitte Marcelle,
« Pour suivre Don Carlos je suis de vous et d’elle,
« Il fait mon changement comme il fait vos soucis,
« Par son Olympe découverte,
« Vous allez découvrir la perte,
« Et la ruine d’Alexis.
Alexis est Olympe, elle aime Don Carlos,
Et de nous trois dépend leur bien et leur repos.
Vous verrez au Palais la fin de l’aventure,
Qui doit passer pour fable à la race future.
Cédant le bien d’Albert, vous êtes mon époux,
Si vous ne le cédez, je ne puis être à vous,
Je l’ai promis Alvare, il faut que je le tienne !
DON LÉONARD.
J’ai donné ma parole.
DON ALVARE.
Et j’ai donné la mienne,
Nous avons sans ce bien de quoi vivre contents,
Ces visibles trésors sont ceux que je prétends.
DON LÉONARD.
Alexis est Olympe ?
MARCELLE.
Oui, la chose est certaine.
DON LÉONARD.
Mais dites nous comment ?
MARCELLE.
C’est chez la vice-reine
Qu’elle brille à présent avec tous ses appas,
Je vous conterai tout, allons-y de ce pas.
Scène IX
LA VICE-REINE, OLYMPE, LUCILLE, etc.
LA VICE-REINE.
J’admire en vérité cette bizarre histoire,
Les siècles à venir auront peine à la croire.
Carlos en fermeté passe tous les amants,
Et des siècles passez, et des nouveaux romans,
Et certes il mérite après tant de constance,
De recevoir le prix de sa persévérance.
Pour vous qui n’aspirez qu’à ma protection,
Et qui la recherchez avecques passion,
Faites état d’avoir belle Olympe avec elle
Encor mon amitié qui doit être éternelle !
Et croyez que chez moi vous avez rencontré,
Contre qui que ce soit un refuge assuré,
Oui, croyez qu’il n’est rien que pour vous je ne fasse.
OLYMPE.
J’avais de vos bontés, espéré cette grâce,
Madame, et désormais je ne craindrai plus rien,
Puisque vous me sauvez, et l’honneur, et le bien.
LA VICE-REINE.
Voici votre cousine et son père avec elle.
Scène X
LA VICE-REINE, OLYMPE, LUCILLE, MARCELLE, DON LÉONARD, DON ALVARE
LA VICE-REINE.
Cédez vous pas le bien que nous cède Marcelle ?
DON LÉONARD.
C’est l’unique sujet qui nous amène ici.
Je le cède Madame.
DON ALVARE.
Et je le cède aussi.
LA VICE-REINE.
En ce cas je consens à ce juste hyménée,
Et nous l’achèverons dedans cette journée.
LE PAGE.
Don Carlos vient ici.
LA VICE-REINE.
Je vous laisse à penser,
Si j’ai plus que jamais lieu de l’embarrasser,
Toutes remasquez-vous, hâtez-vous je vous prie,
Je veux avoir ma part de cette Comédie.
Scène XI
DON CARLOS, LA VICE-REINE, LUCILLE, MARCELLE, DON LÉONARD, DON ALVARE, etc.
LA VICE-REINE.
Je sais bien mon cousin que vous venez chercher
Un objet qui vous aime et qui se veut cacher.
Je sais toute l’histoire, et la sais de sa bouche,
Et prends beaucoup de part à tout ce qui vous touche,
Olympe, et l’inconnue où s’adressent vos vœux,
Pour vous embarrasser sont ici toutes deux,
Vous êtes bienheureux que deux si belles Dames
Viennent jusques chez moi vous témoigner leurs flammes.
Si parmi ces beautés vous pouvez discerner
Celle qui vous a pris, je vous la veux donner.
Ici Don Carlos les regarde toutes.
DON CARLOS.
C’est me combler Madame, et de grâce, et de gloire,
Voici qui sur mon cœur emporte la Victoire,
Voici mon inconnue, et suis trop glorieux,
De voir encor son cœur au travers de ses yeux.
LA VICE-REINE.
Démasquez-vous Madame, et vous rendez visible,
Vous choisissez Olympe.
DON CARLOS.
Ô Dieux est-il possible ?
LA VICE-REINE.
Mais vous choisissez bien, ne vous repentez pas,
Les voici toutes deux sous les mêmes appas.
DON CARLOS.
Dieux que jugerez-vous de mon extravagance ?
OLYMPE.
Je ne voulais juger que de votre constance,
Enfin j’en suis charmée, et je me donne à vous,
LA VICE-REINE.
Oui Carlos, dans ce jour vous serez son époux,
Sa naissance est illustre, et vous comble de gloire
Venez d’elle, et des siens savoir toute l’histoire.