La Sylvie (Jean MAIRET)

Tragi-comédie pastorale en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1621.

 

Personnages

 

SYLVIE, bergère

THÉLAME, prince de Sicile

PHILÈNE, berger

FLORESTAN, prince de Candie

THYRSIS, chevalier errant

MÉLIPHILE, sœur de Thélame

DORISE, bergère

DAMON, père de Sylvie, berger

MACÉE, mère de Sylvie

AGATOCLÈS, Roi de Sicile

LE CHANCELIER

TIMAPHÈRE, capitaine

PAGE

 

 

À MONSEIGNEUR DE MONTMORENCY,

Duc, Pair, et grand Amiral de France, etc.

 

Quand je n’aurais pas l’honneur d’être à vous, comme je l’ai, et que le don que je vous y fais de moi du jour que mon affection et mon bonheur m’attachèrent à votre service, ne m’eût pas ôté la liberté de disposer de mes actions ; je ne sais point de Seigneur en France à qui plus justement qu’à vous je puisse présenter comme je fais les premiers fruits de mon étude. Si j’étais assuré de leur bonté, je ne douterais point qu’ils vous fussent agréables, et n’importunerais pas votre Grandeur en la priant de les recevoir : la facilité qu’elle a toujours eue à pratiquer les bonnes choses est une marque infaillible de son inclination à les aimer. J’oserais dire, MONSEIGNEUR, sans vous flatter, que vous êtes peut-être le seul de votre condition en qui l’on remarque aujourd’hui plus de perfections et moins de défauts, et de qui les honnêtes gens ont toujours eu plus de sujet de se louer. Je laisse à part les actions de courage, qu’on ne saurait mieux relever que par la comparaison de celles de vos ancêtres. Où trouvera-t-on un Seigneur après vous qui, dans la corruption du siècle, ait conservé de l’amour pour les bonnes lettres, jusqu’au point de leur établir des pensions sur le plus clair de son revenu ? Toute la France est témoin de ce que vous avez fait pour un de ses plus beaux Esprits, à qui votre seule protection a donné lieu de témoigner son innocence. Il a plutôt manqué de vie que de reconnaissance : et je m’assure que le plus grand regret qu’il ait encore dans le tombeau, c’est de n’avoir pas laissé dans ses Écrits de quoi repousser la calomnie de ceux qui voudraient l’accuser d’ingratitude en votre endroit. De moi qui chéris sa mémoire parfaitement, plutôt que de souffrir qu’on l’obscurcisse d’une si noire tache, je mêlerai son intérêt avec le mien, et m’efforcerai de tout mon pouvoir de m’acquitter d’une dette commune, que la mort ne lui permit pas de vous payer. Cependant recevez s’il vous plaît ces prémices de ma jeunesse : c’est tout ce que je puis rendre aujourd’hui à votre Grandeur, en reconnaissance de tant de bienfaits que j’ai reçus d’elle depuis deux ans que j’ai la gloire d’être,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur,

 

MAIRET.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FLORESTAN, prince de Candie, THYRSIS

 

FLORESTAN.

Toi qu’un noble désir d’éprouver ton courage,

En tous les accidents du Martial orage,

A tenu si longtemps absent de cette Cour,

Où tu viens fraîchement de faire ton retour,

Dans la diversité des Terres étrangères,

Où l’honneur a porté tes armes passagères, 

Thyrsis, laissant part à toute autre nouveauté,

Dis-moi, n’as-tu point vu quelque rare beauté,

Tu sais que nos humeurs conformes à nos âges

Par-dessus toute chose aiment les beaux visages. 

THYRSIS.

Donnez-vous seulement tant soit peu de loisir,

Et je rendrai content votre jeune désir,

Entretenant plutôt vos yeux que vos oreilles. 

Il parle au Page à l’oreille.

Page, revenez tôt. Vous verrez des merveilles,

Qui véritablement vous feront avouer

Qu’on ne saurait assez les voir ni les louer. 

FLORESTAN.

Que le désir de voir ce miracle me presse,

Mais ce Page déjà n’a que trop de paresse,

Il est long à venir. 

THYRSIS.

Ne vous tourmentez pas.

Le voici de retour qui s’avance à grands pas.

Ha ! que vous allez voir sous cette couverture

Un grand combat, l’Art contre la Nature,

Tout ce que l’Univers eut jamais de plus beau

Se présente à vos yeux dans ce petit Tableau.

FLORESTAN.

Cet ouvrage est l’effet d’une dextre savante,

Plutôt que le portrait d’une Beauté vivante,

Du Peintre qui l’a fait, l’industrieuse main

Ne le tira jamais sur un modèle humain ;

Ou si c’est le tableau d’une beauté non feinte,

C’est donc avec excès de grâce qu’elle est peinte.

THYRSIS.

Comme on peint le Soleil avec du charbon.

FLORESTAN.

Vous êtes un moqueur.

THYRSIS.

Je parle tout de bon,

Ce n’est point un rapport, c’est chose que j’ai vue.

FLORESTAN.

Que fait l’original si son image tue ?

Tu n’en as que trop dit, Thyrsis, je suis vaincu.

J’ai trouvé quelque charme en ce fatal écu,

Je sens que ce portrait de plus en plus m’inspire

Certains feux violents qui ne se peuvent dire. 

Hélas ! donne à ma plaie un premier appareil,

Apprends-moi le climat où luit ce beau Soleil,

Surtout fais-moi savoir son nom et sa naissance,

Et tu m’obligeras à la reconnaissance.

THYRSIS.

La Sicile est un aimable et fortuné séjour

Où ce bel Astre donne et respire le jour,

Ceux qui savent son nom l’appellent Méliphile,

Fille unique du Roi de la même Sicile.

FLORESTAN.

Maintenant je soupire avec contentement,

Sachant que j’ai le bien d’aimer si hautement.

Puisqu’elle est comme moi d’une Royale tige,

L’honneur à la servir davantage m’oblige :

Mais crois-tu que les Dieux me voudront accorder

La gloire de la voir et de la posséder ?

THYRSIS.

À la moindre ambassade, elle vous est acquise.

FLORESTAN.

Cette Légation qu’à moi seul n’est permise,

Un Dieu tacitement me force de partir,

En vain tous les mortels voudraient me divertir

De ce nouveau dessein. 

THYRSIS.

Monsieur, s’il est possible,

Gardez-vous d’entreprendre un voyage pénible,

Est bien plus dangereux que vous ne croyez pas.

FLORESTAN.

Les périls en amour me sont autant d’appas,

Un timide guerrier que le combat étonne

Ombrage rarement son front d’une couronne.

THYRSIS.

Quoi que puisse arriver, cet amoureux départ

Ne sera pas si tôt.

FLORESTAN.

Dans deux jours au plus tard,

Je voudrais seulement partir à l’heure même.

THYRSIS.

Étrange effet d’amour, impatience extrême !

Si vous n’aimiez pas tant, vous redouteriez plus

Le perfide sujet du flux et du reflux,

Où même en pleine paix les vaisseaux ont la guerre

Avecque les rochers, les vents, l’air et la terre.

FLORESTAN.

Toutes les mers du monde où vont les matelots

Pour éteindre mon feu n’ont point assez de flots,

L’eau ne m’étonne pas ; si je dois rendre l’âme,

Dedans quelque élément, ce sera dans la flamme :

Adieu, je vais moi-même au port voir les vaisseaux,

Et choisir le plus propre à courir sur les eaux.

 

 

Scène II

 

SYLVIE, PHILÈNE

 

SYLVIE.

Après beaucoup d’ennuis, enfin l’heure est venue

Que sans rendre ma flamme ou suspecte ou connue,

Je puis entretenir ces rochers d’alentour

Des plaisirs innocents que me donne l’Amour :

Amour, ha ! que ce mot sensiblement me touche,

Qu’il plaît à mon esprit, qu’il est doux à ma bouche,

Et que je fus heureuse alors qu’il décocha

Ce trait d’or qui mon cœur si vivement toucha,

Versant d’un même coup dans le sein de Thélame

Une pareille ardeur à l’ardeur qui m’enflamme.

Dieux ! que depuis mes jours sont doucement coulés,

Que de plaisirs se sont à mes soupirs mêlés

Et que j’ai bien goûté sans crime et sans envie

Les plus aimables fruits de l’amoureuse vie !

Une simple Bergère asservir sous sa loi,

Un qui peut commander en qualité de Roi,

Au seul ressentiment d’une faveur si rare

Mon esprit de merveille et de plaisir s’égare,

Je forme des pensées à ma confusion,

Et crois que mon bonheur n’est rien qu’illusion.

Mais parmi ce discours dont mon âme se flatte,

Le front du jour naissant visiblement éclate,

Et les petits oiseaux des forêts et des champs

Avecque la clarté renouvellent leurs chants ;

Ce bois qui de mon heur fut la cause première

Sera tantôt forcé des traits de la lumière :

Vraiment, si mon Berger oubliait de venir,

Nous perdrions un beau jour à nous entretenir ;

De la peur que j’en ai, tous mes écrits s’affligent.

À propos, la coutume et le devoir m’obligent

De lui faire un bouquet, avant que les chaleurs

De leurs ardents baisers fassent mourir les fleurs ;

Il me faut dépêcher, car déjà de l’haleine

Des chevaux du Soleil fume toute la plaine :

Là-bas dans un vallon où deux petits ruisseaux

Se coulent dans un gré tout bordé d’arbrisseaux,

Nature bien souvent produit des fleurs nouvelles,

C’est là que je pourrai faire choix des plus belles,

Bons Dieux ! le bel émail, certes à cette fois

Mes yeux perdront ici la liberté du choix.

Déesse du Printemps, Flore à qui la Nature

Des jardins et des prés a donné la peinture,

De grâce pousse encore de ton humide sein

Quelque nouvelle fleur qui soit faite à dessein,

Dont le teint à celui de mon Amant ressemble,

Où son nom et le mien se puissent lire ensemble ;

Même s’il est possible, où soit représenté

L’inviolable vœu de ma fidélité :

Ainsi toujours Zéphir pour ta beauté soupire,

Ainsi jamais l’Hiver n’efface ton empire,

Et jamais les chaleurs. Mais n’aperçois-je pas

Quelqu’un dans ce taillis qui guide ici ses pas ?

Depuis qu’un jour un loup me voulut faire outrage

Les objets les plus sûrs me donnent de l’ombrage,

C’est peut-être un Pasteur, il est vrai, c’en est un,

De tous le moins aimable et le plus importun :

Il vient pour m’aborder, que ne m’est-il loisible

D’échapper, ou du moins de me rendre invisible.

PHILÈNE.

C’est elle, je la vois qui fait amas de fleurs

Dans ce pré tant de fois arrosé de mes pleurs :

À l’abord seulement de cet esprit farouche

Les mots comme étouffés me meurent dans la bouche,

Je frémis, je pâlis : mais c’est trop s’amurer,

L’occasion échappe à qui n’en sait user.

DIALOGUE.

Beau sujet de mes feux et de mes infortunes,

Ce jour te soit plus doux et plus heureux qu’à moi.

SYLVIE.

Injurieux Berger qui toujours m’importunes,

Je te rends ton souhait, et ne veux rien de toi.

PHILÈNE.

Comme avec le temps toute chose se change,

De même ta rigueur un jour s’adoucira.

SYLVIE.

Ce sera donc alors que d’une course étrange

Ce ruisseau révolté contre sa source ira.

PHILÈNE.

Ce sera bien plutôt lors que ta conscience

T’accusera d’un crime en m’oyant soupirer.

SYLVIE.

Tes discours ont besoin de trop de patience,

Adieu, le temps me presse, il me faut retirer.

PHILÈNE.

Reste, mon Soleil, quoi ! ma longue poursuite

Ne pourra m’obtenir le bien de te parler.

SYLVIE.

C’est en vain que tu veux interrompre ma suite.

Si je suis un Soleil, je dois toujours aller.

PHILÈNE.

Le Soleil interrompt ses courses vagabondes

Pour voir dessous les eaux les yeux de son souci.

SYLVIE.

Et moi, si je voyais Philène sous les ondes

Pour voir mourir son feu, je le ferais aussi.

PHILÈNE.

Justes Dieux ! se peut-il qu’une Bergère endure

Son Amant à ses pieds d’amour se consumer.

SYLVIE.

Mais plutôt se peut-il que ta fureur te dure

Sachant que je ne puis ni ne te veux aimer ?

PHILÈNE.

Quelle est donc ton humeur, apprends-le-moi de grâce,

Que je réclame en fin la mort ou ta pitié.

SYLVIE.

Tu le dois bien savoir, mon cœur est tout de glace,

Et mon âme insensible aux traits de l’amitié.

PHILÈNE.

Ha ! si tu n’aimais rien, ce bois sauvage et sombre

Ne te retiendrait pas dans son sein tout le jour.

SYLVIE.

Il est vrai que je l’aime, à cause que son ombre

Conserve ma froideur contre les feux d’Amour.

PHILÈNE.

Mon tout, si ta rigueur me passe en répartie,

Peut-être ma constance en doit venir à bout.

SYLVIE.

De ce dont on n’a pas encore une partie

On est bien éloigné d’en posséder le tout.

PHILÈNE.

Et bien, enseigne-moi quelque nom qui te plaise,

Et duquel je te puisse appeler désormais.

SYLVIE.

Appelle-moi Sylvie, appelle-moi mauvaise,

Mais de ces noms d’Amour ne m’en parle jamais.

PHILÈNE.

Que le Ciel me ferait un bien inestimable,

Si pour être insensible il me faisait rocher !

SYLVIE.

Philène, en cet état me serait plus aimable,

Car je l’aimerais mieux de roche que de chair.

PHILÈNE.

Dieux ! tout contre le port je trouve plus d’orage,

Et plus d’aveuglement auprès de mon flambeau.

SYLVIE.

Pourquoi donc, imprudent, me suis-tu davantage

Si tu sais que mon œil te met dans le tombeau.

PHILÈNE.

Ainsi veut le destin, ingrate, que je t’aime,

Me forçant par tes yeux à rechercher ma mort.

SYLVIE.

Doncques de ton malheur n’accuse que toi-même,

Ou commande à tes yeux d’en accuser le sort.

PHILÈNE.

Il est vrai que tous deux me rendent misérable,

Mais le coup de la mort me vient de ta beauté.

SYLVIE.

Ainsi les imprudents font le Soleil coupable

De leur aveuglement que cause sa clarté.

PHILÈNE.

À la fin je vois bien qu’il faudra que je meure

Sans témoignage aucun que de ta cruauté.

SYLVIE.

Qui n’attend que la mort doit mourir de bonne heure,

En retarder le coup, c’est une lâcheté.

PHILÈNE.

Quoi ! tu n’auras donc pas pitié de la confiance

D’un pauvre cœur qui meurt de ton amour épris.

SYLVIE.

S’il meurt, c’est justement, il fait la pénitence

Du crime qu’il a fait d’avoir trop entrepris.

PHILÈNE.

Tu veux bien pour le moins, avant ma sépulture

D’un baiser seulement ma douleur apaiser.

SYLVIE.

Sans perdre en même temps l’une ou l’autre nature,

Les glaces et les feux ne se peuvent baiser.

PHILÈNE.

Ô cœur ! mais bien rocher, toujours couvert d’orage,

Où mon amour se perd avec trop de rigueur !

SYLVIE.

On touche le rocher où l’on fait le naufrage,

Mais jamais ton amour ne m’a touché le cœur.

PHILÈNE.

Disons pour mieux parler d’une chose si rare,

Si ce n’est un rocher, que c’est un diamant.

SYLVIE.

Ne t’étonne donc pas si ma rigueur avare

À cause de son prix le garde chèrement.

PHILÈNE.

Au moins que ce bouquet fait de tes mains divines

Au défaut d’un baiser récompense ma foi.

SYLVIE.

Tu n’en peux espérer que les seules épines,

Car je garde les fleurs pour un autre que toi.

PHILÈNE.

Ô Dieux ! soyez témoins que je souffre un martyre

Qui fait fendre le tronc de ce chêne endurci.

SYLVIE.

Il faut croire plutôt qu’ils éclatent de rire

Oyant les sots discours que tu me fais ici.

PHILÈNE.

Tu t’en vas donc, Sylvie, ô Sylvie, ô mon âme !

