Le Plastron (Félix-Auguste DUVERT - Augustin-Théodore de LAUZANNE DE VAUROUSSEL - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Comédie en deux actes, mêlée de chant.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 27 avril 1839.
Personnages
RIFOLET, employé, 27 ans
SÉNÉCHAL, ancien banquier, 46 ans
DEVILLIERS, ancien vice-consul, frère de Madame Giraud, 40 ans
MATHURIN, jardinier au service de Sénéchal, 40 ans
MADAME SÉNÉCHAL femme de Sénéchal, 26 ans
MADAME GIRAUD, veuve
ERNESTINE, nièce de Madame Sénéchal, et pupille de Sénéchal, 17 ans
INVITÉS des deux sexes, au bal de Madame Giraud
La scène se passe, au premier acte, chez Madame Giraud, à Paris ; au deuxième acte, chez Sénéchal, à son château de Hochepot, à douze lieues de Paris.
ACTE I
Le théâtre représente un joli salon. À gauche une cheminée surmontée d’une glace ; pendule, candélabres ; plus loin, une porte conduisant au vestiaire. À droite en face de la cheminée, une fenêtre ; plus loin, une porte. Les trois portes du fond sont ouvertes sur un autre salon du plafond duquel descend un lustre. À droite et à gauche de la porte du milieu, au fond, des girandoles. Riche éclairage ; chaises, fauteuils.
Scène première
MADAME GIRAUD, ERNESTINE, venant du fond à gauche, elles sont en toilette de bal, Ernestine a un bouquet à la main, puis DEVILLIERS
ERNESTINE, à Madame Giraud.
Dites-moi, madame, quel est donc ce Monsieur Rifolet, qui est si amusant, si gai ?
MADAME GIRAUD.
Je le connais à peine ; c’est un de nos petits-cousins cependant, et un ami de mon frère.
ERNESTINE, gaiement.
Bon ! bon ! je devine.
À part.
C’est mon futur !...
MADAME GIRAUD, souriant.
Vous devinez ?
ERNESTINE.
Oui ; quelquefois les parents, sans avoir l’air de rien, réunissent des messieurs et des demoiselles... on donne un bal, par exemple, comme aujourd’hui ; ce qui veut dire...
MADAME GIRAUD.
Quoi ?
ERNESTINE.
Bon ! je m’entends !
À elle-même, pendant que Madame Giraud se détourne un peu en souriant.
Mon tuteur veut me marier, je le sais, et je suis sûre que le futur, c’est Monsieur Rifolet ; c’est pour cela que Monsieur Devilliers l’a amené à ce bal. Eh bien ! tant mieux ! il me plaît beaucoup ce monsieur Rifolet !
MADAME GIRAUD.
Eh ! bon Dieu, quel air éveillé !
ERNESTINE.
C’est que je retourne au bal !
Elle remonte légèrement la scène comme pour sortir.
DEVILLIERS, entrant par le fond à gauche et arrêtant Ernestine.
Devilliers porte un élégant costume de bal : sa tenue est celle d’un jeune homme : habit de bal, gilet et cravate de satin, pantalon noir, souliers vernis, bas de soie ; un claque à la main. Les cheveux de Devilliers sont légèrement gris.
Charmante Ernestine, où donc courez-vous ? N’avez-vous rien à me dire ?
ERNESTINE, descendant la scène avec Devilliers.
Si fait ! j’ai à vous remercier de vouloir réconcilier mon oncle avec ma tante !
DEVILLIERS.
Quoi ! vous savez ? chut !
ERNESTINE, curieusement.
Mais pourquoi donc sont-ils brouillés ?
MADAME GIRAUD.
Brouillés ! nullement ; cette séparation n’était qu’une affaire de convenance mutuelle.
ERNESTINE.
Air : Amis, voici la riante semaine.
Mais qu’ont-ils donc ? d’où vient donc leur querelle ?
MADAME GIRAUD.
Vous le conter n’est pas en mon pouvoir.
ERNESTINE.
Ah ! quel malheur d’être encor demoiselle !
On ne sait rien de ce qu’on veut savoir.
Pour être au fait, que faut-il donc attendre ?
C’est un travers que je dois déplorer,
En pension, il nous faut tout apprendre,
Et dans le monde il faut tout ignorer.
Mais on m’attend pour la contredanse ; adieu, madame !
Elle s’éloigne avec légèreté par le fond à gauche. Devilliers la suit jusqu’au fond.
MADAME GIRAUD, regardant sortir Ernestine.
Quelle tête folle !
DEVILLIERS, redescendant.
N’est-ce pas, chère sœur, que celui qui l’aura pour femme possédera un petit trésor ?
MADAME GIRAUD, en riant.
Mais un petit trésor de deux cent mille francs : c’est sa dot !
DEVILLIERS, de même.
C’est bien comme cela que je l’entends !... À quarante ans, on ne se laisse pas prendre par deux beaux yeux seulement !
MADAME GIRAUD.
Eh bien, pourquoi ne te déclares-tu pas ?
DEVILLIERS.
Chut ! il ne faut rien brusquer... Diable ! comme tu y vas, chère sœur ! et la diplomatie ! Je n’ai pas été vice-consul pour rien ! Sais-tu bien qu’il se tient dans cette tête-là dix conseils des ministres par jour ? C’est là que j’ai décidé que tu donnerais un bal aujourd’hui ; qu’Ernestine y viendrait avec Monsieur Sénéchal, son oncle et son tuteur ; que sa tante même, quoique depuis quatre ans brouillée avec son mari, y serait invitée ; qu’une réconciliation aurait lieu entre les deux époux, je l’ai décidé ; c’est fait, ou cela se fera !... Il faut que cette réconciliation ait lieu pour que j’épouse Ernestine.
MADAME GIRAUD.
Oh ! alors j’y vais travailler de grand cœur !... Mais comment se fait-il... ?
DEVILLIERS.
Écoute Sénéchal veut absolument marier sa pupille à un homme de finance. C’est une idée qu’il a... c’est peut-être la seule, il ne faut pas le contrarier ! il n’en démordra pas !... Il faut donc que chez lui une autre volonté combatte la sienne, volonté incessante, dominatrice, qui le fasse sortir de son statu quo (comme nous disons, nous autres diplomates !) Cette volonté, ce sera celle de sa, femme !... Madame Sénéchal est adroite, spirituelle ; elle lui fera vouloir ce qu’elle voudra !
À part.
Et elle voudra ce que je voudrai !
MADAME GIRAUD.
Je vais te dire franchement ma pensée ! Je te croyais amoureux de Madame Sénéchal ?
DEVILLIERS, d’un air de mystère.
Chut ! il n’en est rien, parole d’honneur !
Gaiement, à part.
On ne mentait pas mieux au congrès de Vienne !
MADAME GIRAUD.
Je veux bien le croire, quoique je ne comprenne pas pourquoi tu m’as tant défendu de parler à Madame Sénéchal elle-même de tes projets sur Ernestine, si elle doit les servir !
DEVILLIERS.
Le temps n’est pas venu !
SÉNÉCHAL, dans la coulisse.
Je vais présenter mes hommages à Madame veuve Giraud, maîtresse de céans.
MADAME GIRAUD.
La voix de Monsieur Sénéchal !
DEVILLIERS.
Tu vas le recevoir et le préparer à cette entrevue.
MADAME GIRAUD.
Mais il y a déjà long-temps que tu me retiens ; j’ai l’air de fuir mes invités.
DEVILLIERS.
Je vais te remplacer auprès d’eux et me présenter devant Madame Sénéchal ; c’est là qu’il en faut encore, de la diplomatie !
Il sort par le fond a gauche.
Scène II
MADAME GIRAUD, SÉNÉCHAL, entrant par le fond à droite
SÉNÉCHAL, saluant.
Messieurs, mesdames... Ah ! vous êtes seule ?
Sénéchal a le costume de bal complet : souliers, bas de soie, pantalon demi-collant ; chaîne d’or de col tenant à la montre, qui est placée dans le gousset du gilet.
MADAME GIRAUD.
Oui, mon cher monsieur Sénéchal, je me réservais tout exprès un petit tête-à-tête avec vous.
SÉNÉCHAL, gaiement.
Vraiment ! vous ne craignez pas que ça ne fasse jaser ?... une veuve et un garçon !
MADAME GIRAUD.
Un garçon !... Ah ! osez-vous bien dire ce mot sans rougir ?
SÉNÉCHAL, de même.
Je le dis... je rougis un peu... mais je le dis...
MADAME GIRAUD.
Vous qui avez une femme !
SÉNÉCHAL.
Ne parlons pas de cela ; c’est comme si je n’en avais pas ; je suis comme l’évêque de Syracuse avec son évêché ; je suis un mari in partibus...
Gaiement.
je n’ose ajouter infidelium.
MADAME GIRAUD.
Ah ! taisez-vous.
SÉNÉCHAL, de même.
Je ne l’ajoute pas !... je vous dis que je n’ose pas l’ajouter.
MADAME GIRAUD, d’un ton de reproche.
Par votre indigne conduite, vous l’avez forcée à une séparation, mais tout peut se réparer, et, dans l’intérêt d’Ernestine, votre femme consentira à revenir avec vous.
SÉNÉCHAL, à part.
Tant pis !
MADAME GIRAUD.
Mais répondez donc ? vous devriez être enchanté, ravi !
SÉNÉCHAL.
Je devrais l’être, il n’y a pas de doute, je devrais l’être... mais je ne le suis pas !
MADAME GIRAUD.
Pour quels motifs ?
SÉNÉCHAL.
D’abord, ma femme n’est pas assez jeune pour moi.
MADAME GIRAUD.
Comment, elle a vingt-six ans !... vingt ans de moins que vous !
SÉNÉCHAL.
Je n’en sais rien ; mais j’entends jeune... de caractère... je suis très jeune, moi, tel que vous e voyez... Lors de notre mariage, elle était vive, coquette légère... elle avait ses raisons pour ça... et depuis que je la ramenai en France, elle est devenue prude, sentimentale... je n’aime pas les femmes sentimentales ; je m’en défie, je suis jaloux !
MADAME GIRAUD.
Jaloux de votre femme ?... la vertu même !...
SÉNÉCHAL, avec un peu d’impatience.
Je ne vous dis pas ; mais enfin, vous savez, vous, ce que tout le monde ignore au moment où les affaires de ma maison de banque me conduisirent en Russie, quand je fis la sottise de l’épouser, elle était danseuse à Saint-Pétersbourg !
Air de Julie.
Dans les Filets de Vulcain, où l’affiche
Nous l’annonçait, je la vis un beau jour :
Elle était belle, j’étais riche ;
Elle m’épousa... par amour.
Elle est sage, je le veux croire,
J’en suis même presque certain,
Mais l’accident de ce pauvre Vulcain
Ne me sort pas de la mémoire.
MADAME GIRAUD.
Tenez, vous n’avez pas une objection sérieuse à faire.
SÉNÉCHAL.
C’est possible... aussi peut-être que plus tard...
MADAME GIRAUD.
Il n’y a pas de plus tard !
SÉNÉCHAL.
Ce soir, je retourne à mon château de Hochepot, j’y penserai.
MADAME GIRAUD.
Il faut tout de suite ou jamais, choisissez !
SÉNÉCHAL, vivement.
J’opte pour jamais.
MADAME GIRAUD.
Elle est ici !
SÉNÉCHAL, stupéfait.
Ici ?
MADAME GIRAUD.
La voilà !
SÉNÉCHAL, furieux et à part.
C’est un guet-apens !
Scène III
DEVILLIERS et MADAME SÉNÉCHAL entrent en causant bas par le fond à gauche, MADAME GIRAUD, SÉNÉCHAL
MADAME GIRAUD, à Sénéchal.
Voyons, faites bonne contenance !
Ensemble.
Air :Allons, laissons-les en cachette (de Paul et Pauline).
SÉNÉCHAL.
Quoi ! me présenter à sa vue,
Et sans que j’en sois averti !
Mais c’est placer une recrue
Face à face avec l’ennemi !
MADAME GIRAUD.
Vous allez paraître à sa vue :
Un refus serait inouï ;
J’espère que cette entrevue
Terminera tout aujourd’hui !
DEVILLIERS.
Mais je crois qu’il ne l’a pas vue ;
Ah ! c’est un singulier mari ;
Et vraiment de cette entrevue
Il n’a pas l’air très réjoui !
MADAME SÉNÉCHAL.
Malgré moi mon âme est émue ;
Feignons de la surprise ici ;
Voyons si par cette entrevue
J’obtiens ce que je veux de lui ?
MADAME GIRAUD, à Sénéchal et à sa femme.
Vous le voyez, à cette fête
J’ai tous mes amis aujourd’hui.
SÉNÉCHAL.
Je n’ose pas tourner la tête.
Il regarde à la dérobée.
Oui, c’est bien elle !...
MADAME SÉNÉCHAL, à part.
C’est bien lui !
Reprise ensemble.
DEVILLIERS, regardant Sénéchal, à part.
Il est très bon, ce pauvre Sénéchal !
Il va parler bas à Sénéchal pendant la réplique suivante.
MADAME GIRAUD, allant à Madame Sénéchal, qui reste à gauche, tandis que Devilliers et Sénéchal forment un groupe à droite.
Ma chère Julie, pourquoi cet air contraint ?... Ce rapprochement est nécessaire à votre considération.
MADAME SÉNÉCHAL, avec embarras.
Madame...
DEVILLIERS, à Sénéchal, pendant que les dames causent bas.
Sénéchal, soyez aimable ; voilà une occasion de déployer les ressources de votre esprit, et vous n’en manquez pas.
SÉNÉCHAL, vivement.
J’en ai !...
Avec embarras.
mais la position est atroce !
DEVILLIERS.
Quelques mots galants, vous ne pouvez pas faire autrement.
SÉNÉCHAL, résigné.
Vous le voulez ?...
Il s’avance lentement vers sa femme, avec un embarras mêlé de résolution.
MADAME GIRAUD, à Madame Sénéchal.
Il s’avance... accueillez-le bien, ma chère Julie, il le faut !
MADAME SÉNÉCHAL.
Oui, madame.
SÉNÉCHAL, s’approchant de sa femme et la saluant.
Madame...
MADAME SÉNÉCHAL, lui rendant son salut.
Monsieur...
SÉNÉCHAL, après un moment d’hésitation, avec explosion.
J’ai bien l’honneur de vous saluer !
Il sort vivement par le fond à gauche.
TOUS.
Comment !
Madame Sénéchal fait un mouvement de stupéfaction. Madame Giraud et Devilliers rient. Devilliers a remonté la scène. Madame Sénéchal a passé à droite.
Scène IV
MADAME GIRAUD, DEVILLIERS, MADAME SÉNÉCHAL, puis INVITÉS qui traversent le salon da fond, et au nombre desquels est RIFOLET
DEVILLIERS, riant.
C’est un ours !...
MADAME GIRAUD.
Mais je me charge de l’apprivoiser.
MADAME SÉNÉCHAL.
Quant à moi, vous trouverez bon que je ne m’en mêle pas.
