La Belle Saïnara (Ernest D’HERVILLY)
Comédie japonaise en un acte et en vers, suivie de La Jonque des Amants, chanson, musique d’Armand Gouzien.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national de l’Odéon, en novembre 1876.
Personnages
ΚΑΜΙ
SAÏNARA
TAÏ-PHOON (DJOUROS)
MUSMÉ (SAZHIMA)
Le théâtre représente un de ces intérieurs japonais si fréquemment peints sur les écrans. Le sol est garni de nattes ; les murs sont décorés de panneaux couverts de fleurs et d’oiseaux. Portes basses à droite et à gauche. Au fond, une vaste fenêtre circulaire par laquelle on aperçoit la campagne et, à l’horizon, le volcan sacré, le Fousihama, au-dessus de collines vaporeuses que reflète un lac paisible argenté par la lune.
De grosses lanternes de papier éclairent la scène. Pour meubles, çà et là, des coussins, une petite table garnie de tout ce qu’il faut pour prendre le thé et pour fumer.
Partout des fleurs dans des vases de bronze ou de porcelaine.
Scène première
ΚΑΜΙ
Le poète Kami, assis sur ses talons, devant une table de laque, achève de compter du bout de son pinceau, les vers qu’il a composés, lesquels couvrent une immense bande de papier déroulée sous ses yeux.
Neuf mille deux cent dix... neuf mille deux cent seize !
Il dépose son pinceau, tire son éventail de sa ceinture et s’évente.
Ah ! mon poème avance, et me voilà tout aise !
Il n’aura pas, je crois, plus de dix mille vers ;
Avec une innocente fatuité.
Non ; mais dix mille fleurs comptent dans les prés verts,
Et l’ennui des passants à les voir se dissipe !
Il ferme son éventail d’un coup sec.
Là ! reposons-nous donc, et fumons une pipe.
Il allume une pipe microscopique.
Ici, fuyant la ville où rôde le fripon,
Je suis l’homme le plus satisfait du Japon.
Ô chère solitude ! ô campagne, je t’aime !
Ici, tous les huit jours, j’ajoute à ce poème,
Écrit en l’honneur seul de ma Saïnara,
Quelque chant inédit que son œil clair lira.
Oui, moi, Kami, marchand de bronzes et d’ivoires,
Moi, Kami, pour l’amour de deux prunelles noires,
Chaque semaine enfin je me fais le cadeau
D’un jour de poésie ; oui, je quitte Yeddo,
Et je viens sous ce toit de chaume, solitaire,
Célébrer ma maîtresse en oubliant la terre.
Après un silence.
Et cela dure, hélas ! depuis bientôt deux ans !
Et, sans avoir pitié de mes soucis cuisants,
Saïnara se rit, fière, avec ses compagnes,
Des soupirs dont j’emplis la ville et les campagnes.
C’est égal, aimons-la jusqu’au jour de la mort !
La constance souvent a su vaincre le sort,
Et toujours la moisson naît pour celui qui sème
Sans relâche... ainsi donc, reprenons mon poème !
Il tire son éventail et l’agite.
Vraiment ! je suis ravi de mes vers de ce soir.
Peut-être en les lisant, – c’est mon dernier espoir,
Celle qui me dédaigne à présent quand je passe
Devant elle, un beau jour me fera cette grâce
De dire : – « Ils sont charmants, et je m’y reconnais. »
Et je serai le plus heureux des Japonais !
Il s’évente.
Foi de Kami, je crois que dans ce portrait d’elle
Le poète se montre un peintre assez fidèle.
Il prend son manuscrit.
Saïnara ! – Cruelle à l’air timide et doux.
Voici ce qu’un rêveur méprisé dit de vous :
Il lit.
« Lorsque tu baignes ton pied tendre
Dans la rivière aux frais cailloux,
Les beaux lys rosés font entendre
Un long murmure de jaloux.
Tes mains planent, sveltes et blanches,
Sur les cordes des instruments,
Comme un couple d’oiseaux charmants
Qui se becquètent sur des branches ;
Et puis les ongles de tes doigts
Chères et délicates choses,
Ce sont les fins pétales roses
De la fleur du pommier des bois.
Quand ta bouche où la joie éclate
Est entr’ouverte, et que tu ris,
Tes dents semblent des grains de riz
Au cœur d’un piment écarlate ;
Et ton œil a le feu perçant
Du croissant aigu de la lune,
Tel qu’il apparaît au passant,
Dans un lac paisible à l’eau brune. »
...
Il interroge sa conscience de poète.