Est-ce là le loyer que mérite ma Flamme ?

Reviens, belle, reviens, non pour me secourir

Mais pour m’entendre plaindre et pour me voir mourir.

Orgueilleuse Bergère, ingrate fugitive,

Puisque ta cruauté ne veut pas que je vive,

Je lui veux obéir, arrête encore un peu,

Je n’ai plus à pousser qu’un petit trait de feu.

Mais c’est former en vain un discours à la nue,

Elle est déjà si loin que je la perds de vue,

Et comme si ses pieds approuvaient son dédain

L’inhumaine s’enfuit plus légère qu’un Daim.

Rochers, arbres, ruisseaux, belles fleurs, solitude,

Qui voyez ma confiance et son ingratitude,

Quel esprit aujourd’hui sous l’amoureuse loi

À moins de récompense et plus de mal que moi ?

On a vu deux moissons depuis l’heure première

Quelle mit en ses fers mon âme prisonnière ;

Depuis je n’ai cessé de lui faire la cour

Avec des compliments de respect et d’amour :

J’ai cent fois repoussé le loup de son herbage,

Cette fois j’ai pris le soin de lui faire un ombrage,

Témoin un cabinet tout tapissé de vert

Fait de mes propres mains pour la mettre à couvert,

Même dernièrement je lui fis une planche

En un certain passage où ce ruisseau s’épanche.

Mais pourquoi rapporter ces soins officieux,

Puisque sa cruauté ne m’en traite pas mieux ?

Au contraire, on dirait que sa rigueur augmente

Lorsque ma passion devient plus véhémente.

N’importe, s’il faut mourir en ce dessein,

Aussi bien je ne puis me l’arracher du sein :

Je crois que le bonheur suivra notre espérance,

Et qu’elle aura pitié de ma persévérance :

En tout cas je verrai ferme dans mon tourment

Jusques où le malheur peut pousser un Amant.

 

 

Scène III

 

MÉLIPHILE, THÉLAME, SYLVIE

 

MÉLIPHILE.

Voici l’heure à peu près qu’en habit de bocage

Mon frère doit passer dans ce jardinage,

La curiosité me presse grandement

De savoir le sujet de ce déguisement :

Son humeur depuis peu se plaît à la campagne,

Sans vouloir toutefois souffrir qu’on l’accompagne,

Et contre sa coutume il ne fait que songer :

Je l’aperçois qui vient en habit de Berger,

Enfin je vous y prends, l’état où je vous trouve

De vos intentions m’est une claire preuve,

L’esprit le moins rusé serait trop éclairci

De l’amoureux dessein qui vous amène ici ;

Il n’en faut pas rougir, en de semblables choses

Amour fait bien souvent d’autres métamorphoses,

Bien longtemps devant vous on nous dit que les Dieux

En habits empruntés font descendus des Cieux.

Non, non, ne crains point d’enseigner un mystère

À qui sait comme il faut et parler et se taire.

THÉLAME.

Comme on permet le mal qu’on ne peut empêcher,

Il faut bien découvrir ce qu’on ne peut cacher.

MÉLIPHILE.

Peut-être ma franchise un peu trop curieuse

Dans sa privauté vous est injurieuse.

THÉLAME.

Nullement, tant s’en faut, que mon plus grand regret

Est de t’avoir caché si longtemps mon secret.

MÉLIPHILE.

Si vous me faites part de cette confidence,

Croyez qu’assurément mes soins et ma prudence

Vous pourront servir, outre que déchargé

D’un secret important, l’esprit est allégé.

THÉLAME.

Sache donc, chère sœur, que ce cœur insensible

Ce cœur qu’on a tenu si longtemps invincible,

Que tant de beaux objets dont se pare la Cour

N’auraient pu rendre encore susceptible d’amour,

De libre où il était incessamment soupire,

Esclave devenu de l’amoureux empire.

MÉLIPHILE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai dû me douter

Du sujet du discours que je viens d’écouter :

À voir les mouvements de votre inquiétude,

Et comme votre humeur aimait la solitude,

Il était bien aisé de faire un jugement

Conforme à la raison de votre changement.

Mais quelle est la Beauté qui se donne la gloire

De remporter sur vous une telle victoire ?

THÉLAME.

Une que tu pourrais à peine imaginer,

Si tu n’es bien savante en l’art de deviner.

MÉLIPHILE.

Je ne sais, mais au moins je crois que c’en est une

Digne de votre amour et de votre fortune.

THÉLAME.

Assurément.

MÉLIPHILE.

J’entends une qui soit de rang

Et de condition sortable à votre sang.

THÉLAME.

Je ne te tiendrai pas davantage en balance,

Ici ma passion implore ton silence,

Ici je te conjure au nom de l’amitié

De tenir ce dépôt plus cher de la moitié

Que ton propre intérêt, ou que ta propre vie.

Ô Dieux ! sans me pâmer puis-je nommer Sylvie !

C’est elle qui m’arrête en des liens dorés,

Qui même par un Dieu devraient être adorés :

Les dons d’âme et de corps dont elle est bien pourvue

Charment à même temps l’esprit et la vue,

Son visage où jamais ne s’appliqua le fard

Ignore les attraits qu’on emprunte de l’art,

On n’y voit point blanchir la céruse et le plâtre

Comme en ceux qu’aujourd’hui notre Cour idolâtre :

Diane dans les bois, Arethuse dans l’eau,

N’eurent jamais le teint ni plus frais ni plus beau,

C’est le plus noble cœur, l’humeur la plus docile,

Et le meilleur esprit qui soit en la Sicile :

Au reste, s’il y a quelque souverain bien,

On ne le doit chercher que dans son entretien.

MÉLIPHILE.

Les belles qualités qui la rendent aimable

Font que dans votre choix vous n’êtes point blâmable,

Il est certain qu’elle a des attraits assez doux

Pour ôter la raison à tout autre qu’à vous :

Mais de croire qu’un Prince aimât une Bergère

Si ce n’est d’un amour ou feinte ou passagère,

C’est ce qui de mon sens s’éloigne tellement,

Que je n’oserais pas y songer seulement.

THÉLAME.

Ô ma sœur ! si ton cœur avait une étincelle

De ce nouveau brasier qu’au dedans je recèle,

Au lieu de censurer mes innocents desseins

On te verrait bientôt les sentiments plus sains,

Tu saurais que le nœud d’une amitié parfaite

Assemble également le Sceptre à la Houlette,

Que des objets mortels ont fait plaindre les Dieux,

En un mot, tu saurais que l’Amour n’a point d’yeux.

MÉLIPHILE.

Il est vrai, mais aussi vous ne prenez pas garde

Qu’à son aveuglement votre honneur se hasarde,

Et qu’insensiblement il vous va préparant

Le triste événement d’un danger apparent.

Vous connaissez du Roi l’implacable colère,

Il veut que tout le monde ait souci de lui plaire ;

Croyez-moi, vos projets seraient beaucoup meilleurs

Si suivant mon avis vous les tourniez ailleurs.

THÉLAME.

Ô Ciel ! sans me venger puis-je ouïr ces blasphèmes !

Impitoyable sœur, est-ce ainsi que tu m’aimes ?

Conseillère importune, au lieu de me guérir

As-tu donc entrepris de me faire mourir ?

MÉLIPHILE.

Je ne m’étonne pas si votre esprit s’afflige,

Plus on veut votre bien, plus on vous désoblige.

THÉLAME.

Garde ce bien pour toi, m’en peut-il arriver

Un plus grand que celui dont tu me veux priver ?

Tu me vas conseillant d’amortir une flamme,

Que je tiens mille fois plus chère que mon âme,

Tu me veux engager en une trahison,

Tu me veux faire enfin avaler du poison :

Est-ce là le moyen de me donner remède ?

Non, non, j’aime bien mieux que personne ne m’aide.

MÉLIPHILE.

À ce conseil faudrait qu’on vous laissât périr.

THÉLAME.

Celle qui m’a blessé me saura bien guérir,

Ses beaux yeux ont assez de quoi rendre la vie,

Et de quoi la ravir quand ils en ont envie,

N’en sois point en souci, mais seulement permets

Que de leurs traits ardents je brûle désormais.

MÉLIPHILE.

Puisque cette fureur est un mal nécessaire,

Je crois que le meilleur est de vous laisser faire,

Cependant avisez de conduire si bien

Le cours de vos amours que l’on ne sache rien :

Vous savez que les Rois ont de bonnes oreilles.

THÉLAME.

Pourvu qu’à la sûreté de nos plaisirs tu veilles,

Et que ton amitié nous assiste au besoin,

Nous n’aurons en ceci ni censeur ni témoin.

MÉLIPHILE.

Assuré de ma foi sans réserve et sans doute,

Vous pouvez hardiment poursuivre votre route,

Rien ne choque si fort un amoureux désir

Que de lui retarder les fruits de son plaisir,

Vous faites rien que trop ici l’expérience.

THÉLAME.

Il est vrai que mon cœur avec impatience

Sachant que sans faillir ma Bergère m’attend,

Soupire après le bien que son espoir lui tend.

Adieu, je suis l’aimant qui m’attire auprès d’elle,

Souviens-toi de m’aimer et de m’être fidèle.

Non guère loin d’ici je découvre le lieu

Qui chaque jour m’élève à la gloire d’un Dieu,

Où dans un petit fonds que le feuillage couvre

Je vois des raretés qu’on ne voit point au Louvre.

Mais d’où vient que Sylvie est encore à venir ?

Quel obstacle la peut si longtemps retenir ?

Ma défaite humeur me voudrait faire accroire

Qu’elle manque aujourd’hui d’amour ou de mémoire,

Je m’en dédis pourtant, je fais tort à sa foi,

Si je brûle pour elle, elle brûle pour moi.

SYLVIE, sortant de derrière un buisson.

Tu le peux bien jurer sans te rendre parjure.

THÉLAME.

Ha ! mon Ange, pardon, je t’ai fait une injure.

SYLVIE.

Voyez si je me plais à nourrir vos douleurs,

Au lieu de vous punir, je vous donne des fleurs.

THÉLAME.

Et moi qui m’en retient les épines dans l’âme,

Je te donne en revanche un baiser tout en flamme.

SYLVIE.

Si mon amant rêveur, solitaire et transi

Voyait les privautés que je vous souffre ici,

Ayant déjà sujet comme il a de se plaindre,

Vraiment ce serait bien pour l’achever de peindre.

THÉLAME.

Comment ? quelqu’un, Sylvie, ose-t-il désirer

Un bien pour qui moi seul ai droit de soupirer ?

SYLVIE.

Tantôt comme j’étais seule dans la prairie

Laissant parmi les fleurs errer ma rêverie,

Philène, qui me dit l’objet de ses tourments,

M’a presque assassinée avec ses compliments.

THÉLAME.

Je crois que ce rival en sa poursuite vaine

N’a rien gagné sur toi.

SYLVIE.

Ne t’en mets point en peine,

Tout autre que Thélame en vain proposerait

De s’acquérir Sylvie.

THÉLAME.

Un Dieu ne l’oserait,

J’aime trop chèrement un bien que possède,

Je perdrai la lumière avant que je le cède :

Mon âme, assure-toi que tu verras un jour

Des merveilleux effets du fruit de mon amour.

SYLVIE.

Seigneur, votre amitié me rend toute confuse,

J’ai peur qu’imprudemment en fin je n’en abuse,

Je ne mérite pas.

THÉLAME.

Brisons là mon souci,

Si tu veux m’obliger, ne parle plus ainsi.

SYLVIE.

Pleut aux Dieux que vous visiez mon âme toute nue

Pour juger de sa flamme.

THÉLAME.

Elle m’est trop connue,

J’aimerais beaucoup mieux te voir le corps tout nu.

SYLVIE.

Je vous croyais vraiment un peu plus retenu,

Mais à ce que je vois.

THÉLAME.

J’ai beaucoup d’innocence

Pour avoir tant d’amour.

SYLVIE.

Plutôt trop de licence.

THÉLAME.

Je vois bien que c’en est, il faut que ta rigueur

Se plaise incessamment à me voir en langueur :

Mais déjà le Soleil bien haut sur l’Hémisphère

N’a plus que la moitié de sa visite à faire,

Ce bocage prochain nous invite à propos

À la commodité du frais et du repos :

Couchons-nous sur ces fleurs, l’herbe et la feuille verte

S’offrent à nous servir de lit et de couverte :

On dirait proprement que ces beaux myrthes verts

Aux pauvres amoureux tendent les bras ouverts ;

Voici le même endroit et d’amour et de franchise

Où Vénus autrefois embrassait son Anchise,

C’est ici que le Dieu qui préside aux combats

Le harnois dépouillé vient prendre ses ébats ;

Ici le moindre objet au plaisir nous convie,

Ici les ennemis des douceurs de la vie

Ne viennent point troubler le repos d’un Amant.

SYLVIE.

Il est vrai que voici le lieu le plus charmant

Qui se puisse trouver.

THÉLAME.

Loin de la complaisance ;

Je crois que sa douceur lui vient de ta présence,

Que tes yeux seulement le font gai comme il est,

Que c’est par ta beauté que la sienne me plaît,

Que ce bois n’entretient son ameublement sombre

Qu’à dessein de te faire un présent de son ombre,

Que le fond verdissant de ces taillis fleuris

Ne tire son éclat sinon de tes sourires ;

Même que les zéphyrs du Mont et de la plaine

Afin de t’écouter retiennent leur haleine ;

Que pour te réjouir parmi ces alisiers,

Les petits rossignols exercent leurs gosiers ;

Bref, il est assurément que tout ce paysage

N’a d’embellissement que de ton beau visage.

SYLVIE.

Dis ce que tu voudras afin de me louer,

Je me garderai bien de te désavouer,

N’ayant point de vertu qui ne te soit commune :

Ou bien si tu le veux, je suis comme une Lune,

Si je luis, ce n’est point d’autre feu que du tien.

THÉLAME.

De grâce, oblige-moi, laissons cet entretien,

Et rends la guérison à mon esprit malade,

Donne-moi, je te prie, une amoureuse œillade,

Tire-moi seulement un de ces chauds regards

Dont tu peux embraser les cœurs de toutes parts :

Souffre sans murmurer que ma bouche idolâtre

Imprime ses baisers dessus ton sein d’albâtre.

Ô transports ! ô plaisirs du crime séparés,

Où voulez-vous ravir mes esprits égarés,

Mon Âme, mon Soleil, mon Ange tutélaire ?

Ha ! ta douceur me tue à force de me plaire,

Mes sens évanouis d’aise me vont quitter,

Si tu ne prends le soin de me ressusciter.

SYLVIE.

Je sais bien que j’ai trop d’indulgence amoureuse,

Je te serais meilleure étant plus rigoureuse ;

Si tu mourais durant cet aimable transport,

Sans doute je serais coupable de ta mort :

Outre que j’ai si peur que quelqu’un ne nous voie,

Que l’en sens de moitié diminuer ma joie.

Je crois que ces roches ne sont point assez sourds

Pour n’avoir pas ouï nos folâtres discours,

Que ce petit ruisseau tacitement en gronde,

Qu’il grave les baisers sur le front de son onde ;

Que ces feuilles enfin et ces fleurs que je vois

Sont pour nous découvrir autant d’yeux et de voix.

THÉLAME.

Que crains-tu ? l’Amour même est notre intelligence,

Il veille sur nous deux avec diligence,

C’est lui qui tient exprès ces rameaux enlacés

Pour défendre au Soleil de nous voir embrassés.

Mais quoi ! veux-tu déjà me quitter, ma Déesse ?

Attends encore un peu, mon cœur ne nous presse,

N’expose point ton teint à la chaleur du jour.

SYLVIE.

Je ne saurai ici faire plus long séjour,

Il me faut ramener mes troupeaux au village.

THÉLAME.

Où les as-tu laissés ?

SYLVIE.

Au long de ce rivage

Sous la protection d’un mâtin assuré,

J’ai grand peur seulement d’avoir trop demeuré,

Cela me met en peine et fait que j’appréhende

Qu’arrivant au logis on ne me réprimande.

THÉLAME.

Dans deux heures au moins tu reviens en ce lieu.

SYLVIE.

Je n’y manquerai pas.

THÉLAME.

Adieu doncques.

SYLVIE.

Adieu.

