Le Vicomte de Létorières (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)

Comédie en trois actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 1er décembre 1841.

 

Personnages

 

LE VICOMTE DE LÉTORIÈRES, dix-neuf ans

LEMARÉCHAL PRINCE DE SOUBISE, cinquante ans

LA PRINCESSE, vingt-cinq ans

LE BARON TIBULLE MÉNÉLAS D’HUGEON, vingt-six ans

HERMINIE, sa sœur, dix-sept ans

LE CONSEILLER DESPERRIÈRES, cinquante-cinq ans

VÉRONIQUE, sa sœur, quarante ans

POMPONNE, précepteur de Létorières, soixante ans

GREVIN, tailleur, quarante ans

GENEVIÈVE, sa femme, vingt-six ans

 

Au premier acte, la scène se passe à Paris. Au deuxième acte, à Chatou, chez le conseiller Desperrières, Au troisième acte, à Marly, dans les appartements de la princesse de Soubise.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une pièce mansardée. Portes à droite et à gauche. L’entrée au fond. Une cheminée. Ameublement très modeste.

 

 

Scène première

 

GENEVIÈVE, GREVIN

 

GENEVIÈVE, entrant la première.

Ne me suivez pas, M. Grevin... Allez-vous-en, retournez à la boutique.

GREVIN, la suivant.

Mais, ma petite femme...

GENEVIÈVE.

Il n’y a pas de ma petite femme... Puisque vous ne savez pas vous faire payer, moi, qui ai bec et ongles, je m’en charge... et je ne sors pas d’ici, sans nos quatre cents livres.

GREVIN.

Je m’en vas... Mais, je t’en prie, Geneviève, ne vas pas trop le rudoyer.

GENEVIÈVE.

Et si je veux le rudoyer, moi !... Ne voilà-t-il pas un beau merle, pour qu’on le ménage !... Un petit mauvais sujet, qui s’échappe du collège du Plessis, pour s’en venir percher, rue Plâtrière, au quatrième, dans cette cage à poulets !... Jolie pratique pour la maison Grevin et femme, maîtres tailleurs, à l’enseigne de l’Anguille couronnée !... Nous, qui venons d’habiller le parlement Maupeou de la tête aux pieds !... Mais pourquoi donc est-il venu chez nous, ce vaurien ?... Mais pourquoi l’as-tu reçu ?... Ah ! si j’avais été là !...

GREVIN.

Dame ! que veux-tu... il était si doux, si gentil ! il m’a raconté si franchement son histoire... que moi, tout d’abord, je m’y suis laissé prendre... Geneviève, Comme un imbécile.

GREVIN.

Hein ?

GENEVIÈVE.

Comme un imbécile !

GREVIN.

Ah ! bon !... j’avais bien entendu... Et puis, dès qu’il m’a dit son nom : le vicomte de Létorières !... un vicomte ! moi, qui n’habille que des conseillers ou des avocats !... Oh ! alors, je n’ai plus hésité... et, trois jours après, l’habillement complet était livré.

GENEVIÈVE.

Sans compter le bel habit que tu viens d’achever... Mais il ne verra pas le bout du nez de celui-là... Enfin, voyons, quand tu t’es présenté pour la cinquième fois, quand tu lui as demandé cet argent, que nous attendons depuis quinze jours... qu’est-ce qu’il t’a répondu, ce bel oiseau ?

GREVIN.

J’arrive, je demande M. le vicomte de Létorières...  « Au quatrième... la troisième parte à gauche... celle où il n’y a pas de paillasson... »

GENEVIÈVE, avec mépris.

Et ça se dit vicomte !... Pas de paillasson !

GREVIN.

Je monte, et je m’adresse à un vieux bonhomme tout râpé qui vient m’ouvrir, en grelottant... car, tu vois, pas même de feu !...

GENEVIÈVE.

Et ça se dit... Après ?

GREVIN.

« Entrez, me dit-il, et attendez un moment : M. le vicomte déjeune. » Je m’avance, furieux, décidé à faire du tapage, et je vois... Tiens, il était assis, là, sur cette chaise de paille, une assiette sur ses genoux, et il mangeait... quoi ? un hareng et des noix sèches... et il buvait... quoi ?... de l’eau claire !... quand nous, qui ne sommes que des ouvriers, nous avons tous les jours la soupe, le bœuf, le gigot, les...

GENEVIÈVE.

C’est bon, c’est bon.

GREVIN.

Certainement, c’est très bon... Mais un hareng !... Quand j’ai vu ça, j’en ai eu le cœur serré... et quand il s’est levé, en m’offrant sa chaise, quand il m’a prié, avec sa petite voix si douce, de lui accorder encore huit jours... je voyais bien que ça l’humiliait, ce pauvre enfant, car ses deux grands yeux se remplissaient de larmes... Oh ! alors, ma foi, je n’y ai pas tenu... j’ai balbutié quelques mots d’excuse, et j’ai descendu les escaliers quatre à quatre.

GENEVIÈVE, avec colère.

Parce que tu es une poule mouillée, une poire molle !... que tu n’es pas un homme, enfin !... Mais, moi, je suis une femme, vertuchou !... et il va avoir affaire à Geneviève Cremaillon, femme Grevin !

GREVIN.

Mais, ma petite femme...

GENEVIÈVE.

Mais, mon petit mari...

Air : du vaudeville de Haine aux hommes.

Tu sais bien que j’ai plus que toi
D’aplomb, d’ fermeté, de courage.
Chez nous, tout va bien... grâce à moi,
Qui fais plus d’ la moitié d’ l’ouvrage.

GREVIN.

Pour ça, permets-moi d’ protester :
C’est moi qui fais habit et veste.

GENEVIÈVE.

Oui ; mais, comm’ c’est moi qui fais l’ reste,
Ça n’ donn’ le droit de les porter.

Ainsi...

Lui montrant la porte.

à la boutique !

GREVIN.

Dis donc, si j’allais chez M. Desperrières, pour cette affaire ?...

GENEVIÈVE.

M. Desperrières est à Chatou... Ça me regarde... j’irai demain... Va-t-en !... Ah ! il pleut... Donne moi le parapluie.

GREVIN, lui donnant le parapluie.

Ah ça ! țu me promets...

GENEVIÈVE, criant.

À la boutique !

 

 

Scène II

 

GENEVIÈVE, GREVIN, POMPONNE

 

POMPONNE, entrant de la droite et se frottant les yeux comme un homme qui se réveille en sursaut.

Hein ?... qu’est-ce qu’il y a ?... qui va là ?...

GREVIN.

Bon ! à l’autre !

POMPONNE.

Comment ! encore vous, M. Grevin ?... Il me semble qu’hier au soir...

GREVIN, embarrassé.

Oui, hier au soir... certainement... il n’y a pas de doute... mais c’est ma femme qui...

GENEVIÈVE.

Ah !... À nous deux, maintenant, mon brave homme.

POMPONNE.

Plaît-il, brave femme ?...

GENEVIÈVE.

Monsieur !...

POMPONNE, fièrement.

Madame !...

GREVIN, à part.

V’là une affaire !...

POMPONNE, continuant.

Apprenez que vous parlez à Séraphin Pomponne, bachelier-ès-lettres, ex-régent de classe au collège Picpus... aujourd’hui, précepteur de sire Lancelot Joseph le Provost du Vighan, seigneur de Marsaille et de Létorières !

GREVIN.

Ça sonne !...

GENEVIÈVE, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !... Voyez donc ce beau seigneur, qui ne paie pas son tailleur, et qui se régale de hareng saur dans son galetas !...

POMPONNE.

Tailleuse !...

GREVIN.

Ma femme !

GENEVIÈVE.

Et monsieur son précepteur... ce vieux chien de cour, avec son habit d’amadou et sa perruque plumée !

POMPONNE.

Femme du peuple !

GREVIN.

Ma femme !

GENEVIÈVE, marchant à lui.

Ton vicomte de Létorières, ton seigneur de broussailles, n’est qu’un aventurier, un petit aigrefin !... et toi, un vieux échappé de la bande à Cartouche !...

GREVIN.

Oh ! ma...

Elle lui donne un coup sur les doigts.

Bon !...

POMPONNE, hors de lui.

Mégère !... sortez d’ici !... Je vous ordonne de quitter les appartements de M. le vicomte !

GENEVIÈVE.

Oh ! les appartements !... Pauvre petit, tu as donc peur que je salisse les tapis de M. le vicomte, que j’abime les fauteuils dorés de M. le vicomte ?... Mais où se cachet-il donc, ce petit monstre ?

POMPONNE.

M. le vicomte est allé visiter ses juges, pour un procès...

GREVIN.

Il a un procès ?...

POMPONNE.

Dont dépend sa fortune entière.

GENEVIÈVE.

Ah ! ah ! ah ! sa fortune !... Le mot est joli !... Eh bien ! en attendant qu’il gagne son procès, je te rends responsable de mes quatre cents livres... puisque c’est toi qui l’as débauché...

POMPONNE.

Débauché !

GENEVIÈVE.

Puisque c’est toi qui l’as aidé à s’échapper de son collège.

GREVIN.

Le fait est que...

POMPONNE.

J’aurais bien voulu vous y voir !... Quand je me rappelle qu’il y a quinze jours, au collège du Plessis, après l’avoir mis soigneusement sous clé... car je connaissais son caractère aventureux... je m’étendais tranquillement dans mon lit... Tout-à-coup, j’entends le bruit d’une croisée qui s’ouvre. Des voleurs ! m’écriai-je... des voleurs chez M. le vicomte !... Et je m’élance vers sa chambre, dans le simple appareil d’un précepteur réveillé en sursaut, et armé d’un dictionnaire grec.

GENEVIÈVE.

Ah ! que vous deviez être laid !

POMPONNE.

Qu’est-ce que je vois !... Mon vicomte, qui descendait par la fenêtre, en se suspendant aux draps de son lit !... ses pieds touchaient déjà l’impériale d’un fiacre...

GREVIN.

Dont le cocher était au cabaret ?...

POMPONNE.

Oui... Un cri m’échappe. « Malheureux ! qu’est-ce que cela veut dire ?... – Mon cher précepteur, cela veut dire qu’ici les classes sont trop longues, et les récréations trop courtes. – Mais, où allez-vous, cruel enfant ? – Je vais voir Paris !... le monde !... l’Opéra !... je vais voir Herminie !... Herminie ou la mort !... » Et, avant de me dire ce que c’est qu’Herminie, voilà mon élève qui saute sur le siège, fouette les chevaux et les met au grand galop... des chevaux de fiacre !

GENEVIÈVE.

Ils en seront morts du coup !

POMPONNE.

Stupéfait de tant de choses extraordinaires je pousse des rugissements... le principal, les régents, tout le monde accourt, et je m’évanouis, dans les bras du portier. « Courez, me crie-t-on de tous côtés, cherchez, retrouvez, ramenez le vicomte... vous en répondez sur votre tête !... » et, pour ne pas perdre une minute, on me fait sortir par le même procédé que lui... moins le fiacre !... Me voilà dans les rues de Paris, à minuit avec six écus dans ma poche, et un dictionnaire grec !...

GENEVIÈVE.

C’est bien fait !

GREVIN.

Mais comment ne l’avez-vous pas ramené à son collège ?

POMPONNE.

Ah dame ! c’est que...

GENEVIÈVE.

C’est que... c’est qu’ils ne valent pas mieux l’un que l’autre !...

POMPONNE.

Femme Grevin !

GENEVIÈVE.

C’est bon, je m’en vas... J’ai mes provisions à faire, et soixante pistoles à toucher, ici près, chez une de nos pratiques... ça n’est pas un vicomte, celui là, ça n’est qu’un bourgeois, un procureur... mais, ça paie.

POMPONNE.

Je crois bien... un procureur !

GREVIN.

Oui, n’est-ce pas ?... un procureur... si ça ne payait pas...

GENEVIÈVE, pendant que Grevin gagne la porte.

Dès que j’aurai touché, je reviens lui parler entre quatre-z-yeux, à ce beau vicomte... Ah ! ah ! c’est que je ne suis pas comme mon oison de mari, moi !...

GREVIN, redescendant.

Hein ?

GENEVIÈVE.

À la boutique !...

À Pomponne.

Et s’il ne pale pas, il ira au For-l’Évêque, ton bijou sans le sou... avec toi, vieux hibou, vieux sapajou !

POMPONNE.

Madame !... sortez, ou...

GENEVIÈVE.

Au revoir... grigou !

Elle sort, en poussant son mari.

 

 

Scène III

 

POMPONNE, abasourdi

 

Ah ! l’abominable furie !... elle m’a appelé grigou !... elle m’a appelé chien de cour et perruque plumée !... moi ! ex-régent de classe au collège Picpus !... C’est bien fait ! je l’ai mérité !... voilà le fruit de mes escapades !... fructus belli !... Dieu ! que dirait le digne abbé du Vighan, l’oncle de M. le vicomte, s’il savait que moi, envoyé pour le ramener au bercail, moi, son précepteur, je suis devenu son complice !... Mais le moyen de faire autrement ?... Je ne sais pas à quoi ça tient, dès qu’il vous parle, dès qu’il vous regarde, va te promener, tous les raisonnements... il vous fait rire, il vous fait pleurer, et on fait tout ce qu’il veut.

Air : du vaudeville du Baiser au porteur.

Mais cette existence incertaine
Dure ainsi depuis douze jours !
J’ai tout vendu, ma montre avec sa chaîne,
Mes boucles d’or, ma veste de velours,
Pour nos repas si légers et si courts !...
Mais, ce matin, ô comble de détresse !
Comment tout ça va-t-il se terminer ?...
J’en suis, hélas ! à ma dernière pièce,
Et n’ai pas fait mon premier déjeuner !

Pourvu que M. le vicomte rapporte de bonnes nouvelles !... Il est allé voir les juges... à pied, comme un clerc de procureur ! quand il ne devrait sortir qu’en carrosse à quatre chevaux, avec un coureur, un piqueur, un... Ah ! mon Dieu !...

Écoutant.

Il ne manquait plus que ça !... il pleut à verse... Ce malheureux enfant va être trempé !... car il n’a pas de quoi prendre un fiacre... Vite, préparons tout ce qu’il faut pour le sécher, l’éponger... vite ! vite !

 

 

Scène IV

 

POMPONNE, LÉTORIÈRES

 

LÉTORIÈRES, entrent très gaiement.

À déjeuner ! à table !... je meurs de faim !

POMPONNE, courant à lui, une serviette à la main.

Attendez, attendez que j’aie auparavant...

Le touchant.

Eh bien ! mais vous êtes parfaitement sec ?...

LÉTORIÈRES.

Comme vous voyez, Pomponne... pas une goutte à mon habit, pas une tache à mes bottes...

Parlant au fond, avec une impertinence comique.

Holà ! mes gens, qu’on renvoie mon carrosse... deux louis à mon cocher et à mon heiduque... je ne sortirai plus que ce soir, pour passer une heure à l’Opéra... Allez.

Il éclate de rire.

POMPONNE, ébahi.

Ah ça ! vous avez donc trouvé un parapluie ?...

LÉTORIÈRES.

Un parapluie !... fi donc !... un parapluie à M. le vicomte de Létorières !... pouah !...

Changeant de ton.

Vous savez bien que nous n’en avons pas.

POMPONNE.

Mais, alors...

LÉTORIÈRES.

Voici ce que c’est, mon bon vieux Pomponne. Surpris par l’orage, je m’étais abrité sous une porte cochère, et, d’un air piteux, je regardais tomber la pluie... Un fiacre s’arrête devant moi, le cocher me considère quelques instants, puis : « Not’ maître, me dit-il, voulez vous que je vous ramène chez vous ?... – Merci, mon ami, j’attendrai la fin de cette averse. – Pourquoi donc ça ?... Montez, not’ maître. – Voyons, ne perds pas ton temps : je n’ai pas un sou pour te payer. – C’est pour ça ? s’écrie-t-il, en sautant à bas de son siège... Il ne sera pas dit que Jacques Sicard aura laissé sous une porte cochère un joli gentilhomme comme vous, faute d’une pièce de vingt-quatre sous. »

POMPONNE, attendri.

Brave homme !

LÉTORIÈRES.

Et le voilà qui me pousse malgré moi dans sa voiture... Ce n’est pas tout... Arrivé ici, il m’ôte respectueusement son chapeau, et, me présentant un louis d’or... que j’ai refusé : « Il ne faut pas, ajoute-t-il, que vous vous retrouviez dans l’embarras à la première averse... Moi-même, je vous en préviens, j’exigerai mes vingt-quatre sous... Prenez ça, vous me te rendrez plus tard... fiacre jaune, N° 144. »

POMPONNE, avec enthousiasme.

Vous l’avez fasciné !... comme vous fascinez tout le monde !

LÉTORIÈRES.

Et comme je cherchais à me rendre compte de cette offre singulière... « Tenez, me dit-il, quand je vous ai vu là, sous cette porte... vous étiez si charmant, que j’ai cru voir un bon ange. »

POMPONNE.

Oui, c’est cela !... Il y a en vous, dans vos regards, quelque chose qui... quelque chose que... Enfin, qui m’expliquera comment, quand je vous ai retrouvé, quand j’ai voulu vous prêcher, vous sermonner, c’est vous qui m’avez converti... ou plutôt, perverti ?... quand j’ai voulu vous ramener au collège avec moi, c’est vous qui m’avez prouvé qu’il fallait rester ici avec vous !...

LÉTORIÈRES.

Et vous êtes resté.

POMPONNE, avec bonté.

Dame ! vous n’aviez plus qu’un écu, et j’en avais encore quatre.

LÉTORIÈRES.

Bon vieux !...

POMPONNE.

Le moyen de vous résister ?... Et ne vous y trompez pas... ce matin encore, c’est la Providence elle-même.

LÉTORIÈRES, gaiement.

Je commence à le croire...

Air : des Diamants de la couronne.

Je vois que le ciel me seconde
Et vient à mon aide en chemin :
Dès mon premier pas dans le monde,
Quelqu’un déjà me tend la main !
Bonne espérance ! heureux présage !
Quand chacun m’offre son appui...
Bonne espérance, heureux présage !
Marchons au but... car, aujourd’hui,
J’ai bravé mon premier orage
Et trouvé mon premier ami !

POMPONNE, avec reproche.

Votre premier ami !...

LÉTORIÈRES.

Après vous, mon bon Pomponne...

Gaiement.

Ma foi, pendant qu’elle s’occupe de moi, la Providence devrait bien me jeter du ciel un bon déjeuner.

POMPONNE.

Un bon déjeuner ?... le voici !... Une once de café et une jatte de lait... dont j’ai fait l’emplette.

LÉTORIÈRES.

Ah bah !... Vite, du feu !

POMPONNE.

C’est cela... pendant que je vais acheter deux petits pains.

LÉTORIÈRES, d’un air de doute.

Acheter ?...

POMPONNE.

Oh ! je suis en fonds... après ça, par exemple...

LÉTORIÈRES.

J’entends... il vous restait quelque chose... Allez vite... Je tombe d’inanition.

POMPONNE.

Je cours...

Revenant.

Oh ! étourdi que je suis !... et cette succession ?... et les juges ?... Avez-vous vu...

LÉTORIÈRES.

Personne, non... Je verrai les juges, je verrai les ministres, je verrai le roi, s’il le faut... quand j’aurai un habit... un habit superbe, que j’attends ce matin.

POMPONNE, tristement.

Ah ! vous l’attendez...

LÉTORIÈRES.

Et puis, en sortant, je me suis rappelé qu’Herminie devait être à Paris... place Royale...

Avec chaleur.

Et quand je pense à Herminie, voyez-vous, la raison, la tête, tout déménage !... Herminie !... vous ne la connaissez pas, Pomponne ?

POMPONNE.

J’en ai beaucoup entendu parler... par vous... mais...

LÉTORIÈRES.

Si vous saviez comme elle est bonne et jolie, ma petite cousine !... Elle n’a qu’un défaut.

POMPONNE.

Lequel ?

LÉTORIÈRES.

C’est son imbécile de frère, l’aîné de la famille... le baron Tibulle Ménélas d’Hugeon... Hein ? Ménélas !... quel nom !... ça lui portera malheur, c’est sûr... Mais je l’aime !... pas Ménélas !... Herminie... je l’aime comme un fou !... Elle, de son côté... je n’avais rien fait pour lui plaire... vrai !... et il s’est trouvé qu’un jour...

POMPONNE.

Elle vous adorait... Est-ce que ça peut être autrement ?... Mais où diable cet amour-là vous est-il venu ?

LÉTORIÈRES.

Aux vacances, que j’allais passer chez ma grand’tante, où elle venait aussi... ça a commencé sous la grande allée de tilleuls.

POMPONNE.

Ah ! c’est sous la grande allée que...

LÉTORIÈRES.

Ça commence toujours dans ces endroits-là... et depuis, ça n’a fait que croître, de vacances en vacances... si bien que, cette année, il faut que ça finisse.

POMPONNE.

Comment ?

LÉTORIÈRES.

Dame ! je ne sais pas... nous verrons... Et, d’abord, je l’ai informée de ma fuite, du lieu de ma retraite, par un petit mot remis à Charlotte, sa fille de chambre... que j’ai embrassée pour la peine.

POMPONNE.

Elle s’est fâchée ?...

LÉTORIÈRES.

Au contraire... et j’ai recommencé... Le port est payé... c’est un moyen économique et commode... et puis on est sûr du secret... Jugez donc !... si on découvrait que je loge rue Plâtrière, au quatrième...

POMPONNE.

On vous ferait arrêter...

LÉTORIÈRES.

Et vous aussi, Pomponne.

POMPONNE.

Miséricorde !... en prison, un ex-régent de classe au collège de...

LÉTORIÈRES, achevant.

Picpus, c’est convenu... Mais, en attendant que nous mangions le pain du roi... si vous alliez chercher les nôtres ?

POMPONNE.

Ah ! oui... On passerait toute sa journée à l’écouter, sans rien prendre... et pourtant, j’ai une faim !...

LÉTORIÈRES, avec empressement.

Où est le lait ?... le café ?...

POMPONNE.

Voici tout ce qu’il faut, M. le Vicomte...

Voyant le vicomte mettre un fagot dans la cheminée.

Dire que c’est un Provost du Vighan, seigneur de Marsaille et vicomte de Létorières...

LÉTORIÈRES, se retournant.

Eh bien ?...

POMPONNE.

J’y vais, j’y vais.

LÉTORIÈRES, lui tendant la main.

Air : False de Giselle (de Burgmuller.)

Allons, allons, de la philosophie !
De ses malheurs n’a-t-on pas triomphé,
Lorsqu’à soi seul on doit, dans cette vie,
Ses biens, son rang, et jusqu’à son café !...
 Craignons surtout de nous laisser surprendre :
Quand nous tenons notre premier repas,
Déjeunons bien, afin de mieux attendre
Notre dîner, que nous ne tenons pas...

Reprise ENSEMBLE.

