Le Roi de Prusse et le comédien (Léon-Lévy BRUNSWICK)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 1er août 1833.

 

Personnages

 

FRÉDÉRIC, roi de Prusse

STOLBACH, comédien

LE CONSEILLER NIDERMANNERSTEINCHWANCHOUINGEN

KIRCH, cuisinier

LA COMTESSE DE POLSEN

MARIE, fille adoptive de la comtesse

INVITÉS

SOLDATS AUTRICHIENS

OFFICIERS PRUSSIENS

 

La scène se passe en Autriche, au château de la comtesse de Polsen.

 

Le théâtre représente un pavillon ouvert dans le fond, donnant sur les jardins ; une porte à droite, une porte à gauche. Deux tables, une de chaque côté du théâtre.

 

 

Scène première

 

STOLBACH, MARIE

 

MARIE.

Allons maintenant, monsieur, reposez-vous... notre promenade a été assez longue ; vous devez être fatigué ?

STOLBACH.

Rassurez-vous, mes forces sont tout-à-fait revenues, grâce à vos soins, non petit docteur.

MARIE.

Que je suis contente de vous voir rétabli ! et je serais tout-à-fait heureuse si mon père était rendu à la liberté.

STOLBACH.

Ne désespérons pas encore... Si le roi Frédéric s’est jusqu’ici refusé à un échange de prisonniers, ses derniers revers le rendront moins inflexible ; et madame la comtesse de Polsen, qui doit aujourd’hui revenir de Vienne, aura vu Marie-Thérèse et nous apportera sans doute d’heureuses nouvelles.

MARIE.

Cette bonne comtesse, c’est pour moi qu’elle a entrepris ce voyage ; maintenant que je suis seule au monde, elle veut que je la regarde comme ma mère.

STOLBACH.

Aussi, dès son arrivée, je veux, chère Marie, lui parler de nos projets de mariage.

MARIE.

Non, non, Stolbach ; tant que mon père ne me sera pas rendu... je ne puis.

STOLBACH.

Ce jour ne peut tarder à arriver...

MARIE.

Vous voulez me tranquilliser... mais comment y parvenir, lorsque je songe que monsieur de Voltaire et vous, le comédien favori du roi de Prusse, vous n’avez pu tous deux réussir ?...

STOLBACH.

C’est que nous nous y sommes mal pris... Je fis connaissance de votre père à Berlin... sa douleur de se voir inutile à la cause de Marie-Thérèse, et surtout son chagrin de se voir séparé de sa chère Marie, tout enfin m’inspira le désir de lui faire rendre la liberté : j’en parlai à Voltaire qui intercéda auprès du roi... il resta sourd aux prières... Voltaire, piqué de se voir si peu de crédit, lança des épigrammes, et moi, trouvant ma fierté de comédien blessée, vous savez comment je me vengeai de lui...

MARIE.

Et cela a pensé vous faire enfermer pour dix ans à la forteresse de Spandau.

STOLBACH.

Par bonheur je fus averti à temps... Je jouais au théâtre de la cour, et remplissais le rôle d’Hector dans Ajax... Dans la principale scène, mon confident s’approche et me dit ces deux vers :

Ah ! malheureux Hector, votre trépas s’avance
Achille est furieux, et demande vengeance.

Puis il me dit à l’oreille : Sauve-toi, mon vieux ; il y a un caporal et quatre hommes qui t’attendent à la porte... Dans l’entr’acte je cours à ma loge et j’écris à Sa Majesté :

Air de la Colonne.

Je joue Hector et vous êtes Achille,
L’histoire dit que je ne dois pas fuir ;
Mais pourquoi donc, à son ordre indocile,
De votre emploi prétendez-vous sortir ?
À l’Iliade il faut vous en tenir.
Souvenez-vous qu’Homère vous regarde :
L’épée en main vidons tous nos débats,
Et combattons... car Achille n’a pas
Conduit Hector au corps-de-garde.

Sans attendre la réponse, comme vous pensez bien... je sors du théâtre par un escalier dérobé, je saute sur un cheval, et sans m’arrêter je gagne la frontière.

MARIE.

Toujours sous votre costume troyen !...

STOLBACH.

Mon pauvre cheval me laisse en route... je continue à fuir, et je tombe de fatigue et de besoin près des murs de ce parc.

MARIE.

Et combien j’ai remercié le hasard qui amenait près de nous celui qui avait cherché à me rendre mon père !...

 

 

Scène II

 

STOLBACH, KIRCH, MARIE

 

KIRCH, accourant.

Mademoiselle Marie ! monsieur Stolbach !

STOLBACH.

Que nous veut donc Kirch, notre cuisinier ?

KIRCH.

Bonne nouvelle ! des officiers viennent de descendre au château ; ils annoncent l’arrivée de madame la comtesse.

MARIE.

Ma bienfaitrice ! quel bonheur !

KIRCH.

Elle est accompagnée de monsieur le conseiller aulique Ni... Niderinan... Je ne peux jamais prononcer son nom... Ah ! Nidermannersteinchwanchouingen.

STOLBACH.

Ah ! cet original, l’ennemi juré du roi de Prusse !

KIRCH.

Toute la noblesse des environs va venir féliciter madame la comtesse... Il y aura grand dîner au château... et en ma qualité de cuisinier je leur prépare une fameuse surprise : au dessert j’apporte avec le malaga un superbe Frédérick tout chaud en biscuit de Savoie... Quel tableau !... soixante mâchoires autrichiennes dévorant le grand Frédéric en mouillettes.

MARIE, souriant.

Fais en sorte qu’il soit ressemblant... Qui ne reconnaîtrait le roi de Prusse, même sans l’avoir jamais vu ?... Venez vite, Stolbach, au-devant de la comtesse.

KIRCH.

C’est inutile ; la voilà avec monsieur le conseiller Niderman... et cætera.

 

 

Scène III

 

STOLBACH, MARIE, LA COMTESSE, LE CONSEILLER, KIRCH

 

CHŒUR.

Air : C’en est fait ; le ciel même.

Ah ! pour nous quelle ivresse !
Quel bonheur aujourd’hui !
L’amitié, la tendresse,
Nous } appellent ici.
Vous }

MARIE.

Madame la comtesse, je n’ose vous interroger...

LA COMTESSE.

L’impératrice n’a pu encore obtenir l’échange des prisonniers.

MARIE.

Mon pauvre père !...

LE CONSEILLER.

Madame, seriez-vous assez bonne pour faire préparer les logements de nos officiers ?

LA COMTESSE.

Marie, voudrais-tu donner les ordres nécessaires ?

MARIE.

À l’instant même...

KIRCH.

Et moi je retourne à la cuisine... mon roi de Prusse est au four... il pourrait se roussir.

Marie et Kirch sortent.

LE CONSEILLER.

