Le Grand et dernier Soliman (Jean MAIRET)
Sous-titre : la mort de Mustapha
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, en 1630.
Personnages
SOLIMAN, Roi de Thrace ou de Turquie
MUSTAPHA, fils de Soliman
ACMAT, conseiller de Soliman, et ami de Mustapha
RUSTAN, Grand Vizir, gendre de Soliman, et ennemi mortel de Mustapha
BAJAZET, lieutenant et ami de Mustapha
ORCAMBRE, vieil esclave de la Sultane
OSMAN, confident de Rustan
ALVANTE, gouverneur de Despine
DESPINE, fille du Roi de Perse, amazone, et amante de Mustapha
ROXELANE, Sultane et femme de Soliman
HERMINE, esclave et favorite de la Sultane
ALICOLA, vieille étrangère qui fait la reconnaissance de Mustapha
La Scène est en Alep, ville de Syrie, la pièce est dans toutes les règles de la Tragédie.
À TRÈS HAUTE, TRÈS VERTUEUSE ET TRÈS INCONSOLABLE PRINCESSE MARIE FÉLICE DES URSINS, DUCHESSE DE MONTMORENCY
MADAME,
Je me déclarerais tout-à-fait indigne de la nourriture que je me glorifie d’avoir prise auprès de votre Grandeur, et des incomparables bienfaits que j’ai reçus de feu Monseigneur de très glorieuse et très pitoyable mémoire tout ensemble : Si pour satisfaire à mon devoir, je ne tirais de temps en temps de mon étude et de ma plume, ainsi que je fais tous les jours de mon cœur, et de ma bouche, des témoignages authentiques de ma reconnaissance et de mon zèle. C’est par cette puissante raison (MADAME) qu’en n’ayant jamais eu plus forte ni plus légitime passion que celle de vous obéir, et de vous plaire : je m’expose néanmoins au hasard de vous être importun, en vous divertissant pour quelque temps de la continuelle méditation des choses du Ciel, et de votre malheur, hors de laquelle il ne semble pas que votre esprit désolé puisse trouver aucun repos ; Il est vrai qu’ayant à vous demander une ou deux heures pour la lecture de quelqu’un de mes Poèmes, j’ai pour le moins apporté cette circonspection à celui-ci, que de ne le faire pas d’une nature qui fût tant soit peu contraire à celle de votre humeur présente, qui ne se plaît qu’aux choses tristes : en effet, MADAME, l’inestimable perte que vous avez faite avec toute la France, de l’un des plus grands hommes qu’elle ait jamais portés, ne pouvait être bien témoignée que par un deuil pareil au vôtre, qui fait honte généralement à tout ce que la fable et l’histoire nous racontent d’une Porcie, d’une Penthée, d’une Alceste, et d’une Artémise ; les plus fameux exemples que nous ayons de la douleur et de la foi des plus honnêtes femmes ; après la mort de leurs maris ont-ils des circonstances et des merveilles qui puissent être justement comparées à celles que la force de votre Amour nous a produites depuis sept ans ? Non certes, MADAME, car s’il est vrai que l’Amour et la Vertu seules peuvent produire ces miracles, il est vrai aussi que pour leur conservation et leur durée, elles ont encore besoin d’une certaine disposition d’âme comme la vôtre, et laquelle par aventure ne se rencontra pas toute entière en celles de ces illustres Héroïnes.
Dans le vif sentiment d’un insigne malheur,
La flamme quelquefois est bien tôt avalée
Aisément par le fer en fin de douleur,
On boit l’acide éteinte, on dresse en Mausolée.
Mais vivre de regrets, et nourrir un tourment,
Aussi fort enfonce qu’en son commencement,
Ou garder jour et nuit en parfaite Vestale
Ce feu dont vous brûlez pour un parfait Époux ;
C’est un acte d’Amour, et de foi conjugale
Que nul autre n’égale,
Dont la production n’appartenait qu’à vous.
Il faut adouber (MADAME) que l’on remarque en vous depuis sept années une manière de s’affliger si particulière, que sans participer où de désespoir, où de la rage, elle a néanmoins toutes les marques essentielles d’une très grande, et très véritable douleur : vous avez apporté ce merveilleux tempérament à l’impuissance de votre deuil, que de le maintenir toujours dans toutes les règles les plus étroites que la vertu, l’amour et le devoir puissent prescrire aux plus belles âmes, en de pareilles infortunes, sans toutefois vous éloigner jamais de celles de la Philosophie Chrétienne, dont la rigueur ne s’étend pas jusqu’à nous défendre de regretter les créatures, pourvu que nous le fassions avec une parfaite résignation de nos volontés à celle du Créateur : Aussi dans les plus violents accès de votre mal, on ne vous a point ouï murmurer ni, contre les décrets du Ciel ; ni contre les arrêts de la terre, et par des invectives inutiles, accuser d’injustice ou de cruauté, les ordonnances de l’un et de l’autre, au contraire de peur de rendre votre peine insupportable à ceux qui vous approchent, vous avez la plus grand’partie du temps cette discrétion, et cette bonté que de la renfermer au-dedans, sans laisser paraître au-dehors, des témoignages plus importuns que les larmes, et les soupirs : De-là vient que votre souffrance étant presque toute restreinte dans l’esprit et dans le cœur, il est impossible qu’elle ne s’y fasse beaucoup mieux sentir qu’en ces courages ordinaires, de qui les plaintes immodérées en consument une partie ; une chose (MADAME) étonne tout le monde en votre aventure, c’est de voir que les forces de votre corps aient pu résister tant de temps aux durs assauts que la tristesse donne à votre âme : De moi-même, je confesse ingénument, qu’à moins de l’imputer à miracle, je n’en puis deviner la cause, si ce n’est peut-être que par une longue habitude vous puissiez vivre de douleurs, de la même sorte que Mithridate avait pu vivre de poisons ; au lieu de vous aller de la faire comme il vous est encore permis, de l’ennuyeuse clôture du Château de Moulins, dans l’agréable liberté de celle du Château de Fère, de qui l’assiette pour le moins, et les promenoirs eussent contribué quelque chose au divertissement de votre ennui, vous vous êtes choisie vous-même une demeure si étroite, et si peu sortable à la grandeur de votre naissance, qu’on la peut justement nommer une volontaire prison : C’est dans cette retraite solitaire et sainte, qu’après les exercices de piété, tantôt le souvenir des perfections de votre incomparable Époux, tantôt celui de vos félicités passées, et tantôt la considération de vos misères présentes, vous dérobent insensiblement toutes les heures de votre vie, à la réserve de deux ou trois que vous donnez chaque jour à vos domestiques, afin de les consoler de votre présence ; Je ne doute point (MADAME) que ce discours ne semble étrange à plusieurs et ne leur fasse dire que j’ai mauvaise grâce de rafraîchir vos douleurs, que je reporte indécemment le fer dans votre plaie, et qu’il me serait mieux de me taire absolument que de vous entretenir sur une funeste matière dont ceux qui cherchent votre repos ne vous devraient jamais parler, afin de vous en laisser perdre insensiblement le souvenir et l’amertume ; mais sans offenser ces Critiques ne connaissant pas si parfaitement que moi la trempe et la nature de votre cœur, ils ont mauvaise grâce eux-mêmes d’en mesurer la force, et les sentiments à ceux des courages ordinaires. Il est certain que la plus grande partie des plus affligés ne sont pas maris d’obtenir du Temps, et de l’oubli qui l’accompagne la quiétude ou l’indolence qu’ils n’oseraient apparemment espérer de la Raison ; de la vient que non seulement ils ne souhaitent pas qu’on les entretienne de leur infortune, mais encore qu’ils évitent autant qu’ils peuvent tous les discours, et tous les objets qui sont capables de reblesser leur imagination et d’y repeindre ces tristes images que la suite des jours, et leur propre consentement avaient finalement effacées ; C’est je l’avoue pour cette sorte d’Esprits, qu’il faut avoir la discrétion de ne proposer jamais que des matières de joie, ou pour le moins de divertissement. C’est à ces yeux là plus las qu’affaiblis de pleurer, et de voir des chambres tendues de noir, qu’on ne doit offrir que du vert gai, des fleurs, et des roses sans épines. C’est ainsi qu’il est nécessaire d’en user, pour s’acquérir leurs bonnes grâces, mais ce n’est pas ainsi que je veux traiter avec vous, ayant autrefois étudié trop soigneusement votre nature pour ignorer aujourd’hui que cette imprudente procédure me serait plutôt une moyenne d’arriver jamais aux vôtres. Non non (MADAME) je suis trop bien instruit de l’excessive grandeur de votre perte pour m’opposer en vous consolant à celle de votre douleur, dont la longueur, la violence, et l’égalité tiennent les sages de notre Siècle, en perpétuelle admiration de votre vertu, oui, MADAME, il est hors de doute que vous avez perdu, le plus brave, le plus généreux, le plus libéral, le plus vaillant en un mot le plus aimable, et le plus accompli héros, soit pour la paix, soit pour la guerre, de qui l’humaine imagination se puisse faire une parfaite Idée, et je suis assuré, que la nourriture qu’il m’a donnée, ne rendra point suspectes à ceux qui l’ont bien connu, les merveilles que j’en écris ; ni celles que j’en écrirai, puisque ce sont des vérités que l’Envie la plus impudente aurait honte de contester ; de façon, MADAME, que loin d’arrêter les pleurs dont le cours est si légitime, je vous exhorterais moi-même à leur effusion éternelle, si votre généreuse tristesse avait besoin d’être sollicitée ; ne faites donc jamais de trêve à vos ennuis : mais regrettez encore davantage s’il est possible une si belle vie, et si regrettable en son malheur, que la Justice elle-même contrainte qu’elle fut, de la sacrifier à la rigueur de ses lois, ou pour mieux dire, aux plus sévères maximes de la raison d’État, ne peut s’empêcher de mouiller son bandeau de larmes, elle qui dès la naissance des Républiques, des Monarchies et des Empires doit être accoutumée, et comme endurcie aux spectacles sanglants que ses balafres exigent tous les jours de son Épée : Et pour ce que les puissances de l’âme toutes spirituelles qu’elles sont, ne laissent pas d’avoir besoin du secours des cieux, soit pour fortifier, soit pour entretenir l’exercice de leurs opérations : je présente à vos yeux l’ouvrage de tous les miens le plus capable que me semble de nourrir votre mélancolie, et de vous donner une plus vive appréhension de votre infortune, vous y remarquerez deux Amants si parfaits et néanmoins si malheureux dans l’innocence de leurs Amours et de leurs vies, qu’ils nous feraient quasi soupçonner le Ciel d’injustice, si lui-même ne nous avait avertis il y a longtemps par la bouche de ses Oracles, que ses jugements sont des gouffres et des abîmes ; vous y découvrirez des intrigues et des méchancetés de Cour, qui vous confirmeront dans la sage résolution que vous avez prise, de ne vous remettre jamais sur une Mer qui vous a témoigné son infidélité par un si pitoyable naufrage ; vous y verrez nager un Trône dans un fleuve de sang et de larmes, et par des accidents effroyables, la plus grande et la plus heureuse Maison de tout l’Orient devenir presque en un moment le Théâtre et le sujet des Tragédies de la fortune, enfin MADAME, vous y trouverez des choses, des sentiments et des paroles assez conformes à l’État présent de votre esprit et de votre condition, recevez-le donc s’il vous plaît cette merveilleuse bonté que l’ai tant de fois éprouvée, en attendant que je dégage bientôt ma parole envers vous, par une production de mon esprit et de mon zèle, plus noble et plus considérable, que celle-ci, la certes si je ne me trompe, je parlerai si bien des morts, sans offenser les vivants, que de longtemps la mémoire de leurs belles actions ne les suivra dans le Tombeau ; C’est jusqu’où s’étendront assurément le respect et la fidélité que doit avoir pour votre grandeur.
MADAME,
Son très humble, très obéissant, et très -obligé serviteur.
MAIRET.
ACTE I
Scène première
LA SULTANE, HERMINE
SULTANE.
Hélas comment veux-tu chère et fidèle Hermine
Qu’au Prince Mustapha il fasse bon accueil ?
Lui qui de jour en jour s’élève triomphant
Pour le dernier malheur de mon dernier enfant,
Lui qui presque en naissant fut le meurtrier d’un autre
Et qui ne peut manquer d’être encore le nôtre.
HERMINE.
Madame je sais trop que vous avez raison
De craindre pour vous-même, et pour votre maison
Puisque la loi d’État veut que les Rois de Thrace,
Commencent de régner par la fin de leur race,
Et que pour s’établir, les barbares qu’ils sont
Perdent également tous les frères qu’ils ont,
Mais comme jeune esclave il est vrai que j’ignore
Le sort de l’autre fils que vous plaignez encore.
SULTANE.
Le vingtième Soleil fait son cours maintenant
Depuis qu’Haly Bassa, ce fameux Lieutenant,
Entrant dans la Russie, et l’ayant saccagée
M’offrit à Soliman trois lustres âgés,
Sans un plus long discours ma fortune suffit
À dire les honneurs et les biens qu’il me fit ;
En ce commencement d’aventure prospère,
Il me fallait un fils pour un digne père.
Je l’eus donc tout à prés, mais avec un malheur,
Qui m’étonne et suscite de nouvelle douleur,
Le Prince aimait aussi la Sultane Circasse
Qui portait comme moi les marques de grâce,
Si bien que notre gloire, était toi qui plutôt
Mettrait hors de ses flancs glorieux de poste,
Enfin nous éprouvons à la neuvième Lune
Avec pareil hasard, différente fortune
Elle accoucha d’un fils, et moi d’un fils aussi.
HERMINE.
Oh donc votre malheur !
SULTANE.
Écoute, le voici.
Le fils dont ma Rivale accoucha la première
Un jour avant le mien avait vu la lumière,
Or sachant que par là cet enfant fortuné
S’était acquis le sceptre en qualité d’Aîné,
De peur que quelque jour venant à la Couronne
Il ne perdît le mien comme la loi l’ordonne,
Ma sage prévoyance, et mon affection
Me firent consentir à cette invention :
J’avais les larmes à l’œil, à mon fidèle Orcambre
Qui par l’ordre du Roi me servait à la chambre,
Le dessein que j’avais, et qui l’étonna bien,
De mettre un enfant mort à la place du mien.
Il fut pour cet effet au quartier de Byzance
Où ceux qui sont de nous, séparés de créance,
En un lieu séparé logent confusément
Là son triste dessein s’accomplit aisément,
Car à peine entra-t-il dans la seconde rue
Qu’une femme de peu, se présente à sa vue,
Avec un enfant mort couché dans son giron
Et du sexe, du mien, et de l’âge environ,
Enfin pour faire court, l’aventure fut telle
Qu’avec beaucoup d’argent, elle eut parole d’elle,
Qu’elle lui donnerait le mort quand il viendrait
Et nourrirait le vif en tel lieu qu’il voudrait
Cela fait, il revient d’une course légère
Puis retourne de même à la même étrangère,
De qui suivant l’échange il retire le mort
Sans dire du vivant la naissance, ou le sort.
HERMINE.
Et votre Majesté depuis cette infortune
En a-t-elle point eu quelque nouvelle ?
SULTANE.
Aucune,
Orcambre mille fois s’en est enquis sous main
Et son extrême soin a toujours été vain.
HERMINE.
Ce vous est donc, Madame, un regret bien sensible
De l’avoir exposé ?
SULTANE.
Plutôt s’il est possible,
Je le souhaite encore plus perdu qu’il n’est pas
Et voudrais que son frère eût marché sur ses pas,
Puisque de Mustapha la grandeur insolente
Le menace au bien d’une fin violente,
Et que du grand Seigneur, l’esprit préoccupé
Au mépris de ma grâce, à mon espoir trompé,
Après que la Circasse eût achevé sa vie
(Hélas, et plus tard, si quelque son fils l’eût suivie)
J’héritai de l’oreille, et de l’âme du Roi,
Qui depuis ce temps là brûla tout pour moi
Et dans cette faveur tout me semblait rire
J’élevai mon Selin, à l’espoir de l’Empire,
Mais Dieux, il paraît bien qu’alors que je le fis
L’ignorais ton destin, ami misérable fils,
Et que je te gardais aussi bien qu’à moi-même
Un funeste cordon, plutôt qu’un Diadème.
HERMINE.
Tout passe, qu’est le Roi dans un âge penchant
Son fils par aventure, est plus près du couchant.
