La Vie de Philippe Quinault de l’Académie Française (BOSCHERON)
Théâtre de Quinault, contenant ses tragédies, comédies et opéra, augmentée de sa vie, d’une dissertation sur ses ouvrages et de l’origine de l’opéra. Chez la veuve Duchesne, Libraire, rue Sr Jacques, au Temple du Goût, Paris, 1778
J’ai toujours cru qu’il n’était pas nécessaire de charger la vie d’un Auteur, de tout ce qu’il a fait dans son domestique : ce sont des particularités si peu intéressantes, que l’on doit les passer, pour s’attacher uniquement à donner une parfaite connaissance de les Ouvrages. C’est ce que je me suis proposé de faire dans celui-ci, et en même temps de défendre le célèbre Quinault contre un grand nombre de Satyriques qui, au rapport d’un Auteur judicieux, « ont osé attaquer un homme incomparable dans un grand nombre de Poèmes pour la Musique, dont la composition paraît d’autant plus difficile, que personne après lui n’a fait que des Ouvrages médiocres dans ce genre de Poésie, et qu’il n’a pas laissé d’y réussir admirablement, et d’y faire autant de chef-d’œuvres qu’il a fait d’Ouvrages ; en sorte que l’on peut dire que la perfection des Opéra est expirée avec son Auteur ».
Philippe Quinault, de Paris[1], naquit en 1635. Il avait un talent si heureux pour la Poésie, qu’il composa dès l’âge de dix-huit ans des Comédies très agréables. Sa première Pièce, intitulée les Rivales, le fît assez connaître. Elle fut représentée en 1653 avec un si grand succès, que cela l’encouragea à donner l’année suivante une Tragi-Comédie Pastorale, sous le titre de la Généreuse Ingratitude.
Quoique les amis de Quinault fussent étonnés de l’applaudissement avec lequel cette dernière Pièce fut reçue, ils ne jugèrent pas à propos de lui conseiller de faire son unique étude de la Poésie : au contraire, ils le portèrent à se mettre chez un Avocat au Conseil, où il se rendit capable, en moins de deux ou trois ans, d’en exercer la Charge. Un jour cet Avocat le chargea de meneur une de ses Parties, Gentilhomme d’esprit et de mérite, chez son Rapporteur, pour l’instruire de son affaire ; le Rapporteur ne s’étant pas trouvé chez lui, et ne devant revenir que fort tard, Quinault proposa au Gentilhomme de le mener à la Comédie en attendant, et lui promit de le bien placer sur le Théâtre. On jouait ce jour-là que nouvelle Pièce de sa composition : c’était l’Amant indiscret ou le Maître étourdi. À peine furent-ils sur le Théâtre, que tout ce qu’il y avait de gens de la plus haute qualité vinrent embrasser Quinault et le féliciter sur la beauté de sa Pièce, « qu’ils venaient voir représenter, à ce qu’ils disaient, pour la troisième[2] ou quatrième fois. Le Gentilhomme, surpris de ce qu’il entendait, le fut encore davantage quand on joua la Comédie, où le Parterre et les Loges retentissaient sans cesse des applaudissements qu’on lui donnait. Quelque grande que fut sa surprise, elle fut encore toute autre lorsqu’étant chez son Rapporteur, il entendit Quinault lui expliquer son affaire avec une netteté incroyable ; mais avec des raisons si solides, qu’il ne douta presque plus du gain de sa cause ».
En 1665, Quinault fit représenter la Comédie sans Comédie. Cette Pièce fut généralement applaudie ; et ses ennemis mêmes furent contraints d’avouer que les différents genres de spectacles, dont elle est composée, était une marque de sa fertilité de son génie.
Il se fit dans ce temps-là une cabale de gens envieux de la réputation de Quinault, qui décriaient partout ses Ouvrages. Bien loin d’en être découragé, il en redoubla son application, et ce fut pour lors qu’il donna deux nouvelles Pièces au Public : le Mariage de Cambyse et la Mort de Cyrus. Elles parurent en 1656. Ces deux Pièces attirèrent une affluence de Spectateurs incroyable. Les Connaisseurs disaient qu’il y avait quelque esprit dans ses Tragédies ; mais ils prétendaient qu’un jeune homme ne pouvait pas entendre le Théâtre, et qu’il n’y avait point d’art ni de conduite dans ses Pièces, « comme s’il y avait un plus grand art que celui de charmer les Auditeurs, et de les faire revenir trente fois de suite à la représentation d’une même Tragédie ou d’une même Comédie[3] ».