Le chagrin de la petite Marie m’affecte, mais nous obtiendrons bientôt de Frédéric tout ce que nous voudrons.

STOLBACH.

Comment cela ?

LE CONSEILLER.

Vous ne savez pas ?... tout près d’ici il a osé à la tête de quelques officiers pousser une reconnaissance vers nos avant-postes... Il a été reconnu, poursuivi, séparé de son escorte, et dans ce moment il erre dans les bois comme un intrigant qu’il est.

STOLBACH.

Ah ! monsieur le conseiller, parlez mieux de ce grand homme.

LE CONSEILLER.

Air de la Sentinelle.

Tous les héros pleins d’un noble désir,
Cherchent au moins la gloire dans la guerre ;
Frédéric seul combat pour s’agrandir...

STOLBACH.

Mais Sans-Souci vous prouve le contraire ;
Un vieux moulin qui masque son jardin
Il le respecte, et pourtant il est prince.
N’est-ce pas là d’un bon voisin...

LA COMTESSE.

Oui, monsieur respecte un moulin,
Mais monsieur prend une province.

STOLBACH.

Eh bien ! je l’avoue, son triste sort me touche.

LA COMTESSE.

Eh quoi ?... Celui qui vous a proscrit si injustement ?

STOLBACH.

Mais les torts n’étaient-ils pas de mon côté ? Lorsqu’il eut refusé la liberté du père de Marie, j’osai dans mon dépit le contrefaire... Je parus devant un cercle nombreux, habillé comme lui ; j’imitai ses gestes, sa voix... je sus prendre toutes les habitudes de ce grand homme... On aime la satire, et c’était à qui m’inviterait à Berlin.

LE CONSEILLER.

Comment, vous l’imitez à ce point ?

STOLBACH.

À ce que l’on m’a dit c’est à s’y méprendre... nais, hélas ! il m’arriva la même aventure qu’à mon pauvre camarade Hartmann, qui comme moi et pour le même motif fut obligé de se sauver précipitamment et de gagner la frontière autrichienne.

LA COMTESSE.

Ah ! oui... vous m’avez déjà parlé de cet artiste... Il habite le bourg voisin ?... Monsieur Stolbach, je vais encore vous importuner.

STOLBACH.

Pouvez-vous le craindre ?

LA COMTESSE.

Nous attendons au château la noblesse des environs... Eh bien ! quand nous serons réunis ici dans ce pavillon, vous paraîtrez... vêtu comme le roi de Prusse... voyez-vous la surprise, la joie, le rire que causera votre apparition ?

STOLBACH.

Depuis longtemps vous m’aviez manifesté ce désir... aujourd’hui vous serez satisfaite... vous aurez le grand Frédéric ! mais ce ne sera pas moi... Sachant qu’il y aurait réunion au château, j’ai écrit ce matin à Hartmann qui le parodie encore mieux que moi... Il a naturellement l’organe, la tournure et la physionomie de Frédéric...

LA COMTESSE.

Mais j’y pense... paraissez tous deux... ce sera encore plus original.

LE CONSEILLER.

Bravo !... abondance de rois ne nuit pas.

STOLBACH.

Mais, madame, moi le parodier lorsqu’il est malheureux !

LE CONSEILLER.

Refuser à madame la comtesse lorsqu’elle vient de vous faire nommer directeur du grand théâtre de Vienne !...

STOLBACH.

Il serait possible ! que de bontés... je ne résiste plus... je paraîtrai avant Hartmann qui ne pourra être ici que fort tard.

LE CONSEILLER, à Stolbach.

Tenez-vous bien, messieurs, car en moi vous aurez à faire à un homme qui a vu cent fois le roi de Prusse !

STOLBACH.

Sur le champ de bataille ?

LE CONSEILLER.

Sur une tabatière.

Air : Vaudeville des Biographies.

Ce conquérant que nous haïssons tous,
Faites-le vite apparaître à ma vue.
Mes officiers et moi sommes jaloux
D’avoir une telle entrevue.

STOLBACH, à part.

Quel sera leur étonnement
De se sentir autant d’audace ?
C’est la première fois vraiment
Qu’ils oseront le regarder en face.

KIRCH, entrant.

Madame, tous les invités viennent d’arriver au château.

LA COMTESSE.

Je vais aller recevoir mes amis.

À Stolbach.

Kirch vous aidera dans votre toilette, puis il ira hâter l’arrivée de monsieur Hartmann.

LE CONSEILLER.

Monsieur Stolbach, n’oubliez rien... du tabac dans les poches, le ton brusque et la grande queue...

LA COMTESSE.

Nous aussi de notre côté nous jouerons notre rôle... Nous recevrons le grand Frédéric en généreux ennemis qui comprennent l’hospitalité.

LE CONSEILLER, riant.

Nous lui promettons obéissance, dévouement et verres d’eau sucrée à discrétion.

Ensemble.

CHŒUR.

Air de la Tentation.

Dans le bruit des armes
Lajoie a des charmes ;
Sachons tous bannir
De lâches alarmes.
Du dieu de la guerre
Qui trouble la terre,
Bravons la colère :
Vive le plaisir !

Le conseiller offre la main à la comtesse. Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

KIRCH, STOLBACH

 

KIRCH.

Ah ! v’là que vous vous décidez enfin à faire le roi de Prusse... mais où trouverez-vous un costume ?

STOLBACH.

N’ai-je pas reçu de Berlin ma garde robe théâtrale ? Voyons... pour ne rien oublier mettons tout en note... il y a tant de détails.

Il écrit sur son calepin.

Bottes à l’écuyère, culotte de velours...

KIRCH.

Oui, oui, mettez bien tout... parce que moi, voyez-vous, je suis capable de vous juger, je ne suis pas comme le conseiller Niderman... et cætera... Tel que vous me voyez, j’ai eu des rapports directs avec le roi de Prusse.

STOLBACH.

Bah ?

KIRCH.

C’était à Berlin !... j’étais employé dans une raffinerie de choucroute... Un jour que je portais en ville un plat de ce comestible, j’allais traverser la grande place ; justement le roi passait une revue... je veux me faufiler... impossible... je suis bousculé et je me trouve au milieu d’un groupe d’officiers. Au premier moment je fus suffoqué ; mais bientôt, électrisé par la musique militaire, je me mets au pas et je marche d’un air grave... toujours ma choucroute sur la tête... Tout à coup je reçois par derrière un coup de pied... je me retourne... c’était le grand Frédéric !... V’là comme j’ai eu l’honneur de faire sa connaissance.

Air : Mon père était pot.

J’ai r’çu par le plus grand hasard
Les bontés du monarque,
Et j’en conserve quelque part
Une éternelle marque.
Il parl’ bien en roi ;
Sa parol’, ma foi,
Est saisissante et forte.
Pour l’dir’ j’suis payé,
En fait de coup d’pié,
Il n’y va pas d’main morte.