Rifolet, une dame à chaque bras, vient du fond à gauche et traverse le salon du fond ; il est très empressé auprès des dames, et rit à gorge déployée ; ils disparaissent par le fond à droite.
DEVILLIERS.
Ce diable de Rifolet, il fait plus de bruit à lui seul que tous les autres danseurs !
MADAME SÉNÉCHAL.
Ce monsieur est fort singulier !... Il a un ton... des manières... dont j’ai eu moi-même à m’étonner !...
DEVILLIERS.
Oh ! ne vous alarmez pas... Pauvre garçon !... c’est bien l’être le plus nul et le plus inoffensif...
Rifolet rit hors de vue.
C’est encore lui qui fait des siennes !... On l’aura deviné.
MADAME SÉNÉCHAL.
Comment ?...
DEVILLIERS, gaiement.
Rifolet est un homme dont la vie est employée à servir ses amis, son insu...
Air du Malade par circonstance.
Rifolet, sans qu’il s’en doute,
Sert à protéger nos pas ;
Il nous aplanit la route
Que seul il ne connaît pas.
Dans les mains d’un homme habile,
Sans craindre d’en abuser,
C’est un meuble, un ustensile
Dont il faut savoir user.
Qu’au bal l’archet nous appelle,
Ce modèle des amis
Est le danseur d’une belle
Quand l’amant fait vis-à-vis,
Et plus d’une demoiselle
Parfois lui fit les yeux
Pour fixer un infidèle, doux
Ou rendre un amant jaloux.
La femme adroite l’emploie
Pour cacher l’objet chéri,
Et l’offre comme une proie
Aux soupçons de son mari.
Il n’a, quoi qu’il dise ou fasse,
Que la valeur d’un jeton,
D’un chapeau, d’un garde-place :
En un mot, c’est un plastron !
MADAME SÉNÉCHAL et MADAME GIRAUD.
Vraiment ? Oui, mesdames.
DEVILLIERS.
Reprise de l’air.
Rifolet, sans qu’il s’en doute, etc.
Et l’on peut dire de lui, en parodiant un vers célèbre :
Il a fait des heureux et n’a jamais su l’être.
MADAME SÉNÉCHAL.
Vous n’épargnez pas vos amis.
RIFOLET, hors de vue.
Pardon ! pardon ! il n’y a plus de place... je ne peux pas danser sur la cheminée.
Il rit.
DEVILLIERS.
Tenez, le voici !... Vous allez le juger.
MADAME GIRAUD.
Je rentre au salon ; car je n’oublie pas que j’ai à parler à Monsieur Sénéchal.
MADAME SÉNÉCHAL, passant auprès de Madame Giraud.
Moi, je vous accompagne, j’ai un engagement.
Elles sortent par le fond à gauche.
DEVILLIERS, saluant.
Mesdames...
À lui-même.
Moi, je reste pour causer avec Rifolet.
Il pose son claque sur la cheminée.
Scène V
RIFOLET, en habit noir, gilet de satin broché à fleurs, pantalon noir, souliers, bas de soie, etc., entre par le fond à droite , un boa autour du cou, une écharpe sur le bras, dans les mains des bouquets, des éventails, des gants de femme, DEVILLIERS
RIFOLET, gaiement.
Ah çà ! définitivement, il paraît que je suis très aimable !... C’est un triomphe, une ovation, une apothéose !...
DEVILLIERS, riant.
Eh ! ce cher Rifolet !... Tu as l’air de l’âne portant des reliques !...
RIFOLET, riant.
La comparaison n’est pas mielleuse... mais je te la passe... Je te dois tant, à toi qui m’as ouvert la porte de cet élysée, de ce paradis du fau-bourg Montmartre !
DEVILLIERS.
Tu te plais donc ici ?
RIFOLET, avec feu.
Si je m’y plais ?
Air des Frères de lait.
Si je m’y plais ? je nage dans la joie,
Je suis poussé, protégé par l’amour.
Tout m’obéit, oui, tout devient ma proie,
Je suis un aigle, un milan, un vautour.
Vraiment, c’est trop, c’est trop dans un seul jour !
Ta question, mon cher, est hors de place :
Si je m’amuse en ces lieux ? mais autant
Demander au brochet vorace
S’il s’amuse dans un étang !
DEVILLIERS, d’un ton un peu goguenard, qu’il conserve pendant toute la scène.
Diable !
RIFOLET.
Comment cela serait-il autrement ?... Au milieu de bons vivants, de femmes charmantes !... Oh ! les femmes !... ce mot me fait vibrer !... Tu sais combien, malgré mon aplomb naturel, je suis timide devant le sexe ; dans le premier moment, je n’osais pas faire une invitation... j’étais debout contre le mur, et je me faisais le plus plat possible !... J’étais un bas-relief... colorié !
DEVILLIERS.
Cette modestie est sotte dans ta position.
RIFOLET.
Dans cette conjoncture, voilà cinq mamans... (cinque mamans !) qui viennent m’inviter à faire danser leurs demoiselles... Trois siècles en cinq volumes !... une députation du Musée des antiques !...
Avec importance.
Devilliers, aurais-tu résisté ?
DEVILLIERS.
Non !...
RIFOLET.
Ni moi !... J’en saisis une par la main... (une jeune, pas une vieille) je m’élance comme un lion ; au lieu de marcher, comme les autres danseurs, j’entreprends des entrechats à faire frémir la nature... je manque de décrocher le lustre d’un coup de tête... je bondis, j’étais souple, j’étais élastique ; j’entendais qu’on disait : Ah çà ! mais il a des pieds de caoutchouc !... Je dis des folies !... nous rions... ça nous fait tous rire... – On montait sur les banquettes pour me voir : on disait : Lequel donc ?... lequel ? – Celui-là, celui qui a le grand nez ! – Bah ! – Oui ! – Enfin, mon brave Devilliers, après la seconde contredanse, j’étais l’objet de tous les regards, l’interlocuteur de tout le monde, le héros de la fête !... La foule me suivait... et s’il y eût eu un palanquin, nul doute qu’on ne m’eût promené sur ce meuble... asiatique.
DEVILLIERS, riant.
Mais c’est charmant !...
RIFOLET.
Et les demoiselles !...
Il imite la voix de femme.
Monsieur Rifolet, tenez mon écharpe ! – Monsieur Rifolet, gardez-moi mon bouquet ! – Monsieur Rifolet, apportez-moi une glace ! – Monsieur Rifolet, j’ai chaud !... Je suis ainsi accablé de marques de confiance, d’invitations, de gants, de fleurs... transformé en petit Dunkerque, en bazar, en caisse de consignation des éventails, quoi !...
S’animant.
J’expire sous le poids de mes trophées, et j’ai une soif de Tantale... j’ai la pépie, qui est le croup des serins !
Il se dirige vers la cheminée.
DEVILLIERS, riant.
Heureux mortel !...
RIFOLET, étonné.
D’avoir la pépie ?...
Un des bouquets que porte Rifolet tombe tandis qu’il dépose les éventails, les gants et les écharpes sur la cheminée.
Oh ! le bouquet de Mademoiselle Ernestine !...
DEVILLIERS, le ramassant.
Le bouquet d’Ernestine !...
Il le dépose sur un coin de la cheminée.
Mais tu ne me parles que des demoiselles... Et les dames ?... N’as-tu pas remarqué ?... il y en a de jolies... Madame Sénéchal, par exemple ?
RIFOLET, s’éventant d’un éventail qu’il a gardé.
Si je l’ai remarquée ?... Oui, oui, pour mon malheur, je l’ai remarquée, je l’ai un peu remarquée...
Il fait un petit soupir.
Je ne te cacherai même pas une chose ; c’est que, si tu ne m’avais pas dit qu’elle dût être ici ce soir, et malgré tes instances très amicales... du diable si je serais venu !...
DEVILLIERS.
Elle est donc de ton goût ?
RIFOLET.
Nous sommes seuls ?
DEVILLIERS, regardant autour de lui.
Oui.
RIFOLET, criant à l’oreille de Devilliers.
Elle me plaît !...
DEVILLIERS.
Mais tu cries !...
RIFOLET, de son ton de voix habituel.
Nous sommes seuls. – Ne l’avais-je pas déjà vue ?... ne me l’avais-tu pas montrée, il y a trois semaines, aux Tuileries ?...
Avec énergie.
Tu as mis le feu à tout mon être !
DEVILLIERS.
Je ne m’en étais, ma foi, pas aperçu.
RIFOLET, avec sentiment.
Je la vois encore au bord du grand bassin ; car c’est là qu’elle était, lorsque tu l’accostas... Elle regardait les cygnes ; elle semblait prendre plaisir à suivre de l’œil les mouvements gracieux de ces... volailles.
DEVILLIERS.
Je me le rappelle.
RIFOLET.
J’eus l’heureuse inspiration de tirer de ma poche un restant de flûte que je divisai pour allécher ces amphibies... Elle parut me savoir gré de cet acte.
DEVILLIERS.
Il y a de quoi !
RIFOLET, avec sentiment.
Qu’elle était jolie, en ce moment !... Je ne sais... en émiettant ma flûte... je la regardais... il me passa par la tête une foule d’idées... mythologiques !... Je pensais à Léda... à ce polisson de Jupiter !...
Élevant la voix.
C’était un bon temps !...
DEVILLIERS, souriant.
Ah ! tu te laisses prendre comme cela ?... Oh ! mais tu as trop d’imagination !...
RIFOLET, s’animant.
C’est là mon mal !... Depuis ce jour-là, le feu couve... j’en rêve en dormant, j’en dors en marchant !... La nuit dernière, en songe, j’ai vu son mari... Il me saluait... je le rouais de coups...
S’accompagnant du geste de la main droite.
J’ai donné un coup de poing sur ma veilleuse... je me suis brûlé !
DEVILLIERS.
C’est à ce point-là ?...
RIFOLET, montrant son poing gauche, et d’un ton naturel.
Non, c’est à celui-ci.
DEVILLIERS, à part.
Cela sert à merveille mes projets !...
Haut.
Tu détestes Sénéchal : cela s’explique... En amour, comme en politique, on est toujours l’ennemi des gens dont ou convoite la place.
RIFOLET, d’un air réfléchi.
Possible, ça !... Ta pensée est profonde !...... diantre !
DEVILLIERS.
Écoute : tu es encore inexpérimenté.
RIFOLET.
J’en ai l’air !...
DEVILLIERS.
Je veux te piloter !
RIFOLET.
Pilote-moi !... conduis ma barque !...
Très haut et d’un air délibéré.
Allons, Caron ! allons, Caron !...
DEVILLIERS, d’un ton confidentiel.
J’ai dans l’idée que si tu voulais... Madame Sénéchal...
RIFOLET.
Bah !...
DEVILLIERS.
Oui... lance-toi !...
RIFOLET.
Mais j’ai déjà cherché à lier la conversation avec elle... Impossible !... elle ne m’a répondu que par des monosyllabes... des oui, des non tout secs !... Je l’ai invitée à danser, elle m’a refusé ; et immédiatement elle a dansé avec un autre...
Tristement.
Je trouve cela un peu... gaillard !...
DEVILLIERS.
C’est égal... persévère !... Auprès des femmes, la persévérance tient souvent lieu de tout.
RIFOLET.
Tu crois ?
DEVILLIERS.
J’en suis sûr.
RIFOLET.
C’est que je n’entends rien à filer le parfait amour... Avec moi, c’est oui ou non !... il faut que je sache tout de suite à quoi m’en tenir.
DEVILLIERS, à part, avec un rire de pitié.
À l’entendre, c’est un Lovelace !... Pauvre garçon !...
RIFOLET.
Aussi, j’ai toujours considéré Pétrarque comme une oie !... Cette opinion littéraire est peut-être hardie ; j’en demande pardon à cet étranger ; et puis, un homme qui écrit ses lettres d’amour en italien, ce n’est déjà pas un moyen de se faire comprendre, ça !
DEVILLIERS.
Veux-tu que je te dise pourquoi tu n’as trouvé en Madame Sénéchal que des dédains et de la froideur ?... C’est que tu n’as pas trouvé la corde sensible.
RIFOLET, avec force.
Quelle est cette corde ?... Indique-moi la corde, je la fais résonner... ou je m’y pends, comme Quasimodo dans l’exercice de ses fonctions !...
DEVILLIERS.
Elle est brouillée avec Sénéchal...
RIFOLET, vivement.
Preuve de goût !
DEVILLIERS.
Ils vivent même séparés... Si tu veux te faire bien venir de la femme, brocarde le mari, abîme-le !... ça lui fera plaisir.
RIFOLET.
À lui ?
DEVILLIERS.
À elle !...
RIFOLET, vivement.
Tiens, c’est juste !... Et tu ne me l’as pas dit plus tôt !... Oh ! qu’à cela ne tienne !...
S’animant.
Si mon triomphe est à ce prix, je le suis, je le harcèle, je m’attache à lui !... Je veux le rendre imbécile, idiot... Sois tranquille, j’entreprends Sénéchal... Et si jamais tu me vois déposer les armes... être aimable avec lui... tu pourras dire Rifolet... voilà !...
DEVILLIERS, à part.
Oui, compte là-dessus ! L’excellent compère !
RIFOLET, déployant un éventail et s’en servant.
J’ai soif !
Ici un Domestique portant un plateau avec des rafraîchissements vient du fond à droite, entre en scène, et se dirige vers la porte qui est à gauche, plus loin que la cheminée. Rifolet l’aperçoit.
Ah ! garçon !
Le Domestique s’approche.
Tenez-moi mon éventail.
Il boit un verre d’eau, le Domestique s’évente ; Rifolet remet le verre vide et en prend un plein de chaque main ; après en avoir bu un, il remet le verre vide, et commence à boire le troisième, lorsqu’il s’aperçoit que le Domestique se sert de son éventail. Rifolet, sans dire un mot, lui reprend son éventail d’un air mécontent, mais sans cesser de boire. Il se dispose à prendre un dernier verre plein qui est sur le plateau, lorsque le Domestique, qui l’a regardé boire d’un air surpris, prend le verre d’eau, se retourne vivement, le boit, et sort par la porte à gauche.
DEVILLIERS, à part pendant ce jeu de scène.
Il servira doublement mes projets... Le voilà lâché sur le mari, cela me donne toute liberté d’agir d’un autre côté.
RIFOLET, stupéfait de voir le Domestique prendre le dernier verre.
Eh bien !... il est sans gêne...
Il descend la scène.
Ah ! j’avais soif !
Scène VI
ERNESTINE, sans bouquet, RIFOLET, JEUNES FILLES à droite et à gauche, DEVILLIERS
Ernestine et les jeunes filles entrent vivement par le fond à gauche.
CHŒUR.
Air : Quel est donc ce tapage ? (Impressions de Voyage.)
Ah ! c’est nous faire outrage,
C’est contraire à l’usage !
Eh ! quoi ! nous inviter,
Et sitôt déserter ?
Faire par son absence
Manquer la contredanse !
C’est scandaleux !
Oui, c’est affreux !
C’est odieux !
RIFOLET.