 

 

ACTE II 

 

 

Scène première

 

DAMON, MACÉE

 

DAMON.

Il faut que je te die ici sans plus attendre

Ce qu’à regret je viens tout fraîchement d’entendre.

L’affaire est d’importance, et principalement

En ce qu’elle nous touche et presse également,

Qu’un orage prochain troublant notre bonace,

De naufrage assuré dans le port nous menace.

Ô fille sans esprit, qu’à tes pauvres parents

Tes désirs déréglés vont de soins préparant.

MACÉE.

Dieux ! qu’est-ce qu’il a dit, je gagerai ma vie

Qu’en ces termes couverts il parle de Sylvie.

Damon ne me tiens plus davantage en suspens,

Je sens dedans mon sein errer mille serpents,

Et l’appréhension qui m’étonne et me trouble

De moment en moment en mon âme redouble,

Mon esprit au soupçon du malheur attaché

Me dit que notre fille a son honneur taché,

Est-il vrai, mon ami ?

DAMON.

Je n’en sais rien, m’amie.

MACÉE.

Il est trop véritable : ô Dieux ! quelle infamie,

Voilà notre maison couverte désormais

D’un reproche honteux qui ne mourra jamais :

Plût au Ciel que la mort nous prît tous trois ensemble.

DAMON.

Tu t’affliges, Macée, et trop tôt, ce me semble.

Encor ne faut-il pas s’attrister à crédit.

On m’a dit seulement.

MACÉE.

Et que vous a-t-on dit ?

DAMON.

Que le nuisible éclat des beautés de Sylvie

Avait au fils du Roi la liberté ravie,

Que ce Prince amoureux son entretien goûtait,

Lui parlait à l’écart, et qu’elle l’écoutait :

Considérant le temps, le lieu, le personnage,

Tout cela ne vaut rien à celles de son âge,

Et crois que ce Seigneur ne daignerait la voir

Que pour passer son temps et pour la décevoir :

De moi cela me trouble et me tient en cervelle.

MACÉE.

Vraiment, vous m’avez dit une étrange nouvelle,

Mais d’ailleurs que sait-on si son funeste auteur

N’en serait point aussi lui-même l’inventeur ?

Il dit cela peut-être afin de nous déplaire.

DAMON.

Il est homme de bien, et témoin oculaire,

Il a dedans le parc plusieurs fois avisé

Sylvie avec Thélame en berger déguisé.

MACÉE.

Au moins parmi les droits que donne la puissance,

Il ne les a point vus prendre trop de licence,

Car j’ose m’assurer que ce jeune Seigneur

Règle ses passions au compas de l’honneur,

Et que son naturel, ses mœurs, ni son courage

Ne sauraient se porter à l’excès d’un outrage.

C’est ce qui me console.

DAMON.

Ô ! qu’est-ce que j’entends,

Tu te connais fort mal aux malices du temps,

Je t’apprends que les Grands sont au siècle où nous sommes

En matière d’amour comme les autres hommes,

Et que ce ne sont pas seulement nos Bergers

Qui sont dissimulés, séducteurs et légers.

Dis-moi s’il est certain que cet esprit volage,

Suivant les mouvements et les désirs de l’âge,

Et contre la grandeur de sa condition,

Recherche notre fille avec passion,

Que pourra devenir cette flamme insensée ?

À quelle fin crois-tu que tende sa pensée ?

À la sincérité du lien conjugal.

Le parti, ce me semble, est par trop inégal,

C’est à quoi la raison nous défend de prétendre,

Berger, je me propose un Berger pour mon gendre.

MACÉE.

On sait bien qu’il n’est pas homme pour l’épouser,

Il a l’âme trop bonne aussi pour l’abuser.

DAMON.

En pareil accident c’est manquer de science,

Que de s’en reposer dessus la conscience.

MACÉE.

De quel autre dessein est-il donc incité ?

DAMON.

De celui d’attenter à sa pudicité,

Et de déshonorer notre pauvre famille.

MACÉE.

L’assurance que j’ai de l’honneur de ma fille,

Et que l’esprit d’un Prince est rarement trompeur,

M’affranchira du blâme ainsi que de la peur,

Mêmes s’il est permis de tirer quelque augure

Des songes que Morphée en dormant nous figure,

Je tiens, suivant celui que je veux réciter

Que cette affection nous pourra profiter,

Et qu’étant comme elle est innocemment conçue

Elle finira bien si je ne suis déçue.

Soyez donc attentif si vous voulez ouïr

Un discours dont la fin nous devrait réjouir.

DAMON.

Le plaisir est bien vain qui procède d’un songe.

MACÉE.

Encore trouve-t-on quelque appas au mensonge,

Et principalement alors qu’il va flattant

Un esprit dans la peur de son malheur flottant.

Cette nuit sur le poing que pour déplaire à l’ombre

Le Ciel étincelait de petits feux sans nombre,

Et que les froids pavots du sorcier de nos maux

Assoupissaient les sens de tous les animaux,

Il m’a semblé de voir dans une grande plaine

Notre fille au milieu de ses troupeaux à laine,

Ce jour à mon avis était bien le plus beau

Que jamais ait formé le céleste flambeau,

Le Ciel par tout uni sans ride et sans nuage

Sous un éclat d’azur montrait son beau visage,

Quand tout à coup voilà qu’un air triste et fâché,

Dans un nuage noir a le Soleil caché,

Les bocages couverts d’horreur et de ténèbres

De plaisants qu’ils étaient sont devenus funèbres,

Parmi l’obscurité de cette épaisse nuit

Un soudain tourbillon avec un fort grand bruit

Après m’avoir en vain deux ou trois fois heurtée,

D’un violent effort à ma fille emportée :

J’avais beau regarder, il faisait si très noir

Qu’à quatre pas de moi je n’eusse pu la voir,

Au défaut du regard, mon oreille attentive

Recevait à tout coups sa voix faible et plaintive

Qui venait jusqu’à moi d’un lamentable accent,

Ainsi que d’un esprit que la mort va pressant :

Lors véritablement la crainte naturelle

A fait place à l’amour que j’eus toujours pour elle,

Car quelque précipice où j’eusse pu courir

J’ai fait tous mes efforts pour l’aller secourir.

Je l’assurais déjà de mon aide présente,

Quand je me trouve à coup si lourde et si pesante,

Que pour la délivrer d’un assuré trépas

Je n’eusse pu vers elle avancer d’un seul pas :

Tantôt il me semblait glisser dessus du verre,

Et tantôt que mes pieds se collaient à la terre,

Même au lieu d’aller droit où sa voix m’appelait

Un souffle impétueux parfois me reculait

Dans les extrémités, où sans changer de place

Mon front était couvert d’une sueur de glace,

Le Ciel s’est allumé d’un feu subit et clair,

Et la foudre aussitôt a suivi son éclair,

Un déluge de pluie et de grêle menue

Après et la suivant a fait crever la nue ;

Alors il est certain que tant d’objets d’erreur

M’ont touché les esprits de crainte et de terreur.

DAMON.

Est-ce là ce beau songe en qui ton espérance

A mis ses fondements avec tant d’assurance ?

Et quoi ! ne vois-tu pas qu’en toutes ces couleurs

Il ne nous marque rien que soins et que douleurs ?

MACÉE.

Jusqu’ici je l’avoue, il est un peu funeste,

Mais donnez-vous loisir d’en écouter le reste :

J’étais dans ces frayeurs quand un trait de clarté

Passant tout au travers du brouillard écarté,

Et mêlant parmi l’air l’argent de sa lumière,

A remis les objets en leur forme première,

Bons Dieux que de plaisirs, et que de toutes parts

Toute chose s’offrait plaisante à mes regards,

Les herbes et les fleurs n’étaient plus couchées

Que si le tourbillon ne les eût point touchées.

L’effet prodigieux de l’orage passé

Jusqu’à la moindre marque était tout effacé :

Au lieu que je craignais de rencontrer Sylvie

Ou morte, ou pour le moins en danger de sa vie,

Je la vis néanmoins dessous d’autres habits

Assise au pied d’un arbre auprès de ses brebis,

Tout contre elle un Berger qui lui faisait caresse

Ainsi qu’un jeune Amant ferait à sa maîtresse,

Elle qui lui passait les doigts dans les cheveux

Montrait que son désir s’accordait à ses vœux ;

Là-dessus m’approchant, je fus bien étonnée

Que je la vis partout de pompe environnée,

Son habit rayonnant d’un éclat somptueux

N’avait rien que d’auguste et de majestueux ;

Jamais tant de beautés à mes yeux n’éclatèrent,

Ni jamais longtemps mes regards n’arrêtèrent ;

Ma mère, me dit-elle en m’embrassant bien fort,

Ne craignons plus les vents, nous sommes dans le port.

Voyez-vous ce Berger, c’est lui qui m’a tirée

Des horreurs d’une mort qu’on m’avait préparée,

C’est lui qui m’a donné ce riche habillement,

Et c’est lui seul aussi que j’aime uniquement.

Souriant à ces mots, elle achevait à peine,

Qu’une foule de monde apparut dans la plaine,

Bergères et Bergers chantants confusément

Certains airs qui pourtant s’entendaient aisément,

Mêlés comme ils étaient, le respect sur la face

Ils nous ont salués d’une fort bonne grâce ;

Après se divisant, les hommes réunis

Ont rendu aux Bergers des honneurs infinis,

Les filles d’autre part s’adressant à la mienne

À l’imitation de la plus ancienne,

Ainsi que les Bergers ont ployé les genoux

Toutes à même temps s’inclinant devant nous,

Une en fin s’avançant et fort belle et fort grande,

Sur le front de Sylvie a mis une guirlande.

Là-dessus notre coq, au retour du Soleil

De son chant importun a rompu mon sommeil.

DAMON.

Tout grossier que je suis, je ne m’attache guère

À ces sottes erreurs qui touchent le vulgaire,

Les superstitions n’engagent point ma foi,

Mon jugement s’en moque et leur donne la loi.

MACÉE.

Je suis d’accord avec vous, Damon, que d’ordinaire

Le présage d’un songe est moins qu’imaginaire,

Mais il faut avouer qu’on en a fait aussi

Dont les prédictions ont fort bien réussi,

Je connais une femme en notre voisinage

Qui me dira bientôt ce que le mien présage.

 

 

Scène II

 

DAMON, MACÉE, PHILÈNE

 

DAMON.

Or sus, quoi que c’en soit, je m’en remets aux Dieux

Qui règlent nos destins, et font tout pour le mieux :

Cependant inventons quelques ruses secrètes

Afin de divertir ces folles amourettes,

Je crois que le meilleur est de la marier,

Et de trouver quelqu’un à qui l’apparier.

MACÉE.

Grâce à Pan, nous avons, pourvu qu’elle nous plaise,

Des biens suffisamment pour la mettre à son aise.

DAMON.

Philène, en ce hameau, berger très opulent

A toujours eu pour elle un désir violent,

Cent fois il m’a prié de lui donner pour femme,

Si cette affection lui tient encore dans l’âme

Il lui faut accorder, et sans plus le façon.

MACÉE.

Il est vrai que Philène est bien gentil garçon,

Et très bon ménager, mais je crains que Sylvie

Pour le même sujet n’ait pas la même envie.

DAMON.

Ait ou non, son désir du nôtre dépendant

Ne nous peut qu’obéir : taisons-nous cependant,

Car je vois ce Pasteur qui vers nous s’achemine

Avec la façon d’un esprit qui rumine.

MACÉE.

Il ne fait pas semblant de nous voir seulement,

Le fait-il à dessein ?

DAMON.

À dessein, nullement :

Vois-tu pas que sa veuve aux herbes attachée

Découvre quelque épine en son âme cachée ?

Allons le retirer de ce penser profond,

Dont le fiel en son cœur de plus en plus se fond.

Berger, l’affection m’oblige à vous distraire

D’une humeur à votre âge entièrement contraire,

Quelle honte, mon fils, que tout vieux que je suis,

Il faille m’employer à chasser vos ennuis,

Vous qui, franc des chagrins qu’un long âge nous laisse,

Devriez à votre exemple en sauver la vieillesse ;

Ne me le cachez point, dites-moi franchement

Qui cause en votre humeur ce nouveau changement,

Quelque loup aurait-il dedans vos bergeries

Avec ses dents gravé l’horreur de ses furies ?

PHILÈNE.

Un mortel basilic surpris à l’impourvue

M’a coulé son venin dans l’âme par la vue.

DAMON.

Bons Dieux ! un basilic, pourtant je m’ébahis

Qu’un semblable serpent se trouve en ce pays.

MACÉE.

Courage, mon enfant, je sais une racine

Qui peut à votre mal apporter médecine.

DAMON.

Et moi je sais aussi certains vers ambigus

Qui servent d’antidote aux venins plus aigus.

PHILÈNE.

Vos racines, vos vers, ni vos sciences vaines

N’arracheront jamais ce poison de mes veines,

Outre qu’il me tourmente avec tant de plaisir,

Que, pouvant bien guérir, j’en perdrai le désir.

DAMON.

Comprends-tu le sujet de cette maladie ?

MACÉE.

Je le pourrai savoir pourvu qu’il me la dit

En termes plus exprès, et dont le sens ouvert

Soit moins de fictions et d’ombrage couvert.

DAMON.

Je connais poison qui son esprit altère,

Tout ceci n’est sinon un amoureux mystère :

Va-t-en quérir de Sylvie.

MACÉE.

Essayez donc tandis

À le désennuyer.

DAMON.

Fais ce que je te dis :

Si bien ; pauvre Berger ; que la funeste œillade

D’un méchant basilic vous a rendu malade :

Mais ne croyez-vous pas qu’on vous peut secourir ?

PHILÈNE.

Ma plus ferme croyance est celle de mourir.

DAMON.

Non, vous ne mourrez pas, venez, venez, Sylvie.

PHILÈNE.

Dieux ! pourquoi dressez-vous cette embuscade à ma vie ?

Voilà ces mêmes yeux qui, d’appas animés

M’ont d’un filtre amoureux les sens envenimés.

À leurs moindres regards, je brûle et je frissonne.

SYLVIE.

Parlez mieux, mes regards n’ont fait mal à personne,

Berger qui vive encore ne s’en plaindrait qu’à tort.

PHILÈNE.

Il est vrai, si Philène est compté pour un mort.

DAMON.

Sus, sus, ne faisons point ici la discoureuse,

Ce Pasteur dont la vie est pour vous langoureuse

Mérite désormais qu’on le prenne à merci,

Outre que mon vouloir vous le commande ainsi.

PHILÈNE.

Puisque c’est à ce coup qu’à l’aise et sans contraintes

Je dois rompre la digue au courant de mes plaintes,

Bergère, écoutez-les, vous en êtes l’objet,

Et votre cruauté m’en a fait le sujet.

SYLVIE.

Je ne vous entends point.

PHILÈNE.

Vous avez donc l’oreille

Ou bien l’intelligence à votre âme pareille.

MACÉE.

Damon, retirons-nous, mon visage et le tien

Ne servent que d’obstacle à leur libre entretien.

PHILÈNE.

Jusques à quand enfin, Bergère inexorable,

Tiendrez-vous à la gêne un Amant déplorable ?

Vous savez les tourments que mon âme a soufferts

Depuis deux ans passés qu’elle est dedans vos fers,

Vous connaissez le feu dont elle est consumée,

Feu dont autre que vous n’a pas la flamme allumée

Et qui pour un objet plus ingrat ou plus beau

Ne peut être couvert des cendres du tombeau.

SYLVIE.

Je veux d’ores et déjà afin de vous complaire

Croire que vous m’aimez d’un amour exemplaire,

Et qu’à mon grand regret vous portez dans le sein

Un mal que d’y causer je n’eus jamais dessein,

Au contraire, le Ciel est témoin que j’essaie

Par suite et par mépris à guérir votre plaie.

PHILÈNE.

Ô façon de guérir mille fois augmentant

La cruauté du mal !

SYLVIE.

Nécessaire pourtant.

PHILÈNE.

Nécessaire, il est vrai, si vous avez envie

De finir les langueurs de ma mourante vie,

Si pour vous délivrer d’un misérable Amant

Vous le voulez bientôt coucher au monument :

Bien, bien, puisque Philène en vivant vous afflige,

Il faudra qu’en mourant au moins il vous oblige.