STOLBACH, achevant d’écrire.

Allons, viens... je crains d’être en retard... avec cela, le pavillon où je loge est au bout du parc.

KIRCH.

Oui, oui, dépêchons-nous... v’là le tonnerre qui gronde, il va pleuvoir, et en allant chercher monsieur Hartmann je serais mouillé comme un canard.

Nuit. Ils sortent. On entend l’orage, le tonnerre ; musique sourde d l’orchestre. Frédéric paraît au fond.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIC, seul, entrant avec précaution

 

Personne !... Dieu merci, j’ai pu leur échapper... Où suis-je ?... ce château appartient-il à un de mes partisans, ou bien est-ce celui d’un homme dévoué à Marie-Thérèse ?... N’importe, j’ai dû m’y réfugier... Séparé des miens, poursuivi, harcelé, près d’être pris, je pénètre dans ce parc... à chaque détour, une sentinelle autrichienne, des patrouilles... forcé de me jeter à tout instant dans les taillis... Si je pouvais parler au maître de ce château, invoquer l’hospitalité, et le charger de faire parvenir au général Friel ces ordres, ces papiers que je suis forcé de cacher dans mon chapeau... mais si c’est un de mes ennemis il me dénoncera.

Air : Amis, voici la riante semaine.

N’importe, il faut me faire reconnaître,
Les droits d’un roi sont parfois respectés !...
Mais cependant si je trouvais un traître...
Je lui dirais : Malheureux, arrêtez !
Ne vendez pas qui vous livre sa vie,
Ne trempez pas dans un lâche complot ;
C’est Frédéric qui tout bas vous en prie ;
C’est votre honneur qui vous le dit tout haut.

Quelle joie pour Marie-Thérèse si elle pouvait me voir en ce moment ! qu’elle me ferait chèrement expier mes derniers succès !... Allons, Frédéric, c’est aujourd’hui qu’il te faut mériter ce surnom de grand que l’Europe t’a donné... Ils peuvent te battre, te traîner en triomphe à Vienne ; mais tu leur défends de troubler ton âme et d’ôter le calme à ton cœur...

Après avoir réfléchi.

Ces vers commencés à ma défaite de Prague, je les achèverai ici, ils verront que le malheur m’a trouvé tranquille.

S’assoupissant.

Faire des vers ; alors qu’on est près de tout perdre, n’est-ce pas là de la vraie grandeur ?... de la grandeur, Frédérick ! c’est de l’amour-propre... Voltaire a raison, c’est la dernière chose qui nous quitte.

Il lit les vers en s’endormant peu à peu.

« Le conquérant est craint, le sage est estimé ;
« Sur la terre lui seul mérite d’être aimé ;
« Son nom parvient sans tache à la race future.
« À qui se fait chérir, faut-il d’autres exploits ?
« Trajan non loin du Gange enchaîna trente rois,
« À peine a-t-il un nom fameux par la victoire ;
« Connu par ses bienfaits, sa bonté fait sa gloire. »

 

 

Scène VI

 

LE CONSEILLER, FRÉDÉRIC, endormi, LA COMTESSE, LES INVITÉS, UN DOMESTIQUE apporte des flambeaux

 

LA COMTESSE, apercevant Frédéric, à voix basse a la cantonade.

Venez, Stolbach est déjà ici... Silence, Sa Majesté sommeille.

CHŒUR.

Air : Contredanse de Musard.

Faisons silence,
Avec prudence
Que l’on s’avance...
Ah ! c’est charmant.
Oui, je le jure,
C’est sa figure,
C’est sa tournure,
C’est lui vraiment !

On entoure Frédéric et on l’examine.

LA COMTESSE.

Délicieux ! délicieux... absolument Frédéric !

LE CONSEILLER, le regardant avec un lorgnon.

Madame, je ne suis pas de votre avis... je ne vois pas là le roi de Prusse... Cependant il y a quelque chose... mais pourquoi diable dort-il ?

FRÉDÉRIC, rêvant.

Soldats ! à moi... sauvez Frédéric... Marie-Thérèse... Vienne !... en avant !... victoire...

LA COMTESSE.

Il feignait de dormir !... il imite jusqu’au sommeil agité de Frédéric.

TOUS, battant des mains.

Bravo !... bravo !...

FRÉDÉRIC, s’éveillant en sursaut.

Qui va là ?... qui êtes-vous ?

LA COMTESSE.

Messieurs, c’est bien sa voix !...

FRÉDÉRIC, à part.

Des officiers autrichiens !... je suis perdu !...

Haut.

Messieurs, je suis votre prisonnier... mais je demande à être traité avec le respect dû à mon rang et à mon malheur.

LA COMTESSE, aux invités.

Allons, soyons à nos rôles.

À Frédéric.

Que dites-vous, sire ?... vous êtes, il est vrai, au milieu de vos ennemis ; mais les croirez-vous jamais capables de profiter du hasard qui vous livre à eux ?

FRÉDÉRIC.

Comment ?...

LA COMTESSE.

Non... nous n’abuserons pas de nos avantages, et d’ailleurs quelle gloire y aurait-il pour mon pays si l’on pouvait dire... Oui, l’Autriche a fait le roi de Prusse prisonnier ; mais Frédéric était seul, abandonné des siens, sans défense.

FRÉDÉRIC.

Ah ! madame, que vous êtes noble et généreuse !... l’Europe un jour connaîtra votre belle conduite... elle vous illustrera.

LA COMTESSE.

Ah ! sire, elle nous coûte beaucoup moins que vous ne croyez.

FRÉDÉRIC.

C’est votre ennemi que vous traitez ainsi ?... c’est envers celui qui a fait tant de mal à votre patrie que vous agissez avec cette générosité ?... Ah ! quelle leçon vous donnez à ceux qui ont reçu mes bienfaits !

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Ces courtisans qui m’entouraient sans cesse,
Qui m’obsédaient jusque dans mon sommeil,
Dès qu’ils ont vu le roi dans la détresse,
Se sont tournés vers un autre soleil.
Ces flatteurs dont l’amour s’achète...
Comme les oiseaux sont tous faits :
Ils prennent le pain qu’on leur jette
Et puis ils s’envolent après.

Mais suis-je loin de mon quartier général ?

LE CONSEILLER.

Non, sire !... dès qu’il fera nuit close... nous pourrons sans danger vous y conduire.

FRÉDÉRIC.

Bien, bien... mais ces soldats que j’ai rencontrés dans le parc ?

LE CONSEILLER.

Ne craignez rien... le premier qui parlerait...

Il fait un geste de frapper.

FRÉDÉRIC, prenant successivement plusieurs prises de tabac dans la poche de sa veste.

Bien, bien...

LE CONSEILLER, le regardant.

Ah ! comme c’est ça... bravo !

FRÉDÉRIC.