Il donna au Public en 1657, Stratonice et les Coups de l’Amour et de la Fortune ; et en 1658, le feint Alcibiade et Amalasonte ; quatre Tragi-Comédies qui eurent le même fort que ses autres Pièces, c’est-à-dire, qu’elles lui attirèrent encore de nouveaux applaudissements. Le Phantôme amoureux, Tragi-Comédie, qui fut représentée en 1659, n’eut pas le même succès, n’ayant été jouée que sept fois. Mais celle d’Agrippa, Roi d’Albe, ou le faux Tiberinus, qui parut en 1660, fut généralement approuvée des Connaisseurs, qui ma suivirent pendant deux mois qu’elle occupa le Théâtre Français.
Il parut encore de lui cette année un Ouvrage sous le nom des Amours de Lysis et d’Hesperie[4], Pastorale allégorique sur le sujet de la Négociation de la Paix et du Mariage du Roi. Elle fut composée de concert avec M. de Lyonne, sur les Mémoires qu’en fournit le Cardinal Mazarin, et représentée au Louvre devant Leurs Majestés le 9 Décembre 1660[5]. La Troupe Royale n’oublia aucun de ses soins pour animer parfaitement une si belle peinture. Cette Pièce n’a pas été imprimée pour de certaines raisons, et l’original apostillé de la main de M. de Lyonne, est resté dans la Bibliothèque de M. Colbert.
Les louanges que Quinault recevait de cet Ouvrage, ne furent pas de longue durée. Plusieurs Auteurs qui y voyaient leur nom obscurci par le sien, l’attaquèrent par les railleries les plus injurieuses. Celui qui lui a fait le plus de peine, est Saumaise, Auteur du Dictionnaire des Précieuses. Il y parle de Quinault en ces termes : « C’est, dit-il[6], un jeune Auteur dont je ne dirai pas grand-chose, parce que je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup à dire de lui, tout le monde commençant assez à savoir quel il est ; que les Précieuses l’ont mis au monde, et que tant qu’il a trouvé jour à débiter la bagatelle, il a eu une approbation plus générale qu’elle n’a été de longue durée ; il pille si adroitement les Vers et les incidents de ceux qui l’ont devancé, qu’on l’a souvent cru Auteur de ce qu’il s’était adopté. Ce n’est pas qu’il n’ait de l’esprit, qu’il n’invente quelquefois ; mais il lui faut pardonner, cela ne lui arrive pas souvent. Pour son humeur, il se vante d’être d’une complexion fort amoureuse, et d’être fort brave auprès des Dames. Il est plus grand que petit, et si l’on ne savait parfaitement la mort du Roi d’Éthiopie, on le prendrait aisément pour lui ; car il est fort noir de visage ; il a la main fort grande et fort maigre ; la bouche extraordinairement fendue ; les lèvres grosses et de côté ; la tête fort belle, grâce au secours du Perruquier qui lui en fournît la plus belle partie, ou, si vous voulez, grâce à des coins. Sa conversation est douce, et il ne rompt jamais la tête à personne, parce qu’il ne parle presque point, que lorsqu’il récite quelques Vers ; ses yeux sont noirs et enfoncés, pétillants et sans arrêt. Au reste, il est d’une fort belle encolure, et dans son déshabillé, on le prendrait presque pour Adonis l’aîné, etc. »
Ceux qui ont connu Quinault n’auront pas de peine à faire la différence d’une critique fondée sur la vérité, d’avec une raillerie maligne et outrée. Saumaise n’avait jamais vu ni connu Quinault, pour en faire un tel portrait ; il n’est donc pas surprenant qu’il lui ressemble si mal. Quinault était bien fait de sa personne, d’une taille élevée ; il avait les yeux bleus, languissants et à fleur de tête ; les sourcils clairs ; le front élevé, large et uni ; le visage long ; l’air mâle ; le nez bien fait et la bouche agréable ; la physionomie d’un parfaitement honnête-homme. Il avait plus d’esprit qu’on ne pouvait dire, adroit et insinuant, tendre et passionné. Il parlait et écrivait fort juste, et fort peu de gens pouvaient atteindre à