SYLVIE.

Vous vous pourriez tromper.

PHILÈNE.

Pourquoi ?

SYLVIE.

Pour ce, Berger,

Que vous pourriez mourir, et ne pas m’obliger.

DAMON.

Hé bien, la trouvez-vous maintenant plus traitable ?

PHILÈNE.

Ainsi qu’auparavant, voire plus indomptable.

DAMON.

Comment ! depuis le temps que vous êtes ici

Vous n’avez point du tout son courage adouci :

La trouvez-vous toujours de cruauté si pleine ?

PHILÈNE.

Elle est toujours Sylvie et moi toujours Philène.

DAMON.

Ha ! certes, mon enfant, ta confiante amitié

M’arrache, ou peu s’en faut, des larmes de pitié,

Il la faut excuser, jeune encore et naïve,

Elle estime l’amour un tyran de son aise,

Mais le temps lui doit faire un jugement plus mûr,

Et moi réduire au joug sa libertine humeur :

Cependant, beau Pasteur, ne perdez point courage,

Nous aurons un long calme après un long orage,

Tandis, en ma maison, prenez tout le pouvoir

Qu’au logis de son père un gendre peut avoir,

Assuré que dans peu, visiblement changée

À ma dévotion elle sera rangée.

PHILÈNE.

Oracle gracieux ! mais dont je n’attends rien,

Pour me promettre, hélas ! trop d’aise et trop de bien,

Mon père, je ne sais quelle grâce vous rendre.

DAMON.

Adieu, mon fils.

PHILÈNE.

Adieu.

DAMON.

Vivez content, mon gendre.

 

 

Scène III

 

DAMON, SYLVIE, MACÉE

 

DAMON.

Que j’ai pitié du sort de ce pauvre garçon,

Si faut-il à Sylvie en faire une leçon.

Fille.

SYLVIE.

Que vous plaît-il ?

DAMON.

Sotte malavisée.

Vous riez, ce n’est pas matière de risée,

Savez-vous qu’il y a, je veux résolument

Que mon choix sur le vôtre agisse absolument,

Et que civilisant cette humeur indocile

Vous donniez à Philène un accès plus facile.

SYLVIE.

Je rendrai si je puis tous vos désirs contents.

DAMON.

Voilà comme il faut faire, et comme je l’entends.

SYLVIE.

Mais de grâce, avisez que je ne suis pas d’âge

Ni d’humeur à subir si tôt le Mariage.

DAMON.

Ô la plaisante excuse inventée l’instant,

Votre mère, ma fille, en disait tout autant,

Aussi jeune que vous, elle feignait mauvaise

De n’aimer pas un joug dont elle était bien aise.

MACÉE.

Sus, sus, causeur, laissons ces discours superflus,

Vous parlez là d’un temps qui ne reviendra plus.

DAMON.

Il est vrai, toutefois gageons que la mémoire,

T’en est bien douce encore.

MACÉE.

Pas tant qu’on pourrait croire,

mon innocence alors sa liberté perdit.

DAMON.

Ma fille, ne crois pas ce que ta mère en dit,

Fais mourir seulement les fruits de mon attente,

Épousant un Berger qui te rendra contente,

La jeunesse en ceci, ton désir échauffant

T’apprendra que l’Amour lui-même est un enfant.

SYLVIE.

Hélas ! pourquoi si tôt me rendre infortunée ?

Autant que les serpents j’abhorre l’Hyménée.

DAMON.

Simple, tu l’aimeras dès la première nuit

Qu’il t’aura fait goûter les douceurs de son fruit.

SYLVIE.

Ma mère, mon refuge, et seule en qui j’espère,

Hélas ! de ce dessein divertissez mon père.

MACÉE.

Cette fille, Damon, ne s’y résoudra pas

Elle élira plutôt dit-elle le trépas.

DAMON.

Enfin vous me fâchez, le droit de la naissance

Ne l’oblige-t-il pas à la reconnaissance ?

Outre que c’est son bien et mon contentement.

MACÉE.

Encore est-il besoin de son consentement,

Il faut que son désir s’exprime par sa bouche,

L’intérêt de l’affaire entièrement la touche.

DAMON.

Qu’on ne m’en parle plus, ce que j’ai dit sera,

Et sous ma volonté l’affaire passera.

SYLVIE.

Plutôt permettez-moi de vouer à Diane

Le reste de mes jours.

DAMON.

Vous êtes trop profane.

Elle ne reçoit point de telles gens que vous,

Je veux que vous ayez Philène pour époux ;

Bergère, n’aspirez à la couche d’un Prince,

Songez quel dessein cette corde je pince.

Et toi qui sans raison la sienne pervertis,

Toi qui si lâchement flatte ses appétits,

Sache que tu la perds, et que ton imprudence

Met sa honte et la nôtre en pareille évidence.

MACÉE.

Damon, apaisez-vous, parlons sans passion,

Combien en voyons-nous qui dans l’aversion

Du lien conjugal sont en mauvais ménage ?

On ne voit autre chose en notre voisinage :

Certes il m’est avis pour un commencement

Qu’il faudrait la traiter un peu plus doucement.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PHILÈNE, DORISE

 

PHILÈNE.

Philène, aveuglé, la passion t’abuse.

Ton salut désormais ne gît plus qu’à la ruse.

Tu crois que l’orgueilleuse a trop d’ambition

Pour se tenir au fort de ta condition,

Et que, séduite, hélas ! d’un espoir qui la trompe,

Elle espère aux grandeurs d’une Royale pompe.

Pauvre fille de cœur, et qui ne connaît pas

Qu’on tend à son honneur ces funèbres appas ;

Fais-lui voir les erreurs de ce mortel Dédale

Où l’engage l’excès d’une flamme inégale.

Sauve la chasteté d’un pas si dangereux

Par un effort d’esprit subtil et généreux ;

Tu le peux aisément, car pour peu qu’elle croie

Que ce Prince ailleurs ses caresses emploie,

D’un si sanglant affront, son grand cœur offensé

De dépit éteindra ce brasier insensé :

Ainsi, couvertement et sans beaucoup de peine,

Tu feras succéder ton amour à sa haine.

Mais Dieux ! comme à mes yeux l’occasion se joint,

Une fille qui m’aime, et que je n’aime point,

S’en vient tout droit ici, selon que je présume,

Afin de me parler du feu qui la consume ;

Garde-toi pour ce coup de la persécuter,

Car elle sait trop bien ta ruse exécuter.

DORISE.

Ô favorable jour qui me fais voir encore

L’homicide beauté du Pasteur que j’adore,

Le voilà seul pensif, et qui ne me voit pas,

Approche-toi de lui s’il se peut pas à pas :

Berger, c’est trop rêver, l’Amour m’a dispensée

D’interrompre le cours de ta vague pensée,

Hé Dieux ! qui la saurait.

PHILÈNE.

Je t’écris ma foi

Sans feindre et sans mentir que je songeais à toi.

DORISE.

À moi, Philène, à moi, tu songeais donc possible

À me faire mourir d’un trépas plus sensible,

Et je crois qu’en ce cas tu dis la vérité.

PHILÈNE.

Non, non, j’ai relâché de ma sévérité.

Je ne suis plus fantasque, et rien moins qu’hypocrite,

Je fais vœu désormais d’estimer ton mérite.

DORISE.

Ne me flattes-tu point d’un langage moqueur ?

PHILÈNE.

Ma bouche est en ceci le tableau de mon cœur.

Un véritable amour n’a prix que de lui-même.

DORISE.

Hélas ! tu connais bien s’il est vrai que je t’aime.

PHILÈNE.

Je suis trop éclairci de ton affection,

Mais pour mieux m’assurer de sa perfection,

Voudrais-tu sur le champ me faire un bon office ?

DORISE.

Et que peux-je pour toi, mon cœur, que je ne fisse ?

Dispose de mon sort, commande seulement,

Veux-tu qu’à tes genoux je meure ?

PHILÈNE.

Nullement.

Il faudrait que le Ciel m’eût fait naître barbare

Pour massacrer ainsi une amitié si rare,

Je ne veux rien sinon que sans faire semblant,

Auprès de la forêt, tes troupeaux assemblant,

Ton œil soigneusement observe le passage

D’un Pasteur étranger, jeune, haut de corsage,

Le poil blond et frisé, l’œil beau, le front ouvert,

Et d’un habit de lin fort proprement couvert,

Qui la blancheur du lys et de la neige efface.

DORISE.

Et quand je l’aurai vu, que veux-tu que je fasse ?

PHILÈNE.

Tâche de l’aborder, fais-lui très bon accueil,

Et feins qu’un moucheron te soit entré dans l’œil,

Le priant d’y souffler deux ou trois fois de suite :

Et souviens-toi sur tout, entièrement instruite,

De te mettre à l’écart, assurant tout à coup

Que ton mal par le vent s’augmente de beaucoup :

C’est d’où je veux tirer la preuve indubitable

De ton affection ou feinte ou véritable.

DORISE.

Si ce Berger avait ma prière à mépris.

PHILÈNE.

Cela ne sera pas, il est trop bien appris.

DORISE.

Ne te moques-tu point ?

PHILÈNE.

Ha ! non, je te le jure.

DORISE.

Il faut que tout ceci soit donc une gageure.

PHILÈNE.

Injustement, et déjà nos gages sont tous prêts.

DORISE.

Conte-m’en le sujet.

PHILÈNE.

Tu le sauras après,

Fais ton jeu seulement, adieu le temps s’approche.

DORISE.

Si j’y manque d’un point, tu m’en feras reproche.

PHILÈNE.

Courage, tout va bien, grâce à Pan jusqu’ici

Au gré de mes souhaits, l’affaire a réussi :

Je vais trouver Sylvie, et dans sa fantaisie

Dresser à petits traits un plan de jalousie.

DORISE.

Amour, que savamment ceux-là te crayonnaient,

Qui l’esprit et le corps d’un enfant te donnaient.

Peu de chose t’irrite, et peu de chose aussi

Peut rendre en même temps ton courage adouci :

Depuis un si long temps que tu m’as enflammée,

J’avais toujours en vain ta bonté réclamée,

Et tu fais maintenant touche de mon ennui.

Que mon Amant à part au mal que j’ai pour lui :

Tout ainsi qu’au travail tu joints la récompense,

Et que tu fais du bien lors que moins on y pense.

Or sus voici la place où je me dois tenir

Pour découvrir celui qui doit tantôt venir :

Entreprise facile autant que dangereuse,

Hélas ! de toi dépend ma fortune amoureuse.

 

 

Scène II

 

SYLVIE, PHILÈNE

 

SYLVIE.

J’aime, je le confesse, un Pasteur étranger ;

D’un amour, mais jamais on ne verra changer,

C’est pourquoi tu perds temps de me faire caresse,

C’est en vain que d’amour ta passion me presse,

Et que tu veux ici m’assurer que sa foi

S’engage tous les jours vers un autre que moi :

Ta jalouse malice est trop lâche et trop vaine 

Pour m’altérer l’esprit, et pour me mettre en peine.

PHILÈNE.

Je vous dis ce qui est.

SYLVIE.

Je n’en crois rien à moins

D’avoir de son forfait mes deux yeux témoins.

PHILÈNE.

Et bien, je vous promets que vous ne verrez goutte,

Ou vous ne mettrez plus son inconstance en doute.

SYLVIE.

Si tu ne viens à bout de ce que tu promets,

Résous-toi de bonne heure à ne me voir jamais.

Songe plus d’une fois à si haute entreprise.

PHILÈNE.

Ainsi meurt l’ardeur dont mon âme est éprise,

Si je ne vous fais voir son infidélité,

Et si je ne convaincs votre incrédulité :

Cachez-vous seulement dans ce petit bocage,

Où l’esprit et le corps trouveront de l’ombrage.

SYLVIE.

Que nous verrons tantôt un esprit ébahi.

PHILÈNE.

Mais que nous en verrons un autre bien trahi.

 

 

Scène III

 

THÉLAME, DORISE, SYLVIE

 

THÉLAME.

À la fin j’ai quitté cette foule importune

Que traîne chez les Rois l’espoir et la fortune.

Je me suis dérobé d’un tas de Courtisans,

Dont je ne puis souffrir les discours médisants,

La même solitude a fait mon équipage,

Elle ne m’a laissé ni serviteur ni page,

En ce petit dessein où la presse me nuit

Mon amour m’accompagne et mon ombre me suit :

Il m’est encore avis que mon train pèche en nombre,

Il faudra qu’au retour j’en retranche mon ombre,

Car déjà le soleil sous l’horizon penchant

Décline peu à peu vers les flots du couchant.

Mais que voudrait de moi cette jeune Bergère ?

DORISE.

Pardonne-moi, Pasteur, la douleur me suggère

De réclamer ton aide, et de t’importuner

D’un prompt soulagement que tu me peux donner,

En te récompensant toutes fois d’une rose.

THÉLAME.

Et que veux-tu, Bergère ?

DORISE.

Hélas ! fort peu de choses,

Un petit moucheron d’un vol précipité

Je ne sais comme quoi dans mon œil s’est jeté,

Qui me fait ressentir un mal incomparable,

Je te voudrais prier de m’être secourable.

THÉLAME.

Si serai de bon cœur, ouvre l’œil seulement.

DORISE.

Encore un coup, Berger, mais souffle doucement.

THÉLAME.

Sens-tu que la douleur encore continue ?

DORISE.

Plutôt qu’elle s’apaise et qu’elle diminue.

SYLVIE.

Ô Prince déloyal ! que ta brutalité

Triomphe lâchement de ma fidélité.

DORISE.

Viens-moi souffler encore en ce coupeau paisible,

Où la froideur du vent me sera moins nuisible.

PHILÈNE.

Vous voyez maintenant si j’ai rien avancé

Contre la vérité de ce qui s’est passé,

Savante à vos dépens par cet apprentissage

Vous pourrez désormais en devenir plus sage,

Faisant choix d’un Amant à Philène pareil.

SYLVIE.

L’accident arrivé me donnera conseil.

PHILÈNE.

Adieu, peut-être un jour vous me serez meilleure.

SYLVIE.

Horreur de mes regards, va-t’en à la malheur.

PHILÈNE.

Dieux ! que je suis content, la ruse a prospéré,

Justement tout ainsi que j’avais espéré,

Le temps doit achever le reste de l’ouvrage.

SYLVIE.

Profitable malheur, salutaire naufrage !

Hélas ! que ma raison te bénira du bord,

Puisque sur ton débris elle gagne le port.

Bons Dieux ! que mon destin a d’étranges merveilles,

Ce mal contagieux, qui pris par les oreilles,

M’aurait blessé le cœur d’un amoureux poison,

Maintenant par les yeux reçoit sa guérison ;

Ainsi l’un m’a perdue, et l’autre m’a sauvée,

Ainsi de ces deux sens j’ai la force éprouvée.

Ah ! le voici qui vient d’un air qui ne ressent

Rien moins que la noirceur de son crime récent :

Ô prince déloyal, âme double et profane,

Et pour tout exprimer en un mot, Courtisane.

THÉLAME.

Ce petit moucheron m’a long temps retenu,

La divine Beauté pour qui j’étais venu

Accusant justement mon amour de paresse

M’en recevra peut-être avec moins de caresses :

La voilà qui languit sans doute en m’attendant

Au pied de ce rocher sur la plaine pendant :

Amour, vole devant, et messager fidèle

De mon retardement excuse-moi vers elle :

Toutefois n’y vas pas, car je puis m’assurer

Qu’auprès d’elle aussitôt tu voudrais demeurer :

Et puis, si la mauvaise est en humeur de rire

Lorsque j’irai voir elle me pourra dire

Que je suis un trompeur, un amoureux de Cour,

Et que je l’irai voir en un mot sans amour,

Il me faut dextrement prévenir son reproche :

Ô mon ange ôte-toi de dessous cette roche,

Ton cœur qui n’a déjà que trop de dureté

Pourrait facilement prendre sa qualité,

Tu pourrais endurcir, voire par aventure

As-tu déjà perdu ta première nature.

Tu ne me réponds mot, crois naïvement

Que tu n’as plus de voix ni plus de mouvement :

S’il est vrai que tu sois en roche convertie

Dis-moi comme un Écho deux mots de répartie.

Je vois bien que c’en est, il me faut approcher,

Et baiser mille fois cet aimable rocher.