Hein ?... qu’est-ce ?...

LE CONSEILLER.

Rien, sire...

LA COMTESSE.

Mais que Votre Majesté me permette d’élever la voix contre une guerre si cruelle... Nos campagnes dévastées, tant de braves dont les jours sont continuellement exposés... et tout cela pour un peu de gloire... ah ! sire, que des paroles de paix se fassent entendre et que les deux nations puissent vous bénir !

FRÉDÉRIC.

Madame, comme l’Autriche, je suis fatigué de la guerre... déjà j’ai songé... mais cela tient à l’accomplissement de grands projets... Cependant je dois trop aujourd’hui à des sujets de Marie-Thérèse pour ne pas accorder un armistice à leur souveraine ; tous ces combats ont dû accabler l’impératrice... je la laisserai respirer.

LE CONSEILLER.

Sire, elle n’étouffait pas.

FRÉDÉRIC.

Faites-lui savoir que j’accorde une trêve d’un an.

LA COMTESSE.

Que de bontés ! sire.

LE CONSEILLER.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Grand souverain, chacun de nous se fie
À vos discours, à votre loyauté ;
Mais un serment, est une garantie ;
Jurez ici de suivre le traité.
De le tenir alors l’honneur vous somme...

FRÉDÉRIC.

Pour être encor plus certains de ma foi,
Je ne vous donne pas ma parole de roi
Mais ma parole d’honnête homme.

LA COMTESSE.

J’y songe... Votre Majesté a peut-être besoin de repos... je vais ordonner...

FRÉDÉRIC.

Je vous remercie... je préfère rester un instant seul ici.

LA COMTESSE.

Comme il plaira à Votre Majesté.

Bas au conseiller.

Il nous ménage quelque nouvelle surprise.

LE CONSEILLER, bas.

Je brûle de voir l’autre farceur ! Hartmann... Du reste, Stolbach ne le fait pas mal.

FRÉDÉRIC.

Allez, allez.

LA COMTESSE, à Frédéric.

Admirable, sublime.

LE CONSEILLER, à Frédéric.

Renversant !

FRÉDÉRIC, au conseiller.

Comment ?...

LE CONSEILLER.

Renversant !

LA COMTESSE, au conseiller.

Je suis sûre que Marie, qui n’est instruite de rien, le prendra pour le roi de Prusse.

LE CONSEILLER.

Cette pauvre Marie, ah ! je m’apprête à rire encore.

FRÉDÉRIC.

Allez, vous dis-je !

LE CONSEILLER.

Air : Des chasseurs il est roi.

Sa Majesté le désire,
Allons, que chacun se retire :
Obéir est une loi ;
Mes amis, vive le roi !

Aux invités.

C’est comique, ma foi.

TOUS, au fond en se retirant.

Ah ! ah ! ah !
Vive ! vive le roi !

 

 

Scène VII

 

MARIE, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, d’abord seul, les regardant sortir.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?... au milieu de ces marques de respect, des rires étouffés... N’importe, je suis sorti d’un grand danger... Ce soir je rejoins mes troupes, je change mes plans de campagne, je donne au général Friel l’ordre d’investir... Diable, j’y songe ! et cette maudite trêve que j’ai promise.

Air : En te voyant en gai luron.

Mais, pour ravoir ma liberté,
Qu’un refus pouvait compromettre,
Je fus forcé d’accepter ce traité ;
Ici, je ne suis pas le maître.
Pour fuir mon malheureux destin,
À tout il fallait condescendre ;
Pour sortir d’embarras enfin,
J’aurais, je crois, donné Potsdam... Berlin...
Quitte plus tard à les reprendre.

MARIE, entrant, à part.

Quel est cet étranger ?... ciel ! que vois-je ?... c’est bien ainsi qu’on le dépeint ! c’est lui ! c’est Frédéric !... ici ?... au milieu de ses ennemis !... Le voilà donc celui qui m’a tant fait verser de larmes !

FRÉDÉRIC, se retournant.

Que me voulez-vous ?... approchez, mon enfant.

MARIE.

Pardon, mais la surprise... la crainte...

FRÉDÉRIC.

Air du Luth.

Rendez le calme à vos esprits émus ;
Parlez, vos vœux ne seront point déçus ;
Pourquoi craindriez-vous ici de me déplaire...

MARIE.

Oui, j’ai tremblé d’abord à votre aspect sévère,
Mais je viens demander la liberté d’un père ;
Et je ne tremble plus.
Non, je ne tremble plus.

FRÉDÉRIC.

Votre père ?...

MARIE.

Est votre prisonnier... le capitaine Georges Schmidt.

FRÉDÉRIC.

Georges Schmidt ?... Ah ! oui, celui pour qui intercédaient Voltaire et ce coquin de Stolbach !

MARIE.

Ah ! sire, daignez rendre à une pauvre fille le seul soutien qu’elle ait au monde... Ordonnez... un seul mot de vous peut me rendre si heureuse.

FRÉDÉRIC, la relevant.

Relevez-vous, mon enfant... comment, vous implorez celui qui n’a plus de puissance... vous descendez à la prière, lorsque maintenant vous pourriez sans danger me reprocher le mal que je vous ai fait ?

Air : C’était Renaud de Montauban.

Mademoiselle, en vérité,
Tant de respect et me touche et m’étonne ;
De Frédéric implorer la bonté
Quand il est près de perdre la couronne !

MARIE.

J’aurais osé, s’il eût été vainqueur,
Lui faire entendre une parole fière !...
Mais j’emploierai seulement la prière
Auprès d’un roi dans le malheur.

 

 

Scène VIII

 

MARIE, LE CONSEILLER, FRÉDÉRIC, à la table

 

LE CONSEILLER, à Frédéric.

Je le tiens ! je le tiens à peu près, mon grand projet !... ça m’est venu comme un mal de tête !... Il s’agirait, mon cher ami...

FRÉDÉRIC.

Son cher ami !...

MARIE, bas au conseiller.

Que faites-vous, monsieur le conseiller ?... oser parler ainsi à Sa Majesté ?

LE CONSEILLER.

Comment ?... vous-même... vous croyez.

MARIE, bas.

Au nom du ciel ! silence... il signe la liberté de mon père !

LE CONSEILLER, bas.

Vous le prenez donc pour le roi de Prusse !... Ah ! ah ! ah ! j’en rirai longtemps.

MARIE.

Que voulez-vous dire ?...

LE CONSEILLER, bas.

C’est notre ami !... c’est ce diable de Stolbach ! ah ! ah ! ah !...

MARIE.

C’est lui !... comme ça se change un comédien !... il a donc cédé aux désirs de la comtesse !... Ah ! c’est mal, très mal !... s’être joué ainsi de mes larmes... oh ! que je vais le gronder !

LE CONSEILLER, bas à Frédéric qui quitte la table.

Tenez-vous bien ; elle va vous faire une scène.

FRÉDÉRIC, à part.

Que veut donc toujours dire cet imbécile ?

Haut à Marie en lui donnant un papier.

Mademoiselle, voilà ce que vous m’avez demandé.

MARIE.

Laissez-moi, monsieur, je suis très en colère contre vous.

FRÉDÉRIC.

Quel langage !

MARIE.

C’est joli ! c’est fort spirituel ce que vous faites là ! s’amuser de mon chagrin, et tout cela pour égayer un instant la société ; moi qui vous l’avais défendu. Allons, monsieur, pour faire la paix, quittez bien vite ce costume : si vous saviez comme il vous rend vilain !

FRÉDÉRIC, à part.

Bien des gens ont pu le penser, mais c’est la première fois qu’on ose me le dire en face.

MARIE.

Vous ne voulez donc pas faire ce que je vous dis ? redevenir gentil ?

LE CONSEILLER, à Frédéric.

Vous le pouvez maintenant, la comédie est jouée : remettez votre tête droite, vous finiriez par vous donner un torticolis.

FRÉDÉRIC, levant sa canne.

Insolent !

LE CONSEILLER.

Ah ! comme c’est cela ! toujours dans son rôle... Bravo ! bravo !

FRÉDÉRIC, à part.

Ah ! çà, mais serais-je tombé dans un hôpital de fous ?

MARIE.

Je m’étonnais aussi de voir le roi de Prusse libre dans ce château, où se trouvent ses plus mortels ennemis ; surtout monsieur le conseiller, qui le hait tant, et qui n’aspire qu’au moment de le livrer à Marie-Thérèse.

LE CONSEILLER.

C’est vrai, et grâce à mon projet que je mûris...

FRÉDÉRIC, à part.

Mais pour qui me prend-on ici ?

MARIE.

Vous réfléchissez à votre vilaine conduite. Eh bien ! j’oublierai tout si vous consentez à faire ce que je vous ai demandé ce matin.

FRÉDÉRIC.

Que diable a-t-elle donc demandé ce matin ?

MARIE.

Oui, je vous pardonnerai si vous vous faites naturaliser autrichien.

FRÉDÉRIC.

Moi ? voilà parbleu qui est fort. Jamais, corbleu ! jamais !

MARIE.

Vous refusez : tout est fini entre nous ; voilà votre portrait, que j’avais juré de ne jamais quitter.

FRÉDÉRIC, à part.

Je vais donc savoir...

MARIE.

Eh bien ! je vous le rends.

FRÉDÉRIC, à part, regardant le portrait.

C’est Stolbach ! je comprends tout maintenant : le drôle me parodie ici ; pourvu qu’il ne paraisse pas avant que j’aie pu m’éloigner.

MARIE, pleurant.

Moi qui croyais que vous m’aimiez.

LE CONSEILLER.

Il est arrêté !

FRÉDÉRIC.

Qui donc ?

LE CONSEILLER.

Mon grand projet !

FRÉDÉRIC, à part.

Diable d’homme !

LE CONSEILLER.

Le roi de Prusse se cache dans les broussailles, ses avant-postes sont à deux lieues d’ici. Je fais habiller mes grenadiers en soldats prussiens, vous vous mettez à leur tête, toujours sous votre déguisement ; arrivé au camp ennemi, votre retour cause l’allégresse générale ; sans leur donner le temps de se douter de la supercherie, vous criez en avant, les Prussiens vous suivent ; vous les conduisez ici. Pendant ce temps, je fais tendre dans le parc une immense quantité de traquenards, de pièges à loups ; vous tombez dans mes filets et vous êtes tous taillés en pièces. Que pensez-vous de ça ?

FRÉDÉRIC, à part.

Je suis sauvé !

Haut.

J’approuve ! à l’instant même il faut partir.

MARIE.

Et vous croyez que j’y consentirai, lorsqu’à chaque instant vous pouvez être découvert et traité en espion ? Vous ne m’écoutez pas ; eh bien ! puisque je n’ai pas assez de pouvoir pour vous retenir, je me mêlerai à ceux qui vous suivront, et si vous êtes frappé, Stolbach, je ne vous survivrai pas.

FRÉDÉRIC.

Y pensez-vous ?

MARIE.

Rien ne me fera changer de résolution.

LE CONSEILLER.

Stolbach ! c’est le ciel qui l’inspire ! nous triompherons : elle prendra les habits d’un page fait prisonnier... L’Autriche aura donc aussi sa Jeanne d’Arc d’Orléans. 

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Comme Jeanne d’Arc, la fidèle,
Vous allez donc ce soir vous signaler ;
Mais apprenez que pour vaincre comme elle
Il faut, ma chère, en tout lui ressembler ;
Sur chaque point il vous faut l’égaler.
Possédez-vous sa guerrière audace
Qui des Français fut longtemps le soutien ?
Et sa valeur la possédez-vous bien ?...
Et son courage... Enfin voyez, de grâce,
Si par hasard il ne vous manque rien.

KIRCH, accourant.

Monsieur Stolbach ! monsieur Stolbach !

À Frédéric.

Ah ! vous v’là ! après vous avoir habillé je suis allé chez monsieur Hartmann : il ne peut pas venir, il a la coqueluche ; vous ferez tout seul le roi de Prusse.

FRÉDÉRIC, à part.

Hartmann aussi.

LE CONSEILLER.

Peu nous importe maintenant ; je vais faire habiller mes soldats, et vous, Stolbach, rentrez au salon pour qu’on ne se doute de rien ; dans un instant rendez-vous ici.

CHŒUR, à demi-voix.

Air du siège de Corinthe.

Conduisons-nous avec prudence
Et tenons nos desseins secrets.
Notre ruse et notre vaillance
Vont assurer notre succès.

Le conseiller, Marie et Kirch, qui a pris les flambeaux pour éclairer, sortent. Frédéric passe dans le salon. Stolbach paraît habillé en roi de Prusse. Nuit.

 

 

Scène IX

 

STOLBACH, FRÉDÉRIC

 

STOLBACH, d’abord seul.

Personne dans ce pavillon. Il paraît que la société est réunie au salon. Allons, prenons de l’aplomb, et soyons un grand homme. Je crois que je ferai de l’illusion dans ce rôle, et que ce costume me fera honneur. Au fait, je ne serai pas le premier qui aurai réussi à l’aide d’un habit d’emprunt.

Air : Vaudeville des deux Edmond.

Parfois l’héritier d’un grand homme
Se dit : J’en suis le second tome,
Car du héros qu’on applaudit
J’ai pris l’habit.
(bis.)
Mais cette immortelle livrée,
De loin, par la foule adorée,
Quand de près nous en approchons :
Vieux habits, vieux galons.
(bis.)

maintenant, faisons mon entrée dans le salon.

Il va pour y entrer, Frédéric sort du salon ; ils se regardent tous deux avec surprise, puis Frédéric marche sur Stolbach, en levant sa canne. Stolbach recule en cherchant à parer le coup.

FRÉDÉRIC.

Comment, drôle, tu imiteras donc toujours le roi de Prusse ?

Il rit.

Allons, je te pardonne, à la condition que désormais tu me laisseras jouer les Frédéric seul et sans partage.

STOLBACH.

Le diable m’emporte, tu m’as fait peur... ne t’attendant pas sitôt, j’ai cru un instant que tu étais... Ah ! mais c’est que tu me produis toujours cet effet-là ; enfin, si je n’étais pas sûr que c’est toi, que tu dois venir, que je t’ai écrit... c’est qu’aussi tu es parfait.

FRÉDÉRIC, à part.

Comme je l’espérais, il me prend pour Hartmann.

STOLBACH.

Je te remercie de la complaisance que tu as eue de venir... C’est égal, tu m’as causé une fameuse peur... Dis donc, quelles excellentes caricatures nous faisons ! Ah ! ah ! nous avons de bonnes têtes, n’est-ce pas ? c’est bien sa charge.

FRÉDÉRIC, à part.

Oh ! la main me démange.

STOLBACH.

Nous pouvons donc sans crainte nous venger d’un prince qui nous force à l’exil ?... Ce scélérat.

FRÉDÉRIC, avec peine.

Ce despote !

STOLBACH.

Ce barbare !

FRÉDÉRIC.

Ce tyran !... ce...

STOLBACH.

Bien, bien, va toujours... ce n’est pas moi qui t’arrêterai... Ah ! si je pouvais lui faire savoir le bon tour que je lui al joué...

FRÉDÉRIC.

Quoi donc ?...

STOLBACH.

Tu te rappelles notre petite camarade Julie ?... celle qui jouait les ingénues ?... J’apprends que Sa Majesté est mon heureux rival.

Air : Ah ! si madame me voyait.

Malgré les propos les plus doux,
Voyant qu’en vain je me consume,
Un beau soir, je prends ce costume...
Sous cet habit j’arrive au rendez-vous.
Elle croit voir le prince à ses genoux.
Facilement un monarque l’emporte...
Le roi de Prusse en bas se dépitait...
Pendant qu’il sonnait à la porte.

Il parle bas à l’oreille de Frédéric.

Ah ! si Frédéric le savait !

Un jour, le monarque irrité
Et n’écoutant qu’une injuste colère,
Osa frapper un ancien militaire,
Plein de valeur, d’honneur, de loyauté.
Je me présente au soldat insulté.
Il me croit le prince en personne,
Et je lui dis : Mon vieux, j’ai du regret ;
Au roi que le sergent pardonne.

FRÉDÉRIC.

Ah ! si Frédéric le savait !

STOLBACH.

Et toi, Hartmann, tu as donc oublié tout ce que tu as fait sous ce déguisement, ce vieux bourgmestre qui te traita en roi, et que tu nommas ministre à la fin du dîner.

FRÉDÉRIC, à part.

J’en apprends de belles.

STOLBACH.

C’est que tu me surpasses encore, toi... aussi tu as dû faire un grand effet en entrant dans le salon.

FRÉDÉRIC.

Mais oui... et franchement je ne te conseille pas de venir après moi.

À part.

J’ai mes raisons pour cela.

STOLBACH.

N’importe, je veux tenter l’épreuve... toi tu auras fait une imitation comique du roi... je veux le représenter dans une aventure dramatique qui lui est arrivée... je vais te répéter la scène.

FRÉDÉRIC, à part.

Si l’on nous surprenait tous les deux !

STOLBACH.

Vois-tu, je suis censé dans mon camp et je dis à mes généraux : « Messieurs, l’ennemi ignore notre position... ses nombreuses colonnes nous cherchent ; je ne veux pas encore livrer bataille... cette nuit j’ordonne que le plus grand silence règne dans le camp, qu’aucune lumière ne vienne nous trahir ; quiconque enfreindra mes ordres sera puni de mort.

FRÉDÉRIC, à part.

C’est ça, c’est ça.

STOLBACH.

« Il est minuit... Voyons si mes ordres sont fidèlement exécutés... »

FRÉDÉRIC, à part.

Le drôle m’attrape très bien.

STOLBACH.

« De la lumière dans une tente !... entrons !... un de mes pages qui écrit... Que faites-vous là, monsieur ?... vous savez pourtant que j’ai formellement défendu... – Pardon, sire...j’écrivais à ma mère. – Avez-vous fini ? – Oui, sire. – Maintenant ajoutez au bas de votre lettre que dans une heure elle n’aura plus de fils. » C’est à peu près la scène que je jouerai.

FRÉDÉRIC, vivement.

Stolbach, n’oublie pas de leur dire que le roi a pardonné.

STOLBACH.

Je l’avais oublié.

FRÉDÉRIC, à part.

Ils n’ont de mémoire que pour le mal.

STOLBACH.

Ensuite je ferai le roi de Prusse et Voltaire... que sais-je... je tiens tant à contenter cette bonne comtesse, elle m’a fait nommer directeur du théâtre impérial ; mon cher Hartmann, nous ne nous quitterons plus.

Air : Vaudeville de la Partie Carrée.

Tu vas me suivre au théâtre de Vienne,
Tu rempliras les rôles de valets ;
Je sais, Hartmann, quelle verve est la tienne ;
Le rire éclate alors que tu parais.

FRÉDÉRIC.

Merci, mon cher, je renonce au comique ;
Je veux remplir de plus nobles emplois,
Et désormais sur la scène tragique
Je veux jouer les rois.

STOLBACH.

Parlons de ton engagement.

FRÉDÉRIC, à part.

Quel contretemps !... on sait qu’Hartmann est malade... je serai reconnu.

Kirch entre portant des flambeaux qu’il pose sur table.

On vient !... je suis perdu !

KIRCH, à part.

Ciel ! que vois-je ? deux rois de Prusse... il doit y en avoir un de bon sur les deux... mais lequel ?... quel coup de fortune si je découvre le vrai Frédéric !... Ah ! ma fameuse conversation avec Sa Majesté à Berlin.

Kirch prise familièrement dans la tabatière de Stolbach, celui-ci le pousse vivement ; Kirch recule, se jette sur Frédéric qui lui donne un coup de pied.

KIRCH, à part.

Je tiens mon roi de Prusse !... Je le reconnais à sa manière de parler... Comment faire pour ne plus les confondre ?... Je vois une différence... ça me suffit... allons avertir monsieur le conseiller.

Il sort.

STOLBACH.

Maintenant entrons ensemble au salon.

FRÉDÉRIC.

Non... je me sens un peu indisposé... je vais retourner chez moi... Au surplus l’un de nous ferait tort à l’autre.

STOLBACH.

C’est vrai, car tu l’emportes encore sur moi par la vérité du costume... ton habit... il sent la poudre à canon... Oh ! ton chapeau ! ton chapeau surtout, il est admirable, percé d’une balle !... Hartmann, montre-toi bon camarade, prête-le-moi le temps de faire ma scène...

FRÉDÉRIC.

C’est inutile.

À part.

on vient !... c’est le conseiller.

STOLBACH.

Tu ne veux pas, je le prends.

Il prend le chapeau de Frédéric, lui donne le sien et se sauve.

FRÉDÉRIC.

Et ces papiers que renferme mon chapeau !... ah ! voici le conseiller. Pourvu que je puisse partir !

 

 

Scène X

 

LE CONSEILLER, FRÉDÉRIC, KIRCH, SOLDATS AUTRICHIENS

 

LE CONSEILLER, aux soldats.

Ne laissez sortir personne sans mon ordre.

FRÉDÉRIC, à part.

Pourquoi cette consigne ?

LE CONSEILLER, à Kirch.

Je n’en vois qu’un.

KIRCH, bas.

Assurons-nous toujours si c’est celui là.

Il regarde Frédéric.

Ce n’est pas lui ; il n’a pas le chapeau percé d’une balle.

LE CONSEILLER, à Frédéric.

Savez-vous avec qui vous parliez tout à l’heure ?

FRÉDÉRIC, après un instant de réflexion.

Frédéric ! j’allais vous en avertir... il est entré là.

Il indique le salon.

LE CONSEILLER.

Vivat ! vous, pendant que je vais appréhender au corps Sa Majesté... allez exécuter mon grand projet... vous trouverez dans l’avenue les soldats déguisés... Marie y est déjà ; partez, l’Autriche triomphera.

Air des Noces de Gamache.

Allez, guerriers fidèles,
Et j’espère tantôt
Avoir de vos nouvelles.

FRÉDÉRIC.

Vous en aurez bientôt.

Reprise. Fréderic s’éloigne vivement.

LE CONSEILLER.

Maintenant entrons et saisissons Sa Majesté.

KIRCH.

Prenez garde le roi est bien violent.

LE CONSEILLER.

Ah !... il est violent ? n’importe, entrons courageusement. Grenadiers, baïonnettes en avant 

Stolbach paraît sans voir ceux qui sont en scène.

KIRCH, au conseiller.

C’est lui ! c’est mon chapeau.

Il sort.

STOLBACH, sur le devant de la scène.

Il serait possible !... ces papiers, ces ordres secrets que j’ai trouvés cachés dans ce chapeau... J’étais avec Frédéric-le-Grand... heureusement personne n’était au salon ; on aurait vu mon trouble ; mais comment se trouve-t-il dans ce château ?... seul ? Ah ! pourvu qu’il puisse s’éloigner !

LE CONSEILLER, avec dignité.

Au nom de Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche et reine de Hongrie, sire, je vous arrête.

STOLBACH, à part.

Oh ! bonheur, on me prend pour lui... Il aura le temps de s’échapper.

Haut.

Je suis votre prisonnier... Qu’on me conduise à Vienne.

LE CONSEILLER.

Victoire ! victoire !

 

 

Scène XI

 

STOLBACH, LE CONSEILLER, LA COMTESSE, LES INVITÉS

 

LE CONSEILLER.

Air de la Gazza Ladra.

Ah ! pour l’Autriche quelle victoire,
Amis, ce jour fera notre gloire.
(bis.)
Je découvre ici
Notre ennemi.

LA COMTESSE.

De grâce, veuillez donc nous apprendre
Quel est celui qu’on vient de surprendre ?

STOLBACH.

En vain je voudrais m’en défendre ;
Oui, messieurs, c’est moi :
Je suis le roi.

CHŒUR.

Eh quoi ! c’est là ce monarque invincible,
Ce conquérant, ce prince si terrible !

STOLBACH, à part.

Grâce à Dieu, chacun se méprend ;
On me croit Frédéric-le-Grand ;
Que mon heureuse ressemblance
Puisse assurer sa délivrance !

Reprise du chœur.

Ah ! pour l’Autriche, etc.

LA COMTESSE, au conseiller.

Mais ne nous trompons-nous pas ?... C’est peut-être Stolbach qui nous fait une nouvelle plaisanterie ?

LE CONSEILLER, avec suffisance.

Ce n’est pas moi qu’on attraperait ainsi.

À Stolbach.

Sire ; nous allons partir pour Vienne.

STOLBACH.

Je suis prêt.

On entend dans l’éloignement un coup de canon.

LE CONSEILLER, tremblant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LA COMTESSE.

C’est le bruit du canon.

Canon.

Il se rapproche.

LE CONSEILLER.

C’est étonnant l’effet que ça me produit.

CHŒUR.

Air du Barbier.

Le canon au loin se fait entendre
De terreur je ne puis me défendre.
À quoi ! grand Dieu ! grand Dieu ! faut-il s’attendre !
Puisse aujourd’hui
Le ciel nous prêter son appui !

Reprise du chœur.

Le canon au loin se fait entendre, etc.

KIRCH, accourant effaré.

Ah ! je n’en puis plus... Je suis mort !

LE CONSEILLER, tremblant.

Veux tu bien parler, grand lâche, tu finirais par me faire peur.

TOUS.

Eh bien !

KIRCH.

Nous sommes perdus... La ville de Glatz est prise.

LE CONSEILLER.

J’ai besoin de prendre quelque chose.

KIRCH.

Les Prussiens s’avancent... Votre ruse n’a pas réussi... Stolbach a été reconnu et vos soldats déguisés sont prisonniers.

LA COMTESSE.

Que veut-il dire, monsieur le conseiller ?

LE CONSEILLER, tremblant comme Kirch.

Notre ruse n’a pas réussi... Stolbach reconnu... soldats prisonniers.

STOLBACH, à part.

Je commence à trembler aussi... Si Frédéric est vainqueur que va-t-il m’arriver ?

KIRCH.

Tout le château est cerné.

LE CONSEILLER, à Stolbach.

Sire, nous n’abuserons pas de votre position.

Aux soldats.

Bas les armes, tas de coquins !

À Stolbach.

Nous sommes généreux, vous êtes libre.

STOLBACH, à part.

Je serai pendu... c’est sûr.

KIRCH, regardant au fond.

V’là les Prussiens... Et le pauvre Stolbach avec eux !

 

 

Scène XII

 

KIRCH, MARIE, en page, FRÉDÉRIC, LE CONSEILLER, STOLBACH, LA COMTESSE, ÉTAT-MAJOR PRUSSIEN, LES INVITÉS

 

Les officiers prussiens vont se placer derrière Stolbach.

Air d’Euriante.

Chantons sa gloire, sa grandeur,
Non, rien n’égale sa valeur ;
À sa prudence, à son courage
Chacun ici doit rendre hommage ;
Heureux qui peut vivre sous ses lois ;
Vive à jamais le plus grand des rois !

LE CONSEILLER, bas à la comtesse.

Allons, de la diplomatie... il n’y a que ce moyen de nous sauver.

Haut à Frédéric.

Te voilà donc, misérable, qui te permets de revêtir les habits d’un héros magnanime que nous admirons tous, d’un héros !... Veux-tu bien ôter ton chapeau !

FRÉDÉRIC.

Silence !

LE CONSEILLER.

Tu m’imposes silence, vil histrion, saltimbanque que tu es. Sais-tu que je n’attends qu’un ordre de Sa Majesté pour te faire fusiller sur-le-champ.

FRÉDÉRIC.

Taisez-vous, imbécile.

LE CONSEILLER, à Stolbach.

Que Sa Majesté l’ordonne je vais délivrer la terre de ce misérable.

FRÉDÉRIC.

Paix, vous dis-je.

Montrant Stolbach.

Le roi seul doit ordonner ici.

Il se découvre.

STOLBACH, à part.

Quel est donc son dessein ?

FRÉDÉRIC, à Marie.

Allons, Marie, faites ce que l’on vous a dit.

MARIE.

Sire, quels ordres donnera Votre Majesté après la victoire ?

STOLBACH, étonné, à part.

Mais cette voix... ce visage... c’est Marie.

MARIE.

J’attends, sire.

STOLBACH, à part.

Je n’en reviens pas... me forcer à jouer ce rôle en sa présence.

MARIE.

Que fera-t-on des prisonniers ?

Sur un geste impérieux de Frédéric, Stolbach se couvre et imite la tournure et toutes les manières du roi.

STOLBACH.

Rendus à leur patrie sous le serment de ne plus servir contre nous.

FRÉDÉRIC, à part.

Bien !

MARIE.

Ensuite ?

STOLBACH.

Je rends la liberté au capitaine Georges Schmidt, père de la jeune Marie.

FRÉDÉRIC, à part.

Très bien !

MARIE.

Madame la comtesse de Polsen ?...

STOLBACH.

Qu’on ait pour elle les plus grands égards, et que son château soit respecté.

FRÉDÉRIC, à part.

C’est juste.

LA COMTESSE.

Sire, que de bontés !

MARIE.

Et monsieur le conseiller ?

LE CONSEILLER.

Il va me décorer de sa main.

STOLBACH.

Monsieur Nidermannersteinchwanchouingen sera enfermé huit jours dans sa chambre au pain et à l’eau.

LE CONSEILLER.

Ah ! sire, que de faveurs !

FRÉDÉRIC, à part.

Parfait !... parfait !

MARIE.

Que ferons-nous du comédien Stolbach ?

Stolbach regarde Frédéric pour implorer sa clémence, Frédéric secoue la tête en signe de refus ; Stolbach imite le roi.

STOLBACH.

C’est un coquin... un misérable qui s’est soustrait à ma justice et qui après m’avoir parodié à Berlin s’est permis de me contrefaire ici. Je le livrerai à un conseil de guerre.

TOUS.

Grâce, grâce pour lui !

STOLBACH.

Non, je dois être inflexible.

FRÉDÉRIC, à part.

Je ne dirais pas mieux.

LA COMTESSE.

Je vous assure que Stolbach est repentant de ce qu’il a fait.

STOLBACH.

Je ne veux rien entendre... qu’on ne parle plus de lui... Ah ! si j’étais sûr que son repentir fût sincère... je montrerais moins de sévérité...

FRÉDÉRIC.

Non, non.

STOLBACH.

Si, si. Je le connais... c’est un honnête garçon qui se laisse emporter par sa mauvaise tête... mais dont le cœur est excellent... qui est aimé de tous ceux qui le connaissent.

FRÉDÉRIC, à part.

Ce n’est plus cela... j’ai bien envie de reprendre mon rôle.

STOLBACH.

Un homme estimable enfin... qui s’est gravement compromis en se faisant passer pour moi afin d’assurer ma fuite.

FRÉDÉRIC, à part.

Qu’entends-je !

STOLBACH.

Aussi, si j’étais sûr qu’il fût plus circonspect à l’avenir, j’oublierais ses torts, je le marierais à celle qu’il aime avec une bonne dot, je lui donnerais la place de directeur du théâtre de Berlin avec une représentation à bénéfice pour les services qu’il rendrait journellement à Sa Majesté.

FRÉDÉRIC.

Comment, drôle ! tu oses te faire tant d’avantages !

STOLBACH, mettant un genou en terre.

Sire...

TOUS.

Le roi !

STOLBACH.

Après avoir fait le bonheur des autres, il m’était bien permis de songer au mien.

KIRCH.

C’est le roi...

Mouvement de Frédéric.

Il va encore se faire reconnaître.

LE CONSEILLER.

Sire, je vous apporte ma tête.

FRÉDÉRIC.

Que voulez-vous que j’en fasse ?

STOLBACH.

Air : Adieu, je vous fuis, bois.

Je fus un monarque sensé
Dans ma royauté de passage ;
Pardon si je me suis pressé
De songer à mon apanage.
Oui, de tout prince, je le crois,
J’aurais essuyé les reproches,
Si j’avais en me faisant roi
Négligé de remplir mes poches.

FRÉDÉRIC.

J’ai voulu juger par moi-même de ton imitation ; tu ne m’as pas trop mal représenté... Je ratifie tout ce que Stolbach a fait.

TOUS.

Vive Frédéric !

FRÉDÉRIC.

Madame la comtesse, la trêve que j’ai promise je la respecterai. Marie, vous viendrez avec Stolbach embrasser votre père à Berlin.

À Stolbach.

J’espère que tu ne t’exposeras plus à me quitter, et que tu n’iras plus à Vienne ?

STOLBACH.

Sire, je n’y serais allé que pour vous y attendre.

FRÉDÉRIC.

Flatteur !

LE CONSEILLER.

Flatteur !

FRÉDÉRIC, lançant un regard au conseiller.

Hein ?...

CHŒUR.

Air : Travaillez, mesdemoiselles.

Gloire, honneur à sa puissance,
À son triomphe éclatant ;
Bénissons tous sa clémence,
Vive Frédéric-le-Grand.

FRÉDÉRIC, au public.

Air : Vaudeville de Julien.

L’auteur, redoutant votre arrêt,
Me charge de plaider sa cause ;
De trembler aurait-il sujet ?
Vous seuls en savez quelque chose.

STOLBACH, de même.

Figurez-vous son désespoir
S’il fallait, hélas ! que je fusse
Forcé de lui dire ce soir :
Nous avons tous sans le vouloir
Travaillé pour le roi de Prusse.

PDF