Voyons donc ! Cette image est-elle tout à fait
Correcte ? Et le croissant de la lune, en effet,
A-t-il un vif éclat quand un lac le reflète ?
Un fin observateur doit doubler le poète.
Apparaît à la fenêtre circulaire, la jolie tête de Musmé.
Si j’allais m’assurer que ma comparaison
Est bonne... au bord du lac qui baigne ma maison ?
Oui ! j’y vais contempler ce croissant adorable !
Il sort en s’éventant par la porte de droite.
Scène II
MUSMÉ
Musmé, coiffée à ravir, très fardée, a passé sa tête espiègle à la fenêtre, tandis que le poète scrupuleux annonce son projet d’aller contempler le reflet de la lune dans le lac, et elle suit tous ses mouvements d’un œil gai. Quand le poète s’éloigne, elle dit.
Il est parti. – L’instant, ma chère, est favorable :
Entrons ! –
Elle enjambe la fenêtre et saute dans la chambre vide, légère comme une feuille qui tombe.
Là ! – Cette entrée est cavalière, mais
Tant pis ! – Il faut agir ou ce soir ou jamais !
Depuis une heure au moins, par la crainte empêchée,
Je guettais... Je saisis l’occasion cherchée.
Elle ramasse le pinceau abandonné par le poète, et à la hâte elle trace quelques caractères au bas du manuscrit. Puis elle s’évente.
Ah ! – bien que le soleil, là-bas, soit endormi,
Qu’il fait chaud !...
Elle aperçoit la théière préparée, la prend et se verse une tasse de thé.
Là ! – buvons le thé du bon Kami.
Elle fait la grimace la plus jolie du monde.
Ah ! quel breuvage ! fi ! – Jamais thé sur la terre
Ne fut bien préparé par un célibataire :
Non ! rien n’est si mauvais que le thé d’un garçon !
Elle prête l’oreille.
Mais le voici ! – Fuyons... par ici, sans façon...
Elle enjambe de nouveau la fenêtre et disparaît, tel un oiseau qui s’évade.
Scène III
ΚΑΜΙ, satisfait
Je ne me trompais pas : mon image est fort juste !
Et je n’offense point ainsi le rite auguste
Qui veut qu’on soit exact.
Il s’évente.
Par Bouddha ! qu’il fait chaud !
Heureux le poisson dans la mer, son frais cachot !
Si je buvais un...
Il s’aperçoit qu’on a bu son thé.
Tiens ! Oh ! chose singulière !
Un esprit est venu me vider ma théière !
Que veut dire ceci Bah ! Remettons de l’eau
Chauffer.
Il reprend son manuscrit.
Et maintenant, achevons le tableau !
Belle Saïnara ! comme je vais décrire
Votre nez délicat que fait vibrer le rire !
On travaille si bien et si tranquillement,
Ici. Les champs sont faits pour un poète aimant...
Il découvre les caractères tracés par Musmé sur son manuscrit.
Oh ! deviendrai-je fou ? Quelqu’un, sur cette feuille,
A mis : Je t’aime. Ciel ! Ah ! que je me recueille
Un instant ! Je ne suis pas très accoutumé
À ce mot-là : Je t’aime ! Et c’est signé : Musmé !...
On frappe à la porte.
ΚΑΜΙ.
Hé ! Qui frappe à cette heure ?
MUSMÉ, du dehors.
Ouvrez-moi, je vous prie.
ΚΑΜΙ.
Qu’entends-je ?
MUSMÉ, d’une voix tremblante.
Ouvrez, seigneur !
KAMI, avec ennui.
Un fâcheux, je parie.
Il ouvre sa porte et s’écrie avec stupéfaction.
Une femme ! chez moi !!
Entrée de Musmé, qui feint la plus vive agitation.
Scène IV
KAMI, MUSMÉ
KAMI, avec politesse et profondément incliné devant Musmé.
Mais daignez vous asseoir,
Madame, tout d’abord...
MUSMÉ, avec un feint embarras.
...Seigneur, il va pleuvoir...
KAMI, étonné.
Comment ! dans le ciel pur, mais la lune se berce !...
MUSMÉ.
Seigneur Kami...
KAMI, très étonné, à part.
Mon nom ?
MUSMÉ.
...Il va pleuvoir à verse !
Et je n’ose rentrer toute seule chez moi.
ΚΑΜΙ.
Permettez :
Il se frappe le front de son éventail fermé ; puis il s’en frappe la main et dit.
Vous entrez, et je dis, plein d’émoi :
« Le vent du soir m’apporte une pivoine rose ! »
MUSMÉ, lui lançant des œillades vives.