la délicatesse de ses expressions dans les conversations familières ; son style n’était point recherché ; au contraire, c’était la pure nature qui parlait en lui. Il savait, comme doit savoir un honnête-homme ; il était complaisant, sans bassesse, disait du bien de tout le monde, jamais ne parlait mal de personne, surtout des absents, ou palliait leurs défauts, ou les excusait ; ce qui lui avait fait beaucoup d’amis et jamais d’ennemis. Il avait le secret de se faire aimer de tout le monde. Il aimait la Satyre, mais il la voulait fine et délicate. Il ne pouvait souffrir qu’elle éclatât ni qu’elle outrageât, et quand il se mêlait de critiquer quelqu’un, c’était si agréablement, que les personnes intéressées, bien loin de s’en offenser, étaient les premières à rire de ces railleries, et en concevaient plus d’estime pour lui. La passion qui le dominait le plus, était l’amour ; mais il l’a toujours conduite avec tant d’adresse, qu’il se pouvait vanter avec justice, qu’elle ne lui avait jamais fait faire un faux pas, malgré les emportements qu’elle inspire d’ordinaire aux autres. Il n’y avait rien de si tendre et de si engageant que son tête-à-tête. C’était là où il faisait éclater tout
son esprit, et où il en laissait briller le feu, et il était le seul dont la conversation fut aussi aisée qu’agréable. Cela joint à une complaisance universelle pour le sexe, lui attirait l’amour de toutes les femmes qu’il aimait, ou du moins à qui il le disait.
Je ne répondrai point à la critique de plusieurs autres Auteurs, qui ont exercé leur plume contre lui. Le portrait que je viens de faire de sa personne, fait assez connaître le contraire de ce qu’ils ont avancé. Si l’envie qu’ils lui portaient était satisfaite, lorsqu’ils trouvaient moyen de décrier ses Ouvrages, on peut dire qu’ils ne purent mordre sur la Pièce qu’il donna en 1633. C’était Astrate, Roi de Tyr, Tragédie, qui fut tellement suivie pendant près de trois mois, que les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne mirent les places au double. Loret, dans sa Muse historique, dit qu’elle produisit de si grosses sommes à ces Comédiens, qu’il semblait, à les voir, de petits Crésus : ce sont ses propres termes.
Si l’on en croit M. Sallo, les applaudissements que l’on a donnés à l’Astrate[7] dans toutes les représentations que l’on en a faites, ne sauraient passer que pour légitimes. Il prétend que dans la simple lecture de cette Pièce, on découvre les mêmes grâces qui la font admirer sur le Théâtre. Il n’est pas nécessaire, dit-il, d’en expliquer le sujet ; il suffit que l’on sache qu’il s’y voit un combat de la nature et de l’amour, où l’Auteur n’a rien oublié de tout ce qui se pouvait dire de plus fort sur cette matière. De plus, ajoute-t-il, cette Pièce a de la tendresse, et de cette tendresse délicate qui est si propre à Quinault. L’on y remarque plusieurs maximes nouvelles de politiques d’amour, qui font poussées dans toute leur étendue. Les Vers en sont magnifiques et bien trouvés, et les incidents, tout surprenants qu’ils paraissent, se démêlent sans peine et sans violence, etc.
Malgré les applaudissements que l’on a donnés à l’Astrate, Despréaux n’a pas laissé de la tourner en ridicule dans sa troisième Satyre, où il fait parler ainsi un Campagnard :
...Avez-vous vu l’Astrale ?
C’est-là ce qu’on appelle un Ouvrage achevé :
Surtout l’Anneau Royal me semble bien trouvé :
Son sujet est conduit d’une belle manière,
Et chaque Acte en sa Pièce est une Pièce entière, etc.
Néanmoins, selon Pradon[8], il n’y a rien qui soit plus dans le genre de la vraie Tragédie, que l’Astrate. Je ne sais, dit-il, si l’Anneau Royal est plus mauvais que l’épée de Phèdre et que la défaillance poétique que l’on donne à cette Reine.
Cette manière de tourner tout en ridicule, en disant seulement quelques paroles au hasard et sans rien approfondir, ne laissa pas de trouver beaucoup d’approbateurs. La plupart de ceux qui avaient lu les Satyres de Despréaux ne pouvaient approuver aucun des Ouvrages qu’il y critiquait, et qu’ils avaient auparavant admirés. Cette prévention est assez bien dépeinte dans une petite Comédie de Boursault. Elle est intitulée la Satyre des Satyres : je ne puis m’empêcher d’en citer un endroit touchant l’Astrate. C’est dans la sixième Scène, qui se passe entre un Chevalier, un Marquis, Amarante, Émilie, une Précieuse nommée la Marquise Orthodoxe, et Boursault.
LE CHEVALIER.
Mais respecte Madame, elle est si délicate !...
LE MARQUIS.
Il est vrai, Dieu me damne ! elle approuve l’Astrate.
AMARANTE.
Quoi, l’Astrate ?
LE MARQUIS.
L’Astrate.
ORTHODOXE, jeune Précieuse.
Ah ! mon Dieu ! je l’ai vu :
Que les vers en sont forts, et que tout m’en a plu !
J’en reviens satisfaite autant qu’on le puisse être ;
Un Ouvrage si beau part de la main d’un maître.
Bien des gens qu’il charma l’applaudirent tout haut.
Dites-moi, s’il vous plaît, qui l’a fait ?
BOURSAULT.
C’est Quinault.
ORTHODOXE.
Bon ! Quinault !
ÉMILIE.
Oui, vraiment ; voudrait-il vous le dire ?
ORTHODOXE.
Quoi ! le même Quinault que Despréaux déchire,
A composé...
ÉMILIE.
L’Astrate, où l’on donne un Anneau.
ORTHODOXE.
Je suis au désespoir de l’avoir trouvé beau.
Il me parut charmant, j’en admirai le tendre ;
Mais, si jamais j’y vais, l’en dirai pis que pendre.
Il ne doit rien valoir ; car Despréaux le dit.
LE MARQUIS.
Quoi que ce soit...
LE CHEVALIER.
Tout beau ; Quinault a de l’esprit.
AMARANTE.
Et du beau.
ORTHODOXE.
Monsieur raille, ou Madame le flatte.
LE MARQUIS.
S’il avait de l’esprit, aurait-il fait l’Astrate ?
LE CHEVALIER.
Parle mieux de l’Astrate ; ou du moins n’en dis rien :
Il a charmé Madame.
ORTHODOXE.
Ah ! je m’en repens bien,
À tous les beaux endroits que l’Acteur y rencontre,
Je ris le brouhaha, mais je proteste contre.
On doit me pardonner, si je le fis tout haut ;
Ce fut innocemment que j’applaudis Quinault.
Si l’Auteur par l’Ouvrage avait pu se connaître,
Je l’aurais trouvé laid, tout galant qu’il puisse être ;
En conscience, etc.
Voilà l’effet ordinaire de la prévention. Un Poète qui avait le malheur d’être placé dans les Satyres de Despréaux, était perdu de réputation ; et eût-il composé des Ouvrages dignes de l’estime des Connaisseurs, on aurait cru passer pour une personne sans goût et sans discernement, que d’y trouver quelque beauté. Telle a été la destinée des Chapelain, des Cottin, et pendant quelque temps celle de Quinault, qui méritait du moins d’être distingué entre une infinité de Poètes médiocres, sur lesquels Delpréaux a fait main-basse.
Ce n’est point au reste sur la seule Pièce de l’Astrate qu’il s’est égayé. L’endroit qui a été le plus nuisible à la réfutation de Quinault y est celui-ci[9] :
Si je pense exprimer un Auteur sans défaut ;
La raison dit Virgile, et la rime Quinault.
Pradon dit[10] que ces fortes de vers qui ne frappent que par surprise, et avant que l’esprit ait eu le loisir de se mettre en garde contre leur illusion, sont dangereux à répéter souvent. Comme ce prétendu plaisant, ajoute-t-il, n’est soutenu ni par la finesse de la pensée, ni par la beauté du tour, ni par le sens, ni par l’esprit ; que le tout roule sur un mot que la rime place au hasard, il en faut éviter le fréquent usage. L’Auteur sans défaut n’est opposé à Quinault que pour la rime, et au fond n’est rien du tout. Croyait-il être en droit de relever la réputation de Virgile par le contraste de Quinault ? Il se trompai, il ne faisait guères d’honneur à Virgile, et ne faisais aucun tort à Quinault. Il n’est rien de plus aisé que de rapporter simplement des noms, selon que la rime les présente, et l’on pourrait dire par la même méthode de Despréaux :
Si je pense exprimer une Muse divine,
La raison dit Corneille, et la rime Racine.
Voilà un jugement bien décisif, qui n’est fondé que sur une opposition fortuite de mots !
Chacun a blâmé Despréaux de s’être si fort acharné sur Quinault. Ils avaient été grands amis : mais le regret de perdre un prétendu bon mot, fit que Despréaux n’épargna non plus Quinault, que les autres Auteurs dont les noms eurent le malheur d’être propres à remplir un hémistiche de ses Vers. Plusieurs Poètes se déchaînèrent contre Despréaux, jusqu’à dire que la Justice devait réprimer une telle licence. Un d’entr’eux en parle en ces termes[11] :
...Bientôt, sans cet exemple, un Satyrique atroce
Verrou, comme Boileau, son Libraire en carrosse,
Si, par malheur pour lui, ce rigoureux Censeur,
Qui ne fit pas quartier, même au meilleur Auteur,
Eût vu dans cette ville une exacte police,
De sa rime élégante effacer la malice :
Si, quand elle jugea d’un Auteur sans défaut,
Un Juge et la raison eussent rayé Quinault.
Qu’eût dit, après cela, sa Muse embarrassée,
Voyant ainsi périr sa plus belle pensée ?
Ces Vers, qui n’auraient pas ce tour divertissant
Seraient-ils devenus Proverbes en naissant ? etc.
Quelques amis communs voulurent réconcilier Despréaux avec Quinault. Perrault leur donna à tous deux un repas chez lui, où d’autres personnes se trouvèrent pour être témoins de leur réconciliation. Elle fut très sincère de la part de Quinault ; mais elle ne fut qu’apparente du côté de Despréaux. Car Quinault le regardant comme un de ses meilleurs amis, et ayant oublié le passé, le pria à dîner chez lui avec toute la compagnie qui les venait de réconcilier ; Despréaux ne jugea à propos de s’y trouver que pour avoir sujet de récidiver dans sa troisième Satyre. Un pareil procédé fit que tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens, regardèrent Despréaux de mauvais œil. Desmarets le lui a même reproché de la sorte[12].
...On te fit un festin pour embrasser Quinault :
Tous deux en bons amis vous fîtes bonne chère.
Lui que le Ciel forma libéral et sincère,
Bientôt en son logis te fit un grand repas ;
Mais après peu de jours il ne t’en souvint pas.
Laissons la qualité d’ami à part ; ceux qui voudraient défendre Quinault contre les attaques de Despréaux, ne peuvent disconvenir que les personnages de ses Tragédies ne soient trop damerets. Despréaux l’a remarqué très judicieusement[13].
Les Héros chez Quinault parlent bien autrement,
Et jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement.
Il n’est pas non plus le seul qui l’ait repris de ce défaut. Dans les Tragédies de Quinault, dit Saint-Évremond[14], on désire souvent de la douleur où l’on ne voit que de la tendresse.
Quinault, sans avoir ni lu l’Histoire, ni étudié le génie des Nations, croyait trouver tour dans son esprit ; et, sans autre secours que celui de son imagination, pouvoir peindre au vrai les personnages qu’il mettait sur la scène. C’est ce qui lui attira la raillerie d’un homme de la Cour, qui était à la représentation d’une de ses Pièces[15]. Quinault lui en expliquait le dessein : la Scène, disait-il, est en Cappadoce, et il faut se transporter dans ce pays-là et entrer dans le génie de la Nation pour bien juger de cette Pièce. Vous avez raison, dit le Courtisan, et je crois qu’elle serait bonne à jouer sur les lieux. Celui qui faisait cette réponse n’était, dans le fond, nullement persuadé que les Cappadociens fussent aussi bien caractérisés dans la Pièce dont il s’agissait, que Quinault voulait le lui donner à entendre ; il feignait seulement, par une maligne complaisance, de le croire ainsi, pour mieux se moquer de lui, et avoir occasion de l’envoyer en Cappadoce. Ce n’est donc pas sans raison qu’on a fait dire à Furetiere[16] que Quinault n’était pas savant ; jusques-là qu’une personne lui demandant un jour s’il avait lu Natalis Comes sur la Mythologie, il répondit que non ; mais qu’il avait lu Noël le Comte.
L’acharnement que la plupart des Auteurs avaient fait paraître sur ses Ouvrages, se trouva sans force en 1664, qu’il donna au Théâtre la Mère Coquette ou les Amans brouillés, Comédie, qui fut généralement applaudie du Public, et que quelques Connaisseurs ont mise en parallèle avec les Pièces de Molière.
Quinault, ayant vu chanceler sa réputation par la cabale de ses ennemis, voulut jouir tranquillement de la nouvelle gloire que cette Comédie venait de lui acquérir. Cependant, ayant voulu faire représenter Bellerophon en 1665, cette Tragédie n’eut pas tout le succès dont il s’était flatté. Bellerophon fut sifflé, et les ennemis de Quinault commencèrent à triompher : mais leur joie ne fut pas de longue durée. Il leur imposa silence en 1666, par la Tragédie de Pausanias. C’est par cette Pièce qu’il fit son adieu au Théâtre Français, puisque l’on n’a de lui depuis ce temps-là que des Opéra.
Encouragé par les applaudissements qu’on avait donnés à ses Ouvrages, il crut pouvoir aspirer à la première place qui viendrait à vaquer à l’Académie Française. Pendant qu’il s’entretenait dans cette pensée, M. Salomon, l’un des quarante Académiciens, étant venu à mourir, Quinault fut choisi par eux avec plaisir en 1670[17], pour remplir la place vacante. « Le Discours qu’il prononça[18] le jour de sa réception, et deux autres qu’il fit au Roi sur ses conquêtes, à la tête de cette Compagnie, ont fait voir que Quinault n’était pas moins bon Orateur que bon Poète, surtout lorsqu’ayant appris la nouvelle de la mort de M. de Turenne, au moment qu’il allait haranguer le Roi, il en parla sur le champ d’une manière si juste et si spirituelle, qu’il serait malaisé d’exprimer la surprise qu’en eut toute la Cour ».
Quinault, se voyant bel-esprit titré, voulut acquérir une Charge qui lui donnât un rang dans le monde. C’est ce qu’il fit en achetant celle d’Auditeur des Comptes. Lorsqu’il croyait s’en mettre en possession, on fit quelque difficulté de le recevoir : Messieurs de la Chambre des Comptes disaient qu’il n’était pas de l’honneur d’une Compagnie aussi grave que la leur, de recevoir dans leur Corps un homme qui avait paru pendant plusieurs années sur les Théâtres pour y faire représenter ses Tragédies et ses Comédies ; cet incident fut cause qu’un Anonyme fit les Vers suivants :
Quinault, le plus grand des Auteurs,
Dans votre Corps, Messieurs, a dessein de paraître :
Puisqu’il a fait tant d’Auditeurs,
Pourquoi l’empêchez-vous de l’être ?
Cette opposition ne dura pas longtemps, et Messieurs de la Chambre des Comptes le reçurent à la place de M. Anceau le 18 Septembre 1671[19]. Après sa réception, le même Poète dont j’ai déjà parlé, fit encore ces Vers, que je rapporte pout ne rien omettre de ce qui concerne Quinault.
Parmi les Présidents et Maîtres de la Chambre,
Quinault, Poète et grand Auteur,
De cet illustre Corps ne fait qu’un petit membre,
Comme Conseiller Auditeur.
Mais, par un beau retour, quand on le voit paraître
Au milieu de ses Spectateurs,
Il n’est point aujourd’hui de Président ni Maître
Qui ne deviennent Auditeurs.
Il continua jusqu’à sa mort de faire les fonctions de cette Charge avec autant d’exactitude que les plus laborieux de ses Confrères, qui n’avaient point d’autre occupation. Le Public ne voyant plus paraître de ses Ouvrages pendant plusieurs années, crut que l’acquisition de cette Charge l’empêchait de travailler. Le bruit en courue ainsi ; mais la véritable cause était qu’il avait promis, en se mariant, de renoncer à la Poésie, parce que sa femme avait témoigné une grande répugnance à épouser un Poète. Quinault pour de certaines raisons, ou plutôt pour plaire à sa femme, ne composa plus pour le Théâtre que par rapport aux Opéra. On dirait que ça été par une espèce de pressentiment de l’avantage que remporteraient ces sortes de compositions sur les précédentes ; car quoique ses Tragédies et ses Comédies aient été fort applaudies de son vivant, elles n’ont pas eu le même sort après sa mort : ce n’est pas qu’il n’y ait de très belles choses, et qui auraient encore aujourd’hui les mêmes applaudissements qu’elles ont reçus à leur naissance, si les excellentes productions des Corneille, des Racine et des Molière ne les avaient entièrement effacées. Cependant on joue encore de temps en temps l’Astrate, la Mère Coquette et l’Agrippa ou le faux Tiberinus, et c’est tout l’avantage que s’est pu conserver la Muse Tragique et Comique de Quinault.
Si d’autres l’ont surpassé dans le Tragique et dans le Comique, on peut dire qu’il a tenu le premier rang parmi les Poètes Lyriques. Quoiqu’il y ait eu de très beaux génies qui aient travaillé dans ce genre, il saut avouer néanmoins qu’il n’y en a aucun qui ait atteint à cette facilité et à cet air gracieux, qui sont comme le caractère particulier de ses Ouvrages. Je ne suis pas le seul de mon sentiment ; M. l’Abbé Pic s’exprime d’une manière encore plus décisive que moi sur ce sujet. « Je ne prétends point, dit-il, élever Quinault au dessus des Auteurs qui ont travaillé depuis sa mort. Si l’on en excepte quelques-uns de ses Opéra, je ne sais point de difficulté de le confondre avec eux pour ce qui regarde la composition des sujets ; comme je le mets infiniment au-dessus pour la beauté de ses Vers. Il a un tour noble et galant dans ses expressions, dont personne n’a pu approcher jusqu’ici, et je doute que l’Antiquité ait rien de meilleur à nous offrir dans le genre Lyrique, etc.[20] ».
J’ai déjà dit que Quinault avait promis à sa femme de renoncer à la Poésie. Cependant il crut avec raison que, s’agissant de travailler pour le divertissement du Roi, il était dispensé de tenir sa parole. Il fit donc des Opéra. Avant que de parler de ceux de Quinault, je crois que le Public ne sera pas fâché d’apprendre de quelle manière ces sortes de Spectacles se sont introduits en France ; en voici l’origine.
On introduisait anciennement en France des Musiques ridicules ; « tantôt c’étaient des ânes qui chantaient ; tantôt des loups, des singes, des renards ou d’autres animaux jouaient de la flûte ; tantôt on frottait des grils de fer avec des limes au lieu de violons, et ces folies étaient les divertissements les plus ordinaires du carnaval. Le mardi gras de l’an 1511, on joua aux Halles de Paris, le Jeu du Prince des Sots et de la Mère Sotte, où il n’y avait rien de raisonnable qu’un trio chanté par la Mère Sotte et deux jeunes Sots. Les paroles de ce trio étaient :
Tout par raison :
Raison par tout :
Par tout raison ».
Ce sont les propres termes du R. P. Ménétrier, dans le Traité qu’il a composé des Représentations en Musique[21]. Mais, avec tout le respect que je dois à cet habile Jésuite, il me paraît que, lorsqu’il avance qu’il n’y avait rien de raisonnable en toute cette Pièce que le trio que je viens de citer, certainement il en avait porté un fort mauvais jugement. L’Auteur de cette petite Comédie ou Farce se nommait Pierre Gringore, dit Vaudemont, Hérault d’Armes du Duc de Lorraine, et connu par plusieurs autres Ouvrages. Voici quel est le plan de la Pièce en question. Le Prince des Sots voulant tenir ses Grands-Jours, ses Vassaux, qui sont les Sots de toutes conditions, s’assemblent de toutes parts pour s’y trouver. L’on y voit paraître le Seigneur du Pont-Aletz, le Prince de Nattes, le Seigneur de Joie, le Seigneur du Plat, le Général d’Enfance, le Seigneur de la Lune, l’Abbé de Prévaux, l’Abbé de Plate-Bourse, le premier, le second et le troisième Sot, enfin le Prince des Sots lui même, accompagné du Seigneur de Gaieté. Le Seigneur de Gaieté demande :
Et où est Frévaux ?
L’Abbé lui répond :
Me vela.
Par-devant vous vueil comparaistre :
J’ay despendu, notez cela,
Et mangé par cy et par là
Tout le revenu de mon Cloistre.
LE PRINCE DES SOTS.
Vos Moines ?
L’ABBÉ.
Et ils doivent estre
Par les champs pour se pourchasser ;
Bien souvent quand cuident repaistre,
Ils ne sçavent les dents où mettre,
Et sans souper s’en vont coucher.
LE SEIGNEUR DE GAIETÉ.
Et Saint Liger, notre ami cher,
Veut-il laisser ces Prélats dignes ?
LE IIe SOT.
Quelque part va le temps passer ;
Car mieux se cognaist à chasser
Qu’il ne fait à dire Matines.
LE IIIe SOT.
Vos Prélats font un tas de mines,
Ainsi que Moines réguliers :
Mais foui.ent dessous les courtines,
Ont créatures féminines
En lieu d’Heures et de Psautiers.*
LE Ier SOT.
Tant de Prélats irréguliers !
LE IIe SOT.
Mais tant de Moines apostats !
LE IIIe SOT.
L’Église a de mauvais Piliers !
LE Ier SOT.
Il y a un grand tas d’Asniers
Qui ont des Bénéfices à tas, etc.
Ce petit échantillon fait, ce me semble, assez connaître que l’Auteur de cette Farce était un Poète assez passable pour ce temps là, et que le trio vanté par le P. Ménétrier n’est constamment pas le meilleur endroit de la Pièce, à moins qu’il n’ait eu égard à la Musique et non au sens des paroles. Mais passons à la Scène où paraît la Mère Sotte, habillée par-dessous en Mère Sotte, et revêtue par-dessus de l’habit avec lequel on représente l’Église. Elle est accompagnée de Sotte-Fiance et de Sotte-Occasion, Frévaux et Plate-Bourse la saluent ainsi :
Nostre mère, nostre assottée,
Nostre support, nostre soulas ;
Pardieu ! vous serez confortée,
Et de nuit et jour supportée
Par vos vrais suppôts les Prélats.
LA MÈRE SOTTE.
Or je vous dirai tout le cas.
Mon fils, la temporalité
Entretient, je n’en doute pas.
Mais je vueil par fas ou nefas
Avoir sur luy l’auctorité.
De l’espiritualité
Je jouis, ainsi qu’il me semble :
Tous les deux vueil mesler ensemble.
SOTTE-FIANCE.
Les Princes y contrediront.
SOTTE-OCCASION.
Jamais ils ne consentiront
Que gouverniez le temporel.
LA MÈRE SOTTE.
Vueillent ou non, ils le feront :
Ou grande guerre à moy auront,
Tant qu’on ne vit onc débat tel.
PLATE-BOURSE.
Mais gardons le spirituel,
Du temporel ne nous meslons.
LA MÈRE SOTTE.
Du temporel jouir voulons, etc.
Pour l’intelligence de cette Scène de Mère Sotte, qui paraît d’abord un peu hardie, il faut faire attention au temps que la Comédie fut jouée. Ce fut en 1511, sous le règne de Louis XII, et sous le pontificat de Jules II, Génois, homme ambitieux et entreprenant, parvenu au Saint-Siège par des voies peu canoniques. L’on sait que ce Pape, après avoir remarqué le faible des Princes d’Italie, se mit en tête qu’il était au-dessus d’eux tous, en force d’esprit aussi bien qu’en dignité ; qu’ainsi il les pouvait mener à la baguette, et à la fin, les détruisant l’un par l’autre, les chasser tous de l’Italie, et y dominer lui seul. Ce fut dans cette vue qu’il mit sur pied des troupes, et qu’il porta le fer et le feu dans les États de plusieurs de ses voisins, qui ne l’avaient offensé en aucune manière. