Le Comte d’Essex (Claude BOYER)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Guénégaud, le 25 février 1678.
Personnages
LE COMTE D’ESSEX
ELIZABET, Reine d’Angleterre
LA DUCHESSE de Clarence
COBAN, Seigneur Anglais
RALEG, Seigneurs Anglais
LE COMTE de Salisbery
POPHAM, Chancelier d’Angleterre
LÉONOR, Suivante de la Reine
ALIX, Suivante de la Reine
VALDEN, Capitaine des Gardes
SUITE
La Scène est à Londres dans le Palais Royal.
AU LECTEUR
N’ayant commencé la composition de cette pièce que six semaines tout au plus avant la première représentation de celle qui a été jouée à l’Hôtel de Bourgogne sous le même titre, elle n’a pu paraître à même temps sur l’autre Théâtre. Ainsi j’avais à craindre pour un Ouvrage qui n’avait ni la grâce de la nouveauté, ni les avantages de la concurrence. Le succès a passé mon attente. Mon dessein n’a jamais été de suivre l’exemple de ceux qui par chagrin ou par émulation ont doublé des pièces de Théâtre. Je puis dire seulement que Monsieur Corneille et moi nous avons puisé les idées d’un même sujet dans une même source : c’est à dire dans le Comte d’Essex que Monsieur de la Calprenède a fait il y a plus de trente ans. J’avouerais de bonne foi que je l’ai imité dans quelques endroits, et que même je me suis servi de quelques vers de sa façon. J’ai crû que puisque nos meilleurs Auteurs se piquent d’emprunter les sentiments et les vers des Anciens qui nous ont devancés de plusieurs siècles, que nous pouvions aussi emprunter quelque chose de ceux qui ne sont plus et qui nous ont précédés de quelques années, et d’ailleurs étant pressé du temps et de l’envie d’achever promptement mon Ouvrage, j’ai fait céder mon scrupule à mon impatience.
Je ne m’amuserai point à justifier l’Épisode de la Duchesse de Clarence et de Coban. Il suffit qu’elle a paru naturelle et heureuse. Je n’ai pas oublié la circonstance de la bague. Je veux croire que Monsieur Corneille le jeune a eu ses raisons pour le faire. Je la tiens historique, et d’ailleurs c’est une tradition si constante parmi tous les Anglais, que ceux de cette Nation qui ont vu le Comte d’Essex à l’Hôtel de Bourgogne, ont eu quelque peine à le reconnaître par le défaut de cet incident.
ACTE I
Scène première
COBAN, RALEG
COBAN.
Ah cher ami, tout flatte et soutient nos desseins.
Le fier Comte d’Essex va tomber dans nos mains :
Le voilà de retour ; sa prompte obéissance
Expose sa personne et trompe sa prudence.
Le peuple l’aime encor, mais le peuple inconstant
Ne le sauvera pas du malheur qui l’attend.
Le rang de Général, l’Armée et la Victoire
Mettaient en sureté sa fortune et sa gloire :
Il n’a plus ces secours et nos complots heureux
Nous conduisent enfin aux succès de nos vœux.
Quel triomphe de voir par un coup de tempête
Tomber d’un si haut lieu cette superbe tête !
Je le dis entre nous, ce qu’on admire en lui
Est un sujet pour moi de fureur et d’ennuie ;
Sa trop vaste grandeur est un poids qui m’accable :
Son mérite toujours me fût insupportable,
Et je sens de l’horreur pour lui quand je le vois
Plus estimé, plus grand, et plus aimé que moi.
RALEG.
Ne perdons point de temps : tout conspire à sa perte,
Les soupçons apparents d’une ligue couverte,
Ce qu’on doit présumer d’un cœur ambitieux
Que flattent des succès si grands, si glorieux ;
D’un crédit trop puissant les murmures, les plaintes,
Les ombrages secrets et les jalouses craintes.
La Reine écoute tout et de la trahison
Son âme soupçonneuse avale le poison.
Mais de Salisbery redoutons la puissance :
Fidèle ami du Comte il prendra sa défense.
Le frère de Clarence est encor son appuy ;
Le peuple quoiqu’il veuille osera tout pour lui.
COBAN.
Clarence est plus à craindre : elle a vu de mon âme
Échapper pour la Reine une secrète flamme.
RALEG.
Pour la Reine, Coban ?
COBAN.
Elle peut faire un Roi :
C’est par là que la Reine a des charmes pour moi.
Le Comte n’étant plus, s’il faut qu’elle choisisse,
Je puis briguer son choix avec quelque justice.
Par des soins empressés j’y travaille en secret
Sans laisser échapper un amour indiscret.
Mais Clarence ayant vu cette ardeur pour la Reine,
M’oblige pour le Comte à contraindre ma haine.
RALEG.
Mais aussi cet amour que Clarence a pour lui
Vous sert contre elle-même et devient votre appui :
Vous savez son secret, elle a mêmes alarmes,
Vous vous craignez tous deux, vous avez mêmes armes,
Et parmi ce combat de zèle et de courroux
Quelque fâcheux éclat est à craindre entre vous.
COBAN.
Je la crains d’autant plus que Clarence est d’un âge,
Où la prudence étant d’un difficile usage,
Elle peut s’emporter par un zèle indiscret.
Un cœur jeune est mal propre à garder un secret.
Quel qu’en soit le succès je vais lui faire entendre
Que pour mes intérêts je puis tout entreprendre ;
Qu’instruit de son amour, plein d’un juste courroux,
Sans plus rien ménager... Elle vient, laisse-nous.
Scène II
CLARENCE, COBAN
CLARENCE.
Tout rit à vos souhaits et votre âme déploie
Sur ce front satisfait une maligne joie.
Le Comte va périr et par un prompt retour,
Se livrant tout entier aux ordres de la Cour
Il prépare un triomphe aux fureurs de l’envie,
Qui poursuit en secret une si belle vie.
COBAN.
Madame, si la joie éclate dans mes yeux,
C’est de voir un sujet superbe, ambitieux,
Infidèle à l’État et perfide à sa Reine,
L’objet de votre amour ainsi que de ma haine,
Étaler à nos yeux un de ces grands revers
Dont le Ciel équitable étonne l’Univers.
CLARENCE.
Ah Coban ! c’est donc peu qu’une haine infidèle
Porte sur l’innocent une atteinte mortelle,
Vous voulez m’accuser et me perdre avec lui.
Mon amitié qui veut lui prester quelque appui
Passe pour un amour que je cache dans l’âme.
COBAN.
On ne m’abuse point, je connais votre flamme.
J’ai vu plus d’une fois le Comte à vos genoux,
Et ce n’est plus enfin un secret entre nous.
CLARENCE.
Si vous entrez si bien dans les secrets des autres,
Il me sera permis de pénétrer les vôtres.
Si l’on traitre d’amour une tendre pitié,
Quel nom donnerez-vous à cette inimitié
Dont vous persécutez les amis de la Reine ?
Le Comte sous ce nom mérita votre haine.
COBAN.
Non, je hais dans le Comte un rebelle, un ingrat,
L’ennemi de la Reine et celui de l’État.
CLARENCE.
Mais avant son malheur, quand il était à craindre
Votre haine savait se taire et se contraindre.
Elle éclate aujourd’hui quand il est malheureux.
Ah digne Courtisan ! ennemi généreux !
COBAN.
Nommez-vous malheureux un perfide, un coupable,
Que son crime a rendu plus fier, plus redoutable ?
Qui d’un peuple mutin se veut faire un appuy.
Qui se fait un asile, une autre Cour chez lui ?
Lui de qui la puissance et si vaste et si pleine
Balance les destins du Trône et de la Reine ?
CLARENCE.
Cruel je vous entends, vous me le faites voir
Avec ce criminel et dangereux pouvoir,
Pour augmenter ma crainte et redoubler son crime.
Le Comte a pour la Reine un respect légitime
Et n’est armé chez lui que pour parer les coups,
De ceux qui pour le perdre osent tout comme vous.
Sans braver la Justice il craint la violence.
Vous le verrez bientôt sûr de son innocence
Confier à la Reine et sa gloire et ses jours.
COBAN.
Il peut tout espérer avec votre secours.
Mais craignez que pour lui votre ardeur inquiète
Ne rende enfin ma haine emportée, indiscrète,
Et découvrant enfin ce qui vous fait agir
D’un feu que vous cachez ne vous fasse rougir.
CLARENCE.
Mais vous même craignez qu’un jour on n’éclaircisse
De vos desseins secrets le coupable artifice,
Et qu’enfin vous n’ayez plus à rougir que moi.
Je suis jeune et Coban a sans doute de quoi
Confondre mes projets et tromper ma vengeance :
Vous avez plus d’adresse et plus d’expérience.
Mais sans m’embarrasser de vos ruses de Cour
Élisabeth m’écoute et je sais votre amour.
COBAN.
Quel amour ?
CLARENCE.
Ce n’est plus entre nous un mystère.
Coban, tremblez, je sais et parler et me taire.
Votre pouvoir est grand, mais je connais le mien.
Si vous hasardez tout, je n’épargnerai rien.
COBAN.
Si vous parlez si haut je cesserai de feindre.
Voyez le sort du Comte et commencez à craindre.
Songez-y bien, craignez un pas si hasardeux :
Vous vous perdez.
CLARENCE.
Hé bien, nous périrons tous deux.
La Reine vient : qu’elle est accablée, éperdue !
Scène III
LA REINE, CLARENCE, COBAN, VALDEN, LÉONOR
COBAN, bas.
Quelle affreuse pâleur sur son front répandue.
CLARENCE, bas.
Irai-je en cet état combattre sa douleur ?
COBAN, bas.
Irai-je en cet état irriter sa fureur ?
LÉONOR.
Madame, où courez-vous ?
LA REINE.
Monstre d’ingratitude,
Ton crime est à mon cœur la peine la plus rude,
Le plus cruel tourment que le Ciel en courroux,
Que l’enfer ait jamais inventé contre nous.
Le Comte a pu commettre une action si noire !
Il manque à sa Patrie, à sa Reine, à sa gloire !
Cet ami qui me fut si cher, si précieux,
Toujours heureux et grand, toujours victorieux,
L’âme de mes États, l’objet de ma tendresse ;
Que dis-tu ? que fais-tu malheureuse Princesse ?
On pourrait t’écouter : parmi tes déplaisirs
Rappelle ta fierté, dévore tes soupirs,
Et pour céder sans honte au torrent qui l’entraine
Fais taire ton amour et fais place à ta haine.
CLARENCE.
Calmez ce désespoir.
LA REINE.
Qu’on ne m’en parle plus.
COBAN.
Faut-il pour un ingrat ?
LA REINE.
Vos soins sont superflus.
Je saurais bien sans vous punir sa perfidie.
À Valden.
S’est-on saisi du Comte, et serai-je obéie ?
VALDEN.
Madame, il ne faut point en cette extrémité
Mettre en péril l’honneur de votre autorité.
Vous serez obéie, et ce soin me regarde ;
Mais le Comte appuyé du peuple qui le garde...
LA REINE.
Je veux sans plus tarder... Hé quoi, vous vous troublez.
COBAN.
Le Comte ayant chez lui ses amis assemblez,
Madame, permettez s’il se met en défense
Que j’aille avec les miens forcer sa résistance.
LA REINE.
Allez, Coban, allez, faites votre devoir.
Qu’il meure si l’ingrat résiste à mon pouvoir.
Scène IV
LA REINE, CLARENCE
LA REINE.
Je le connais, Duchesse, il voudra se défendre,
Son intrépide orgueil ne voudra pas se rendre.
Je le vois triompher une épée à la main,
Forcer les miens, braver mon ordre souverain,
Venir jusqu’en ces lieux m’arracher la Couronne,
Et porter l’attentat jusques sur ma personne.
Scène V
LA REINE, CLARENCE, ALIX
ALIX.
Le Comte est là.
LA REINE.
Le Comte ! Est-ce son désespoir,
Ou sa fierté qui vient défier mon pouvoir ?
ALIX.
Et sa suite et son air sont d’un sujet fidèle.
S’il a l’air grand et fier, il n’a rien d’un rebelle.
CLARENCE.
Vous voyez son respect : Madame, je le vois.
Scène VI
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE
LE COMTE D’ESSEX.
On dit que vous voulez vous assurer de moi,
Madame, et que Coban craignait ma résistance :
Qu’il ne craigne plus rien, me voici sans défense,
J’ai prévenu votre ordre.
LA REINE.
Osez-vous en ces lieux
Avec cette fierté vous offrir à mes yeux ?
LE COMTE D’ESSEX.
Je parais devant vous avec quelque assurance,
Fier de votre justice et de mon innocence.
Je viens de votre haine et de la trahison,
Sans crainte, avec respect vous demander raison.
Votre injuste courroux n’a rien que j’appréhende.
Vous me devez justice, et je vous la demande.
LA REINE, à sa suite.
Oui, je vous la rendrais. Sortez.
Scène VII
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX
LA REINE continue.
Lève les yeux :
Regarde enfin ta Reine et ces augustes lieux
Où les profusions de ma main libérale,
Et de ton ascendant la puissance fatale
T’ont fait un sort si grand et si peu mérité.
Meurs de honte en voyant ton infidélité.
Après t’avoir fait part de la toute-puissance,
Après avoir si haut relevé ta naissance,
Après t’avoir comblé de trésors et d’honneurs,
Je n’ai pu te soûler de gloire et de grandeurs.
Il fallait de ma tête arracher la Couronne.
Respectant peu les lois que nôtre sexe donne,
Tu me croyais peut-être indigne de régner.
Ce sexe toutefois que tu veux dédaigner,
A fait souvent honneur à la grandeur suprême.
Sans porter une épée on porte un diadème,
La vertu, la raison font la grandeur des Rois,
Sans répandre du sang on peut donner des lois,
L’art plutôt que la force écarte la tempête
Et le bras sur le Trône agit moins que la tête.
Tu t’es fermé les yeux sur cette vérité.
Le Comte de Tyrron ce fameux révolté,
T’a sans doute inspiré l’ambition de l’être.
Tu crus que ton pays te demandait un Maître.
L’Espagnol, l’Écossais ont ébranlé ta foi.
Tu t’es laissé tenter à ce grand nom de Roi.
Ah ! n’en avais-tu pas la puissance et la gloire ?
Ingrat, loin de mes yeux perdis-tu la mémoire ?
Ta Reine t’honorant de toute sa faveur
N’était-ce pas assez de régner dans son cœur ?
Mon amour qui devait te rendre plus fidèle,
Je le vois bien, c’est lui qui t’a rendu rebelle :
Lui seul à tant d’orgueil t’a fait abandonner,
Et c’est aussi lui seul qui te veut pardonner.
À ma confusion j’avouerais ma faiblesse,
Mon courroux ne saurait dédire ma tendresse.
Si tu me vois rougir de ma facilité,
Pour ne pas rougir seule après tant de bonté
Daigne avouer ton crime et jouir de ma grâce.
Tu changes de couleur, qu’est-ce qui t’embarrasse ?
Quand je veux t’obliger toi-même à t’accuser
Je t’aime et m’aime trop pour vouloir t’abuser ;
Car enfin si mon cœur fait grâce à ce qu’il aime,
Je sens bien que ce cœur se fait grâce à lui-même.
Je te dis ma faiblesse et tu ne me dis rien.
LE COMTE D’ESSEX.
Vous voyez mon désordre et je le sens trop bien.
Jamais trouble pareil n’est entré dans une âme.
J’ai grâce au Ciel encor l’honneur de votre flamme ;
Et malgré cet amour qui vous parle pour moi
Vous croyez l’imposture et doutez de ma foi,
Vous jetez sur mon nom une tache si noire.
Je suis né, j’ai vécu, j’ai tout fait pour la gloire ;
Ma Reine cependant a pu me soupçonner,
Et déjà dans son cœur semble me condamner.
Elle croit le rapport de ces esprits serviles,
Des infâmes Cobans, des Ralegs, des Céciles,
Que la haine et l’envie animent contre moi,
Pestes de Cour, sans nom, sans courage et sans foi,
Sans vertu dans la paix, sans valeur dans la guerre,
La honte et le mépris de toute l’Angleterre,
Flatteurs intéressés, Délateurs achetés.
Que dira-t-on de vous si vous les écoutez ?
LA REINE.
Par cet emportement de zèle pour ta gloire
Crois-tu sur la Justice emporter la victoire ?
Pourquoi te déguiser par d’inutiles soins ?
Tu ne saurais jamais confondre mes témoins.
LE COMTE D’ESSEX.
Vos témoins !
LA REINE.
Oui, perfide, et tu les dois connaître.
LE COMTE D’ESSEX.
Quels que soient ces témoins oseront-ils paraître ?
LA REINE.
Vois cette lettre écrite au Comte de Tyrron.
Peux-tu désavouer tes armes et ton nom ?
Tes messagers surpris et témoins trop fidèles
D’un commerce secret avec des Chefs rebelles,
Le peuple et les soldats gagnez par tes bienfaits,
Tes ressorts criminels pour empêcher la paix :
Tu t’émeus, tu pâlis, et le remords imprime
Sur ton coupable front la marque de ton crime.
LE COMTE D’ESSEX.
Quoi vous croyez de moi tant d’infidélité ?
Qu’un coup de foudre, ô Ciel ! montre la vérité.
Brise de l’imposteur la tête criminelle,
Ou ne m’épargne pas si je suis infidèle.
Ainsi la calomnie avec impunité
Triomphe auprès de vous de ma fidélité ?
Ainsi tout ce qu’ont fait mon zèle et mon courage,
Cet Empire sauvé d’un assuré naufrage,
Pour vous et pour l’État tant de sang répandu,
Mes travaux, mes exploits, mon nom, j’ai tout perdu.
Si l’on m’ôte l’honneur, je renonce à la vie.
Achevez, fécondez et la haine et l’envie.
Régnez, menacez-moi du plus affreux trépas,
Je n’avouerais jamais un crime qui n’est pas.
Avec ces faux écrits on voudrait me confondre ;
Il déchire la lettre.
Mais, Madame, voilà comme il y faut répondre,
Et si de tels témoins font douter de ma foi,
Je laisse à mes exploits à répondre pour moi.
LA REINE.
C’est fort mal ménager ma gloire et mon estime :
Ce billet déchiré redouble votre crime.
Je voulais te soustraire à la rigueur des Lois,
Ingrat, je te voulais absoudre par ma voix.
Ma gloire en ta faveur s’est presque démentie,
Seule j’étais ici ton juge et ta partie ;
Ton juge et ta partie allait parler pour toi ;
D’autres Juges, ingrat, te parleront pour moi.
Gardez ce fier orgueil, prouvez votre innocence,
Le temps presse, cherchez une prompte défense.
Les témoins sont tout prêts et vous n’irez pas loin,
Armez-vous de vertu vous en aurez besoin.
À moi Gardes, à moi. Veillez sur sa personne,
Qu’on ne le quitte point, c’est moi qui vous l’ordonne,
Vous ferez sa prison de cet appartement.
Scène VIII
LA REINE, seule
Mais qu’est-ce que je sens ? quel lâche mouvement,
Quelle indigne pitié s’élève dans mon âme ?
Scène IX
LA REINE, CLARENCE, COBAN
CLARENCE.
Le Comte est arrêté ! qu’avez-vous fait, Madame ?
COBAN.
Le Comte est prisonnier, tout l’État est sauvé.
CLARENCE.
Appréhendez le peuple à demi soulevé.
Perdre un sujet si cher, le traiter de coupable !
Écouter, appuyer la haine qui l’accable !
Renverser avec lui tant d’illustres projets,
L’honneur de votre Cour, l’espoir de vos sujets !
COBAN.
N’en croyez pas, Madame, une fausse tendresse,
Écoutez la Justice et non pas sa faiblesse,
Punissez un rebelle ingrat à vos bienfaits,
Le tyran de l’État, l’ennemi de la paix.
LA REINE.
J’écoute l’un et l’autre, et j’aime votre zèle ;
Mais de tous vos conseils quel est le plus fidèle ?
Réunissez vos soins, je m’abandonne à vous.
Soutenez ma bonté, soutenez mon courroux.
Tous deux voyez le Comte et ménagez ma gloire.
Qu’il me confesse tout, j’en perdrais la mémoire.
Ramenez s’il se peut ce courage indompté.
Fléchissez son orgueil sans trahir ma fierté.
Pour l’obliger enfin à rompre le silence,
Essayez tout, colère, adresse, complaisance.
À Coban.
Vous, flattez, menacez,
À Clarence.
Et vous, priez, pleurez.
COBAN.
Est-ce ainsi qu’on ménage un Chef de conjurez ?
Je ne reconnais plus cette Reine si fière
Qui voit presque à ses pieds l’Europe toute entière,
Elle à qui nous voyons tous les jours tant de Rois
Demander à l’envie la gloire de son choix,
Elle qui de son nom remplit toute la terre,
Sur un faible sujet balance son tonnerre,
N’ose lancer la foudre et ménage ses jours.
LA REINE.
Ôterais-je à l’État ce glorieux secours ?
COBAN.
Mille autres dans l’État peuvent remplir sa place.
LA REINE.
Faites, faites, Coban, qu’il obtienne sa grâce :
Ou qu’il parle, ou qu’il meure, allez, obéissez.
COBAN, en s’en allant.
Qu’il parle ou non, le Comte est perdu, c’est assez.
ACTE II
Scène première
LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALISBERY
LE COMTE DE SALISBERY.
Oui la Reine permet qu’ici seul je vous voie.
Mais combien de douleur se mêle à cette joie !
Ciel ! eussais-je prévu que de pareils malheurs
Me coûtassent jamais des soupirs et des pleurs ?
LE COMTE D’ESSEX.
Ami, vous me voyez, sous le coup qui m’accable,
Des caprices du sort un exemple effroyable.
Ma naissance, mon bras, l’amour et la faveur
Avaient au plus haut point élevé ma grandeur :
Par un fatal revers la fortune infidèle
Me renverse à ses pieds et ma chute est mortelle.
Inconstante Maîtresse, idole des grands cœurs,
Tu me flattais fortune et voilà tes faveurs.
Tu ne m’as point trompé, je connais ton caprice ;
Mais c’est un peu trop loin pousser ton injustice.
LE COMTE DE SALISBERY.
Si vous avez conçu quelque injuste dessein
Confessez tout, Seigneur, le pardon est certain.
À cet aveu la Reine encore vous convie.
LE COMTE D’ESSEX.
Elle veut qu’à ce prix je conserve ma vie ?
J’ai vu sans m’ébranler sa bonté, son courroux :
Faut-il combattre encore un ami tel que vous ?
D’un indigne attentat m’avez-vous crû capable ?
LE COMTE DE SALISBERY.
J’ai peine, je l’avoue, à vous croire coupable.
Mais contre vous la Reine a vu malgré mes soins
Des indices pressants, et de puissants témoins.
Quelquefois par l’orgueil d’un mérite suprême
On s’aveugle, on s’emporte au delà de soi-même,
Quelquefois un grand crime a tenté les grands cœurs.
En est-il qui résiste au charme des grandeurs ?
Et dont l’ambition ne soit pas toujours prête
D’ensanglanter sa main pour couronner sa tête ?
De pareils criminels on peut faire des Rois.
Voyant Élisabeth donner ici des Lois
Et ne vous pas choisir pour régner avec elle,
Vous avez crû peut-être en glorieux rebelle
Par un noble attentat vous faire son époux,
Et vous saisir d’un rang qui n’était dû qu’à vous.
LE COMTE D’ESSEX.
Comte, vous me croyez à ce point téméraire ?
Voilà le coup fatal qui comble ma misère.
Je ne me plaindrais plus de mes fiers ennemis :
Ce nom seul contre moi leur rendait tout permis.
Je ne me plaindrais plus du courroux de la Reine :
Le soupçon suit toujours la grandeur souveraine.
Mais vous cher ami, vous à qui toujours mon cœur
Confia ses secrets avec tant de candeur,
Vous soupçonnez ma gloire avec tant d’injustice ?
Ah ! que dès ce moment on m’envoie au supplice.
Mon crime est trop certain sans rien examiner ;
Mon plus fidèle ami vient de me condamner.
Malgré les imposteurs qui noircissent ma vie,
J’ai crû dans votre cœur pouvoir braver l’envie,
Et je me contentais du bonheur précieux
De me voir innocent et de l’être à vos yeux.
LE COMTE DE SALISBERY.
Ah, que de ce transport j’aime la violence !
Un si beau mouvement prouve votre innocence.
Je rougis, je me hais d’avoir pu seulement
À vous croire innocent balancer un moment.
Je n’offenserais plus une gloire si pure.
Vous, démentez toujours, confondez l’imposture,
Et loin qu’un lâche aveu vous doive secourir,
Ne vous trahissez point, mourez s’il faut mourir.
LE COMTE D’ESSEX.
Cher ami ce conseil est trop facile à suivre ;
Je crains peu le trépas et j’ai honte de vivre :
Dans l’état où je suis, accablé, malheureux,
Accusé, prisonnier, et sur tout amoureux
Avec tant de tendresse et si peu d’espérance...
LE COMTE DE SALISBERY.
Je sais vos feux secrets pour l’aimable Clarence.
LE COMTE D’ESSEX.
Vous voyez sa beauté, mais vous ne savez pas,
Quels trésors sont cachez sous ses jeunes appas.
Une âme grande et belle, une noble tendresse,
Une foi sans exemple, un amour sans faiblesse,
L’adorer en secret et l’aimer sans espoir,
Craindre un amour qu’enfin la Reine peut savoir,
Est-ce vivre ? non, non, méprisons une vie
Qui ne peut échapper aux fureurs de l’envie.
LE COMTE DE SALISBERY.
Ah ! vous ne mourrez point, Comte, la vérité
Du mensonge toujours perce l’obscurité,
Et de vos ennemis les honteux stratagèmes
Dans leurs pièges secrets les traîneront eux-mêmes.
Je vais trouver la Reine et malgré vos jaloux
Lui prouver votre zèle et vaincre son courroux.
Mais j’aperçois Coban, hé que vous veut ce traitre ?
LE COMTE D’ESSEX.
Ses perfides desseins se font assez connaître :
Allez ne craignez rien.
Scène II
LE COMTE D’ESSEX, COBAN
LE COMTE D’ESSEX continue.
Est-ce vous que je vois ?
D’où me vient cet honneur ?
COBAN.
Je sais ce que je dois.
LE COMTE D’ESSEX.
Vous venez insulter au malheur qui m’accable.
C’est sans doute à vos yeux un sujet agréable.
Pour le cœur de Coban ce triomphe est bien doux.
COBAN.
Si vous expliquiez mieux ce que je fais pour vous
Vous pourriez imputer ma visite à mon zèle.
Mais la haine est injuste et sa voix infidèle
Prévenant votre Esprit vous fera soupçonner
Le sincère conseil que je viens vous donner.
Je sais que sur un crime ou faux ou véritable
Il est toujours honteux de s’avouer coupable :
Mais pour sauver des jours précieux à l’État,
Faites-vous un honneur un peu moins délicat.
Eussiez-vous entrepris l’attentat le plus lâche,
Le pardon de la Reine en lavera la tache
Et l’État de nouveau tremblant sous votre loi
N’osera plus, Seigneur, douter de votre foi.
LE COMTE D’ESSEX.
Qu’un semblable discours cache mal votre feinte,
Et qu’on verrait en vous de désordre et de crainte,
Si par un lâche aveu je daignais acheter
Le pardon des forfaits que l’on m’ose imputer !
COBAN.
D’un injuste soupçon votre âme prévenue
Répand toujours sur moi le venin qui la tue.
Mais dans l’affreux péril, Seigneur, où je vous vois
Je vous donne un conseil que je prendrais pour moi.
LE COMTE D’ESSEX.
Un semblable conseil serait pour vous à suivre,
Coban, j’aime l’honneur et vous aimez à vivre.
Ce conseil qu’un grand cœur n’a jamais pardonné,
Je le laisse, Coban, à qui me l’a donné,
Et dans un autre temps...
COBAN.
Je crains peu la menace
Et sais des malheureux respecter la disgrâce :
Le Ciel éclaircira vos injustes soupçons.
LE COMTE D’ESSEX.
Le Ciel éclaircira vos noires trahisons.
COBAN.
De quoi m’accusez-vous ?
LE COMTE D’ESSEX.
Je sais que votre envie
Fût toujours d’obscurcir la gloire de ma vie.
Coban se fit toujours des projets de grandeur
Sur l’éclatant débris de toute ma faveur.
Je sais tous ses complots et tous ses artifices,
Ses billets supposez, ses témoins, ses complices,
Et si je ne péris en victime d’État,
Je sais que par un lâche et secret attentat...
Vous m’entendez.
COBAN.
L’État connaît mieux mon courage.
Vous même vous pourriez en porter témoignage,
Vous m’avez vu combattre et grâce au Ciel mon bras
Pour perdre un ennemi ne se cacherait pas.
Mais quittons l’un et l’autre un discours qui nous gêne.
Que dois-je cependant rapporter à la Reine ?
Vous savez son dessein, n’avouerez-vous jamais...
LE COMTE D’ESSEX.
Hé bien puisqu’il le faut j’avouerais mes forfaits.
Vous vous troublez, Coban, est-ce crainte, est-ce joie ?
COBAN.
Votre aveu va charmer la Reine qui m’envoie ?
LE COMTE D’ESSEX.
Puisque vous le voulez, allez sans différer,
Lui dire qu’à ses pieds je vais tout déclarer
Et de mes actions avouer les plus noires,
Lui demander pardon de toutes mes victoires ;
Lui demander pardon du sang que j’ai versé,
D’un monde d’Ennemis à ses pieds renversé ;
Lui demander pardon d’avoir contraint l’envie
À force de vertus, d’attenter sur ma vie.
C’est de quoi votre esprit voulait être éclaircie ;
C’est tout ce que j’ai fait, je le confesse aussi,
Et je ne puis nier à toute l’Angleterre
Des crimes si connus presque à toute la Terre.
COBAN.
Est-ce là cet aveu ?
LE COMTE D’ESSEX.
Non, Coban, arrêtez.
Allez lui dire encor toutes vos lâchetés.
J’ai part à vos forfaits et ce fût là mon crime
D’avoir voulu pour vous surprendre son estime,
De vous avoir souffert ainsi que vos pareils
Infecter son esprit par vos lâches conseils,
D’avoir à vos amis par trop de complaisance
Pour les plus grands emplois donné la préférence ;
De vous avoir enfin laissé jusqu’en ce jour
Par votre politique empoisonner la Cour.
J’en demande pardon à la Reine, à l’Empire.
C’est ce que de ma part vous avez à lui dire.
COBAN.
Je ris du vain éclat de votre inimitié
Et n’ai rien à répondre à qui me fait pitié.
Vos témoins parleront si vous voulez vous taire :
Et d’un crime nouveau nous savons le mystère,
Dont le remords déjà se peut faire sentir
Et qu’au moins votre cœur ne saurait démentir.
Scène III
CLARENCE, LE COMTE D’ESSEX
LE COMTE D’ESSEX.
Venez, venez, Duchesse, et par votre présence
À ce cœur accablé rendez quelque espérance.
L’entretien de Coban m’a mis au désespoir.
CLARENCE.
Et que fera le mien si je fais mon devoir ?
Vous dois-je conseiller ou d’irriter la Reine,
Ou de perdre l’honneur pour éviter sa haine ?
L’infamie ou la mort ! quel horrible secours !
Faut-il sacrifier votre gloire ou vos jours ?
Vos jours si chers, si beaux et trop dignes d’envie ?
Votre gloire que j’aime autant que votre vie ?
Je ne vois rien qui puisse ici nous secourir
Et je viens près de vous soupirer et mourir.
LE COMTE D’ESSEX.
Je vous l’avais prédit, vous le savez, Madame,
Qu’un grand malheur suivrait ma fortune et ma flamme.
Dans le temps que la Reine en formant ma grandeur
M’appelait par degrés à toute sa faveur,
Je vous aimais, Madame, et mon rang favorable
Obtint pour vous près d’elle une place honorable.
Je partageais mes soins entre ma gloire et vous,
Et dans ce temps heureux, dans ce moment si doux,
La Reine par vos soins m’expliqua sa tendresse :
Mon front plus d’une fois rougit de sa faiblesse.
Je craignis cet amour et pour vous et pour moi,
Tant d’honneur à la fois me donna de l’effroi,
Je voulus au péril de toute ma fortune
Interrompre le cours d’une flamme importune,
Je voulus éviter les yeux de nos jaloux,
Vous donner tous mes soins, ne vivre que pour vous
Et dans un lieu plus bas dérober à l’envie
Ma gloire, mon repos, mon amour et ma vie.
Vous rompîtes le coup que j’avais résolu ;
Me voilà dans les fers, vous l’avez bien voulu.
CLARENCE.
Quoi pour les intérêts, pour le bien de ma flamme,
Je me reprocherais dans le fond de mon âme
D’avoir à tant de gloire arraché mon amant ?
Moi, je vous aurais fait descendre lâchement
Pour jouir en repos de ma flamme secrète
Dans les obscurités d’une indigne retraite ?
Je vous aime Seigneur, pour vous plus que pour moi.
Voyant qu’ici le Trône avait besoin d’un Roi,
Et que la Reine enfin nous devait faire un Maître,
Je ne voyais que vous qui fût digne de l’être.
Je voulais vous céder au Trône de nos Rois.
Que de joie eût suivi la gloire de ce choix !
Que ne répondiez-vous à l’ardeur de mon zèle ?
Peut-être on vous verrait sur le Trône avec elle.
Si pour vous voir régner je vous avais perdu,
Qu’ainsi vous me seriez heureusement rendu !
LE COMTE D’ESSEX.
Cependant vous voyez que la Reine elle-même,
Loin de me faire part de la grandeur suprême,
D’un infâme destin menace ces beaux jours
Que j’avais destinez à nos tendres amours.
CLARENCE.
Pour détourner un coup dont la crainte m’accable,
Aimez la Reine enfin d’un amour véritable.
Le perfide Coban a connu nôtre amour.
Le perfide Coban s’en va tout mettre au jour.
LE COMTE D’ESSEX.
Ainsi de tous côtés nôtre peine est extrême.
Ainsi je crains pour vous bien plus que pour moi-même.
Abandonnez ma vie à la rigueur du sort,
Vos jours sont en péril, sauvez-vous par ma mort.
Après ma mort Coban n’aura plus rien à dire.
CLARENCE.
Non, j’atteste le Ciel si mon amant expire,
Que dans le même instant je suivrais son trépas.
LE COMTE D’ESSEX.
J’irais donc m’accuser des plus noirs attentats,
Et me déshonorer pour racheter ma vie.
M’aimerez-vous couvert de honte et d’infamie ?
CLARENCE.
Ha ! Seigneur, je ne crains pour vous que le trépas,
Vivez, et mon amour ne vous manquera pas.
Mais la Reine paraît, que je crains sa présence ;
Ha ! Seigneur, vous savez quelle est sa violence.
LE COMTE D’ESSEX.
N’exigez rien de moi qui me fasse rougir.
CLARENCE.
De quelque air dont pour vous mon amour puisse agir,
Laissez-moi vous tirer d’un état si funeste.
LE COMTE D’ESSEX.
Sauvez, sauvez ma gloire et disposez du reste.
Scène IV
LA REINE, CLARENCE, LE COMTE DE SALISBERY, COBAN
LA REINE.
Quoi ce fier criminel ne veut pas obéir ?
Salisbery, Coban, n’ont peu rien obtenir.
CLARENCE, à part.
Que lui dirais-je ? ô ! Dieu que je crains sa colère !
LA REINE.
Clarence, c’est en vous seulement que j’espère.
Le Comte n’eut jamais rien de secret pour vous.
CLARENCE.
Le Comte pourrait-il se défier de nous ?
Que ne puis-je vous faire un récit bien fidèle
De ce qu’il a pour vous de respect et de zèle ?
LA REINE.
Il a donc avoué...
CLARENCE.
Le Comte m’a fait voir
Une douleur cruelle, un mortel désespoir,
De se voir soupçonné d’une Reine adorable.
Qu’à toute l’Angleterre il paraisse coupable,
Et qu’à tout l’Univers il devienne odieux ;
Mais qu’il paroisse au moins innocent à vos yeux.
LA REINE.
Vous pouvez me tout dire, en faveur de sa gloire
Je veux tout oublier et je ne veux rien croire.
CLARENCE.
Je vois qu’il a pour vous un si profond respect,
Qu’il aime mieux mourir que vous être suspect.
Si dans l’emportement d’une rage insensée,
Son cœur d’un seul désir vous avait offensée,
Je le connais, sa main aurait percé son cœur,
Et noyé dans son sang son ingrate fureur.
LA REINE.
Mais enfin contentez ma juste impatience,
Le Comte veut-il rompre, ou garder le silence ?
Veut-il dans son orgueil toujours persévérer ?
CLARENCE.
Il ne veut que vous plaire et que vous adorer.
De grâce écoutez-moi. Si vous saviez, Madame,
Quel zèle pour l’État tyrannise son âme,
Tandis que sa prison enchaîne sa valeur,
Et retient dans ses fers une si belle ardeur ?
Quoi, faut-il, m’a-t-il dit, que du sort qui m’outrage
Nos cruels ennemis tirent tant d’avantage ?
Et qu’une auguste Reine aide la trahison,
À faire à leur vainqueur une injuste prison ?
Hélas ! que deviendront tous ces projets de gloire
Que m’avait inspirez ma dernière victoire ?
Que deviendra ma Reine assiégée en ces lieux,
Et de ses ennemis et de mes envieux ?
Vous verriez ce Héros troublé de ces alarmes
Soupirer de douleur, descendre jusqu’aux larmes.
LA REINE.
Mais parmi sa douleur, dans tout son entretien
Il cherche à m’abuser et ne confesse rien.
Vous avez avec lui concerté ces alarmes,
Ce zèle, ces respects, ces douleurs et ces larmes.
Quel orgueil indomptable ! il aime mieux mourir...
Il mourra, vous voulez en vain le secourir.
Votre cœur et le sien sont trop d’intelligence.
Il n’a pour moi qu’orgueil, faux respect, défiance,
Il brave mon amour, ma faveur, mes bienfaits.
CLARENCE.
De quoi l’accusez-vous ?
LA REINE.
Ne m’en parlez jamais.
Vous ménagez fort mal l’honneur de ma tendresse,
Vous n’abuserez plus tous deux de ma faiblesse.
Je veux pour le juger qu’on s’assemble aujourd’hui.
Le sort en est jeté, plus de grâce pour lui.
Scène V
CLARENCE, seule
Ciel, qui vois les transports d’une Reine charmée,
Mon Amant en péril, ma tendresse alarmée,
Ciel qui dans cette Reine as mis tant de vertus,
Qui vois tant d’ennemis à ses pieds abattus,
Tant de Rois amoureux ou jaloux de sa gloire,
Vois quelle cruauté va souiller sa mémoire.
Pour conserver au Comte et l’honneur et le jour,
Aux rigueurs de la Reine oppose son amour,
Ou du moins donne-lui dans ce péril extrême
Tout ce qui peut servir à sauver ce que j’aime.
Qu’il vive, c’est assez, c’est mon unique bien,
J’abandonne le reste et ne demande rien.
ACTE III
Scène première
LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, LE COMTE DE SALISBERY, RALEG, COBAN, VALDEN
POPHAM.
Comte d’Essex voyez les bontés de la Reine :
Quelques Juges suspects d’intérêt ou de haine
Lui paraissant ici trop à craindre pour vous,
Son choix pour vous juger s’est arrêté sur nous.
Des Juges Souverains la nombreuse assemblée
Ferait quelque embarras à votre âme accablée.
Tout ce que les témoins viennent de déposer,
Les complots criminels qu’on ne peut déguiser,
Toutes ces vérités ont de quoi vous confondre ;
La Reine cependant vous invite à répondre,
Vous pouvez vous défendre et ne rien oublier
De ce qui peut servir à vous justifier.
LE COMTE D’ESSEX.
Où me vois-je réduit ! Il est donc véritable
Que la Reine et l’État me traitent de coupable.
De quoi m’accuse-t-on ? à peine ma mémoire
Que devraient occuper d’autres soins pour ma gloire
À mon âme indignée ose représenter
Les crimes odieux que l’on m’ose imputer.
Je suis donc accusé de quelque intelligence
Avec une ennemie et jalouse Puissance :
Les Irlandais, dit-on, ces fameux révoltés
Ont reçu de ma part des lettres, des traités,
Ont reçu de ma main des secours infidèles,
Quand cette même main punissait ces rebelles ;
Un tel soupçon peut-il être mieux effacé
Que par leur propre sang que ma main a versé ?
On m’accuse d’oser prétendre à la Couronne.
Cependant aussitôt que la Reine l’ordonne,
J’abandonne l’armée et sans autre secours
Je viens mettre à ses pieds ma fortune et mes jours.
Mais on a vu pour moi la populace armée,
La Cour en prend ombrage et paraît alarmée.
Si j’ai l’amour du peuple est-ce un crime pour moi ?
Son zèle et sa faveur ébranlent-ils ma foi ?
On me voit au péril d’une prison certaine,
Désarmé, me livrer au pouvoir de la Reine.
Ce sont là mes forfaits ; combattre heureusement,
M’immoler pour l’État, obéir promptement,
À tous mes ennemis me livrer sans défense,
M’assurer sur ma Reine et sur mon innocence :
Voilà mes attentats. Mais quelle lâcheté
Semble ici me soumettre à votre autorité ?
Faudra-t-il devant vous que je me justifie ?
Que la Reine à son gré dispose de ma vie ;
Mon sort indépendant du reste des humains
Relève d’elle seule, il est tout dans ses mains.
Un Raleg, un Coban, auront-ils l’assurance
De vouloir sur mon sort prendre quelque puissance ?
Puis-je, Salisbery sans frémir de courroux
Les voir tous deux assis en même rang que vous ?
Ou pour ou contre moi j’abhorre leur suffrage.
C’est pour mes ennemis un trop grand avantage
De voir abandonner par une injuste Loi
À des hommes comme eux un homme comme moi.
POPHAM.
Ne sauriez-vous enfin vous rendre ici le maître
De cet injuste orgueil que vous faites paraître ?
Il vous aveugle encor et vous fait outrager
Ceux que la Reine même oblige à vous juger.
Elle nous a choisis, qu’avez-vous à nous dire ?
Puisqu’elle a sur vos jours un souverain empire,
Et qu’ici sa justice emprunte nôtre voix ;
Contraignez votre orgueil et respectez son choix.
COBAN.
Je ne suis pas surpris que son discours m’offense.
Son crime doit ici craindre nôtre présence,
Ma vue à tout moment lui reproche aujourd’hui
Les bienfaits que la Reine a répandus sur lui.
Je l’ai vue épuiser pour lui cette abondance
Que le Trône fournit à sa magnificence,
Et trouver ses trésors un bien trop limité
Pour remplir d’un ingrat l’injuste avidité.
C’est ce qui fait ici sa douleur et sa rage.
Pour nous rendre suspects son discours nous outrage :
J’en ai senti l’affront, je ne puis le nier,
Mais enfin je suis Juge et veux tout oublier.
LE COMTE D’ESSEX.
Lui qui s’aime lui seul, qui seul se considère,
Coban tranche du Juge équitable et sincère.
RALEG à Coban.
Le Comte en offensant ses Juges souverains
Rend ici ses forfaits plus grands et plus certains.
POPHAM.
Tout l’État vous connaît et vous fera justice.
LE COMTE D’ESSEX.
Achevez, prononcez l’Arrêt de mon supplice.
L’imposture triomphe et je n’ai plus d’espoir.
Qu’un prompt trépas m’arrache à l’horreur de les voir.
LE COMTE DE SALISBERY.
Seigneur, que vois-je ici ? l’éclat qu’on vient de faire
Dans Coban, dans Raleg marque trop de colère :
Faites-les éloigner : que leur ressentiment
Ne mêle rien d’injuste à votre jugement.
POPHAM.
Quand il faut récuser des Juges équitables
On n’écoute jamais la fureur des coupables,
Et c’est même une loi dont l’État est jaloux
De ne point récuser des hommes comme nous.
LE COMTE DE SALISBERY.
C’est une Loi sans doute injuste et violente
Quand il faut décider d’une tête importante,
Et donner un Arrêt sur qui de toutes parts
Le monde tout entier doit tourner ses regards.
Je descends de ma place après cette injustice,
En jugeant avec eux je serais leur complice,
Et je dois m’épargner la honte et la douleur
De mêler lâchement ma voix avec la leur.
Bas.
Cher Comte je vous plains et vais dire à la Reine
Ce que font contre vous l’injustice et la haine.
Scène II
LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, COBAN, RALEG, etc.
POPHAM.
Je n’abuserais point, Comte, de mon pouvoir ;
J’en atteste le Ciel, je ferais mon devoir :
Sans aucun intérêt, sans aigreur, sans faiblesse,
De toute passion l’âme libre ou maîtresse,
Je vous ferais justice avec la même foi,
Que je souhaiterais qu’on en usât pour moi.
N’avez-vous rien à dire ?
LE COMTE D’ESSEX.
En faut-il davantage ?
Je ne changerais point de cœur et de langage.
Vous savez ce que c’est qu’un cœur comme le mien ;
Je n’ai rien à répondre à qui me connaît bien.
POPHAM.
Comte d’Essex, en vain vous bravez la justice ;
Au devoir de mon rang il faut que j’obéisse.
Scène III
LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALISBERY, POPHAM, etc.
LE COMTE DE SALISBERY.
Ne précipitez rien.
POPHAM.
Par quel emportement...
LE COMTE DE SALIS.
Seigneur, la Reine veut sursoir le jugement.
C’est son ordre, elle vient.
Scène IV
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, POPHAM, COBAN, etc.
LA REINE.
Allez, qu’on se sépare.
Scène V
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX
LA REINE.
Ingrat pour vous encor, ma bonté se déclare.
J’ai suspendu l’Arrêt, j’ai vaincu mon courroux,
Que ferez-vous pour moi, quand je fais tout pour vous,
Votre cruel orgueil ne veut-il pas se rendre ?
De l’aveu que je veux pourra-t-il se défendre ?
LE COMTE D’ESSEX.
Que me demandez-vous, en me voulant sauver ?
Ne me faites point grâce, ou daignez l’achever.
La honte, les malheurs où m’expose l’envie,
Me laissent-ils encor quelque amour pour la vie ?
Pour l’État et pour vous j’ai prodigué mes jours :
Faut-il par le désir en prolonger le cours,
Des lâches trahisons avouer la plus noire ?
La vie est-elle un bien s’il m’en coûte ma gloire ?
Un cœur comme le mien qui brave le trépas,
Ne trouve rien d’aimable où la gloire n’est pas.
LA REINE.
Un cœur comme le votre et grand et magnanime,
Rend l’attentat illustre et consacre son crime.
Si les charmes du Trône ont tenté votre bras,
Vous me deviez punir de ne vous l’offrir pas.
Je vous l’ai déjà dit le règne d’une femme,
Vous a fait murmurer dans le fond de votre âme,
Et vous fit présumer que vous pouviez trahir,
Celle qui vous laissait la honte d’obéir.
LE COMTE D’ESSEX.
Supposez un forfait encor plus honorable,
L’innocence, Madame, est toujours plus aimable.
Qu’est-ce qui m’a rendu digne de ces emplois,
De ce sublime rang qui m’approchait des Rois ?
N’est-ce pas ma vertu ? si vous m’aimiez, Madame,
Noirci de ces forfaits dont je frémis dans l’âme,
Je le dis hardiment, il me serait plus doux,
D’être digne de vous que d’être aimé de vous.
Si vous pouvez m’aimer, quoi que chargé d’un crime,
Cet amour m’est bien cher, mais vaut-il votre estime ?
Un Amant de la sorte a de faibles appas,
Et l’amour meurt bien tôt où l’estime n’est pas.
LA REINE.
Aimons comme je veux, daignez enfin me croire,
Et croyez un peu moins ces scrupules de gloire.
Votre crime ne peut échapper aux clartés,
Aux indices pressants qu’on voit de tous côtés ;
Mais ingrat, vous craignez qu’un jour votre Princesse,
Ne vous pût reprocher un crime, une faiblesse.
Cruel, vous aimez mieux mourir que l’avouer.
Ce sentiment est beau, je dois vous en louer.
Mais songez que souvent il est beau de descendre
De ces grands sentiments à l’amour le plus tendre,
Que souvent sur un crime illustre et glorieux,
Quand il est avoué, l’amour ferme les yeux,
Et que par cette aimable et prompte déférence,
Des crimes avouez valent bien l’innocence.
Vous ne vous rendez point, cruel je le vois bien,
À toutes mes bontés, Comte, n’accordez rien.
Refusez à l’amour l’aveu qu’il vous demande ;
Mais je vous parle en Reine et je vous le commande.
LE COMTE D’ESSEX.
Vous me le commandez, quel est votre dessein ?
Abuse-t-on ainsi du pouvoir souverain ?
J’ai toujours respecté la grandeur souveraine ;
Nul n’a porté si loin les ordres de ma Reine,
Je n’ai rien ménagé pour les exécuter ;
Les plus affreux périls n’ont pu m’épouvanter.
Votre voix redoublait ma force et mon courage :
J’ai vaincu, j’ai tout fait, je ferais davantage,
Mais le sacré pouvoir que je dois adorer,
Ne saurait me contraindre à me déshonorer,
Je n’ai pas moins d’horreur, malgré votre colère,
D’avouer des forfaits, que j’aurais à les faire,
Et me le commander c’est me faire une loi
Trop indigne, Madame, et de vous et de moi.
Ne vous emportez point : j’oppose à votre haine,
Cet anneau précieux, ce présent de ma Reine.
En vous rendant ce gage, il faudra malgré vous,
Vous me l’avez promis, forcer votre courroux.
Mais étant innocent, je ne veux point de grâce,
Et dussais-je périr du coup qui me menace,
On ne me verra point par ce honteux secours
Racheter lâchement le reste de mes jours.
LA REINE.
Quel orgueil !
Scène VI
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX, COBAN
COBAN, bas.
Quel transport agite ainsi la Reine.
LA REINE aux Gardes.
Coban qu’on se rassemble. Et vous qu’on le remmène.
Scène VII
LA REINE, CLARENCE
CLARENCE.
Ah, Madame ! je viens embrasser vos genoux,
Pour toutes les bontés que vous avez pour nous.
Vous conservez le Comte à tout l’État qui l’aime ;
Au peuple qui l’adore, à Clarence, à vous même.
Ses propres ennemis ordonnaient de son sort.
Vous vous opposez seule à l’Arrêt de sa mort.
Quel eût été sans vous son secours, son refuge ?
Raleg l’allait juger, Coban était son Juge ;
Sa haine triomphait, et ce traitre aujourd’hui...
LA REINE.
Ah Clarence ! le Comte est plus traitre que lui.
CLARENCE.
Quel est ce changement ? que dites-vous, Madame ?
LA REINE.
Vous me voyez la rage et la fureur dans l’âme.
Sans doute on vous a dit quel généreux effort
L’enlève à la Justice et l’arrache à la mort :
Cet ingrat cependant qui brave ma clémence
Plus que jamais s’obstine à garder le silence.
CLARENCE.
Madame, voulez-vous que la peur du trépas
Arrache de sa bouche un crime qui n’est pas ?
Eh que n’appliquez-vous toute votre prudence
À perdre l’imposture et sauver l’innocence ?
Votre esprit qui voit tout ne peut-il aujourd’hui
Démêler le coupable entre Coban et lui ?
Je ne dois plus enfin vous cacher ce mystère ;
Je tremble à vous le dire, et ne puis vous le taire.
L’aveu de ce secret me peut être fatal.
Coban est ennemi du Comte et son Rival.
LA REINE.
Et son Rival ! Coban m’aimerait ?
CLARENCE.
Oui, Madame.
LA REINE.
J’ai remarqué souvent quelque éclat de sa flamme.
Mais ou j’ai négligé ses feux audacieux,
Ou j’ai toujours douté de la foi de mes yeux.
CLARENCE.
Cependant conservant toujours la même audace,
Il veut perdre le Comte et puis prendre sa place.
LA REINE.
Et puis prendre sa place ? il a donc présumé
Qu’après la mort du Comte il pourrait être aimé.
Lui jusques là pousser un espoir téméraire ;
Prétendre après le Comte à l’honneur de me plaire.
J’aimerais mieux le Comte accusé, condamné,
Que Coban innocent, que Coban couronné.
CLARENCE.
C’est toutefois Coban, cet imposteur infâme,
De qui l’ambitieuse et jalouse flamme
Suppose à son Rival tant d’horribles forfaits.
LA REINE.
Plût au Ciel que Coban eût forgé tous ces traits
Qui font de mon amant la honte et la disgrâce.
C’est alors que Coban pourrait prendre sa place,
Et que pour me venger, sans crainte et sans douleur
J’en ferais le sujet de toute ma fureur.
Quel triomphe pour moi, quel spectacle agréable,
De faire à l’imposteur le destin du coupable,
Et de voir dans le sang d’un traitre et d’un jaloux
En ranimant ma joie éteindre mon courroux !
Du transport que je sens je tire un bon augure.
Allons sans plus tarder éclaircir l’imposture.
Que l’on cherche Coban. S’il veut dissimuler,
Il aime, c’est assez nous le ferons parler.
CLARENCE.
Cependant par votre ordre on va juger le Comte.
Pour le faire périr l’envie ardente et prompte...
LA REINE.
Ne craignez rien, l’amour est au dessus des lois.
Allons voir s’il le faut absoudre par ma voix,
Et jeter sur Coban et la peine et le crime.
Ah, que j’aurais de joie à changer de victime !
ACTE IV
Scène première
RALEG, COBAN
RALEG.
Vous étant récusé par pure politique
Vous vous sauvez ainsi de la haine publique.
Le Comte est condamné par la rigueur des lois.
Nôtre brigue a plus fait que n’eût fait votre voix :
En apprenant l’Arrêt la Reine s’est émue
Et n’a pu dérober son désordre à ma vue.
COBAN.
Cette inégalité d’une amante en courroux
Lui peut rendre bientôt des sentiments plus doux ;
Le Comte condamné peut toucher sa tendresse.
Je connais son amour et je sais sa faiblesse.
Clarence est auprès d’elle observant les moments
Où l’amour fait agir ses tendres mouvements.
Que ne puis-je, Raleg, dans le cœur de la Reine,
Verser tout mon chagrin avec toute ma haine,
Ou pour hâter mes vœux et remplir mon espoir
Avec tant de fureur que n’ai-je son pouvoir !
RALEG.
Quoi qu’il en soit il faut que le Comte périsse.
Coban nôtre salut dépend de son supplice.
Si la Reine a pour lui des vœux trop inconstants,
L’amour parle à son tour, mais la haine a son temps.
Un moment favorable et c’est fait de sa tête,
La main qui doit l’abattre est déjà toute prête.
Pour irriter la Reine il la faut alarmer.
La révolte est ici facile à s’allumer.
COBAN.
Elle ne l’est que trop. Le frère de Clarence
Peut beaucoup dans la Ville et je crains sa puissance.
RALEG.
S’il osait de la Reine irriter la fierté...
COBAN.
Elle vient. Sonde un peuple à demi révolté.
RALEG.
Je sais ce qu’il faut faire et j’en rendrais bon compte.
Scène II
LA REINE, COBAN
LA REINE.
Je vous faisais chercher, Coban : enfin le Comte
Ne nous bravera plus, votre fidélité
Nous venge heureusement de sa témérité.
Je me devais enfin un si grand sacrifice,
Et je dois à vos soins cet important service.
COBAN.
Madame, quand on sert et sa Reine et l’État...
LA REINE.
Je veux bien l’avouer, la mort de cet ingrat
Serait pour ma Couronne une horrible disgrâce
Si je n’avais en vous de quoi remplir sa place.
COBAN.
Moi, Madame ?
LA REINE.
Le Ciel vous fit pour ces emplois,
Et vos pareils sont nés pour la gloire des Rois.
COBAN.
Si le zèle et la foi peuvent seuls y suffire,
Nul ne peut mieux servir sa Reine et son Empire.
Mais je me sais connaître et borner mes désirs.
LA REINE.
Je vous connais Coban, et même des soupirs
Qui par trop de respect n’osent se faire entendre,
Et qu’on a pris le soin de me faire comprendre...
COBAN.
Ô Ciel !
LA REINE.
Vous vous troublez, et ce trouble à mes yeux
Offre ce qu’on m’a dit et me l’explique mieux.
COBAN.
Quoi ! d’un faible sujet l’audace ambitieuse...
LA REINE.
L’audace est noble et belle alors qu’elle est heureuse.
Remettez-vous, Coban, des sujets comme vous,
Mêlant à leurs respects un peu d’amour pour nous,
En servent mieux leur Reine ; il n’est respect ni zèle,
Qui vaille les ardeurs d’un amour bien fidèle.
L’amour fait les Héros, et le plus généreux
Ne sert jamais si bien qu’un sujet amoureux.
L’amour de vos pareils ne peut jamais déplaire.
COBAN.
L’amour de mes pareils est toujours téméraire.
LA REINE.
Non, non, souvenez-vous qu’après la mort du Roi,
En me couronnant Reine on m’imposa la loi
D’en faire un sans sortir des lieux de ma naissance :
Vous, méritez mon choix par votre obéissance.
Vous vous tairez toujours en courtisan discret,
Je sais qu’on ne saurait vous surprendre un secret,
Moins encor l’arracher d’un cœur comme le vôtre.
Je ne vous presse plus ; mais dites m’en un autre.
Le Comte est condamné, rien ne le peut sauver,
Sa perte est résolue, il la faut achever.
On dresse un Échafaud dans la place publique.
C’est ici qu’avec vous il faut que je m’explique.
Vous avez su du Comte éclaircir l’attentat,
Et sans doute en rival ou d’amour ou d’État :
Dans ces occasions la politique adroite,
Mêle dans les ressors d’une intrigue secrète,
Quelque artifice heureux, quelque fausse clarté,
Des couleurs dont on sait farder la vérité.
COBAN.
Ce discours me surprend, que me voulez-vous dire ?
LA REINE.
Ne vous emportez pas, l’air qu’ici l’on respire,
Cet esprit qu’en naissant nous prîmes vous et moi,
Est trop incompatible avec la bonne foi :
Cette sincérité scrupuleuse et sauvage
Dans la cour, entre nous n’est plus guère en usage.
Je vous connais, Coban, ouvrez-moi votre cœur,
Vous enviez au Comte une injuste faveur :
Vous devez le haïr, et vous m’avez servie
D’ajouter au pouvoir que j’avais sur sa vie,
Le droit de le punir en criminel d’État,
Et de m’avoir presté l’ombre d’un attentat.
On me vante par tout l’innocence du Comte,
Vous avez trouvé l’art de le perdre sans honte,
D’employer la Justice à servir mon courroux,
Ma haine avait besoin d’un homme comme vous.
Que ne vous dois-je point d’avoir fait un coupable,
D’un sujet dont l’orgueil m’était insupportable !
Des crimes déguisés avec quelque couleur...
COBAN.
Qu’entends-je ? Je suis donc, Madame, un imposteur.
LA REINE.
Donnez un autre nom à ce fameux service.
Votre crime me sert, je suis votre complice,
Et pour dire encor plus votre crime est le mien :
Parlez on m’a tout dit, ne me déguisez rien.
COBAN.
Et que vous a-t’on dit ? quelle imposture horrible.
LA REINE.
Vous le savez, Coban, un orgueil inflexible
Perd le Comte : craignez l’exemple, obéissez,
Parlez.
COBAN.
Vous m’ordonnez de parler, c’est assez.
J’avouerais que flatté d’un espoir favorable,
En voyant dans le Comte un rebelle, un coupable,
J’ai jusques sur son rang osé porter les yeux.
S’il faut justifier des vœux ambitieux,
Si ce n’est pas assez pour mériter sa place,
Écoutez et voyez jusqu’où va son audace.
Clarence aime le Comte, et le Comte charmé
Aime cette perfide autant qu’il est aimé.
LA REINE.
Ciel ! mais quel intérêt...
COBAN.
Tous deux d’intelligence
Veulent vous enlever la suprême puissance.
LA REINE.
N’est-ce point un éclat de vos inimitiés ?
COBAN.
J’ai vu plus d’une fois son Amant à ses pieds.
Mais ne m’en croyez pas, faites parler Clarence.
La Jeunesse et l’amour gardent mal le silence ;
Et d’ailleurs les secrets que l’on cache le mieux,
Madame, rarement échappent à vos yeux.
LA REINE.
Croirais-je ce rapport, aventure funeste ?
Tous deux me trahiront ?
COBAN.
Ha, Madame ! J’atteste...
LA REINE.
Laissez-moi, je n’ai plus besoin de vos serments.
Scène III
LA REINE, seule
Ah ! je ne vois que trop ces perfides Amants.
Malgré leur artifice une ardeur empressée,
Mille soins naturels s’offrent à ma pensée.
Ai-je pu m’abuser en les voyant tous deux ?
Sous la tendre amitié le secret de leurs feux,
A-t-il pu si longtemps échapper à ma vue ?
Coban, tu m’as donné le poison qui me tue.
Pour servir ton amour, ou plutôt ta fureur,
Que ne me laissais-tu perfide mon erreur ?
Quoi des traitres par tout ? au dehors des rebelles,
Au dedans des mutins, chez moi des infidèles.
Je sens la pesanteur de ton bras tout puissant,
Grand Dieu, la voix des pleurs et du sang innocent
Qu’a versé si souvent ma noire politique,
M’a fait le seul objet de la haine publique.
Mon Trône est assiégé de soupçons, de terreurs,
De haine, digne prix de toutes mes fureurs.
À cet affreux destin il faut que je réponde,
Tout le monde me hait, haïssons tout le monde.
Ou plutôt ramassons tous nos ressentiments ;
Perçons de tous nos traits deux perfides Amants.
Mon cœur à tant de haine à peine peut suffire,
Ma haine, ma douleur souffrez que je respire.
Scène IV
LA REINE, CLARENCE
CLARENCE.
Le Comte est condamné tout innocent qu’il est.
Pourrez-vous avouer un si sanglant Arrêt ?
Coban l’emporte enfin sur nous et sur vous-même.
Le traître impunément nous trahit et vous aime.
Lâche rival du Comte et jaloux de son sort...
LA REINE.
Ce n’est pas lui, c’est vous qui lui donnez la mort.
J’allais tout oublier ; votre ardeur mutuelle
Fait l’horreur de son crime, et lui sera mortelle.
Je ne fiais qu’à vous le nom de mon vainqueur,
À votre seule foi j’abandonnais mon cœur,
Je vous fis le témoin de toute ma faiblesse,
Et vous trompiez tous deux ma crédule tendresse.
La force du remords, l’horreur de cet affront,
Vous fait baisser les yeux, fait pâlir votre front.
CLARENCE.
De quoi m’accusez-vous ?
LA REINE.
Vantez votre innocence,
Au crime de vos feux ajoutez l’impudence,
Perfide, je sais tout, et Coban m’a tout dit.
CLARENCE.
Je pourrais démentir celui qui me trahit,
Mais je n’imite point un imposteur infâme.
Il peut nier son crime, et j’avouerais ma flamme.
Je vois votre courroux tout prêt à s’emporter,
Faites-vous quelque effort et daignez m’écouter.
Dés mes plus tendres ans ayant aimé le Comte,
Bien loin que mon amour me fasse quelque honte,
Et qu’il doive attirer sur moi votre courroux,
Apprenez, admirez ce qu’il a fait pour vous.
Cet amour s’élevant au dessus de tout autre,
Ce trop fidèle amour fut si fidèle au vôtre,
Que voyant que le Comte honoré de vos feux,
Craignait dans cet amour un bien trop dangereux,
Mon amour malgré lui, lui fît garder sa place,
Je voulus tout risquer plutôt que sa disgrâce.
Pour rompre son dessein que ne tentais-je pas !
Je l’enchaînais moi-même au soin de vos États,
Aux pièges, aux périls d’une Cour infidèle,
Au funeste embarras d’une grandeur nouvelle.
Ah ! si vous aviez vu ce combat entre nous,
De son amour pour moi, de mon zèle pour vous,
Mon amour à vos yeux ne serait pas coupable.
Ce que le Comte a fait, son zèle infatigable,
Pour le bien de l’État tant d’illustres projets,
Une paix glorieuse acquise à vos sujets,
Le bruit de votre nom augmenté par sa gloire,
Ses travaux, ses exploits d’éternelle mémoire ;
Mon amour a tout fait, cet amour généreux
Rend votre règne illustre et vos peuples heureux :
Mais j’ai plus fait encor : je vous fis la maîtresse
Du sort de votre amant, de toute sa tendresse,
Je vous ai tout cédé, son cœur, sa liberté,
Tout son sang, tous ses jours, l’amour seul m’est resté.
Si je brûlais pour lui d’une ardeur insensée,
D’une inutile flamme, injuste, intéressée,
J’aurais gardé le Comte éloigné de la Cour,
Seul avec sa vertu, seul avec son amour,
Comparez maintenant les crimes de ma flamme,
A celle que Coban vous garde dans son âme.
Je vous donne le Comte, il veut vous l’enlever ;
Son amour l’a perdu, le mien le veut sauver ;
Pour vous et pour l’État je cède ce que j’aime,
Coban perd tout l’Empire et vous perdra vous-même.
LA REINE.
Dites, dites plutôt que votre passion,
Secondant les fureurs de son ambition,
L’attacha près de moi sous le masque infidèle.
Sous le brillant dehors d’un véritable zèle.
Vous vous aimez tous deux, il ne m’aima jamais.
Il voulait seulement surprendre mes biens faits,
Me voler lâchement toute ma confiance,
S’armer de mes faveurs, usurper ma puissance,
Et surtout, quel malheur est comparable au mien !
Surprendre mon amour quand un autre a le sien.
C’est une trahison et si noire et si pleine...
Jamais traître ne fut digne de tant de haine.
Aussi jamais courroux ne fut si bien servi.
Je le verrais bientôt pleinement assouvi.
Je vous verrais gémir et trembler l’un pour l’autre ;
Je soûlerais mes yeux de son sang et du vôtre,
De votre Amant, l’État me va faire raison,
Et je me la ferais de votre trahison.
CLARENCE.
Sur moi seule tournez cette fureur extrême.
Perdre le Comte, hélas ! c’est vous perdre vous-même.
Craignez que votre cœur ne se laisse trahir :
On aime quelquefois quand on pense haïr,
Et l’amour irrité qui tonne et qui menace,
Souvent au fond du cœur tremble et demande grâce.
Mourra-t-il ce sujet si cher, si précieux ?
Ô Ciel ! je vois des pleurs qui tombent de vos yeux.
LA REINE.
Oui, j’en donne, cruelle aux malheurs de ma vie,
Au mortel souvenir de votre perfidie.
De l’air dont vous flattiez mes timides appas,
Je me croyais aimée et je ne l’étais pas.
Peut-être que sans vous l’ingrat m’aurait aimée.
CLARENCE.
Madame, il vous adore et son âme charmée,
Vous gardera toujours ce qu’il vous a promis.
LA REINE.
Ah ! c’est le plus cruel de tous mes ennemis.
Il n’en faut plus douter, vous l’aimez il vous aime :
Cependant vous voulez, quelle injustice extrême !
Vous voulez que je sauve un sujet révolté,
Et que ce soit pour vous qui me l’avez ôté.
En vain vous prétendez me fléchir par vos larmes.
Plus vous montrez pour lui de troubles et d’alarmes,
Plus vous montrez d’ardeur, plus je sens que je dois
Faire périr ce traître et pour vous et pour moi.
CLARENCE.
S’il vivait pour vous seule en vous devant la vie,
Pourriez-vous conserver cette cruelle envie ?
Si je le ramenais soumis à vos genoux,
Si sauvé par vous seule il était tout pour vous...
LA REINE.
Eh, n’a-t-il pas bravé vos prières, vos larmes ?
Mais vous espérez tout du pouvoir de vos charmes,
Je vois combien l’ingrat est soumis à vos lois,
N’importe, parlez-lui pour la dernière fois.
Qu’on le fasse venir ! lâche et faible Princesse !
Cruelle vous voyez jusqu’où va ma faiblesse.
Vous périrez tous deux si le Comte aujourd’hui
Ne me demande grâce et pour vous et pour lui.
CLARENCE, seule.
Faut-il pour augmenter ta disgrâce cruelle,
Cher Amant, t’accabler d’une douleur nouvelle ?
Scène V
LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE
LE COMTE D’ESSEX.
Madame, on me permet encore de vous voir.
Est-ce grâce ou rigueur quand je n’ai plus d’espoir ?
CLARENCE.
Il faut vous confier mes dernières alarmes,
Et répandre à vos yeux le reste de mes larmes,
J’ai pleuré votre mort, j’ai pleuré nos malheurs,
Je dois vous annoncer d’autres sujets de pleurs.
Le sort plus loin encor pousse son injustice.
Coban nous a trahis et je suis sa complice.
N’imputant qu’à lui seul l’Arrêt de votre mort
Le cœur plein de douleur par un soudain transport,
Je n’ai pu m’empêcher d’expliquer à la Reine,
Ce qui donne à Coban contre vous tant de haine.
L’audace de son feu vient de paraître au jour ;
Mais le traître a fait voir par un cruel retour
De nos feux mutuels le dangereux mystère.
LE COMTE D’ESSEX.
Ah ! vous êtes perdue. Ô destin trop contraire !
Je pardonnais au sort sa dernière rigueur
Ses traits les plus mortels n’allaient pas jusqu’au cœur.
Je mourais innocent par les traits de l’envie,
Fatigué de grandeurs, je méprisais la vie,
Pour me faire un grand nom j’avais assez vaincu,
Pour vivre après ma mort j’avais assez vécu ;
En vivant plus longtemps mon âme embarrassée,
Avait de quoi trembler pour ma gloire passée ;
Je vois qu’un prompt trépas la met en sûreté.
Même en perdant ici rang, espoir, liberté,
Je vous laissais auprès d’une auguste Princesse,
Le rang qui vous est dû, sa faveur, sa tendresse ;
Dans un autre moi-même heureux après ma mort,
Qu’avais-je à reprocher aux cruautés du sort ?
Mais hélas ! je vous perds, le coup qui vous menace,
M’ôte tout ce qui peut consoler ma disgrâce.
Une Reine abusée, une Amante en courroux...
Je prévois mille maux dont je tremble pour vous.
CLARENCE.
Cependant vous pouvez obtenir de la Reine...
LE COMTE D’ESSEX.
Non, non, je la connais, nôtre perte est certaine.
Dût-elle nous laisser la liberté, le jour,
Daignera-t-elle aussi nous laisser nôtre amour ?
Il faut briser le nœud qui joint mon sort au vôtre,
Il faut que nos deux cœurs s’arrachent l’un à l’autre,
Renoncer pour jamais aux douceurs de nous voir,
Ou vivre sans amour, ou vivre sans espoir.
La vie est à ce prix un supplice effroyable.
CLARENCE.
Hélas ! nous faites-vous un sort si déplorable ?
La Reine a des bontés qui font tout espérer.
Votre gloire, Seigneur, dût-elle en murmurer,
Faites-vous quelque effort pour apaiser la Reine,
Jetez-vous à ses pieds nôtre grâce est certaine.
Mais, las ! votre grand cœur ne saurait consentir
À tout ce qui paraît ou crime ou repentir,
Au soin de votre gloire abandonnez ma vie :
Permettez seulement qu’en mourant je vous die,
Vous pouviez d’un seul mot, cruel, me secourir,
Votre orgueil s’en offense et me laisse mourir.
LE COMTE D’ESSEX.
Ah ! vous ne mourrez point : si c’est trop de bassesse,
De prier pour ma grâce une injuste Princesse,
Je puis avec honneur la demander pour vous :
Je puis même forcer sa haine et son courroux.
Le secret dont je vais vous faire confidence,
Demanderait sans doute un eternel silence ;
Mais quelque soit enfin cet important secret,
Quand on sert ce qu’on aime on peut être indiscret.
La Reine dont j’ai craint la faveur inégale,
Voulut par le présent d’une bague fatale,
M’assurer pour jamais de sa fidélité,
Contre son changement me mettre en sûreté,
Et me donner enfin une pleine espérance,
De tout ce que le Ciel a mis en sa puissance.
Je me suis jusqu’ici refusé ce secours,
J’ai ménagé ma gloire au péril de mes jours.
Mais quand il faut pour vous emporter la victoire,
Je prends soin de mes jours au péril de ma gloire.
C’est ce don précieux...
CLARENCE.
Quel est votre dessein ?
Vous-même rendez-lui ce présent de sa main.
LE COMTE D’ESSEX.
Ménagez ce secours pour un autre moi-même,
C’est par là que je veux conserver ce que j’aime,
Sans cela point de grâce...
Scène VI
LE COMTE D’ESSEX, LE COMTE DE SALYSBERY, CLARENCE
LE COMTE DE SALISBERY.
Ah Madame ! ah Seigneur !
Apprenez que déjà des mutins en fureur,
Renversant l’Échafaud qu’on dressait dans la place,
Ont irrité la Reine et vous ôtent sa grâce.
Votre frère à leur tête, animant leur courroux,
Marche vers le Palais.
CLARENCE.
Ciel ! que me dites-vous ?
LE COMTE D’ESSEX.
Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on sauve l’innocence.
Allez vous opposez à cette violence.
Votre frère nous perd.
LE COMTE DE SALISBERY.
La Reine au désespoir
Vous impute ce trouble, et ne veut plus vous voir.
Plus le peuple pour vous se mutine contre elle,
Plus sa haine en devient inflexible et cruelle.
Vos ennemis ont part à ce grand mouvement ;
Mais la Reine l’ignore, ou l’explique autrement.
Je retourne auprès d’elle amuser sa colère,
Et vous donner du temps pour gagner votre frère.
Scène VII
LE COMTE D’ESSEX, CLARENCE, LE CAPITAINE DES GARDES
LE CAPITAINE DES GARDES.
Par l’ordre de la Reine il faut vous séparer.
LE COMTE D’ESSEX, à Clarence.
Vous voyez son courroux, allez sans différer
Faire rendre à la Reine entière obéissance.
Dites à ces mutins que leur secours m’offense,
Et si mon bras avait la liberté d’agir,
J’irais venger la Reine et la faire obéir.
ACTE V
Scène première
COBAN, seul
Enfin je vois le Comte au bord du précipice ;
Le Peuple en le servant va presser son supplice.
Fortune, c’est ici que j’ai besoin de toi.
L’ambitieux Coban s’abandonne à ta foi
Avec une intrépide et pleine confiance.
Si dans le sort du Comte on voit ton inconstance,
N’importe, donne-moi ce qu’il perd aujourd’hui
Au péril de me perdre et tomber comme lui.
Mais tu trembles, Coban, quel remords t’embarrasse ?
Détourne tes regards du sort qui te menace.
Enivré des douceurs d’un espoir glorieux,
Sur la Couronne même ose arrêter tes yeux.
Mais la Reine paraît, et ses yeux pleins de rage
Font briller les éclairs qui précédent l’orage.
Il faut prendre son temps. L’état où je la vois...
Scène II
LA REINE, LÉONOR, RALEG, COBAN
LA REINE.
Quoi ! pour sauver le Comte on s’arme contre moi ?
Tu veux même avec moi, peuple ingrat et rebelle,
Élever sur le Trône un sujet infidèle ?
Cet infâme Échafaud qu’ici j’ai fait dresser,
Voilà, voilà le Trône où je le veux placer :
Ou pour mieux te punir je veux avec ta Reine
Faire un Roi qui partage et mon Sceptre et ta haine,
Reprendre mes fureurs, et te donner un Roi,
Qui soit digne de toi, qui soit digne de moi.
LÉONOR.
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
S’il faut associer à la grandeur suprême,
Un sujet qui soit digne, et du Trône et de vous.
C’est le Comte...
LA REINE.
Ce nom redouble mon courroux,
Ne m’en parle jamais, son crime est véritable ;
Ce que font les mutins le rend assez coupable.
Approchez-vous, Coban, le Comte est criminel,
Et je n’écoute plus ce soupçon trop cruel,
Qui m’a fait sans raison condamner votre zèle :
Le Comte est un perfide et vous este fidèle.
COBAN.
Madame, vous voyez mon trouble et ma douleur.
Voyant avec quels traits, avec quelle fureur
Les partisans du Comte attaquent votre gloire...
Que ne puis-je à jamais en perdre la mémoire.
LA REINE.
Je sais tout, et ce bruit parvenu jusqu’à moi
M’apprend que ces mutins me demandent un Roi.
COBAN.
C’est peu de demander le Comte pour leur Maître.
Ils disent que l’Arrêt qui condamne ce traitre,
Est un Arrêt injuste, et qu’on a concerté,
Sans vouloir toutefois qu’il fût exécuté.
LA REINE.
Ils osent jusques-là porter leur insolence ?
COBAN.
Ils disent hautement que craignant sa puissance,
Et voulant affaiblir son crédit et son nom,
On a contre sa gloire armé la trahison.
Mais qu’étant trop puissant sur le peuple qui l’aime,
Ayant même sur vous un ascendant suprême,
Vous n’oseriez le perdre, et qu’on verra l’État
Immolé par vous-même au salut d’un ingrat.
Bien plus... dispensez-moi d’en dire davantage.
LA REINE.
Dites tout, achevez.
COBAN.
Pour un dernier outrage,
Ils répandent par tout d’un ton un peu plus bas,
Qu’amoureux de Clarence il brave le trépas ;
Qu’il la préférait à l’Empire, à vous-même.
Et que ne pouvant pas obtenir ce qu’il aime,
Il aime mieux descendre, obéir comme nous,
Il aime mieux périr que régner avec vous.
LA REINE.
Ah Coban ! c’en est trop, un si cruel outrage,
Ce dernier déplaisir accable mon courage.
Oui, le traître, à Clarence ayant donné sa foi,
Aimerait mieux mourir que régner avec moi.
Après un tel affront, après cette injustice,
Je veux pour redoubler sa honte et son supplice,
Par un sanglant reproche et par mille remords,
Lui faire avant sa mort endurer mille morts.
Je veux avant sa mort vous donner sa puissance,
Vous donner ce qu’il perd, et même en sa présence.
COBAN.
À l’orgueil d’un ingrat ne vous exposez pas.
Faites exécuter l’Arrêt de son trépas.
LA REINE.
Je veux avant sa mort me faire mieux connaître,
Confondre son orgueil et lui donner un Maître :
Je veux le voir, je veux d’un objet odieux
Soûler avant sa perte et ma haine et mes yeux.
Qu’on me l’amène. Vous, prévenez nos alarmes,
Et voyez si le Peuple est toujours sous les armes.
Scène III
LA REINE, LE COMTE DE SALISBERY
LE COMTE DE SALISBERY.
Quel horrible appareil vient de frapper mes yeux ?
Est-ce pour immoler un Héros glorieux ?
Donnez-vous ce spectacle aux Cobans, aux Céciles ?
À ces lâches Sujets, à ces âmes serviles ?
Verront-ils à leurs pieds ce grand Homme abattu ?
La terreur des méchants, l’appui de la vertu ?
Que de gloire immolée à la fureur du crime !
Quel indigne attentat ! quel sang ! quelle victime !
Je ne demande plus sa grâce à vos genoux ;
Je viens la demander pour l’État et pour vous.
Je le dis en tremblant, mais je dois vous le dire,
La mort de ce Héros ébranle tout l’Empire.
Qui de nous remplira ses Emplois et son rang ?
Vous pleurerez sa mort avec des pleurs de sang.
Des maux qui la suivront l’image m’épouvante ;
Le crime en sûreté, l’innocence tremblante,
Le fidèle Sujet muet, triste, interdit,
La Justice, les Lois, la vertu sans crédit.
Le désespoir affreux d’un coup irréparable
Vous va rendre à vous-même horrible, insupportable.
Vous nous haïrez tous de vous être souffert
Dans la perte du Comte un crime qui vous perd.
Souffrez que mon exil précède son supplice ;
Mes yeux ne verront point cette horrible injustice.
Voir le Comte tomber sous la main d’un bourreau,
Le voir et le souffrir, c’est un crime nouveau.
Madame, pardonnez aux fureurs de mon zèle.
Si je m’emportais moins, je serais moins fidèle.
Puissent tous vos Sujets pour l’État et pour vous,
Brûler d’un même zèle et d’un même courroux.
LA REINE.
Que pour lui comme vous tout l’État s’intéresse,
Plus il s’emportera, moins j’aurais de faiblesse.
LE COMTE DE SALISBERY.
Souffrez que je me jette encore à vos genoux.
LA REINE.
Hélas ! si vous saviez... Le voici, laissez-nous.
Scène IV
LA REINE, LE COMTE D’ESSEX
LA REINE.
Approche, et ne crains pas que je t’offre ma grâce :
Prends pour un nouveau crime une nouvelle audace.
Ce n’était pas assez d’un horrible attentat.
Quand pour justifier des trahisons d’État,
Quand pour t’en épargner et la peine, et le crime,
J’en veux charger un autre, et changer de victime ;
Un crime plus affreux vient de paraître au jour.
J’apprends la trahison qu’on fait à mon amour.
Mon cœur fut pour toi seul capable de faiblesse,
Sur toi seul j’arrêtais, j’épuisais ma tendresse :
Une autre est cependant plus heureuse que moi,
Et tu ne m’aimais point quand je n’aimais que toi.
Après t’avoir comblé d’honneurs et de puissance,
J’ai demandé ton cœur à ta reconnaissance,
L’amour même a parlé, je n’ai pu l’obtenir.
Mais, ce n’est pas assez : ah cruel souvenir !
Ce n’était pas assez de n’être pas aimée :
Tu feignis de m’aimer et mon âme charmée
A passé des transports d’une si douce erreur,
Au mortel désespoir d’un amour en fureur.
D’un crime si honteux te pourras-tu défendre ?
Ce reproche sanglant, cruel, peux-tu l’entendre ?
Et puis-je t’expliquer ton crime et mon malheur,
Sans expirer tous deux de honte et de douleur ?
LE COMTE D’ESSEX.
Ce reproche sanglant et qui semble plausible,
S’il était bien fondé me serait trop sensible.
Mais pourquoi vous ôter si proche du trépas
Une erreur qui me perd et ne vous déplaît pas ?
Madame, je suis las d’attendre mon supplice,
Daignez hâter ma mort et faites-vous justice.
LA REINE.
Toujours fier et muet même sur un amour
Que ton amante avoue et vient de mettre au jour ?
LE COMTE D’ESSEX.
Puisque vous le voulez je parlerais Madame,
Je puis bien avouer le crime de ma flamme.
Il est trop glorieux pour le dissimuler.
LA REINE.
C’est de ce crime seul que tu m’oses parler,
Cruel, tu ne veux pas confesser à ta Reine,
Des forfaits que l’on peut te pardonner sans peine,
Et tu veux confesser et même couronner,
Un crime qu’on ne doit jamais te pardonner.
LE COMTE D’ESSEX.
Est-ce un crime d’avoir soupiré pour un autre ?
Si cet amour est né sans connaître le vôtre ?
Vous savez ce que c’est qu’une première ardeur,
Qu’un instinct invincible attache au fond du cœur.
Ayant su vos bontés, si ma bouche discrète,
Vous a tu si longtemps ma passion secrète,
Loin de vous abuser j’ai fait paraître au jour
Ce qu’aurait fait pour vous le plus fidèle amour.
Ne pouvant arracher ce que j’avais dans l’âme,
J’ai fait aller mon zèle au delà de ma flamme.
Par quels puissants efforts, par quels nouveaux secours,
Ai-je presque étouffé ces premières amours ?
Pour vous plaire, peut-être avec trop de faiblesse,
J’ai renfermé mes feux, et dompté ma tendresse.
Je vous donnais mes soins, mes respects, mes désirs,
Tout mon temps, et Clarence, à peine eut mes soupirs.
Pour guérir son amour, et pour servir le vôtre,
Ne pouvant l’obliger à vivre pour un autre,
Par des emplois de guerre éloigné de la Cour,
Je voulus par l’absence éteindre mon amour.
Pour vous seule j’aimais, je cherchais la victoire,
J’occupais mon esprit des soins de votre gloire,
Et Clarence surprit à peine en sa faveur
Quelque faible désir dans le fond de mon cœur.
LA REINE.
Tout ce qu’a fait pour moi ton devoir et ton zèle,
Perfide, valait-il ce que tu fais pour elle ?
À toute ma tendresse as-tu bien répondu ?
Ce cœur que je voulais, ce cœur qui m’était dû,
Il était à Clarence, ingrat, oses tu croire,
Que tes soins, tes travaux, ton sang et ta victoire,
Soient le prix de mon cœur quand un autre a le tien ?
Je voulais ton amour, tout le reste n’est rien.
LE COMTE D’ESSEX.
Si j’ai perdu mes soins quand je vous ai servie,
De ce que je vous dois payez-vous par ma vie.
Permettez seulement qu’en finissant mon sort,
Pour le prix de mon sang, pour le fruit de ma mort,
Je demande à vos pieds la grâce de Clarence.
Je ne vous dirais point quelle est son innocence,
Avec quelle tendresse elle a parlé pour vous ;
Je ne vous dirais point quel généreux courroux,
Quelle ardeur, quels efforts, son courage fidèle,
Emploie en ce moment contre un frère rebelle,
Et même avec quels soins pour vous faire obéir,
On la voit travailler peut-être à se trahir.
Si votre amour se veut faire quelque justice,
Pour la peine du crime acceptez mon supplice.
Que si pour vous venger ma mort ne suffit pas,
Je veux bien avouer les plus grands attentats ;
Vous demander pardon, par ce nouveau langage,
Immoler à vos pieds ma gloire et mon courage,
Et pour vous épargner un horrible forfait,
Confesser, m’imputer ce que je n’ai pas fait.
LA REINE.
Aimes-tu jusques-là celle qui m’a trahie ?
Tu ne ménages rien pour lui sauver la vie.
Ton orgueil qui pour elle enfin s’est démenti,
À cet effort pour moi n’a jamais consenti.
Ton orgueil fut pour moi toujours inexorable ;
Mais pour elle il n’est rien dont tu ne sois capable.
Ah ! je ne doute plus que tes noirs attentats
N’aient voulu par ma mort couronner ses appas.
Ma couronne, ma tête, et tout ce qu’on révère,
Rien n’est inviolable à l’ardeur de lui plaire.
Je saurais prévenir cet amour furieux.
LE COMTE D’ESSEX.
Expliquez-vous si mal...
LA REINE.
Qu’on l’ôte de mes yeux.
LE COMTE D’ESSEX.
Hé bien il faut mourir. Il faudra donc, Madame,
Finir d’assez beaux jours par une main infâme.
Quelque horrible que soit la rigueur de mon sort,
Pour vous plus que pour moi, je me plains de ma mort.
Vous pleurerez un jour une mort trop cruelle
Qui vous ôte un sujet innocent et fidèle.
Pour la gloire et pour vous j’ai vécu seulement ;
Faut-il qu’on me condamne à mourir autrement ?
Au capitaine des gardes.
Faites votre devoir, qu’on me mène au supplice,
Ciel, fais tomber sur moi toute son injustice.
Scène V
LA REINE, seule
Ma haine enfin triomphe et finit mes malheurs ;
C’en est fait. Mais que fais-je ? il m’échappe des pleurs.
Le perfide en mourant laisse-t-il dans mon âme
Un reste mal éteint d’une honteuse flamme ?
Meurs amour malheureux quand tu n’as plus d’espoir.
Scène VI
LA REINE, CLARENCE
CLARENCE.
Madame, les mutins r’entrent dans leur devoir.
Mon frère de leurs mains a fait tomber les armes.
Mais en entrant ici j’ai vu d’autres alarmes,
Et n’ose qu’en tremblant en chercher la raison.
LA REINE.
Vous y voyez l’effet de votre trahison
Au Comte, à votre Amant il en coûte la vie.
Et votre mort...
CLARENCE.
Sur moi contentez votre envie.
Le Comte est à couvert, il en a votre foi.
Ce don de votre main...
LA REINE.
Ciel, qu’est-ce que je vois ?
CLARENCE.
Révoquez votre Arrêt sans tarder davantage,
Sa grâce est attachée à ce précieux gage.
LA REINE.
Et cependant la mort lui semble un sort bien doux,
Lors qu’il n’espère plus pouvoir vivre pour vous.
Mais n’importe, il vivra je ne puis m’en dédire.
Scène VII
LA REINE, CLARENCE, COBAN
COBAN.
Je viens vous rendre grâce au nom de tout l’Empire.
Perdant son ennemi, son salut est certain.
Clarence se vantait d’avoir sa grâce en main,
Il descend dans la cour enflé de cette audace,
Que montre un criminel assuré de sa grâce.
LA REINE.
Oui le Comte vivra.
COBAN.
Quel est ce changement ?
LA REINE, à Léonor.
Vous, portez lui sa grâce, et sans perdre un moment.
COBAN, en s’en allant.
Ô Ciel !
Scène VIII
LA REINE, CLARENCE
LA REINE.
Que votre amour me rend un bon office !
Vous avez arraché le Comte à ma justice.
L’amour était pour lui, mais l’amour en courroux
L’allait sacrifier à mes transports jaloux.
Le cruel que n’a-t-il plutôt par ce cher gage,
Imploré ma clémence, apaisé mon courage !
Le plaisir que me donne un si tendre retour,
Vous rend mon amitié comme à lui mon amour.
Qu’en cette extrémité vous m’avez bien servie !
Si le Comte fût mort j’allais perdre la vie.
CLARENCE.
Avant que vous donner ce gage précieux,
J’ai crû devoir calmer un peuple furieux.
Que j’ai souffert d’ennui par cette courte absence !
Madame, permettez à mon impatience,
Que j’aille...
LA REINE.
Allons, le Comte a redoublé ses pas,
Et montré tant d’ardeur en courant au trépas,
Qu’un seul moment perdu peut trahir nôtre envie.
Scène IX
LA REINE, CLARENCE, LE CAPITAINE DES GARDES
LE COMTE DES GARDES.
Le Comte est mort.
LA REINE.
Ô Ciel !
CLARENCE.
Hélas !
LA REINE.
On m’a trahie.
L’ordre de le sauver trop tard exécuté...
LE COMTE DES GARDES.
Coban pour prévenir celle qui l’a porté,
A donné, d’un Balcon, un ordre tout contraire.
Léonor cependant d’une course légère,
Porte la grâce au Comte et calme nôtre ennui,
Au moment que le coup allait tomber sur lui.
En vain pour le sauver chacun s’écrie, arrête :
Le coup prévient nos cris et fait voler la tête.
LA REINE.
Le perfide Coban est l’Auteur de sa mort.
Allez, qu’on me l’amène, et qu’un juste transport
L’immole à ma justice, à ma flamme, à ma haine.
LE COMTE DES GARDES.
On va vous l’emmener, sa fuite serait vaine.
On le poursuit, bientôt sa mort ou sa prison...
CLARENCE.
Son sang ne saurait seul laver sa trahison.
Prenez le mien, ma flamme injuste et téméraire,
A contre un malheureux armé votre colère.
Hélas ! qu’avez vous fait de tout votre courroux ?
Faudra-t-il vous venger et me punir sans vous ?
Ô Ciel ! qui vois les maux où la douleur me livre,
N’oserais-je mourir quand je ne puis plus vivre ?
Ta voix me le défend, j’obéis à tes lois,
Je vivrais pour pouvoir mourir plus d’une fois.
Scène X
LA REINE, LÉONOR
LA REINE.
Ô Héros trop aimé dont la perte m’accable !
Ah Coban, dont le crime est horrible, exécrable !
Ah trop juste vengeance ! ah trop juste douleur !
À qui de vous faut il abandonner mon cœur ?
Scène XI
LA REINE, LE COMTE DE SALISBERY
LA REINE.
Venez, Comte, venez.
LE COMTE DE SALISBERY.
Vous me voyez Madame,
La pitié, la douleur et la fureur dans l’âme.
Vous ne savez que trop par quel horrible tour,
Le Comte infortuné vient de perdre le jour.
Vous ne savez que trop nos troubles, nos alarmes,
Tout ce que son trépas a fait couler de larmes.
Dans la mort de Coban, oubliez vos douleurs,
Voyez couler son sang pour épargner vos pleurs.
Le perfide qui voit qu’on veut venger le Comte,
Cherche à se dérober par une fuite prompte.
Surpris de tous côtés, une épée à la main,
Il se fait un passage et se le fait en vain ;
Je m’oppose à sa fuite, il s’étonne à ma vue,
Il se livre à nos coups, je défends qu’on le tue,
Je suis mal obéi, je vois percer son flanc :
Il s’écrie, il chancelle et tombe dans son sang.
Tourné vers l’Échafaud de ses yeux il dévore
Sa victime au milieu du sang qui fume encore,
De sa barbare joie étale le transport,
Triomphe encor du Comte, et jouit de sa mort.
Ma mort, dit-il, au moins pour la souffrir sans honte
Précède mon supplice et suit celle du Comte,
Il était innocent, je suis un imposteur,
Son indigne rival d’amour et de grandeur :
Trop heureux de porter aussi loin que sa gloire,
De mon nom odieux l’exécrable mémoire.
À ces mots il vomit son âme et son courroux.
Quel effet différent ces deux morts font sur nous !
L’un attire sur lui mille vœux exécrables,
L’autre attire sur lui des regrets pitoyables,
Et tous les cœurs remplis de haine et d’amitié,
Répandent en tous lieux l’honneur et la pitié.
LA REINE.
Ainsi le Comte est mort et j’ai pleine assurance,
Et de mon injustice et de son innocence.
L’imposteur a parlé, Coban par son rapport
M’assassine d’un coup plus cruel que la mort.
Il meurt, mais en mourant il échappe aux supplices.
Comte, il te reste encor Raleg et ses complices :
Il te reste ce cœur en ce funeste jour,
Victime pitoyable et de haine et d’amour.
Prends mon sang pour laver mon crime et ton offense.
Et toi peuple mutin achève sa vengeance.
Ennemi de la Reine, et rebelle à ses lois,
Venge une mort injuste et sois juste une fois.
Tu m’abandonnes lâche à ma propre justice.
Hé bien ce souvenir sera seul mon supplice.
À tout ce que j’aimais j’ai fait perdre le jour,
Ce que j’aimais n’est plus et j’ai tout mon amour.