Voyez mon embarras ; votre cœur est sensible :
J’ai six engagements, je suis indivisible !
À part.
Auprès de ce séjour, ô puissant Mahomet,
Ton paradis n’est qu’un estaminet !
Reprise du CHŒUR.
Ah ! c’est nous faire outrage, etc.
DEVILLIERS.
Oui, c’est leur faire outrage,
C’est manquer à l’usage !
Eh ! quoi les inviter,
Et sitôt déserter ?
Faire par ton absence
Manquer la contre danse !
C’est scandaleux !
Oui, c’est affreux !
C’est odieux !
RIFOLET.
Ce n’est point un outrage :
Sans manquer à l’usage,
J’ai pu vous inviter,
Et bientôt déserter.
Grâce pour mon absence ;
Ayez de l’indulgence,
Car, vraiment, je ne peux
Me séparer en deux.
ERNESTINE.
Monsieur Rifolet, c’est bien mal !... vous me laissez là !... vous m’avez donc oubliée ?
RIFOLET.
Vous oublier, jamais !
ERNESTINE.
Vous m’avez fait manquer la contredanse... je comptais sur vous !
TOUTES LES JEUNES FILLES.
Et moi aussi ! et moi aussi !
RIFOLET, avec bonheur.
Ah ! vous me confondez !... je ne sais où me mettre... parole d’honneur !...
Toutes les jeunes filles remontent un peu la scène, et forment un groupe derrière. Ernestine et une autre jeune fille seulement restent auprès de Rifolet, qu’elles prennent chacune par un bras.
ERNESTINE et LA JEUNE FILLE.
Ah ! monsieur Rifolet !...
RIFOLET.
Je suis, comme la chaste Suzanne attaquée par deux vieux !...
Elles quittent son bras, la jeune fille va se mêler au groupe.
ERNESTINE.
Vite !... vite !... monsieur Rifolet... je n’ai pas le temps d’attendre !... mon oncle m’emmène ce soir à la campagne... nous partons à dix heures !...
DEVILLIERS, à part.
Diable !...
RIFOLET.
Je vous suis !... je vous suis !...
Lui offrant la main.
Je vous offre ma main.
ERNESTINE, à part.
Sa main !... je comprends, c’est un mot à double sens... Ah ! qu’il a d’esprit, ce monsieur Rifolet !
RIFOLET, à part, en marchant pendant qu’Ernestine lui prend le bras et cherche à l’entrainer.
Décidément, j’ai la vogue !... elle est très bien, cette petite Ernestine !... Quel dommage qu’on n’ait pas deux cœurs ! j’en aurais le placement.
ERNESTINE.
Voilà la contredanse !... venez !... venez !...
RIFOLET, gaiement à Devilliers.
Tu vois, mon ami, tu vois !... marche triomphale !...
Il donne le bras à Ernestine et à la jeune personne.
Chœur.
RIFOLET et LES JEUNES FILLES.
Air de la marche de Guillaume Tell.
Dépêchons, dépêchons ! voici le signal,
Livrons-nous, livrons-nous aux douceurs du bal !
On le sait, le plaisir
Est si prompt à fuir,
Hâtons-nous de le saisir.
Rifolet est entraîné par Ernestine et par les jeunes filles. Ils sortent par le fond à gauche.
Scène VII
DEVILLIERS, seul
Sénéchal emmène Ernestine à dix heures... mais il serait essentiel, je crois, de prendre date auprès de la petite, avant que les projets de son oncle lui soient révélés.
Air de Partie et Revanche.
Faisons manquer ce projet d’alliance ;
Tâchons d’évincer le futur ;
Marquons donc ma place d’avance.
Ernestine a le cœur si pur,
Qu’elle obéirait, j’en suis sûr.
Entre les deux si son cœur flotte,
Elle est à moi ! car avec la beauté,
À chance égale, ainsi qu’à la bouillotte,
On gagne par priorité !
Il tire son agenda.
Oui, écrivons un billet... mais conçu dans des termes tels qu’on ne puisse jamais s’en faire une arme contre moi...
Il écrit au crayon.
« L’homme qui vous aime le plus sera demain, aussitôt que vous, à la campagne. »
Il déchire la feuille sur laquelle il a écrit et plie le billet.
Pas de signature : cela peut compromettre... je trouverai bien l’occasion de le faire tenir à la petite.
Il aperçoit le bouquet d’Ernestine qu’il a déposé sur la cheminée.
Eh ! parbleu !... voici son bouquet que Rifolet a oublié !... rien de plus simple !...
Il y glisse le billet, et garde le bouquet à la main.
Et si la tante trouvait ma lettre, je saurais bien lui prouver qu’elle lui était destinée !... Chère Julie, elle ne m’a point encore cédé cependant... elle résiste ; mais elle m’aime ! Moi aussi, je l’aime !... mais enfin, je ne puis pas l’épouser !... et il faut bien que j’épouse quelqu’un... il est temps ! La voilà !...
Il dépose le bouquet sur un fauteuil à droite, et s’avance vers Madame Sénéchal.
Scène VIII
MADAME SÉNÉCHAL, DEVILLIERS
Madame Sénéchal entre par le fond à gauche. Les dames qui joueront ce rôle ne sauraient apporter trop de soins dans l’étude qu’elles devront en faire. Pruderie, dissimulation, coquetterie, dignité glaciale, voilà les traits principaux du caractère de ce personnage ; il faut les unir entre eux par des nuances délicates.
MADAME SÉNÉCHAL, en entrant, et avec froideur.
Vous ici, monsieur ! que faisiez-vous donc ainsi tout seul ?
DEVILLIERS.
Je pensais à vous !... Ai-je une autre idée dans la tête ou dans le cœur ?...
MADAME SÉNÉCHAL, avec sévérité.
Monsieur, de tels propos me blessent, vous le savez !...
Elle regarde autour d’elle, et, n’apercevant personne, elle dit à voix basse.
Si on vous entendait !
DEVILLIERS, d’un air d’intelligence.
Pas de danger !
MADAME SÉNÉCHAL, naturellement.
Tant mieux ! car j’ai à vous parler.
Froidement.
Cette réconciliation à laquelle vous m’excitez vous-même, je ne sais pourquoi...
DEVILLIERS.
Eh bien ?
MADAME SÉNÉCHAL.
Elle est impossible !...
DEVILLIERS.
Impossible !
MADAME SÉNÉCHAL.
Monsieur Sénéchal ne s’avise-t-il pas d’y mettre des conditions !... Il partira ce soir même avec Ernestine pour sa maison... pour notre maison de campagne ; là, il attendra qu’il me plaise de le rejoindre il m’y recevra volontiers. Voilà ce que vient de m’apprendre Madame Giraud. Il veut que j’arrive chez lui en suppliante !
Avec résolution.
Jamais !
DEVILLIERS.
Quoi !... vous renonceriez à un projet si bien combiné ?... Mais cet état de séparation, qui n’est celui ni d’une demoiselle, ni d’une veuve, ni d’une femme, est insoutenable !...
MADAME SÉNÉCHAL, sévèrement.
Mon Dieu, monsieur, quel intérêt si grand pre-nez-vous donc à cette réconciliation ?
DEVILLIERS.
Vous me le demandez, Julie !... Vous refusez de me recevoir chez vous, pour ne pas exciter les propos du monde... mais, quand vous serez rentrée sous puissance de mari... je vais voir Sénéchal... je suis l’ami de Sénéchal !...
À part.
ça ne se fait pas autrement !
MADAME SÉNÉCHAL, après avoir jeté sur Devilliers un regard sévère.
Mais, savez-vous, monsieur, qu’il est jaloux ?... oui, soit vanité, soit faiblesse, il est jaloux !
DEVILLIERS, avec finesse.
Eh bien ! nous ferons faire fausse route à sa jalousie... Croyez-vous donc que j’aie amené Rifolet pour rien ?
MADAME SÉNÉCHAL.
Comment ?
DEVILLIERS.
Rifolet vous trouve charmante... il est fou de vous !
MADAME SÉNÉCHAL, souriant avec un petit mouvement de vanité.
Vraiment ?
DEVILLIERS.
Vous avez eu tort de le mal accueillir... mais, d’un mot, vous l’amènerez à vos pieds.
Madame Sénéchal jette sur Devilliers un regard sévère.
Oh ! ne craignez rien... il n’est pas dangereux... laissez-le aller... et, quant à votre mari...
Air : Connaissez mieux le grand Eugène.
Tous mes moyens, je les prépare.
Qu’il soit jaloux de Rifolet ;
C’est le voyageur qui s’égare
En poursuivant un feu follet,
Le feu follet, c’est Rifolet !
Les comparaisons sont sans nombre,
La Fontaine nous l’a conté :
C’est encor le chien qui pour l’ombre
Laisse aller la réalité !
MADAME SÉNÉCHAL, avec un sentiment de dignité blessée.
C’est-à-dire que vous voulez faire de moi votre complice ?
DEVILLIERS, souriant.
Dam !... je ne demanderais pas mieux !
MADAME SÉNÉCHAL, avec dignité.
Cessez ce langage qui me blesse.
Changeant de ton, mais avec un reste de froideur.
Oui, Devilliers, oui, mon ami, vous m’êtes cher, je ne m’en défends point. Dans l’état d’isolement où mon mari m’avait laissée, je me suis sentie heureuse, je l’avoue, de rencontrer dans ce monde si égoïste, si indifférent aux douleurs qui ne sont pas les siennes, un cœur qui pût me comprendre et répondre au mien ;
Avec un peu plus d’abandon.
car nous autres femmes, nous ne pouvons vivre sans aimer !
DEVILLIERS, froidement.
Sans doute.
MADAME SÉNÉCHAL, avec dignité.
Mais cependant, monsieur, n’espérez jamais que pour vous j’oublie mes devoirs.
DEVILLIERS, froidement.
Je ne vous dis pas.
MADAME SÉNÉCHAL.
Non !... un amour pur, platonique...
DEVILLIERS, à part, en s’éloignant un peu.
Platonique, voilà le grand mot !
MADAME SÉNÉCHAL, froidement.
C’est seulement ce que je puis vous offrir. Vous en contenterez-vous ?
DEVILLIERS, revenant à elle avec transport.
Oui, Julie !... oui, ma Julie !... je m’en contenterai !...
D’un ton de persuasion.
Mais vous irez au château de votre mari ; car là seulement je pourrai vous voir, et vous voir, c’est pour moi le bonheur.
MADAME SÉNÉCHAL, avec grâce.
Vous le voulez ?
DEVILLIERS.
Chère Julie !...
Il lui baise la main.
MADAME SÉNÉCHAL, vivement.
On vient !... Qu’on ne nous surprenne pas ensemble... allez !
DEVILLIERS, à part.
Ernestine est à moi ! Il prend le bouquet qu’il a mis sur le fauteuil à droite disparaît un instant par le fond à droite.
MADAME SÉNÉCHAL, seule un instant.
Si je cédais à cet homme-là, il serait bientôt mon maître, et je n’en veux pas.
Scène IX
DEVILLIERS, RIFOLET, SÉNÉCHAL, MADAME GIRAUD, MADAME SÉNÉCHAL, ERNESTINE, INVITÉS, HOMMES et FEMMES
Ils entrent par le fond en venant de la gauche, excepté Devilliers. Sénéchal, tout effaré, entre en scène le premier et en courant ; il est suivi par tout le monde. Rifolet n’entre qu’après le chœur.
CHŒUR.
Air de Lestocq.
Mais quelle humeur !
Quelle fureur !
Pourquoi fuir le salon ?
C’est agir sans raison ;
Car tous vos pas,
Vos entrechats,
Étaient charmants,
Étourdissants
Montrez-vous généreux ;
Nous quitter, c’est affreux !
Allons rendez-vous à nos veux !
SÉNÉCHAL, effrayé, apercevant Rifolet, qui entre vivement.
Le voilà. Je demande qu’on m’arrache des griffes de ce vautour.
RIFOLET, gaiement.
Allons, monsieur Sénéchal, soyez gentil, que diable !... je vous disais que vous avez tort de danser...
SÉNÉCHAL, en colère.
Monsieur, occupez-vous de ce qui vous regarde.
RIFOLET, gaiement et le narguant.
Eh bien ! vous me regardez !... je m’occupe de vous...
Les invités rient.
Oui, monsieur Sénéchal, quand on est reçu avec autant de courtoisie, et qu’on est assez heureux pour jouir d’un tel embonpoint... se livrer à la danse, c’est compromettre la solidité d’une maison ; c’est indiscret, c’est inhospitalier...
Mouvement d’impatience de Sénéchal. Rifolet reprend un air gracieux.
Quand on a la forme d’un aérostat, on devrait en avoir la légèreté.
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
RIFOLET, à part, avec joie, en regardant Madame Sénéchal.
Elle a ri !... ferme !
SÉNÉCHAL.
Ah ! si vous vous mettez tous du côté de monsieur !...
RIFOLET.
C’est pour égaliser le poids.
SÉNÉCHAL, à Devilliers.
Mais, qu’est-ce que j’ai fait à cet homme-là ? je ne peux pas le souffrir... et il me déteste...
Se reprenant.
c’est-à-dire, non...
RIFOLET.
Ça ne fait rien, ça ne fait rien !... vous vous êtes trompé, quoi !... l’intention y est... Messieurs, cet homme, respectable à tous égards, a passé la première moitié de sa vie à chercher des bons mots, et la seconde à ne pas les trouver.
Tout le monde rit.
SÉNÉCHAL, furieux et d’un air menaçant.
Monsieur... monsieur... vous me brocardez, je crois.
RIFOLET, raillant.
Croyez-vous ?
SÉNÉCHAL.
J’entends la plaisanterie.
RIFOLET.
Mais vous ne la faites pas.
SÉNÉCHAL.
Si je voulais, je vous répondrais des choses très piquantes.
RIFOLET, avec éclat.
Je vous en défie.
SÉNÉCHAL, de même.
J’accepte la lutte.
RIFOLET, se posant en face de lui.
Allez !
Mouvement d’attention dans les groupes d’invités.
SÉNÉCHAL, avec éclat.
Monsieur !...
RIFOLET, raillant.
J’y suis !
SÉNÉCHAL, de même.
Un homme qui veut se venger...
RIFOLET, raillant.
Ah ! c’est un drame ! bon !
SÉNÉCHAL, de même.
Et qui a le sentiment de sa dignité...
RIFOLET, de même.
L’exposition est délicieuse, continuez !
SÉNÉCHAL, de même.
Se renferme dans sa...
Il cherche le mot.
RIFOLET, de même.
Coquille ? comme les colimaçons.
SÉNÉCHAL.
Se renferme dans sa...
Il cherche le mot.
RIFOLET, avec impatience.
Dans sa quoi ? dans quoi se cache-t-il ?
SÉNÉCHAL, avec éclat.
Autre chose !
RIFOLET, raillant.
Déjà ? n’importe ! silence, messieurs !
SÉNÉCHAL.
Monsieur !
RIFOLET.
Nous attendons !
SÉNÉCHAL.
Monsieur, savez-vous bien que...
RIFOLET, vivement.
Quoi ?...
SÉNÉCHAL, désorienté.
Vous m’interrompez !... vous me faites perdre le fil de mes idées.
RIFOLET.
Ah ! si vous attachez vos idées au bout d’un fil, comme on attache les hannetons, je ne m’étonne pas que vous les perdiez... c’est imprudent.
Tout le monde rit.
SÉNÉCHAL.
Je vous prie instamment...
RIFOLET.
C’est un adverbe.
SÉNÉCHAL.
Non !
RIFOLET.
Si, pardon, c’en est un !
SÉNÉCHAL.
Je vous prie positivement...
RIFOLET.
Encore un adverbe !
SÉNÉCHAL, avec explosion.
Je vous prie de me laisser tranquille !... et de ne point regarder ma femme avec vos yeux...
RIFOLET.
Il cherche le mot. J’ai l’habitude de m’en servir pour cet usage.
MADAME GIRAUD, se plaçant entre Rifolet et Sénéchal.
Allons, allons, messieurs, c’est assez.
SÉNÉCHAL, avec éclat à Rifolet.
Langoureux !... voilà le mot.
RIFOLET, raillant.
Allons donc allons donc !... voilà le mot !
Tous rient.
DEVILLIERS.
Vous vous en êtes parfaitement tirés tous les deux, avec beaucoup d’esprit.
SÉNÉCHAL, avec satisfaction, en s’adressant à Madame Sénéchal.
Eh ! mais... on n’est pas plus bête qu’un autre.
Madame Sénéchal se détourne froidement et cause bas avec Ernestine. Sénéchal et Madame Giraud remontent la scène.
RIFOLET, bas à Devilliers.
Madame Sénéchal doit être contente... je crois avoir assez bombardé son mari.
DEVILLIERS.
Mais oui.
SÉNÉCHAL, tirant sa montre.
Dix heures !... l’heure de la délivrance... il faut partir !
ERNESTINE.
Partir ?
MADAME GIRAUD.
Déjà !
DEVILLIERS.
Quoi ?
ERNESTINE.
Si tôt ?...
RIFOLET, très vite.
Partir ! déjà ! quoi ! sitôt !
DEVILLIERS, à part.
C’est le moment de transmettre ma note confidentielle.
À Ernestine.
Mademoiselle, voici le bouquet que vous avez confié à mon ami Rifolet.
ERNESTINE, prenant le bouquet.
Merci, monsieur...
À part.
S’en aller... quel ennui !
Elle regarde le bouquet.
Un papier !...
Elle le prend et le cache. Devilliers remonte à droite et se perd dans la foule.
RIFOLET, à Ernestine avec galanterie.
Devilliers pousse la complaisance trop loin ; j’aurais voulu vous le remettre moi-même.
Il s’éloigne.
ERNESTINE, indiquant Rifolet.
C’est lui qui m’écrit... il m’aime, j’en étais sûre... je voudrais déjà savoir ce qu’il me dit.
SÉNÉCHAL, à Ernestine, en descendant.
La diligence part à dix heures et demie... vite, Ernestine, mon châle, ton paletot... non, ton paletot, mon châle... non, non...
RIFOLET, qui se trouve auprès de lui.
Ça ne fait rien, ça ne fait rien... on voit bien ce que vous voulez dire ! l’intention y est.
SÉNÉCHAL, à lui-même, avec colère.
Il me trouble !
MADAME GIRAUD, qui était au fond, mêlée aux groupes, descend la scène.
Messieurs, l’escamoteur vient d’arriver.
TOUS.
Un escamoteur !
ERNESTINE.
Ah ! mon Dieu !... quel dommage... et partir !
SÉNÉCHAL, l’entraînant.
Viens, Ernestine, dépêchons !
Tout le monde s’est rangé vers la droite et regarde à gauche, où l’escamoteur est censé s’être installé. Sénéchal et Ernestine sortent par la porte de côté à gauche. Rifolet salue Ernestine.
CHŒUR.
Air : Buvons tous au sultan Mizapouf.
Ah ! quel heureux moment ! quel bonheur !
Voici venir l’escamoteur !
Mesdames, silence !
Il s’avance
Et commence.
C’est vraiment un plaisir sans égal...
Qui n’a rien que de très moral,
D’un usage fort général
Dans un bal.
RIFOLET, à part.
Ah ! s’il pouvait par sa science
Escamoter le Sénéchal !...
CHŒUR.
Ah ! quel heureux moment, quel bonheur, etc.
Madame Giraud et les invités refluent vers le fond à gauche pour voir l’escamoteur. Presque tous sont hors de vue ; les derniers, les seuls qu’on aperçoive, montent sur des chaises ; Rifolet va en chercher une ; pendant ce temps, Devilliers s’approche de Madame Sénéchal.
DEVILLIERS, à demi-voix.
Enfin vous consentez à tout ! je vous laisse agir !
Il indique Rifolet et va se mêler aux groupes des curieux au fond à gauche.
TOUS, au fond à gauche.
Ah ! très bien ! bravo !
Scène X
DEVILLIERS et INVITÉS au fond regardant vers la gauche, RIFOLET, MADAME SÉNÉCHAL
RIFOLET vient prendre une chaise en scène à gauche, il se dirige vers le fond, et s’aperçoit que Madame Sénéchal le regarde ; il s’arrête.
Elle m’a regardé.
Madame Sénéchal sourit.
Elle me sourit... Ah ! vrai, si elle n’était pas si sévère...
Il va s’éloigner avec sa chaise.
MADAME SÉNÉCHAL, avec intention, en faisant un pas vers le fond.
Il n’y a donc pas moyen de voir cet escamoteur ?
RIFOLET, sa chaise à la main et s’avançant vers elle, avec empressement.
Ah ! madame, si vous le voulez, je mets le siège devant vous !
MADAME SÉNÉCHAL, d’un ton un peu mystérieux et avec affabilité.
Non, restez ! un mot, s’il vous plaît.
RIFOLET.
Un mot à moi, de vous ? parlez !
Il va remettre sa chaise en place.
MADAME SÉNÉCHAL, même sentiment.
Je vous crois un honnête homme, monsieur Rifolet !
RIFOLET.
Depuis mon berceau.
MADAME SÉNÉCHAL, de même.
Un galant homme.
RIFOLET, d’un ton caressant.
Et même un homme galant.
MADAME SÉNÉCHAL, avec un peu de pruderie.
Oh ! ne parlez pas ainsi... vous m’ôteriez toute confiance...
Avec grâce.
et je me sens disposée à en avoir en vous.
RIFOLET, à part, surpris et avec joie.
Elle se sent disposée à en avoir en moi !... Quel changement !
MADAME SÉNÉCHAL, avec un peu de mystère.
Ne nous écoute-t-on pas ?
RIFOLET, regardant à droite et à gauche.
Pas !
MADAME SÉNÉCHAL.
On ne nous regarde point ?
RIFOLET, de même.
Point ! Nous sommes seuls... comme Robinson dans son île.
MADAME SÉNÉCHAL.
Monsieur Rifolet, je quitte Paris dans une heure.
RIFOLET, avec exclamation.
Oh ! grand Dieu !
MADAME SÉNÉCHAL, se reculant avec surprise.
Qu’avez-vous donc ?
RIFOLET, tranquillement.
Moi ? rien !
MADAME SÉNÉCHAL, continuant.
Oui, je quitte Paris dans une heure...
Prenant le ton de la persuasion.
et vous comprenez, une femme seule... en chaise de poste... sur la grande route... cela ne se peut pas.
RIFOLET, d’un ton convaincu.
Certainement, une chaise de poste seule sur la grande route, c’est impossible.
MADAME SÉNÉCHAL, avec grâce.
Voulez-vous être mon chevalier ?
RIFOLET, vivement.
Toute ma vie !
MADAME SÉNÉCHAL.
Cela ne durera pas si long-temps ; il s’agit de m’accompagner...
RIFOLET, vivement.
Jusqu’au bout du monde.
MADAME SÉNÉCHAL.
Nous n’irons pas si loin...
RIFOLET.
Tant pis !
En soupirant d’un ton pénétré.
ah ! tant pis !
MADAME SÉNÉCHAL.
Seulement jusqu’à demain.
RIFOLET, à part et surpris.
La nuit !
Haut.
Femme divine !
À part.
Ça me va comme un gant, ça me coiffe comme un bonnet de soie !
Haut.
Est-ce loin d’ici ?
MADAME SÉNÉCHAL, un peu froidement.
Vous le saurez !
RIFOLET, à part, avec joie.
Un enlèvement... il ne manquait plus que cela à ma gloire !
Par réflexion.
Mais c’est que je n’ai pas de passeport ! si j’allais me faire pincer par la force publique !
MADAME SÉNÉCHAL.
Vous semblez hésiter, monsieur Rifolet !
RIFOLET, un peu exalté.
Moi, hésiter ? grand Dieu ! c’est le trouble, c’est la joie je suis votre chevalier...
Gaiement.
votre jockey, votre groom, votre... tout ce que vous voudrez, même...
Cherchant à prendre un ton galant.
votre femme de chambre si vous l’ordonnez.
MADAME SÉNÉCHAL.
Il suffit !... mais de la discrétion.
RIFOLET.
Sourd-muet... de naissance !
On entend un murmure approbateur dans la foule des invités ; un petit mouvement s’y opère ; Devilliers se détache du groupe, traverse lentement le fond pendant les deux répliques suivantes, et entre en scène par la porte du fond à droite.
MADAME SÉNÉCHAL, avec mystère.
Les voilà ! silence !
RIFOLET, d’un air mystérieux et avec importance.
Chut !
À part, après s’être éloigné.
Mais je suis donc un être délicieux ! Comment, elle ! la jolie prude aux jolis yeux, elle commet un rapt en ma faveur, un crime puni par le Code ! et je ne sais pas où je vais. Madame Sénéchal a fait quelques pas vers la droite.
DEVILLIERS, qui arrive auprès de Madame Sénéchal, à demi-voix.
Eh bien ! a-t-il consenti ?
MADAME SÉNÉCHAL.
Il viendra.
Elle s’éloigne un peu à gauche.
DEVILLIERS, à part, en regardant Rifolet.
Bon, tout marche à merveille.
Il remonte vers le salon du fond.
RIFOLET, à part, après réflexion, et très sérieusement.
Je veux la rendre heureuse.
Il remonte un pas et se trouve à côté de Madame Sénéchal, qui se dirige lentement vers le fond.
Scène XI
LES MÊMES, ERNESTINE, son châle sur le bras, puis MADAME GIRAUD, INVITÉS, puis SÉNÉCHAL
MADAME SÉNÉCHAL, bas à Rifolet, en passant auprès de lui et sans s’y arrêter.
Soyez prêt dans une heure.
RIFOLET, mystérieusement.
Dans une heure !
ERNESTINE, entrant par la porte de gauche, bas à Rifolet.
Je l’ai lu... à demain.
Elle s’éloigne de lui.
RIFOLET, très surpris, et à part.
À demain ! elle me dit à demain ! et la tante qui m’emmène d’un autre côté... quel embarras ! Ah ! si je pouvais me couper en deux comme le petit du jugement de Salomon !
LES INVITÉS, disant.
Ah ! c’est très bien, bravo !
Ils entrent en scène.
CHŒUR.
Bravo ! bravo ! l’escamoteur !...
Quel talent ! quelle adresse !
Bravo ! bravo ! l’escamoteur !
Quel talent enchanteur !
SÉNÉCHAL, entrant vivement par la porte du côté gauche, à Ernestine.
Allons, hâtons-nous, l’heure presse. (bis.)
ERNESTINE.
Partir sitôt ! ah ! quel malheur ! (bis.)
Au bis Rifolet répète ce que dit Ernestine et en même temps qu’elle.
SÉNÉCHAL, à Devilliers.
Quand viendrez-vous à Hochepot ?
DEVILLIERS.
Au premier jour... oui, oui, bientôt !
Sénéchal fait ses adieux à quelques invités.
MADAME GIRAUD, bas à Madame Sénéchal.
Rappelez-vous votre promesse.
MADAME SÉNÉCHAL, de même.
En même temps que monsieur mon époux
J’arriverai, non chez lui !... mais chez nous !
RIFOLET, à part, avec sentiment et ironie, en regardant Sénéchal, qui se trouve auprès de Devilliers et qui lui parle bas.
Va, vieillard plein de confiance !...
Comme ton cœur que le ciel te soit pur...
Et que bientôt la diligence
T’emporte au loin sur ses ailes d’azur. (bis.)
Pendant cet aparté de Rifolet, Ernestine fait ses adieux à sa tante et à Madame Giraud.
CHŒUR.
Adieu donc, bon voyage !
Profitez de ce moment...
Au bal qui nous engage
Retournons promptement.
SÉNÉCHAL.
Mettons-nous en voyage
Et marchons lestement...
Car l’heure, je le gage,
Expire en ce moment.
ERNESTINE.
Ah ! de bon cœur j’enrage !
Partir si promptement !...
Et pour un tel voyage
Quitter ce bal charmant !
DEVILLIERS.
Certes, voilà, je gage,
Un ami complaisant ;
C’est pour moi qu’il voyage !
Ah ! le tour est charmant !
MADAME SÉNÉCHAL.
De changer de langage
Ce n’est pas le moment ;
Mais Rifolet, je gage,
Pense qu’il est charmant.
MADAME GIRAUD.
Sa femme est douce et sage,
Lui... son cœur est aimant ;
Tout ceci me présage
Un heureux dénouement.
RIFOLET.
Ô fortuné voyage !...
Ô départ enivrant !...
Tout ceci me présage
Un tendre dénouement.
Sénéchal et Ernestine sortent. Devilliers et Madame Giraud les accompagnent jusqu’au fond. Rifolet et Madame Sénéchal échangent un signe d’intelligence. Les invités se disposent à rentrer dans le bal. Tableau.
ACTE II
Un salon ouvert sur des jardins. Porte à droite et à gauche, chaises, fauteuils. À gauche, au premier plan, une table et tout ce qu’il faut pour écrire.
Scène première
RIFOLET, puis MATHURIN
RIFOLET, entrant par le fond à gauche, un foulard sur la tête, cravate de fantaisie à la Colin, gilet blanc à fleurs, petite redingote, pantalon clair.
Personne dans cette diable de maison ! voilà un quart d’heure que je marche comme dans les rues d’Herculanum. Où donc est passé ce jardinier qui nous a ouvert la grille cette nuit ?... Quelle aventure !... quelle nuit !... c’est à n’y pas croire... Un enlèvement, et c’est moi qui suis l’objet enlevé ! Mais où suis-je ? je l’ignore. Ce que je sais, c’est que nous avons été trois heures en route, ce qui doit faire, à trois lieues à l’heure...
Il compte sur ses doigts.
Mais nous n’avons peut-être fait que deux lieues à l’heure... alors, ça fait... oui, mais si nous en avons fait quatre, nous aurions...
S’interrompant.
Enfin, je ne sais pas à quelle distance je suis de Paris ; voilà ce qu’il y a de plus clair !
À Mathurin, qui paraît au fond à droite, un râteau à la main.
Arrivez donc, l’ami !... où diable étiez-vous fourré ?
MATHURIN.
Est-ce que madame me demande ?
Il pose son râteau en dehors et entre en scène.
RIFOLET.
Non pas vous, précisément ; mais enfin quelqu’un. Envoyez-lui votre femme, si vous êtes marié, ou votre fille, si vous ne l’êtes pas.
MATHURIN.
Sans vous commander, monsieur, mon épouse est allée au marché. Il paraîtrait donc que madame vient demeurer ici ? ah ! je l’ai ben reconnue tout de suite, quoiqu’il y aïe longtemps que je l’avais entreperçue. Mais pourquoi que notre maître n’a pas venu avec madame ?
RIFOLET.
Qui ça, votre maître ?
MATHURIN.
Monsieur Sénéchal, donc.
RIFOLET, stupéfait.
Monsieur Sénéchal !... comment Monsieur Sénéchal ? cette maison est donc à lui ? et il l’habite ?
MATHURIN.
Ah ça ! mais, vous ne le savez pas, vous qui a venu avec madame ?
RIFOLET, ôtant vivement son foulard.
Chez lui !
À part.
Ah ! c’est formidable.
MATHURIN.
Je vas toujours voir ce que madame me veut.
Il se dirige vers la droite.
RIFOLET, mettant son foulard dans sa poche.
Pas de ce côté donc !... l’appartement de madame est par là.
Il indique la gauche.
Au fond de la galerie, la porte en face.
MATHURIN.
Est-ce que je sais, moi ?
Il se dirige vers la gauche ; en sortant, à part.
C’est peut-être un cousin de madame.
Il sort par la porte du côté gauche.
Scène II
RIFOLET, seul, puis MADAME SÉNÉCHAL
RIFOLET.
Oui, c’est un roman, un conte bleu, un fabliau.
Gaiement.
Et quand je me rappelle tout ce qui m’est arrivé, je doute, le diable m’emporte...
Il se tâte.
C’est bien moi, je ne dors pas.
Air du Cheval (du Brasseur de Preston).
Me donner le plus doux signal,
En dépit du droit conjugal,
M’enlever au milieu d’un bal !
C’est un début fort jovial.
Nous partons ! oh ! rien n’est égal
À mon transport pyramidal ;
Et mon bonheur est colossal !
Au diable le Code pénal !
Des nuits l’astre au cours inégal
N’éclairait pas de son fanal
Ce voyage sentimental,
La lune est un astre immoral !
Bientôt s’augmente mon audace ;
Il serait trop provincial,
Quand on est à pareille place,
De donner dans le pastoral !
Enfin dans ce riant domaine
Nous arrivons tant bien que mal,
Et je remets la châtelaine
Sous l’abri du toit féodal ;
Pourtant, malgré ce doux mystère,
Ah ! mon bonheur serait banal,
L’aventure serait vulgaire
Sans ce final
Original ;
Car le plus joli de l’affaire,
C’est que je suis chez Sénéchal !
Oui, le plus joli, etc.
Ah ! mon pauvre Sénéchal, ma parole d’honneur, tu me croiras si tu veux ! je n’en suis pas fâché !
Madame Sénéchal entre par la porte à gauche.
Rifolet s’est placé à droite.
MADAME SÉNÉCHAL, entrant en élégant déshabillé du matin ; au jardinier qui la suit.
Non ! je n’ai pas besoin de vous ; vous pouvez vous retirer.
Mathurin reprend son râteau et sort par le fond à gauche.
RIFOLET, à part.
Voilà mon Armide !
MADAME SÉNÉCHAL, à elle-même.
Il est inimaginable que Monsieur Sénéchal ne soit pas encore ici !
Apercevant Rifolet et descendant la scène.
Ah ! c’est vous, monsieur Rifolet ?
Madame Sénéchal parle souvent, dans cette scène, avec sévérité, avec sécheresse même, mais sans jamais aller jusqu’à la dureté ; l’aspect le plus habituel de ce personnage est une dignité froide facilement irritable.
RIFOLET.
Ma belle hôtesse, je vous présente mes respectueux hommages !
MADAME SÉNÉCHAL.
Avez-vous visité la maison, le parc ?
RIFOLET, avec exaltation.
Fort superficiellement ; mais qu’importe ?
Avec feu.
Ce voyage laissera dans mon âme une trace trop profonde pour que j’en perde jamais le souvenir.
MADAME SÉNÉCHAL, le regardant sévèrement.
Ah ! vous avez de la mémoire ?
RIFOLET.
Air du Pont de Kehl.
J’aurais fait en courant,
Sur la terre et sur l’onde,
Deux fois le tour du monde,
Je serais moins content.
Un moment aussi doux
Jamais on ne l’oublie !
Mon cœur, belle Julie...
MADAME SÉNÉCHAL, l’interrompant, et sèchement.
Taisez-vous ! (bis.)
RIFOLET, à part, stupéfait.
Tiens !...
Haut et d’un ton naturel.
Mais que viens-je d’apprendre ? ce domaine appartient à votre mari ?...
Madame Sénéchal le regarde sévèrement. Se reprenant.
À monsieur votre mari ?
MADAME SÉNÉCHAL, riant.
Vous le savez ? ah ! ah ! ah !
RIFOLET.
Mais ce voyage mystérieux, cet accueil... sans om... ce divin tête-à-tête.
MADAME SÉNÉCHAL, l’interrompant sévèrement.
Monsieur ! mais pensez-vous m’apprendre quelque chose ?
RIFOLET.
Non, mais de grâce, dites-moi ?...
MADAME SÉNÉCHAL.
Je vous dirai tout...
RIFOLET, l’interrompant.
Cela me suffit !
MADAME SÉNÉCHAL, froidement.
Tout ce que je veux que vous sachiez... d’abord, je vous rappellerai que vous m’avez promis une obéissance aveugle.
RIFOLET, s’animant.
Aveugle !...
Avec enthousiasme.
Et comment ne l’aurais-pas promis ? grand Dieu !...
MADAME SÉNÉCHAL, l’interrompant sèchement.
C’est bon, monsieur Rifolet.
RIFOLET.
Je vous écoute.
MADAME SÉNÉCHAL.
Depuis quelques années je vis séparée de mon mari.
RIFOLET.
Très bien !
MADAME SÉNÉCHAL.
Il a eu des torts envers moi.
RIFOLET, vivement.
Ah ! oui !
MADAME SÉNÉCHAL.
Qu’en savez-vous ?
RIFOLET.
Vous me le dites.
MADAME SÉNÉCHAL, continuant.
Une amie commune a tout fait pour nous réconcilier.
RIFOLET.
Ma cousine Giraud.
MADAME SÉNÉCHAL.
Cette résolution arrêtée, j’ai pensé qu’il était plus convenable de prendre l’initiative ; je croyais qu’il m’aurait devancée ici, et au lieu de le surprendre, c’est moi qui me trouve étonnée de son retard.
RIFOLET, avec feu.
Ah ! je suis loin de m’en plaindre moi, puisque...
MADAME SÉNÉCHAL, l’interrompant sévèrement.
Vous avez tort de dire cela.
RIFOLET.
Je me tais.
MADAME SÉNÉCHAL.
Il fallait quelqu’un qui m’accompagnât ; cela vous explique, je crois, ma conduite.
RIFOLET.
Parfaitement ! oh ! parfaitement !... pour route !... mais votre mari...
Madame Sénéchal le regarde sévèrement ; il reprend.
monsieur votre mari une fois ici, je ne saisis pas d’une manière sensible
Gaiement.
en quoi je puis être utile à un raccommodement ?
MADAME SÉNÉCHAL, souriant.
Je n’en suis pas étonnée...
RIFOLET.
Ah !
MADAME SÉNÉCHAL.
C’est que cela fait partie des choses que vous devez ignorer.
RIFOLET, avec aplomb.
Alors, je comprends.
MADAME SÉNÉCHAL.
Quoi ?
RIFOLET.
Je comprends... pourquoi je ne comprends pas !
MADAME SÉNÉCHAL, froidement.
Cependant, je veux bien vous dire ceci.
RIFOLET.
Dites ceci !
MADAME SÉNÉCHAL.
D’abord, j’ai eu confiance en vous ; l’on m’avait dit que vous étiez discret, candide... Mais prenez garde... vous devenez fat !
RIFOLET.
Vous croyez ?
MADAME SÉNÉCHAL.
Vous êtes jeune...
RIFOLET, l’interrompant.
Vingt-sept ans.
MADAME SÉNÉCHAL, sèchement.
J’affirme... je ne questionne pas.
RIFOLET, s’excusant.
Pardon, je croyais que vous me demandiez...
MADAME SÉNÉCHAL, sèchement.
Taisez-vous !... Vous êtes jeune ; sans être beau, vous ne manquez pas de quelque agrément...
RIFOLET, d’un ton de modestie comique.
Oh ! oh !...
MADAME SÉNÉCHAL.
Taisez-vous !... mon intention n’est pas de vous faire un compliment.
RIFOLET, s’excusant.
Pardon, je croyais...
MADAME SÉNÉCHAL.
Vous avez la repartie vive, quelquefois plaisante ; tandis que Monsieur Sénéchal n’a pas été doué par la nature de cette soudaineté de pensées qui donne la vie à la conversation.
RIFOLET, en riant.
Effectivement, j’ai remarqué qu’il a le malheur de se présenter toujours trop tard dans un bon mot.
MADAME SÉNÉCHAL, continuant.
Sans être un aigle...
RIFOLET, vivement, en riant avec importance.
Oh ! non, certes, ce n’en est pas un !
MADAME SÉNÉCHAL, sévèrement.
C’est de vous que je parle.
RIFOLET, confondu.
Pardon... je croyais...
MADAME SÉNÉCHAL.
Sans être un aigle, vous avez juste assez d’esprit et de naïveté pour l’usage que j’en veux faire.
RIFOLET.
Très bien !
À part.
Le mot n’est pas chatouillant !
Haut.
Je ne serais cependant nullement fâché de savoir...
MADAME SÉNÉCHAL, froidement, avec un peu de dédain.
De savoir quoi ?
RIFOLET, gaiement.
L’usage que vous prétendez faire de... cet esprit que... je n’ai point ?
MADAME SÉNÉCHAL, avec une sorte de dédain, et le sourire de la pitié.
Vous me questionnez, je crois ?
RIFOLET, souriant.
J’ai cette faiblesse.
MADAME SÉNÉCHAL, avec un peu d’impatience.
Eh bien, monsieur, je vais vous parler franchement.
RIFOLET.
Avec plaisir !
MADAME SÉNÉCHAL.
On vous a recommandé à moi, et j’ai consenti à vous prendre pour éviter les inconvénients d’un voyage solitaire.
RIFOLET.
Qui donc ?
MADAME SÉNÉCHAL, froidement.
C’est mon secret.
RIFOLET, à part, en riant.
C’est son mari, il en est capable... il en est bien capable.
MADAME SÉNÉCHAL.
Et je vous garde, car j’attends Monsieur Sénéchal, et votre présence m’épargnera l’ennui d’un tête-à-tête.
RIFOLET, stupéfait.
Quoi !... et alors, lui... tandis que moi...
Riant.
Ah ! ah ! ah !
MADAME SÉNÉCHAL, sévèrement.
Gardez pour vous vos conjectures.
RIFOLET, riant.
Ah ! ah ! ah ! le tour est bon... pauvre bonhomme de Sénéchal !...
Riant.
Oh ! oh ! oh ! je ne m’en plains pas, je n’ai pas à m’en plaindre.
MADAME SÉNÉCHAL, piquée.
Mais, monsieur, ces rires sont indécents...
RIFOLET.
Vous croyez ?...
Reprenant tout-à-coup son sérieux.
Je les supprime.
MADAME SÉNÉCHAL, avec dignité.
Observez-vous !... qui vous donne le droit d’agir ainsi ?
RIFOLET, à part, et très surpris.
Ah çà mais voyons donc ?... Est-ce qu’elle sc. rait somnambule ?...
Ensemble.
Air du Portrait du diable.
Elle agit sans franchise,
Ou bien c’est une erreur !...
N’importe, ma surprise
Égale mon bonheur.
MADAME SÉNÉCHAL.
D’où vient votre surprise ?...
C’est un emploi flatteur !...
Je parle avec franchise,
Et crois vous faire honneur.
Madame Sénéchal remonte la scène jusqu’à la porte du fond.
RIFOLET, à part.
Elle dissimule à merveille.
Si quelqu’un, je le dis tout bas,
Me contait histoire pareille,
Sur l’honneur, je n’y croirais pas.
Scène III
SÉNÉCHAL, ERNESTINE, venant du fond, à gauche, MADAME SÉNÉCHAL, RIFOLET, MATHURIN, au fond à droite, portant un carton et un sac de nuit
SÉNÉCHAL, hors de vue.
Et qu’on me prévienne aussitôt que ma femme sera arrivée.
MATHURIN, hors de vue.
Mais elle est ici depuis une heure du matin.
MADAME SÉNÉCHAL, redescendant la scène.
Mon mari !
RIFOLET, l’apercevant, à part.
Ménélas !
SÉNÉCHAL, paraissant, suivi d’Ernestine et de Mathurin.
Ma femme !
Sénéchal a un paletot, gilet blanc, pantalon de couleur, bottes, chapeau noir.
ERNESTINE, à part.
Monsieur Rifolet !
Ernestine a un costume de ville simple et élégant, chapeau
Ensemble.
Même air que le précédent.
SÉNÉCHAL.
Ah ! que vois-je ? ô surprise !
Rifolet ! quelle horreur !
Si c’est une méprise,
Je souffre de l’erreur.
MADAME SÉNÉCHAL.
Ah ! que vois-je ? ô surprise !
C’est notre voyageur !
Poursuivons l’entreprise ;
Il y va de l’honneur.
ERNESTINE.
Ah ! que vois-je ? ô surprise !
Quel moment pour mon cœur !
Son amour m’a comprise.
Ah ! pour moi quel bonheur !
RIFOLET.
Ah ! que vois-je ? ô surprise !
C’est notre voyageur.
S’il faut que je le dise,
Ce retour me fait peur.
MATHURIN.
Mais d’où vient leur surprise ?
L’accueil n’est pas flatteur,
Et s’il faut que j’ le dise,
On dirait d’un malheur.
Mathurin entre dans l’appartement à droite pour y déposer les bagages.
ERNESTINE, embrassant Madame Sénéchal.
Ma tante ! quel bonheur !...
MADAME SÉNÉCHAL, l’embrassant.
Bonjour, mon enfant.
ERNESTINE.
Bonjour, monsieur Rifolet !
RIFOLET, saluant.
Charmante Ernestine !...
Ernestine va se placer à l’extrême gauche.
SÉNÉCHAL.
Vous ici, madame ?...
RIFOLET, s’avançant.
À vous rendre mes devoirs, si j’en étais capable.
SÉNÉCHAL, sèchement.
Vous êtes trop honnête !
À part.
Encore cet homme ici !...
ERNESTINE, à part, regardant Rifolet.
Son billet ne m’a pas trompée... Faut-il qu’il m’aime !
MADAME SÉNÉCHAL, à son mari.
Je suis heureuse, monsieur, de l’événement qui nous réunit ; soyez le bien venu !
SÉNÉCHAL.
Certainement, madame...
À part.
C’est elle qui me reçoit... justement ce que je ne voulais pas.
RIFOLET, à Sénéchal.
Nous vous attendions avec impatience...
Prenant une chaise qui est près de lui et passant entre Sénéchal et sa femme.
Les chemins sont mauvais, vous devez être brisé...
Il prend le chapeau de Sénéchal, dont celui-ci paraissait embarrassé, et s’éloigne un peu ; revenant.
Prenez donc la peine de vous asseoir...
Il pose la chaise derrière Sénéchal.
Voudriez-vous vous rafraîchir ?... vous n’avez qu’à dire un mot... Asseyez-vous donc, je vous en conjure, mon cher monsieur Sénéchal !... Couvrez-vous donc !
Sénéchal témoigne par sa mauvaise humeur qu’il n’a pas son chapeau.
Ah ! pardon ! vous permettez ?...
Il place le chapeau sur la tête de Sénéchal. À part.
J’espère que je suis aimable avec lui !
Il remonte la scène.
SÉNÉCHAL, à part.
Il fait les honneurs de chez moi avec une activité désolante !...
Haut, en s’approchant de sa femme.
Mais, madame, comment êtes-vous venue ici ?
RIFOLET, s’avançant et se plaçant entre eux.
En poste !... Nous sommes venus en poste.
MADAME SÉNÉCHAL.
J’aurais voulu, monsieur, vous faire une réception digne de vous ; mais vous ne nous en avez pas laissé le temps... vous arrivez trop tôt.
RIFOLET.
Beaucoup trop tôt.
SÉNÉCHAL.
Comment, trop tôt !... Mais au contraire, la diligence est partie dix minutes avant moi.
RIFOLET, raillant.
Et vous êtes arrivé dix minutes après elle.
SÉNÉCHAL.
J’allais le dire.
RIFOLET, à Madame Sénéchal.
Ce bon Monsieur Sénéchal, dans ses voyages comme dans ses reparties, c’est toujours la diligence qui lui manque.
Madame Sénéchal sourit.
SÉNÉCHAL, fait un mouvement d’impatience, remonte la scène et se place entre Rifolet et sa femme ; à Madame Sénéchal.
Oui, ma chère amie, permettez-moi d’user de ce terme... Enfin notre sort va changer ; depuis trop long-temps nous végétons comme deux tourtereaux séparés.
MADAME SÉNÉCHAL.
Je vous sais gré de cette bonne et tardive pensée.
Pendant ce temps, Rifolet, qui a d’abord causé bas et d’un air empressé avec Ernestine, s’est ensuite placé à l’extrême droite, après avoir rapporté à sa place la chaise qu’il avait offerte à Sénéchal.
SÉNÉCHAL, avec sentiment.
C’est vrai ; on a bien raison de dire...
S’arrêtant en voyant Rifolet qui le regarde ; à part.
Il me gêne, ce garçon-là ! il me coupe le sentiment.
RIFOLET, regardant fixement Sénéchal, et l’imitant.
On a bien raison de dire...
SÉNÉCHAL.
Monsieur, je vous prie de ne pas me regarder comme ça... Comment ! je suis en train de dire à ma femme des choses tendres !...
RIFOLET, de même.
Vous lui disiez : On a bien raison de dire... C’est donc tendre ça ?
SÉNÉCHAL, avec colère.
Je lui disais : On a bien raison de dire que le cœur ne change jamais !
RIFOLET, vivement.
De place !
Avec sentiment.
et c’est bien vrai ! ah !
SÉNÉCHAL.
Et vous venez jeter vos balivernes au milieu de mes émotions !
MADAME SÉNÉCHAL.
Ah ! mon Dieu ! tout cela ne vaut pas la peine de se fâcher.
ERNESTINE.
Bien sûr !
RIFOLET, à part.
On ne sait par où le prendre ! c’est un porc-épic !
SÉNÉCHAL, à part.
C’est m’a bête noire que cet animal-là.
Scène IV
ERNESTINE, SÉNÉCHAL, MATHURIN, MADAME SÉNÉCHAL, RIFOLET
MATHURIN, entrant vivement par le fond à gauche ; à Sénéchal.
Monsieur ! monsieur !
SÉNÉCHAL.
Quoi ?
MATHURIN.
Il y a là quelqu’un qui voudrait vous parler.
SÉNÉCHAL, avec humeur.
Allons ! à l’autre !... qui ça ?
MATHURIN.
Je ne sais pas ; mais il dit qu’il s’appelle Monsieur Devilliers.
SÉNÉCHAL, RIFOLET, ERNESTINE, ensemble.
Devilliers !
Madame Sénéchal ne fait aucun mouvement.
SÉNÉCHAL, avec joie.
Qu’il entre donc ! voilà un ami !
MATHURIN.
Quand il a su que madame était ici, il a dit de ne pas dételer son cheval ; qu’il ne resterait pas.
SÉNÉCHAL.
Par exemple ! qu’il vienne, je le lui ordonne au nom de l’amitié ! Ma chère amie, aidez-moi à le retenir.
Il remonte la scène, et disparaît un instant.
MADAME SÉNÉCHAL, bas à Rifolet.
Mon mari ne vous voit pas avec plaisir.
RIFOLET, de même.
J’en ai quelque soupçon !
Madame Sénéchal va au fond. Rifolet à Ernestine, après avoir reconduit un peu Madame Sénéchal, et passant tout-à-fait à gauche.
On nous laisse seuls... quel coup du sort !... je vous revois.
ERNESTINE, ingénument.
Je m’y attendais bien.
RIFOLET, surpris.
Ah ! oui ?
ERNESTINE.
Silence ! les voici !
Ils se séparent.
Scène V
RIFOLET, DEVILLIERS, SÉNÉCHAL, MADAME SÉNÉCHAL, ERNESTINE
SÉNÉCHAL, amenant Devilliers.
Allons donc, peureux, venez donc ! vous, notre ami, qui avez mis tant de zèle à nous réunir !
Madame Sénéchal a redescendu la scène.
DEVILLIERS, costume de ville, redingote.
Madame, daignerez-vous me pardonner de me présenter devant vous en tenue de voyage ? j’étais loin de m’attendre à vous trouver déjà ici ; j’en félicite mon ami Sénéchal.
Madame Sénéchal salue.
Mademoiselle Ernestine...
Ils se saluent.
MADAME SÉNÉCHAL.
Les amis de mon mari, monsieur, sont toujours les bien venus auprès de moi.
Sénéchal salue Madame Sénéchal.
RIFOLET, à Devilliers.
Bonjour !
DEVILLIERS, feignant l’étonnement et lui donnant la main.
Tiens ! Rifolet, je ne comptais pas te voir ici.
RIFOLET.
Ni moi.
SÉNÉCHAL, regardant Rifolet avec colère.
Ni moi !
DEVILLIERS, à Sénéchal.
Mais pardon ; je sais qu’à la campagne plus qu’ailleurs on a besoin de liberté ; on a mille projets de toilette, de promenade.
À Madame Sénéchal.
Et je crois que ma présence est en ce moment un obstacle à ceux de madame.
MADAME SÉNÉCHAL, avec grâce.
Eh bien ! monsieur, sans façon, c’est comme vous le dites, la devise des... campagnards, et nous le sommes.
SÉNÉCHAL.
J’allais le dire ! nous le sommes, ma foi !
TOUS, ensemble.
Air du Tic-tac de Marie.
La loi de l’hospitalité
Ici { vous } autorise
{ nous }
À la campagne pour devise
On prend plaisir et liberté.
DEVILLIERS, bas à Sénéchal.
Quel air morose !...
SÉNÉCHAL, bas.
J’ai quelque chose...
Ce Rifolet...
DEVILLIERS, à part.
Bon, ça promet !...
À Rifolet, bas.
La joie est dans tes yeux,
Dis-m’en la cause ?...
RIFOLET.
Je ne suis pas joyeux,
Mais gracieux.
MADAME SÉNÉCHAL.
Rifolet, donnez-moi votre bras.
Elle passe auprès de lui.
RIFOLET, avec empressement.
Tout à vos ordres.
SÉNÉCHAL, à part, stupéfait.
Rifolet tout court !
DEVILLIERS, à part.
Maintenant, je puis agir auprès de la petite.
Il offre le bras à Ernestine.
Mademoiselle...
SÉNÉCHAL, à Devilliers.
Non, restez !
À Ernestine d’un air inquiet.
Accompagne ta tante.
ERNESTINE.
Oui, mon oncle ! avec plaisir.
À part.
Monsieur Rifolet trouvera peut-être moyen de me parler.
TOUS.
La loi de l’hospitalité, etc.
Rifolet donne le bras à Madame Sénéchal et à Ernestine. Ils sortent par le fond à gauche.
Scène VI
SÉNÉCHAL, DEVILLIERS
DEVILLIERS.
Et bien ! mon cher Sénéchal, vous n’êtes pas au comble de la joie ? La brebis est rentrée au bercail. Ah ça ! pourquoi donc ne m’avoir pas dit hier que la paix était signée ?
SÉNÉCHAL, avec humeur.
Le savais-je moi-même ? C’est une surprise : elle est arrivée cette nuit, en mon absence, avec ce Rifolet,
Appuyant sur le mot.
avec le nommé Rifolet.
DEVILLIERS, feignant la surprise.
Avec lui ?
SÉNÉCHAL, appuyant.
Avec lui !
DEVILLIERS, d’un ton alarmé.
Eh ! eh !
SÉNÉCHAL, avec inquiétude.
Cela vous semble drôle, n’est-ce pas ?
DEVILLIERS.
Hum ! hum !
SÉNÉCHAL.
À moi aussi. Au moment d’une réconciliation, savez-vous que c’est triste ? Et comme c’est malheureux pour moi !... depuis hier au soir je me suis aperçu que... (ma foi, je dis le mot) que j’aime ma femme !
DEVILLIERS, surpris.
Bah !
SÉNÉCHAL.
Comme je vous le dis ! Elle est engraissée.
DEVILLIERS.
Quelle folie !
SÉNÉCHAL, avec naïveté.
Je vous dis qu’elle l’est ! et vous sentez, dans cette disposition de cœur, combien la présence de cet homme m’est désagréable.
DEVILLIERS.
Je comprends.
SÉNÉCHAL.
Aussi, je réclame de vous un service, mais un service signalé.
DEVILLIERS.
Parlez !
SÉNÉCHAL.
Vous le connaissez, vous, ce Monsieur Rifolet, ce nommé Rifolet : je voudrais que vous lui fissiez entendre, là... mais adroitement, que ses avantages extérieurs (quoiqu’il soit fort laid), ses brillantes qualités (que je nie d’ailleurs), pourraient faire jaser s’il faisait ici un trop long séjour ; bref, je voudrais que vous fissiez en sorte... de le mettre à la porte ! (Je suis fâché que ça rime, je ne suis, ma foi, pas en train de faire des vers.) Et cela le plus promptement possible !
DEVILLIERS.
Comment, vous voulez...
SÉNÉCHAL.
Vous, qui êtes son ami, cela vous sera facile. La grande difficulté, c’est de mettre à la porte les gens qu’on ne connaît pas ; avec un ami, ça va tout seul !
DEVILLIERS.
C’est une démarche pénible ; mais si cela peut vous rendre service.
SÉNÉCHAL.
Oui ! et un grand !... Je vais vous le chercher sous un prétexte quelconque, et je vous l’amène mort ou vif.
Il se dirige vers le fond.
DEVILLIERS.
Allez !
SÉNÉCHAL, se retournant.
Mort ou vif !
Il sort par le fond à gauche.
Scène VII
DEVILLIERS, seul, riant.
Ah çà ! mais... ce pauvre Sénéchal ! a-t-il perdu la tête ? Le voilà amoureux de sa femme ! je n’avais pas compté sur cette recrudescence de tendresse ! Oh ! n’importe ! j’ai atteint mon but : Sénéchal est jaloux de Rifolet ; il veut l’éloigner, et je lui rendrai ce service, cela va me mettre au mieux avec le mari...
Avec fatuité.
Je ne suis pas trop mal avec la femme... Ernestine ne peut plus m’échapper ! Ah ! voici Sénéchal qui amène la victime ! Pauvre Rifolet ! il joue, sans le savoir, un assez mauvais personnage !
Il rit.
Scène VIII
DEVILLIERS, SÉNÉCHAL, RIFOLET
Ils viennent du fond à gauche. Rifolet a un chapeau qu’il dépose sur une chaise à l’entrée.
SÉNÉCHAL, à Rifolet, en entrant.
Oui, il désire vous parler... vous parler en secret !
RIFOLET.
Lui ?
DEVILLIERS.
Moi !
RIFOLET, à Sénéchal.
Désolé, mon cher amphitryon, que vous ayez pris la peine de me chercher.
SÉNÉCHAL, avec humeur, à part.
Pourquoi m’appelle-t-il amphitryon ?
Bas à Devilliers.
Il causait tout bas avec ma femme quand je les ai rencontrés.
DEVILLIERS.
Vraiment ?
SÉNÉCHAL, à Rifolet, d’un ton gracieux.
Allons, je vous laisse... liberté entière : vous savez... à la campagne...
RIFOLET, riant.
Oui, oui, mon cher amphitryon.
SÉNÉCHAL, avec une humeur plus marquée.
Pourquoi m’appelle-t-il toujours amphitryon ?
Bas à Devilliers.
Soyez ferme ! à la porte ! net ! à la porte !
Haut à Rifolet, d’un ton très gracieux.
Mon cher hôte, au plaisir de vous revoir !
Il va jusqu’à la porte du fond et se retourne pour saluer.
RIFOLET.
Au revoir, mon cher amphitryon !
SÉNÉCHAL, mettant son chapeau d’un air furieux.
Oh !
Il sort rapidement par le fond à gauche.
Scène IX
DEVILLIERS, RIFOLET
Tous deux se regardent et finissent par éclater de rire.
DEVILLIERS, à part.
Ce pauvre Rifolet ! c’est dur de le mettre à la porte, après le service qu’il m’a rendu !
RIFOLET.
Qu’as-tu donc à me dire, de si important ?
DEVILLIERS.
Je désire que nous soyons seuls... conduis-moi à ta chambre !
RIFOLET, avec embarras.
À ma chambre ?
DEVILLIERS.
Tu en as une apparemment, puis que tu as passé la nuit ici.
RIFOLET.
Sans doute ! mais elle est...
À part.
Le diable m’emporte si je sais que lui dire.
Haut.
À l’extrémité du château.
DEVILLIERS, raillant.
On t’a fait l’honneur de te croire dangereux.
RIFOLET, souriant.
Peut-être bien... Mais voyons, de quoi s’agit-il ?
DEVILLIERS, d’un ton de raillerie.
Que penses-tu de Sénéchal ?
RIFOLET.
Mais je pense de lui... que sa femme est charmante ! n’es-tu pas de mon avis ?
Par réflexion.
Mais je crois que tu en as été amoureux aussi dans le temps !
DEVILLIERS, avec un peu de fatuité.
Chut ! indiscret ! si tu savais, depuis quatre mois que de peines j’ai eues, que de ruses il m’a fallu employer pour me rendre maître de ce cœur qui m’appartient à présent !
RIFOLET, raillant.
Tu crois ?
DEVILLIERS.
J’en suis sûr ! j’ai d’elle des lettres charmantes, c’est une Sévigné !
Raillant.
Mais tu as été à même d’apprécier son esprit, toi...
Il rit.
douze lieues en poste !
RIFOLET, à part.
Tiens ! ça le fait rire ! eh bien ! tant mieux ! ma foi ! tant mieux !
Haut, en souriant.
Et depuis quatre mois ?...
DEVILLIERS, sérieusement.
Rien encore !
RIFOLET, à part, en riant.
C’est bien plus joli comme ça !
Il rit.
Ô Pétrarque ! Pétrarque !
DEVILLIERS, à part.
Je crois qu’il me plaisante !
RIFOLET, raillant.
Du reste, ça vous fait honneur à tous trois !
DEVILLIERS.
Comment, à tous trois ?
RIFOLET.
Eh bien !... Le mari, principal actionnaire, prétends-tu le dépouiller de sa part dans les bénéfices ?
DEVILLIERS.
Mais à propos du mari...
À part, d’un ton pique.
Ah ! tu ris !
RIFOLET.
À propos du mari ?
DEVILLIERS.
Il est jaloux...
RIFOLET.
De toi ?
DEVILLIERS, riant.
Non, de toi !... Bien joué, n’est-ce pas ?
RIFOLET, surpris.
Comment, bien joué ?
DEVILLIERS, riant toujours.
Sans doute ! il fallait bien qu’il fût jaloux de quelqu’un, c’est son tempérament, et pour détourner ses soupçons, tu comprends ?
D’un ton de compassion.
En pareille occasion dispose de moi, cousin !
RIFOLET, raillant.
Non ! en pareille occasion je disposerai de moi... encore... et toujours.
DEVILLIERS, riant.
Ce n’est pas tout ! je suis chargé de te signifier ton congé de la part de ce tigre de Sénéchal.
RIFOLET, très étonné.
Ah ! oui ? Comment ! il ne se doute pas que toi... et c’est moi qu’il congédie !
DEVILLIERS, riant.
Oui ! Oui !
RIFOLET, piqué.
Ah ! mais un instant... je suis venu avec Madame Sénéchal ; elle m’a choisi pour chevalier ! elle le fera changer d’avis !
DEVILLIERS, avec fatuité.
Je ne crois pas.
RIFOLET, avec aplomb.
J’en suis sûr !
DEVILLIERS, piqué.
Ah çà ! est-ce que, par hasard, tu te serais cru en bonne fortune ?
RIFOLET.
Mais !...
DEVILLIERS.
Monsieur de Rifolet, vous êtes un fat !
RIFOLET, raillant.
On me l’a déjà dit ce matin.
Riant.
Tu es un plagiaire.
DEVILLIERS, piqué.
Tu me railles !
RIFOLET, riant.
Pourquoi pas ?
DEVILLIERS, très piqué.
Doucement : doucement !... Ah çà ! mais il faut donc te dire enfin quel personnage tu as joué dans tout ceci !
RIFOLET, raillant.
Un fort bon !... En tête-à-tête avec une jolie femme !
DEVILLIERS, raillant à son tour.
C’est moi qui en ai eu l’idée.
RIFOLET, très surpris.
Ah !...
Reprenant le ton de la raillerie.
Oui ; mais un enlèvement... un voyage délicieux !... au clair de la lune... mon ami...
DEVILLIERS, même sentiment.
Ce voyage, je l’avais exigé d’elle.
RIFOLET, stupéfait.
Quoi ?...
DEVILLIERS.
Eh ! sans doute, tout était concerté entre elle et moi.
RIFOLET, au comble de la stupéfaction.
Ah ! bah !... je tombe... je suis... c’est-à-dire que je ne serais pas plus étonné... mais ça n’est pas possible !
DEVILLIERS, raillant toujours.
Il en est ainsi, mon cher... Souvent une femme, pour cacher un engagement sérieux qu’elle veut rendre durable, jette en apparence son dévolu sur un homme sans conséquence... un homme de paille...
RIFOLET.
Un homme de paille ?
DEVILLIERS, continuant.
Qui attire seul les regards, détourne l’attention, pare au besoin la botte que pourrait vous porter le mari...
Riant.
Cela s’appelle...
RIFOLET.
Cela s’appelle ?
DEVILLIERS, de même.
Cela s’appelle un plastron !
RIFOLET.
Un plastron ?
DEVILLIERS, raillant.
Oui, comme cette pièce d’escrime qui vous protège la poitrine, amortit les coups, les détourne, et qu’on jette de côté dès qu’on n’en a plus besoin.
RIFOLET.
Et le plastron ?
DEVILLIERS, lui frappant sur la poitrine.
C’est toi !
RIFOLET, avec éclat.
Moi ?... Mais ça ne se passera pas ainsi !
DEVILLIERS, raillant.
Allons... va vite faire ton sac de nuit.
Il va pour sortir.
RIFOLET, le retenant et très animé.
Ah ! tu crois m’avoir joué un pied de Sainte-Ménchould, toi ?
DEVILLIERS, de même.
Je vais faire donner l’avoine à Cocotte.
RIFOLET, cherchant à le retenir.
Il me faut une explication.
DEVILLIERS, de même.
Et dire qu’on attelle sur-le-champ.
RIFOLET, plus animé.
Du tout... Auparavant, il faut que tu saches...
DEVILLIERS, s’échappant.
C’est bien !... c’est bien !... Adieu, merci... et bon voyage !...
Il sort en riant.
RIFOLET, remontant la scène derrière lui.
Écoute donc !... Je ne t’ai pas dit...
Toute la fin de cette scène depuis que le mot Plastron est employé, doit être jouée avec beaucoup de rapidité.
Scène X
RIFOLET, seul, redescendant la scène, très exalté
Je suis pris pour dupe !... Ah ! je suis un plastron !... Ah ! je suis un homme de paille !... Tu crois ça, cousin !... tu crois que je suis ta victime... car c’était bien ton projet... Me prendre pour un imbécile !... si ce n’est pas révoltant !... Et me mettre à la porte comme... un cordon de sonnette !... C’est un peu trop fort !
Pendant la ritournelle, il prend le chapeau qu’il avait dé posé sur une chaise au fond.
Air des Pyrénées (de Jacquemin, roi de France.)
Hier je croyais au bonheur,
Ce matin j’y croyais encore ;
Et par un motif que j’ignore,
On chasse le triomphateur.
C’est odieux ! c’est une horreur !
Déjà ma tâche est terminée,
Et tous m’ont trompé tour à tour (bis.) ;
Mon rôle n’a duré qu’un jour,
On m’a donc pris à la journée !
Il y a dans cet air un effet comique qui consiste en ceci : la seconde fois qu’on dit le dernier vers il faut le chanter comme s’il y avait : On m’a donc pris-i-i, à la journée, heu ! et pour la troisième fois : On m’a donc pris à la journée, hé, heu ! à la journée, hé, hé, heu !
Deuxième couplet.
Mais tout mon être en a frémi ;
De m’offenser puisqu’on s’efforce
Je veux une vengeance corse !
Punissons ce couple ennemi,
Guerre à l’amant ! guerre au mari !
Ah ! s’il est dans ma destinée
De les punir ! ah ! quel bon tour !
En vexer deux ! Dieu ! quel bon tour !
D’une pierre dans un seul jour,
Je fais deux coups, quelle journée !
Même observation que pour le couplet précédent ; seulement, lorsqu’on dit le dernier vers pour la seconde fois, il faut chanter comme s’il y avait : Je fais deux coups... coucou ! le reste comme il est dit pour le premier couplet.
Mais comment m’y prendre ?... Ils sont tous contre moi !... Jusqu’à cette petite Ernestine... car je suis sûr qu’elle est du complot... Et je ne sais pas pourquoi, celle-là... oui... j’éprouve... ça me fait plus de peine que les autres !...
Scène XI
RIFOLET, ERNESTINE, coiffée en cheveux
ERNESTINE, entrant par le fond à gauche, à part.
Ah ! le voilà !... Il me faut absolument une explication...
À Rifolet qui va pour sortir.
Eh ! quoi ! monsieur, que viens-je d’apprendre ?... vous partez ?... Est-ce ainsi que vous deviez vous conduire ?
RIFOLET, à part, après être redescendu.
Elle vient continuer sa petite mystification.
ERNESTINE.
Vous vous en allez ?... Et Monsieur Devilliers reste ici, lui qui me fait la cour, et qui roule toujours de gros yeux en me regardant.
RIFOLET.
Oui, oui, je connais son œil.
ERNESTINE.
Et c’est dans un pareil moment que vous m’abandonnez... vous qui dites m’aimer !...
RIFOLET, se promenant de gauche à droite ; elle le suit.
Allons... très bien ! très bien !... allez toujours !...
ERNESTINE.
Ne devriez-vous pas me protéger contre lui ?
RIFOLET, de même.
Bon !... la farce continue... On me fait manœuvrer comme l’âne savant...
Il chante l’air des parades en frappant sur le fond de son chapeau : Tra, la, la, la ; tra, la, la, la. Il est revenu a gauche.
ERNESTINE, très surprise.
Eh bien !... il chante, à présent !...
RIFOLET, d’un ton de reproche très marqué.
N’avez-vous pas de honte, mademoiselle ?...
Il s’avance vers elle ; elle recule effrayée.
Vous !... an brave garçon comme moi... car j’étais de bonne foi... Je me disais : Eh bien ! c’est bon... voilà du bonheur qui m’arrive !... parce que je pensais... mademoiselle Ernestine... qui est bien élevée... C’est vrai, ce matin, en m’éveillant, ç’a été ma première occupation... et alors... enfin, voilà ce que je pensais de vous, mademoiselle.
ERNESTINE.
Savez-vous que c’est bien mal ce que vous me dites-la ?
RIFOLET.
Et vous venez vous moquer de moi !... Est-ce une chose distinguée, ça ?
ERNESTINE.
Moi, me moquer de vous ?...
Elle pleure.
RIFOLET, la regardant.
Elle pleure !... des vraies larmes !... Est-ce qu’elle serait de bonne foi ?
ERNESTINE.
Vous ne m’aimez donc plus, monsieur ?... Moi qui comptais sur vous !
RIFOLET, naïvement.
Pour quel usage ?
ERNESTINE.
Après ce billet que vous m’avez écrit !
RIFOLET.
Écrit ?
ERNESTINE, lui montrant le billet.
Oui, ce billet au crayon que vous avez mis dans mon bouquet.
Elle le lui remet.
RIFOLET, très surpris.
Ce billet ?... dans votre bouquet ?
ERNESTINE.
Nierez-vous votre écriture ?
RIFOLET, prenant le billet.
J’avoue effectivement... que cette écriture est... au crayon !...
À part.
L’écriture de Devilliers !... Ah ! mais j’y suis !...
ERNESTINE.
Et vous songez à me quitter, quand Monsieur Devilliers devient plus insupportable que jamais... à l’instant même, il vient de me demander un entretien, ici !... oui, il m’a dit ça à la dérobée, en me pinçant les doigts.
RIFOLET, d’un air de pitié.
Pincer les doigts... ah ! c’est un petit moyen !...
S’animant.
Si ce n’est pas honteux, un homme de quarante ans, et dont les cheveux tournent au chinchilla !
ERNESTINE.
Aussi je ne m’abuse pas ; il fait la cour aux deux cent mille francs que j’aurai en me mariant.
RIFOLET, très animé.
Ah ! mais, je conçois qu’il veuille vous épouser... il a deux cent mille raisons pour ça, à vingt sous pièce !
ERNESTINE.
Mais si ça vous contrarie, il vous serait bien facile d’empêcher cela, puisque vous devez être mon mari.
RIFOLET, surpris et enchanté.
Votre mari !
Air du mal d’amour. (Fragment du Mauvais Œil.)
Je serais votre époux !
Cet aveu, qu’il est doux !
Je serais votre heureux époux ?
ERNESTINE.
Oui, mon époux.
ENSEMBLE.
Ô faveur !
Ô bonheur !
Quel moment enchanteur
De { mon cœur
{ son
Je suis } le vainqueur.
Il est le }
ERNESTINE.
Oui, je crois en vous, à votre constance,
Vous avez mon cœur.
RIFOLET.
Pour moi quel bonheur !
ERNESTINE, avec réserve.
Pardonnez, monsieur, mon impatience,
Je voudrais déjà Voir s’accomplir cet hymen-là !
Reprise de l’ENSEMBLE.
Ô faveur ! etc.
RIFOLET, triomphant.
Maintenant, cousin, moi, je te défie !
À Ernestine.
Eh quoi vous m’aimiez !
ERNESTINE.
Dieu, vous en doutiez ?
RIFOLET, avec entraînement.
Alors tout chez moi tourne à l’incendie !
J’éprouve le mal D’un embrasement général !
Reprise de l’ENSEMBLE.
Ô faveur ! etc.
RIFOLET, avec exaltation.
Oui, Ernestine !... oui, je vous aime, je suis à vous, vous êtes à moi, nous sommes à nous pour la vie !... et même plus !...
Se promenant à grands pas.
À moi !... une femme jeune, jolie, et dix mille francs de rente !... À ce prix-là, ordinairement on n’a que des bossues !... Et l’on se moquait de moi !... ah ! je les tiens tous !... la tante d’un côté... ce gueux de Devilliers... et puis ce Sénéchal, ce gros madrépore, qui me met à la porte !... je les tiens tous ! quel coup de mitraille !... Oui, je reste ici, je m’y cloue, je m’y incruste !
ERNESTINE.
Mais, mon oncle qui vous déteste ?
RIFOLET, avec emphase et prenant une pose d’orateur.
Allez dire à votre oncle que je suis ici par votre amour, et que je n’en sortirai que par la puissance des baïonnettes !
ERNESTINE, remontant et regardant à gauche.
Ah ! j’aperçois Monsieur Devilliers ; il est au bout de l’allée ; il vient au rendez-vous qu’il m’a donné.
RIFOLET.
Devilliers !... très bien !...
Appelant le jardinier, qui passe au fond venant de la droite.
Ah ! Mathurin !...
MATHURIN.
Monsieur ?
Il s’avance, Rifolet se met à écrire.
ERNESTINE.
Quel est votre projet ?
RIFOLET, écrivant.
Laissez-moi faire, je réponds de tout !
À Mathurin.
Dites-moi ?...
Il lui parle bas.
MATHURIN.
Bien, monsieur. Rifolet continue d’écrire.
ERNESTINE, à part.
Que veut-il donc ?... Oh ! je ne suis pas inquiète, il a tant d’esprit.
RIFOLET, à Mathurin.
Madame !... vous entendez bien ? et cette lettre à Monsieur Sénéchal, tout de suite ; et puis après...
Il lui parle bas.
MATHURIN.
Oui, monsieur.
Il va pour sortir, Rifolet le retient.
RIFOLET, après avoir fouillé à sa poche et lui donnant pour boire.
Tenez, mon brave, dix sous.
Mathurin sort par le fond à gauche.
Il faut toujours corrompre ces gens-là !
Rifolet remonte un peu, et le suit des yeux.
Scène XII
RIFOLET, DEVILLIERS, entrant vivement par le fond à gauche, sans voir Rifolet, ERNESTINE
DEVILLIERS, avec empressement, à Ernestine.
Enfin, charmante Ernestine, je vous trouve... et pour la première fois, nous sommes seuls.
RIFOLET, s’avançant.
Ah ! mon Dieu, oui !... absolument seuls !
DEVILLIERS, à Rifolet.
Toi ici ?... c’est donc ainsi que tu te mets en route ?
RIFOLET.
Ô mon ami, j’ai réfléchi, je reste.
DEVILLIERS, vivement.
Impossible !
RIFOLET, avec aplomb.
Oui, je reste...
DEVILLIERS, surpris.
Comment !
RIFOLET.
Mais c’est pour te servir, ingrat !... je sais que tu aimes mademoiselle, et je plaidais ta cause auprès d’elle.
Devilliers se tourne vivement vers Ernestine, Rifolet lui prend le bras et le fait retourner de son côté. À demi-voix.
Je suis sûr que le mariage ne lui déplairait pas !
DEVILLIERS, se tournant vivement vers Ernestine.
Quoi !... mademoiselle !
RIFOLET, lui prenant le bras et l’attirant à lui.
Tu vois que j’agis en bon parent, je suis sans rancune, moi.
DEVILLIERS.
Je ne l’oublierai jamais, et je te remercie d’être reste.
Il retourne à Ernestine.
RIFOLET, même jeu.
Je savais bien ce que je faisais !
DEVILLIERS, avec chaleur.
Est-il vrai, mademoiselle, que vous consentiez ?...
ERNESTINE, regardant Rifolet.
Monsieur, je ne sais ce que je dois répondre.
Rifolet lui fait signe de se taire ; à part.
Enfin il m’a dit de le laisser faire.
RIFOLET, prenant Devilliers par le bras et l’obligeant à se tourner de son côté.
Tu vois que j’ai mis les choses en bon train ; je t’ai fait valoir auprès d’elle, j’ai fait remarquer que tu étais encore un jeune homme...
Appuyant.
un homme très bien !
DEVILLIERS, à Rifolet.
Merci !
À Ernestine.
Chère Ernestine !
RIFOLET, l’interrompant.
Attends donc ! attends donc !
DEVILLIERS.
Eh bien ! qu’as-tu ?
RIFOLET, lui arrachant un cheveu.
Un cheveu gris.
DEVILLIERS.
Aïe !
Avec humeur.
L’imbécile !
RIFOLET.
Je ne croyais pas te priver... il t’en reste !
Devilliers le pousse du coude avec humeur pour le faire taire.
DEVILLIERS, à Ernestine.
Ce que Rifolet vient de m’apprendre touchant les espérances de mon amour...
RIFOLET, pendant la réplique précédente, a examiné avec attention le cheveu qu’il a arraché à Devilliers, en le posant sur sa manche, sans le quitter ; il interrompt Devilliers en lui montrant le cheveu.
Mais dis-moi donc, de mon amour... il est blanc ! il est, parbleu, bien blanc !
Devilliers le pousse du coude avec humeur pour le faire taire.
DEVILLIERS, revenant à Ernestine.
Enfin, vous avez donc deviné le langage de mes yeux ?
S’interrompant.
Mais je tremble qu’on ne nous surprenne !
RIFOLET.
Ah oui ! c’est juste ! tu veux que je fasse le guet... sois tranquille, je veille !
À part, en remontant la scène.
Va ! va ! enfonce-toi, prends-toi au piège que tu m’as tendu.
Regardant en dehors.
Justement, la voilà !
DEVILLIERS, à Ernestine.
Retenu jusqu’ici par un sentiment que je ne puis comprendre, je n’ai pas osé vous parler de on amour... une sorte de timidité.
ERNESTINE.
À votre âge ?
Scène XIII
RIFOLET, MADAME SÉNÉCHAL, venant du fond à droite, DEVILLIERS, ERNESTINE, sur le devant de la scène un peu à droite
Ils restent au fond.
RIFOLET, à Madame Sénéchal, qui paraît.
Chut ! un cours d’éloquence amoureuse !
MADAME SÉNÉCHAL, surprise.
Quoi !
DEVILLIERS, continuant, à Ernestine.
Mais, puisque vous daignez m’encourager, je puis enfin vous dire que tout mon bonheur serait d’obtenir votre main.
MADAME SÉNÉCHAL.
Ciel !
ERNESTINE.
Votre main ?
DEVILLIERS.
Mais il faut encore du mystère... bientôt je saurai préparer votre tante... et puisque nous sommes sans témoins...
RIFOLET, descendant vivement la scène et passant entre Ernestine et Devilliers en toussant comme pour prévenir ce dernier.
Hum ! hum ! quelqu’un ! silence !
ERNESTINE.
Ma tante !
DEVILLIERS, à Ernestine.
Silence !
À Madame Sénéchal, qui est encore un peu au fond, avec aplomb.
Ah ! madame, je parlais de vous... je disais à Mademoiselle Ernestine...
MADAME SÉNÉCHAL, très froidement.
J’ai tout entendu, monsieur !
DEVILLIERS, interdit.
Mais, madame, en vérité, je ne comprends pas !
RIFOLET, à Devilliers, en passant entre lui et Madame Sénéchal.
Laisse-moi faire, je vais te tirer d’embarras.
À Madame Sénéchal.
Je vois bien qu’il faut que je vienne au secours d’un ami, d’un parent dans la peine... car il y est !
À Devilliers.
N’est-ce pas que tu y es ?...
À part.
dedans !
DEVILLIERS.
Que signifie ?...
RIFOLET.
Il faut que vous sachiez la vérité... Mon ami Devilliers devait vous présenter une requête...
DEVILLIERS, à part.
Ma foi, autant s’expliquer tout de suite.
Haut, en s’avançant.
Oui, madame.
RIFOLET, l’interrompant et l’éloignant de la main.
Laisse-moi parler, j’arrange ton affaire.
À Madame Sénéchal.
Il aime Mademoiselle Ernestine...
DEVILLIERS, de même.
Oui, madame.
RIFOLET, même jeu.
Il aspire à sa main...
DEVILLIERS.
Oui, madame.
RIFOLET.
Et comme en ce moment, il a l’air un peu sens devant dimanche, c’est à moi de le suppléer !... C’est donc en son nom, madame, que je vous demande la main de Mademoiselle Ernestine... pour moi !
DEVILLIERS et MADAME SÉNÉCHAL, très surpris.
Quoi !
RIFOLET, gaiement.
Sans doute, mon excellent ami adore mademoiselle ; ce qui est très naturel ; mais c’est moi qui suis aimé, ce que je trouve plus naturel encore.
Madame Sénéchal prend un air de dédain.
ERNESTINE.
Oui, ma tante !
DEVILLIERS, à part.
Je suis joué !
Air : Restez, restez, troupe jolie...
Ainsi donc, de moi l’on se moque ?...
Se jouer de ma bonne foi !
RIFOLET, gaiement.
Je t’ai rendu le réciproque.
N’étais-je pas dans mon emploi ?
Je tenais mon titre de toi !
Ce n’est rien qu’une représaille,
Et plus que toi je dois l’aimer :
On comprend qu’un homme de paille } (bis.)
Soit très sujet à s’enflammer ! }
Il dit le bis en se retournant vers Madame Sénéchal, qui reste impassible.
MADAME SÉNÉCHAL, à Rifolet.
Mais, monsieur, ce mariage est impossible ! la fortune de ma nièce...
RIFOLET.
Eh ! madame ! qu’est-ce que la fortune, quand on s’aime ?... cela n’empêche pas d’être heureux !
MADAME SÉNÉCHAL.
Non, monsieur, vous n’y pensez pas !
DEVILLIERS, à part.
Tout espoir n’est pas perdu !
SÉNÉCHAL, dehors, avec colère.
Ah ! il n’est pas parti !
Paraissant.
Je vais le flanquer à la porte, moi !
RIFOLET.
Mais, madame ! je me permettrai de vous dire...
Scène XIV
DEVILLIERS, SÉNÉCHAL, venant du fond à gauche, une lettre à la main, RIFOLET, MADAME SÉNÉCHAL, ERNESTINE
SÉNÉCHAL, à Rifolet, en lui montrant la lettre.
Comment, monsieur, vous osez !...
RIFOLET, l’écartant de la main.
Monsieur Sénéchal, laissez-nous tranquilles !
À Madame Sénéchal.
Madame...
SÉNÉCHAL, l’interrompant avec éclat.
M’écrire une pareille lettre !
RIFOLET, de même.
Laissez-nous donc tranquilles ! Asseyez-vous !
À Madame Sénéchal.
Madame !
SÉNÉCHAL, lisant en s’approchant de Rifolet.
« Je suis aimé ! il ne me manque plus que votre consentement. »
RIFOLET, de même.
Monsieur Sénéchal, causez un instant avec Devilliers, qui s’ennuie.
SÉNÉCHAL.
Mon consentement !... pour faire la cour à ma femme !... Ah !...
RIFOLET.
Oui, madame... J’aime Mademoiselle Ernestine, et vous opposer à ce mariage, c’est me réduire au désespoir, c’est me désobliger... vous, qui avez été si bienveillante pour moi !
À demi-voix.
Julie !
Mouvement de Madame Sénéchal.
SÉNÉCHAL, avec joie.
Quoi ! c’est Ernestine qu’il aime !... Ah ! mais ça me va ! ça me va mieux !
Sénéchal passe entre Rifolet et sa femme.
RIFOLET.
Qu’entends-je, vertueux Sénéchal !
DEVILLIERS, regardant Madame Sénéchal avec intention.
Mais, madame ne peut consentir raisonnablement... un employé à mille écus !
RIFOLET.
Et quinze cents francs de rente !
MADAME SÉNÉCHAL, à Devilliers, froidement.
Vous vous trompez, monsieur : dès que cette union convient à mon mari, elle m’est agréable.
SÉNÉCHAL, avec joie.
Ah ! ma femme m’adore !... j’en suis bien aise !
MATHURIN, entrant par le fond à gauche.
Le cabriolet de Monsieur Devilliers l’attend ; le cheval est attelé.
DEVILLIERS, remontant vivement.
Comment ! qui a donné l’ordre ?
RIFOLET.
C’est moi !
SÉNÉCHAL.
Ce cher Devilliers, il nous quitte ! ah ! j’en suis fâché !
MADAME SÉNÉCHAL, faisant passer Ernestine auprès de Rifolet.
Oui, les affaires de monsieur le rappellent à Paris. Nous serions désolés que nos intérêts compromissent les siens.
DEVILLIERS, à part, Madame Sénéchal en redescendant un peu la scène.
Cependant, madame, je croyais...
Madame Sénéchal lui lance un regard significatif. À part.
Et chassé ! rien n’y manque !
Il fait un mouvement pour sortir, Rifolet le retient.
RIFOLET, raillant.
Tu avais fait donner l’avoine à Cocotte... C’était une bonne précaution... moi, j’ai fait atteler, parce que je me suis dit : Que diable Devilliers fera-t-il ici ?
Prenant Ernestine sous le bras ; Sénéchal prend le bras de sa femme.
Mon oncle d’un côté, moi de l’autre, avec nos femmes, bras dessus, bras dessous, tu marcherais donc devant nous, la canne à la main, comme un tambour-major, ou derrière comme un domestique, ou au milieu, comme un prisonnier ? ça serait ridicule.
SÉNÉCHAL.
Ça ne se peut pas !
DEVILLIERS, prenant son parti en riant.
Eh ! eh ! eh bien... mais quoi donc, Rifolet ?... c’est bien, c’est de bonne guerre.
RIFOLET, riant.
Bien joué, n’est-ce pas ? tu avais la première manche, j’ai gagné la seconde.
Indiquant Ernestine.
Et la belle est à moi.
SÉNÉCHAL.
Tiens ! c’est un calembour ! j’allais le dire... il est très spirituel, mon neveu. Je suis enchanté d’avoir fait sa connaissance.
Prenant la main de Rifolet.
Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance.
RIFOLET, tirant Devilliers à part, sur le devant de la scène.
Tu sais ?... tu m’as appris ce que c’est qu’un plastron.
Riant.
L’état est bon, il rapporte !... mais, en retour, je dois te dire quel personnage tu viens de jouer ici... dans toutes les langues vivantes, cela s’appelle...
DEVILLIERS, froidement.
Cela s’appelle ?...
RIFOLET, riant.
Cela s’appelle un Jobard !
Légèrement.
Adieu, cousin ! bon voyage !
Chœur.
Air : Bravo, bravo, l’escamoteur (Final du 1er acte).
BIFOLET.
Adieu donc, adieu, cher cousin,
Courage,
Et bon voyage !
Espérons que le temps, enfin,
Calmera ton chagrin.
DEVILLIERS.
Adieu donc, adieu, cher cousin,
À part.
J’enrage !...
Mais je gage
Qu’on apprendra bientôt, enfin,
Qu’il n’est pas le plus fin.
SÉNÉCHAL, ERNESTINE et MADAME SÉNÉCHAL.
Espérez un plus doux destin,
Courage,
Et bon voyage !
À part.
Et bientôt, à son tour, l’hymen
Calmera son chagrin.
Pendant le chœur, Rifolet et Sénéchal reconduisent Devilliers, qui sort par le fond à gauche.
RIFOLET, au public.
Air du Cheval (du Brasseur de Preston).
Mon adversaire est fugitif,
C’est assez significatif ;
Et je crois avoir, moi, chétif,
Assez bien conduit mon esquif.
Son projet mystificatif
N’a pas dû me trouver rétif.
On m’enrichit, c’est lucratif ;
J’ai femme charmante, à l’œil vif
Pour un personnage passif,
Pour un plastron un peu naïf,
Mon rôle est très récréatif,
Je tiens fort à cet adjectif !
De Plastron je garde la place,
Car les auteurs, d’un air craintif,
M’ont dit : Ce soir, soyez, de grâce,
Notre Plastron préservatif.
J’accepte un emploi qui m’honore ;
Mais vous comprenez mon motif,
C’est que j’y crois trouver encore
Un avantage positif :
Il est un bruit dont je raffole,
C’est le tapage approbatif ;
Qu’ici, sans crainte de contrôle,
Tout spectateur bien expansif
Des pieds, des mains, de la parole
Fasse un usage convulsif !
Et me proclame, dans ce rôle,
Un Plastron désopilatif.
TOUS, en chœur.
Ah ! proclamez- { moi dans ce rôle
{ le
Un Plastron désopilatif.