La guerre est pour sa vie un agréable orage
Qu’il apporte sans cesse à deux doigts d’un naufrage,
Espérez donc, Madame, et puisqu’il faut le voir
Allez vous préparer à le bien recevoir,
Et changeant vos froideurs en des caresses feintes
Masquez d’un front serein votre haine, et vos craintes.
SULTANE.
Ce peut-il que le front soit en tranquillité
Ou le cœur est en trouble, et l’esprit agité.
Scène II
ALVANTE, DESPINE
ALVANTE.
Partons, partons, Madame, et fuyons de bonne heure
Loin de cette odieuse, et suspecte demeure,
Où la témérité vous ayant fait venir
C’est le fieu de l’espoir qui vous y peut tenir.
DESPINE.
Oui, mais notre retour aurait-il bonne grâce
Sans avoir vu le Camp du jeune Roi de Thrace ;
Quoi repasser en Perse, avant qu’avoir connu
Pour quel exploit de guerre il est ici venu ?
Ce serait négliger la plus noble partie
Du dessein qui naguère ensauvagé ma sortie.
ALVANTE.
N’avez-vous pas d’ici à par cent moyens divers
Du camp des ennemis les desseins découverts
Qui sont tels que leur foudre à partir toute prête
Avant qu’en voir l’éclair nous fondra sur la tête.
DESPINE.
Ah ! mon père, un désir tout à fait éloigné
De celui qu’en partant je vous ai témoigné,
D’Arsassie en Alep à cause ma venue
Sous l’habit étranger qui me rend inconnue
Apprenez que j’exerce en cette occasion
Un plus noble métier que celui d’Espion,
Et que c’est un motif de haine en apparence
Mais d’amour en effet qui fait mon assurance.
ALVANTE.
D’Amour ? ô justes Dieux, et pour qui ?
DESPINE.
Pour celui.
ALVANTE.
Qui, celui-ci ? Parlez donc.
DESPINE.
Qui commande aujourd’hui.
ALVANTE.
Pour le Prince peut-être ?
DESPINE.
Il est vrai pour lui-même.
ALVANTE.
Vous aimez Mustapha ?
DESPINE.
Bien plus que je ne m’aime.
ALVANTE.
Malheureux que j’ai ouï, mais où, quand et comment
Vous êtes-vous perdue en cet aveuglement.
DESPINE.
Nous sommes presque au bout de la seconde année
Quoi de mon amour la course infortunée.
Je trouve que pour l’heure il n’est pas à propos
De conter comme quoi, je perds le repos,
Suffit que vous sachiez qu’il faut que je le voie
Et que de là dépend ma tristesse, ou ma joie.
Or le plus grand dessein qui m’arrête en ce lieu
C’est d’y voir si je puis ce jeune Demi-dieu,
Pour lui faire garder la foi qu’il m’a donnée
De s’unir avec moi sous un saint Hyménée
N’ayant plus de délai plus longuement souffrir
Sur une occasion si tardive à s’offrir.
ALVANTE.
Madame excusez-moi, ma douleur est si forte
Que j’en perds le respect qu’il faut que je vous porte,
Indécente, en quel gouffre, et à honte, et d’horreur,
Vous précipitez une si longue erreur ?
Trahir son rang, son sang, ses autels, sa patrie,
Et pour dernière tache à sa gloire flétrie
S’offrir comme en trophée, à son propre ennemi
Dieux ! ce n’est pas faillir ni se perdre à demi.
DESPINE.
Alvante, apaisez-vous, votre douleur m’afflige
Et en m’injuriant votre zèle m’oblige
Mais représentez-vous, que le conseil est vain
À qui depuis deux ans, à l’amour dans le sein,
Et que vous ayant dit et montre ma blessure
J’ai besoin de remède, et non pas de censure.
C’est pourquoi donnez-moi, plus traitable et plus doux.
Le secours désiré que j’espère de vous.
ALVANTE.
Ah Dieux si vous pouviez changer cette pensée
Que l’on peut justement appeler insensée,
Que vous verriez bientôt votre seule vertu
Triompher de ce Monstre à ses pieds abattu.
DESPINE.
Si mon amoureux, est monstre, il est monstre en constance
Et partant vainement j’y ferais résistance.
Dieux ! et soit le succès de mes présages faux
Que cet aveuglement nous causera des maux.
DESPINE.
Nuls, pourvu seulement, qu’Alvante me seconde.
ALVANTE.
Allons-nous en d’ici, j’attends venir du monde
Que le Ciel nous assiste...
DESPINE.
L’Amour le peut bien mieux,
L’Amour l’ami du Ciel, et le maître des Dieux.
Scène III
SOLIMAN, MUSTAPHA, RUSTAN, OSMAN, ACMAT
SOLIMAN.
Moi qui m’étais promis qu’au seul bruit de nos armes
La Perse épouvantée aurait recours aux larmes,
Elle qui tant de fois avec tant de malheur
A de mas Conquérant éprouvé la valeur.
Moi déjà qui croyais que son Prince plus sage
Après un si funeste et long apprentissage.
Viendrait jusqu’à Byzance embrasser nos genoux,
Pour impétrer la vie et le sceptre de nous,
Puisque c’est une adresse en vaincu nécessaire,
De vaincre en suppliant un puissant adversaire
Nous voici toutes fois dans Alep arrivés
Sans que lui ni les siens s’y soient encore trouvés.
Que fait-il ? Qu’attend-il ? Ou quel vent d’espérance
Enfle encore son orgueil contre toute apparence ?
Est-il en ce danger de jugement perclus ;
Ou si par aventure, il ne lui souvient plus
Que j’ai du sang des siens ses campagnes noyées
Ses Châteaux démolis, ses Villes foudroyées
Et que mes Lieutenants ont encore depuis peu
Promené dans son Camp, le fer, et le feu ?
Voudrait-il de nouveau, d’une audace importune
Pour la centième fois éprouver la fortune ?
Elle qui lui faisant tout le mal qu’elle peut
Nous montre à ses dépens le bien qu’elle nous veut,
Ô, qu’il est abusé d’une ignorance étrange
S’il pense que pour peu la fortune se change
Elle fût autrefois le favorable appui
Du trône des Persans, qu’elle abat aujourd’hui,
Mais pourtant son amour, d’une Couronne à l’autre
Il faut bien qu’à son tour elle passe à la nôtre,
Et que ce Roi vaincu, souffre les mêmes fers
Que de ses devanciers tant d’autres ont soufferts
Partez donc aussi bien, on voit de la muraille
Parlant à Mustapha.
Que de faire tout le Camp, vous attend en bataille,
Là vous commencerez de gloire environné
À jouir du pouvoir que je vous ai donné.
Si votre âme guerrière, et bouillante d’audace
Abhorre le repos comme il faut qu’elle fasse,
Que dès le point du jour, on connaisse demain
L’effet du Sceptre d’or que vous avez en main
Faites marcher vos gens tout droit au sein de Perse,
Et moi qui veux tenir une route diverse
Aussitôt après vous je conduirai les miens
Par où plus grand péril mènes aux flots Caspiens.
MUSTAPHA.
Ah ! Sire plut au Ciel, qu’il vous eût pris envie
De me laisser en Perse abandonnant ma vie,
Pendant que de la guerre y portant tout le faix
Vous goûteriez en Thrace une profonde paix,
D’où vos seules vertus sans partir d’une place
Nous pourraient inspirer la conduite et l’audace,
De même que le cœur dans son siège arrêté
Donne au corps les esprits et la vivacité.
Sinon permettez-moi de prendre votre route
Où le plus grand péril se trouvera sans doute,
Que s’il faut que j’y tombe, et rendre sous les coups
L’Âme, et le Sang Royal, que j’ai reçu de vous
Ma chute pour le moins fût-elle encore pire
Ne fera point crouler la masse de l’Empire.
RUSTAN.
Il dit vrai.
SOLIM.
Votre cœur me plaît, et j’en fais cas
Cet ordre néanmoins ne se changera pas.
Je veux me réservant ce périlleux voyage
Que le plus grand ouvrier ait le plus grand ouvrage,
Faites donc simplement les choses que je veux
Ainsi le Ciel seconde, et vos pas et mes vœux.
MUSTAPHA.
Je pars donc ô Seigneur, et pour très humble grâce
Baise encore à genoux les vôtres que j’embrasse.
SOLIMAN.
Va mon sang, va mon fils, apprends qu’un conquérant
Doit cheminer partout comme un feu dévorant.
Pardonne à qui te cède, et mets plus bas que l’herbe
L’ennemi qui résiste, et le vaincu superbe,
Enfin que ta valeur aille jusqu’à ce point
Que le plus fort l’avoue et n’en rougisse point,
Acmat, suivez-le donc, et faites qu’on lui donne
La moitié de mon Camp selon que je l’ordonne
Puis revenez au temple où je suis attendus.
ACMAT.
Je le ferai, Seigneur.
Scène IV
RUSTAN, OSMAN
RUSTAN.
Ô ! Dieux qu’ai-je entendu ?
OSMAN.
Ah quel sujet d’envie a l’esprit de mon maître
Il est furieux autant qu’on le peut être.
RUSTAN.
Que vous ensemble Osman, être à peine arrivé
Et recueillir le fruit dont je me vois privé ?
Usurper hautement tous les droits de la guerre
Que ma charge me donne, et sur mer et sur terre,
Mais quoi, possible encor tant il est insensé
Il croit que son mérite est mal récompensé,
Et qu’étant fils du Roi, tout ce qu’on lui peut rendre
Est toujours au-dessous de ce qu’il doit prétendre,
Comme si la vertu se mesurait au sang
Ou le prix du mérite à la grandeur des rangs,
Et puis qu’il ne sait pas que ma femme Roxale
M’allie étroitement à la maison Royale,
Mais il est encor temps de lui faire acheter
Un Sceptre mal acquis que je dois porter.
OSMAN.
Oui Seigneur la vengeance, est bien due à l’outrage
Mais elle le ferait encore davantage
Si vous n’aviez, vous même avancé votre ennui
Pour être l’artisan de la gloire d’autrui,
Vous avez tant voulu qu’on vantât sa vaillance
Son esprit, son crédit, son soin, sa vigilance
Comme encore matin j’ai fait auprès du Roi
Que vous même à la fin l’avez mis dans l’emploi
Puisqu’au lieu du soupçon et de la jalousie
Dont l’âme du Sultan, devait être saisie
Votre espoir qui vous trompe et votre art qui vous nuit
Ont vu à naître l’estime, et l’amour qui la suit.
RUSTAN.
Il est vrai, mais je veux que le même artifice
Serve à le faire choir du faîte au précipice,
Je vais trouver la Reine, et suivant mon dessein
Lui porter plus avant la crainte dans le sein
Dont, comme d’un venin, je prétends qu’elle même
En infecte le Roi qu’il la croit, et qui l’aime.
Scène V
DESPINE, ALVANTE
DESPINE.
Mon père est-il donc vrai que vous avez pitié
De ma longue souffrance et de mon amitié ?
ALVANTE.
Il est bon de tromper cette Amante insensée
Pour lui causer le bien que j’ai dans la pensée,
Oui ma fille, et partant reprenons le discours
Dont nous avons tantôt interrompu le cours.
DESPINE.
Oyez donc en deux mots la fin de mon histoire ?
Je vous ay déjà dit si j’ai bonne mémoire
Comme cet ennemi si vaillant et si fier
Par le nombre vaincu se rendit prisonnier,
Quand il sut que j’étais la Princesse Despine
Or voici d’où nos feux ont pris leur origine
Il fut mis dans ma tente au vingtième jour
Dont il eut connaissance et la naissance.
Après un grand soupir témoin de son amour
Enhardit par le mien qu’il avait pu connaître
Il m’a pris en secret, et son nom et son être,
Son courage si grand, et si bien remarqué
Au combat qu’il rendit quand il fut attaqué,
Sa grâce et son visage en sont toutes les marques
Qui brillent d’ordinaire en celui des Monarques,
Et de son entretien l’inévitables appas
Me charmèrent si bien que je n’en doutai pas.
ALVANTE.
Ajoutez, aux raisons que vous venez de dire
Quel on croit aisément les choses qu’on désire.
DESPINE.
Il est vrai cher Alvante, et c’est aussi pourquoi
Je reçus volontiers son Amour et sa foi,
D’autant mieux que je crus qu’une paix fortunée
(Au moins nos pères morts) suivrait notre Hyménée.
ALVANTE.
Et pourquoi s’il vous plaît ne l’accomplîtes-vous ?
DESPINE.
Pour ce qu’étant blesse de quantité de coups
Je ne souhaitais pas que la chose fût faite
Qu’il ne fût assuré d’une santé parfaite
(Mais hélas, qu’en Amour on craint avec raison)
En attendant le temps de cette guérison
Voici que de notre heur la fortune jalouse
Vient arracher l’Époux du sein de son Épouse
Il vous souvient assez que les Scythes hardis
Me donnèrent bataille, et que je l’a perdis,
Avec tant de malheur que les miens me laissèrent
Sans défendre mon Camp que les autres forcèrent,
Si bien qu’en Mustapha, mon espoir, et mon cœur
Tombèrent sous la main du superbe vainqueur,
Qui l’ayant reconnu le rendit à la Thrace
Qu’il a toujours gardé depuis cette disgrâce,
Voilà de ma douleur le fruit éclairci
Et l’espoir de salut qui me retient ici,
J’attends donc maintenant l’assistance promise
Et de votre conseil, et de votre entremise
Sans laquelle il est vrai que difficilement
Je puis me découvrir aux yeux de mon Amant,
Ne pouvant l’aborder ni lui parler moi-même
Sans nous jeter tous deux en un péril extrême,
Puisque de tant de Chefs qui ne le quittent pas
Quelqu’un peut m’avoir vue au milieu des combats.
ALVANTE.
Vous montrez bien encore par cette sage crainte
Qu’Amour n’a pas en vous toute raison éteinte
Je prends donc désormais cette charge sur moi
Mais vous trouverez bon auparavant.
DESPINE.
Et quoi.
Proposez seulement.
ALVANTE.
Que je vous aille prendre
À notre hôtellerie, où vous m’irez attendre
Sans errer plus longtemps autour de ce Palais.
DESPINE.
Eh bien mon cher Alvante, oui je vous le promets
Portez, lui donc ma lettre, où sont en peu de lignes
Dépeints mes longs travaux, et mes malheurs insignes.
ALVANTE.
Et cet autre papier que vous m’avez donné
Est-ce une lettre encor ?
DESPINE.
Non, c’est un blanc signé
Qu’autrefois par larcin pris au Roi mon père
Pour en tirer un jour le fruit que j’en espère,
Vous le lui donnerez et lui même pourra
Y mettre de ma main tout ce qu’il lui plaira,
Puisqu’il n’est parmi nous ni place ni Province
Qui voyant le Cachet le sein de son Prince
Ne s’offre incontinent à recevoir sa loi
Comme s’il en était le véritable Roi,
Enfin la nudité de ce papier lui donne
Des richesses sans nombre, avecque une Couronne.
ALVANTE.
Madame, assurez-vous qu’avec juste raison
Je m’en vais travailler à votre guérison.
DESPINE.
Allez et que l’Amour le plus grand Dieu du monde
Fasse que le succès à mes souhaits réponde.
ALVANTE.
Vous voyez le logis, allez-y seulement.
Scène VI
ALVANTE, OSMAN
ALVANTE.
Ô Dieux fut-il jamais un tel aveuglement
Avoir pu concevoir ces feux illégitimes
Leur donner nourriture avecques tant de crimes
Et me choisir encore pour l’instrument fatal
Des maux qu’elle prépare à mon pays natal
Plutôt que cela soit Ô ! Ciel que ton tonnerre
Me creuse un monument au centre de la terre
Il déchire les papiers.
C’est ainsi que je fais votre commission.
C’est ainsi que je sers à votre passion,
Et que je contribue à cet hymen funeste
Que la terre condamne, et que le Ciel déteste.
OSMAN, survenant, et caché dans un coin.
Ils s’en va mal content que peut-ce être, allons voir
Les papiers déchirés qu’il vient de laisser choir.
Lisons, à quelque main que le poulet s’adresse
Il parle ouvertement d’Amour et de promesse
Tâche encore d’ajuster ces fragments ramassés
Sans passer plus avant, celui-ci montre assez
Par ces mots bien liés de Sceptre héréditaire
Que leur intelligence est, de très haut mystère.
Mais il faut recueillir jusqu’au moindre morceau
Dieux, qu’est-ce que je vois. Le sein et le grand Sceau
Du Prince des Persans qui tiennent tout ensemble.
Ah vraiment le secret va plus loin qu’il ne semble
Va l’exposer au Roi, puisque le cas est tel
Qu’un silence indiscret rendrait criminel,
Taire une trahison c’est presque la commettre
Non non, porte à Rustan, cette importante lettre,
Ce merveilleux esprit qui fait tout par compas
Y trouvera le sens que tu n’y trouves pas.
ACTE II
Scène première
LA SULTANE, RUSTAN, HERMINE
RUSTAN.
Enfin il est venu suivi de trente Princes
Qui pour le suivre en Perse ont quitté leurs Provinces,
Si bien que jamais Roi n’a mis en moins de temps
N’y tant d’amis sous pied ni tant de combattants,
Regardez maintenant si le danger vous presse
Et s’il vous faut avoir une molle tendresse.
SULTANE.
Il est vrai, je vois bien, que sans votre secours
Nous ne sommes pas loin du dernier de nos jours,
Cherchez donc un remède au mal qui nous menace,
Et dites franchement ce qu’il faut que se fasse, que je fasse.
RUSTAN.
Madame, le Roi seul nous peut tous conserver
Il faut pour cet effet que nous l’allions trouver
Et lui rendre son fils suspect et redoutable
Par un discours adroit autant que véritable.
Or voici le profit qui nous en reviendra,
C’est que des mains du moins le Roi lui restreindra,
De sa commission l’excessive puissance,
La dessus, l’Orgueilleux prendra quelque licence,
Et n’ayant pas encor tout l’esprit qu’il lui faut
S’emportera sans doute à se plaindre tout haut.
Par aventure aussi fera-t-il quelque chose
Qui de en neuve aux soupçons fera nouvelle cause
Accident qui l’éloigne, ou le fait prisonnier,
Que si le sort voulait qu’on en vint au dernier
Sans doute la fortune achèverait le reste
Et son ambition lui deviendrait funeste.
HERMINE.
Oui. Mais s’il obéit, et garde le respect ?
RUSTAN.
Il ne laissera pas d’être encore suspect
Étant bien mal aisé qu’aux pères de son âge
Le crédit des enfants ne donne de l’ombrage
Et que d’un successeur, qui marche sur leurs pas
La trop grande splendeur ne les offusque pas.
SULTANE.
Mais les simples soupçons ne pourront pas suffire
À lui faire avancer la mort qu’on lui désire.
Ainsi notre malheur est toujours en sa main.
RUSTAN.
Nous empêchons au moins qu’il n’arrive demain
Et c’est beaucoup gagner dans un mortel orage
Que d’avoir différé le temps de son naufrage
Mais voici l’Empereur, présentez-vous à lui.
SULTANE.
Son visage troublé marque un secret ennui.
RUSTAN.
Tant mieux notre entreprise en fera plus aisée
Puisqu’il a déjà l’âme au trouble disposée.
Scène II
SOLIMAN, SULTANE, RUSTAN, OSMAN, HERMINE
SULTANE.
Ah ! Seigneur quel sujet de crainte ou de douleur
Trouble de votre front le calme et la couleur ?
SOLIMAN.
J’ai crainte, j’ai douleur, pourtant je ne puis dire
Ni le mal que je crains ni pourquoi je soupire,
J’ai pris ces passions que je ne connais pas
Au temple dont le feu se l’âtre tremble sous mes pas
SULTANE.
Ô Dieux.
RUSTAN.
Souventes fois le Ciel en ses augures
De nos maux advenir crayonne les figures.
SOLIMAN.
Un cœur comme le mien, que soutient la vertu
En peut être ébranlé mais non pas abattu.
SULTANE.
Mais un prudent esprit doit tout mettre en usage
Pour deviner l’effet d’un sinistre présage,
Afin que le malheur dont il est averti
Par sa précaution, puisse être diverti.
Mais ô Dieux si j’osais expliquez ma pensée.
SOLIMAN.
Achevez, poursuivez la parole avancée.
SULTANE.
Non non, je ne veux pas vous annoncer des maux
Sur des sujets de peur qui possible sont faux
Quoiqu’ils me semblent vrais avec trop d’apparence.
RUSTAN.
Vous pouvez donc les dire avec plus d’assurance
Et votre Majesté en le doit plus celer
En si juste sujet de craindre et de parler.
SULTANE.
C’est donc de mon amour l’extrême violence
Qui me force ô Seigneur, à rompre le silence,
Et c’est en sa faveur qu’il faut me pardonner
Le fâcheux entretien que je vous vais donner.
SOLIMAN.
Parlez assurément, puisqu’il n’est chose aucune
Qui provenant de vous me puisse être importune.
SULTANE.
Je crains, Sire, et la peur dont je sens les glaçons
S’accroît toujours en moi par de nouveaux soupçons
Je crains dis-je ô grand Roi que quelqu’un ne conspire
Et contre votre vie, et contre votre Empire,
C’est à quoi la douleur qui vous fait soupirer
Et les signes du Ciel se doivent référer.
SOLIMAN.
Mais quel cœur assez haut oserait l’entreprendre ?
SULTANE.
Il faut bien l’avoir tel, pour y vouloir prétendre
D’où vient que mes soupçons s’arrêtent malgré moi.
Sur un dont le pouvoir me donne de l’effroi
Et qui peut mieux que tous entreprendre ce crime
En ayant moins que tous de sujet légitime,
C’est votre propre fils de qui je veux parler.
SOLIMAN.
De qui ?
SULTANE.
De Mustapha.
SOLIMAN.
Quoi ?
SULTANE.
Pourquoi vous troubler
Je ne dis rien Seigneur, non non, aux Dieux ne plaise
Puisque ma voix vous trouble il faut que je me taise
Non je n’assure rien, mais presque à tout moment
Les sujets de douter augmentent mon tourment.
RUSTAN.
Quand je devrais (Seigneur) tomber en votre haine
Je confirme en ceci le discours de la Reine.
SOLIMAN.
Mais quel soupçon du Prince, et d’où le concevoir ?
SULTANE.
Ah Sire, êtes-vous donc à vous apercevoir
Qu’avec ce doux accueil, cette humeur si traitable
Cette vertu sublime ou feinte, ou véritable
Cet excès de largesse ou de profusion
Dont il se vend toujours en toute occasion,
Et par cette valeur que tout le monde estime
Il sème dans les cœurs les appas de son crime,
Sa conduite d’ailleurs nous peut faire juger
Qu’il est d’intelligence avecque l’étranger,
Cet long voyage en Perse, et qu’il y voulut faire
Sous couleur d’épier notre vieil adversaire,
Me donne à soupçonner que durant sa prison
Il a dressé le plan de quelque trahison.
Et que le Roi Thacmas lui promit assistance.
Sous l’espoir de la Paix, et de la récompense
C’est pourquoi maintenant, qu’un grand nombre d’amis
Pare, et grossit un camp à son Sceptre soumis
Que son ambition qu’il n’a point de limite
Par le bruit des boucliers se réveille et s’irrite
Je craindrais que son bras si puissamment armé
N’achève le projet que son cœur a formé.
SOLIMAN.
Le Sceptre qu’il possède, au repos le convie
Puisqu’un bien possédé ne donne plus d’envie.
SULTANE.
Sire l’expérience a pu vous enseigner
Qu’on sent croître en régnant le désir de régner.
RUSTAN.
Seigneur à ces raisons, qui ne font pas petites
Ajoutez, s’il vous plaît, celles qu’il vous a dites,
Pour vous persuader, qu’il ferait à propos
Que votre Majesté demeurât en repos,
Cependant que lui seul exposerait sa vie
À tous les accidents dont la guerre est suivie,
Surtout j’ai remarqué qu’il voulait obtenir
De prendre le chemin que vous voulez tenir,
Non qu’il y fût poussé par un désir de gloire
Comme possible alors il vous l’a fait accroire :
Mais pour joindre plus tôt le perfide Étranger
Afin d’aller tous deux d’un cours prompt et léger,
Envelopper la Thrace, et surprendre Byzance
Dont la plus grande force est en votre présence.
SULTANE.
Et quoi cela de plus ? Dieux qu’en toutes façons
Nous avons bien sujet d’accroître nos soupçons,
Ah Seigneur, pensez-y, dérobez votre tête
Aux coups de cette foudre, à tomber toute prête,
Et si mes pleurs chez vous ont trop peu de crédit
Croyez au moins le Ciel dont la voix vous le dit.
SOLIMAN.
Madame mettez fin à votre inquiétude
Avec cette promesse, et cette certitude
Que suivant vos avis je prendrai comme il faut
Les avertissements qui me viennent d’en haut
Entrons...
OSMAN, survenant comme le Roi sort.
J’ai tant cherché qu’enfin je le rencontre.
Tirant Rustan à part.
Seigneur, j’ai des papiers qu’il faut que je vous donne montre.
Scène III
DESPINE, ALVANTE
DESPINE.
Et l’ingrat à pu faire un acte si maudit ?
ALVANTE.
Il a fait pis encor que je ne vous ay dit.
Et n’était pas besoin de m’attendre au passage,
Pour apprendre plutôt un si fâcheux message.
DESPINE.
Donques le déloyal a sitôt oublié
Ou rompu les serments dont il s’était lié,
Donc mon ardente amour pour cette âme glacée
D’un insolent mépris sera récompensée.
Et mon affliction ira jusqu’à ce point
Que je perdrai l’honneur parce qu’il n’en a point,
Que de mes chastes feux l’innocence éternelle
Par le crime d’autrui deviendra criminelle,
Enfin qu’on ternira le lustre de mes jours
Du reproche honteux de mes folles amours,
Le traître avez-vous dit, appelle mon voyage
Du nom d’effronterie et de libertinage ?
Celui-ci sera trop peu le perfide qu’il est
De ne vouloir pas voir ma foi qui lui déplaît.
S’il ne blâmait encor mes fidèles offices
Et si de mes vertus il ne faisait des vices.
ALVANTE.
Que l’antidote agisse avec tous ses efforts
Tant qu’il jette la peste, et le venin dehors.
DESPINE.
Et quand le déloyal à ma lettre rompu
A ce été devant vous ?
ALVANTE.
Oui Madame à ma vue.
DESPINE.
Et vous n’avez rien dit à cette indignité ?
ALVANTE.
Voici les propres mots qui l’ont tant irrité.
Ah Seigneur (ai-je dit) est-ce ainsi qu’on traite
Les innocents témoins d’une amitié parfaite,
Et qu’à la foi d’un Prince estimé si parfait
Sera désavouée, ou n’aura point d’effet ?
Est-ce à toi répond-il son confident infâme
À me représenter ni l’honneur ni le blâme,
Va, ne t’offre jamais à mon royal aspect
Et retourne en ta perte apprendre le respect,
Pour Despine, dis-lui, qu’aux filles de sa sorte
On ne peut trop blâmer l’ardeur qui la transporte,
Et que j’ai trop de gloire, et trop de jugement
Pour suivre une beauté qui vit peu sagement,
Aujourd’hui que le feu de nos dernières guerres
Va répandre sa flamme au milieu de ses terres,
Il lui siérait bien mieux d’être parmi les siens
Que d’errer vagabonde à la merci des miens,
J’allais lui repartir quand d’un regard farouche
De respect et de crainte il m’a fermé la bouche,
L’image de l’enfer en ses yeux a paru
La frayeur de la mort dans mes os a couru
Et comme mes pieds eussent jeté racine
J’ai resté quelque temps immobile.
DESPINE.
Ô Despine,
Despine infortunée, et dont le réconfort
Doit être seulement la vengeance ou la mort.
ALVANTE.
Pour vous faire raison d’un si sensible outrage
Il faut que le mépris pique votre courage.
DESPINE.
Ô grands Dieux des déesses, tous de fer et de feu
Pour le tort qu’on me fait sont encore trop peu,
Sus donc, restez honteux d’une amour offensée
Tendresses, et pitié, sortez de ma pensée
Au contraire entrez, dépit, dédain, courroux
Haine, rage, et fureur, je m’abandonne à vous.
Partons, partons d’ici, cher et fidèle Alvante
Et puisqu’il me refuse en qualité d’Amante
Et que de mes faveurs il fait si peu de cas,
Qu’il épouse ma haine au milieu des combats
C’est là que tu m’auras pour mortelle ennemie
Lâche qui m’as traitée avec tant d’infamie,
C’est là que ma valeur me doit faire raison
Et de ton insolence, et de ta trahison.
C’est là que par ma main autrefois éprouvée
Tu perdras la clarté que je t’ai conservée,
Allons fidèle Alvante, allons il faut partir
Et se mettre en état de promptement sortir,
C’est pourquoi de ce pas courez à l’Écurie
Et puisqu’elle est si loin de notre hôtellerie
Volez-y s’il se peut, et faites s’il vous plaît
Qu’en nous ayons dans peu notre équipage prêt,
Et pour moi, retournez au logis où nous sommes
Préparer au départ mes femmes, et vos hommes,
ALVANTE.
Je le ferai Madame.
DESPINE.
Allez.
ALVANTE.
Cela vaut fait.
Ô Destins que ma fourbe a fait un bel effet.
Scène IV
DESPINE, seule
Mais quel est mon dessein, folle, mal avisée.
Et par ma propre faute à bon droit méprisée,
Et quoi si la fureur m’emporte à me venger
De l’outrageux mépris de ce lâche étranger,
La raison veut aussi que ma rage insensée
Éclate dessus moi qui me suis offensée,
Qui me suis procuré le trouble où je vois
Et qui plus que tout autre ai failli contre moi,
Sus mon cœur imprudent, sus mon âme coupable
De plaisir ou d’espoir désormais incapable
À la mort, à la mort, mais allons la chercher
Devant les yeux cruels de ce vivant rocher,
Afin que de mon sang sa robe ensanglantée
Trouble au moins de remords son âme épouvantée,
Et qu’au lieu de regret ce spectacle d’horreurs
Lui jette dans l’esprit l’Enfer et la terreur.
Scène V
RUSTAN, OSMAN
RUSTAN.
C’est sa main, c’est sa lettre, et la Reine en a d’elle.
Qui nous pourrons servir de preuve et de modèle,
Enfin je ne crois pas qu’après un si grand coup
L’Esprit de Soliman nous résiste beaucoup,
Mais d’autant qu’il est Père, et qu’en cette aventure
Il nous faut avec l’art garder que la Nature
Ne calme en lui les flots que j’y veux soulever.
Voici l’invention que je viens de trouver.
Mon Secrétaire Ormin ne voit point d’écriture
Dont sa plume à peu près n’imite la peinture
Je viens de lui prescrire, et la forme et le sens
D’une lettre où je veux que le Roi des Persans
Traite d’intelligence avec le fils du nôtre
Qu’en nous mettrons après en morceaux comme l’autre,
Il apprendra par là que le Prince a promis
D’entrer en alliance avec ses ennemis,
Et que pour cet hymen la fureur qui le guide
Doit allumer la torche avec un parricide,
Si bien qu’en cette mer battue de tant de vents
En son cœur agité flots sur flots élevant.
Avec l’aveugle amour qu’il porte à la Sultane
Sa raison à la fin perdra la Tramontane,
La fortune et l’amour ont l’ouvrage avancé
Mais il faut achever ce qu’ils ont commencé,
Et sur un incident fortuit et véritable
En forger un expert de nature semblable,
Or ce qui me fait prendre un si hardi dessein
C’est que j’ai du Persan le Cachet, et le sein,
Sur quoi ce grand Colosse, et d’art, et d’imposture
Avec son piédestal trouve sa couverture.
Pour lui ses grands emplois le divertissent tant
Qu’il ne verra jamais les pièges qu’on lui tend,
Et d’ailleurs que sait-on, si lorsque je l’opprime
Le châtiment en lui ne prévient point le crime ?
Que sait-on, et pour moi j’y trouve assez de jour
Si la rébellion ne suit point son amour ?
Possible en le perdant, possible après perte
La vérité du fait nous sera découverte
Cependant il est bon qu’en le faisant périr
Il coure le hasard qu’il nous ferait courir.
OSMAN.
C’est bien dit et pour moi il faut que je vous serve
Je le ferai toujours partout et sans réserve.
Aux dépens de la vie, aux dépens de l’honneur
Ne connaissant que vous de maître et de Seigneur.
RUSTAN.
Crois si j’atteint aussi la grandeur où j’aspire
Que ta condition n’en deviendra pas pire,
À propos garde bien qu’un langage indiscret
Ne fasse entrer la Reine en ce dernier secret,
J’ai tantôt remarqué qu’elle ne suit qu’à peine
Les violents conseils que m’inspire la haine
Je lui trouve un Esprit, mol, lent, irrésolu
Qui veut, et ne veut plus ce qu’il aura voulu,
En un mot, sans la peur du danger qui la presse
Et que j’accrois toujours avec beaucoup d’adresse
Je ne sais si son cœur qui craint plus qu’il ne haït
Achèverait l’affaire au gré de mon souhait.
OSMAN.
Seigneur à quelque emploi que votre ordre m’appelle
Je suis également circonspect, et fidèle.
Scène VI
SOLIMAN, ACMAT
ACMAT.
Si le Prince avait eu cette damnable envie
Ce qui ne fut jamais (au péril de ma vie)
Il a comme l’on sait trop d’esprit et de sens
Pour joindre sa faiblesse, à celles des Persans.
Il a couru la Perse, et la doit bien connaître.
SOLIMAN.
Trop trop pour mon salut, et pour le sien peut-être,
Ce fut en ce voyage durant sa prison
Qu’il étrangle le nœud de cette trahison.
ACMAT.
S’il y fit un voyage, il y fit par votre ordre
Et la dent du soupçon n’a pas sujet d’y mordre,
Non Seigneur, et s’il plaît à votre Majesté
Je suis plege envers tous de sa fidélité.
SOLIMAN.
Vous avancez beaucoup, Acmat.
ACMAT.
N’importe Sire,
Il n’est rien néanmoins qui m’en fasse dédire,
Sa vertu précieuse à tous les gens de bien
N’est pas moins mon garant que la mienne est le sien.
SOLIMAN.
Sa vertu qu’il étale avec tant de pompe
Est le masque et l’appât sous lequel il vous trompe.
ACMAT.
Ah Seigneur, le soupçon, ce monstre sans pitié
Loge bien tôt la haine, ou logeait l’amitié,
C’est pourquoi quand il vous en reste encore
Dévorez-le vous-même avant qu’il vous dévore,
Eh de grâce aidez-vous, étouffez ce serpent
Dans le même venin qu’il souffle, et qu’il répand,
Vous-même ayez soupçon du soupçon qui vous ronge
Et vous en démêlez comme d’un mauvais songe,
Quand un songe effrayant trouble notre sommeil
Nous nous en délivrons avec prompt réveil,
Ainsi nous évitons en ouvrant la paupière
Le danger d’un brasier, celui d’une Rivière,
Un Tigre, un Assassin, et cent genres de morts
Qui font frémir de crainte, et l’esprit et le corps.
En cette occasion l’aventure est pareille,
Dans l’erreur du soupçon votre raison sommeille,
Éveillez là Seigneur, et votre Majesté
Trouvera le repos avec la vérité.
SOLIMAN.
Je le désire Acmat, et déjà je l’espère,
Tant vos sages discours ont un effet prospère
J’ai tantôt commandé qu’on le fit revenir
Noradin, en a l’ordre allez le retenir.
ACMAT.
Je vais de votre part lui dire qu’il attende.
SOLIMAN.
Et qu’il ne parte point que je ne le commande.
Ô Dieux, je conclus bien pour la dernière fois
Que les bons Conseillers sont le trésor des Rois,
Les puissantes Raisons qu’il vient de me déduire
Vont ranger mes soupçons au point de se détruire,
Et si je n’ai la paix, je sens bien pour le moins
Que déjà leur vertu donne trêve à mes soins.
Scène VII
RUSTAN, SOLIMAN
RUSTAN.
Ni paix ni trêve encor guerre, guerre mortelle
Fers au Prince, ennemi, mort au fils infidèle.
SOLIMAN.
Holà, qu’est-ce, Rustan ?
RUSTAN.
Un prodige d’horreur,
Qui vous doit mettre au fin la haine et la terreur,
Montrant les papiers.
Ô sort tu fais bien voir en ces marques funestes
Que Soliman est cher aux puissances Célestes,
Osman passait naguère à ce qu’il m’a conté
Un coin qui du Palais est le moins fréquenté,
Lorsqu’un homme, ou surpris de crainte à sa venue,
Ou d’autre passion qui nous est inconnue,
(Peut-être de remords) a doucement coulé
Ces fragments sur la terre, et puis s’en est allé,
Lui d’un soin curieux les tire de la fange
Et puis d’un art heureux les place, et les arrange,
Enfin ayant connu quel était le forfait
Il me l’a déconcerté, voyez : le coup est fait.
Il change de couleur.
SOLIMAN.
L’âme triste éperdue,
Entre l’étonnement, et l’horreur suspendue,
Bref d’esprit et de corps, également perclus,
Je me cherche en moi-même, et ne m’y trouve plus.
RUSTAN.
Que ces tristes pensées où votre âme s’abîme
Ne vous empêchent pas de prévenir son crime
Puisque votre salut consiste à le punir.
SOLIMAN.
Oui, je vais commander qu’on le fasse venir
Sous couleur de lui dire une affaire importante.
RUSTAN.
Mais s’il faisait refus d’abandonner la tente ?
SOLIMAN.
On verrait dans son sang son crime se laver
Au milieu de son Camp où je l’irai trouver.
ACTE III
Scène première
MUSTAPHA, BAJAZET, SOLDAT
SOLDAT, accourant.
Grand Prince, Bajazet vous conjure d’attendre
Pour secret important que vous devez entendre,
Voyez-le qui fait signe, et s’avance à grands pas.
MUSTAPHA.
Ses chefs le suivent-ils ?
SOLDAT.
Seigneurie, ne croyez pas...
MUSTAPHA.
Puisqu’il laisse le Camp, ou tumulte ou querelle
Ou plus triste accident au quartier me rappelle.
BAJAZET, arrivant.
Ah Seigneur, gardez bien d’entrer dans le Palais
Si vous n’avez dessein de n’en sortir jamais,
Là si vous l’ignorez la mort vous est certaine
Par le traître Rustan, et la méchante Reine.
MUSTAPHA.
Et les savez-vous bien ?
BAJAZET.
Oui, Seigneur, je le sais
Si bien et vraiment, qu’il n’est rien de plus vrai,
Je rentrais dans le Camp d’où vous sortiez à peine,
Lorsqu’un Page du Roi, fils du fidèle Ormeine,
Et frère de Dragut que vous connaissez tant
Est venu découvrir ce secret important.
Il m’a dit qu’à travers de la tapisserie
D’un petit cabinet qui joint la galerie,
Il a vu Roxelane, et Rustan à genoux
Qui conjuraient le Roy de s’assurer de vous,
À ce que, par ces mots de supplice et de faute,
Qu’ils proféraient souvent d’une voix assez haute,
Et par votre nom propre, il en a pu juger
Or de quelle imposture ils ont pu vous charger,
Qui ne peut être enfin que d’extrême importance,
Ni quelle est du Sultan la dernière sentence
Au bruit d’un survenant la peur d’être surpris
Est cause ce dit-il, qu’il ne l’a point appris,
Mais il juge pourtant, que las de se défendre
L’Esprit de Soliman était prêt à se rendre,
C’est pourquoi sauvez-vous comme vous le devez
Tandis qu’il en est temps, et que vous le pouvez.
MUSTAPHA.
Prendre sitôt l’alarme, et sur la foi d’un Page,
C’est manquer à la fois d’esprit, et de courage.
BAJAZET.
Quand un avis s’accorde avec la vérité
De quelque part qu’il vienne il doit être écouté.
MUSTAPHA.
Mais qui vous fait trouver celui-ci véritable ?
BAJAZET.
Le rapport que j’y trouve avec le vraisemblable,
Vous savez que Rustan est enragé de voir
Que vous nous commandez avec tant de pouvoir,
Et qu’il se voit réduit depuis votre arrivée
À vivre avec sa charge en personne privée,
Or je n’en doute point que ce lâche et malin
Ne sache que la Reine, aimant son fils Selim,
Par une conséquence évidente et certaine
Vous regarde en marâtre avec des yeux de haine,
Et ne la fasse agir comme un puissant ressort
À remuer l’esprit du vieillard qu’elle endort.
MUSTAPHA.
Mais comment sauraient-ils le mettre en défiance
D’un qui vit sans reproche avec sa conscience,
Leur charme est-il si fort sur le sens paternel
Qu’un fils innocent en faire un criminel ?
BAJAZET.
La noire calomnie, et l’envie au teint blême
Arrêteraient la dent sur l’innocence même
Qui sait si par hasard ces courages pervers
Ont point de votre amour les secrets découverts ?
Et si c’est point par là que l’un et l’autre espère
De rendre votre foi suspecte à votre Père.
MUSTAPHA.
Oui, celui-là peut être, et la méchanceté
Serait bien au plus haut qu’elle ait jamais été,
Il est vrai que j’adore une beauté divine,
Je l’aime, et vous le savez, la vaillante Despine,
Mais je vous jure encor ce que par ci-devant
Sur ce même propos j’ai juré si souvent
Qu’au milieu des ardeurs de la plus belle flamme
Dont le flambeau d’Amour puisse brûler une âme,
Je garderai toujours le respect et la foi
Que mon Père et Seigneur doit attendre de moi,
Mais après cette guerre à ma charge commise
Soit vaincu, soit vainqueur, et sans plus de remise
Je lui veux demander cette jeune beauté
Pour prix de mes travaux ou de ma loyauté,
Et si de son refus ma prière est suivie
Alors je finirai ma misérable vie,
À ce double titre au fond du monument
De fils respectueux, et de fidèle Amant :
Et le Ciel reprendra mon âme infortunée
Pure comme elle était quand il me l’a donnée
Lui-même, et Bajazet peuvent voir si je mens
Eux qui savent ma vie, et mes déportements.
BAJAZET.
En vain le Ciel et moi savons votre innocence
Si la terre et le Roi n’en ont pas connaissance,
Les Rois quoique d’un sang le plus proche des Cieux
N’ont pour voir dans nos cœurs que de terrestres yeux,
Et dans l’État qu’ils sont et celui que nous sommes
Nous commandent en Dieux mais nous jugent en hommes,
Évitez donc Seigneur un danger apparent
Contre qui l’innocence est un mauvais garant
Et je ne doute point si vous me voulez croire
Que l’art des imposteurs ne serve à votre gloire,
Et que la vérité cette fille du temps
N’ajoute un nouveau lustre à vos jours éclatants.
MUSTAPHA.
Non brave Bajazet, quelque fort qui m’attende
J’irai trouver le Roi, puisque le Roi me mande,
Après l’ordre reçu de son commandement,
J’avance ses soupçons par mon retardement,
Et suivant vos conseils je perds mon innocence
Par le crime qui suit la désobéissance.
BAJAZET.
Seigneur quel intérêt de tant de gens de bien
Dont vous êtes l’Amour, l’Espoir et le soutien
Vous fasse au moins surseoir ce voyage funeste.
MUSTAPHA.
Je fais ce que je dois, le Ciel, fasse le reste,
Mais que veut cette Esclave avec ce mouchoir
L'esclave paraît au Balcon ou sur une porte
Qu’elle a semblé jeter plutôt que laisser choir.
BAJAZET.
Donnez-le-moi, Soldat, n’avez-vous point pris garde
Qu’elle s’est retirée afin qu’on y regarde,
C’est sans doute un avis qu’elle vous veut donner
Et le nœud que j’y vois me le fait deviner,
Ah Seigneur ce billet n’est point coup d’aventure,
Il dénoue le coin du mouchoir.
C’est pourquoi hâtez-vous d’en faire la lecture.
Lettre d’Hermine à Mustapha.
Prince vos ennemis brassent votre trépas,
Recevez sans soupçon l’avis que je vous donne,
Afin que ce bienfait ne vous étonne pas
En voici le sujet qu’il n’est su de personne.
La Chypre est mon pays, ce fut ou mon bonheur,
Me fit choir en vos mains quand je fus à asservie,
Là vous prîtes le soin de me sauver l’honneur
Et je le prends ici de vous sauver la vie.
MUSTAPHA.
Ô diable, secourez-moi.
BAJAZET.
Si vous le connaissez,
Et la terre et le Ciel vous secourent assez,
Les conseils, les avis, vous pleuvent l’un sur l’autre
Et bien loin d’empêcher votre perte et la nôtre,
Vous courez au péril que l’on vous a montré.
Scène II
MUSTAPHA, BAJAZET, PAGE
PAGE.
Ô Seigneur, qu’à propos je vous ai rencontré
Retournez vite au Camp, où s’étend un murmure
De malheureux présage, et de naissance obscure
Le bruit de votre mort dont vos Chefs sont troublés
Dans le grand Pavillon, les avait assemblés.
Mais le Conseil tenu, la plus grande partie
A resté dans l’armée, et l’autre en est sortie,
Ceux-là pour ordonner, ceux-ci pour s’enquérir
Et tous pour vous venger, ou pour vous secourir,
J’ai laissé les derniers dans la place du change
Qui feront dans Alep, une rumeur étrange,
Si vous même Seigneur, ne courez au-devant
Pour leur faire savoir que vous êtes vivant.
MUSTAPHA.
Ah mon fidèle ami, donnez-vous cette peine
Allez les affranchir que leur frayeur est vaine
Dites-leur que je vis.
BAJAZET.
Je leur dirais plutôt
Que si vous n’êtes mort vous le serez bientôt,
Mais enfin quand j’irai pensez-vous qu’ils me croient ?
Il est besoin pour vous et pour eux qu’ils vous voient
Pour vous qui craignez tant de vous rendre suspect
Et pour eux dont les cœurs demandent votre aspect.
MUSTAPHA.
Ô ! Dieux, le mal s’accroît pendant que je consulte
Allons donc à la place apaiser ce tumulte.
Scène III
RUSTAN, seul, allant chez la Reine
Et importun Acmat qui parle avec le Roi.
S’il sait notre secret, ne lui dit rien pour moi,
Que si de ses conseils il forme une machine
Qui de mon ennemi retarde la ruine,
La Reine à qui le Roi ne peut rien refuser
Est la machine qu’il lui faut opposer,
La peur qui par mon art l’a rendu plus hardie,
Va la faire résoudre à quoi que je lui die.
Scène IV
SOLIMAN, ACMAT
SOLIMAN, fort de colère.
Point, point, le caractère est bien vérifié
D’abord autant que vous je m’en fuis défié,
Mais plus j’ouvre les yeux, plus j’y vois de lumière,
Et la seconde preuve assure la première.
ACMAT.
Après le jugement de Votre Majesté
Je n’ose plus douter de cette vérité,
Mais pour tant de papiers (avec votre licence)
Je doute que le Prince en ait moins d’innocence
La malice ennemie a semé ce poison
Afin d’en infecter vous et votre maison,
Et perdre votre fils par ces lettres maudites
Lui qui perdra bientôt ceux qui les ont écrites,
Si comme le dessein il en a le pouvoir
Que sans l’appui du vôtre il ne saurait avoir.
SOLIMAN.
Pour un esprit malsain, ou qui veut qu’on le flatte
Cette explication est assez délicate,
Non, pour moi qui veux voir et mon mal et mon bien
Mais suivez votre sens, et je suivrai le mien,
Quand il sera venu, s’il a de quoi répondre
Aux accusations qui le peuvent confondre,
En ce cas, (mais le Ciel ne nous aime pas tant)
Il est fils glorieux, et moi Père content
Je lui confirmerai la charge qu’il exerce
Et la commission du voyage de Perse
Sinon je saurai bien punir son attentat
Par l’ordre des Majeurs et les lois de l’État.
Sans que ses partisans, ni tous ces trente Princes,
Qui pour suivre son crime ont quitté leurs Provinces,
Ni tout un Camp gagné par sa profusion
Le puissent garantir en cette occasion.
Scène V
SOLIMAN, SULTANE, HERMINE, RUSTAN, ACMAT
RUSTAN.
À ce dernier effort employez je vous prie
Tout ce que vous avez de force et d’industrie.
SULTANE.
Le Ciel, grand Empereur, ait soin de vous garder
Mais à quoi pensez-vous ? qu’avez-vous à tarder ?
Que vos justes fureurs n’ont déjà mis en poudre
Ce front qui sur tout autre est digne de la foudre,
Ce fils audacieux qui n’a que trop vécu
Après les crimes noirs dont il est convaincu,
Il a déjà conclu votre mort et la mienne
Et vous êtes encore à consulter la sienne,
Que fait en ce danger votre cœur endormi
Qu’il n’agit point du tout ou n’agit qu’à demi ?
De quoi vous sert ce don de sagesse profonde
Dont la vaste étendue embrasse tant de monde,
Lui qui vous fait prévoir les choses de si loin
Si pour les maux présents il vous manque au besoin ?
Non, je ne pense pas qu’en ce forfait énorme
L’Esprit de Soliman s’assoupisse ou s’endorme,
Et que pour n’être pas obligé d’y pourvoir
Il saigne d’ignorer un mal qu’on lui fait voir
Puisque cette paresse, ou cette indigne feinte
Le ferait soupçonner de faiblesse, et de crainte,
C’est qu’il lui reste encore un amour Paternel
Qui lui parle en faveur de ce fils criminel,
Et le rend nonchalant à punir son offense
Sous l’espoir mal conçu de sa résipiscence,
Mais croyez cher Seigneur qu’un cœur ambitieux
Veut tomber aux Enfers ou s’élever aux Cieux ;
Qu’il fait de son audace, ou son trône, ou sa tombe
Amoureux du Fardeau sous lequel il succombe,
Sire, souvenez-vous que des pensers pareils
Ont rarement fait place à de Sages Conseils,
Et que si l’insolent à ce coup vous échappe
Vous ne le verrez plus, que son bras ne vous frappe,
Car quel autre que lui voudrait tremper ses mains,
Dans le sang Sacré Saint du meilleur des humains ?
RUSTAN.
Bon !
ACMAT.
Ô mauvais discours.
SOLIMAN.
Ne pleurez plus, Madame,
Rendez à cela près l’assurance à votre âme
J’y donnerai bon ordre, et tel qu’à l’avenir
J’en aurai moins sujet de craindre et de punir.
RUSTAN.
L’affaire va très bien.
SOLIMAN.
Avant que le jour passe,
On saura qui des deux doit régner sur la Thrace,
Ici Soliman fait quelques pas.
Noradin l’a laissé qui venait sur ses pas
Il sera tôt ici.
HERMINE, sentiment caché.
Je ne le pense pas.
SOLIMAN.
Allez, vivez en paix.
SULTANE.
Ah, Seigneur, l’apparence ?
Ici la Sultane rêve.
La paix pourrait-elle être où n’est pas l’assurance ?
Scène VI
SOLIMAN, ACMAT, RUSTAN
RUSTAN.
Seigneur à dire vrai, la Reine a bien raison
Désormais les Conseils ne sont plus de saison,
Où la chose est visible, où les preuves sont claires
Les consultations ne sont plus nécessaires,
Sire, fassent les Dieux que je puisse mentir
Mais votre Majesté pourrait s’en repentir.
ACMAT.
En une occasion de pareille nature
On ne peut procéder avec trop de mesure,
Et quoique vous disiez les Conseils violents
Traînent le repentir plutôt que les plus lents,
Il s’agit en ceci d’une tête choisie
Après celle du Roi, la plus chère à l’Asie,
D’un Prince beau, vaillant, des bons toujours aimé
Redouté des méchants et de tous estimé,
Il s’agit de l’amour d’une puissante armée
De Soliman lui-même, et de sa renommée,
Bref il s’agit de tout, et je ne pense pas
Qu’on y puisse apporter un trop juste compas.
RUSTAN.
Acmat dorénavant si vous voulez bien faire
Ou parlez autrement, ou songez à vous taire.
En matière d’État on prend part au forfait
Pour trop paraître ami, de celui qui l’a fait.
ACMAT.
Ma foi, de qui trente ans ont fait l’expérience
Suffit pour mon estime, et pour ma conscience.
RUSTAN.
Mais le Roi cependant, depuis vos beaux discours
N’a rien fait que rêver et soupirer toujours.
ACMAT.
Qu’il rêve, à la bonne heure, en ce péril extrême
Son meilleur Conseiller, c’est son sens, c’est lui-même,
Il est plus entendu ni que vous ni que moi
Mais s’il me voulait croire, il n’en croirait que foi.
SOLIMAN.
Ô Fils ! ô Fils ! ô Dieux ! mais qu’est-ce que veut dire
Ce peuple curieux que ce spectacle attire.
RUSTAN.
Il fuit un prisonnier qui vient.
SOLIMAN.
Où ?
RUSTAN.
Le voilà.
SOLIMAN.
Je le vois, que peut-ce être ?
Scène VII
GIAFER, DESPINE, SOLIMAN, RUSTAN, ACMAT
GIAFER.
Amis, demeurez-là
Que le respect du Roi vous soit une barrière
Jeune homme, avancez-vous.
DESPINE.
Ô plaisante carrière
Ô belle occasion pour courir à la mort.
GIAFER.
Sire, j’étais en garde à la porte du Fort,
Où j’ai vu ce jeune homme, égaré, triste, blême,
Tel enfin qu’à vos yeux il se fait voir lui-même
Le soupçon que j’ai pris, qu’il venait de tenter
Ou de faire un forfait, me l’a fait arrêter,
D’abord nous n’avons su, non plus que d’une idole
Lui tirer de la bouche une seule parole,
Enfin, longtemps après par sa confession,
Il s’est trouvé Persan, et de plus Espion.
SOLIMAN.
Espion et Persan ?
DESPINE.
Oui, oui, je le confesse.
ACMAT.
Ô l’imprudent garçon !
SOLIMAN.
Voyez la hardiesse.
RUSTAN.
Ou plutôt l’impudence.
SOLIMAN.
Éloignez-vous, soldats.
Ici Soliman parle bas avec Rustan.
Rustan, approchez-vous.
ACMAT.
Puisqu’ils parlent tout bas,
Je leur deviens suspect, et tiens pour véritable
Que le Prince est perdu.
SOLIMAN.
Viens, çà, viens misérable.
Connais-tu ces papiers, ce cachet et ce sein,
Tu rougis, ne mens pas, tu le ferais en vain
Réponds, les connais-tu ?
DESPINE.
Je les dois trop connaître
Oui, je les connais bien. Ô ! le lâche ô ! le traître.
RUSTAN sentiment caché.
Ô dieux, qu’heureusement en cette occasion
Je tire mon profit de sa confusion.
SOLIMAN.
Et c’est à Mustapha que le paquet s’adresse ?
DESPINE.
Ô Ciel !
SOLIMAN.
Que tardes-tu, veux-tu que l’on te presse
Parle au lieu de trembler, tu trembleras après.
RUSTAN.
Il pourrait à la fin le presser de si près
Qu’il me gâterait tout.
Scène VIII
SOLIMAN, RUSTAN, DESPINE, ALVANTE, ACMAT, GIAFER,
SOLDATS
ALVANTE.
Ô Fille sans conduite.
Hélas en quel état vous trouvé-je réduite.
SOLIMAN.
À la fin ton silence aigrira mon courroux
Et tu n’en auras pas un traitement plus doux,
Réponds ou les tourments.
RUSTAN.
Seigneur, sans violence
Recevez-en l’aveu que vous fait son silence ;
Le malheureux qu’il est répond en se taisant.
SOLIMAN.
Bien donc ôtez-le-moi cet objet déplaisant
Et qu’une prompte mort soit le digne salaire,
Que mérite envers moi son dessein téméraire
Tu mourras scélérat.
DESPINE.
Je l’ai bien mérité
Ceci se dit tout haut.
ALVANTE.
Ah Sire !
RUSTAN.
Et quoi, que veut ce vieillard effronté.
ALVANTE.
Si j’obtenais de vous un moment d’audience
Je n’abuserais pas de votre patience.
SOLIMAN.
Quel es-tu ?
ALVANTE.
Serviteur de cet infortuné
Que vous avez vous-même à la mort destiné.
SOLIMAN.
Et que demandes-tu ?
ALVANTE.
Je demande sa grâce
Utile et glorieuse au grand Roi de la Thrace.
SOLIMAN.
Il rêve, le bon homme.
RUSTAN.
Il n’en faut pas douter.
ACMAT.
Seigneur, à tout hasard vous devez l’écouter.
SOLIMAN.
Je le veux, lève-toi, mais avant toute chose
Apprends que je châtie alors que l’on m’impose.
RUSTAN.
Voici l’homme d’Osman, mais le sort soit loué
Ma fourbe est à couvert, l’autre a tout avoué.
ALVANTE.
Grand Roi, ce prisonnier est si cher à son Prince
Qu’il le rachèterait d’une grande Province.
DESPINE.
Alvante, taisez-vous, ou parlez, s’il vous plaît
Mais laissez ma fortune en l’assiette qu’elle est.
ALVANTE.
Bien plus, c’est que jamais la plus riche victoire
Ne vous peut apporter tant de fruit ni de gloire,
Comme l’humanité vous en fera venir
Si vous lui pardonnez au lieu de le punir.
Puisqu’ainsi vous rendrez, si vous le voulez faire
La moitié de la Perse à vos lois tributaires.
SOLIMAN.
Mais enfin, quel est-il ? ôte-nous de souci.
ALVANTE.
Celle-ci grand Monarque, et non plus celui-ci
D’un Roi très malheureux, fille très malheureuse,
Est la belle Despine aux armes si fameuses,
Voyez.
DESPINE.
Que faites-vous ?
ALVANTE.
Ses beaux cheveux pendants
Que le Turban et l’Art resserraient au-dedans.
DESPINE.
Ô zèle injurieux !
Ici il lui ôte son turban.
ACMAT.
Ô merveilleux spectacle !
RUSTAN.
Or que fera le Ciel de ce nouveau miracle !
SOLIMAN.
Mais toi qui tiens nos sens et nos yeux ébahis
Quel sort, ou quel dessein t’amène en mes pays ?
Apprends-nous ce secret.
ALVANTE.
Je vous l’apprendrai Sire.
DESPINE.
Écoute-le plutôt de moi qui le vais dire
J’y viens pour épier, apprendre, et rendre vains
Tes forces, tes conseils, tes injustes desseins
En un mot, si le Ciel m’avait assez aimée
Pour t’opprimer toi-même aux yeux de ton Armée.
ALVANTE.
Ah Sire, plaignez-la, mais ne la croyez pas
Pour un autre sujet elle court au trépas
Une autre occasion la rendit inconnue
Et l’amour, pour tout dire, a causé sa venue.
DESPINE.
Ah pourquoi voulez-vous augmenter sans profit
Ma honte et mes douleurs ?
SOLIMAN.
En effet, il suffit,
Nous n’avons pas besoin d’être informés du reste.
RUSTAN.
Sire, vous le voyez, la chose est manifeste.
ACMAT.
Ô Dieux !
SOLIMAN.
Peut-être, Acmat, vous n’en douterez plus
Mais sans perdre de temps en discours superflus
Je m’en vais donner ordre à ce qui me regarde,
Tant pour faire avancer et redoubler ma garde
Qu’afin que dès ce soir tout l’appareil soit prêt
Pour l’exécution de mon dernier arrêt.
Ces vers se disent à Rustan, en particulier.
Vous, Rustan, cependant, ayez soin qu’on la mène
Comme fille Royale, au quartier de la Reine.
Là nous lui ferons voir lorsqu’il en sera temps
Cet époux prétendu qui vient et que j’attends,
Suis-moi, vieillard.
ALVANTE.
Ô fille ! ô malheureux Alvante.
DESPINE.
Et moi dans mon malheur satisfaite et contente.
Scène IX
RUSTAN, DESPINE, GIAFER
RUSTAN.
Mais, je rumine ici, le vieillard fuit le Roi
Il serait à propos, qu’il fût auprès de toi,
Va lui persuader qu’il vaut mieux qu’il le laisse
Pour être sous ta garde auprès de sa Maîtresse
Soldats, attendez-moi, je ne tarderai pas.
Il court après le roi, qui est entré dans le palais.
Scène X
MUSTAPHA, ORMONTE, DESPINE
MUSTAPHA.
Ormonte.
ORMONTE.
Monseigneur.
MUSTAPHA.
Retourne sur tes pas
Tu verras Bajazet, qui du bout de la rue
Me fuit avec les siens, sans me perdre de vue,
Va-t’en à sa rencontre, et lui dis de ma part
Que s’il veut m’obliger il se tienne à l’écart
Prends aussi mon épée afin que l’innocence
De ce flanc désarmé soit la seule défense.
DESPINE.
Ah spectacle, ah douleur.
MUSTAPHA.
Ôte encore le baudrier.
DESPINE.
Ô malheur, ô mon cœur, voici ton meurtrier
C’est bien très justement que tu quittes l’épée,
Âme dans la bassesse et la fraude trempée
Quitte encor, puisqu’au moins tu connais tes défauts
Le nom de Cavalier que tu portes à faux,
Cherche pour te cacher la solitude et l’ombre,
Ou parmi les rochers, dont tu croîtras le nombre,
Demeure avec les Ours si semblables à toi
Cruel, ingrat, méchant, sans honneur et sans foi.
MUSTAPHA.
Ô Sort, cette rencontre est-ce un charme ? est-ce un songe ?
Ou possible une erreur où mon désir me plonge.
DESPINE.
Non non, ta cruauté m’a réduite à ce point
Au gré de ton désir qui ne t’abuse point,
Oui mon cœur est outré de véritables peines,
Oui mon corps est chargé de véritables chaînes,
Oui, ma mort qui me plaît, puisqu’il te plaît ainsi
Sera dans peu de temps très véritable aussi.
MUSTAPHA.
Ô ciel il est trop vrai, c’est la beauté que j’aime
Mais, vous plus insolent que l’insolence même,
Rendez-moi ce trésor indignement gardé.
RUSTAN arrivant précipitamment avec Alvante.
Tout beau, tout beau Seigneur, le Roi l’a commandé.
MUSTAPHA.
Je ne conteste point ce que le Roi commande,
Mais avecque raison je doute qu’il entende
Qu’on exerce en son nom, envers cette beauté
Et si peu de respect, et tant de cruauté,
Mais ce discours à part, souffrez, je vous supplie,
Que pour la bienséance au moins on la délie.
Scène XI
MUSTAPHA, BAJAZET, RUSTAN, DESPINE, GIAFER, ALVANTE, SOLDATS
BAJAZET.
Il parle avec Rustan, et semble le prier.
Le traître est dangereux, il faut s’en défier.
MUSTAPHA.
Consulter si longtemps en matière si claire
C’est répondre, autant vaut, qu’on ne le veut pas faire
Soldats, déliez-la.
RUSTAN.
Soldats n’en faites rien.
MUSTAPHA.
Rustan, où sommes-nous ? me connaissez-vous bien ?
Savez-vous qui je suis et ce que je puis être ?
Ici il leur fait signe de la pousser dans le Palais, ce qu’ils font.
RUSTAN.
Quand je vous connaîtrai pour le fils de mon maître.
BAJAZET.
Regardez l’insolent !
MUSTAPHA.
Vous auriez en ce cas,
Le respect qu’on me doit, et que vous n’avez pas,
Cependant vos soldats ont achevé l’audace
Mais vous le paierez.
RUSTAN.
Tel tremble qui menace.
BAJAZET.
Traître, ton insolence est sans comparaison
À ce vers il met la main à l’épée.
Mais ce bras pour le Prince en aura la raison,
Porte dans le Palais ton crime, et ton supplice.
MUSTAPHA.
Ô Dieux qu’avez-vous fait ?
Rustan tombe dans la porte du Palais.
BAJAZET.
Un acte de Justice
Seigneur ?
MUSTAPHA.
Mais qui me perd.
BAJAZET.
Mais plutôt qui vous met,
En l’État glorieux qu’un Empire promet
N’espérez que par là, garantir votre vie,
Le danger vous y presse, et je vous y convie
Enfin vous le devez puisqu’à bien discourir
Il vous faut désormais ou régner ou mourir,
Cent mille hommes armés sont tous prêts à vous joindre
Avec cent braves Chefs dont je serai le moindre
En voici quelques-uns, et j’ai parole d’eux.
Ici les Capitaines arrivent.
Sus sus, Mars et le Sort, aiment les hasardeux,
Avancez, Compagnons, et d’une voix commune
Élevons ce Soleil au trône de la Lune.
Il doit dire ceci se prosternant la face contre terre à la mode des Turcs.
Vive donc Mustapha.
LES CAPITAINES, tous d’une voix.
Vive notre Empereur.
MUSTAPHA.
Mais qu’il meure plutôt.
BAJAZET.
Ô Dieux quelle fureur.
MUSTAPHA.
Appelez-vous fureur, un désir légitime
D’amoindrir, ou plutôt d’empêcher votre crime,
Non non, il vaut bien mieux qu’une innocente mort
M’offre seule en victime, aux colères du Sort
Que si j’exécutais mes injustes envies
Par la perte de tant et de si belles vies.
BAJAZET.
Ne craignez point pour nous, vous pour qui nous craignons.
MUSTAPHA.
Généreux Bajazet, et vous chers Compagnons
Quelque espoir de salut que le Camp me propose
J’entre dans le palais où ma vie est enclose.
BAJAZET.
Mais où vous trouverez la mort qui vous attend.
MUSTAPHA.
Je ne sais, mais mon âme y demeure pourtant
Si le Ciel me permet de vous revoir encore
Je vous apprendrai mieux ce secret que j’ignore,
Adieu.
BAJAZET.
Je suis aveugle en cette obscurité
Il se jette dans le palais.
Cependant donnons ordre à notre sûreté.
Ils s’en vont l’épée haute frappant leurs boucliers.
Allons mes Compagnons, allons trouver les autres
Et ne faisons qu’un corps de leurs bras et des nôtres,
Tant pour venger le Prince à sa perte obstiné
Que pour nous garantir dans son Camp mutiné.
ACTE IV
Scène première
MUSTAPHA, OSMAN
OSMAN.
Je vais donc ô Seigneur, s’il plaît à votre Altesse
Dire à mes Compagnons qui gardent la Princesse,
L’ordre qu’ils ont du Roi de vous la faire voir.
MUSTAPHA.
Je ne vous retiens pas, faites votre devoir.
OSMAN, sentiment caché.
C’est moi qui te retiens avec mon imposture.
MUSTAPHA, seul
Examinons, examinons encore cette étrange écriture.
Il lit un billet.
Ordre de Soliman à Mustapha.
Allez voir votre Despine,
Afin de l’entretenir,
Tandis que je détermine
Ce qu’elle doit devenir.
Ô Dieux ! ce mot de Votre est un feu de colère.
Qui me rend désormais cette nuit assez claire
À ce peu de clarté qui luit confusément
La source de mon mal se découvre aisément,
N’ayant aucun sujet d’entrer en défiance
Ni de mon procédé ni de ma conscience,
L’Amour seul aura fait le trouble où je me vois
Mais je ne puis savoir ni comment ni pourquoi
Non je ne comprends pas quelque effort que je fasse
Pour quelle occasion, ou pour quelle disgrâce
Ce déplorable objet de mon affection
A démenti son sexe et sa condition
Je ne puis concevoir l’aventure dernière
Qui rend cette beauté suspecte ; et prisonnière,
Surtout je me confonds ; je m’égare et me perds
Comme si je tombais dans la nuit des Enfers,
Quand je pense aux discours dont cette âme indignée
A tantôt contre moi sa fureur témoignée,
Quand ce cruel abord, ce regard furieux
Et ce reproche injuste autant qu’injurieux,
Par leurs tristes objets dont l’image est si fraîche,
Font encore en mon cœur, une mortelle brèche
Je meurs : si maltraité de l’Amour et du Sort
Que j’ignore en mourant la cause de ma mort,
Je ne m’étonne pas que Rustan et la Reine
Poussés l’un de l’envie, et l’autre de la haine.
Par leurs inventions m’aient rendu criminel
Et provoqué sur moi le courroux paternel,
Ce sont tours d’ennemis, et d’esprits sanguinaires
Qui par toutes les cours sont assez ordinaires
Ce sont coups d’envieux, et de courages bas
Qui même en m’accablant ne me surprennent pas,
Mais que je sois l’horreur des beaux yeux de Despine
Et que mon bon Génie ait juré ma ruine,
Ô Dieux d’un si grand coup, mon esprit abattu
Fait de son désespoir sa dernière vertu.
Tandis que je détermine
Ce qu’elle doit devenir.
À bien examiner cette dernière ligne,
On nous garde à tous deux un traitement indigne.
L’état où je l’ai vue, et l’état où je suis
Montrent qu’on nous réserve à d’étranges ennuis,
Dans ce Palais funeste, où l’effroi m’environne
Chacun craint mon abord, me fuit, ou m’abandonne,
Comme un lieu désolé par la peste, et le feu
Ou que celui du Ciel a frappé depuis peu.
Le Roi qui sous couleur d’une affaire importante
M’a fait en diligence abandonner la Tente,
Sait que je suis venu témoigner mon devoir
Son ordre cependant me défend de le voir
Mais j’aperçois venir l’Esclave bienfaisante
Qui semble déplorer ma fortune présente.
Scène II
HERMINE, MUSTAPHA
HERMINE.
Si vous eussiez pu suivre, ô Prince infortuné
Le salutaire avis que je vous ai donné,
Je ne répandrais pas des pleurs qui me trahissent
S’il faut qu’ils soient connus de ceux qui vous haïssent
Et qui me puniraient d’une cruelle mort
S’ils savaient seulement que je plains votre sort,
La Reine à qui pour vous je deviens infidèle
Pour apprendre de moi ce que vous dites d’elle,
A voulu me choisir sur tous ses Espions
Afin de remarquer toutes vos actions,
Mais puisqu’à Famagouste, où je suis asservie
Votre extrême bonté me conserva la vie,
En me sauvant l’honneur qu’on me voulait ravir
Je la veux exposer afin de vous servir.
MUSTAPHA.
Il ne serait pas juste Esclave généreuse
Ni que votre vertu vous rendît malheureuse,
Ni que mon imprudence à garder votre écrit
Vous mit la défiance, et le trouble en l’esprit,
C’est pourquoi cachez mieux cette douleur visible
Qui sans me profiter vous peut être nuisible,
Et pour votre billet tenez pour assuré
Et croyez sur ma foi que je l’ai déchiré.
HERMINE.
Ah Seigneur au hasard d’être un jour découverte
Que ne peuvent mes soins empêcher votre perte.
MUSTAPHA.
Et n’ai-je aucun ami qui travaille pour moi ?
HERMINE.
Nul que le bon Acmat, qui plege votre foi
Et si je crains d’ailleurs, c’est de là que j’espère.
MUSTAPHA.
Mais pour jeter le sort sur l’esprit de mon Père
Quels mots si merveilleux ont dit mes ennemis ?
De quoi m’accuse-t-on ? quel crime ai-je commis ?
HERMINE.
Quantité disent-ils, sur tous, deux effroyables,
Qui pour être trop grands doivent être incroyables
D’être d’intelligence avec le Roi Persan
Et d’avoir conspiré la mort de Soliman.
MUSTAPHA.
Ô Dieux ! est-il possible, ô devoir, ô nature !
Mais sur quoi fondent-ils cette horrible imposture ?
HERMINE.
La Reine qui souvent me parle à cœur ouvert
Ne m’a pas jusqu’ici ce secret découvert,
Mais ce qui vous doit perdre avec plus d’apparence
C’est le Camp qui murmure avec trop d’assurance
Et la témérité de votre Bajazet
Qui devait modérer son courage indiscret
Rustan, vit bien encore, mais sa blessure est telle
Que d’un commun accord on la juge mortelle
Depuis qu’il est au lit de tous les sens perclus
Son sang, quand par la plaie on arrête son flux
Échappe par le nez, les oreilles, la bouche
Et s’ouvre cinq canaux pour un seul qu’on lui bouche.
MUSTAPHA.
Il sème des malheurs il en cueille le fruit.
HERMINE.
Seigneur, parlons plus bas, quelqu’un a fait du bruit
C’est Osman qui m’appelle, adieu, je me retire,
La Reine m’envoyait sous couleur de vous dire
Qu’aussitôt que Despine aura changé d’habits
Je vous l’amènerai comme on me l’a permis.
MUSTAPHA, seul.
Il n’en faut point douter, quelque rang que je tienne
La mort de ce méchant avancera la mienne,
Et Bajazet lui-même, en pensant m’obliger
Me fait plutôt courir à l’extrême danger,
Ô Ciel ! mon seul espoir et mon dernier refuge
Puisque mes ennemis ont prévenu mon Juge,
Entreprends ma défense et montre à l’univers
Que tu n’assistes point aux conseils des pervers,
Ou si par les raisons d’une sagesse occulte
Le sang de l’innocent doit calmer ce tumulte,
Contente-toi du mien, et conserve aux humains
L’ouvrage le plus beau, qu’ils aient cru de tes mains.
Épargne ma Despine, ah je la vois venir
Ô Dieux !
Scène III
MUSTAPHA, DESPINE, HERMINE
HERMINE.
Ne craignez pas de vous entretenir
Je me tiendrai si loin de l’un et de l’autre
Que je n’entendrai point son discours, ni le vôtre.
DESPINE.
Eh bien, cruel auteur de tous nos déplaisirs
Nous allons contenter tes injustes désirs,
C’est trop peu que nos mains aux sceptres destinées
Aient été devant toi par les tiens enchaînées,
Il te faut faire aux yeux de ta barbare Cour
Un spectacle d’horreur, d’un miracle d’amour.
Il faut qu’en ton Palais où j’ai fait une entrée
Digne de l’équipage où tu m’as rencontrée,
Je vomisse à la fois l’âme et le sang Royal
Afin d’en assouvir ton esprit déloyal,
Déjà par tes mépris à tous maux préparée
J’approche de la fin que tu m’as procurée,
Et l’on ne m’a prêté ces habits éclatants
Que pour en faire honneur à la mort que j’attends
Tu me vois maintenant semblable à ces victimes
Que l’on paraît jadis pour expier les crimes,
Je leur suis toutefois dissemblable en ce point
Que les tiens par mon sang ne s’effaceront point,
Au contraire, Assassin, si l’on croit sur la terre
Qu’il règne une Justice au dessus du tonnerre,
Le Ciel par tes remords, et ses foudres grondants
Te doit persécuter et dehors et dedans,
Même ne pense pas que tes actes perfides
N’émeuvent tôt ou tard le sang des Arsacides
Qui le fer à la main viendront venger sur toi
Ton excès d’insolence, et ton manque de foi.
Ne pouvais-tu chercher l’amitié Paternelle
Qu’en faisant à ma gloire un tache éternelle,
Devais-tu l’acheter au prix de ma pudeur ?
Moi qui brûlais pour toi d’une si sainte ardeur
Moi qui venant t’offrir mon cœur, et mes Provinces,
Croyais trouver en toi la merveille des Princes,
Assassin, qui me dois la franchise et le jour
Par les droits de la guerre, et les lois de l’amour.
MUSTAPHA.
Je l’avoue, et veux bien belle et grande Princesse,
Commencer mon discours par où le vôtre cesse,
Oui, je vous dois la vie, et l’accomplissement
De ce que vous promet mon amoureux serment
Enfin je vous dois tout, mais l’excès de mes dettes
Vous peut-il excuser du tort que vous me faites ?
Doit-il autoriser les outrages sanglants
Que font à mon honneur vos transports violents ?
Je ne reçois de vous à toutes mes approches
Que mépris éternels, et qu’éternels reproches.
Vous appelez sur moi la colère des Dieux
Et prenez tant de peine à me rendre odieux
Que ces mots de méchant, d’ingrat et de parjure,
Me font dans votre bouche une vulgaire injure,
Cependant il est vrai que je ne suis rien moins
Et bientôt mes malheurs vous en feront témoins,
Mais quoique le repos règne en ma conscience
Si ne puis-je endurer avecque patience
Des termes dont un jour vous vous repentirez
Avec plus de raison qu’ils ne sont professés,
Surtout, je sens le coup d’un poignard qui me frappe
À ce mot d’Assassin, alors qu’il vous échappe,
C’est de votre injustice et de votre rigueur
Le trait le plus mortel, qui m’ait percé le cœur
Outre qu’avec horreur, mon esprit se figure
Qu’il est de conséquence, et de mauvais augure,
Ne me donnez donc plus ô Reine des beautés
Des titres si fâcheux, et si peu mérités,
Mais plutôt, s’il vous plaît commencez à m’apprendre
Des secrets que je brûle, et que je crains d’entendre,
Rendez sur votre sort, mon esprit éclairci
Quel sujet vous amène, et vous retient ici,
Bref perdez tout à fait mon âme épouvantée
Ou l’ôtez du dédale où vous l’avez jetée.
DESPINE.
Ah l’innocent esprit !
MUSTAPHA.
Quels maux ai-je donc faits ?
DESPINE.
Traître, tu fais semblant d’ignorer tes forfaits
Pour y pouvoir encore ajouter l’impudence
Comme si leur mérite était en l’abondance.
MUSTAPHA.
Et bien puisqu’il vous plaît je suis traître imposteur
Déloyal, homicide, impudent et menteur,
Mais avec tout cela, je ne connais de crime
Que la nécessité du malheur qui m’opprime.
DESPINE.
Je vois bien, tes forfaits te semblent tous si beaux
Que pour avoir sujet de les trouver nouveaux,
Ou de t’imaginer que tu les fais encore
Tu veux en les niant qu’on te les remémore,
Ainsi les grands voleurs, au meurtre abandonnés
Se plaisent au récit des coups qu’ils ont donnés,
Soit donc puisqu’il te plaît que je t’en entretienne
Prends encor cette gloire aux dépens de la mienne,
Quoi déchirer ma lettre avec brutalité
Dire à mon Gouverneur indignement traité
Que tu ne connais point cette foi d’Hyménée
Que tu t’en moquerais quand tu l’aurais donnée,
Parler de mes faveurs en termes méprisants
En faire le rieur, avec tes Courtisans.
Et traiter en esclave une fille royale
N’est-ce rien, âme lâche, ingrate, et déloyale ?
Sont-ce des actions que tu puisses nier ?
Ou qu’un seul demi-jour t’ait dû faire oublier ?
Bien bien, réjouis-toi d’un spectacle barbare
J’ai voulu rechercher la mort qu’on me prépare
Ayant ton Père même à ma perte animé,
Afin qu’il me punît de t’avoir trop aimé.
MUSTAPHA.
Madame, arrêtez-vous, si vous n’avez envie
Que je perde à vos yeux, et le sens, et la vie
Je sens le désespoir, et ce qu’il fait d’efforts
Quand par les maux de l’âme, il surmonte le corps,
Ah Dieu ! mais dites-moi, quel monstre entre les hommes
A semé le désordre, et l’erreur où nous sommes ?
Quel méchant imposteur, ou quel mauvais démon
A pris pour vous tromper ma figure et mon nom ?
Si j’ai reçu de vous, ni lettre, ni message,
Si loin d’avoir tenu ce damnable langage
Je n’ai parlé de vous, et plus souvent et mieux
Que devant les autels on ne parle des Dieux !
Si jamais j’ai conçu cette lâche pensée
De retirer la foi que je vous ai laissée,
Et surtout si jamais (hors un ami discret)
Personne n’a su de moi notre amoureux secret,
Je rends les Éléments de mes crimes complices
S’ils ne s’accordent tous à faire mes supplices
Que ceux qui vont en haut, et ceux qui vont en bas
Retournent pour me perdre à leurs premiers combats,
Que le Ciel me confonde, et bref, que votre haine
Soit mon dernier malheur, et ma dernière peine.
Scène IV
ALVANTE, DESPINE, MUSTAPHA
ALVANTE, survenant là-dessus.
Les voilà mais sans doute ils ne sont pas contents
Et j’en fais la raison.
DESPINE.
Ô Ciel, et tu l’entends
Et tu ne punis pas cet impudent blasphème ?
Quoi fût-ce pas Alvante ?
ALVANTE.
Oui le voici lui-même,
D’agréables nouvelles agréable porteur
Lui qui de vos ennuis fut l’innocent auteur
Oui Madame c’est moi, c’est moi-même et nul autre
Qui cause innocemment, tant de trouble et le vôtre,
Ayant cru que le Ciel détestait vos amours
J’ai voulu par adresse en traverser le cours,
Pour cette occasion, j’ai vos lettres rompues.
DESPINE.
Mais par l’ordre du Prince ?
ALVANTE.
Il ne les a point vues.
DESPINE.
Ô Dieux !
ALVANTE.
Le seul Alvante a tout fait et tout dit
Pour vous emplir le cœur de haine, et de dépit,
Mais que l’esprit humain, a peu de connaissance
Et du vouloir du Ciel et de sa providence,
Il lui plaît aujourd’hui d’accomplir vos désirs
Et moi qui désormais, prends part à vos plaisirs,
Je viens vous apporter ce message de joie
Par le commandement du Roi qui vous l’envoie
Regardez maintenant s’il vous faut affliger.
DESPINE.
Quels prodiges Ô ! Dieux !
MUSTAPHA.
Ah divin messager.
Ta fourbe obtient de moi sa grâce, et son excuse
Pourvu qu’en ce rencontre une seconde ruse
Ne me donne pas lieu de me plaindre de toi.
ALVANTE.
Non, non, sur ma parole, allons trouver le Roi.
DESPINE.
Je crains avec raison quelque nouvelle feinte
Car comme a-t-il sitôt et sa colère éteinte,
Et porté sa pensée à me favoriser ?
Mon Père on vous abuse, afin de m’abuser.
ALVANTE.
Ma fille, point du tout, ce vieillard vénérable
Qui tantôt d’un accueil, et d’un mot favorable
M’a rapproché du Roi dont j’étais rebuté.
A pour vos intérêts si longtemps disputé
Qu’enfin le Roi vaincu des raisons qu’il a dites
(Et peut-être en faveur de ses propres mérites)
D’une lèvre riante, et d’un œil adouci
S’est tourné devers moi pour me parler ainsi
Va vieillard va trouver ta belle et grande Reine
Mon cher fils l’entretient, dis-lui qu’il nous l’amène,
Les plus judicieux ne me blâmeront point
De joindre encore mieux ce que l’amour a joint.
MUSTAPHA.
Dieux, d’où vient que le deuil, comme un subit orage
Trouble mal-à-propos l’air de votre visage ?
Le soupçon de ma foi, cause-t-il point en vous
Quelque injuste regret de m’avoir pour époux ?
DESPINE.
Au contraire Seigneur, après la connaissance
Que j’ai de mon erreur, et de votre innocence
Je crois mériter moins d’être votre moitié.
ALVANTE.
Laissez pour d’autres temps ces combats d’amitié
Et venez où pour vous le destin se prépare
À faire quelque chose, et de grand et de rare,
ACTE V
Scène première
SOLIMAN, MUSTAPHA, DESPINE, ACMAT, OSMAN
SOLIMAN.
Oui, loin de rendre vains mille amoureux serments
Et donnés et reçus entre ces deux Amants,
Loin de rompre les nœuds qui les serrent ensemble
Je veux qu’un plus étroit aujourd’hui les assemble.
ACMAT.
Ainsi vous vous donnez le repos et la paix.
SOLIMAN.
Je le fais bien, Acmat, c’est pourquoi je le fais
Ce n’est pas Mustapha que mon cœur n’y résiste,
Cette sorte d’hymen me déplaît et m’attriste
Mais par raison d’État, je le ferai pourtant
Plutôt que par dessein de vous rendre content.
MUSTAPHA.
Ô le plus grand des Rois, et le meilleur des Pères
Ainsi vous soient toujours toutes choses prospères,
Comme vous obligez cette Princesse et moi
À vous garder toujours le respect et la foi.
DESPINE.
Ah Seigneur ! couronnez cette faveur insigne
D’une autre dont encore je m’estime peu digne
Permettez qu’à genoux je baise encore ces mains
Sous qui tremble déjà la moitié des humains.
Et qui bientôt sur l’autre étendront leurs conquêtes.
SOLIMAN.
C’est trop, il nous sied mal, sachant ce que vous êtes,
Il la relève.
De voir à mes genoux le sang du Roi Thacmas
Et de plus le sujet ne le mérite pas.
MUSTAPHA.
Sire c’est à vos pieds que je prends la licence
D’éclaircir votre esprit avec mon innocence.
SOLIMAN.
Levez-vous, et brisons ces discours superflus
Vous pouvez bien penser que je n’y pense plus
Et verrez par un trait bien digne de mémoire
Que je n’en ai rien cru que ce qu’il en faut croire
Non non, ne parlez plus de vous justifier,
Parlons d’aller au Temple, et d’y sacrifier,
Pour obliger le Ciel à vous être propice
Entrez, entrez Osman, et bien, le sacrifice ?
OSMAN.
Sire, j’en suis témoin, tout est prêt dès longtemps
Et l’autel et le Prêtre, et les trois assistants.
SOLIMAN.
Osman, approchez-vous.
Il lui parle à l’oreille.
DESPINE.
Ô l’aventure étrange
Dieux comme en peu de temps la fortune se change !
MUSTAPHA.
Acmat cet entretien me donne à soupçonner.
ACMAT.
Pourquoi ? je n’y vois rien qui vous doive étonner
Cet homme est à Rustan, et le Roi, je m’assure
Lui demande en secret l’état de sa blessure.
SOLIMAN.
Faites mais promptement.
OSMAN.
Je vais m’en acquitter.
SOLIMAN.
Un affaire pressante m’oblige à vous quitter
Ne vous ennuyez pas couple d’Amants fidèles,
Si les présents nouveaux ont des grâces nouvelles
Je vais vous envoyer un meuble précieux
Qui vous doit occuper et l’esprit et les yeux,
Vous Acmat suivez-moi, ces amoureuses âmes
Pourront mieux sans témoin entretenir leurs flammes.
Scène II
MUSTAPHA, DESPINE
DESPINE.
Ô Dieux, le Prince pâlit, je crains quelque malheur
Seigneur, d’où peut venir cette morne pâleur.
Qui du teint de la mort a peint votre visage ?
MUSTAPHA.
Ah que ce mot encore est de mauvais présage.
DESPINE.
Quoi vous trouvez-vous mal ? ou si c’est qu’à mon tour
Il faut que je vous fasse un reproche d’amour ?
Au lieu de témoigner une excessive joie
Du bien inespéré que le Ciel nous envoie,
Votre œil s’est obscurci, votre teint a changé
Comme si notre hymen vous avait affligé.
MUSTAPHA.
Ah ne m’imposez pas une peine plus grande
Que celle que je sens du coup que j’appréhende,
Ô divine beauté, plût-il, plût-il au sort
Que vous fussiez en Perse, et que je fusse mort.
DESPINE.
Je ne puis deviner quelle étrange aventure
Vous oblige à des vœux de semblable nature.
MUSTAPHA.
Aussi n’avez-vous pas observé comme moi
Les divers mouvements du visage du Roi,
Vous n’avez pas pris garde à ce sens Équivoque
Qui fait qu’en nous flattant, il semble qu’il se moque
Surtout j’ai remarqué qu’au sortir de ce lieu
Son œil m’a semblé dire un éternel Adieu
De rage ou de pitié deux larmes échappées
En ont visiblement les paupières trempées.
DESPINE.
Mais pourquoi nous flatter, lui qui peut d’un clin d’œil
Nous envoyer tous deux de la chambre au cercueil ?
Quel fruit espère-t-il d’un si lâche artifice ?
MUSTAPHA.
Le plaisir d’aggraver notre dernier supplice
Par le sanglant dépit, et la confusion
Qui suivent le mépris et la dérision.
DESPINE.
C’est donc moi seulement que sa haine regarde
Car pour vous, cher amant, la nature vous garde
Si ce n’est que mon crime, ou plutôt mon amour,
Ne lui soit un sujet de vous priver du jour,
Ou que sachant peut-être à quel point je vous aime
Il veuille en vous perdant perdre un autre moi-même,
Et par ce châtiment injuste et non commun
Me donner deux arrêts, et deux trépas pour un
Que si pour vous sauver.
MUSTAPHA.
N’achevez pas le reste
D’un discours tout ensemble obligeant et funeste
Cette preuve d’amour en l’état où je suis
En augmentant la mienne, augmente mes ennuis
Mais changeons de propos, on vient d’ouvrir la porte.
DESPINE.
C’est le présent du Roi qu’un Page nous apporte.
UN PAGE.
Grand Prince, en attendant vos ornements Royaux
Recevez s’il vous plaît quelques rares joyaux,
Que de la part du Roi j’apporte à votre Altesse
Pour en parer dit-il, vous et votre Maîtresse.
MUSTAPHA.
Il faut que le présent soit d’un prix non pareil
Puisque vous l’apportez avec tant d’appareil
Levez donc ce drap d’or et voyons ce qu’il cache.
DESPINE.
Ô spectacle mortel.
MUSTAPHA.
Une tranchante hache
Des liens et du linge à nous faire un bandeau !
Ô don, si tu n’es riche, au moins es-tu nouveau.
LE PAGE.
Avec votre congé, Seigneur, je me retire
Mais vous comprenez trop ce que je n’ose dire.
MUSTAPHA.
Enfin le voici donc ce meuble précieux
Qui devait occuper nos esprits et nos yeux,
Quelle occupation, quel meuble, et quelle vue
Ô présent dont surtout le partage me tue,
Présent accompagné de crainte et de terreur
Présent qui fait frémir la Nature d’horreur,
Et qui témoigne bien que le Ciel abandonne
Celui qui le reçoit, et celui qui le donne.
DESPINE.
Ces transports de douleur me semblent cher Époux
Dignes de votre sort, mais indignes de vous,
Alors qu’en un combat votre extrême vaillance
Vous gagna mon estime avec ma bienveillance,
Vous traitâtes la mort avec tant de mépris
Que dès là je vous crus sans peur et sans prix,
Pourquoi n’usez-vous donc de la même constance
En une occasion de pareille importance ?
MUSTAPHA.
Alors, chère beauté, je n’étais pas Amant
Mais la Parque aujourd’hui nous frappe également
Et cette circonstance est le masque terrible
Qui me la fait trouver plus dure, et plus horrible,
Voici le traître Osman suivi de ses soldats.
Il se retire en un coin du théâtre.
Serrez-vous contre moi.
Scène III
OSMAN, MUSTAPHA, DESPINE
OSMAN, à ses satellites.
Sus donc, n’y manquez pas.
MUSTAPHA.
Osman, n’approchez point, faites-moi cette grâce.
OSMAN.
Seigneur, excusez-moi s’il faut que je le fasse
C’est de la part du Roi.
MUSTAPHA.
Je dois croire que non
Puisque le Roi mon père est trop juste et trop bon
Pour me faire mourir contre toutes les formes
Et crût-il mes forfaits encore plus énormes.
OSMAN.
C’est son ordre pourtant et vous le savez bien.
MUSTAPHA.
Je vous ai déjà dit que je n’en croyais rien.
C’est l’ordre des méchants à qui l’affaire touche
Je n’en recevrai point que de sa propre bouche,
Et si quelqu’un de vous entreprend d’approcher
Il ne fit jamais pas qui lui coûtât si cher.
OSMAN.
Faire rébellion et se mettre en défense
C’est vouloir entasser offense sur offense
Et vous ferez bien mieux.
MUSTAPHA.
Impudent discoureur.
Tu sauras si mon bras.
OSMAN.
Évitons sa fureur.
MUSTAPHA.
La colère m’emporte à l’aspect de ce traître
Il va pour frapper Osman.
Qui trempe à notre mort aussi bien que son maître.
DESPINE.
Telle était des Héros la vaillante chaleur
Mais quand notre puissance égalerait la leur,
Pouvons-nous tenir bon en l’état où nous sommes
Contre un Roi qui commande à tant de milliers d’hommes,
C’était à vos amis à faire soulever
Et le Camp et la ville, afin de nous sauver
Mais ne l’ayant pas fait, notre espérance est morte.
MUSTAPHA.
On ne préférerait pas mon trépas de la sorte
Si le Roi n’avait crainte, ou s’il ne connaissait
Qu’on veut me délivrer à quel prix que ce soit
Si bien que mes amis, par des soins qui me nuisent
Avancent les desseins de ceux qui me détruisent.
DESPINE.
Grands Dieux c’est maintenant que nous sommes perdus.
Nos ennemis plus forts viennent les arcs tendus.
Scène IV
SOLIMAN, MUSTAPHA, DESPINE, OSMAN, SOLDATS
OSMAN.
Avancez compagnons la flèche sur la corde
Et tirez sans respect, ou sans miséricorde,
Suivant l’ordre du Roi qu’il faut effectuer
Nous devons à ce coup les prendre, ou les tuer.
MUSTAPHA.
Commencez donc Meurtriers, couvrez-moi de vos flèches
Afin que mon esprit sorte par mille brèches,
Mais pour me prendre vif, n’approchez point de moi
Ou le fer que je tiens.
SOLIMAN, mettant la tête à la fenêtre.
Mustapha !
DESPINE.
C’est le Roi !
Voyez à la fenêtre.
MUSTAPHA.
Oui, c’est lui qui m’appelle.
SOLIMAN.
Vous faites hors de temps, le brave, et le rebelle
Désormais ces efforts sont vains, et superflus
Donnez donc votre tête, et ne contestez plus.
MUSTAPHA.
Ah Sire s’il est vrai que vous m’ayez fait naître
Mais le cruel qu’il est a fermé la fenêtre
De peur que mon discours ne vienne à l’émouvoir.
SOLIMAN.
Je l’ouvre encore un coup pour vous faire savoir
Que si j’entends de vous ni murmure ni plainte,
Si le moindre des miens en reçoit une atteinte
Le corps de votre Amante exposé tout un jour
Servira de spectacle aux Pages de ma Cour.
MUSTAPHA.
Ô menace effroyable ! ô rigoureux supplice.
DESPINE.
Il suffit, qu’on vous traite avec peu de Justice
Sans qu’on me traite encore avec indignité,
Mais cédons cher Amant à la nécessité,
Quittez donc cette hache, en qui votre innocence
Ne rencontre aussi bien qu’une faible défense
Non non, à mon avis, il est plus à propos
Tant pour notre vertu que pour notre repos,
D’apprivoiser la Mort en payant de constance
Que de l’effaroucher en faisant résistance,
Mettez les armes bas ; un semblable malheur
A besoin de constance, et non pas de valeur.
OSMAN, à ses soldats.
Enfin il se rendra.
MUSTAPHA.
Bien donc je m’abandonne.
Osman fais désormais ce que le Roi t’ordonne.
UN SOLDAT.
Seigneur on vous liera si vous le permettez.
MUSTAPHA.
Accablez-moi de fers, prenez vos sûretés
Pourvu que par ma charge elle soit soulagée.
DESPINE.
Non, non, je ne veux point, ni leur être obligée,
On les lie séparément.
Ni souffrir en mourant un traitement plus doux
Que celui que leurs mains exercent envers vous.
MUSTAPHA dit ces vers regardant à la fenêtre, ou à l’endroit où Soliman a paru, car cela s’entend de Rustan et de la Sultane.
Ô ! mes fiers ennemis quel démon vous conseille
De perdre avec moi cette rare merveille
Elle qui ne devrait en aucune façon
Vous mettre dans l’esprit la crainte ou le soupçon,
Elle qui parmi nous n’eût empêché personne
D’affecter les honneurs, les biens, ou la Couronne,
Elle enfin dont le crime est de m’avoir chéri
Si c’est crime d’aimer un malheureux Mari,
Ainsi mon seul respect vous la rend criminelle
Par contagion mon malheur passe en elle.
Ici le page entre.
DESPINE.
C’est plutôt notre hymen qui vous rend criminel
Et qui vous fait l’objet du courroux Paternel,
Ainsi l’ardente amour que vous m’avez portée
A causé votre perte, et l’a précipitée,
Mais un Page du Roi tire Osman à quartier
Ne désespérons pas, il lui donne un papier.
MUSTAPHA.
Notre sort en tout cas ne saurait être pire.
OSMAN.
Oui, Page on le fera selon qu’il le désire.
MUSTAPHA.
Eh bien que veut le Roi ?
OSMAN lui présente le billet.
Voyez-le, s’il vous plaît.
MUSTAPHA lit.
Osman, dépêchez-vous.
DESPINE.
Ô Dieux !
MUSTAPHA.
Je suis tout prêt.
L’échafaud est-il loin ?
Il passe le premier, et entre.
OSMAN.
Dans la salle prochaine.
MUSTAPHA.
Nous irons à la mort avec moins de peine.
Scène V
SULTANE, ORCAMBRE
ORCAMBRE.
Puisqu’elle veut savoir les secrets de mon Art
Porte-lui me dit-il ce livre de ma part
Dont les sacrés feuillets sont autant de peintures,
Qui lui marquent au vrai toutes ses aventures
Sous des portraits obscurs où l’on ne connaît rien
Et sous de naturels qu’elle connaîtra bien
C’est ainsi que le Ciel a permis qu’elle voie
Ce qui peut avancer sa tristesse, ou sa joie,
Et bien, l’avez-vous vu ?
SULTANE, entrant tristement avec un grand livre à la main.
Je l’ai vu, je le vois
Et ne trouve partout que des sujets d’effroi,
Mais après cette triste et dernière figure
Quels mots trouvé-je écrits ?
ORCAMBRE.
Faites-en la lecture.
SULTANE lit tout haut ces vers.
Oracle.
De ces portraits obscurs, et si mal figuré
Le visage inconnu deviendra connaissable
Quand de sa propre main la Parque impitoyable
Du sang de ton cher fils les aura colorés.
Ô détestable Oracle ô Mère infortunée
Par la mort de tes fils à la mort destinée,
Donc mon dernier espoir, mon aimable Selin
Aura comme son frère une tragique fin,
Celle de Mustapha que j’ai tant poursuivie
N’assurera donc pas ma fortune et sa vie,
Ah crainte, ah désespoir, ah mortelle douleur !
Ô Livre qui prédis, et qui portes malheur
Non tu ne fus jamais un ouvrage céleste
Va reporte aux Enfers ta peinture funeste,
Ah Dieux que rudement vous me voulez punir
Du soin trop curieux d’apprendre l’avenir.
ORCAMBRE.
Madame Hyarbe est homme.
SULTANE.
Oui, mais homme Prophète,
Des volontés du sort véritable interprète
Et tel pour mon malheur, que vivant comme il vit
Il oblige le Ciel à faire ce qu’il dit.
Scène VI
HERMINE, ALICOLA, SULTANE, ORCAMBRE
HERMINE parlant à la vieille qu’elle introduit pour parler à la Reine ; il faut qu’elles entrent sur le théâtre par le même endroit que Mustapha sera sorti pour aller à la mort.
Sa bonté pour le moins fait que je m’imagine,
Que vous lui parlerez.
ALICOLA.
Suffit.
SULTANE.
Eh bien Hermine,
Rustan est-il toujours comme je l’ai quitté ?
HERMINE.
Plus faible, et plus muet qu’il n’a jamais été
À peine sa vigueur pouvait-elle suffire
À trois ou quatre mots, qu’il s’efforçait d’écrire.
SULTANE.
Et le Roi que fait-il ?
HERMINE.
Il vient de s’enfermer
Avec un désespoir qu’on ne peut exprimer,
Car plus la bienfaisance a ses douleurs contraintes
Plus il pousse en secret de soupirs et de plaintes.
SULTANE.
Et le Prince ?
HERMINE.
Ah Madame il est mort, autant vaut.
SULTANE.
Ô Dieux !
HERMINE.
Déjà Despine, était sur l’échafaud
Les cheveux retrouvés, et les épaules nues
Quand cette femme et moi nous en sommes venues.
SULTANE.
Quelle femme ?
HERMINE.
Avancez.
SULTANE.
Qu’elle avance, et pourquoi ?
ALICOLA se jetant à genoux.
Pour la gloire du Ciel, pour le repos du Roi,
De celui de l’état, et de ma conscience.
SULTANE.
Le fait mérite bien qu’on lui donne audience.
Parlez.
ALICOLA.
Mais le secret ne veut être éclairci.
SULTANE, parlant à Orcambre.
J’entends, retirez-vous Hermine, et vous aussi.
ALICOLA.
Puissante Majesté, si l’amour ne m’excuse
J’attends la mort de vous, et du Roi que j’abuse,
Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai su les moyens
D’ôter à Mustapha les honneurs et les biens,
Je l’ai pu dès vingt ans, mais quoi qu’il m’en advienne
Il a fait ma fortune, et j’ai souffert la sienne,
Depuis neuf ou dix ans que je le suis partout
J’ai couru l’Orient de l’un à l’autre bout.
Et je venais encore avec cette espérance
De voir trembler la Perse au bruit de sa vaillance,
Mais hélas puisque au lieu d’assujettir autrui
L’impitoyable Parque a triomphé de lui
Je vois bien que le Ciel a permis sa disgrâce
Afin que le fardeau du grand Sceptre de Thrace,
Qu’il destine à régir l’univers tout entier
Ne chargeât point les mains d’un injuste héritier.
SULTANE.
Comment ! osez-vous bien, encore en ma présence
Vous moquer de moi-même, avec tant d’impudence ?
ALICOLA.
Il n’est point fils du Roi.
SULTANE.
Quoi ! ne fait-on pas bien
Qu’il l’eût de la Circasse un peu devant le mien ?
ALICOLA.
Croyez qu’il n’eut jamais la Circasse pour Mère
Ni le grand Soliman pour véritable Père,
L’enfant dont vous parlez (quoi qu’on vous en ait dit)
Mourut le même jour que le vôtre naquit
Si bien que la Circasse, ambitieuse, et fine
Fit tant que la Nourrice, (on l’appelle Aydine,
Et nous nous connaissons dès nos plus jeunes ans)
M’envoya l’enfant mort avec force présents
Par un certain esclave appelé Céphalisse,
Qui me dit de sa part que je l’ensevelisse,
Et me pria surtout que pour le jour suivant
Par mon invention il en eût un vivant,
Il l’eut, et la Circasse extrêmement adroite
Mena si bien la fourbe, et la tint si secrète,
Que Mustapha lui-même a toujours ignoré
Ce qu’après son trépas je vous ai déclaré.
SULTANE.
L’aventure est étrange, et l’enfant, bonne femme
Était sans doute à vous ?
ALICOLA.
Non, très puissante Dame.
SULTANE.
À qui donc ?
ALICOLA.
Je ne sais.
SULTANE.
Vous l’aviez enlevé.
Peut-être ?
ALICOLA.
Excusez-moi, mais je l’avais trouvé
Ou plutôt le hasard, sans que je m’en mêlasse
Me l’avait mis en main.
SULTANE.
Ce discours m’embarrasse.
ALICOLA.
Je l’eus sans y penser d’un Esclave inconnu
En échange du mort que j’avais retenu.
SULTANE.
Dieux qu’est-ce que j’entends, holà Valet de Chambre.
Il sort en hâte.
ORCAMBRE.
Que vous plaît-il Madame ?
SULTANE.
Approchez-vous, Orcambre
Songez, regardez bien la femme que voici
Ne l’avez-vous point vue en d’autres lieux qu’ici ?
Et toi femme dis-moi pourrais-tu reconnaître
L’homme dont nous parlons s’il venait à paraître ?
ALICOLA.
Le temps aura changé son visage et le mien.
Je ne sais.
SULTANE.
Regardez, considérez-vous bien.
ORCAMBRE.
Madame à dire vrai ma mémoire m’abuse
Ou j’ai de cette vieille une image confuse.
ALICOLA.
Madame, assurément sur la foi de mes yeux
Voilà ce même Esclave, oui c’est lui-même.
SULTANE.
Ô Cieux.
ALICOLA.
Celui dont j’eus l’enfant est en votre présence.
ORCAMBRE.
Que dis-tu ? Quel enfant ?
ALICOLA.
Celui que dans Byzance
Tu m’apportas vivant en de très riches draps,
En échange du Mort que j’avais dans mes bras.
ORCAMBRE.
Que te donnai-je encore ?
ALICOLA.
Attends, cette ceinture
Que j’ai toujours sur moi depuis cette aventure
Vois, la reconnais-tu ?
SULTANE.
Ciel qu’est-ce que je vois.
ORCAMBRE.
Ô Sort !
ALICOLA.
Est-ce elle-même ?
ORCAMBRE.
Oui, c’est elle, oui c’est toi
Toi-même, assurément, à qui je l’ai donnée.
SULTANE s’écriant fort haut.
Ô ! misérable Enfant, Ô Reine infortunée.
HERMINE sort au cri de la Reine.
Quels cris ai-je entendus ? Madame qu’avez-vous ?
SULTANE.
Hélas vous l’allez voir venez, suivez-moi tous.
HERMINE.
Dieux que fera ceci, le désespoir l’emporte
Mais un Page du Roi qui l’arrête à la porte,
Lui présente un papier, et lui parle tout bas.
ORCAMBRE.
C’est quelque autre secret que nous ne savons pas.
LA SULTANE, après avoir lu le billet.
Page dites au Roi qu’en ce nouveau malheur
Je souffre autant que lui de perte, et de douleur,
Et que par un effet de preuve indubitable
Il connaîtra dans peu que je suis véritable,
Orcambre c’est de moi que vous saurez tantôt
Ce que cette Étrangère a fait de son dépôt,
Menez-la cependant dans la chambre voisine.
Enfin le Prince est mort, chère et fidèle Hermine
D’où vient que par ce Page ayant su son trépas.
Un contraire dessein arrête ici mes pas,
Il est mort, et de plus, ô destin pitoyable !
Il est mort innocent, et Rustan meurt coupable
Vois, comme ce méchant en avertit le Roi
Par ces mots trop tardifs et trop dignes de foi.
HERMINE lit la lettre de Rustan mourant.
Effrayé de la peur d’un supplice éternel
Je confesse avoir fait la détestable lettre
Qui rend envers le Roi, le Prince criminel,
Si l’état où j’étais eût pu me le permettre
J’eusse donné plutôt cet aveu solennel.
Osman avec Hermine éclaircira le reste
De ce secret funeste.
Ô Ciel il est très vrai qu’un accident pareil
Devrait faire d’horreur éclipser le Soleil,
Mais à considérer les malheurs qui le suivent
Je plains bien moins les morts, que ceux qui les survivent
Tant je crains pour le Roi qu’il n’en meure d’ennui.
SULTANE.
Hermine, ce malheur me touche autant que lui
Que si par de hauts cris, et d’excessives plaintes,
Je n’en témoigne pas les mortelles atteintes,
Apprends que pour un temps les extrêmes douleurs
Étourdissent l’esprit, et restreignent les pleurs,
Suffit que Soliman, avant que le jour vienne
Connaîtra ma douleur si semblable à la sienne
Que tel qui me déteste, et mon ambition
Passera de la haine à la compassion.
HERMINE.
Mais la Cour désormais doit être satisfaite
De la confession que l’imposteur a faite,
Par où vous déchargeant, cet esprit détesté
Garde encore la justice à votre Majesté,
Qui plaignant Mustapha comme le fils d’une autre
Fera ce qu’elle doit pour son bien et le nôtre.
SULTANE.
Mon deuil m’oblige bien à de plus grands efforts
Qu’à plaindre le destin des vivants, ou des morts,
Ici sachant Hyarbe, ici tes Prophéties
À la dernière près, sont toutes éclaircies,
Il faut donc l’accomplir, Hermine cours en haut
Ces trois vers se disent comme un sentiment caché.
Et dans mon Cabinet apprête ce qu’il faut
Pour faire un mot au Roi de qui je suis en peine.
Va vite, et je te suis.
HERMINE.
J’obéis, grande Reine.
Scène VII
SOLIMAN, ALVANTE, ACMAT
ALVANTE.
Et c’est ainsi, grand Roi, que pendant les guérir
J’ai travaillé moi-même à les faire périr.
SOLIMAN.
Ah je connais trop tard qu’ils n’ont fait d’autre crime
Que me tenir secrète une amour légitime,
Quels Royaumes offerts, quels articles de Paix
Te pourront réparer le tort que je te fais,
Malheureux Roi Tacmas, dont l’illustre Héritière
A trouvé dans ma Salle un sanglant Cimetière,
Mais puisque du malheur je souffre la moitié
Ma propre affliction te doit faire pitié,
Tu perds je le confesse une vaillante fille
Et moi je perds un fils l’honneur de ma famille,
Si bien que l’accident entre nous divisé
Me doit faire à ta grâce un chemin plus aisé,
Quittons donc désormais et la haine et les armes
Tirons au moins ce bien du sujet de nos Larmes.
Que ceux que l’Orient a tant vu quereller
S’accordent pour se plaindre, et pour se consoler.
ALVANTE.
Hélas il n’est plaisir en quelque temps qu’il vienne
Qui console jamais sa douleur ni la mienne.
ACMAT, survenant chaudement.
Sire le coup est fait, Osman est arrêté
Qui confirme l’aveu de la méchanceté,
Et jusqu’au moindre chef en décharge la Reine.
SOLIMAN.
Dieux c’est bien en ceci que la sagesse humaine,
Peut être comparée à la garde d’un Fort
Qui sur la foi d’un traître indignement s’endort,
Ici fidèle Acmat sous ombre de franchise
Ces perfides flatteurs ont ma raison surprise
Ô faute irréparable !
ACMAT.
Il faut dorénavant
Empêcher que le mal ne passe plus avant,
Bajazet, et les siens entrés par les fenêtres
Sont dans la grande Cour, qui demandent les traîtres
Pour moi c’est mon avis qu’on les aille apaiser.
SOLIMAN.
Acmat suivez-le donc, qu’on les aille exposer
Et leur dites de plus que ma douleur extrême
À leur juste fureur m’abandonne moi-même.
Je m’en vais chez la Reine enfermer mon ennui.
Parlant d’Alvante.
Emmenez ce vieillard, et qu’on ait soin de lui.
Scène VIII
SOLIMAN, ORCAMBRE
ORCAMBRE.
La rencontre du Roi m’épargnera la peine,
De le chercher plus loin.
SOLIMAN.
Que dit ? que fait la Reine
Orcambre ?
ORCAMBRE.
Puissant Roi, ces mots qu’elle a tracés
Si vous daignez les voir, vous le diront assez.
SOLIMAN, après avoir lu bas.
Dieux que fera ceci ! Quelle étrange aventure !
Orcambre, tire-moi de cette nuit obscure.
Ôte-moi du dédale où se perd mon esprit.
ORCAMBRE.
Oui Seigneur si je puis !
SOLIMAN.
Ouï ce qu’elle écrit.
Il lit tout haut.
Lettre de la Sultane à Soliman.
Adieu mon Cher Époux, mon extrême misère
Ne peut avoir de fin qu’en celle de mes jours,
Je suis de Mustapha ta véritable Mère,
Qui de sa belle vie ai terminé le cours,
Orcambre, après ma mort, et la vieille Étrangère
Vous pourront éclaircir la nuit de ce discours.
ORCAMBRE.
Ah Sire ce discours est de trop longue haleine
Il faut songer plutôt à conserver la Reine,
Qui doit perdre à la fois le sens, et la clarté
Si mon doute est d’accord avec la vérité.
Puisque la mort pour elle, est un bien souhaitable
Si le mal que je crains, se trouve véritable.
SOLIMAN.
Ô Ciel que de malheurs l’un à l’autre enchaînés
Vont rendre pour jamais mes jours infortunés
La perte de mon fils ne peut-elle suffire
À détourner de moi, les restes de ton ire.
Allons, courons, Orcambre, où le sort en fureur
Nous garde encore peut-être un spectacle d’horreur.
Bajazet entrant furieusement l’épée à la main.
Scène IX
BAJAZET, ACMAT, SUITE de Bajazet
BAJAZET.
Sus sus braves guerriers, à la vengeance, aux armes
Faisons couler un fleuve de sang et de larmes.
ACMAT.
Ha vaillant Bajazet.
BAJAZET.
Acmat ne craignez rien
Je n’en veux qu’aux méchants, et je vous connais bien.
ACMAT.
Grand Prince, en ce péril, ma peur ni ma prière
Ne font pas pour ma vie.
BAJAZET.
Arrière donc, arrière
Car enfin vainement vous prieriez pour autrui
Quoi les seuls innocents mourront donc aujourd’hui ?
ACMAT.
Je vois des Criminels les deux têtes coupées
Que portent vos Soldats aux bouts de leurs épées ?
BAJAZET.
Oui, c’est tête pour tête, et trépas pour trépas
Mais les proportions ne s’y rencontrent pas,
Et pour la dignité de l’une, et de l’autre ombre.
Il faut que leur victime ait son prix par le nombre,
Il faut de mille corps en sacrifice offerts
Pour deux que nous perdons, ensanglanter nos fers,
Il faut de la marâtre à jamais détestée
Faire aux yeux du Tyran qui l’a trop écoutée,
Un exemple effroyable aux Reines à venir.
HERMINE, sortant de la chambre de la Reine.
Hélas elle est à plaindre, et non pas à punir
La mort de Mustapha l’a si fort affligée
Quoique les imposteurs l’en aient trop déchargée,
Que de ce gros poinçon où brille un diamant
Qui de ses beaux cheveux fut le riche ornement,
Se transperçant le cœur d’une main violente
Elle a fait un passage à son âme innocente.
BAJAZET.
Quoi vos yeux sont témoins qu’elle a perdu le jour ?
HERMINE.
Et passé chez les morts sans espoir de retour.
ACMAT.
Oh fortune !
HERMINE.
Et le Roi qui se lasse de vivre.
Si l’on n’y met bon ordre est tout prêt à la suivre.
BAJAZET.
Vous autres qui l’aimez, vous pouvez s’il vous plaît
Lui rendre ce devoir tout injuste qu’il est.
ACMAT.
Ô jour noir d’accidents, horribles et funestes !
Soliman, Soliman, qu’as-tu fait aux Célestes ?
BAJAZET, aux siens.
Compagnons suivez moi ! perdons, saccageons tout
Désertons ce Palais de l’un à l’autre bout,
Que tous les serviteurs, et les proches des Traîtres
Portent l’iniquité des parents et des Maîtres,
Que l’ardeur de tuer par le meurtre croissant
Confonde le coupable avecques l’innocent.
Et que cette vengeance, en cruautés célèbre
Soit à notre Héros une pompe funèbre,
Même afin qu’un injuste et si prompt châtiment
Passe jusqu’aux sujets privés de sentiment,
Que le perfide signe de cette Terre infâme
Soit lavé par le sang et purgé par la flamme.