Un compliment ? merci.
KAMI, à part.
Pour quelle folle cause
Mon cœur bat-il ? Ses yeux brûlent les miens.
MUSMÉ.
Seigneur,
Je suis Musmé...
KAMI, désignant du doigt son poème.
Musmé !
À part.
Je tremble, sur l’honneur !
MUSMÉ.
Je suis Musmé, seigneur, Musmé ; je suis danseuse...
Elle pirouette.
KAMI, poliment, coup d’éventail.
L’abeille, près de vous, est lourde et paresseuse,
Chacun le sait !
MUSMÉ.
Flatteur !
ΚΑΜΙ.
Je dis la vérité.
MUSMÉ, pirouettant.
En effet. Excusez ma jeune vanité.
C’est la danse qui fit ma gloire et ma fortune.
Mon pied ne pèse pas... plus qu’un rayon de lune
Sur le nez d’un dormeur.
KAMI, saluant.
Tout Yeddo le dit.
À part.
Çà, que me veut... (son œil me rend tout interdit)
Ce papillon qui vient chez moi battre des ailes ?
Haut.
Madame ?...
MUSMÉ, vivement.
Oh ! comptez-moi parmi les demoiselles.
J’ai refusé la main de trois riches lutteurs...
ΚΑΜΙ.
Trois lutteurs ?
MUSMÉ, avec un petit geste d’orgueil.
Trois lutteurs !... et dont les protecteurs
Sont le prince Aïnos et Gawa, le Grand-Bonze !
KAMI, toujours gracieux.
Eh bien, mademoiselle... ou leurs cœurs sont de bronze,
Ou tous les trois sont morts d’être ainsi rebutés ?
MUSMÉ, avec un soupir de regret.
Hélas !... ils sont vivants !...
Elle pirouette.
KAMI, à part.
Quels regrets effrontés !
Cette toilette annonce une vertu douteuse...
MUSMÉ, joignant les mains.
Seigneur...
ΚΑΜΙ.
Expliquez-vous, charmante visiteuse.
MUSMÉ, avec volubilité.
Protégez-moi, seigneur ! Ce soir prenant le frais,
Je me suis égarée, et comme j’étais près
Du lac voisin, soudain un homme sort de l’ombre,
Un homme armé, farouche, à la parole... sombre...
Bref, ayant peur, j’ai fui jusqu’ici, follement !
Avec confusion.
Mais quelle est ma surprise heureuse, en ce moment,
De voir en mon sauveur ce poète modeste
Que Saïnara fuit, bien à tort, et déteste,
Pudiquement.
Cependant que d’un autre... il est... plus qu’estimé...
KAMI, rougissant.
Madame !
MUSMÉ, tendrement.
Dis : Musmé !
KAMI, troublé.
Madame...
MUSMÉ, plus tendrement.
Dis : Musmé.
ΚΑΜΙ.
Eh bien, Musmé, ceci passe la modestie !
MUSMÉ, baissant les yeux.
Je suis danseuse.
Riant.
Allons, pourquoi fais-tu l’ortie,
Et me repousses-tu cruellement !
Elle pirouette.
ΚΑΜΙ.
Musmé !
Un honnête homme ?
MUSMÉ s’évente.
Eh bien ?
ΚΑΜΙ.
Dans mon cœur enfermé
Brûle un amour sans fin pour une jeune fille !...
MUSMÉ, le criblant d’œillades.
Mais je suis jeune aussi. Vois, ma prunelle brille ?
KAMI, au supplice.
C’est vrai, madame...
MUSMÉ, tendrement.
Dis : Musmé ?
KAMI.
Madame...
MUSMÉ, avec passion.
Dis :
Musmé !
KAMI, à part.
Ciel ! qu’elle est belle avec ses yeux hardis !
MUSMÉ, très vive.
Je vous aime, Kami !
KAMI, troublé.
Quelle épreuve !
MUSMÉ.
Je t’aime !
Elle lui fait lire le manuscrit.
Cet aveu, je l’ai fait au bas de ton poème...
KAMI, revenant à la raison.
Soit !... Mais mon cœur toujours et jamais ne dira
Qu’un seul nom, et ce nom...
MUSMÉ.
C’est ?...
ΚΑΜΙ.
C’est Saïnara !
On frappe violemment à la porte. Les deux jeunes gens demeurent interdits. Une voix se fait entendre au dehors.
TAÏ-PHOON, du dehors.
Ouvrez !
MUSMÉ, avec terreur.
Je suis perdue ! Oh ! c’est la voix de l’homme
Qui m’a suivie au bord du lac.
ΚΑΜΙ.
Bouddha m’assomme !
S’il vous touche, Musmé !
Il ouvre la porte d’une chambre voisine, porte de gauche.
Tenez, entrez ici.
Ne craignez rien. Car, moi vivant, sachez ceci :
Nul ne dépassera le seuil de cette porte !
TAÏ-PHOON, du dehors.
Ouvre donc, paysan ! et que le mal t’emporte !
Kami referme sur Musmé la porte de la chambre. Taï-Phoon frappant toujours.
Par le tonnerre, ouvrez !
KAMI, se dirigeant vers la porte.
Ah ! l’importun brutal !
Il ouvre sa porte.
Scène V
ΚΑΜΙ, ΤΑΪ-PHOON
Entrée de Taï-Phoon en costume d’officier japonais, avec deux sabres à sa ceinture, où déjà pendille une pipe d’argent.
TAÏ-PHOON, son éventail à la main, avec colère et marchant à grands pas.
Ah çà ! si je t’offrais trois pouces de métal
Dans la poitrine, ami, que dirais-tu ?
Il s’évente.
KAMI se prosterne à la japonaise.
J’implore
Mon pardon ; je dormais.
TAÏ-PHOON s’assied.
Mon cher, tu dors encore !
ΚΑΜΙ.
Non, non, je ne dors plus. Je suis prêt à servir
Mon hôte.
TAÏ-PHOON, s’installant.
Bon ! tant mieux !... – Je n’aime pas sévir.
KAMI, poliment.
Permettez !...
Il se frappe le front, puis la main de son éventail.
« Le guerrier entre chez le poète,
«Tel, aux champs, un boulet rencontre une fleurette ! »
TAÏ-PHOON, avec un profond mépris.
Ah ! tu rimes !... Ma foi, je n’aime pas les vers !
Et je voudrais qu’au feu, car trop lents sont les vers,
On donnât les bouquins fréquemment en pâture.
Les volumes de vers, les albums de peinture,
Rendent légers, dit-on, la vie et son fardeau ?
Moi j’ai ma pipe, et suis soldat du Mikado :
Mes sabres, mon cheval, et Musmé la danseuse,
Voilà tous mes amours !... Le reste est chose oiseuse !
Il s’étale sur un coussin.
Allons, vite, à nos pieds, un flacon de sakki ?
Kami lui offre un flacon de cette liqueur.
Est-il très bon ?
ΚΑΜΙ.
Il vient droit de Nagasaki !...
TAÏ-PHOON, après avoir vidé le flacon jusqu’à la lie.
Un peu doux...
Avec regret.
J’en buvais du meilleur cette année
Qui me vit revenir la peau presque tannée,
De l’expédition contre ce chef chinois
Dont je brisai les os comme un singe des noix.
Heureux temps ! – Bon sakki ! – Nous avions pour compagnes
La Victoire et la Mort...
KAMI, à part.
Bon ! – Ce sont ses campagnes
Qu’il va me raconter. Écoutons poliment.
ТАЇ-PHOON.
Mais parlons d’autre chose...
KAMI, avec un soupir de soulagement.
Ah !
ТАЇ-РНОON.
Tu vois un amant
Désespéré, navré !... car j’ai perdu la piste
De Musmé, près d’ici...
KAMI, feignant l’ignorance.
Musmé ?
ТАЇ-РНОON.
La jeune artiste !
Une danseuse enfin, que je veux honorer
D’un regard de faveur, et qui doit m’adorer,
Ou je me trompe fort. – Mais Musmé, tout à l’heure
Au bord du lac qui luit au pied de ta demeure,
S’échappa de mes mains, comme un oiseau, mon cher !
Je la suis au parfum que ses cheveux dans l’air
Laissent sur son passage, et c’est pourquoi j’arrive,
Poète, à ta maison, unique sur la rive
Du lac ; – ah çà, réponds ?
KAMI fait le geste d’un homme qui ne peut donner aucun renseignement sur ce qu’on lui demande.
Seigneur.
À part.
Soyons poli.
TAÏ-PHOON, subodorant l’air tout à coup.
Jeune homme ! on sent chez toi l’odeur du patchouli ?
Ne mens pas ! Cette femme est ici ?
ΚΑΜΙ.
Je vous jure...
TAÏ-PHOON.
J’en suis certain ! tu mens !
KAMI, s’animant.
Et moi, je vous conjure
De ne pas oublier, – c’est une honnête loi,
Étranger de haut rang, que vous êtes chez moi ;
Que je n’ai pas de sabre, et qu’il n’est pas d’un homme
Noble et fort, d’insulter un inférieur comme
Vous le faites ici !
TAÏ-PHOON.
C’est bon. Allons l’ami,
Cette Musmé, rends-la ?
ΚΑΜΙ.
Seigneur, j’ai nom Kami,
Je suis poète et j’ai de bien faibles mérites,
Mais je connais l’honneur et j’en suivrai les rites !
Votre sabre dût-il me tailler en copeaux.
Je ne répondrai rien à vos rudes propos !
Il s’évente.
TAÏ-PHOON, fermant son éventail avec bruit.
Moi, j’ai nom : Taï-Phoon ! – et je dis, brin de paille !
Que tu mens ! Mais ta bouche à m’égarer travaille
En vain !
Il lit comme par hasard les mots écrits sur le poème par Musmé.
Ces mots d’amour sous ce discours rimé
T’accusent, misérable ! Ils sont signés : Musmé !
Il lui donne un coup d’éventail sur la joue.
Tiens ! voilà pour toi, lâche !
KAMI, avec fureur, ferme son éventail.
Il me frappe à la joue !
Je suis déshonoré ! je suis couvert de boue !
Seigneur !
Se contenant.
Vous êtes noble, et rien qu’à votre aspect
On doit s’agenouiller, tremblant, plein de respect...
Mais à ce déshonneur dont votre main m’accable
Je saurai me soustraire...
TAÏ-PHOON, railleur.
Oh ! le brave impeccable !
KAMI.
Oui, la vie, à présent, m’est à charge, seigneur !
Nul ne vit, au Japon, avec le déshonneur !
Je ne puis dans ton sang noble noyer ton crime !
C’est la loi.
Il s’incline.
Je ne suis que ton esclave infime !
Mais la loi me permet d’offrir à mon cœur fort
La consolation suprême de la mort !
Crois-tu donc qu’un poète en sa honte se vautre ?
Non ! je saurai m’ouvrir le ventre comme un autre !
TAÏ-PHOON, railleur.
Parfait ! Quant à mourir comme un brave, Kami,
J’en doute.
ΚΑΜΙ.
Eh bien, demain, ô cruel ennemi,
Viens voir comment Kami sait tenir sa parole.
TAÏ-PHOON, ironique.
À l’heure où le soleil baise chaque corolle
Et sourit sur les monts, va, j’espère te voir,
Bon jeune homme, étendu dans un flot de sang noir ;
Mais ce sera par moi !
KAMI, à bout de patience.
Ne pousse pas l’insulte
Plus loin !
TAÏ-PHOON se dirige vers la porte.
Bon ! le poète a pour la vie un culte
Très fervent ! Au revoir. Tout en cherchant Musmé,
Je vais choisir l’endroit où doit être inhumé
Le poète Kami, fier protecteur des dames !
KAMI, fièrement.
Va je n’attendrai pas l’aide de tes deux lames
Pour mourir.
TAÏ-PHOON franchit le seuil de la porte, d’un ton terrible.
Au revoir !
Il sort.
Scène VI
ΚΑΜΙ
Il se dirige vers le cabinet où est enfermée Musmé.
Allons, je me trompais.
La poésie aux champs n’est pas toujours en paix.
Il ouvre la porte du cabinet.
Madame... il est parti. Venez. Le militaire
Jure et tourne, là-bas, pareil à la panthère...
Il s’aperçoit que le cabinet est vide.
Personne ! Ah ! la croisée est ouverte. Elle aura
Fui par là. Bon voyage !
Avec mélancolie.
Ô ma Saïnara !
Mourir pour votre bouche aux lèvres incarnates,
Est doux ! Mais, pour une autre, ensanglanter ces nattes,
C’est assez triste en somme, à l’âge heureux que j’ai !
Donc, de mes propres mains, je vais être abrogé !
Avec résolution.
C’est dur. Mais le temps presse ; achevons mon poème !
Il faut que sur le cœur de mon cadavre blême
On le trouve demain. Belle Saïnara !
En serez-vous touchée ? Et qui l’éditera ?
Il s’assied et se dispose à écrire. À son pinceau.
Allons, mon cher pinceau, seul ami du poète,
En route ! et que le jour seulement nous arrête.
Allons, ce soir encor léger, tendre et joyeux,
Voltige, ô mon pinceau, sur le papier soyeux,
Ta pointe m’apportant un mot comme une proie :
Telle, sur un étang uni comme la soie,
Voltige l’hirondelle un moucheron au bec !
Demain je serai mort, et toi, tu seras sec...
Il baise son pinceau. On frappe à la porte du cabinet.
Encore !... C’est trop fort ! La colère me gagne !
Yeddo n’est pas plus peuplé que ma campagne.
Ouvrons. Mais, ô mes vers, qui vous terminera ?
Il ouvre la porte de sa maison.
Personne !
On frappe à la porte du cabinet.
Ah ! c’est encor Musmé !
Il ouvre la porte du cabinet ; puis recule stupéfait.
Saïnara !
Entrée de Saïnara, dont la mise modeste est d’une parfaite élégance.
Scène VII
KAMI, SAÏNARA
SAÏNARA.
Oui, c’est moi...
KAMI, éperdu.
Pardonnez ma profonde surprise,
Madame ! je suis fou ! Quoi ! celle qui méprise
Mes vers et mes bouquets, et rit de ma douleur,
Elle daigne à la fin venir...
SAÏNARA, gaiement.
Comme un voleur !
Oui, c’est le mot : je viens d’entrer par la fenêtre.
C’est une espièglerie un peu vive, peut-être ;
Mais pourquoi tentez-vous les larrons en laissant,
La nuit, votre fenêtre ouverte à tout passant ?
KAMI, souriant.
Pour suivre un tel chemin on n’est pas voleur, certes
Et vous entrez chez moi par la croisée ouverte
(Au risque de briser vos jolis petits os),
Comme un parfum de fleurs, ou comme un chant d’oiseau.
SAÏNARA, avec douceur.
Kami...
KAMI, transporté.
Sanaïra ! vous, la belle des belles !
Vous ici !
SAÏNARA.
Laissons là vos folles ribambelles
De douceurs, si je viens, en secret, et la nuit
C’est que ce qui m’amène est grave... le temps fuit...
KAMI, à part, d’un air sombre.
Le temps fuit. Je l’avais oublié. Soyons ferme.
Savourons un bonheur dont si proche est le terme !
SAÏNARA, étonnée.
À quoi donc songez-vous, poète ?...
Avec pudeur.
Oh ! n’allez pas
Penser, en me voyant faire ce premier pas,
Que... j’exauce à la fin des rêves téméraires...
Non ! Vous n’êtes pour moi que le meilleur des frères !
ΚΑΜΙ.
À quoi bon me bercer, madame, avec des mots !
Ah ! mon âme le sait et le savent mes maux,
Depuis deux ans déjà la chose est trop certaine,
Ce que je vous inspire, hélas ! c’est de la haine.
SAÏNARA, embarrassée.
De la haine ?... ai-je dit...
ΚΑΜΙ.
Oui, vous me haïssez !
SAÏNARA.
Je n’ai pas dit cela...
ΚΑΜΙ.
Non, mais vous le pensez !
Je le lis dans vos yeux !
SAÏNARA, dépitée.
Eh bien, dans mes prunelles,
Lisez aussi, diseur de phrases solennelles,
Que je n’ai pas de temps à perdre, et que je pars !...
Vous n’aurez plus à voir mes horribles regards...
ΚΑΜΙ.
Saïnara !
SAÏNARA, elle feint de s’en aller.
Non ! non ! Ils vous font trop de peine,
Bonsoir, Kami. Je vais porter ailleurs ma haine.
KAMI, la retenant.
Restez, Saïnara.
SAÏNARA.
Vous le voulez ?
ΚΑΜΙ.
Pitié !
Saïnara, pardon !
SAÏNARA.
C’est bien, mon amitié
Vous fait ce sacrifice encore. – Allons, je reste.
KAMI, transporté de joie.
Ce jour est le plus beau de mes jours, je l’atteste !
Permettez :
Il exécute son geste favori.
« Un sourire éclos parmi mes pleurs,
Ainsi, près d’un ruisseau, l’iris ouvre ses fleurs. »
SAÏNARA, gravement.
Voici ce qui m’amène...
KAMI l’interrompt.
Oh ! nuit rare et charmante !
SAÏNARA, impatientée.
Écoutez-moi, Kami !...
KAMI, ivre de bonheur.
Que je vous complimente !
Permettez :
Il se frappe le front, puis la paume de la main.
« Je vous vois, et je me dis ceci :
Un camélia blanc vient de fleurir ici ! »
SAÏNARA, à demi satisfaite.
Toujours galant, seigneur ?
ΚΑΜΙ.
Oui, toujours je vous aime !
Ne le savez-vous plus ?
SAÏNARA.
Si, je le sais, et même
Je viens en abuser.
ΚΑΜΙ.
Que vous faut-il ? Parlez.
SAÏNARA, gravement.
Eh bien, Kami, demain...
KAMI, à part soupirant.
Oui ; demain !
Haut.
Vous voulez ?
SAÏNARA.
Eh bien, mon oncle... Kash, vous devez le connaître ?
ΚΑΜΙ.
Oui. Ce n’est même pas un très agréable être.
SAÏNARA.
Non. Mais, demain, ce Kash, qui vous déplaît si fort,
Sera ruiné, si vous n’avez su d’abord
Le tirer d’embarras avant que l’aube naisse.
ΚΑΜΙ.
Mais que faire ! parlez, ô fleur de ma jeunesse ?
SAÏNARA s’évente avec rapidité.
Il faudrait lui prêter huit cent trente itzibous.
KAMI ferme violemment son éventail.
Trouve-t-on tant d’argent dans le creux des bambous !
Huit cent trente itzibous ! mais si je ne m’abuse,
Cela fait cent-vingt sacs de riz...
SAÏNARA, piquée.
Kami refuse ?...
ΚΑΜΙ.
Non ; mais...
SAÏNARA, sèchement.
C’est bien, monsieur, n’en parlons plus.
ΚΑΜΙ.
Voyons,
Cher soleil qui fait tout briller sous ses rayons !
Belle Saïnara !
SAÏNARA, secouant la tête.
Non.
KAMI, désolé.
Laissez-moi vous dire.
(C’est la dernière fois !)
SAÏNARA boude.
Cela doit me suffire.
Je m’en vais.
ΚΑΜΙ.
Mon amour !
SAÏNARA, l’éventail sur les yeux.
Non ! – Mon oncle mourra !
Pauvre Kash !
ΚΑΜΙ.
Il vivra ! Voyons, Saïnara,
Laissez-moi m’expliquer... J’ai là, dans ma demeure,
Les cent vingt sacs de riz !
SAÏNARA, feignant de pleurer.
Pauvre oncle ! il faut qu’il meure !
KAMI, poursuivant, avec émotion.
Ces sacs devaient payer l’éditeur de mes vers ;
Ces vers étaient pour vous, madame, et l’univers
Aurait, grâce à mon livre, adoré tous vos charmes...
Mais que mon nom périsse ! et que cessent vos larmes !
Votre oncle Kash devient mon père en ce moment ;
Je l’aime ! Il n’aura pas à mourir promptement :
À lui mes itzibous ! Un bienfait vaut la gloire !
Mais ô Saïnara, gardez bien ma mémoire.
Il montre son manuscrit.
Puisque ces vers tombés du cœur de votre amant
Ne verront pas le jour, du moins publiquement !
Puisque, dans un instant, à l’aurore, madame,
En disant votre nom, j’aurai rendu mon âme !
SAÏNARA, souriant, avec incrédulité.
Vous, mourir ?
ΚΑΜΙ.
Vous riez... Pourtant, je ne mens pas :
Vers mon logis la mort se dirige à grands pas !
SAÏNARA.
Mourir, vous ?
On frappe à la porte.
ΚΑΜΙ.
Écoutez !...
TAÏ-PHOON, au dehors.
Holà ! l’homme des rimes !
Debout !... L’aube aux pieds d’or court déjà sur les cimes.
Allons ! voici l’instant de tenir ton serment.
SAÏNARA, troublée.
Qu’entends-je ?
KAMI, amèrement.
On m’avertit très charitablement
Que le Dragon du Jour mord la Nuit et l’entame ;
Que l’heure du repos cesse pour moi, madame ;
Et qu’il me faut mourir !...
SAÏNARA.
Mourir !
KAMI, accablé.
J’ai fait ce vœu.
SAÏNARA, avec passion, lentement.
Mais... si je vous priais de vivre ?...
KAMI, bondissant.
Quel aveu !
Vous m’aimez !... Vous m’aimez ?...
SAÏNARA, comme vaincue.
Eh bien, oui !... je vous aime !
Ne mourez pas !... Fuyons ! pendant que la nuit sème
Ses étoiles, ainsi qu’un prodigue son or...
KAMI, se tordant les mains.
Elle m’aime ! et je dois...
SAÏNARA, avec amour.
Il en est temps encor,
Viens ! je sais loin d’ici, sous des pins séculaires,
Un asile où jamais n’atteignent les colères
Des démons conjurés et du destin cruel !
Viens ! ici, c’est la terre, et là-bas, c’est le ciel !
Viens, ô mon amour, viens sentir sur les rivages
Des lacs d’azur, l’odeur des muscadiers sauvages ;
Viens, je cède à mon cœur, je l’ai trop combattu ;
Viens vivre, obscurs, là-bas, mais bien heureux !... Veux-tu ?
KAMI, avec extase.
Oh ! sort délicieux !...
SAÏNARA, avec émotion.
...Sous un berceau de branches
Qui verseront leurs fleurs sur nos deux têtes blanches,
Nous attendrons, joyeux, l’instant noir du trépas...
Viens ! fuyons !
La voix de Taï-Phoon, menaçante.
Eh ! poète !
KAMI, échappant à la séduction des paroles de Saïnara.
Ah ! vous ne m’aimez pas !
Vous qui me proposez cette action infâme
De préférer la vie à mon honneur, madame !
Partez ! Je veux mourir comme je l’ai promis,
Par respect pour le nom sans tache des Kamis !
Adieu ! Laissez-moi donc expirer dans mon antre !
SAÏNARA, éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah !
Elle va ouvrir la porte.
KAMI, douloureusement surpris.
Vous riez ?
SAÏNARA appelle.
Holà ! hé ! Djouros, entre !
Entre aussi, Sazhima !
Sazhima (Musmé) suivie de Djouros (Taï-Phoon) entrent.
Scène VIII
KAMI, SAÏNARA, TAÏ-PHOON, MUSMÉ
KAMI, au comble de l’étonnement.
Musmé ! si je vois clair.
MUSMÉ, gracieusement.
Dis : Sazhima.
KAMI, secouant la tête d’un air de négation.
Musmé !
MUSMÉ.
Dis : Sazhima, mon cher !
KAMI, ahuri, apercevant Djouros.
Et voici Taï-Phoon ! Il a devancé l’heure !
TAÏ-PHOON.
Non, je suis à présent Djouros, dans ta demeure.
ΚΑΜΙ.
Djouros ! Sazhima ! Mais j’en perdrai la raison !
Que veut dire ceci ?
SAÏNARA.
Tu vois dans ta maison
Deux dames de la ville, oui, deux de mes amies.
KAMI, toujours troublé, mais poli.
À cette heure pourtant les fleurs sont endormies ?
MUSMÉ.
Merci.
TAÏ-PHOON.
Merci.
SAÏNARA, souriant, mais avec douceur.
Merci ! Nous t’avons éprouvé.
Ces deux dames et moi !
ΚΑΜΙ.
Mais alors j’ai rêvé !
SAÏNARA.
Non ! Mon pauvre oncle Kash seulement fut un rêve !
ΚΑΜΙ.
Quoi ! je ne serai pas étendu là, le glaive
À la main et sanglant ?
SAÏNARA.
Tu seras mon époux !
Ah ! je te surveillais, Kami, d’un œil jaloux ;
Je voulais un mari, mais un mari modèle,
Qui fût brave, et qui fût généreux et fidèle.
Or ces trois qualités, tu les as, cher vainqueur.
Tu sors pur d’un combat dont le prix est mon cœur !
KAMI, aux genoux de Saïnara.
Mon poème ! ma femme ! Oh ! mon âme engourdie
S’éveille enfin !
MUSMÉ.
Ainsi finit la comédie...
TAÏ-PHOON.
Que nous avons jouée en cette nuit d’été.
KAMI, fou de joie, fait son geste favori.
Permettez !...
Puis il se ravise et dit simplement.
Buvons tous une tasse de thé !
Et vous, Saïnara, chantez-nous, je vous prie,
En attendant le jour, une chanson fleurie.
SAÏNARA parodie le geste favori du poète, et dit.
Permettez !
LA JONQUE DES AMANTS.
Sur la mer, à l’horizon rose,
Comme dans les songes charmants
Où s’enfuit le souci morose,
Passe la Jonque des amants.
I.
Ses matelots n’ont pas de rides,
Et leurs yeux ignorent les pleurs ;
Pourtant ils ont les poches vides,
Car on les paye avec des fleurs.
Bien que par la brise amicale
Les appétits soient aiguisés,
On ira loin, car dans la cale
On a des tonnes de baisers.
II.
Loin de nos lamentables grèves,
S’en va la Jonque des Amants ;
Sa voilure est faite de Rêves,
Et ses agrès sont des Serments.
Le Caprice au hasard la mène :
Qu’importe un but aux cœurs contents ?
On y peut vivre une semaine,
Comme on y peut voguer cent ans !...
III.
Sur le pont jamais de tapage !
L’Amour commande galamment ;
Les officiers et l’équipage
Parlent tout bas, très tendrement.
De l’aube à la première étoile
On manœuvre en riant toujours :
« Ma bien-aimée, au vent la voile !
Virez de bord, ô mes amours ! »