Allons, allons, de la philosophie, etc.

Pomponne sort au fond.

 

 

Scène V

 

LÉTORIÈRES, puis GENEVIÈVE

 

LÉTORIÈRES, à genoux, soufflant le feu.

Ô Hermine... quand j’aurai mes deux millions...

Regardant le feu.

Ça ne prend pas...

Continuant.

Quand nous serons mariés, installé dans un hôtel splendide...

Détournant la tête.

Pouah ! la cendre !...

Poussant.

Hum ! hum !... Il faut pourtant que je déjeuné, par la sambleu !

Il souffle très vite et avec colère.

Quand j’entendrai sa voix si douce... Ah ! mon Dieu !...

Bruit d’une personne qui tombe dans les escaliers.

POMPONNE, en dehors.

Faites donc attention, tailleuse !...

GENEVIÈVE, de même.

Il fallait vous ranger... Est-ce qu’on y voit goutte dans vos escaliers ?

LÉTORIÈRES.

Bon ! la femme Grevin qui culbuté mon précepteur !... elle m’apporte mon habit.

POMPONNE.

Vous êtes une insolente !

GENEVIÈVE.

Allez au diable !

Elle entre et ferme la porte avec colère.

LÉTORIÈRES, toujours à genoux et soufflant.

Donnez-vous la peine d’entrer, Madame.

GENEVIÈVE, au fond.

Merci... c’est fait.

LÉTORIÈRES.

Ah !...

Geneviève prend une chaise et s’assied brusquement en lui tournant le dos.

Donnez-vous la peine de vous asseoir, Madame.

GENEVIÈVE.

Merci... c’est fait.

Tirant un mouchoir de son panier et s’essuyant le front.

Quand on a monté vos quatre étages, c’est bien le moins.

LÉTORIÈRES.

C’est juste.

GENEVIÈVE, sans le regarder, et brusquement.

Monsieur !... je viens vous dire, d’abord et d’un, que mon mari est un imbécile.

LÉTORIÈRES, à mi-voix.

Accordé...

GENEVIÈVE.

Il s’est laissé entortiller par vous... mais moi, c’est une autre paire de manches.

LÉTORIÈRES, à part.

Ah ! mon Dieu !

GENEVIÈVE.

Et je vous avertis que je ne mettrai pas les pieds dehors, avant d’avoir...

LÉTORIÈRES.

Vous permettez que je continue, Madame ?...

GENEVIÈVE.

Allez, soufflez, ça m’est égal.

LÉTORIÈRES, avec douceur.

C’est que je suis sorti ce matin à six heures... je n’ai encore rien pris... et je vous avoue que...

GENEVIÈVE, brusquement.

Pardine ! vous souffrez...

À part.

Bon moyen pour s’abîmer l’estomac !

Haut.

Mon petit Monsieur, c’est quatre cents livres...

LÉTORIÈRES.

Mon précepteur est allé acheter deux petits pains, et pendant ce temps, moi, je prépare notre café.

GENEVIÈVE.

Ah ! c’est vous qui...

À part.

Jolie ripopée qu’il va fabriquer là !...

LÉTORIÈRES.

Voilà mon feu allumé, mon eau chaude... je n’ai plus qu’à y jeter le café, et je suis à vous.

GENEVIÈVE.

Oh ! il n’y a pas besoin de tant de paroles... c’est quatre cents...

LÉTORIÈRES, jetant un petit cri.

Aïe !

GENEVIÈVE, vivement.

Vous vous êtes brûlé ?...

LÉTORIÈRES, secouant sa main.

Oh !... oh ! que ça me cuit !

GENEVIÈVE, se levant.

Vite ! vite ! votre main dans de l’eau froide !... Tenez, tenez.

Elle lui présente un pot à eau.

LÉTORIÈRES.

Merci, Madame.

Il plonge sa main dans l’eau.

GENEVIÈVE, le regardant pour la première fois, à part.

Tiens ! tiens ! tiens !... comme c’est jeune !...

Haut.

Ça va-t-il mieux ?

LÉTORIÈRES.

Tout-à-fait bien... Je ne me serais pourtant pas avisé de ce remède-là.

GENEVIÈVE, triomphante.

Pardine !... est-ce que les messieurs savent rien faire ?... et si j’avais de l’huile, ou une pomme de terre, donc !... mais il n’y a rien ici.

LÉTORIÈRES.

C’est une justice à rendre au logement.

Retirant sa main.

Mille remerciements, Madame.

Pendant qu’elle va déposer le pot, il retourne à la cheminée et se remet à souffler.

GENEVIÈVE.

Ah ! ça, est-ce que vous croyez que je vas passer ma journée ici... à vous entendre...

Elle fait l’action de souffler.

Dépêchons-nous, s’il vous plaît... mon mari m’attend, pour faire notre second déjeuner.

LÉTORIÈRES, soupirant.

Ah ! vous avez déjà fait le premier ?... Vous êtes bien heureuse !

GENEVIÈVE, à part.

Au fait, s’il n’a encore rien pris...

Haut.

Voyons, déjeunez vite, au moins.

LÉTORIÈRES.

Sans mon vieux précepteur ?... oh ! non, non... il m’a attendu, je l’attendrai.

Il prend un cornet de sucre.

Pauvre homme !...

GENEVIÈVE, se fâchant.

C’est ça !... et pendant ce temps-là je ferai le pied de grue !...

À part.

Il a de bons sentiments... c’est gentil !...

Haut, tendant la main.

Voyons, finissons-en... c’est quatre cents...

Regardant Létorières, qui s’apprête à mettre du sucre dans le lait et lui arrêtant le bras.

Qu’est-ce que vous allez donc fourrer là, dans votre lait ?

LÉTORIÈRES.

Du sucre.

GENEVIÈVE.

Du sucre, ça !... mais c’est de la sciure de bois, mon cher monsieur... mais notre perroquet n’en voudrait pas... Allons donc !

Elle saisit le cornet, qu’elle lance par la fenêtre.

LÉTORIÈRES.

Mais, Madame...

GENEVIÈVE.

Du sucre ! En voilà, du sucre... du blanc, du bon...

Elle en tire un gros morceau de son panier et le jette dans le lait, puis, tendant de nouveau la main.

C’est quatre cents livres... dépêchons.

LÉTORIÈRES.

Mon Dieu ! Madame, je suis confus, désolé... mais il m’est impossible, pour le moment...

GENEVIÈVE.

Impossible !... quand j’ai traité Grevin de poule mouillée, pour vous avoir accordé seulement un jour !...

LÉTORIÈRES.

Mais, ne craignez rien... si je gagne mon procès, je serai riche, très riche... et je vous paierai deux, trois, quatre fois ce que je vous dois.

GENEVIÈVE.

Allons donc !... Et, si vous le perdez, votre procès ?

LÉTORIÈRES.

Je le gagnerai !

GENEVIÈVE, s’animant.

Et, en attendant, vous croyez que je vas rentrer à la boutique, les mains vides... pour qu’on pense que je me suis laissé séduire par vos beaux yeux !...

À part.

Le fait est qu’ils sont superbes...

LÉTORIÈRES, suppliant.

Madame Grevin !...

GENEVIÈVE.

Non, non, mon petit monsieur !... Quand on ne peut pas payer ses habits, on n’en fait pas faire... quand on n’a pas de quoi vivre, on ne décampe pas de son collège, où on était bien nourri, bien couché... Pourquoi l’avez-vous quitté, votre collège ?... voyons.

LÉTORIÈRES, vivement.

Pourquoi ?... ah ! vous allez comprendre cela, vous, Madame Grevin... car vous êtes une femme, car vous êtes jeune.

GENEVIÈVE.

Pardine ! À vingt-six ans.

LÉTORIÈRES, s’interrompant.

Ah ! on ne vous les donnerait pas...

GENEVIÈVE.

Hein ?...

LÉTORIÈRES, continuant.

Car vous devez être bonne et sensible.

GENEVIÈVE.

Du tout !... Je suis méchante.

LÉTORIÈRES, baissant la voix.

Pourquoi ?... parce que j’aimais !

GENEVIÈVE.

Ah ! bah !... Ce petit !...

LÉTORIÈRES, avec feu.

Oui, j’aimais de toutes les forces de mon âme... une jeune fille, un ange... qui est malheureuse, qui souffre... oui, qui souffre d’une de ces douleurs inconnues aux filles du peuple et de la bourgeoisie !... Là, du moins, l’amour du père, comme sa fortune, est également partagé entre tous ses enfants... Chez nous, au contraire, à un seul, à l’aîné, toute la tendresse, tous les biens !... Mais il est fat !... il est l’aîné... mais il est laid !... il est l’aîné... mais il est bête !...

GENEVIÈVE, riant.

Il est l’aîné !...

LÉTORIÈRES.

Voilà... Celle que j’aime à un frère, un sot, un imbécile... À lui le rang, la fortune et les caresses !... tandis que la pauvre petite, dédaignée, repoussée, n’a pour perspective qu’on couvent...

Avec élan.

Je l’aime, moi, Madame Grevin !... je l’aime, parce qu’elle est jolie, douce, bonne, spirituelle... mais, n’eût-elle aucune de ces qualités... ah ! votre cœur me comprendra... je l’aimerais encore, parce qu’elle est malheureuse !

Il essuie des larmes.

GENEVIÈVE, attendrie.

Ah ! c’est très bien !... vertuchou ! c’est très bien !

LÉTORIÈRES.

Il lui fallait un appui... et voilà pourquoi je me suis échappé de mon collège.

GENEVIÈVE, s’oubliant.

Et vous avez bien fait, sarpedienne !

LÉTORIÈRES.

Bonne Madame Grevin !... vous m’approuvez, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE, entraînée.

C’est-à-dire que j’ai envie de vous...

Elle s’arrête.

C’est quatre cents...

LÉTORIÈRES, gaiement.

À la bonne heure !... j’en étais sûr... Il n’y a de méchantes femmes, que celles qui sont laides, contrefaites et bossues... Est-ce que vous pourriez être insensible, avec ces yeux-là ?

GENEVIÈVE.

Il ne s’agit pas de mes yeux.

LÉTORIÈRES.

Allons donc !... Vous devez être du parti des amoureux... vous, qui avez aimé... qui aimez peut-être encore...

GENEVIÈVE.

Qui ça ?... mon mari ?...

LÉTORIÈRES.

Non... n’importe qui... Vous, qu’on adore, qu’on supplie à deux genoux.

GENEVIÈVE.

Qui ça ?... mon mari ?...

LÉTORIÈRES.

Non... un autre... vous savez bien...

GENEVIÈVE.

Moi ?...

LÉTORIÈRES, à demi-voix.

Eh ! oui... dans l’arrière-boutique... un soir, que j’allais parler à votre mari, et que je me trompais de porte...

GENEVIÈVE.

Je ne vous ai pas vu.

LÉTORIÈRES.

Oui ; mais, moi, j’ai vu...

GENEVIÈVE.

Quoi donc ?...

LÉTORIÈRES.

Ce gros robin, qui s’est jeté dans un bahut.

GENEVIÈVE.

Ô ciel !...

LÉTORIÈRES, vivement.

Chut !... Je n’en ai parlé à personne... pas même à mon précepteur.

GENEVIÈVE.

Bien vrai ?...

LÉTORIÈRES.

Sur l’honneur !... Un gentilhomme, trahir le secret d’une dame !

GENEVIÈVE.

Ah ! c’est bien de votre part... parce que, voyez-vous, mon pauvre Grevin supposerait...

LÉTORIÈRES.

Ce serait absurde...

L’interrogeant.

Un huissier ?...

GENEVIÈVE.

Fi donc !

LÉTORIÈRES.

Un procureur ?

GENEVIÈVE.

Mieux que ça.

LÉTORIÈRES.

Un avocat ?

GENEVIÈVE, se livrant.

Le plus gai, le plus boute-en-train, le plus...

Se reprenant.

C’est-à-dire...

LÉTORIÈRES, avec mépris.

Un avocat !... Et quand c’eût été un président, Madame Grevin... est-ce là un galant digne d’une jolie bourgeoise comme vous ?...

GENEVIÈVE, minaudant.

Ah !... ah !...

LÉTORIÈRES, avec feu.

Ce qu’il vous faut pour adorateur, ce serait un jeune et brillant mousquetaire... ce serait... ce serait moi !... non pas le pauvre diable, humble et dépenaillé, qui grelotte dans un galetas et n’a pas 400 livres à jeter à son tailleur... mais moi, riche, millionnaire, officier du roi, avec deux épaulettes d’or et un pommeau de diamants à mon épée !... C’est alors que je vous dirais : Vrai Dieu ! la belle, on n’a pas un minois plus séduisant et plus coquin... Palsambleu ! il me faut un baiser... et je le prends !...

Il l’embrasse.

GENEVIÈVE, se défendant.

Eh bien !... eh bien !...

LÉTORIÈRES.

C’est fait !...

À part.

Le troisième de la journée !...

GENEVIÈVE, avec explosion.

Il est charmant !... il est...

À part.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je dis là ?...

Haut.

C’est 400 livres...

LÉTORIÈRES.

Que je vous dois, et que je vous paierai... Mais, pour cela, il faut les avoir... pour les avoir, il faut que je voie mes juges... qui sait ?... que j’aille à la cour, peut-être...

GENEVIÈVE.

À la cour ?

LÉTORIÈRES.

Et pour cela, il me faudrait... ah ! il me faudrait ce bel habit couleur paille, avec parements de...

GENEVIÈVE.

Ah ! par exemple, pour celui-là, n’y comptez pas... pour les 400 livres, c’est convenu, j’attendrai encore... mais quand à l’habit neuf... de l’argent comptant, ou rien, je l’ai juré.

LÉTORIÈRES, tristement.

Il faudra donc que je perde mon procès... qu’Herminie aille au couvent... et que je me tue.

GENEVIÈVE.

Hein !... avisez-vous de ça !... J’aimerais mieux vous prêter les 60 pistoles que je viens de toucher !...

LÉTORIÈRES, vivement.

Et je vous paie comptant !

GENEVIÈVE.

Et je ne manque pas à ma parole !

LÉTORIÈRES.

Et j’ai mon habit !...

Lui sautant au cou.

Ah ! ma chère Madame Grevin !...

GENEVIÈVE.

Oh ! il m’étouffe ! m’étrangle !...

 

 

Scène VI

 

LÉTORIÈRES, GENEVIÈVE, POMPONNE

 

POMPONNE, entrant de la droite et tenant deux petits pains.

Que vois-je !... mon vicomte au cou de cette mégère !

GENEVIÈVE.

Bonhomme !

LÉTORIÈRES.

Dites : de cette bonne, de cette excellente Madame Grevin !... qui me fait crédit, qui me donne mon habit neuf, qui...

POMPONNE.

Pas possible !

GENEVIÈVE, à Pomponne.

Il m’a toute retournée, quoi !

POMPONNE.

Encore une !

GENEVIÈVE.

Un peu plus, je ne sais pas ce qui arrivait !... C’est votre faute, à vous, qui mettez des heures entières à aller chercher deux petits pains !

POMPONNE.

Ah ! bien, oui ; mais que d’événements !...

GENEVIÈVE.

Ils n’étaient pas cuits ?

POMPONNE.

Il s’agit bien de ça !... un homme, une femme, une...

À Létorières.

En sortant de chez le boulanger, je remarque un individu de mauvaise mine, qui avait l’air de m’attendre et qui se met à me suivre... je devine qu’on cherche à découvrir votre retraite...

LÉTORIÈRES.

Je suis arrêté !

GENEVIÈVE.

Ah ! mon Dieu !

POMPONNE.

N’ayez pas peur... Je file jusqu’au bout de la rue Plâtrière... je vois qu’il me suit... je tourne dans la rue Saint Honoré... il me suit toujours... je gagne les Tuileries... il me suit encore... je prends les quais, je traverse la cour du Louvre, le Palais-Royal... Heureusement, enfin, dans la rue de Valois, un embarras de voitures nous sépare, et je rentre sans être vu... Voilà la promenade que je viens de faire, avec mes deux petits pains !

LÉTORIÈRES, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !

GENEVIÈVE, riant de son côté.

Ah ! ah ! ah !

POMPONNE.

Chut !... malheureux !... taisez-vous donc !... on va vous entendre !...

LÉTORIÈRES.

Et qui donc ?

POMPONNE.

Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ?... Mon Dieu ! je suis si troublé !... Cette dame... que j’ai trouvée sur l’escalier, et qui m’a demandé, d’une voix tremblante, M. le vicomte de Létorières ?

LÉTORIÈRES.

Tiens !

GENEVIÈVE.

Une dame !...

À part.

Et rien au menton... Oh ! le petit gueux !...

POMPONNE.

Elle est là... je viens de la faire entrer dans cette chambre... Je voulais vous prévenir, vous consulter... et puis, comme vous n’étiez pas seul...

Il va à la porte à droite.

LÉTORIÈRES.

C’est juste.

GENEVIÈVE, gagnant le fond.

Je me sauve !

LÉTORIÈRES, à demi-voix.

Bonjour à votre mari... et à l’autre... vous savez...

GENEVIÈVE, l’interrompant.

Hum ! hum !... vous aurez votre habit.

Pomponne, qui vient d’ouvrir la porte à droite, court à Geneviève, qu’il pousse dehors au moment où Herminie paraît à droite.

 

 

Scène VII

 

LÉTORIÈRES, HERMINIE

 

LÉTORIÈRES, poussant un cri de joie.

Herminie !...

HERMINIE, entrant vivement.

Mon cousin !...

LÉTORIÈRES.

Quoi ! c’est vous ?

HERMINIE, très émue.

Oui, moi, qui viens me réfugier auprès de vous... mon seul ami au monde !

LÉTORIÈRES.

Oh ! oui !... mais, ne tremblez donc pas ainsi.

HERMINIE, regardant autour d’elle.

C’est que nous sommes seuls... Votre précepteur... où est-il ?

LÉTORIÈRES, indiquant la porte à gauche.

Ne craignez rien, il est là, près de vous.

HERMINIE.

C’est mal, ce que je fais là... mais si vous saviez !... Nous sommes perdus !...

LÉTORIÈRES.

Ô ciel ! vous ?...

HERMINIE.

Tous les deux !... Oh ! moi, que m’importe ?... Mais vous !... Je suis en fuite... je viens de m’échapper...

LÉTORIÈRES, gaiement.

Juste ! comme moi de mon collège !... Bravo !

HERMINIE.

Ne riez pas, mon cousin... J’étais folle, j’avais perdu la tête !... mais ne vous hâtez pas de me condamner. Je venais d’apprendre à la fois, et qu’on allait vous arrêter, et qu’aujourd’hui, ce soir même, on allait me conduire à l’abbaye de Chaillot, chez les dames Ursulines...

Se jetant dans ses bras.

Oh ! mon cousin, je ne veux pas être religieuse !

LÉTORIÈRES.

Vous, chez les Ursulines !... jamais !... ou j’y entre avec vous !

HERMINIE.

C’est alors que Charlotte m’a remis votre billet... C’était un avis du ciel !

LÉTORIÈRES.

Parbleu !

HERMINIE.

Je suis partie, sans savoir où j’allais... et j’arrive près de vous, sans savoir comment.

LÉTORIÈRES.

C’est toujours le ciel.

HERMINIE.

Et, d’abord, apprenez donc le danger qui vous menace... On a découvert votre retraite... et, au moment où je vous parle, on conspire contre votre liberté !...

LÉTORIÈRES.

Ah ! diable !

HERMINIE.

Et ce n’est pas tout... Ce testament de notre grand’tante, Madame Dolbreuse... qui faisait votre fortune...

LÉTORIÈRES.

Dites : la nôtre.

HERMINIE.

Plût au ciel !... mais la princesse de Soubise et son mari, qui sont nos parents éloignés, ont promis de le faire casser à notre profit... c’est-à-dire, moi, pauvre fille, je ne compte pas dans la famille : je ne suis bonne qu’à mettre au couvent...

LÉTORIÈRES.

C’est ce que nous verrons !

HERMINIE.

Mais mon frère le baron ajoutera ces biens à tous ceux qu’il possède déjà.

LÉTORIÈRES.

Ah ! votre frère...

HERMINIE.

C’est lui qui doit me conduire à Chaillot !...

LÉTORIÈRES.

Oh ! s’il me fait dégainer !...

HERMINIE.

C’est lui qui répète toujours : Quand les filles nobles n’ont pas de dot, elles doivent épouser un cloître.

LÉTORIÈRES.

Et si je veux vous épouser sans dot, moi ?

HERMINIE.

Oui, mais alors on ne voudrait me donner qu’a un homme bien riche...

LÉTORIÈRES.

Mais je le serai !... Oui, pour les faire enrager tous, je gagnerai mon procès !

HERMINIE.

Et le moyen ?... ils ont tout prévu... l’affaire a été renvoyée devant trois arbitres... des créatures de la maréchale de Soubise, qui prononceront contre vous.

LÉTORIÈRES.

Pas sans m’avoir vu !... Je leur parlerai, moi ! ah ! ah ! Le testament est bon, je leur prouverai que tout me revient, tout... Combien ?

HERMINIE.

Deux millions, mon cousin !

LÉTORIÈRES.

Deux millions ? ils sont à moi !... Deux millions !...

 

 

Scène VIII

 

LÉTORIÈRES, HERMINIE, POMPONNE

 

POMPONNE, entrant du fond.

Hein ?... qui est-ce qui a des millions, ici ?

LÉTORIÈRES.

Eh ! venez donc, mon maître, mon ami, mon vieux Pomponne !... me voilà riche, me voilà heureux !...

POMPONNE.

Riche, heureux ?

LÉTORIÈRES.

Eh ! oui... Regardez donc... Herminie, ma cousine... Hein ?...

POMPONNE.

Mademoiselle, certainement... pour le bonheur, je ne dis pas...

LÉTORIÈRES.

Oh ! comme il est froid !... Ces vieux, ça ne sent rien !

POMPONNE.

Mais la fortune...

LÉTORIÈRES.

Mais je l’ai... c’est-à-dire je l’aurai !... ça ne peut pas manquer... et alors, Pomponne, vous verrez si je suis un ingrat !... Je vous donne un million... j’en donne un à Sicard, le cocher, numéro 144... et nous... Tiens ! il ne nous restera rien !

POMPONNE.

Cher enfant ! le cœur sur la main !... Vous donnerez vingt-quatre sous au cocher... et à moi, une veste neuve, pour remplacer celle qui a fondu chez le boulanger.

LÉTORIÈRES, attendri.

Quoi !... ce matin... Je devine !... Oh ! ce cher Pomponne !... qui a vendu pour moi sa veste de velours !

POMPONNE, soupirant.

Que j’avais depuis dix-sept ans !

LÉTORIÈRES.

Qu’il avait depuis dix-sept ans, ma cousine ! et je ne lui donnerais pas... Embrassez-moi, Pomponne !

Il se jette dans ses bras.

POMPONNE.

De tout mon cœur !

Létorières remonte en s’essuyant les yeux.

HERMINIE, tendant la main à Pomponne.

C’est bien, de ne pas l’avoir abandonné !...

POMPONNE.

Est-ce que ça se pouvait ?... est-ce qu’il ne devait pas me subjuguer ?... comme la Grevin... comme le cocher... comme...

Regardant Herminie.

comme quelqu’un encore ?...

Elle baisse les yeux.

LÉTORIÈRES, qui est redescendu.

Oh ! oui, vous m’aimez... elle aussi... et nous ne nous quitterons plus !... Mais, puisque notre gîte est découvert, nous allons en changer... nous en trouverons un autre... un petit logement... deux chambres, où nous demeurerons tous les trois... Ce sera gentil !

POMPONNE.

Hein ?... tous les trois... petit malheureux !... Et qu’est-ce qu’on dirait ?

LÉTORIÈRES.

Qu’est-ce que vous voulez qu’on dise ?... Vous êtes un homme respectable...

POMPONNE.

Oui, mais vous !...

LÉTORIÈRES.

Tiens ! c’est vrai... je ne suis pas un homme respectable, moi.

HERMINIE.

Oh ! il a raison !... je ne puis pas rester avec vous... et, ce matin, avant d’avoir reçu votre billet, je pensais à demander asile à ma vieille nourrice, qui habite Chatou.

POMPONNE.

C’est ça !... Je me charge de vous y conduire.

LÉTORIÈRES, écoutant.

Chut !... prenez garde !... on vient !...

TIBULLE, en dehors.

Diable d’escalier !... Attends-moi là, Jasmin !

LÉTORIÈRES.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TIBULLE.

Il y a de quoi se rompre le cou !

HERMINIE, avec effroi.

Ciel ! cette voix...

LÉTORIÈRES.

Vous la connaissez ?

HERMINIE.

C’est celle de mon frère !...

POMPONNE.

Oh !

On entend frapper.

LÉTORIÈRES, vivement.

Gardez la porte !...

HERMINIE.

Je suis perdue !

POMPONNE.

C’est lui !

HERMINIE.

Ah !

Elle se jette dans la chambre à gauche au moment où Tibulle paraît. Létorières reste devant cette porte.

 

 

Scène IX

 

LÉTORIÈRES, POMPONNE, TIBULLE

 

TIBULLE, paraissant.

Enfin, je puis...

S’arrêtant d’un air étonné, à la vue du logement.

Ah bah !... ah ! tiens !... ce n’est pas ici... je me serai trompé... Pardon !

Il disparaît, et la porte se referme.

LÉTORIÈRES, riant.

Qu’est-ce qu’il a donc ?... Il s’en va ?

POMPONNE.

Bon voyage !

TIBULLE, en dehors, après avoir frappé à une autre porte.

M. le vicomte de Létorières, s’il vous plaît ?

UNE VOIX de femme.

Ce n’est pas ici.

TIBULLE.

Ah !... pardon !

Après avoir sonné à une troisième porte.

M. le vicomte de Létorières, s’il vous plaît ?

UNE VOIX d’homme.

Connais pas.

TIBULLE.

Ah !... pardon !

Il frappe de nouveau. Pomponne va ouvrir.

M. le vicomte de Létorières, s’il vous plaît ?

LÉTORIÈRES, s’avançant.

C’est moi, Monsieur.

TIBULLE.

Vous ?... Ah ! tiens !...

À part.

Le vicomte, ça !... Dieu ! qu’il a l’air jeune !...

LÉTORIÈRES, à part.

Dieu ! qu’il a l’air bête !

TIBULLE, se posant devant lui, et ricanant.

Allez... allez donc... commencez.

LÉTORIÈRES.

Qu’est-ce ?

TIBULLE.

On dit que vous séduisez tout le monde... Allez, séduisez-moi... Je n’empêche pas... je me livre... Faites-moi tourner la tête.

LÉTORIÈRES.

Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, de votre tête ?

TIBULLE.

Ah !... vous ne me reconnaissez pas... C’est juste : vous ne m’avez jamais vu... je serais même fort étonné que vous me reconnussiez...

À part.

J’aime autant ça... gardons l’incognito.

Haut.

Je suis...

LÉTORIÈRES.

Le baron Tibulle Ménélas d’Hugeon.

TIBULLE, à part.

Bah ! bah ! bah ! bah !... il me reconnait ! Qui diable a pu lui dire...

LÉTORIÈRES.

Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, cousin.

TIBULLE.

Avec plaisir...

Pomponne lui présente une chaise de paille, qu’il examine un instant.

Ah ! non... toute réflexion faite, j’aime mieux causer debout... Gardez ça pour vous, bonhomme.

POMPONNE, se révoltant.

Bonhomme !

LÉTORIÈRES, s’asseyant.

Comme il vous plaira.

TIBULLE.

D’autant plus que j’ai peu de temps à perdre... La Guimard m’attend...

Appuyant.

la petite Guimard... qui a quelques bontés pour moi...

Plus fort.

la Guimard !...

LÉTORIÈRES.

Après ?...

TIBULLE, à part.

Au fait, ça ne connaît pas la Guimard... Pauvre petit !...

À part.

Nous disons donc, cousin, que votre procès est perdu.

LÉTORIÈRES.

Je ne dis pas ça du tout !

TIBULLE.

Je le dis, moi... Perdu, ou c’est tout comme... et ce sera justice, vertudieu !... Que diable feriez-vous de deux millions ?... Vous êtes né sans le sou, vous ne connaissez pas les jouissances de la vie... tandis que, moi, j’en possède déjà deux... millions... Je suis forcé de m’amuser comme un fou... d’avoir des chevaux, des équipages magnifiques, de donner des fêtes aux belles dames et aux gens d’esprit... La beauté et l’esprit, c’est cher...

LÉTORIÈRES.

Je le crois bien !...

Le regardant.

N’en a pas qui veut.

TIBULLE.

Air : de la Famille de l’Apothicaire.

Que de dépenses ! c’est affreux !
Et pas moyen d’en rien rabattre !...
Dites, suis-je assez malheureux ?...
J’ai deux millions, il m’en faut quatre !
Il faut que je double mon bien
Pour mener le train qu’il m’impose...
Tandis que vous, qui n’avez rien,
Il ne vous faut pas autre chose.

POMPONNE, révolté.

Mais, Monsieur !...

LÉTORIÈRES.

Laissez parler le cousin.

TIBULLE.

Certainement, laissez parler le... laissez-moi parler... Je vais être franc... dans la famille d’Hugeon, on est franc comme l’osier... Tiens ! un calembour !...

Appuyant.

C’est un calembour, que j’ai fait sans m’en apercevoir...

Criant.

un calembour !

LÉTORIÈRES, à part, en se levant.

Et dire que c’est l’ainé de la famille !

TIBULLE, à part.

Il ne comprend pas... Et on dit que ç a de l’esprit !...

Haut.

Je vous préviens donc, d’abord, que M de Soubise...

Plus fort.

le grand Soubise... celui qui aurai pu gagner la bataille de Rosbach...

LÉTORIÈRES.

S’il ne l’avait pas perdue.

TIBULLE.

C’est juste... s’il ne l’avait pas perdue...

LÉTORIÈRES.

Il l’aurait gagnée.

TIBULLE.

Oui... Que mon cousin et ma cousine, la belle maréchale, remueront ciel et terre pour me faire gagner ma cause... que les trois arbitres, Desperrières, Palmezeaux et Corbin sont pour moi... Je vous avertis, ensuite, que l’abbé du Vighan...

Appuyant.

vous savez, l’abbé du Vighan, voire oncle...

Plus fort.

l’abbé du Vighan !...

À part.

Il n’a jamais l’air de comprendre !

LÉTORIÈRES.

Mon oncle... Après ?

TIBULLE.

Il nous a donné pleins pouvoirs pour vous faire appréhender au corps...

Mouvement de Létorières.

N’ayez pas peur... on ne vous

Fouettant sa main.

le donnera pas... mais on vous coffrera, au nom du roi... L’exempt et la maréchaussée sont en route.

POMPONNE.

Mais c’est abominable !...

LÉTORIÈRES.

Pomponne...

TIBULLE.

Pomponne ?... Ah ! c’est Pomponne, ça !... le vieux qui vous à débauché !... Son affaire est faite... coffré, mon bonhomme !

POMPONNE.

Moi !... un ex-régent de classe !...

LÉTORIÈRES, l’interrompant.

Avez-vous fini, beau Ménélas ?

TIBULLE.

Oui...

Se ravisant.

Ah ! non !... Je viens, en bon cousin, vous offrir une transaction...

ÉTORIÈRES.

Allons donc !... et c’est ?...

TIBULLE.

De renoncer au testament, d’abandonner ces deux pauvres millions... et en échange, je vous compte cent mille livres, en bons billets de la caisse d’escompte... Nous déchirons l’ordre d’arrestation... nous vous émancipons... nous vous embrassons... hein ?

POMPONNE, enchanté.

À la bonne heure !...

LÉTORIÈRES, avec chaleur.

Moi, capituler !... La première action de Létorières émancipé serait une lâcheté, une bassesse ! Non ! cent fois, non ! mille fois, non !...

POMPONNE.

C’est ça ! c’est ça !... il me remonte !

TIBULLE.

Mais l’exempt de la Prévôté ?...

LÉTORIÈRES.

Je m’en moque... comme de vous !... Qu’ils viennent m’arrêter... je me défendrai !... et pour commencer, je tue l’exempt !...

POMPONNE.

Bravo !... il m’électrise !...

LÉTORIÈRES.

Je massacre la maréchaussée !...

Tibulle rit.

POMPONNE.

Oui ! nous égorgeons tout le monde !... vous le premier !...

TIBULLE.

Eh ! bonhomme !...

LÉTORIÈRES, marchant à Tibulle et lui serrant le poignet.

Et quant à vous, l’aîné de la famille...

TIBULLE, reculant.

Ah ! mais ! ah ! mais ! petit, vous me faites mal !

 

 

Scène X

 

LÉTORIÈRES, POMPONNE, TIBULLE, GENEVIÈVE, accourant tout effarée, et portant un papier

 

GENEVIÈVE.

Sauvez-vous !... cachez-vous !... ils sont en bas !

POMPONNE.

Qui donc ?

GENEVIÈVE.

Un exempt de la Prévôté et deux soldats !... ils viennent vous arrêter !

TIBULLE, se frottant les mains.

Ah ! ah !... Bon voyage, cousin !

POMPONNE, se laissant tomber sur une chaise.

Je suis mort !...

LÉTORIÈRES, gaiement.

Du courage, Pomponne !... défendons-nous ! jetons-leur à la tête... tenez, mon cousin Ménélas !

TIBULLE.

N’approchez pas !

GENEVIÈVE, à part.

Oh ! le petit démon !... il me remue !...

Reprenant.

En passant à côté d’eux, j’ai entendu l’exempt qui disait aux autres : Pendant que vous le tiendrez, je mettrai sous le scellé tout ce que renferme le logement.

POMPONNE, effrayé et regardant la porte du cabinet, à gauche.

Tout !...

LÉTORIÈRES, de même.

Tout !...

TIBULLE.

Tout.

LÉTORIÈRES, à part.

Elle est prise !... Que faire ?...

TIBULLE, le voyant stupéfait.

Eh bien ! cousin, vous n’allez pas massacrer la maréchaussée ?...

LÉTORIÈRES, d’un air abattu.

Pardon, pardon, mon cousin... j’étais fou... j’avais perdu la tête...

POMPONNE.

Hein ?...

GENEVIÈVE.

Il caponne ?...

TIBULLE.

Vous avez peur ?...

LÉTORIÈRES.

Eh bien ! oui... Empêchez qu’ils ne montent, déchirez l’ordre d’arrestation... j’accepte les cent mille livres.

TIBULLE.

Allons donc ?... Dès que vous aurez signé...

LÉTORIÈRES.

Tout ce que vous voudrez.

GENEVIÈVE et POMPONNE, consternés.

Oh !

TIBULLE, à part.

C’est une belle invention, que la maréchaussée !

LÉTORIÈRES.

Il s’agit de rédiger un petit acte...

TIBULLE.

Cela me regarde...

LÉTORIÈRES.

Tenez, là, dans cette chambre, vous trouverez tout ce qu’il vous faut... Hâtez-vous !... les voilà !

TIBULLE, à part, en sortant.

Je l’ai roué !

Il sort à droite. Létorières ferme aussitôt la porte.

 

 

Scène XI

 

POMPONNE, LÉTORIÈRES, GENEVIÈVE, puis HERMINIE

 

Scène jouée à voix basse.

POMPONNE.

Quoi ! malheureux enfant !... Vous renoncez...

GENEVIÈVE.

Vous reculez !...

LÉTORIÈRES, les prenant tous deux par la main.

Non, non, de par Dieu ! je ne recule pas !... je ne renonce pas !... Je le tiens ! je les tiens tous !

POMPONNE.

Vrai ?

LÉTORIÈRES.

Vite, à notre prisonnière !...

Pomponne court ouvrir la porte du cabinet à gauche.

GENEVIÈVE.

Bien ! très bien !... je ne sais pas ce qu’il veut faire, mais c’est égal.

HERMINIE, paraissant.

Ah ! Monsieur... ah ! mon cousin !

Voyant Geneviève, elle s’arrête et baisse son voile.

GENEVIÈVE.

Oh ! qu’elle est jolie !... petit serpent !...

À Herminie.

Rassurez-vous, ma belle demoiselle... je sais tout... j’en suis !

LÉTORIÈRES.

Pomponne, prenez le bras d’Herminie... et partez vite !

HERMINIE.

Et vous ?...

LÉTORIÈRES.

Je cours voir les arbitres... le lieutenant de police... les ministres... le roi lui-même !... Pour cela, il ne me faut que du courage et un habit... Du courage...

Baisant la main d’Herminie.

en voilà !...

GENEVIÈVE.

Tiens ! il appelle ça du courage !

POMPONNE.

Mais l’habit ?...

GENEVIÈVE.

Le voici !... Mais les soldats ?...

LÉTORIÈRES.

Ils seront occupés ailleurs.

POMPONNE, au fond.

Dépêchez-vous !... je les entends !...

HERMINIE.

Tout est perdu !...

LÉTORIÈRES.

Laissez-moi faire.

UNE VOIX, en dehors.

Ouvrez, au nom du roi !

Létorières ouvre. L’exempt paraît, suivi de deux soldats.

 

 

Scène XII

 

POMPONNE, LÉTORIÈRES, GENEVIÈVE, HERMINIE, L’EXEMPT et LES SOLDATS, puis TIBULLE

 

LÉTORIÈRES, baissant la voix.

Entrez sans bruit... chut !... Il est là !... nous le tenons !

L’EXEMPT.

De par le roi...

LÉTORIÈRES.

Plus bas, donc !... Vous avez l’ordre d’arrestation, la signature de l’abbé du Vighan ?

L’EXEMPT.

Voici.

LÉTORIÈRES.

Très bien... M. l’Exempt, faites votre devoir.

Montrant la porte à droite.

Vous répondez du coupable... sur votre tête !

Pomponne et Herminie se sont rapprochés de la porte du fond.

GENEVIÈVE, à part.

Ah bien ! ah bien !...

Létorières lui serre la main.

HERMINIE, de loin, à Létorières.

Adieu !...

LÉTORIÈRES.

Chut !

Les soldats se sont approchés de la porte à droite ; Pomponne et Herminie, au fond. En ce moment, Tibulle sort de la chambre un papier à la main ; les deux soldats lui mettent la main sur le collet.

TIBULLE, sortant.

Voici le...

L’EXEMPT.

Au nom du roi, je vous arrête !

TIBULLE.

Hein ?

LÉTORIÈRES, au fond.

Bon voyage, cousin !

Tibulle se débat, pousse des cris : Létorières s’esquive, et Pomponne entraîne Herminie, pendant que Geneviève tombe sur une chaise en riant aux éclats.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un petit salon à pans coupés, servant de cabinet et de bibliothèque. Portes au fond, à droite et à gauche. Une fenêtre avec rideaux, entre la porte à gauche et celle du fond. Une bibliothèque en face de la fenêtre, entre la porte à droite et celle du fond. À gauche, au premier plan, un bureau couvert de papiers, sur lequel se trouvent une carafe d’eau, deux verres et un plateau. À gauche, en face du bureau, un buste couronné des portraits de magistrats.

 

 

Scène première

 

DESPERRIÈRES, puis VÉRONIQUE

 

Au lever du rideau, Desperrières est seul, devant sa bibliothèque ouverte, et tient un livre à la main.

VÉRONIQUE, en dehors.

C’est bien... c’est bien...

DESPERRIÈRES.

Qu’est-ce que j’entends ?... Eh ! vite !...

Il ferme la bibliothèque.

C’est ma sœur !... Que le diable l’emporte !

Il va s’asseoir à gauche et travaille en grondant tout bas.

Qu’est-ce qu’elle me veut ?...

Haut.

Madame Dolbreuse avait pour héritiers...

Bas.

Vient-elle encore me parler de sa fille ?...

Haut.

Le vicomte de...

Véronique est venue s’appuyer sur le dos de son fauteuil. Il feint de l’apercevoir.

Ah ! seigneur Dieu, que vous m’avez fait peur !...

VÉRONIQUE.

À la bonne heure, frère !... toujours au travail !... c’est très bien.

DESPERRIÈRES, gravement.

N’est-ce pas, ma chère Véronique ?... voilà qui répond victorieusement aux épigrammes, aux quolibets dont on poursuit ceux qui veulent faire partie du nouveau Parlement... du Parlement Maupou, comme l’appellent les Nouvelles à la main... Parce que j’ai été jeune, parce que j’ai... on dirait que cela dure toujours !...

Montrant ses papiers.

et pourtant, voilà.

VÉRONIQUE.

C’est ce que je répète à tout le monde... Si mon frère se retire souvent à sa petite maison de Chatou... ce n’est pas, comme autrefois, pour son plaisir... c’est pour travailler... Et quelle tenue ! quelle austérité ! quelles mœurs !

DESPERRIÈRES.

Ah ! oui ! ah ! oui !

VÉRONIQUE.

Ce n’est pas comme ces jeunes robins, qui ne justifient que trop les attaques auxquelles ils sont en butte.

DESPERRIÈRES, se levant.

Eux ? Oh !... fi donc !... des libertins, des joueurs, des... des ivrognes. Croiriez-vous, ma sœur, qu’on en a vu promenant des filles d’Opéra... de fort jolies créatures, par ma foi !... donnant des soupers, se grisant comme des mousquetaires, avec les vins les plus exquis !... Ah ! tenez, l’eau m’en vient à la...

Se reprenant.

C’est-à-dire, le rouge me monte au visage !...

VÉRONIQUE.

C’est ce que je disais hier encore à notre voisine... la sœur de M. le chancelier : Mon frère serait le modèle des conseillers... Qu’on lui en donne le titre, qu’on mette ses vertus à l’épreuve... et l’on verra.

DESPERRIÈRES.

Ah ! oui ! ah ! oui !... Bonne petite sœur !...

VÉRONIQUE.

Il ne soupe plus... il ne joue plus, il ne...

DESPERRIÈRES.

Allez toujours... S’il ne faut que cela pour me faire nommer conseiller... vous pouvez vanter ma sobriété, ma tempérance... Ma sœur et de l’eau rougie... voilà.

VÉRONIQUE.

C’est comme moi, qui concentre toutes mes affections sur mon épagneul, ma perruche, mes deux serins

Se rapprochant.

et ma fille... ma fille, que je voudrais bien marier... à un riche parti.

DESPERRIÈRES, à part.

Nous y voilà !

VÉRONIQUE.

Ma fille !...

DESPERRIÈRES.

Permettez, ma sœur... je suis occupé là d’une grande affaire... dans laquelle le chancelier a nomme trois arbitres... j’en suis... M. le prince de Soubise, sur qui je compte pour entrer au Parlement, me recommande cette affaire, et c’est demain que nous prononçons entre les d’Hugeon et les Létorières... Mon confrère Palmezeaux s’occupe de ses plaisirs... mon confrère Corbin passe son temps à dormir... Je suis chargé du rapport.

VÉRONIQUE, avec dépit.

Oh ! vous avez toujours un rapport à faire, quand je vous parle de Phoebé, votre nièce, votre unique héritière... qui pourrait aisément trouver un mari parmi les plaideurs dont le sort est dans vos mains.

DESPERRIÈRES.

Mais, qui vous dit le contraire ?...

VÉRONIQUE.

Et vous ne la mariez pas !

DESPERRIÈRES.

Est-ce ma faute ?...

VÉRONIQUE.

Elle a dix-neuf ans !

DESPERRIÈRES.

Que voulez-vous que j’y fasse ?... Je ne demande pas mieux que de m’en débarrasser... de la marier, veux-je dire... mais c’est difficile, avec son petit désagrément...

VÉRONIQUE.

Qu’est-ce que vous appelez un petit désagrément ?

DESPERRIÈRES.

Non, je veux dire... un léger inconvénient.

VÉRONIQUE.

Un !...

DESPERRIÈRES.

Comment diable voulez-vous que j’appelle ce qu’elle a... entre les épaules ?...

VÉRONIQUE.

Mon frère !...

DESPERRIÈRES.

Écoutez donc... je ne veux pas dire qu’elle soit précisément boss...

Il s’arrête.

mais enfin, il y a quelque chose... ça se voit d’assez loin... de très loin même... et tous ces prétendus, que ma qualité et mon crédit attiraient auprès d’elle...

VÉRONIQUE.

Étaient des sots, des impertinents !...

DESPERRIÈRES.

C’est possible... mais ce n’étaient pas des aveugles... Tant qu’ils se trouvaient en face de Phoebé, ça allait encore assez bien... mais vous avez la déplorable habitude d’envoyer votre fille chercher ceci, chercher cela... Dès qu’elle tournait le dos... bien le bonsoir, votre très humble serviteur... et ils courent encore.

VÉRONIQUE.

Air du Vaudeville de l’Héritière.

N’est elle pas jeune et jolie ?

DESPERRIÈRES.

Des yeux charmants, je sais cela.

VÉRONIQUE.

Douce, bonne. aimable et jolie ?

DESPERRIÈRES.

D’accord sur ce chapitre-là.

VÉRONIQUE.

Enfin, le meilleur caractère ?

DESPERRIÈRES.

De ce côté, pas un défaut.

VÉRONIQUE.

Elle a tout ce qu’il faut pour plaire.

DESPERRIÈRES.

Oui, mais elle a... plus qu’il ne faut,
Elle a beaucoup plus qu’il ne faut.

VÉRONIQUE.

C’est indigne, ce que vous dites là !... mais je m’adresserai à d’autres pour marier Phoebé... à d’autres, qui auront le cœur plus tendre.

DESPERRIÈRES, l’observant.

Par exemple, à mon confrère Palmezeaux... ce grand long, qui vient souvent nous visiter... Mais on dit que ce n’est pas pour moi... ni pour Phoebé.

VÉRONIQUE, très troublée.

Mon frère !... vos suppositions...

DESPERRIÈRES.

Véronique, vous avez rougi !... Est-ce que...

VÉRONIQUE.

Ce n’est pas vrai ! c’est faux !...

DESPERRIÈRES.

Quoi donc ?... que Palmezeaux...

On entend du bruit.

VÉRONIQUE, lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous !... Voulez-vous vous taire !...

 

 

Scène II

 

DESPERRIÈRES, VÉRONIQUE, TIBULLE

 

TIBULLE, entrant et riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! Superbe ! magnifique ! ah ! ah ! ah !...

S’arrêtant.

Ah ! monsieur Desperrières...

DESPERRIÈRES.

Monsieur le Baron ! Justement, je m’occupais de vous... de votre procès !...

VÉRONIQUE, à part.

Un procès !... un baron !... voilà notre affaire !...

TIBULLE, saluant Véronique.

Madame votre épouse ?

VÉRONIQUE.

Non, M. le Baron.

TIBULLE.

Madame votre mère ?

VÉRONIQUE.

Hein ?... sa mère !...

DESPERRIÈRES.

Ma sœur, M. le baron.

TIBULLE, à part.

Ah ! diable !... c’est une bêtise !...

Haut.

Pardon... c’est que madame a l’air si jeune... que...

DESPERRIÈRES.

Que vous l’avez prise pour ma mère.

TIBULLE.

Oui... je...

À part.

C’est encore une bêtise !

DESPERRIÈRES.

Asseyez-vous, M. le baron.

TIBULLE.

Merci, mon cher... je suis assis depuis deux lieues... J’arrive de Marly, où est le roi, la cour... et M. de Soubise... mon cousin Soubise... qui aurait pu gagner la bataille de Rosbach... Vous savez qu’il me protège contre ce petit vicomte de Létorières... un intrigant...

DESPERRIÈRES.

Oui, oui, je sais.

VÉRONIQUE, bas.

Parlez donc de ma fille !...

TIBULLE.

Je serais venu plus tôt... ce matin...

DESPERRIÈRES.

Mais vous avez été arrêté, sans doute.

TIBULLE, vivement.

Hein ? comment savez-vous...

DESPERRIÈRES.

Je veux dire, retenu par quelque importun.

TIBULLE.

Oui, oui, c’est ça... de ces gens qui vous prennent au collet... ils étaient, pardieu ! trois... et des poignets !... mais je me suis fait reconnaître... Ah ! ça, je viens causer de mon affaire... Votre rapport est fait... Les deux millions sont-ils à moi ?

VÉRONIQUE, poussant Desperrières.

Hum !... deux millions !...

TIBULLE.

Ça m’est dû, comme à l’aîné de la famille... quand je dis, l’aîné... je suis l’unique... ma sœur est au couvent.

DESPERRIÈRES.

Permettez... quand vous êtes arrivé...

TIBULLE.

Je suis entré un peu cavalièrement... Pardon... c’est que je venais de voir...

Il se remet à rire.

Ah ! ah ! ah ! j’en ris encore !...

VÉRONIQUE, minaudant.

En effet, ces rires...

Poussant Desperrières.

Allez donc !...

TIBULLE, riant toujours.

Figurez-vous que, dans votre cour, ne descendant de carrosse, je lève machinalement les yeux, et je vois à une fenêtre une figure de jeune fille...

VÉRONIQUE.

Une jeune fille !...

TIBULLE.

Pas mal...

VÉRONIQUE, bas, à Desperrières.

C’est Phoebé !

TIBULLE, continuant.

Pas trop mal... un petit nez assez drôle... Je la salue de la main... comme ça...

Il fait un geste familier. Véronique pousse son frère avec satisfaction.

Elle devient rouge comme une cerise, et me tourne le dos... Oh ! alors, je vois... ah ! ah ! ah !... une bosse énorme !... une pyramide !... une montagne !... ah ! ah ! ah !...

DESPERRIÈRES, bas à Véronique.

C’est Phoebé !

VÉRONIQUE, furieuse.

L’insolent !

TIBULLE.

Comment ! Madame, vous ne riez pas ?... quand je vous dis, le dôme des Invalides !... ah ! ah ! ah !...

Il tombe sur une chaise, en riant.

DESPERRIÈRES, se laissant gagner.

Ah ! ah ! ah !...

VÉRONIQUE, le pinçant, et bas.

Vous riez !...

DESPERRIÈRES, redevenant sérieux.

Dame ! je ne le lui fais pas dire.

 

 

Scène III

 

DESPERRIÈRES, VÉRONIQUE, TIBULLE, LÉTORIÈRES

 

LÉTORIÈRES, entrant vivement, s’arrêtant au fond et regardant derrière lui.

Oh ! qu’elle est bien... qu’elle est jolie !

TIBULLE, se levant, tout-à-coup.

Tiens ! c’est lui !...

DESPERRIÈRES, se retournant.

Qui ? lui...

LÉTORIÈRES, d’une voix douce.

Ah ! mille pardons, Monsieur !... je n’avais pas l’honneur de vous voir... Je marchais, sans pouvoir détacher mes regards d’une figure que je viens d’apercevoir... là, à cette fenêtre...

VÉRONIQUE.

Plaît-il ?

TIBULLE, bas, à Desperrières.

C’est ma bossue !...

De même, à Véronique.

ma bossue !...

Plus fort.

ma bossue !...

Véronique s’éloigne, furieuse.

LÉTORIÈRES, continuant.

Des traits si purs et si fins... une physionomie si douce... que, cédant à un charme dont je ne puis me rendre compte, je me suis arrêté à contempler cette jeune fille... ma main s’est portée d’elle-même à mon chapeau, j’ai découvert mon front et j’ai salué, avec le plus profond respect.

TIBULLE, vivement, en riant.

Elle ne s’est pas retournée ?...

LÉTORIÈRES.

Elle m’a rendu mon salut, en souriant légèrement... Alors, tremblant d’être indiscret, je me suis éloigné... en la regardant toujours !... car jamais, je le jure, je n’ai rien vu de plus gracieux et de plus aimable.

TIBULLE, riant toujours.

Mais, si elle s’était retournée !...

DESPERRIÈRES, bas, au baron.

Taisez-vous donc !

VÉRONIQUE, à Létorières, d’une voix émue.

Merci, Monsieur, merci pour elle et pour moi !... C’est ma fille !...

Elle jette un regard foudroyant à Tibulle.

TIBULLE, à part.

Oh !... Encore une bêtise !...

À Véronique.

Madame, croyez que... soyez bien persuadée... certainement... foi de gentilhomme...

À part.

Imbécile ! animal ! bête que je suis !...

Il remonte.

DESPERRIÈRES, à part.

Oh ! le pauvre baron !...

Jetant un coup d’œil à Létorières.

Flatteur !...

LÉTORIÈRES.

Puisqu’il en est ainsi, Madame, veuillez donc prier monsieur votre frère d’excuser une préoccupation dont mademoiselle votre fille est plus coupable que moi... Je viens de m’apercevoir que, dans mon trouble, je suis entré sans me faire annoncer, sans vous dire moi-même que je suis le vicomte de Létorières...

DESPERRIÈRES et VÉRONIQUE, le regardant.

Ah !...

LÉTORIÈRES, saluant.

Un pauvre plaideur, qui vient présenter ses civilités à son respectable juge...

Se retournant.

Mais je vois que j’ai été devancé par mon cher cousin.

TIBULLE.

Oui, mon très cher,

Bas, à Véronique.

quand je dis une bosse, c’était à peine une...

Véronique s’éloigne.

DESPERRIÈRES, sèchement.

Il m’est impossible, Messieurs, de vous recevoir... de vous entendre... Incorruptible comme la loi !... mon rapport est convenu avec mes deux collègues... arrêté dans ma tête...

LÉTORIÈRES, à part.

Aïe !

DESPERRIÈRES.

Et je passerai la nuit ici, dans ma bibliothèque, pour l’écrire et le mettre au net.

TIBULLE, bas, à Véronique.

Oh ! c’est si peu de chose !...

Véronique s’éloigne encore.

DESPERRIÈRES.

Ainsi, M. le Vicomte... M. le Baron...

TIBULLE, à Desperrières.

Permettez, mon cher...

VÉRONIQUE, bas, à Létorières.

Du courage !...

TIBULLE, continuant.

Je suis désolé...

DESPERRIÈRES, bas, au baron.

Il n’y a pas de mal... Je vous reverrai... Chut !...

Tibulle tousse.

LÉTORIÈRES.

J’avais espéré, Monsieur, qu’une conférence...

DESPERRIÈRES, à demi-voix.

Je n’aime pas les flatteurs...

TIBULLE, bas, à Véronique.

Oh ! une légère proéminence...

VÉRONIQUE, lui tournant le dos.

Monsieur !...

Regardant Létorières.

Il est charmant !

Ensemble.

Air du quadrille du Diable boiteux.

DESPERRIÈRES, à part.

Cet hypocrite, ce flatteur
Me déplaît fort, sur mon honneur...
Mais, silence
Et prudence !
Je suis arbitre-rapporteur.

VÉRONIQUE, à part, montrant le baron.

Ce fat, insolent et moqueur,
A mis la rage dans mon cœur !
Mais silence !
Patience !
De me venger, ah ! quel bonheur !

LÉTORIÈRES, de même.

Cela va mal : pauvre plaideur,
Pour mon procès, ah ! j’ai grand’peur,
Et, d’avance,
L’espérance
S’enfuit tristement de mon cœur.

TIBULLE, de même.

Cela va bien : heureux plaideur,
Pour mon procès je n’ai plus peur.
Espérance !
Confiance !
Les millions font battre mon cœur.

LÉTORIÈRES, à part.

À la vieille j’ai su plaire ;
Mais ma douceur exemplaire
N’a pu, la chose est bien claire,
Séduire l’homme de loi.

TIBULLE, à part.

Pour ma méprise funeste,
Cette vieille me déteste ;
Mais, tout ici me l’atteste,
Le rapporteur est pour moi.

Reprise EMSEMBLE.

Cet hypocrite, ce flatteur, etc.

Véronique sort à gauche en regardant toujours Létorières, et Desperrières, à droite, en faisant signe à Tibulle d’être discret.

 

 

Scène IV

 

TIBULLE, LÉTORIÈRES

 

TIBULLE, d’un air dégagé.

Ah ! ah ! à nous deux, beau petit !...

LÉTORIÈRES.

Qu’y a-t-il, beau grand ?...

TIBULLE.

Vous m’avez mystifié, mon cher.

LÉTORIÈRES.

Un peu, mon très cher... Est-ce qu’ils vous ont mené bien loin ?

TIBULLE, élevant la voix.

Plaît-il ?

LÉTORIÈRES, plus haut.

Vous dites...

TIBULLE, changeant de ton.

Ils m’ont mené au Fort-l’Évêque... où j’ai passé la nuit.

LÉTORIÈRES.

Bah ! vraiment ?...

Lui tendant la main en riant.

Avez-vous bien dormi ?

TIBULLE, riant aussi.

Ah ! ah ! ah !... Vous me paierez ce tour-là, cousin !

LÉTORIÈRES.

Combien ?

TIBULLE.

Deux millions.

LÉTORIÈRES.

C’est un peu cher... Vous rabattrez bien quelque chose ?

TIBULLE.

Rien... rien... rien !

LÉTORIÈRES.

Ah ! si !

TIBULLE.

Ah ! non !... Ah ! vous voulez lutter contre moi, vous ?... Eh bien ! nous voilà en présence... sur le champ de bataille... comme mon illustre parent...

LÉTORIÈRES.

Qui aurait pu gagner...

TIBULLE.

On dit que vous êtes un séducteur, que vous fascinez des vieux professeurs, des femmes de tailleurs, des cochers de fiacre... C’est gentil !... Fascinez, mon cher, fascinez... Je vous permets jusqu’à la sœur de notre arbitre... inclusivement... Moi, je ne fascine que les belles... Hier, j’ai fini la Guimard... demain, j’entame la Duthé... Je veux être adoré.

LÉTORIÈRES.

Diable... Alors, je conçois que les deux millions vous sont indispensables.

TIBULLE.

Hein ?... Oh ! c’est méchant ! Vous venez pour essayer votre charme sur notre rapporteur... Halte là ! me voici !... Je reste, je m’implante chez lui... je surveille tous vos mouvements... je ne vous perds pas de vue...

Mouvement de Létorières.

et, si vous faites trébucher la justice, je serai là pour la faire tomber de mon côté... Et allons donc !

LÉTORIÈRES.

Eh mais ! c’est un défi.

TIBULLE.

Que je vous jette.

LÉTORIÈRES.

Et que j’accepte.

TIBULLE.

Bravo !... Allons, mon bel irrésistible, déployez vos séductions... flattez la sœur, son épagneul, sa bossue... et ses autres animaux... mais, quant à Desperrières... vertu inébranlable, mon cher !... vous en serez pour vos frais et votre air doucereux... Sur ce, je vous conseille de retourner au collège Picpus... ou bien à Paris, dans votre galetas de la rue Plâtrière... à votre choix.

LÉTORIÈRES.

Merci !

TIBULLE.

Mais, prenez garde... les exempts ne sont pas bêtes tous les jours... Adieu, Vicomte...

À part.

Comme je le nargue ! comme je le bafoue !... Je suis insolent comme un charretier !

Il sort en ricanant.

 

 

Scène V

 

LÉTORIÈRES, seul

 

Et je me laisserais jouer, ruiner par un imbécile comme... Et cette pauvre Herminie, qui compte sur moi, apprendrait que... Non ! non !... Mais comment faire ?... De trois arbitres, pas un n’est pour moi... du moins, j’en ai peur... J’ai d’abord couru chez Palmezeaux... Parti pour la campagne !... et d’un !... Je me présente chez le second... M. Corbin... au Marais... C’était le matin... il dormait... J’y retourne le soir... il dormait encore !... Il paraît qu’il dort toujours... habitude d’audience... et l’on me dit qu’il ne pardonne jamais au plaideur qui le réveille... Je me sauve... et de deux !... Me voilà chez le troisième...

Imitant le ton de Desperrières.

« Incorruptible comme la loi !... » J’ai beau fermer les yeux sur la bosse de sa nièce... que j’ai parfaitement vue... J’ai chatouillé l’amour-propre naturel de la vieille... c’est quelque chose... Mais lui, le gros... « Je n’aime pas les flatteurs ! » Que diable aime-t-il donc ?... par où l’attaquer ?... Et quand je pense que c’est cette nuit... cette nuit même, ici, dans cette bibliothèque, qu’il doit rédiger son rapport !...

Frappé d’une idée.

Ah !... puisqu’il ne veut pas m’entendre, si je pouvais lui glisser adroitement, sans que Tibulle s’en aperçût, cette petite note ?... Où la mettre ?... Sur ce bureau ?... Non... Dans un volume de la bibliothèque, que je poserai là...

Il ouvre la bibliothèque et prend un volume.

Montesquieu... Voilà mon affaire.

Venant sur l’avant-scène.

Ah ! c’est un livre, ça !...

Il veut ouvrir le volume.

Eh mais ! c’est drôle !... le volume n’ouvre pas !

Il le retourne, et, par un mouvement involontaire, se soulève la tranche supérieure.

Qu’est-ce que c’est ?... Ah bah ! un flacon !...

Il tire à moitié le flacon et lit l’étiquette.

Vin de Madère !...

Stupéfait.

Tiens ! tiens ! tiens !...

Remettant le volume et en prenant un autre.

Daguesseau...

Le découvrant.

Eau-de-vie de Cognac !... Ah bah !...

Prenant un troisième volume.

Cicéron... Vin du Rhin !... Quelle singulière bibliothèque !... J’en ai beaucoup vu, mais c’est bien la première...

Air : du Verre.

Voyons encore au second rang...
Sans doute, le vin de Champagne...
Quel est ce volume si grand ?...
Michel Montaigne... Vin d’Espagne...
Ah ! quel est mon étonnement !
Quoi ! chez cet homme austère et grave !...
Et pas un livre !... Apparemment,
Il les aura mis à la cave.
Voyons donc encore...

Lisant.

Œuvres de Corneille... Ciel ! quelqu’un !

Il ferme la bibliothèque et s’en éloigne précipitamment.

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, LÉTORIÈRES

 

GENEVIÈVE, à la cantonade.

C’est bien, c’est bien... Je vas l’attendre...

LÉTORIÈRES, poussant un cri de surprise.

Que vois-je ?... Madame Grevin !

GENEVIÈVE, se retournant.

Tiens ! mon petit vicomte !...

LÉTORIÈRES.

Chez M. Desperrières !...

GENEVIÈVE.

Est-ce que votre procès le regarde ?...

LÉTORIÈRES.

Et vous... que venez-vous faire ?...

GENEVIÈVE.

Lui demander un bout de consultation, qu’il m’a promise.

LÉTORIÈRES.

Pourquoi n’est-ce pas votre mari ?...

GENEVIÈVE.

C’est toujours moi qui viens... M. Desperrières aime mieux ça.

LÉTORIÈRES.

Ah ! il aime mieux...

À part.

Quelle idée !...

Courant l’embrasser.

Bonjour, Madame Grevin.

Recommençant.

Bonjour, ma bonne Madame Grevin...

L’embrassant une troisième fois.

Bonjour, ma chère Madame Grevin.

GENEVIÈVE, le cou tendu.

Allez toujours... Il n’y en a plus ?... Je me laissais faire, moi... J’ai la permission de Grevin.

LÉTORIÈRES.

Alors...

GENEVIÈVE.

Non, en v’là assez pour aujourd’hui...

Le regardant.

Voilà donc notre habit !... Dieu ! comme ça vous pince ! quelle taille !

LÉTORIÈRES, passant le bras autour d’elle.

Il y en a de plus avenantes...

L’observant.

Ah ! vous connaissez M. Desperrières ?...

GENEVIÈVE.

Il y a quatre ans que je l’habille...

LÉTORIÈRES, gaiement.

C’est donc ça que je l’ai reconnu tout de suite !

GENEVIÈVE, étonnée.

Hein ? plaît-il ?...

LÉTORIÈRES.

C’est lui !

GENEVIÈVE.

Lui ?... Qui ça ?...

LÉTORIÈRES.

Ce robin, que j’ai surpris un soir... dans l’arrière-boutique !...

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas vrai !

LÉTORIÈRES.

C’est vrai !

GENEVIÈVE.

Non !

LÉTORIÈRES.

Si !...

Avec intention.

Un homme austère, triste...

GENEVIÈVE, s’oubliant.

Lui ?... un boute-en-train ! un gros farc...

Elle s’arrête, en mettant la main sur sa bouche.

LÉTORIÈRES.

Ah ! vous voyez !... Vous avez dit...

GENEVIÈVE.

Rien ! rien ! je n’ai rien dit !...

LÉTORIÈRES.

Si fait !... Un gros farceur !...

MADAME GREVIN, se décidant.

Ah ! ma foi, c’est parti... Je ne courrai pas après...

Plus bas.

Eh bien ! oui, là, c’était lui... mais ne dites pas...

LÉTORIÈRES.

Allons donc ! j’en étais bien sûr !... Quoi ! ce gros Desperrières, lui, qui veut être magistrat... ah !...

GENEVIÈVE, partant d’un éclat de rire.

Lui ?... Ah ! ah !

LÉTORIÈRES, à part, montrant successivement Geneviève et la bibliothèque.

Ça... et puis...

À Geneviève.

Comment !... ses principes sévères, son rigorisme...

GENEVIÈVE.

Rigorisse... lui ?... ah ! ouiche !... parce qu’il a peur du monde, des gazettes... mais chez lui, en catimini...

LÉTORIÈRES.

Il se rattrape...

GENEVIÈVE.

Ferme !

LÉTORIÈRES.

C’est un luron...

GENEVIÈVE.

Ah ! oui !

LÉTORIÈRES.

Il fait la cour à Madame Grevin...

GENEVIÈVE.

Qui lui flanque des taloches... ah mais !...

LÉTORIÈRES.

Et il veut faire M. Grevin...

GENEVIÈVE.

Ce que je ne veux pas !... ah mais !...

LÉTORIÈRES.

Et je parie que le gaillard aime à rire, chanter et boire ?...

Il regarde la bibliothèque.

GENEVIÈVE.

Oh ! ça, dame ! je ne sais pas.

LÉTORIÈRES.

Bah ! de petites orgies à huis clos ?

GENEVIÈVE.

Vous croyez ?... Il en est bien capable.

LÉTORIÈRES.

Mais, sa sœur ?...

GENEVIÈVE.

Oh ! ne dites pas... Elle ne sait rien... Il en a peur !... Dame ! elle est si sévère !...

Plus bas.

pas pour elle !...

LÉTORIÈRES.

Hein ?... Est-ce qu’elle se permettrait...

GENEVIÈVE, mystérieusement.

Oui, oui... et pas plus loin. que tout à l’heure... j’ai vu arriver à Chatou un grand maigre... encore une de nos pratiques... le Palmezeaux...

LÉTORIÈRES.

Palmezeaux !...

À part.

qui venait de partir pour la campagne !...

Haut.

Il vient faire la cour à la veuve ?... Bravo ! j’en tiens deux !...

Sautant de joie.

Vive Madame Grevin !

Il l’embrasse.

GENEVIÈVE, s’y prêtant.

Allez... j’ai la permission.

POMPONNE, en dehors.

Où est-il ? où est-il ?

GENEVIÈVE.

Quelqu’un !... lâchez-moi !... je vas conter mon affaire, et je m’en retourne à Paris...

Fièrement.

dans mon carrosse...

Gaiement.

Je suis venue en fiacre... numéro 144.

LÉTORIÈRES.

144 ?... c’est le mien !... mon cocher... ce brave Sicard !

GENEVIÈVE.

À votre service, l’amour !... je vous donne une place pour la rue Plâtrière.

LÉTORIÈRES, riant.

Accepté, Vénus !

GENEVIÈVE, à part.

Est-il gentil !... Dieu ! si le gros Desperrières était comme ça !... ce pauvre Grevin !...

Elle sort à droite.

 

 

Scène VII

 

LÉTORIÈRES, puis POMPONNE

 

LÉTORIÈRES, triomphant.

Ah ! cousin Tibulle, vous m’avez défié !...

POMPONNE, entrant, tout essoufflé.

Ah ! enfin, le voilà...

Il court après Létorières, qui ne fait pas attention à lui.

LÉTORIÈRES, marchant.

Nous verrons, morbleu !

POMPONNE, le suivant.

M. le Vicomte...

LÉTORIÈRES, sans l’écouter.

Mais il est ici, il me surveille...

POMPONNE.

M. le Vicomte...

LÉTORIÈRES, marchant toujours.

Il faut l’éloigner à tout prix !

POMPONNE.

Je venais vous dire...

LÉTORIÈRES.

Par quel moyen ?... quelle ruse ?...

POMPONNE, criant.

Que votre Herminie...

LÉTORIÈRES, s’arrêtant tout-à-coup.

Herminie !... Qui est-ce qui a dit ?... Ah ! Pomponne, c’est vous... Eh bien ! Herminie... où est-elle ? que fait-elle ?... Parlez... mais parlez donc !...

POMPONNE.

Dame ! vous allez toujours...

LÉTORIÈRES.

Conduisez-moi près d’elle, chez sa nourrice.

POMPONNE.

Mais elle n’y est plus !

LÉTORIÈRES.

Hein ? que dites-vous ?

POMPONNE.

Madame de Soubise l’a fait enlever, pour la mener elle-même au couvent !

Il tombe sur une chaise à gauche.

LÉTORIÈRES.

Au couvent !... ah ! c’est affreux !... Mais je l’en arracherai !... quand je devrais séduire la supérieure, la prieure, la tourière et toutes les Ursulines de Chaillot !

POMPONNE.

Mais ce n’est pas tout !... pour avoir mystifié l’exempt de la Prévôté, vous êtes condamné à dix mille livres d’amende !...

LÉTORIÈRES.

Ça m’est égal... je n’ai pas le sou.

POMPONNE.

Faute de paiement, à la Bastille !

LÉTORIÈRES.

C’est-à-dire que, si je ne gagne pas mon procès, je suis ruiné, perdu ; on me ravit ma liberté, ma maîtresse !... et j’y tiens... à ma maîtresse, surtout !... Pomponne ! Pomponne !... Eh bien ! il s’est endormi ?...

Le secouant.

Eh ! Pomponne !...

POMPONNE, réveillé en sursaut.

Hein ?... quoi ?... Ah ! j’ai tant couru depuis ce matin !... j’ai fait cent lieues !

LÉTORIÈRES.

Et vous n’êtes pas au bout...

 

 

Scène VIII

 

TIBULLE, au fond, POMPONNE, LÉTORIÈRES

 

TIBULLE, entrant, et s’arrêtant brusquement.

Il est là !... Avec qui diable est-il ?

LÉTORIÈRES, sans le voir.

Ah ! mon cher cousin...

L’apercevant, à part.

C’est lui !

POMPONNE.

Comment ! je ne suis pas au bout ?

TIBULLE.

Ah ! c’est le vieux.

POMPONNE, allant pour se retourner.

Hein ?

LÉTORIÈRES, le retenant, et bas.

Chut ! c’est lui !... n’ayez pas l’air !...

Élevant la voix.

Hélas ! oui, mon vieux Pomponne, c’est encore un voyage à faire, pour tromper cet imbécile de baron.

TIBULLE.

Il parle de moi !...

Il se blottit dans l’embrasure de la fenêtre et fait tomber sur lui le rideau.

POMPONNE, bas.

Taisez-vous !... il est là !...

LÉTORIÈRES, de même.

Tant mieux !... allez donc toujours !...

Élevant la voix.

Il n’y a rien à faire ici pour moi... Notre arbitre est séduit par les Soubise.

TIBULLE, à part.

Honnête homme, je te bénis !

LÉTORIÈRES.

Mais ils ne seront pas inexorables tous les trois... Ils se réunissent demain... eh bien ! ce soir, il en est deux que je séduirai.

TIBULLE, s’oubliant.

Hein ?...

POMPONNE, bas.

Chut !... on vous écoute !

LÉTORIÈRES, haut.

Je pars... je cède la place au beau Ménélas...

POMPONNE.

Où allez-vous ?

LÉTORIÈRES.

À Paris... je pars à franc étrier !

POMPONNE.

À cheval ?...

LÉTORIÈRES.

Et vous aussi.

POMPONNE, effrayé.

À cheval !... moi !... j’arriverai en morceaux !

LÉTORIÈRES.

Eh ! non... dans un fiacre, qui est là, à la porte... 144... Vous me rejoindrez...

POMPONNE.

Mais où ? mais où ?...

LÉTORIÈRES.

À Paris, chez l’arbitre qui m’attend, vous savez... qui me fera gagner ma cause...

TIBULLE, riant, à part.

Ah bien !... ah ! ah ! ah !

POMPONNE.

Mais...

LÉTORIÈRES.

Adieu, hâtez-vous !...

À part, en sortant.

À toi, maintenant, Tibulle Ménélas d’Hugeon !... que Sicard te conduise, et que le diable t’emporte !

 

 

Scène IX

 

POMPONNE, TIBULLE

 

Il sort en courant.

POMPONNE, courant après lui.

Mais écoutez-moi donc !... je vous suis...

Tibulle s’élance du lieu où il était et se jette sur Pomponne, qu’il arrête et qu’il ne lâche plus.

TIBULLE.

Halte là !... vieux corrompu !

POMPONNE.

Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce qu’il y a ?... Vous m’étranglez !...

TIBULLE.

Silence !... ou je t’achève... Ah ! il court chez l’autre, ton vicomte !... Eh bien ! il y trouvera encore son imbécile de cousin !...

Riant.

Ah ! ah ! ah !... Partons !

POMPONNE.

Lâchez-moi !

TIBULLE.

En route !...

POMPONNE.

Pour aller où ?

TIBULLE, criant.

Chez l’arbitre !

POMPONNE, criant plus fort.

Quel arbitre ?

TIBULLE.

Palmezeaux ou Corbin !... tu le sais, toi, vieux... Viens !...

POMPONNE, lui échappant.

Mais non !...

TIBULLE, le saisissant de nouveau.

Le fiacre est à la porte !...

POMPONNE.

Quel fiacre ?

TIBULLE.

Numéro 144 !

POMPONNE.

Lâchez-moi donc !

TIBULLE.

Non !

POMPONNE.

Si !

TIBULLE.

Viens !

POMPONNE.

Où donc ?

TIBULLE, l’entraînant et riant.

À Paris !... Ah ! ah ! ah !... comme je le tiens ! comme je le roue, ce petit vicomte !... Marchons !

POMPONNE, criant et parlant en même temps que Tibulle.

Lâchez-moi donc !... Au secours !... il m’étrangle !... au secours !...

Il est entraîné par Tibulle, au moment où les personnages suivants accourent au bruit.

 

 

Scène X

 

VÉRONIQUE, DESPERRIÈRES, GENEVIÈVE, accourant, Véronique et Desperrières ayant des flambeaux à la main

 

TOUS TROIS.

Quel bruit !... Qu’est-ce donc ?... Que se passe-t-il ?

DESPERRIÈRES, au fond.

Le baron, qui entraîne quelqu’un...

VÉRONIQUE, à la fenêtre.

Il le fait monter dans un fiacre !...

GENEVIÈVE, regardant.

Eh bien ! mais, c’est dans le mien !...

DESPERRIÈRES.

Ah bah !...

GENEVIÈVE, criant.

Eh ! cocher ! cocher !...

VÉRONIQUE.

Il ne vous entend plus.

DESPERRIÈRES, à part, avec joie.

Oh ! bravo...

GENEVIÈVE.

Me voilà bien lotie !... Comment donc faire pour retourner à Paris ?...

DESPERRIÈRES, à Geneviève, gaillardement.

Vous n’y retournerez pas... vous resterez ici... vous...

Sa sœur le regarde, étonnée. Il reprend très gravement.

Je suis désolé de ce contretemps.

GENEVIÈVE.

Et moi donc !

DESPERRIÈRES.

Il se fait tard... voici la nuit, et la route n’est pas sûre... vous pourriez rencontrer quelque mousquetaire...

GENEVIÈVE.

Oh ! ce n’est pas ça qui me fait peur... j’ai bec et ongles... Mais Grevin, qu’est-ce qu’il va devenir ?... ce pauvre cher homme ! Il ne pourra jamais dormir sans moi.

DESPERRIÈRES.

Oh ! que si... Un mari, ça dort toujours.

GENEVIÈVE.

Mais, enfin, où vais-je passer la nuit, moi ?

VÉRONIQUE.

Il y a, chez le concierge, un grand cabinet...

DESPERRIÈRES.

Avec un lit excellent... le lit de feu sa femme.

GENEVIÈVE.

Bien des remerciements, Monsieur, Madame...

À part.

C’est égal, comment Grevin va-t-il faire ?

VÉRONIQUE.

Retirons-nous... il est tard... et mon frère a peut-être à travailler.

DESPERRIÈRES.

Mon Dieu, oui... Vous savez, que j’ai mon rapport à libeller... et je ne travaille que la nuit... au milieu de mes livres.

Il jette un coup d’œil sur la bibliothèque.

VÉRONIQUE.

Bonsoir, mon frère.

DESPERRIÈRES.

Bonne nuit, ma sœur... Adieu, femme Grevin... Vous aurez votre consultation... venez la prendre...

Regardant sa sœur.

demain...

À voix basse et s’approchant de Geneviève.

Ce soir... par cette petite porte !... oh !...

Sa sœur le regarde ; même jeu.

GENEVIÈVE, à part.

Gros vaurien, va !... Mais bah !... j’en ai pas peur.

TOUS TROIS.

Air de En pénitence.

Déjà la nuit s’avance ;
C’est le moment, je pense,
De rentrer en silence...
Jusqu’au revoir, Bonsoir.

Geneviève sort par le fond. Desperrières s’assied à son bureau, en épiant du coin de l’œil leur départ.

VÉRONIQUE.

Bonsoir, mon frère.

DESPERRIÈRES.

Bonne nuit, ma sœur.

Véronique sort par la gauche.

 

 

Scène XI

 

DESPERRIÈRES, seul

 

À peine les deux femmes ont-elles disparu, que, se levant et changeant tout-à-coup de manières, il se met à chanter et à danser.

Traderideri, traderidera !...

Elle reste ! c’est un coup du ciel !...

Traderidera !...
Traderidera !

Il va tomber sur son fauteuil, en prolongeant la dernière note, puis, se met à rire largement.

Dieu ! que c’est ennuyeux de faire le magistrat toute la journée !... mais que c’est bon de se rattraper la nuit !... de pouvoir se dilater, s’épanouir, se goberger !... Maupeou n’a rien à dire... c’est du huis-clos !...

Avec satisfaction.

Me voilà entre l’Amour et...

Cherchant dans ses poches et chantant.

Traderidera, tra...

Entre l’Amour et Bacchus...

Effrayé.

Eh bien !... la clé de ma bibliothèque ?... où est elle donc ?... perdue !... Ah ! bon Dieu ! est-ce que...

L’apercevant à la serrure de la bibliothèque.

Eh non !... ah ! ah ! ah !... je l’ai laissée à la serrure... Maladroit !... c’est tantôt, quand Véronique m’a surpris... Ciel ! si quelqu’un !... heureusement, personne...

Il ouvre de la bibliothèque.

Me voilà seul... Si je parcourais un volume ?... Pourquoi pas ?... Avant de commencer mon rapport, je vais lire quelques pages, pour me mettre en train... Hé ! hé ! hé !...

Parcourant les différents titres.

Cicéron... Démosthène... Plutarque.

Prenant un volume et son verre.

Un chapitre de Plutarque...

Après avoir bu.

Ô grand homme !... quel style !... quelles pensées ! Revoyons ce passage...

Il verse de nouveau.

Et tout à l’heure, quand la petite Grevin arrivera... par là... Ah ! elle veut une consultation !... vertudieu !... C’est qu’elle est si drôlette, si réjouie !... si...

Eh ! lon lan la, landerirette !...

n’à ses côtés, je me sens tout...

Gai, gai, gai, lariredondaine !...

Elle me verse à boire, ma tête s’échauffe, et alors, ma foi !...

Traderideri, traderidera...

Il boit.

 

 

Scène XII

 

DESPERRIÈRES, LÉTORIÈRES

 

LÉTORIÈRES, paraissant tout-à-coup au fond, tout débraillé, le chapeau sur l’oreille et répétant à pleine voix le refrain de Desperrières.

Traderideri, traderidera !...

DESPERRIÈRES, comme frappé de la foudre.

Qui va là ?

LÉTORIÈRES.

Ami !... Vive la joie, sacrebleu !...

DESPERRIÈRES, s’appuyant contre le bureau et cachant derrière lui le flacon et le verre.

C’est vous, M. le Vicomte !

LÉTORIÈRES, d’une voix avinée.

Moi-même, la fleur des avocats... Ma foi ! je me suis dit : puisque ce cher Desperrières travaille la nuit... c’est aussi mon heure, et je vais travailler avec lui... Tu vois, j’ai déjà commencé... je sors du cabaret.

DESPERRIÈRES.

Le malheureux est ivre !

LÉTORIÈRES.

Gris !... gris comme une garde française... en bonne fortune !... Nous sommes faits pour nous entendre.

DESPERRIÈRES, tremblant et consterné.

Monsieur, Monsieur, que voulez-vous dire ?

LÉTORIÈRES.

Je dis que j’aime le vin, que tu aimes le vin, que nous aimons tous le vin... et les chansons, sacrebleu !... et les femmes, ventre-saint-gris !... Ah ça ! mon petit Démosthène, est-ce que tu as cru ce matin que j’étais dans mon assiette, avec cet air sainte-nitouche qui t’a fait pitié ?... Comédie, mon cher !... Maintenant, à la bonne heure !... ta sœur n’est plus là... voilà le gentilhomme dans son beau... À souper, arbitre de mon cœur !

DESPERRIÈRES.

Ah ! c’est trop fort !... Sortez, sortez d’ici !

LÉTORIÈRES.

Tu te fâches, cher ami ?... Ah ! ah ! ah !... Tu vas peut-être me faire perdre mon procès... Qu’est-ce que ça me fait ?... je m’en moque, de mon procès, comme de ça... À boire !

DESPERRIÈRES.

Croyez-vous donc être dans un cabaret ?... Je n’ai pas de vin à vous donner !

LÉTORIÈRES.

Tu n’as pas de...

Lui enlevant lestement le volume-flacon.

Qu’est-ce que c’est que ça, mon chéri ?... Ah ! ah ! ah !,

DESPERRIÈRES.

Rendez-moi ce volume !... rendez-moi ce volume !

LÉTORIÈRES.

Laisse donc. Je veux boire à ta santé... je veux boire du Montesquieu, du d’Aguesseau, du Cicéron...

DESPERRIÈRES, balbutiant.

Je ne comprends pas.

LÉTORIÈRES.

Tu ne comprends pas !...

Ouvrant le volume qu’il tient.

Du Plutarque !...

DESPERRIÈRES.

Dieu !...

LÉTORIÈRES.

Ce sont des vins de fabrique nouvelle... qu’on vient d’inventer... par arrêt du Parlement Maupeou !

DESPERRIÈRES, tombant sur une chaise à droite.

Il sait tout !...

LÉTORIÈRES.

Des vins de bibliothèque !... reliés et dorés sur tranche, sacrebleu !... de l’esprit en volume et du génie en bouteille !... Tonnerre !... ça mérite d’être répandu !

DESPERRIÈRES.

Miséricorde !

LÉTORIÈRES, riant.

Et je connais un ancien roué, qui veut devenir conseiller, grave conseiller... le jour !... et qui se rattrape la nuit, sur ses... lectures.

Il lui met le volume dans la main.

DESPERRIÈRES, suppliant.

Monsieur !... Monsieur le Vicomte !...

LÉTORIÈRES.

Sois donc tranquille, c’est mort, enterré... Un buveur trahir un buveur !... l’écolier livrer le maître !... fi donc !... Je mériterais d’être condamné à vingt ans d’eau rougie !

DESPERRIÈRES, avec horreur.

Ah !

LÉTORIÈRES, vivement.

Cri sublime !... cri du cœur !... tu m’as compris !... À table donc, et causons...

DESPERRIÈRES, qui va remettre le volume dans la bibliothèque et prendre des papiers sur son bureau.

De votre procès ?...

LÉTORIÈRES, faisant sauter les papiers.

Est-ce que j’ai des procès ?... au diable les procès !... Causons de nos orgies...

DESPERRIÈRES.

M. le Vicomte !

LÉTORIÈRES.

De nos amours !...

DESPERRIÈRES.

Jeune homme !

LÉTORIÈRES.

De nos bibliothèques !... ah ! ah !

DESPERRIÈRES, riant légèrement.

Eh ! eh ! eh !

LÉTORIÈRES, vivement.

Il a ri !... Homme de loi, tu as ri !

L’excitant

Encore !... plus fort !...

Desperrières se livre davantage.

Laisse-toi aller, sacrebleu !...

DESPERRIÈRES, n’y tenant plus.

Ah ! ah ! ah !

LÉTORIÈRES.

À la bonne heure !... je te reconnais, je te retrouve !

DESPERRIÈRES, riant toujours.

Au fond, il a l’air d’un bon vivant, ce petit vicomte-là.

LÉTORIÈRES.

Je t’en réponds !... un vivant qui avalerait... les quarante volumes de Cicéron !

DESPERRIÈRES.

Ah ! ah ! ah !

LÉTORIÈRES.

J’aime l’antiquité !

DESPERRIÈRES.

Les vins classiques !

LÉTORIÈRES.

Tout ce qu’il y a de plus pur !

DESPERRIÈRES.

Tout ce qu’il y a de plus fort !

LÉTORIÈRES, avec effusion.

Comme nous nous comprenons !

Il s’approche en lui tendant les bras.

DESPERRIÈRES, le repoussant doucement.

Voyons, voyons, un peu de calme... Je vous pardonne vos folies, à cause de...

Il montre la tête.

L’ivresse est une excuse.

LÉTORIÈRES.

La plus belle des excuses !

DESPERRIÈRES, avec sentiment.

Oh ! oui... Mais, mon cher petit vicomte, j’ai, un rapport à terminer cette nuit.

LÉTORIÈRES.

Un rapport !... c’est juste... va pour ton rapport !... Tu l’écriras, et je te verserai des inspirations !

Ouvrant la bibliothèque.

Voilà !

DESPERRIÈRES, effrayé.

Que faites-vous ?...

LÉTORIÈRES.

Je descends à la cave.

DESPERRIÈRES.

Si l’on vient !...

LÉTORIÈRES.

Ferme la porte.

DESPERRIÈRES, poussant le verrou de la porte à gauche.

Si l’on nous entend !...

LÉTORIÈRES.

Tout le monde dort.

DESPERRIÈRES.

Mais, mon cher ami...

LÉTORIÈRES, revenant chargé de volumes.

Qu’est-ce que tu veux ?... du Tacite ?... du Boileau ?...

DESPERRIÈRES, vivement.

Non !... ce n’est pas mon auteur.

LÉTORIÈRES.

Du grand Corneille ?...

DESPERRIÈRES, timidement.

Rien qu’un verre de Corneille.

LÉTORIÈRES.

Tu iras bien jusqu’au distique.

À part.

Je vais lui en faire avaler une tirade.

Haut, en le faisant asseoir au bureau.

Là !

DESPERRIÈRES.

Après ?

LÉTORIÈRES, le disposant comme il suit.

Ta plume dans la main droite... ton verre dans la gauche... et ton Ganymède à tes côtés !

Il se pose un volume à la main.

DESPERRIÈRES, dans la posture indiquée.

Qu’il est drôle ! qu’il est drôle !

LÉTORIÈRES, commandant.

Arbitre, à ton rapport !

Air : Moi, je suis Espagnol.

Premier couplet.

Buvons d’abord au parlement,
Qui représente la justice.

DESPERRIÈRES, parlé.

Au parlement !

LÉTORIÈRES.

Au chancelier, que Dieu bénisse !
Et puis...

DESPERRIÈRES.

Et puis ?

LÉTORIÈRES.

Au président !

DESPERRIÈRES.

Je ne peux pas faire autrement.

LÉTORIÈRES.

Si vous voulez m’en croire,
Hommes, nous devons boire
À tout le genre humain.
Morbleu ! jusqu’à demain.
La bouteille à la main,
Répétons ce refrain !

ENSEMBLE.

Si vous voulez m’en croire, etc.

Létorières veut encore verser.

DESPERRIÈRES.

Assez ! assez !... Va-t’en, serpent !

LÉTORIÈRES.

Est-ce que ça ne vaut pas mieux, pour inspirer la justice, que les menaces des Soubise et l’impertinence de mon cousin d’Hugeon ?...

DESPERRIÈRES.

Si fait ! si fait !... Il est bête comme un pot !... et toi, tu as de l’esprit.

LÉTORIÈRES.

Comme une bouteille !

Deuxième couplet.

Buvons encor, buvons gaiement.

Montrant la bibliothèque.

À ces grands hommes, nos modèles,
Auteurs fameux, amis fidèles,
Que tu consultes si souvent !
Je ne peux pas faire autrement.

ENSEMBLE.

Si vous voulez m’en croire,
Hommes, nous devons boire
À tout le genre humain,
Morbleu jusqu’à demain.
La bouteille à la main,
Répétons ce refrain !

Ils rient, trinquent et boivent ; mais ils s’arrêtent brusquement, en entendant frapper à la porte à droite.

DESPERRIÈRES.

Chut !

LÉTORIÈRES.

On a frappé... là !...

Ils écoutent tous deux.

GENEVIÈVE, en dehors à demi-voix.

Monsieur Desperrières ! monsieur Desperrières !

LÉTORIÈRES, à part.

Qu’entends-je ?

DESPERRIÈRES, à part.

Ciel !...

Haut.

Sortez ! sortez vite !...

Létorières va à la porte à droite.

Pas par là !... n’ouvrez pas, malheureux !

LÉTORIÈRES.

Laissez donc !... J’ai idée que c’est encore un volume qui nous arrive.

DESPERRIÈRES.

Mais non !...

Létorières ouvre.

 

 

Scène XIII

 

DESPERRIÈRES, GENEVIÈVE, LÉTORIÈRES

 

GENEVIÈVE, passant devant Létorières, sans le voir.

Vous m’avez dit de...

LÉTORIÈRES.

La Grevin !...

GENEVIÈVE.

Tiens ! mon petit vicomte !

DESPERRIÈRES.

Ils se connaissent !

Ils se regardent un moment en silence, puis ils partent d’un éclat de rire.

LÉTORIÈRES, jetant son chapeau en l’air.

Fête complète !... Vive la Grevin !... Embrassons nous tous !

GENEVIÈVE.

Ah ! seigneur ! dans quel état il est !...

DESPERRIÈRES, chancelant.

Il est ivre mort, le malheureux !

GENEVIÈVE.

À l’autre !... Et moi qui venais le consulter... Je me sauve !

LÉTORIÈRES.

Eh ! non, reste avec nous, la belle !...

Bas.

Allez donc !... pour me faire gagner mon procès !...

GENEVIÈVE, le regardant avec surprise.

Ah bah !

DESPERRIÈRES.

Femme Grevin, verse nous à boire !...

LÉTORIÈRES, lui remettant un flacon.

À boire !...

Bas, à Desperrières, en lui indiquant les yeux et la taille de Geneviève.

Bien ! très bien !... elle a ça... et puis ça...

DESPERRIÈRES.

N’est-ce pas ?... elle a ça... et puis ça...

LÉTORIÈRES.

Et vous ne disiez pas... sournois !... Ce pauvre Grevin !...

DESPERRIÈRES.

Chut, donc !... chut, donc !... Faut pas dire.

GENEVIÈVE, riant.

Ah ça ! mais qu’est-ce que vous faites donc là ?...

LÉTORIÈRES.

Nous faisons un rapport... un rapport superbe et solide !

DESPERRIÈRES, chancelant.

Oui, solide... À boire !

LÉTORIÈRES.

Il s’agit de décider entre un bon enfant, qui boit sec...

DESPERRIÈRES.

C’est vrai !

LÉTORIÈRES.

Qui embrasse de même...

GENEVIÈVE.

C’est vrai !

LÉTORIÈRES.

Et un fat, qui fait mettre sa sœur au couvent !...

GENEVIÈVE.

Ah ! c’est affreux !...

DESPERRIÈRES.

Elle a dit... la Grevin ?...

LÉTORIÈRES, avec chaleur et oubliant son ivresse.

Il s’agit de décider... si le testament fait en ma faveur par ma tante Dolbreuse sera cassé... si je serai ruiné, moi, pauvre orphelin sans fortune, sans appui, au profit du protégé des Soubise, par des arbitres sans honneur et sans conscience !...

Desperrières le regarde d’un air étonné.

GENEVIÈVE, vivement.

Eh bien ! non !... le testament ne sera pas cassé !

DESPERRIÈRES, répétant.

Non ! le testament ne sera pas cassé !

Voulant embrasser Geneviève.

À boire !... À nos amours !

LÉTORIÈRES.

À nos amours...

GENEVIÈVE, fuyant Desperrières.

Ne touchez pas !

LÉTORIÈRES, l’embrassant de l’autre côté.

À moi !...

GENEVIÈVE.

Bien ! me voilà entre deux feux !...

DESPERRIÈRES.

Non ! te voilà entre deux vins !... Ah ! ah !

LÉTORIÈRES, riant.

Ah ! ah ! ah !

GENEVIÈVE.

Ah ! ça, et ma consultation ?...

LÉTORIÈRES.

Verse encore.

DESPERRIÈRES.

À la Grevin !...

Il va pour l’embrasser ; elle fuit de nouveau.

LÉTORIÈRES, l’embrassant encore.

À la Grevin !... bravo !...

GENEVIÈVE.

Il paraît que c’est toujours à lui.

DESPERRIÈRES.

Ah ! ça, dis donc, petit, est-ce que tu ne m’en laisseras pas ?... Va-t’en ! va-t’en !...

GENEVIÈVE, bas, à Létorières.

Non !... il me fait peur !...

LÉTORIÈRES, bas.

Allez donc !... pour me faire gagner mon procès !

GENEVIÈVE, de même.

Ah ! bien, oui !... mais mon pauvre Grevin !...

Pendant qu’ils parlent bas, Desperrières s’avance à pas de loup.

DESPERRIÈRES.

Ah ! cette fois...

Tombant dans les bras de Létorières.

Je la tiens !... je la tiens !...

LÉTORIÈRES.

Homme de loi... tu t’abuses !...

GENEVIÈVE.

Il n’y voit plus !...

DESPERRIÈRES.

Comment ? c’était...

Éclatant de rire.

Ah ! ah !

Il va tomber en riant dans un fauteuil à droite.

LÉTORIÈRES, prenant une couronne sur un buste.

Tu es beau !...

Lui mettant la couronne sur la tête.

Je te proclame l’Anacréon du Parlement Maupeou !

Geneviève rit comme une folle.

DESPERRIÈRES, riant, assis à droite.

Et tu es Alcibiade !...

LÉTORIÈRES, de même.

Et voilà Aspasie !...

Geneviève rit plus fort. En ce moment, on frappe à gauche.

GENEVIÈVE.

Chut !...

DESPERRIÈRES, riant plus fort.

Ah ! ah ! ah !...

LÉTORIÈRES, lui fermant la bouche.

Chut, donc !...

À part.

On a frappé !...

 

 

Scène XIV

 

DESPERRIÈRES, GENEVIÈVE, LÉTORIÈRES, VÉRONIQUE, en dehors

 

Desperrières, complètement ivre, est toujours assis à droite ; Létorières se tient près de la porte à gauche, et Geneviève est entre eux.

VÉRONIQUE, en dehors.

Mon frère !... mon frère !...

DESPERRIÈRES, bas.

Oh ! ma sœur !...

LÉTORIÈRES, bas.

Chut !... vous n’y êtes pas.

GENEVIÈVE, lui transmettant l’ordre.

Chut !... vous n’y êtes pas.

DESPERRIÈRES, criant.

Je n’y suis pas !

LÉTORIÈRES.

Oh !...

GENEVIÈVE, étouffant un éclat de rire.

Oh !...

DESPERRIÈRES.

Oh !...

VÉRONIQUE, en dehors.

Mais ces cris, ces chants... d’où cela vient-il ?

LÉTORIÈRES, bas.

Chut !... dormez !

GENEVIÈVE.

Chut !... dormez !

DESPERRIÈRES, très haut.

Chut !... je dors !

LÉTORIÈRES et GENEVIÈVE.

Oh !...

VÉRONIQUE, de même.

Souvenez-vous que dans votre rapport, il faut conclure contre cet impertinent baron...

LÉTORIÈRES, bas.

Ah bah !

GENEVIÈVE.

Ah bah !

DESPERRIÈRES, criant.

Ah bah !

VÉRONIQUE.

En faveur de ce bon petit vicomte de Létorières.

LÉTORIÈRES

Oh ! oui !

GENEVIÈVE, bas.

Oh ! oui !

DESPERRIÈRES, criant.

Oh ! oui !

LÉTORIÈRES, bas.

Honnête femme, va !

Il envoie des baisers à la porte.

VÉRONIQUE.

Je vous réponds de votre confrère Palmezeaux.

DESPERRIÈRES, riant.

Palmezeaux... vous l’avez vu ?...

VÉRONIQUE, balbutiant.

Moi ?... non... mais j’espère... à une condition... Le vicomte a vu ma fille, qui le trouve charmant... il lui a fait la cour... Il faut qu’il l’épouse !

LÉTORIÈRES, bas.

Hein ?...

GENEVIÈVE, bas.

La bossue ?

DESPERRIÈRES, criant.

Hein ? la bossue ?

LÉTORIÈRES.

Que le diable l’emporte !

On entend du bruit en dehors, au fond.

VÉRONIQUE.

C’est la condition...

Le bruit augmente.

GENEVIÈVE, gagnant le fond.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

DESPERRIÈRES, se levant.

Ah ! oui !... ah ! oui !... il faut qu’il l’épouse... Vicomte, tu me plais... tu épouseras Phoebe...

Chantant.

Traderidera.

LÉTORIÈRES.

Vous exigeriez, morbleu !...

DESPERRIÈRES.

Un peu, mon neveu.

Il va tomber dans le fauteuil à droite.

LÉTORIÈRES, à part.

Maladroit !... je les ai trop séduits !...

On entend en dehors, au fond, les voix de Tibulle, de Pomponne et de Véronique.

TIBULLE, en dehors.

Oui, oui, je le verrai !...

VÉRONIQUE, en dehors.

Il n’y est pas !...

POMPONNE, en dehors.

Lâchez-moi !...

GENEVIÈVE, redescendant.

Eh ! mais... on vient !... Cachez-vous !... sauvez-vous !

DESPERRIÈRES, prenant son verre.

À boire !

Au moment où Létorières va la fermer, la porte du fond s’ouvre, et Tibulle paraît, tenant Pomponne au collet ; ils sont en désordre, les perruques de travers. Véronique veut les empêcher d’entrer.

LÉTORIÈRES.

Ciel !

Geneviève n’a que le temps de se jeter derrière le rideau.

VÉRONIQUE.

Mon frère travaille !...

Apercevant Létorières.

Ah !

DESPERRIÈRES, élevant son verre au milieu du bruit.

À boire !

 

 

Scène XV

 

DESPERRIÈRES, GENEVIÈVE, LÉTORIÈRES, TIBULLE, POMPONNE, VÉRONIQUE

 

TIBULLE, à Pomponne, en le secouant.

Ah ! gueux ! tu me fais courir depuis deux heures !...

POMPONNE, lui échappant.

Mon Dieu ! je suis moulu !...

Il tombe assis, et s’endort.

DESPERRIÈRES, chantant.

Traderidera...

À b...

LÉTORIÈRES, courant le faire taire.

Silence, donc !...

TIBULLE.

Les voilà ensemble !... J’en étais sûr !

VÉRONIQUE, indignée.

Mon frère !... oh ! oh !

DESPERRIÈRES, riant.

À la santé, Vicomte mon neveu !...

LÉTORIÈRES, bas.

Silence, donc !...

TIBULLE.

Son neveu ?... Hein ! arbitre incorruptible, je vous y prends !...

Le voyant chanceler.

Dieu me pardonne, il l’a grisé !

DESPERRIÈRES, se donnant de l’aplomb.

Quoi donc ? quoi donc ?

TIBULLE, furieux.

Vous êtes un vieux scélérat !

LÉTORIÈRES.

Monsieur !...

VÉRONIQUE.

Vous supposez mon frère capable...

TIBULLE, hors de lui.

Vous... vous êtes une vieille folle !

LÉTORIÈRES.

Monsieur !...

TIBULLE, plus fort.

Et votre fille est une bossue !... archi-bossue !... tout ce qu’il y a de plus...

LÉTORIÈRES.

Halte là, Baron !...

Mouvement de Tibulle.

Vous insultez la justice... dans Monsieur !... vous outragez la plus belle moitié du genre humain... dans ces dames !...

Tibulle veut répondre.

Je me fais leur chevalier, moi, et je vous demande raison de vos injures !...

TIBULLE.

Vous ?... allons donc !...

DESPERRIÈRES.

Qu’est-ce qu’ils disent ?...

LÉTORIÈRES.

Vous refusez ?...

Véronique le fait taire.

TIBULLE, avec dédain.

Vous oubliez... petit drôle... qu’il a encore des verges an collège Picpus...

LÉTORIÈRES.

Non ; mais comme vous êtes trop grand... drôle, pour en recevoir... voilà comme je les remplace !

Il lui jette son gant à la figure.

TIBULLE, tirant son épée.

Par la Guimard !

GENEVIÈVE, s’élançant entre eux.

Arrêtez !...

VÉRONIQUE.

Oh !...

Elle est près de s’évanouir.

DESPERRIÈRES.

Qu’est-ce qu’ils disent ?...

TIBULLE.

Sortons !... voici mes armes !

LÉTORIÈRES, allant prendre Pomponne par le bras.

Sortons !... voilà mon témoin !

POMPONNE, se réveillant en sursaut.

Encore en fiacre !...

DESPERRIÈRES, élevant son verre.

À la santé de mon neveu !

Le rideau tombe sur ce tableau.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente un boudoir très élégant. Entrée au fond. Porte à droite. Du même côté, au premier plan, un canapé ; à gauche, une toilette garnie.

 

 

Scène première

 

LA PRINCESSE DE SOUBISE, LÉTORIÈRES, HERMINIE, puis LE MARÉCHAL DE SOUBISE

 

Au lever du rideau, Létorières est étendu sur un canapé et paraît endormi. Auprès de lui se tiennent la princesse, Herminie et deux femmes de la princesse.

CHŒUR, à demi-voix.

Air : Mélodie de Giselle.

Voyez comme il sommeille !
Sur lui l’amitié veille :
De peur qu’il ne s’éveille,
Pas de bruit : taisons-nous !

LA PRINCESSE.

Sur son visage, voyez-vous
Les couleurs reparaître,
Et le calme renaître
Sur son front pur et doux ?...

REPRISE.

Voyez comme il sommeille ! etc.

LE MARÉCHAL, en dehors.

Bien... je serai au tribunal des maréchaux de France.

LA PRINCESSE, les yeux toujours attachés sur Létorières.

Chut !...

HERMINIE, à part.

M. le maréchal de Soubise !...

LA PRINCESSE, au maréchal qui entre.

Chut !... pas de bruit, je vous en prie... Entrez sur la pointe des pieds !

LE MARÉCHAL, à la princesse.

Nous avons un duel à juger, et...

LA PRINCESSE.

Chut !... parlez plus bas !...

LE MARÉCHAL, baissant la voix.

Qu’est-ce donc, Princesse ?... qu’est-ce qu’il y a ?

LA PRINCESSE.

Regardez !

LE MARÉCHAL, s’approchant du canapé.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LA PRINCESSE.

Il va beaucoup mieux.

Elle fait un signe aux femmes, qui sortent.

LE MARÉCHAL.

Ah ! il va mieux ?... Tant mieux. Qu’est. ce que c’est, hein ?...

LA PRINCESSE.

Une trouvaille que j’ai faite, ce matin, sur la grande route.

LE MARÉCHAL.

Comment ! Princesse, vous ramassez des petits jeunes gens sur la grande...

Apercevant Herminie.

Eh ! mais, cette belle fugitive, vous ne l’avez donc pas conduite aux Ursulines, où ce cher Tibulle la croit enfermée ?

LA PRINCESSE.

Ce soir... ce soir... mais ce matin, impossible... C’est précisément en quittant Marly, pour me rendre à Chaillot, que j’ai trouvé...

LE MARÉCHAL.

Ça ?...

LA PRINCESSE.

Ce malheureux enfant, évanoui sur la lisière de la forêt... pâle, défait... Herminie a poussé un cri... Nous nous sommes élancées près de lui, et, après avoir réchauffé ses mains dans les nôtres... je l’ai fait transporter dans mon carrosse, pour le ramener ici... Le mouvement lui a rendu l’usage de ses sens... On l’avait attaqué dans la forêt, frappé au bras d’un coup de poignard... Ah ! c’était un spectacle à fendre le cœur... et vous savez combien je suis sensible !...

LE MARÉCHAL.

Oui, je ne dis pas... mais j’avoue que, si votre sensibilité se portait sur des malheureux un peu plus... mûrs...

LA PRINCESSE.

Ah ! Monsieur !... vais-je m’enquérir de l’âge d’un homme, quand je puis l’arracher à la mort ?... Faut-il être impitoyable, parce qu’il est jeune, joli, bien fait, comme celui-ci ?

LÉTORIÈRES.

Merci !...

LE MARÉCHAL.

Il a parlé !

HERMINIE, vivement.

Il rêve !

LÉTORIÈRES, balbutiant.

Merci !... merci !... Si bonne et si belle !...

LA PRINCESSE.

Il rêve de moi !...

Mouvement du maréchal.

Chut, donc !

LÉTORIÈRES, continuant.

À vous, la vie... que je vous dois !... et que le dieu de la victoire veille sur votre illustre époux !...

LA PRINCESSE.

Il parle de vous !

HERMINIE.

Il paraît si reconnaissant !

LA PRINCESSE, au maréchal.

N’est-ce pas, que j’ai fait là une bonne action ?

LE MARÉCHAL, allant poser son chapeau.

Certainement... je ne dis pas non... mais j’aurais préféré une bonne action... un peu moins jeune.

Pendant ce mouvement, Létorières se soulève.

LÉTORIÈRES, vivement, à Herminie.

Est-ce bien ?

HERMINIE.

Oui... Chut !...

LE MARÉCHAL, se retournant.

Hein ?

HERMINIE, le regardant avec surprise.

Plaît-il ?

LA PRINCESSE, les regardant tous deux.

Quoi ?

 

 

Scène II

 

LA PRINCESSE LÉTORIÈRES, HERMINIE, LE MARÉCHAL, GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE, en dehors.

Quand je vous dis que j’ai mes entrées...

LA PRINCESSE.

Ah ! quelqu’un...

HERMINIE, à part.

Cette voix !...

La porte du fond s’ouvre, et Geneviève paraît, introduite par un laquais.

GENEVIÈVE.

Quand je vous dis que Madame la maréchale m’attend...

S’arrêtant.

Ah ! mon Dieu ! que de monde !...

LÉTORIÈRES, à part, se soulevant.

Oh ! la Grevin !...

LE MARÉCHAL, même jeu.

Hein ?

HERMINIE.

Plaît-il ?

LA PRINCESSE.

Quoi ?...

Herminie se place devant Létorières, pour le dérober aux yeux de Madame Grevin.

GENEVIÈVE.

Excusez, madame la Princesse... monsieur le Maréchal et la compagnie...

LA PRINCESSE.

Ah ! c’est Madame Grevin... la protégée de monsieur Desperrières.

GENEVIÈVE.

Oui, madame la Princesse, c’est-moi-même, en personne... Je vous apporte les échantillons demandés pour votre petite livrée.

LA PRINCESSE.

Déjà ?... C’est bien, laissez cela... j’examinerai plus tard... Bonjour, Madame Grevin, bonjour.

Elle lui montre la porte.

LÉTORIÈRES, à part.

Dieu ! si elle m’avait vu !...

HERMINIE, à part.

Ah ! j’ai eu une peur !...

GENEVIÈVE, qui s’est arrêtée à la porte.

C’est que... ce n’est pas tout... monsieur le Maréchal...

À part.

Allons donc ! du courage... sarpedienne !

LE MARÉCHAL.

Qu’y a-t-il encore, bonne femme ?

LA PRINCESSE.

Expliquez-vous.

GENEVIÈVE, s’avançant.

Ah bah ! tant pis !... C’est bête d’avoir peur... Vous ne me mangerez peut-être pas... ni monsieur le Maréchal non plus... Il n’a jamais mangé personne, ce brave prince.

LÉTORIÈRES, à part.

Je crois bien !...

LE MARÉCHAL.

Qu’est-ce à dire ?

GENEVIÈVE.

Voilà ce que c’est, mon Maréchal... Je viens de rencontrer un pauvre vieux, tout en larmes... un ex-régent de Picpus...

LÉTORIÈRES, à part.

Pomponne !

GENEVIÈVE, continuant.

À qui j’ai promis de parler à Madame pour...

Reconnaissant Herminie et se troublant.

en faveur de... parce que...

À part.

Ah ! mon dieu ! mais c’est elle !... la petite au petit !...

Herminie lui fait signe de se taire.

LE MARÉCHAL.

Après ?

LA PRINCESSE.

En faveur de...

GENEVIÈVE.

De son élève... de son maître...

Occupée d’Herminie.

C’est singulier !...

Continuant.

Un amour de mauvais sujet, madame la Princesse...

LA PRINCESSE, à part, regardant Létorières.

Ciel !...

LÉTORIÈRES, à part.

Oh ! la bavarde !...

GENEVIÈVE.

Qui, à l’heure où je parle, est arrêté, conduit à la Bastille, au cachot...

LA PRINCESSE, rassurée, à part.

Ah ! s’il est à la Bastille...

GENEVIÈVE, regardant Herminie et s’oubliant.

Il y a quel que chose, c’est sûr !...

LE MARÉCHAL, se levant.

Quelque chose... quoi ?...

LA PRINCESSE.

Vous êtes folle !...

GENEVIÈVE.

Oui, madame la Princesse... si vous le connaissiez comme moi, comme mamz’...

Herminie lui fait un signe.

Non, non... il ne m’est de rien... mais quand ce serait mon fils, mon frère, enfin, tout ce qu’on peut être à une femme... je n’en aurais pas plus de chagrin !... S’il s’est battu, ce n’est pas sa faute...

LE MARÉCHAL.

Il s’est battu ?... en duel !... tant pis.

GENEVIÈVE.

Dame !... il en mourra peut-être... s’il n’est pas mort.

LA PRINCESSE.

Mais qui donc ?

GENEVIÈVE.

Eh bien, lui !... le vicomte de...

Apercevant Létorières et poussant un cri.

Ah !...

LA PRINCESSE.

Qu’avez-vous ?...

GENEVIÈVE, riant avec effort.

Rien ! rien !... Excusez !...

Vivement.

c’est M. le maréchal qui m’a marché sur le pied.

LE MARÉCHAL.

Moi ?... je n’ai pas senti...

GENEVIÈVE.

Non, c’est moi, mon maréchal... avec vos grosses bottes... mais, il n’y a pas de mal...

À part.

Ah ça ! mais, je n’y suis plus !

LA PRINCESSE.

Enfin, ce jeune homme ?...

LE MARÉCHAL.

Je comprends... Un duel qui a eu lieu ce matin... c’est pour cela qu’on réunit le tribunal des maréchaux, dans une heure... Voici la lettre de convocation.

Il ouvre la lettre.

GENEVIÈVE.

Vous irez, mon maréchal ?...

Herminie et Geneviève s’approchent du maréchal et le supplient tout bas.

LA PRINCESSE, à part, regardant Létorières.

J’ai craint, un instant... ah ! j’en ai encore le cœur serré !... Oh ! non, si calme, si pur !...

Elle le baisse au front et s’éloigne rapidement de lui.

LÉTORIÈRES, bas.

Dieu ! que c’est bon !

LE MARÉCHAL, repliant la lettre.

C’est moi qui préside... et j’en suis fâché pour votre protégé, bonne femme... justice sera faite.

GENEVIÈVE, émue.

Comment !... vous serez...

LE MARÉCHAL.

Inexorable... et si je pouvais le faire arrêter à l’instant...

HERMINIE, à part, cachant ses larmes.

Il est perdu !...

GENEVIÈVE, à part, en marchant vers le canapé.

Par bonheur, il n’entend pas... Est-il gentil, quand il dort !...

Elle se penche pour l’embrasser.

LA PRINCESSE.

M. le maréchal à raison... les spadassins ne méritent pas...

En ce moment, comme Geneviève va embrasser Létorières, il se soulève vivement et l’embrasse lui-même. Elle pousse un cri de surprise.

LA PRINCESSE et HERMINIE, effrayées.

Quoi donc ?...

LE MARÉCHAL.

Est-ce que je vous ai encore marché sur le pied ?...

GENEVIÈVE, ahurie.

Pardon !... c’est ce jeune homme... qui s’éveillait... j’ai cru qu’il allait tomber dans la ruelle !...

LÉTORIÈRES, feignant de s’éveiller.

Où suis-je ?... Dans quels lieux enchantés m’a-t-on conduit ?... Est-ce un songe ?...

GENEVIÈVE, à part.

Tenez ! tenez !... joue-t-il la comédie ! la joue-t-il !

LA PRINCESSE.

Rassurez-vous.

LÉTORIÈRES.

Ah ! Madame !... je vous revois, comme lorsque vous m’avez sauvé... comme dans mes rêves... Si belle !...

Feignant d’apercevoir le maréchal.

Ah ! M. le maréchal de Soubise !...

LE MARÉCHAL, étonné.

Vous me connaissez ?...

LÉTORIÈRES, se levant.

Je vous devine, Monseigneur... À cet air si noble,

Le maréchal se rengorge.

à ce regard d’aigle, qui ne reconnaîtrait d’abord le plus glorieux capitaine des armées du roi ?

GENEVIÈVE, à part.

Câlin, va !

LE MARÉCHAL, flatté.

Monsieur... je remercie la Princesse de m’avoir procuré... le plaisir de connaître... un gentilhomme, car vous êtes gentilhomme ?...

GENEVIÈVE, à part.

Tiens ! ça se voit.

LÉTORIÈRES.

Gentilhomme comme vous, M. le maréchal !

GENEVIÈVE, à part.

Ah ! mieux ! ah ! mieux !...

LA PRINCESSE.

De la fierté ! c’est bien... On vous a poursuivi, attaqué... vous avez donc des ennemis... le prince vous protègera.

LE MARÉCHAL.

Oui, je serai votre appui... Remettez-moi une note... et si vous demandez justice, nous l’obtiendrons...

Lui montrant la table.

Une note... là... Je verrai les ministres ce matin.

GENEVIÈVE, bas, à Herminie.

Ils ne savent donc rien ?

HERMINIE, lui serrant la main.

Taisez-vous !...

LA PRINCESSE.

Mais votre nom, d’abord... votre nom ?

LÉTORIÈRES.

Mon nom ?...

Herminie fait signe à Létorières de ne rien dire.

LE MARÉCHAL, l’interrogeant.

Marquis... comte... chevalier de...

La porte s’ouvre brusquement : Tibulle paraît.

 

 

Scène III

 

LA PRINCESSE LÉTORIÈRES, HERMINIE, LE MARÉCHAL, GENEVIÈVE, TIBULLE

 

Tibulle a au bout du nez une large mouche de taffetas noir, qu’il cache, en entrant, sous son mouchoir.

TIBULLE.

Ah ! palsambleu ! mon cousin le maréchal de Soubise !...

LE MARÉCHAL.

Tibulle !...

HERMINIE, à part.

Grands dieux !...

LÉTORIÈRES, à part.

Bon !...

Il s’assied vivement au bureau comme pour écrire, et tourne le dos aux autres personnages.

GENEVIÈVE, à part.

À l’autre !

TIBULLE.

Ma cousine, la princesse de Soubise !... Tiens ! ma sœur !... encore de ce monde !...

Il retire son mouchoir. Le prince et la princesse le regardent et parlent d’un éclat de rire.

LE MARÉCHAL, riant.

Ah ! ah ! ah !... la drôle de figure !...

TIBULLE.

Hein ?... vous trouvez ?...

LA PRINCESSE, riant.

Ah ! ah ! ah !...

TIBULLE.

Ça se voit donc ?...

HERMINIE, riant.

Ah ! ah ! ah !...

TIBULLE, riant après eux.

Ah ! ah ! ah !... ça se voit donc ?

GENEVIÈVE, riant.

Ah ! ah ! ah !... comme le nez au milieu du...

TIBULLE, riant plus fort.

Ah ! ah ! ah !...

Prenant tout-à-coup le ton sérieux.

Que fait ici cette femme ?... que fait ici cette femme ?...

LA PRINCESSE.

C’est une protégée de M. Desperrières.

TIBULLE.

Ah ! c’est ça.

LE MARÉCHAL.

Mais, enfin, qu’avez-vous ?

TIBULLE.

J’ai... j’ai... que j’étouffe ! que je suis exaspéré ! que le petit Létorières...

Insistant.

Létorières...

Plus fort.

mon cousin Létorières...

LA PRINCESSE et LE MARÉCHAL.

Notre ennemi !... Eh bien ?...

TIBULLE.

Est un scélérat !

LE MARÉCHAL.

Est-il arrêté, enfin ?...

TIBULLE.

Mieux que ça !... je viens de le tuer en duel !

LÉTORIÈRES, à part.

Oh !

TOUS.

Vous ?...

TIBULLE.

Oui, moi !... Voilà d’où me vient le nez que vous voyez... Je louche un peu... mais, du reste, pas de danger, il tient toujours.

LE MARÉCHAL.

Quoi ! le vicomte...

TIBULLE.

L’infâme !... Vous ne savez pas ?... il a séduit nos arbitres !... à commencer par ce Desperrières, dont il a promis d’épouser la nièce... une bossue, Madame !... et il l’a grisé !

LA PRINCESSE.

Sa nièce ?...

TIBULLE.

Non !... le Desperrières... ce gueux de Desperrières !... tandis que je le poursuivais sur la route de Chatou, avec le vieux... dans un horrible fiacre... que j’ai battu comme plâtre !...

GENEVIÈVE.

Le fiacre ?...

TIBULLE.

Non, le vieux !... le précepteur !... que j’ai traîné avec moi chez les deux autres arbitres... Palmezeaux, qui était... je ne sais où... et une espèce de marmotte, que j’ai réveillée... et qui ne me le pardonnera jamais !... Mon procès est perdu !... Donnez-moi un fauteuil.

LE MARÉCHAL.

Mais, enfin, ce duel...

TIBULLE.

À mon retour, brisé, furieux, je n’étais plus un homme, j’étais un lion, un tigre, un... tout ce que vous voudrez... Il me provoquait !... Oh ! alors, je l’ai pris par le collet, je l’ai traîné dehors... Il me fallait du sang, et j’en ai eu !... percé de part en part... v’lan !

LÉTORIÈRES, à part.

Oh !...

LA PRINCESSE.

Mais vous ?... cette blessure ?...

TIBULLE.

Mon nez ?... Le lâche !... il était mort... je m’approche, par pitié... et, se retournant, il me pique traîtreusement.

LÉTORIÈRES, se levant tout-à-coup.

Cela n’est pas vrai !

TIBULLE.

Ah bah !...

Il reste immobile et la bouche ouverte.

LÉTORIÈRES.

Il vous a dit, à la première botte : « Baron, voilà une mouche, en souvenir de moi... Je te laisse la vie, par égard pour ta sœur ! » C’est alors que vous m’avez percé le bras, en traître !

LE MARÉCHAL.

Comment ! c’est...

LA PRINCESSE.

C’est ?...

TIBULLE, criant.

Mais c’est lui !...

HERMINIE, à part.

Imprudent !

GENEVIÈVE.

Patatras !...

Ensemble.

Air : La belle fille !

LE MARÉCHAL et LA PRINCESSE.

En ma présence !
Quelle insolence !
J’aurai vengeance
D’un pareil tour !

LÉTORIÈRES, à part.

Quelle imprudence !
Ma seule chance
S’enfuit d’avance
Et sans retour.

TIBULLE.

Quelle insolence !
Dans sa présence,
Je vois d’avance
Un mauvais tour.

HERMINIE et GENEVIÈVE.

Quelle imprudence !
Maudite chance !
Plus d’espérance
Pour notre votre amour !

LÉTORIÈRES, à la princesse.

Madame...

LA PRINCESSE, d’un ton sévère.

Pas un mot !... Vous avez trompé ma pitié !...

Il veut parler.

Je ne veux rien entendre... Les arbitres, M. Desperrières, n’oublieront pas ce qu’ils nous doivent... et votre mariage...

TIBULLE.

Avec la bossue !...

LA PRINCESSE.

Est moins sûr que vous ne pensez !... Sortez !...

Elle sonne.

TIBULLE, bas, à Létorières.

Ah ! ah !...

LE MARÉCHAL.

Le conseil des maréchaux jugera votre conduite... Un duel !... attaquer un membre de notre famille !...

TIBULLE.

L’aîné de votre famille !... Ah ! ah !...

HERMINIE, bas, en passant près de Létorières.

Et s’ils savaient que je vous aime !...

GENEVIÈVE, bas, de l’autre côté.

Ça va mal, mon pauvre Vicomte !

LÉTORIÈRES, de même.

Ah ! j’ai bien peur pour vos 400 livres.

LE MARÉCHAL, bas, à la princesse.

Voilà de vos bonnes actions !

LA PRINCESSE, à part, en regardant Létorières.

C’est dommage !

Au domestique, qui entre.

Préparez-vous à partir pour Chatou, dans un instant.

TIBULLE.

Ah ! ah !...

À part.

Tu me paieras mon nez, toi !

Reprise de l’ensemble.

LE MARÉCHAL et LA PRINCESSE.

En ma présence ! etc.

LÉTORIÈRES.

Quelle imprudence ! etc.

HERMINIE et GENEVIÈVE.

Quelle imprudence ! etc.

TIBULLE.

Bientôt, je pense,
J’en ris d’avance,
J’aurai vengeance
D’un pareil tour !

La princesse sort à droite, reconduite par Tibulle. Herminie les suit. Arrivée à la porte, elle regarde tristement Létorières, la Princesse se retourne et ils sortent. Létorières fait signe à Madame Grevin de sortir aussi.

 

 

Scène IV

 

LÉTORIÈRES, LE MARÉCHAL

 

LÉTORIÈRES, qui s’est arrêtée à la porte du fond.

Ah !... À nous deux ! maintenant !...

LE MARÉCHAL.

En vérité, la Princesse est d’une...

L’apercevant.

Encore ici, Monsieur !...

Lui montrant la porte.

Vous devez compte de votre conduite aux maréchaux de France.

LÉTORIÈRES, l’observant.

À vous le premier, Monseigneur, à vous, que la gloire a placé à leur tête...

LE MARÉCHAL, modestement.

Jeune homme...

LÉTORIÈRES, de même.

À vous, dont ils suivront les avis pour rendre la justice... comme naguère ils suivaient vos traces pour marcher à la victoire.

LE MARÉCHAL, légèrement ému.

Jeune homme !...

LÉTORIÈRES, à part.

Ah ! tu y mords !... Attends donc ! je vais te porter des bottes... pare-les, si tu peux.

LE MARÉCHAL, sévèrement.

Il ne s’agit pas de moi, Monsieur... mais de vous, qui vous êtes battu !...

LÉTORIÈRES.

Je l’avoue hautement... je me suis battu.

LE MARÉCHAL.

Vous le nieriez en vain... vous êtes blessé.

LÉTORIÈRES, avec émotion.

Blessé ! Prince, blessé !... parce que j’ai été loyal, généreux... Et, cependant, je l’avoue, quand j’ai vu couler mon sang... à cette idée d’avoir été blessé dans mon premier duel... confus, humilié... je n’ai pas senti la douleur, mais la honte, qui m’arrachait des larmes de rage !... Oui, je pleurais !... quand tout-à-coup un souvenir est venu raffermir ma fierté !...

LE MARÉCHAL, le regardant.

Un souvenir ?...

LÉTORIÈRES.

Le vôtre, grand’homme !... Je me suis rappelé votre retour en France, après avoir perdu la bataille de Rosbach...

LE MARÉCHAL, vivement.

Monsieur !...

LÉTORIÈRES.

Perdu ! je ne crains pas de le dire... puisque la langue française est si pauvre, qu’elle n’a pas d’autre mot pour exprimer une bataille... perdue... Oui, comme moi, trahi, victime d’un piège infâme tendu par Frédéric de Prusse, quand votre générosité endormait votre prudence... il vous a pris en traître... Comme le baron... il vous a battu...

LE MARÉCHAL.

Monsieur !...

LÉTORIÈRES.

Oui, battu !... puisque la langue française est si pauvre, qu’elle n’a pas d’autre mot pour exprimer qu’il vous a... battu !... Mais vous, plus grand après le revers que bien d’autres après la victoire, vous emportiez dans votre retraite une telle moisson de lauriers, que Frédéric s’écriait : « Frédéric vainqueur porte envie à la gloire de Soubise vaincu !... » Je dis vaincu, parce que la langue française...

LE MARÉCHAL.

Il a dit cela ?...

LÉTORIÈRES.

Il l’a dit !...

À part.

Et d’une !

LE MARÉCHAL.

M. de Létorières... certainement... ce que je viens d’entendre me flatte beaucoup...

LÉTORIÈRES, à part.

Parbleu ! je le sais bien.

LE MARÉCHAL, à part.

Le diable m’emporte, il m’a fait plaisir !...

Haut.

Mais... mais, enfin, tout cela n’empêche pas que vous n’ayez provoqué...

LÉTORIÈRES, brusquement.

Prince de Soubise !... maréchal de France !... rival de Frédéric !... si un audacieux osait t’outrager... que ferais-tu ?

LE MARÉCHAL.

Moi !... Permettez...

LÉTORIÈRES.

Parle... héros !... si l’on mettait en doute ta loyauté, ton courage...

LE MARÉCHAL, éclatant.

Vive Dieu ! M. le Vicomte, halte là !... On a dit que j’étais un mauvais général...

LÉTORIÈRES.

Allons donc !...

LE MARÉCHAL.

On a imprimé que je n’avais pas d’esprit, que j’étais gauche et ridicule...

LÉTORIÈRES.

Allons donc !...

LE MARÉCHAL.

Allons donc !... j’en ai ri... Mais si jamais on attaquait ma loyauté, mon courage !... si l’on prétendait me faire trembler et pâlir, moi, gentilhomme des Rohan...

LÉTORIÈRES.

Prince de Soubise !...

LE MARÉCHAL.

Maréchal de France !...

LÉTORIÈRES.

Rival de Frédéric !

LE MARÉCHAL.

Vive Dieu ! jeune homme !... je saisirais le tronçon de ma vieille épée, brisée à Rosbach, et c’est dans le sang du misérable...

LÉTORIÈRES, vivement.

Vous vous battriez !...

LE MARÉCHAL.

Aïe !... qu’est-ce que j’ai dit là ?...

LÉTORIÈRES.

Vous vous battriez !... vous, placé si haut, que l’injure ne saurait vous atteindre... qui pourriez n’y répondre que par le mépris !... Et moi, pauvre gentilhomme de dix-neuf ans...

Air : Simple soldat, né d’obscurs laboureurs.

Moi, dont l’épée est le seul avenir,
Moi, dont l’honneur est la seule richesse.
Quoi ! j’aurais pu me contenir,
Lorsqu’on insultait ma jeunesse !...
Du tribunal des maréchaux,
Puis-je redouter les disgrâces,
Quand j’en appelle à nos vieux généraux...
Quand j’ai pour juge le héros
Dont j’ai voulu suivre les traces ?...

À part.

Et de deux !...

LE MARÉCHAL.

C’est possible... mais vous avez eu tort de vous battre, Monsieur... vous avez eu tort... Et avec qui, encore ?... avec un ami, un parent de ma famille... un homme que je protège !

LÉTORIÈRES, avec noblesse.

Aussi, Monseigneur, l’espoir que je fonde sur la bonté de ma cause... s’accroît de toute ma confiance dans la haute impartialité de mon juge.

LE MARÉCHAL.

À la bonne heure... mais...

LÉTORIÈRES.

Si je tremble, ce n’est pas pour moi : c’est pour mon adversaire...

Mouvement du maréchal.

oui, pour mon adversaire... parce qu’il a l’honneur d’appartenir à votre maison... parce qu’un grand cœur comme le vôtre, en combattant ses propres penchants, pousse le scrupule jusqu’à l’injustice... C’est encore de l’héroïsme, Monseigneur !... héroïsme civil !...

S’apprêtant à sortir.

Et vous ne voudriez pas que personne au monde pût accuser l’illustre guerrier auquel Frédéric portait envie, d’avoir mis ses affections de famille dans la balance de la justice !

À part.

Et de trois !

Il salue le maréchal.

LE MARÉCHAL, embarrassé, à part.

Diable de petit bonhomme ! il m’a tout remué !...

LÉTORIÈRES, au moment de sortir, à part.

C’est égal, tu as perdu la bataille de Rosbach !

Le maréchal se retourne, il le salue de nouveau et sort.

LE MARÉCHAL, tout ébahi.

Il m’a parlé avec une chaleur ! une conviction !... Et puis, il a raisonné très juste !

 

 

Scène V

 

GENEVIÈVE, LE MARÉCHAL, ensuite POMPONNE

 

GENEVIÈVE, rentrant.

Mais, non, ce n’est pas vrai... je n’y étais pas !...

LE MARÉCHAL.

Hein ?... qu’est-ce que c’est ?...

GENEVIÈVE.

Ah ! mon Maréchal... c’est ce grand imbécile, votre parent, qui soutient...

LE MARÉCHAL.

C’est bien, c’est bien... bonne femme...

GENEVIÈVE.

C’est que M. de Létorières...

LE MARÉCHAL.

Encore lui !... laissez-moi... Voici l’heure, je pars...

À part.

Le diable m’emporte !... il est charmant, ce petit bonhomme !

POMPONNE, en dehors.

Où est-il ?... où est-il ?

GENEVIÈVE.

Le vieux !

POMPONNE, rencontrant le maréchal au fond.

Ah ! mon prince, M. le Maréchal... rendez-le-moi !

LE MARÉCHAL.

À l’autre !... Vous rendre, qui ?...

POMPONNE.

Mais lui... mon vicomte, M. de Létorières...

LE MARÉCHAL.

Eh ! allez-vous-en au diable !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, POMPONNE

 

POMPONNE, le suivant.

Oh ! écoutez-moi !...

GENEVIÈVE.

À qui en avez-vous ?

POMPONNE.

Ah ! la femme Grevin !...

Courant à elle.

Il est ici, on me l’a dit... Il n’est pas mort, n’est-ce pas ?...

GENEVIÈVE.

Il est...

POMPONNE.

Où est-il ?... Mais répondez-moi donc !...

GENEVIÈVE.

Mais dame, si vous parlez toujours !...

POMPONNE.

Je me tais... je me tais !... Mais, sa blessure ?...

GENEVIÈVE.

Sa blessure n’est rien...

POMPONNE.

Dieu soit loué !... Ah ! si vous saviez... depuis ce matin... depuis ce malheureux combat... J’étais témoin malgré moi... je voulais m’y opposer... ah ! bien, oui !... quand j’ai vu mon vicomte se mettre en garde... quand j’ai aperçu les épées nues... il m’a pris un éblouissement ! mes yeux se sont fermés, et mes pauvres jambes se sont ployées en deux.

GENEVIÈVE, indignée.

Vieux poltron !...

Lui essuyant le front.

Tenez, a-t-il chaud !...

POMPONNE, naïvement.

C’était mon premier duel... Et quand il a crié : Je suis blessé... quand il est tombé évanoui... les jambes, le cœur, tout m’est revenu... je me suis jeté sur mon pauvre enfant ! j’ai voulu le porter... impossible !... alors, j’ai appelé au secours... à la garde !... est-ce que je sais ?... j’étais fou !... j’ai couru jusqu’au village voisin chercher du monde... la voiture qui nous attendait... notre cocher... brave homme ! comme il pleurait !... et quand nous sommes arrivés sur le champ de bataille, où je l’avais laissé, mon enfant, mon petit vicomte... parti, enlevé, il n’y était plus !

GENEVIÈVE.

C’est qu’on l’avait ramené ici.

POMPONNE.

Ici !... Mais où est-il donc ?... mais conduisez-moi... que je le voie... que je m’assure...

GENEVIÈVE.

Mais on l’a chassé !

POMPONNE.

Hein ?... chassé !...

GENEVIÈVE.

Eh ! oui !... son adversaire triomphe... Moi, je perds la pratique... Lui, il va être condamné par les maréchaux et jeté en prison...

POMPONNE.

Je veux y aller avec lui !...

GENEVIÈVE.

Enfin, sa cousine va être conduite au couvent à l’instant même !...

POMPONNE.

Au couvent !

 

 

Scène VII

 

GENEVIÈVE, POMPONNE, HERMINIE

 

HERMINIE, à la cantonade.

Oui, madame la Princesse, tout de suite.

GENEVIÈVE, remontant.

Et tenez, la voici !

POMPONNE.

Ah ! Mademoiselle !...

HERMINIE.

Pomponne !...

GENEVIÈVE.

Ah ! ma belle demoiselle... Qu’est-ce donc ?... des larmes ?...

HERMINIE.

Oui... Tout est prêt, nous partons... je ne le verrai plus !... Et cette maudite lettre qu’un valet va porter à Chatou...

GENEVIÈVE, la retenant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

POMPONNE.

Une lettre !... pour qui ?...

HERMINIE.

Pour M. Desperrières... qu’on menace, s’il ne conclut pas en faveur de mon frère... qu’on veut séduire par la promesse d’une place... Est-ce qu’il serait capable...

GENEVIÈVE.

Il est capable de tout !

POMPONNE.

Mais lui, Mamzelle... lui, notre pauvre vicomte ?...

HERMINIE.

On doit envoyer de tous côtés sur ses traces... il est peut-être arrêté !...

GENEVIÈVE.

Arrêté !...

POMPONNE.

Oh ! j’en mourrai !

 

 

Scène VIII

 

GENEVIÈVE, POMPONNE, HERMINIE, LÉTORIÈRES

 

LÉTORIÈRES.

Pomponne !

POMPONNE et HERMINIE, jetant un cri.

Ah !

GENEVIÈVE.

C’est lui !

LÉTORIÈRES.

Mon bon vieux Pomponne !

POMPONNE.

Mon enfant !

GENEVIÈVE.

Que c’est bête de pleurer comme ça !... mon Dieu ! que c’est bête !

LÉTORIÈRES, voyant qu’il cherche sa blessure.

Quoi ? ma blessure ?... il s’agit bien de cela !... quand nous voilà réunis tous les deux...

POMPONNE, montrant Herminie.

Tous les trois !...

LÉTORIÈRES.

Herminie !

GENEVIÈVE.

Tous les quatre !

HERMINIE, pleurant.

Oh ! ce n’est pas pour longtemps... à présent que vous êtes connu... qui me défendra ?...

POMPONNE, de même.

Ce n’est pas moi !

GENEVIÈVE.

Ni moi !

LÉTORIÈRES, les examinant tous.

Allons donc ! du courage, mes amis, car, voyez-vous, je commence à avoir bonne confiance en moi... Ce qui m’est arrivé depuis hier... et ce matin... et tout à l’heure encore... l’aventure qui me ramène ici...

HERMINIE.

Quoi donc ?...

POMPONNE.

Quelle aventure ?...

GENEVIÈVE.

Expliquez-vous !

LÉTORIÈRES.

J’avais quitté le maréchal...

S’interrompant.

qui n’est pas fort... je pourrai même dire qu’il est un peu bê... vu la pauvreté de la langue... En attendant que je pusse me glisser près de vous, en cachette... je gagnais le parc royal... quand, tout-à-coup, au détour d’une allée, je me trouve en présence de deux vieux gentilshommes... deux seigneurs de la cour... fort occupés d’un cheval fougueux qu’un écuyer ne pouvait maîtriser... Un cheval !... moi, qui dès huit ans n’ai pas eu d’autre plaisir, d’autre passion !... Je m’arrête... L’un des gentilshommes... un grand-cordon, ma foi !... me voyant sourire, pendant que le pauvre cavalier se démenait... me demande si je serais plus habile..., Si c’est un défi, lui dis-je, je l’accepte !...

POMPONNE.

Ah ! mon Dieu !

HERMINIE.

Vous vous êtes exposé...

GENEVIÈVE.

Laissez donc ! c’est un petit diable !

LÉTORIÈRES.

Oh ! n’ayez pas peur... je ne suis pas un écolier... à cheval, du moins... Au bout de quelques minutes, le rebelle était doux comme un agneau... « Bravo ! » me dit alors l’inconnu... le grand-cordon... un beau vieillard, à la figure noble et douce à la fois... « Vous montez à miracle... Qui donc vous a donné des leçons ?... » Voilà mon maître, dis-je en montrant le pauvre piqueur tout triste et tout penaud...

HERMINIE.

C’est bien !

GENEVIÈVE.

Ah ! oui, fichtre ! c’est bien !

LÉTORIÈRES.

« C’est très bien » dit aussi l’inconnu ; qui, au regard reconnaissant du piqueur devina mon charitable mensonge... « c’est très bien, Monsieur... Monsieur... »

LÉTORIÈRES.

Monseigneur. Il sourit, et se tournant vers son compagnon : « Prenez ce nom-là, mon cher maréchal, lui dit-il... vous m’en ferez souvenir... » Et alors il s’éloigna ; en parlant tout bas... et, avant de disparaître, il m’adressa un geste et un sourire si gracieux, que je sentis comme une espérance qui pénétrait dans mon cœur... Car enfin, l’un des deux est un maréchal... un de mes juges, peut-être... et l’autre... Pourquoi causait-il de moi tout bas ?...

Air : C’était Renaud de Montauban.

Je n’en sais rien... mais je vois tout en beau,
Un avenir plus heureux se révèle
Et je me sens un courage nouveau
Pour entreprendre une lutte nouvelle.
Je veux du sort apaiser le courroux
Et ramener la fortune infidèle :
Dame ! elle est femme...

GENEVIÈVE.

En c’ cas, je réponds d’elle :
Ell’ s’y laiss’ra prendr’ comme nous.

LÉTORIÈRES.

Et si je suis riche... si le rapport des arbitres...

HERMINIE.

N’y comptez plus !... Cette lettre, qui devrai être partie, va tout perdre !

GENEVIÈVE.

Il ne faut pas qu’elle parte !

LÉTORIÈRES.

Une lettre ?... De qui ?

HERMINIE.

De la princesse... contre vous... à M. Desperrières.

LÉTORIÈRES.

Écrire contre moi !... Madame de Soubise !... Elle qui m’avait recueilli, soigné, embras... Oh ! les femmes !... comme ça change !

GENEVIÈVE.

Pas moi, toujours !... quand j’aime ou quand j’haïs...

POMPONNE.

Bonne femme !

HERMINIE.

Mais cette lettre !

LÉTORIÈRES.

Elle ne partira pas !... confisquée !...

POMPONNE.

Confisquée... c’est le mot, parbleu !

GENEVIÈVE.

Voilà, parbleu !

HERMINIE.

Mais moi !... le carrosse est tout prêt pour m’emmener au couvent.

LÉTORIÈRES.

C’est ce que nous verrons, ventrebleu !

GENEVIÈVE.

C’est ce que nous verrons, ventre...

Elle s’arrête, puis continue.

bleu !... Bah !...

POMPONNE.

Bah !

UNE VOIX, en dehors.

Le carrosse de Madame la maréchale !

TOUS.

Ciel !

HERMINIE.

Voici la princesse !... nous partons.

GENEVIÈVE.

Pauvre petite !

POMPONNE.

Une princesse !... sauvons-nous !

LÉTORIÈRES.

Oui, vous... mais moi !... laissez-moi seul avec elle...

HERMINIE, avec effroi.

Seul !

LÉTORIÈRES, les poussant au fond.

Air : du galop de la Favorite (de Donizetti.)

À demi-voix.

Vite ! c’est elle
Qui vous appelle !...
Je veux rester :
Seul, je veux lutter
Contre la belle.

ENSEMBLE.

Vite ! c’est elle
Qui vous appelle !
Dieu des amours,
Prête-moi ton secours !

POMPONNE et GENEVIÈVE.

Vite ! c’est elle
Qui vous appelle !...
Dieu des amours,
Prête-lui ton secours !

HERMINIE, à part.

Seul avec elle !
Crainte mortelle !
Dieu des amours,
À toi seul j’ai recours !

Pomponne et Geneviève sortent au fond, congédiés par Létorières.

HERMINIE, à part.

Et moi ? Ah !...

Elle n’a que le temps de se jeter derrière la toilette.

LÉTORIÈRES, revenant.

Quant à vous, Herminie...

Ne la voyant plus.

Ah !... sortie !

 

 

Scène IX

 

HERMINIE, cachée, LÉTORIÈRES, LA PRINCESSE

 

LA PRINCESSE, entrant vivement et parlant à la cantonade.

Je pars pour le couvent...

LÉTORIÈRES, à part, au fond.

Je ne peux pas lui parler de la bataille de Rosbach, à elle.

LA PRINCESSE.

Faites descendre Mlle d’Hugeon... qu’elle me rejoigne, et...

Apercevant Létorières.

Ah !

Létorières se laisse tomber à genoux, sans mot dire.

Monsieur !... Monsieur !... que faites-vous ?...

HERMINIE, à part.

À genoux !

LÉTORIÈRES.

Grâce, Madame, grâce pour un malheureux qui n’a pu partir avec votre haine !...

LA PRINCESSE.

Ma haine !... que vous importe ?...

LÉTORIÈRES.

Mais, c’est la mort, Madame... après les bienfaits que j’avais reçus de vous... et qui avaient pénétré mon cœur d’une si douce reconnaissance !...

LA PRINCESSE.

Vous avez tort, Monsieur... ces bienfaits ne s’adressaient pas à M. le vicomte de Létorières... à celui qui a mis en jeu, pour surprendre ma bonté, une ruse indigne d’un gentilhomme !...

LÉTORIÈRES, souriant.

Un coup d’épée dans le bras ?... Le moyen serait un peu brutal... et je vous jure...

LA PRINCESSE, sévèrement.

Sortez !

LÉTORIÈRES, à part.

Diable ! diable ! la princesse n’est pas facile à entamer !

Il salue et va pour sortir.

HERMINIE, à part.

Oh ! elle le renvoie !...

LA PRINCESSE, à part.

Moi, qui l’aimais déjà... comme un frère !...

LÉTORIÈRES, revenant brusquement.

Eh bien ! non, Madame, non... je ne puis pas partir ainsi, je ne partirai pas !...

LA PRINCESSE, effrayée.

Monsieur !...

LÉTORIÈRES.

Sonnez ! appelez vos gens, votre mari !... ça m’est égal ! ma liberté, mes jours, qu’on me les prenne !... j’y consens... Qu’en ferais-je, à présent que vous me chassez ?... Mais, votre estime, je la veux, il me la faut !... et mieux encore !...

LA PRINCESSE.

Eh ! mais...

À part.

Quel feu !...

LÉTORIÈRES.

Oui, je l’avoue, je vous ai trompée... je vous ai caché un nom qui vous était odieux... pour vivre auprès de vous... un jour, une heure, un instant !... pour obtenir un de ces regards... que j’aurais payés de toute ma fortune !...

À part.

si j’en avais une.

HERMINIE, à part.

Ah ! mon Dieu !

LA PRINCESSE, un peu émue.

En vérité, ce langage... Qu’est-ce à dire, Monsieur ?

LÉTORIÈRES.

Il me perd, je le sais !... mais, du moins, vous ne refuserez pas votre pitié au malheureux qui ne s’est échappé de son collège que pour se rapprocher d’une princesse...

HERMINIE, à part.

Mais c’est indigne !...

LA PRINCESSE.

Une princesse ?...

LÉTORIÈRES.

Que j’avais vue un jour... si belle... la plus belle, dans cette foule brillante qui remplissait la chapelle de Versailles !...

LA PRINCESSE, à part.

Il se pourrait !

LÉTORIÈRES, continuant.

Une grande dame, au port de reine, dont j’avais emporté l’image, et qui troublait mes rêves d’écolier...

Air : de Bérat.

Chaque nuit, je la revois,
Cette fée enchanteresse,
Dont l’aspect répand l’ivresse
Dans tous mes sens à la fois...
C’est vous, Madame, vous-même !
J’ose vous parler d’amour,
Vous me répondez ; Je t’aime !...

La princesse le regarde.

Mais, hélas ! cruel retour !
Tout cela n’est qu’un mensonge
Qui finit quand vient le jour ;
Tout s’enfuit avec le songe,
Tout ! excepté mon amour !

Mais vous protégiez Tibulle... c’est à lui que je devais votre haine... Oh ! alors, j’ai cherché un prétexte pour me venger de cet imbécile de baron... et ma vengeance est écrite en plein... au milieu de son visage !...

LA PRINCESSE, vivement.

Quoi ! c’est pour moi que vous êtes...

LÉTORIÈRES.

Blessé... et cela m’a porté bonheur... puisqu’évanoui je devais me réveiller auprès de vous !

LA PRINCESSE, à part, avec entraînement.

Il est charmant !

Attendri.

Mais, asseyez-vous donc... votre bras doit vous faire souffrir !...

Herminie se montre un peu et fait des signes à Létorières, qui ne la voit pas.

LÉTORIÈRES.

Oh ! le mal n’est pas là, Madame...

La main sur son cœur.

il est ici !... et vous seule...

Apercevant Herminie et à part.

Ciel ! nous sommes trois !

LA PRINCESSE.

Moi seule ?... bien vrai ?...

LÉTORIÈRES.

Oh ! je vous jure !...

À part.

Diable ! c’est très gênant... cette petite !... Il y a des moments où... on ne sait pas...

LA PRINCESSE.

Moi seule... et une autre...

LÉTORIÈRES, balbutiant.

Que voulez-vous dire ?

LA PRINCESSE.

Une autre, que vous aimez... que vous épouserez... Ah ! vous vous troublez !...

LÉTORIÈRES.

Non... je ne crois pas...

LA PRINCESSE, l’observant.

La nièce de Desperrières, Phoebé.

LÉTORIÈRES, vivement.

Phoebé !... Mais elle est affreuse !... mais elle est bossue !... moi, l’épouser !... jamais !... Il m’en coûtera deux millions, peut-être... c’est quelque chose... c’est gentil...

Avec passion.

Oh ! si elle était jolie, séduisante comme...

Il indique Herminie, la princesse le regarde ; il reprend, en revenant à elle.

comme vous !...

La princesse se détourne avec émotion.

Si elle avait ce charme qui entraîne... ces yeux si doux... cette grâce...

Même jeu.

que vous avez !...

LA PRINCESSE.

Assez ! assez !... C’est bien, Vicomte.

Elle lui tend la main, qu’il saisit.

LÉTORIÈRES, lui baisant la main.

Princesse !...

LA PRINCESSE, avec douceur.

Cet amour est une folie.

LÉTORIÈRES.

Une folie !

LA PRINCESSE, à part.

C’est égal, ça fait plaisir...

HERMINIE, à part.

Oh ! comme j’ai bien fait de rester !...

LA PRINCESSE, vivement.

Mais, j’y pense !... vous allez m’en vouloir, me détester... Pressée par le baron, je viens de vous ruiner, peut-être !... J’ai écrit à Desperrières... Maudite lettre !

LÉTORIÈRES, la montrant.

La voici.

LA PRINCESSE.

Ma lettre ! Comment se fait-il...

LÉTORIÈRES.

Je la tiens de...

Mouvement d’Herminie.

de votre coureur, à qui je l’ai arrachée... Ne la déchirerez-vous pas ?...

LA PRINCESSE, la déchirant.

Vous en doutez ?... quand je vous écoute !... quand je ne regrette plus rien de ce que j’ai fait pour vous !...

LÉTORIÈRES, s’oubliant.

Plus rien !... pas même ce baiser si doux, qui a effleuré mon front... là... en rêve ?

HERMINIE, à part.

Un baiser !...

LA PRINCESSE.

Vous ne dormiez pas ?... Ah ! c’est mal !

LÉTORIÈRES.

Vous le regrettez ?... Je suis prêt à...

Air : Puisque nous sommes au bal.

LA PRINCESSE, minaudant.

Eh ! mais, il en est capable !

LÉTORIÈRES avec feu.

Oui, là, sur ce cou si blanc !

LA PRINCESSE, tout en s’approchant.

Non, non ; soyez raisonnable...

Herminie redouble ses signes.

LÉTORIÈRES, à part.

Bon ! à l’autre, maintenant !

LA PRINCESSE, tendant le cou.

Je refuse...

LÉTORIÈRES, à part, s’oubliant.

Quelle ivresse !
Là, pour la première fois,
Embrasser une princesse !...

Au moment de l’embrasser, il aperçoit tout-à-coup d’Herminie.

Ah ! quel malheur d’être trois !
Quel dommage d’être trois !

À part.

Oh ! ma foi !... dans l’intérêt général...

Il se décide, va embrasser la princesse. Herminie s’élance et La Princesse paraît.

Ciel !

HERMINIE, très émue.

J’accours à l’instant, pour vous dire... pour... parce que...

Vivement.

Le carrosse est prêt... je retourne au couvent !...

Bas, à Létorières, en passant à droite.

C’est affreux !

LA PRINCESSE.

Entrer ainsi !... cela ne se fait pas... Monsieur me parlait...

LÉTORIÈRES.

Et Mademoiselle m’a coupé la parole !

 

 

Scène X

 

HERMINIE, LÉTORIÈRES, LA PRINCESSE, TIBULLE, DESPERRIÈRES, POMPONNE, GENEVIÈVE

 

TIBULLE, triomphant.

Le voilà ! le voilà !...

LA PRINCESSE.

Qui donc ?.

TIBULLE.

Maître Desperrières !... Mon procès est gagné !

LÉTORIÈRES.

Gagné !...

TIBULLE, l’apercevant.

Encore ici ?... Tant mieux !... je vais jouir de mon triomphe... Mon nez est vengé ! égal.

Desperrières paraît, l’air grave et empesé.

LÉTORIÈRES, consterné.

Il a gagné !...

HERMINIE, à demi-voix.

Oh ! maintenant, cela m’est bien

POMPONNE, suppliant.

Monsieur...

DESPERRIÈRES.

Silence, bonhomme !... Impassible et discret, comme la loi !

GENEVIÈVE.

Dites-nous si le petit...

DESPERRIÈRES.

Arrière, bonne femme !... je ne vous connais pas !

TIBULLE.

Silence !

LÉTORIÈRES, à part.

Plus d’espoir !

TIBULLE.

Laissez parler Thémis...

Regardant Létorières, et bas.

dégrisée !...

Bas, à la princesse.

Votre lettre l’aura retourné comme un gant.

LA PRINCESSE.

Ma lettre !...

DESPERRIÈRES, humblement, à la princesse.

Je viens vous annoncer, Princesse, que le tribunal arbitral a prononcé sa sentence... et a reconnu bons et légitimes...

TIBULLE, triomphant.

Allons donc !...

DESPERRIÈRES, continuant.

Les droits du vicomte de Létorières.

LA PRINCESSE et HERMINIE.

Il se pourrait !

GENEVIÈVE et POMPONNE.

Bravo !

LÉTORIÈRES.

J’ai gagné !...

TIBULLE, tombant sur une chaise.

Ah !...

DESPERRIÈRES.

Ma conscience ne chancelle jamais.

GENEVIÈVE, à part.

Oh ! jamais !...

TIBULLE, s’élançant.

Mais si !... mais si !... C’est une trahison !... c’est un guet-apens !...

À Desperrières.

Mais la lettre !... la lettre !...

DESPERRIÈRES.

Qu’elle lettre ?...

TIBULLE, à demi-voix.

Par laquelle on vous annonçait votre entrée au Parlement, si je gagnais !...

DESPERRIÈRES, vivement.

Au Parlement ?...

TIBULLE, criant.

La lettre !...

LÉTORIÈRES, la montrant, en morceaux, sous les pieds de Tibulle.

Vous êtes dessus, cousin.

TIBULLE, ramassant les morceaux.

Hein ?... C’est !... Ah !... Mais qui donc ?...

Herminie lui montre la princesse, qui baisse les yeux.

Bah !... elle aussi !... Vous quoque, princesse ?

DESPERRIÈRES, à part.

Une charge de conseiller !... Si j’avais su !...

Haut.

On prouve ainsi son indépendance aux ennemis du Parlement Maupeou. Tous, excepté Tibulle. C’est bien !...

GENEVIÈVE.

Oh ! oui, fichtre ! c’est bien !...

DESPERRIÈRES, la repoussant.

Bonne femme ! je ne vous connais pas...

Aux autres.

Voilà comme nous sommes tous.

TIBULLE.

Mais je suis trahi !... ruiné !... dépouillé !... dévalisé !... et Monsieur empoche deux millions !

LÉTORIÈRES.

Que je n’accepte pas.

TIBULLE.

Ah bah !

TOUS.

Qu’entends-je ?...

LÉTORIÈRES.

Je n’accepte pas.

TIBULLE.

Quoi !... vrai ?... vous...

Avec explosion.

Il est charmant !... il est charmant !... J’accepte, moi !

POMPONNE.

Cette fortune...

LÉTORIÈRES.

Je cède, je rends tout...

Tibulle lui tend la main.

à Mademoiselle.

HERMINIE.

À moi !...

TIBULLE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LÉTORIÈRES.

Cela veut dire que Mademoiselle n’ira pas au couvent... qu’elle est libre de se choisir un mari... qu’elle aura une dot...

HERMINIE, les larmes aux yeux.

Non... c’est impossible... Gardez-la, Monsieur... Je ne dois pas accepter votre unique bien... car je ne puis vous le rendre, en le partageant avec vous... qui n’êtes pas libre !

POMPONNE.

Comment ?...

LA PRINCESSE, à part.

Ciel ! elle sait...

GENEVIÈVE.

Pourquoi ça ?...

LÉTORIÈRES, regardant la princesse.

C’est juste... Je l’avoue... d’autres engagements...

DESPERRIÈRES, à part.

Parbleu !...

TIBULLE.

Eh ! oui ! Phoebé... la nièce de... de la conscience, qui ne chancelle jamais.

DESPERRIÈRES.

Baron d’Hugeon !

LA PRINCESSE.

Vous vous trompez... C’est moi qui marierai la nièce de M. Desperrières.

DESPERRIÈRES.

Madame... je... certainement...

À part.

Oh ! pourvu qu’elle soit placée !...

Jusqu’à la fin de la pièce, jeu de scène entre Geneviève, qui recule toujours, et Desperrières, qui se rapproche d’elle et lui donne de petits coups sur le bras, en cachette.

LÉTORIÈRES, regardant la princesse en soupirant.

Oh ! ce n’est pas cela, Madame... Un autre amour...

LA PRINCESSE, bas, et gaiement.

Taisez-vous !... Je ne vaux pas deux millions...

Haut.

Épousez Herminie...

Herminie fait un mouvement.

Je le veux !...

GENEVIÈVE.

Oh ! oui...

POMPONNE.

Ma belle demoiselle !...

TIBULLE.

Allez ! allez toujours !... Je vous trouve gentils, je vous trouve à croquer, palsambleu !... de croire que j’y consentirai... que le maréchal y consentira !... Cet excellent maréchal, mon ami, mon protecteur !... C’est lui qui me rendra justice, et je vais... Le voici !

 

 

Scène XI

 

HERMINIE, LÉTORIÈRES, LA PRINCESSE, TIBULLE, DESPERRIÈRES, POMPONNE, GENEVIÈVE, LE MARÉCHAL

 

LE MARÉCHAL, d’une voix forte.

Tibulle Ménélas, baron d’Hugeon, rendez-vous à la Bastille !

TIBULLE.

Plaît-il ?...

DESPERRIÈRES, riant.

Le baron ! Eh ! eh ! eh !...

LE MARÉCHAL, à Tibulle.

Tout le monde a été d’accord, pour vous condamner.

TIBULLE.

Moi !... Mais il m’a insulté !...

LE MARÉCHAL.

Tout le monde a été pour M. de Létorières.

TIBULLE.

Mais il m’a jeté son gant !...

LE MARÉCHAL.

Tout le monde...

TIBULLE.

Mais c’est une horreur !...

LE MARÉCHAL.

Sur les conclusions de M. le maréchal de Richelieu, qui était avec le roi, dans le parc, quand M. le vi-compte a dompté ce cheval fougueux.

LÉTORIÈRES.

C’était le roi !...

TIBULLE.

Le roi aussi !... Il a mis Sa Majesté dedans !

Il remonte.

LE MARÉCHAL, à Létorières.

Oui, le roi, qui a été enchanté de vous,, et qui s’est écrié : Il est charmant !

TIBULLE.

Le roi a dit...

GENEVIÈVE.

Comme moi !

POMPONNE.

Comme moi !

LE MARÉCHAL.

Comme moi !

DESPERRIÈRES.

Comme moi !

LA PRINCESSE, à part.

Comme moi !

HERMINIE, tendant la main à Létorières.

Comme moi !

TIBULLE, furieux.

Et comme moi !... Je l’ai dit aussi !... je l’ai dit deux fois !... Je suis piqué !

POMPONNE, souriant.

Dame ! ça se voit.

TIBULLE.

Hein ?...

Portant la main à son nez.

Ah !...

LÉTORIÈRES, à Tibulle.

Aussi, je veux vous être agréable en quelque chose... Comme il n’est pas convenable qu’un gentilhomme se rende à la Bastille dans son carrosse... j’ai là, à mes ordres, Sicard, le cocher...

Insistant sur chaque mot, comme Tibulle.

Sicard !... 144 !...

TIBULLE.

J’entends bien !... Sicard !... 144 !

LÉTORIÈRES.

Ce sera sa dernière course... car, dès demain, Sicard sera mon premier cocher...

GENEVIÈVE, pincée par Desperrières.

Aïe !...

Desperrières reprend son air grave et salue le maréchal, qui le regarde.

LÉTORIÈRES, continuant.

Et Madame Grevin aura la fourniture de ma maison... Pomponne devient mon intendant... Je ne veux voir autour de moi que des heureux...

Au maréchal et à la princesse.

et des amis !

LA PRINCESSE.

Oui, des amis...

Bas.

et rien de plus !...

LÉTORIÈRES, à part.

Parbleu !... Le héros l’a échappé belle !

CHŒUR FINAL.

Air de la fille de Jacqueline.

Quel destin prospère,
Quand, fait pour charmer,
On joint l’art de plaire
Au bonheur d’aimer !

LÉTORIÈRES.

Air : Gentille ouvrière.

Pour avoir richesse et bonheur,
J’ai tout séduit... celle que j’aime,
Bourgeoise, cocher, rapporteur,
Duchesse, prince, le roi même !...

Montrant le public.

Mais voilà mon juge suprême :
J’attends, en tremblant, vos arrêts,
Ô vous, en qui je me repose...
 Je voudrais avoir, sans regrets,
Perdu mes deux premiers procès,
Pour gagner ma dernière cause !

Reprise du CHŒUR.

Quel destin prospère, etc.

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