SYLVIE.

Non, non, vous ne devez de moi rien plus attendre.

Que ce qu’une sujette à son Prince doit rendre,

Réduite par vous-même aux termes du devoir,

Je n’ai plus cet amour que je soulais avoir,

Amour, funeste amour imprudemment conçue

Dans le crédule esprit d’une fille déçue.

THÉLAME.

Adorable Beauté, qui ne t’aimerait pas,

Puisque tes cruautés ont même des appas ?

SYLVIE.

Je ne me repais plus de ces belles paroles

Que l’artifice enseigne en ses noires écoles.

THÉLAME.

Mon cœur, si tu me veux pousser dans le cercueil

Tu n’as qu’à m’affliger d’un si mauvais accueil,

D’où viennent ces froideurs ?

SYLVIE.

Vous le devez connaître,

Trompeur, puisque c’est vous qui les avez fait naître.

THÉLAME.

Je meurs sur le champ si mes sens interdits

Comprennent rien du tout de ce que tu me dis.

SYLVIE.

Ne connaissant que trop le sujet de ma plainte,

C’est en vain qu’au forfait vous ajoutez la feinte.

THÉLAME.

Tous ces discours au lieu de me faire savant,

Me rendent plus confus que je n’étais devant.

SYLVIE.

Dites que mon amour, plein d’honnête licence

Pour la vôtre profane, avait trop d’innocence,

Dites qu’il vous fallait un esprit résolu

Qui brulât comme vous d’un flambeau dissolu,

Vivez, vivez content, assuré que Sylvie

Va reprendre le train de sa première vie.

THÉLAME.

Ô Dieux ! c’est tout de bon, l’inhumaine s’enfuit,

Hélas ! en quel état me trouve-je réduit,

À quelle extrémité cet accident me range,

Que nos prospérités sont sujettes au change,

Et surtout, et surtout, que du soir au matin

On voit bientôt changer un amoureux destin :

Tantôt dans un bonheur seul à moi mesurable ;

Si le Ciel seulement me l’eût fait plus durable,

Je buvais à longs traits des plaisirs inouïs

Qui comme une vapeur se sont évanouis ;

Maintenant tout me nuit, où tout m’était propice,

Je tombe en un moment du faîte au précipice.

Et du plus fortuné de tous les amoureux

Je suis le moins coupable et le plus malheureux.

Beaux arbres, belles fleurs, et toi claire fontaine,

Qui viens comme mon mal d’une source incertaine,

Seuls et premiers témoins de ma captivité,

Qui vainquis mon amour en sa nativité,

C’est à vous que je viens, vous à qui je m’adresse

Pour me remettre en grâce avecques ma Maîtresse ;

Car véritablement, la mort n’a point de dards

Que je craigne à l’égal de ses mauvais regards ;

Vous lui direz qu’à tort sa rigueur me querelle,

Que mon cœur n’a de feu pour autre que pour elle,

Que le bien de lui plaire est mon plus doux souci,

Et qu’elle a tort enfin de me traiter ainsi.

Arbres je vous supplie en votre écorce dure

Comme sur de l’airain gravez ce que j’endure.

Fleurs, pour l’amour de moi, peignez-vous de couleurs

Dont la mort sur mon front exprime mes douleurs ;

Et toi miroir liquide, arrête un peu ta glace,

Que mon image y trouve une fidèle place,

Afin qu’elle connaisse, et même au fond de l’eau,

D’un Amant tout de seul, merveilleux tableau ;

Ainsi jamais les ans ne tarissent ta source,

Jamais rien que l’amour n’interrompe ta course,

Que la robe des fleurs dont ton nuage est peint

Ne change désormais, ni d’éclat, ni de teint,

Que la Naïade enfin, qui cause ton martyre

De ton Palais d’argent jamais ne se retire,

Qu’elle sèche toujours ses cheveux sur tes bords,

Et que toujours ton onde embrasse son beau corps :

Mais l’ombre qui des monts en bas se précipite

D’un retour importun déjà me sollicite,

Faut-il avec le jour sitôt me retirer ?

Que me sert de vouloir plus longtemps différer ?

La Cour, quoi que je veuille, et quoi que je consulte

D’un paisible repos me rappelle au tumulte.

Beaux lieux vous me devez à bon droit pardonner,

La faute que je fais de vous abandonner,

Vous reconnaissez bien en mon visage blême

Que m’arracher de vous c’est m’ôter à moi-même.

Et toi qui dans ces bois et parmi ces buissons

Fais durer nuit et jour tes piteuses chansons,

Rossignol, va retrouver l’Amante de Céphale,

Et dis-lui de ma part que demain elle étale

Les plus belles couleurs qu’elle pourra trouver,

Puisqu’elle doit avoir un prince à son lever.

 

 

Scène IV

 

SYLVIE, DORISE

 

SYLVIE.

Chimériques discours, amoureuses pensées,

Ne me rallumez ces flammes insensées,

Ne m’entretenez point sur l’état passé,

Et ne retracez plus ce portrait effacé,

Sur qui dès à présent je veux passer l’éponge,

Et dont le souvenir me sera moins qu’un songe.

Infidèle Thélame, imposteur déloyal,

Que tu fais mal paraître, un courage Royal,

Et qu’en cette action d’un glorieux lignage

Tu te donnes un honteux et lâche témoignage ;

Que le Démon est grand qui t’a sollicité

De triompher ainsi de ma simplicité :

Pour une si fameuse et belle victoire

Faut-il point que ton nom trouve place en l’histoire ?

Ha Prince ! indigne objet d’un vertueux amour,

Esclave corrompu des vices de la Cour,

Âme dans la mollesse et la fraude trempée,

Que tu m’as bien, hélas ! que tu m’as bien trompée :

Mais, ô pensers ingrats autant que superflus,

Je vous avais priés de ne me parler plus

De ce perfide Amant qui cherchait mon dommage,

Pourquoi donc venez-vous m’en rapporter l’image ?

Enfants dénaturés voulez-vous aujourd’hui

Par un commun accord me trahir comme lui ?

Non non, si vous aimez mon repos et ma gloire

Vous devez tout à fait en perdre la mémoire

De m’en dire du bien ni du mal désormais,

En un mot, vous devez ne m’en parler jamais.

Voici venir quelqu’un, il est temps de se taire.

DORISE.

Que faites-vous Bergère en ce lieu solitaire !

Voulez-vous pas tenir le chemin du hameau ?

Déjà tous nos Bergers, au son du chalumeau

Quittent de tous côtés les mots et la campagne,

Allons, ma sœur, allons, que je vous accompagne :

À vous voir seule ici, même à l’heure qu’il est,

Quelque chose je crois vous trouble et vous déplaît.

Contez-moi le sujet de votre fâcherie.

SYLVIE.

Une brebis que j’ai toujours la plus chérie

Contre son ordinaire a quitté le troupeau,

Ainsi que je prenais le frais sur un coupeau.

DORISE.

L’avez-vous bien cherchée ?

SYLVIE.

Il n’est mont ni vallée

En tout ce pâturage où je ne sois allée.

DORISE.

À ce compte il faudrait beaucoup moins s’affliger,

Vu qu’infailliblement quelque jeune Berger,

Comme il advient souvent, te l’aura voulu prendre

Pour se donner après le bien de te la rendre,

En t’obligeant par là de le récompenser

Au moins d’un grand merci, comme tu peux penser.

SYLVIE.

Si quelqu’un m’avait fait la fourbe, je te jure

Qu’au lieu de compliments je lui dirais injure,

Semblable primauté ne m’obligerait pas

Qui m’aurait tant coûté de soucis et de pas.

DORISE.

La ruse en cas d’amour ne peut être blâmable

À qui n’en veut user que pour se rendre aimable,

On peut se prévaloir de ses inventions

Pour parvenir au but de ses intentions.

Or à propos d’amour et des ruses subtiles,

Dont nos Bergers parfois ne sont que trop fertiles,

Pour ce désennuyer en ton chemin faisant

Il faut que je te fasse un conte assez plaisant

D’un Pasteur qui n’est pas de notre voisinage,

À qui j’ai fait jouer un très bon personnage,

Et d’un qui se présente à tes yeux chaque jour,

Et pour qui, sans mentir, je soupire d’amour,

D’un qui du revenu de cent troupeaux à laine

Enrichit sa maison, en un mot c’est Philène.

Il est tard, commençons d’aller tout doucement,

Je t’en dirai la fin et le commencement,

Pourvu que, puis après, tu n’en ailles rien dire,

Car ma condition en pourrait être pire.

SYLVIE.

Ce discours embrouillé me tient en grand souci.

Philène aurait-il point fait éclater ici

Un trait de sa malice et de sa jalousie ?

Déjà de peur mon âme en est toute saisie.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE ROI, CHANCELIER, TIMAPHÈRE

 

LE ROI.

Puisque par un arrêt également fatal

On glisse au monument depuis le jour natal

Que l’absolu pouvoir de ceux qui nous font vivre

Nous oblige aux assauts que la tombe nous livre,

Mêmes qu’à la faveur des naturelles lois

La mort porte son dard à la gorge des Rois,

Moi qui vois que suivant le cours de la nature

Je dois bien tôt passer dedans la sculpture,

Mes esprits dissipés, pesants et refroidis

N’agissant plus en moi comme ils soulaient jadis,

Avant que de mes jours la suite soit bornée,

Je veux mettre mon fils dans le lit d’Hyménée,

Et me rendre immortel en ma postérité,

Au moins si j’ai ce bien vers les Dieux mérité.

CHANCELIER.

Sire tout votre peuple après ce bien soupire,

Et certes le Démon qui régit votre Empire

Ne pouvait inspirer à votre sacré sein

Un plus considérable et plus juste dessein,

Car outre le désir qui sans doute vous touche

De voir des rejetons sortir de votre souche,

C’est que dans l’intérêt d’un voisin allié,

Vous rendez votre État plus ferme et plus lié,

Souvent entre deux Rois un sortable Hyménée

Tient une Monarchie avec l’autre enchaînée,

Dissipe les projets que forme l’étranger,

Et rompt ceux qu’au dedans le mutin peut forger ;

Rendez en ce bonheur la Sicile contente,

Et ne l’affligez pas d’une si longue attente,

Tant de riches pays qu’environne Thétis

Nous fourniront assez d’avantageux partis,

Entr’autres nous avons la Chypre qui sans cesse

Par ses Ambassadeurs nous offre sa Princesse,

Et c’est à mon avis de tout autre parti

Le plus considérable et le mieux assorti.

LE ROI.

C’est où ma volonté davantage se porte.

CHANCELIER.

Sire, quand on verra d’une chaîne si forte

Deux Sceptres si puissants étroitement unis,

Alors l’on pourra voir nos bonheurs infinis.

LE ROI.

Un scrupule épineux me demeure dans l’âme,

Tantôt j’ai proposé la matière à Thélame,

Je l’ai sur ce sujet diversement tenté,

Mais ses lentes froideurs ne m’ont point contenté,

Je crains avec raison qu’une amitié furtive

Ne tienne son esprit en cette humeur rétive,

Et que la liberté d’un amour inégal

Ne lui cause un dégoût du lien conjugal,

Toutefois nous saurons du sage Timaphère

S’il me veut plaire ou non en ce dernier affaire,

Le voici de retour : Et bien est-il rendu ?

Goûte-t-il maintenant cet Hymen prétendu ?

TIMAPHÈRE.

Je n’y vois nullement sa volonté portée,

Au contraire elle en est tout à fait écartée,

J’ai fait ce que j’ai pu pour en venir à bout,

Mais inutilement.

LE ROI.

Que veut-il après tout ?

TIMAPHÈRE.

Que votre Majesté le souffre avec licence

Encore un ou deux ans vivre dans l’innocence,

Et suivre les plaisirs auxquels les jeunes gens

Sans crime et sans essai peuvent être indulgents.

LE ROI.

Oui, si bien qu’il voudrait qu’au gré de son caprice

Ma raison se rangeât, et que je le souffrisse.

L’affaire assurément tout autrement ira,

Je ne dis autre chose, il s’en repentira,

Avant que le Soleil sa clarté nous ramène

Je lui ferai connaître et sa faute et ma haine.

CHANCELIER.

Sire, je crois pour moi le Prince si bien né,

Que quelque empêchement dont il soit détourné,

S’il connaît que l’affaire importe à la Sicile,

On ne le trouvera nullement difficile.

LE ROI.

Ce désordre est pour vous un mystère caché,

Seul je sais le sujet qui me l’a débauché :

Non non, je veux sonder le mal en sa racine,

Et d’où vient le poison tirer la médecine.

Thimaphère écoute aussi loin de mon parc

Comme en deux ou trois fois pourrait porter un arc,

Vous devez rencontrer la Bergère Sylvie,

Amenez-la demain sur peine de la vie,

Et tenez le secret aussi cher que le jour.

TIMAPHÈRE.

Sire, du grand matin je serai de retour.

LE ROI.

Mutin je t’apprendrai que je suis en puissance

De punir tôt ou tard ta désobéissance,

Que j’ai de ta folie un vif ressentiment,

Et que je lui prépare un nouveau châtiment.

CHANCELIER.

Si votre Majesté suivant la violence

Cette faute du Prince à la rigueur balance

En qualité de juge, elle s’offensera,

Mais en celle de père elle s’apaisera,

Et puis de son erreur la jeunesse est complice.

LE ROI.

C’est excuser la faute, et non pas le supplice,

C’est par ses jeunes ans son crime autoriser,

Et sa rébellion aussi favoriser.

Celui qui sans le coup d’un éclat de tonnerre

Allumait un brasier aussi grand que la terre,

Tout jeune qu’il était laissa-t-il pour cela

De sentir la rigueur du feu qui le brûla ?

CHANCELIER.

Amour est un torrent dans un jeune courage

Que les empêchements font enfler davantage,

Qui veut en voir la fin le doit laisser courir.

LE ROI.

Donc les bras croisés et sans le secourir

Il faut voir les dangers où cet amour le pousse.

CHANCELIER.

Non, mais l’en retirer d’une façon plus douce,

La force ne peut rien sur un cœur généreux.

LE ROI.

Si le sien était tel il serait amoureux

D’un sujet à son rang aucunement sortable,

Qui rendrait pour le moins sa faute supportable,

Mais le lâche qu’il est, est pris dans un lien

Qui ternit la splendeur du nom Sicilien,

Au lieu d’une Princesse il aime une Bergère,

Une fille des champs.

CHANCELIER.

Cet amour passager

N’étant pas de nature à longuement durer

Finira pour si peu qu’on la veuille endurer.

LE ROI.

L’endurer, ma bonté ne l’a que trop souffert,

C’est dont j’ai plus à craindre à ma honte et ma perte,

Je devais étouffer ce monstre en son berceau,

Et tarir ce torrent quand il était ruisseau.

Dites-moi que sait-on à quel point de folie

Le peut un jour porter cette mélancolie,

Aujourd’hui moi défunt, possible que demain

Cette belle Sorcière aurait le Sceptre en main,

Et l’Europe verrait une jeune effrontée

Sur les ailes d’Amour dans mon Trône montée.

CHANCELIER.

Nous ne verrons jamais un si grand changement.

LE ROI.

Non, car je saurai bien y mettre empêchement,

L’envoyant promener sur le rivage blême.

CHANCELIER.

Ha Sire.

LE ROI.

Elle fera périr mon État et moi-même,

Si l’État ne la fait elle me fait périr.

CHANCELIER.

C’est empirer le mal et non pas le guérir,

Si le Prince a pour elle une amitié si forte,

Que ne fera-t-il point quand il la verra morte ?

LE ROI.

Avec l’espérance il en perdra l’amour.

CHANCELIER.

Il perdra plus encore, car il perdra le jour.

LE ROI.

L’objet mort, le souci n’en travaille plus guère.

CHANCELIER.

Il est vrai quand on aime à la façon vulgaire,

Mais lorsqu’on est brûlé d’un flambeau violent,

L’objet éteint, le feu n’en devient pas plus lent,

La cendre du tombeau le conserve et l’augmente

Pour la personne aimée en la personne amante :

Mais l’on n’en viendra pas à ces extrémités,

Ceux dont les actions ça bas vous imitez,

Les Dieux vous ont appris que c’est par la clémence,

Que le premier degré de leur gloire commence.

LE ROI.

Et c’est droit plutôt ma mienne doit finir,

Mon salut et le leur gît à les bien punir,

À leur faire sentir une peine exemplaire

Qui les remette après au souci de me plaire.

À quoi se résoudra mon esprit balancé,

Si je la fais mourir son trépas avancé

Pourra porter mon fils à des termes tragiques,

Il vaut mieux se servir des remèdes magiques,

Ce beau couple amoureux en fin ne mourra pas,

Mais ce qu’il doit souffrir est plus que le trépas ;

Car pour rendre la peine à la faute assortie

L’esprit en souffrira la meilleure partie.

 

 

Scène II

 

THÉLAME, SYLVIE

 

THÉLAME.

Si je t’eusse trouvée encore ce matin

En ta mauvaise humeur, j’achevais mon destin,

Ce n’est pas pouvoir des Parques qu’il relève,

En toi seule il commence, en toi seul il s’achève :

Bons Dieux ! quand je t’ouïs parler si froidement

Quand je vis mon amour traité si rudement,

De combien de couleurs me fut la face peinte.

SYLVIE.

Ne te doutais-tu point que ce fût une feinte ?

THÉLAME.

Non, car je le croyais, ignorant que j’étais

Du sujet pour lequel tu me persécutais :

Mais dès que j’eus pris garde aux traits de ton visage

J’entrai dans les frayeurs d’un sinistre présage,

Surtout je connus bien que c’était tout à bon

Lorsque tu t’enfonças dans le petit vallon,

Alors certes alors tu fus mal assurée

De la fidélité que je t’avais jurée.

SYLVIE.

Il est vrai que j’eus tort, mais ne t’ai-je pas dit

Comme quoi par les yeux ma raison se perdit,

Quand et de quelle main la fraude fut tissue ?

En un mot tu sais bien comme je fus déçue.

THÉLAME.

Après tout je sois mort, si le tour n’est subtil,

Et si l’auteur aussi n’a l’esprit bien gentil.

SYLVIE.

Ce discours a duré trop longtemps ce me semble,

Depuis le point du jour que nous sommes ensemble,

Il a continué toujours jusque ici,

Finissons le mot cœur.

THÉLAME.

Je le veux mon souci.

SYLVIE.

Mon Prince vous rêvez, quelque chose vous fâche,

Si vous m’aimez encore faites que je le sache,

Et que je participe à votre affliction.

THÉLAME.

Ma tristesse ne vient que d’appréhension,

J’ai peur que de notre heur le destin ne s’ennuie

Et qu’après le beau temps ne nous vienne la pluie,

La proposition que j’ai reçue du Roi

Et son front menaçant me donnent de l’effroi.

SYLVIE.

Que veut le Roi de vous ?

THÉLAME.

Ce qu’il en doit attendre,

Mais ce que mon humeur me défend de lui rendre.

SYLVIE.

Il vous veut marier.

THÉLAME.

Il veut ce que jamais

Il n’aura de Thélame, et je te le promets,

Sylvie, auparavant que ce malheur m’arrive,

Avant qu’un autre objet de ta beauté me prive,

Ces monstrueux tombeaux que nous voyons là-bas

Où gisent les auteurs de ces fameux combats

Qui jusques dans les Cieux élevèrent l’audace,

Au lieu du feu qu’ils ont n’auront que de la glace.

Crois que la passion que j’ai pour ta beauté

Est bien loin de la feinte et de la nouveauté,

Et que je ne suis point de ceux là qui pour gage

De leur affection n’ont rien que le langage,

Courtisans effrontés, hypocrites, menteurs,

De qui l’amour consiste en des termes flatteurs,

Le mien assurément est bien d’autre nature,

Le temps qui mange tout lui sert de nourriture.

SYLVIE.

L’autorité du Roi pourra beaucoup sur vous.

THÉLAME.

J’ai de la sympathie avec les cailloux,

Je jette plus de feu lorsque plus on me choque.

SYLVIE.

Et le bien de l’État.

THÉLAME.

C’est de quoi je me moque,

J’aime bien mes sujets, je ferais tout pour eux,

Mais par raison d’État me rendre malheureux,

C’est le dernier effet d’une imprudence extrême

Que tu ne voudrais pas me conseiller toi-même :

Crois-tu que pour se voir dans un Trône doré

D’une presse idolâtre à genoux adoré,

On nage pour cela dans un fleuve de joie,

Franche des mouvements que la douleur envoie ?

Non, non, fort peu souvent les solides bonheurs

Se fondent sur l’éclat des biens et des honneurs,

Les vrais contentements attachés aux personnes

Ne suivent que de loin la pompe des Couronnes,

De moi quand aujourd’hui je me verrais changer

Ma qualité de Prince en celle de Berger,

Pourvu qu’avec toi je coule la vie,

Les Rois les plus contents me porteraient envie :

Aussi quand on verrait l’un et l’autre Soleil

Faire dans mes pays son somme et son réveil,

Sans toi qui fais le tout de ma bonne fortune,

Cette vaine grandeur me serait importune.

SYLVIE.

Surtout que l’amitié que vous avez pour moi

N’attire point sur vous la colère du Roi.

THÉLAME.

Le conseil en est pris, je n’en saurai démordre,

J’espère que les Dieux y donneront bon ordre :

Le chaud est violent, hâtons-nous de choisir

Quelque ombre où nous puissions nous parler à loisir.

SYLVIE.

Ce vieux orme écarté nous présente la sienne,

Comme la plus secrète et la plus ancienne.

THÉLAME.

Que me servent ces lieux de rafraîchissement,

Hélas, puisque par tout je brûle également ?

Vois-tu comme cette eau subtilement se roule,

C’est de même façon que notre âge s’écoule,

C’est ainsi que le temps s’enfuit d’un pied léger,

Si nous n’avons le soin de le bien ménager,

Ce sont enseignements qui nous devraient instruire.

SYLVIE.

Malicieux, j’entends ce que vous voulez dire,

Mais donnez-vous loisir d’écouter un discours

Qui ne sera sinon de matière d’amours :

Au temps que la Nature habille les bocages,

Un Pasteur étranger vint en nos pâturages,

La beauté d’un pays et d’un climat si doux

Aussitôt l’obligea de vivre parmi nous,

Le bruit de ses vertus et de son bon ménage

Le fit bien tôt connaître à tout le voisinage,

Chacun le chérissait, et les biens à foison

En tout temps comme flots coulaient dans sa maison :

Il advint que le jour d’une certaine fête,

Où des plus belles fleurs chacun couvre sa tête,

Où sans se soucier d’agneaux ni de brebis

Tous le monde se met en ses plus beaux habits,

Amour lui fit jeter les yeux sur un visage

Qui de la liberté lui fit perdre l’usage.

THÉLAME.

À propos n’as-tu point tâché de retenir

Soigneusement leurs noms dedans ton souvenir ?

SYLVIE.

Le Berger avait nom le fortuné Nicandre,

Et la fille Délie. Or achève d’entendre,

Ce nouvel amoureux, retiré touché

Du pire trait qu’Amour dit jamais décoché :

Voilà qu’il perd le soin de sa ménagerie,

Il n’a plus l’œil ouvert dessus sa Bergerie,

Les troupeaux et le maître empirent peu à peu.

Il brûle nuit et jour d’un invisible feu,

C’est à regret qu’il boit, c’est à regret qu’il mange,

On ne sait d’où lui vient ce changement étrange ;

Enfin ne prenant plus ni sommeil ni repos,

Un soir il rencontra sa Bergère à propos,

Le mal qui le pressait l’obligea de lui dire

D’une tremblante voix l’excès de son martyre,

La priant à genoux d’avoir pitié de lui,

Autrement que la mort guérirait son ennui :

En un mot il fit tant que la simple Bergère

Agréa sur le champ son amour passagère ;

Il chasse tout chagrin, et traite avec soin

Ses troupeaux, qui sans doute en avaient besoin :

Cet amour éclata si fort en sa naissance,

Que presque tout le monde en eut la connaissance,

Leurs moutons qu’ils menaient aux lieux plus reculés

Ainsi que leurs pensers étaient toujours mêlés :

On ne voyait gravé sur mainte écorce tendre

Que le nom de Délie et celui de Nicandre.

Parmi ces privautés il arriva qu’un jour

Nicandre, travailleur du feu de son amour

Pressa fort vivement l’honneur de sa Bergère

Avec tous les discours que la fraude suggère,

Elle de qui l’esprit n’était pas des plus forts

Se rendit à la fin à de si longs efforts :

Depuis de son Berger l’ardeur si violente

Se perdait chaque tour et devenait plus lente,

Si bien qu’en peu de temps par un certain dégoût

Ce trompeur déloyal ne l’aima plus du tout.

Je vous laisse à penser si la mélancolie

Ne mit pas hors du sens l’imprudente Délie.

Elle perd la raison, elle tombe en fureur

De vif ressentiment qu’elle a de son erreur ;

Enfin le désespoir si fort la sollicite

Que d’une roche en bas elle se précipite :

Le funeste accident qui la priva du jour

Remplit de telle horreur tous les lieux d’alentour,

Qu’à peine le rocher peut souffrir que l’on die

Qu’il servit de théâtre à cette tragédie :

Écho se retira dans un autre rocher,

Afin qu’on ne lui pût ce meurtre reprocher :

Ainsi l’amour lui coûte et l’honneur et la vie.

THÉLAME.

Ô qu’elle n’était pas si fine que Sylvie,

Il s’en fallait beaucoup : assez proche de nous,

J’entends un instrument dont le son est fort doux.

SYLVIE.

C’est le trompeur d’hier qui sans doute s’amuse

À chanter son amour dessus sa cornemuse.

THÉLAME.

Il semble qu’il approche.

SYLVIE.

Il me le semble aussi.

THÉLAME.

Je ne désire pas qu’il me rencontre ici,

C’est pourquoi je vais faire un tour de promenade

À travers le citron, l’orange et la grenade.

SYLVIE.

Et moi je l’attendrai pour me moquer de lui,

Et pour m’en délivrer tout à fait aujourd’hui.

THÉLAME.

De grâce donne-lui son congé de bonne heure,

Au moins si tu ne veux que de languir je meure.

 

 

Scène III

 

PHILÈNE, SYLVIE, THIMAPHÈRE, THÉLAME, DORISE

 

PHILÈNE.

Vois-je pas dans ce pré le sujet de mes pleurs ?

Fuis, fuis de ce serpent caché parmi les fleurs,

Misérable Berger, son venin te dévore,

Et tu veux toutefois t’en approcher encore :

Mais quoi, l’éloignement n’est plus ma guérison,

Quand je m’irai cacher dessous l’autre horizon,

Ses yeux qui m’ont blessée d’une atteinte fatale

Ont le même pouvoir que le dard de Céphale :

Il faut en généreux et résolu Nocher

Périr en haute mer plutôt que relâcher.

Beauté qui me brûlez et n’êtes que de glace,

Seule en qui la pitié ne trouve point de place,

À la fin je veux être assuré de mon sort,

Il faut que vous m’ouvriez le sépulcre ou le port,

J’attends à deux genoux ma dernière sentence.

SYLVIE.

Pour donner un arrêt de si grande importance

Encore est-il besoin de temps pour y songer.

PHILÈNE.

Pourquoi de mes malheurs la trame prolonger ?

Vous pouvez d’un seul mot former tout un oracle,

Et signaler ces lieux d’un visible miracle,

Me donnant sur le champ la vie ou le trépas.

SYLVIE.

Ce discours embrouillé ne me contente pas,

Ne parlez plus du tout, ou parlez d’autre chose.

PHILÈNE.

Doncque de vous fléchir l’espérance m’est close.

SYLVIE.

Vous me pourrez fléchir lors que nous passerons

Les chaleurs de l’Été sans voir de moucherons.

PHILÈNE.

Riez, riez, mauvaise.

SYLVIE.

Il faut bien que je rie,

Vraiment qui ne rirait de votre tromperie ?

Vous le voyez, Berger, les trompeurs sont trompés,

Et ceux qui voulaient prendre en fin sont attrapés,

Ne faites plus le fin, la fourbe est découverte.

PHILÈNE.

Ô Cieux, dessous mes pas que n’est la terre ouverte,

Tout me nuit, tout me perd.

SYLVIE.

Vous ne sauriez nier

La méchante action que vous fîtes hier.

PHILÈNE.

Il est vrai j’ai failli, mais souffrez que je die

Que vous trempez vous-même en cette perfidie,

M’ayant fait rechercher dans la subtilité

Ce qui m’était acquis par ma fidélité :

Et s’il faut disputer, la raison nous ordonne

D’approuver un effet de qui la cause est bonne.

SYLVIE.

Vous deviez pour le moins me jouer ce bon trait

Un peu plus finement que vous ne l’avez pas fait.

PHILÈNE.

La ruse ne pouvait n’être pas éventée,

Puisque c’est un enfant qui l’avait inventée.

SYLVIE.

Pour la première fois vous traitez tant doucement,

Vous ne serez puni que du bannissement.

PHILÈNE.

C’est l’Amour qui m’attache à votre compagnie,

J’appelle devant lui de cette tyrannie,

Ingrate vous devriez aussi bien retenir

L’art de récompenser que celui de punir.

SYLVIE.

Je vois bien que c’en est, il faut que je vous quitte,

TIMAPHÈRE et ses gardes.

Bergère attendez-nous, nous n’allons pas si vite ?

SYLVIE.

Que vous plaît-il Messieurs ?

TIMAPHÈRE.

De savoir votre nom.

SYLVIE.

On m’appelle Sylvie, et mon père Damon.

TIMAPHÈRE.

C’est vous que nous cherchons, venez, je vous commande

De suivre de la part du Roi qui vous demande.

PHILÈNE.

Et de grâce Messieurs pourrait-on pas savoir

Le sujet pour lequel il désire l’avoir ?

Cela nous donnerait quelque peu d’allégeance.

UN GARDE.

Ami, ceci n’est pas de votre intelligence,

Les actions des Rois se doivent mesurer

À celles des grands Dieux qu’on ne peut censurer.

SYLVIE.

Berger, puisque je suis à tel point de misère,

Qu’il faut que je te fasse encore une prière,

Va de mon aventure informer mes parents,

Et te charger du soin de mes troupeaux errants.

PHILÈNE.

Dorise n’est pas loin qui prendra cette peine,

Pour moi j’ai résolu d’aller où l’on vous mène.

THÉLAME.

Attends encore un peu, ce rival importun

Y pourrait être encor : n’importe, c’est tout un,

Que je lui trouve ou non, ma flamme impatiente,

Ne saurait endurer une plus longue attente :

Je vois l’orme écarté dans le feuillage vert

À la gloire de mettre un Soleil à couvert ;

À couvert, qu’ai-je dit, je me trompe sans doute.

La mauvaise qu’elle est a pris une autre route.

Ô Sylvie où faut-il que je taille chercher ?

Est-ce pour me fuir que tu te vas cacher ?

Ha ! je languis d’Amour en ce dessein folâtre

Pourquoi fais-tu mourir celui qui t’idolâtre ?

Mais je ne vois personne, et ma bouche se fond 

Avec ce peu de bruit que les Zéphyres font.

Dieux ! d’une froide peur je sens mon âme étreinte,

D’où me peuvent venir ces mouvements de crainte ?

Courage, informe-toi de celle-ci qui vient,

Bergère si d’hier encore il vous souvient,

Dites-moi s’il vous plaît où peut être Sylvie.

DORISE.

Vous n’empêcherez pas qu’elle ne soit ravie,

Elle est entre les mains de quatre ou cinq Archers,

Aux prières plus sourds que ne sont ces rochers,

Qui du vouloir du Roi se disent les ministres,

Je vais porter aux siens ces nouvelles sinistres.

THÉLAME.

Père dénaturé, tyran plus qu’inhumain,

Cette foudre vient de ta barbare main,

Vieux rêveur impuissant, tes chagrines malices

Troublent mal à propos nos innocents délices,

Grossier qui ne sais pas que les empêchements

Aux parfaits amoureux sont des allèchements :

Ô que si l’on fait tort à ma beauté pudique,

Tu verras arriver maint accident tragique.

Mais pourquoi s’endormir au fort de ses douleurs ?

Cours plutôt arracher ton âme à ces voleurs,

Les faire repentir de leur folle entreprise,

Et leur faire lâcher une si belle prise.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FLORESTAN, DORISE, PHILÈNE

 

FLORESTAN, Prince de Candie.

Que ce climat est doux, et que ce bel pays

En sa diversité tient mes yeux ébahis,

Tantôt comme les flots m’ont mis sur le rivage

Je croyais être à bord de quelque Île sauvage,

Où la faim achevant de perdre ma vigueur

Eût exercé sur moi sa mortelle rigueur :

Mais à ce que je vois cette terre féconde

Doit en fertilité n’avoir point de seconde,

Ces guérets semblent dire à ces couteaux voisins,

Vous voyez nos espics, montrez-nous vos raisins :

Que l’œil se plaise à voir ce long rang de montagnes

Qui fait une couronne à ces belles campagnes,

Je voudrais bien trouver quelqu’un qui m’informât

De l’état et du nom de ce nouveau climat,

J’entends bien quelque bruit dans la forêt prochaine,

Et vois quelque paysan là-bas dedans la plaine,

Mais la mer m’a rendu si débile et si las,

Qu’à peine sans mentir puis-je faire un seul pas :

Attendant que quelqu’un en ce bocage arrive

Je vais rêver au bruit de cette source vive :

S’il faut s’en rapporter au jugement des yeux

Je crois que c’est ici la demeure des Dieux,

Car je ne pense pas qu’un si beau paysage

Ait jamais été peint pour le mortel usage :

Cependant la fraîcheur de ce lieu nom pareil

Et le bruit de cette eau m’invite au sommeil.

DORISE.

Au milieu du tourment, au milieu de la braise

Tu m’étouffes la voix, tu veux que je me taise,

Cruel à qui veux-tu que j’adresse pleurs

Qu’à toi qui seul peux mettre un terme à mes douleurs ?

Interdire la plainte et donner la torture,

Est-ce pas violer les droits de la Nature ?

Ha ! Philène, insensible Berger,

Le Ciel est équitable, il me pourra venger.

PHILÈNE.

Ta constante amitié sensiblement me touche,

Autrement il faudrait que je fusse une souche,

Et voudrais de bon cœur, Dorise, avoir de quoi

La bien récompenser sans violer ma foi :

Mais tu sais que mon âme autre part engagée

Ne souffrira jamais une amour partagée.

DORISE.

Mettons fin désormais à semblables discours,

La mort en peu de temps me donnera secours,

Ce fer qui va rougir de ton ingratitude

Achèvera ma vie avec ma servitude :

Solitaire témoin de mes derniers ennuis,

Écho qui fus jadis en l’état où je suis,

Qui sus le désespoir où tombe une pauvre âme

Dot un cœur tout de glace a repoussé la flamme,

Lorsque tu fis l’objet de tes stériles vœux

D’un chasseur en qui l’onde alluma tant de feux,

En faveur du destin qui rend nos infortunes

Ainsi que nos amours égales et communes,

Si jamais on te vient enquérir de mon sort,

Dis que l’ingrat Philène est cause de ma mort,

Dis qu’après ma franchise et ma raison ravie

Sa rigueur aujourd’hui m’a fait perdre la vie.

PHILÈNE.

Ô Dieux ! que veux-tu faire ?

DORISE.

Obstacle injurieux,

Abandonnant ma vie à ce coup furieux,

Pourquoi ne veux-tu pas que j’épuise mes veines ?

Pourquoi ne veux-tu pas que j’achève mes peines,

Trouvant au bout du fer que tu m’as arraché

Ce qu’en ton amitié j’ai vainement cherché ?

Non non, ne combats plus, l’influence obstinée

De l’astre malheureux qui fit ma destinée,

Seulement pour loyer de mon affection

Laisse-moi de ma fin la libre élection,

Je suis digne de mort pour ne t’avoir su plaire.

PHILÈNE.

Je garde à ta constance un bien autre salaire.

DORISE.

Les jours plus éloignés viennent sur l’horizon,

Les fruits les plus tardifs ont enfin leur saison,

Tous les ans les moissons, tous les ans les vendanges

Remplissent en leurs temps nos caves et nos granges ;

Mais les fruits qu’à Dorise à tout coup tu promets

Produits d’un champ ingrat ne mûrissent jamais.

PHILÈNE.

Que cette fille est rare en sa persévérance :

Encore la faut-il contenter d’espérance :

Viens-ci, pour te montrer que j’ai de l’amitié,

Et que de tes ennuis j’en ressens la moitié,

C’est que dès aussitôt que nous aurons nouvelle

Que l’on aura rompu le sort de ma cruelle,

Si l’ingrate qu’elle est persiste à me gêner,

Je jure de te prendre et de l’abandonner ;

Car de plus t’amuser je ferais conscience,

Donne-toi cependant un peu de patience.

DORISE.

Fassent doncque les Dieux que cet enchantement

Se termine bien tôt à mon contentement.

PHILÈNE.

Dorise il est midi.

DORISE.

Comme t’en prends-tu garde ?

PHILÈNE.

C’est qu’à plomb justement le Soleil nous regarde,

Mettons-nous à couvert dans ce bocage frais,

Que ce Dieu ne perça jamais d’un de ses traits :

Dieux ! je vois un guerrier en appareil superbe

Le long de cette source étendu dessus l’herbe.

DORISE.

Voyons-le de plus près, c’est un jeune guerrier

Qui se met de bonne heure à l’ombre du laurier.

PHILÈNE.

C’est de ces Chevaliers qui par toute la terre

Cherchent nouveaux sujets et d’amour et de guerre :

Tirons-nous à l’écart attendant son réveil.

FLORESTAN.

Ô chère vision, ô gracieux sommeil

Qui m’as flatté les sens d’un si plaisant mensonge,

Que n’as-tu plus longtemps continué ce songe ?

Moi-même je t’aurais pour un si doux abus

Élevé des autels de ces gazons herbus.

Princesse des Beautés, Méliphile adorable,

Que tu m’as fait en songe un accueil favorable.

Ne vois-je pas quelqu’un dans ce taillis épais ?

Je ne viens pas ici pour troubler votre paix,

Ami, ne craignez pas que je vous fasse outrage, 

Je suis un étranger que l’effort du naufrage

A jeté cette nuit sur ce bord inconnu.

PHILÈNE.

Vous soyez parmi nous mieux que le bienvenu,

La gent de ce pays est courtoise et docile.

FLORESTAN.

Quel nom a ce pays ?

DORISE.

On l’appelle Sicile.

FLORESTAN.

Quoi ! voici la Sicile, ha ! je ne le crois point,

Ici la défiance à la raison se joint,

Durant trois jours entiers notre nef vagabonde

Errante au gré des vents qui régentaient sur l’onde,

Pendant un si long temps que l’orage a duré

N’a jamais pu tenir de sentier assuré :

Car afin qu’en deux mots mon dessein je vous die,

C’est que j’étais parti de l’Île de Candie,

Exprès pour aborder en ce pays plaisant,

Où vous dites, Berger, que je suis à présent :

Si bien que je ne sais comment la Fortune

M’a voulu mettre au port en dépit de Neptune :

Et votre belle Infante en qui les Cieux amis

Les plus beaux ornements de leurs trésors ont mis,

Ce prodige de grâce et de beauté mortelle,

Méliphile en un mot, comment se porte-t-elle ?

DORISE.

Fort bien dans un château qui n’est pas loin de nous,

Où du fort de son frère elle attend un époux.

FLORESTAN.

Je n’entends point cela.

DORISE.

C’est que le Roi son père,

Piqué de quoi son fils aimait une Bergère,

Pour les punir tous deux les a fait enchanter

De la même façon que je te vais conter.

Ce maudit sortilège est fait de telle sorte,

Que ce Prince parfois croit sa Bergère morte,

Et dans cette croyance il souffre des tourments

Qui ne sont bien connus que des parfaits amants :

Et d’autres fois aussi la plaintive Sylvie,

Pense qu’entre ses bras il a perdu la vie,

Elle pleure, elle crie, et forme des discours

Qui toucheraient le cœur des Tigres et des Ours.

FLORESTAN.

Et ce Roi sans pitié, ce vieux père barbare,

Ne se sent point ému d’une amitié si rare ?

DORISE.

Sept ou huit jours après qu’on les eut enchanté

Il eut du repentir de sa sévérité,

Il voulut les remettre en leur sens ordinaire,

Mais le Magicien ne le pu jamais faire,

Rien ne les peut tirer de ce fatal malheur

Qu’un Chevalier doué d’une extrême valeur,

Et c’est à celui-là que doit être donnée

L’Infante, sous les lois d’un célèbre Hymen,

Déjà maints Chevaliers ont tenté vainement

Ordonner à ce charme un bon événement.

FLORESTAN.

Dieux ! que je suis content de quoi cette aventure

Fournira de matière à ma gloire future :

Berger ne perdons point davantage de temps,

Je veux rendre aujourd’hui ces deux esprits contents,

Inspiré que je suis d’un vigoureux Génie,

Je les affranchirai de cette tyrannie :

Dites-moi femmes, nous beaucoup loin château ?

PHILÈNE.

Il est à deux cents pas derrière ce coteau,

Je vous y veux conduire, et si la faim vous presse,

Comme il est à juger, notre chemin s’adresse

Dans un petit village où nous vous traiterons

Fort libéralement des biens que nous aurons.

 

 

Scène II

 

LE ROI, PAGE, THÉLAME, FLORESTAN, SYLVIE, MÉLIPHILE

 

LE ROI.

Vous célestes de qui la sagesse profonde

Préside absolument aux affaires du monde,

Arbitres de mon sort, tenez les yeux ouverts

Sur le plus triste Roi qui soit en l’Univers.

Mais comment espérer que les Dieux fassent grâce

À qui ne l’a point fait à son sang, à sa race ?

Non non, il faut souffrir, et les Dieux offensés

Doivent aigrir mes maux si je n’endure assez.

Abominable auteur d’un supplice effroyable,

Détestable artisan d’une peine incroyable,

Assassinat de ton fils, il faut que le remords

De tes méchancetés te donnent mille morts,

Et que ton souvenir à tout moment exprime

À tes sens effrayés la noirceur de ton crime.

Malheureux que je suis, quel Démon m’aveugla

Quelle rage d’Enfer ma raison dérégla,

Lorsque pour me venger à tort de l’innocence

Je voulus employer la magique puissance ?

De là vient que te suis tout à fait odieux

Au commun sentiment des hommes et des Dieux,

Mon peuple est irrité d’une action si lâche,

De honte et de regret il faut que je me cache,

Et je ne crains rien moins qu’une sédition,

Qui possible doit être à ma perdition,

Je n’attends que le point que cette tourbe vile

Suivant les mouvements d’une fureur civile,

Vienne comme un Tyran dans mon lit m’égorger,

Et donne puis après mon Sceptre à l’étranger :

De moi dès maintenant je présente ma tête

Aux traits les plus sanglants que le Destin m’apprête,

La raison et le temps ont assez bien appris

La science d’avoir le trépas à mépris :

Toutefois si devant que perdre la lumière

Je revoyais mon fils en sa santé première,

Après que la valeur d’un guerrier courageux

Aurait brisé l’effort de ce charme outrageux,

Dans ce parfait bonheur mon âme je m’assure

Quitterait sans regret sa caduque demeure.

PAGE.

Sire, les deux Amants dans leur mal rigoureux

Vont bientôt commencer leurs regrets douloureux,

Un grand vent a tué le sacré luminaire,

Signe présagieux de leur plainte ordinaire.

LE ROI.

Je suis délibéré de l’entendre aujourd’hui,

Ne fût-ce qu’à dessein d’augmenter mon ennui,

Car les piteux accents de la voix de Thélame

Sont autant de poignards qui me transpercent l’âme,

Sont autant de vautours et de serpents mordants

Qui me font ressentir mille maux au dedans :

À voir tant seulement leur posture dolente

Je ressens les accès d’une fin violente.

THÉLAME.

Sus sus, c’est trop dormir, veux-tu pas t’éveiller ?

Un Soleil Orient devrait-il sommeiller ?

Dormeuse, éveille-toi, chassons cette paresse

Et ce pesant sommeil qui ta paupière presse.

Tu ne me réponds rien : ô puissant Dieu d’Amour,

Je crois qu’elle a perdu la lumière du jour :

Mon âme, ma Sylvie : ha ! la mort la rend sourde,

Elle est dessous ma main froide, immobile et lourde,

La couleur du trépas dont son visage est peint

A fait s’évanouir les roses de son teint,

Comparable à la fleur qui demeure couchée

Sèche dans un sillon où le soc l’a touchée.

Ma perte est véritable, il n’en faut plus douter :

Hélas ! quel Dieu viendra me la ressusciter :

C’est la mort qui lui met le silence en la bouche,

Et qui de tout son corps n’en a fait qu’une souche.

Dieux ! pourquoi mettiez-vous en cet aimable corps

Les plus beaux ornements de vos divins trésors ?

Pourquoi lui donniez-vous tant de si belles marques,

Pour le laisser sitôt à la merci des Parques ?

Et toi perfide Amour, que n’as-tu détourné

Le coup qui de ses ans a le cours terminé ?

Au moins si mes soupirs errants de place en place

Sur ce corps précieux qui n’est plus que de glace,

Avec tout ce qu’ils ont de force et de chaleur,

Y pouvaient ramener et l’âme et la couleur.

Mais ces faibles discours où la douleur m’emporte

Ne rendront pas la vie à ma Bergère morte :

C’est vous qui gouvernez le destin des humains,

Vous qui tenez vie et leur mort en vos mains,

C’est vous, dis-je, grands Dieux qui pouvez me la rendre

Belle comme elle était quand la mort l’osa prendre ;

Sus qui de vous viendra me la ressusciter ?

Est-il besoin ici de vous solliciter ?

Quoi ! ne voyez-vous pas votre plus bel ouvrage

À qui la mort a fait un insolent outrage ?

Montrez votre pouvoir à le faire durer,

Comme vous aviez fait à si bien figurer.

En vain de vous fléchir, Immortels, je m’essaye,

Cependant je découvre une sanglante plaie

Qu’un poignard homicide a faite dans son sein,

Ô trop cruel effet d’un furieux dessein,

Quelle barbare main, quel esprit si damnable

Peut avoir entrepris ce meurtre abominable ?

J’en suis trop assuré, le courroux paternel

A fait exécuter cet acte criminel,

Il a fait égorger cette pauvre victime,

Dont ma seule amitié pouvait être le crime.

Sanguinaire tyran, cœur de bronze ou d’acier,

Plus cruel mille fois qu’un lion carnassier,

Père qui de ton fils déchire les entrailles,

Puisque tu te plais tant à voir des funérailles,

Je te veux contenter, tigre viens te saouler

De mon sang épanché que tu verras couler.

Ne trouverai-je point quelque fer favorable

Qui m’ôte du pouvoir d’un sort si déplorable ?

Dans le désir que j’ai de me faire mourir

Ne trouverai-je point de quoi me secourir ?

Ô mort fais-moi sentir si ta main est pesante,

Ce Prince malheureux un butin te présente,

Ne le refuse pas, aussi bien tôt ou tard

Tu le verras tomber sous l’effort de ton dard.

Mais je réclame en vain ses fureurs non pareilles,

L’impitoyable pour moi n’a point d’yeux ni d’oreilles,

On avance fort peu vers elle pour crier,

Rien pour l’injurier, et moins pour la prier.

Doncques puisque ma peine à la Parque effrontée,

Et qu’elle a pour moi seul sa rage abandonnée,

J’arroserai de pleurs ce chef-d’œuvre des Cieux

Tant que tous mes esprits s’écouleront par mes yeux,

Et que mon faible corps de lassitude expire

Sur le rare débris de l’amoureux Empire.

Chaste cœur qui jadis brulais d’un feu si net,

Où l’amour avait fait son petit cabinet,

Retraite inviolable où nos âmes blessées

Mettaient comme en dépôt leurs communes pensées,

Cœur que la chasteté tenait comme sacré,

De quelle sorte, hélas ! je te vois massacré,

Que ne peut de mon corps la masse toute entière

Dans cette grande plaie avoir son cimetière,

Ma chair avec la tienne ainsi le collerait,

Et mon sang amoureux au tien se mêlerait :

Chaque fois que je vois cette large ouverture

Je ne saurais comprendre une telle aventure,

Car n’ayant en tous deux qu’une âme jusqu’ici,

L’un mort, l’autre devrait cesser de vivre aussi ;

Toutefois elle est morte, et toi lâche Thélame

Sur son corps pâle et froid tu n’as pas rendu l’âme :

Attends-moi, ma Bergère, attends-moi, je te suis

Parmi l’obscurité des éternelles nuits,

Les horreurs du tombeau de tous côtés m’assaillent,

S’en est fait, je meurs, les forces me défaillent.

LE ROI.

Enfin ces actions d’amour et de pitié

Me feront fendre un jour le cœur par la moitié :

Que ces gémissements et ces funèbres plaintes

Donnent à mes esprits de sensibles atteintes :

Dieux ! arrêtez le flux de mes ans malheureux,

Ou finissez bien tôt ce dessin douloureux.

PAGE.

Sire, un brave guerrier est là-bas qui désire

De tenter l’aventure.

LE ROI.

Et bien allez lui dire

Qu’il s’y peut éprouver à l’heure qu’il voudra.

Quand est-ce que le Ciel enfin se résoudra

De m’envoyer celui de qui l’aide opportun

Doit faire le sujet de ma bonne fortune ?

Chevalier il n’est pas que par le commun bruit

De mon affliction vous ne soyez instruit,

Puisque de mon malheur la triste renommée

Est par toute la terre également semée :

Vous savez le loyer promis publiquement

À qui fera la fin de cet enchantement :

Au reste l’aventure étant fort dangereuse,

Elle demande une âme à forte et généreuse.

FLORESTAN.

Grâce aux Dieux, nous croyons avoir tout ce qu’il faut

Pour dresser notre vol deux fois encor plus haut,

Sire, je vous promets qu’avec cette effigie

Je ne crains vision, fantôme ni magie,

Couvert de ce bouclier j’oserais me vanter

Qu’à peine tout l’Enfer pourrait m’épouvanter :

Je ne voudrais sinon ouïr les rêveries

Que disent ces Amants au fort de leurs furies.

LE ROI.

Mon fils vient d’achever ses regrets et les miens,

La Bergère dans peu commencera les siens :

Ne faisons point de bruit, la voilà qui s’éveille.

FLORESTAN.

Il faut voir quelle issue aura cette merveille.

SYLVIE.

Qu’est-ce ci, c’est plutôt la posture d’un mort 

Que mon Thélame tient, que d’un homme qui dort :

Ô Thélame, Thélame ! hé Dieux ! c’est un tronc d’arbre,

Sans voix, sans mouvements, et plus froid que du marbre,

Ses yeux troubles, tournés et clos plus qu’à demi

Montrent bien qu’il est mort, et non pas endormi.

Qui jamais eût pensé qu’avec tant d’insolence

La mort eût sur ton âge usé de violence,

Et qu’un si beau Soleil par un triste accident

Eût en plein clair midi trouvé son occident ?

Que cette Île en ta mort fait une grande perte,

Qu’on la verra bientôt infertile et déserte,

Et surtout que nos champs, de qui les libertés

Te les faisaient hanter, y seront bien désertés :

Les amoureux oiseaux d’une plainte commune

N’entretiendront les bois que de ton infortune,

Les bocages fleuris comme aux cœurs des Hivers

Quitteront de regret leurs vêtements verts ;

Même notre agréable et fidèle fontaine

Sachant pourquoi le deuil sera parmi la plaine,

Pour témoigner aussi la tristesse à son rang

Ne versera sinon ou de l’encre ou du sang,

Et ce doux bruit qui rend l’oreille réjouie

Deviendra lamentable blessera l’ouïe,

Les herbes et les fleurs que ces flots toucheront

De la racine au faîte aussi tôt sécheront ;

Et moi pour te montrer que je te suis fidèle,

Et que ma loyauté n’a que soi de modèle,

Je veux avec ma vie achever ma langueur,

Et donner à mes pleurs ce que j’ai de vigueur :

Je te prie attends-moi sur le rivage sombre,

Mon âme en un moment y va joindre ton ombre,

Caron nous passera tous deux à même temps

Dans ces champs bien heureux, où nous vivrons contents,

Là j’ose m’assurer que les plus belles âmes

Plaignant notre désastre admireront nos flammes,

Et que les plus amants et fidèles esprits

De constance et d’amour nous quitteront le prix.

Peut-être, cher Amant, que sans y prendre garde

Ton passage fatal trop long temps je retarde :

Le temps me presse, achève, ô mort, de me tuer,

Et fais ce que mon bras ne peut effectuer,

Ton charitable dard trop doucement me blesse,

Thélame je me meurs d’amour et de faiblesse.

LE ROI.

Chevalier, les regrets de cet esprit amant

Amolliraient-ils pas des cœurs de diamant ?

Est-ce pas un sujet capable de vos armes,

Et de ranger le marbre à l’usage des larmes ?

Employez s’il vous plaît toute votre valeur

À finir aujourd’hui ma misère et la leur.

FLORESTAN.

Sire, je me promets qu’avant qu’il soit une heure

Mon épreuve rendra leur fortune meilleure,

Je me suis résolu de mourir sous l’effort,

Ou de venir à bout de ce magique sort,

Je m’en vais de ce pas vaquer à l’entreprise.

LE ROI.

Ô qu’en cette action le Ciel vous favorise !

Et moi je me retire à ce prochain autel

Afin de réclamer le secours immortel.

FLORESTAN.

Florestan, à ce coup l’occasion si se trouve

De tirer jusqu’au bout ton courage à l’épreuve.

Supplice de mon cœur, délices de mes yeux,

Portrait qui m’est plus cher que n’est celui des Dieux.

En ce combat douteux où la gloire m’appelle

Inspire à mon courage une vigueur nouvelle,

Fais que par ton moyen mon front victorieux

Soit tantôt couronné d’un laurier glorieux :

Allons, je ne crains rien marchant sous tes auspices,

Les Dieux en ta faveur me seront tous propices.

L’épouvantable objet, l’horrible vision,

Courage, tout ceci n’est rien qu’illusion.

Que veulent ces nombreux et monstrueux fantômes

Qui volent parmi l’air ainsi que des atomes ?

Chimériques esprits, lutins, fantômes noirs,

Que ne retournez-vous dans vos sombres manoirs ?

Ô Dieux ! secourez-moi, ce grand coup de tonnerre

Du troisième degré m’a renversé par terre :

N’importe si faut-il toutes fois remonter,

La résolution doit le péril dompter,

Une grêle de coups me tombe sur la tête

De piques et de dards, une moisson m’arrête.

Mais pourquoi s’amuser à ces objets trompeurs

Qui ne peuvent donner que de légères peurs ?

Il faut résolument briser tous ces obstacles,

Sans s’étonner de voir ces difformes spectacles

Démons c’est à ce coup que de force ou de gré

Vois-moi te pénétrer jusqu’au plus haut degré.

Horreur du genre humain, larves, ombres funèbres,

Allez retirez-vous au Palais des ténèbres,

Vos confus hurlements et vos coups superflus

En l’état où je suis ne m’épouvantent plus.

LA VOIX.

Chevalier, si tu veux finir cette entreprise

Ne t’épouvante point, monte plus haut, et brise

Ce cristal que tu vois à la voûte attaché,

C’est là tant seulement que le charme est caché.

FLORESTAN.

Cette ombre devant moi comme un terme plantée

Me défend d’approcher de la glace enchantée.

Mais quoi, souffriras-tu que des ombrages vains

T’arrachent aujourd’hui la victoire des mains ?

Non non, à cette fois fais-leur quitter la place,

Et casse en dépit d’eux l’abominable glace.

Si je ne suis déçu le charme est achevé,

Ce grand bruit qui soudain dans l’air s’est élevé,

Ces lamentables cris, ces croulements de voûte,

Et cette obscure nuit, éclaircissent ma doute :

La lumière revient avec étonnement,

Qui me rendra certain de tout l’événement.

LE ROI.

Chevalier, Chevalier, aidez-moi je vous prie,

Hélas ! je n’en puis plus.

FLORESTAN.

J’entends Le Roi qui crie,

Il me faut dépêcher d’aller secourir.

LE ROI.

Le Ciel m’eût obligé de me laisser mourir.

FLORESTAN.

Qu’a votre Majesté, que je la vois si pâle ?

LE ROI.

Le tumulte qu’a fait cette bande infernale,

Et surtout le dernier que nous venons d’ouïr,

D’une subite horreur m’a fait évanouir.

FLORESTAN.

Sire, dorénavant tout l’effort qui vous reste,

C’est de mettre en oubli toute chose funeste,

Le Ciel avec le sort a fini vos tourments.

LE ROI.

Je ne vous ferai pas ici des compliments,

Allons voir nos Amants, car d’ici me semble

Nous les avons ouïs qui soupiraient ensemble.

THÉLAME.

Ô Sylvie !

SYLVIE.

Ô Thélame !

THÉLAME.

Est-ce toi mon Soleil,

Qui remplit de clarté ce Palais du Sommeil ?

Si je n’étais certain de l’état où nous sommes,

Je penserais encore être parmi les hommes.

Mais n’est-ce pas ici le Royaume des morts ?

Nos esprits n’ont-ils pas abandonné nos corps ?

SYLVIE.

L’état où je me vois me rend toute confuse,

Et par de faux objets, si mon œil ne s’abuse,

Nous sommes maintenant réduits en un séjour,

Où l’on voit, où l’on parle et respire le jour ;

Je ne vois point ici Caron ni le Cocite.

THÉLAME.

Mon Ange croit qu’un mort jamais ne ressuscite,

L’Enfer est un endroit d’où jamais l’on ne sort.

LE ROI.

Voilà des reliquats de son inique sort,

Je vais retirer de cette extravagance.

THÉLAME.

Quel est ce vieux esprit dont la vaine arrogance

Le tient effrontément devant nous arrêté ?

LE ROI.

Mon fils perdez l’erreur où vous avez été.

THÉLAME.

Ô père sans pitié, ton ombre criminelle

Vient-elle ici nous faire une guerre éternelle ?

N’es-tu pas satisfait de nos travaux soufferts,

Sans nous venir troubler encore dans les Enfers ?

Va, laisse-nous en paix en ce règne prospère,

Je ne te connais point en qualité de père.

FLORESTAN.

Monsieur, vous n’êtes point au rang des trépassés.

La lumière et le bruit vous le font voir assez,

Nous avons de vrais corps de mouvements capables

Liés de nerfs et d’os visibles et palpables.

THÉLAME.

Ces visions ne sont que songes décevants.

SYLVIE.

Certes je crois pour moi que nous sommes vivants.

LE ROI.

Mon fils c’est trop durer en cette rêverie,

La source de vos maux est désormais tarie,

Ce long enchantement qui donnait à vos sens

Par une feinte mort des tourments si pressants,

Malgré mille Démons a vu tomber ses charmes

Sous l’invincible effort des glorieuses armes

De ce brave Guerrier, de qui vous recevez

Tout le contentement du bien que vous avez.

LA VOIX.

Thélame, je t’apprends que toi ni ta Sylvie

N’avez jamais perdu l’usage de la vie,

Relève la bassesse et l’inégalité

De sa condition par sa fidélité,

Et donne à sa vertu le prix d’une Couronne,

C’est ainsi que des Dieux la volonté l’ordonne.

SYLVIE.

Grand Prince vous avez clairement entendu

L’oracle inattendu que la Voix a rendu,

Voulez-vous persister en cette fantaisie,

Ou plutôt pour mieux dire en cette frénésie ?

Pour mon particulier je sais bien que je vis.

THÉLAME.

Et moi non, tellement je me trouve ravi,

Toutefois descendons.

LE ROI.

Mon fils je te conjure

De mettre sous les pieds toute sorte d’injure,

Je confesse qu’à tort je vous ai fait sentir

Un mal dont aussi tôt on m’a vu repentir.

THÉLAME.

Ne parlons plus des flots, la tempête est passée,

Mais Sire, pour vous dire en deux mots ma pensée,

S’il faut qu’un prompt Hymen ne nous soit pas permis,

Remettez-nous aux termes où vous nous aviez mis.

LE ROI.

J’y consens de bon cœur, aussi bien les Oracles

De ce lit nuptial promettent des miracles,

Ce miroir de constance est assez vertueux

Pour bien récompenser son sort défectueux.

SYLVIE.

Sire, recevez-moi pour votre humble servante.

LE ROI.

Ma fille lève-vous. Qu’on appelle l’Infante.

THÉLAME.

Sauveur de deux Amants, qui pour nous secourir

Contre un charme maudit qui nous faisait mourir,

N’avez point redouté tant d’affreuses cohortes,

À qui l’Enfer avait ouvert ses noires portes,

Cette Bergère et moi vous serons désormais

Tenus de tous les biens que nous aurons jamais.

FLORESTAN.

Grand Prince vous savez que l’honneur nous oblige

De secourir tous ceux que la fortune afflige,

Je n’ai rien fait sinon par les lois du devoir,

Aussi n’en dois-je pas aucun fruit recevoir.

LE ROI.

Voici la récompense extrêmement petite

Que recevra de moi votre rare mérite.

FLORESTAN.

Sire, à la vérité je me trouve surpris

D’avoir un prix si grand, que lui-même est sans prix.

LE ROI.

Ma fille désormais mettez tout votre étude,

Si vous ne vous voulez noircir d’ingratitude,

À traiter dignement ce Guerrier valeureux,

C’est par lui que finit mon destin malheureux,

Il sera s’il lui plaît votre époux légitime.

FLORESTAN.

Princesse à qui mon cœur a servi de victime

Dès le premier instant que ce portrait fatal

M’ôta la liberté dans mon pays natal,

Sachez qu’autre dessein que de vous rendre hommage,

Comme je l’ai rendu cent fois à votre image,

Ne m’a fait exposer aux fureurs d’une mer,

Où j’ai vu ma navire et mes gens abîmer.

Or pour vous éclaircir tout à fait de mon être,

C’est que d’un sang Royal les Dieux me firent naître,

Fils du Roi de Candie et l’unique héritier

Sans nul empêchement du Sceptre tout entier.

MÉLIPHILE.

Grand Prince dont les faits témoignent la naissance,

Quand vous ne seriez pas d’une Royale essence,

Vos vertus qui jamais n’iront dans le tombeau

Vous tiendront toujours lieu de Sceptre et de bandeau.

 

 

Scène III

 

PHILÈNE, DORISE, THIMAPHÈRE, THÉLAME

 

LE ROI.

Déjà le bruit. Seigneur, est par toute la plaine

Qu’un jeune combattant vous a sorti de peine,

C’est le désir de voir un changement si doux

Et si fort souhaité qui nous tient devant vous,

Plus réjouis de voir vos deux âmes guéries,

Que si de la moitié croissaient nos Bergeries.

THÉLAME.

Crois Pasteur, mon ami loin de la fiction,

Que je te sais bon gré de ton affection :

Au reste celle-là qui t’affligeait sans cesse

Avant qu’il soit deux jours tiendra rang de Princesse.

SYLVIE.

Philène maintenant tu dois perdre l’espoir

Que de me posséder ton cœur pourrait avoir :

Faut mieux, si ton aveu ma parole autorise,

Épouse de bon gré la Bergère Dorise,

Tu connais son amour assez évidemment.

THÉLAME.

Pour moi je vous ferai du bien abondamment.

PHILÈNE.

Pour mon Prince et pour vous qu’est-il que je ne fisse ?

DORISE.

Que vous rendrai-je, hélas ! pour un si bon office ?

Que jamais le chagrin ne trouble vos plaisirs,

Que vos contentements surpassent vos désirs,

Enfin qu’à tous moments que le Ciel vous envoie

Par de nouveaux bonheurs nouveaux sujets de joie.

SYLVIE.

Adieu, vivez contents, et n’ayez soin de rien,

Le Prince vous chérit, il vous fera du bien.

UN GARDE.

Dedans la basse-cour une troupe confuse

Qui murmure de quoi la porte on lui refuse,

Montre que son envie est de voir Monseigneur.

LE ROI.

C’est la raison que tous aient part à ce bonheur,

Allons, mes chers enfants, toutes cérémonies

Désormais d’entre nous entièrement bannies.

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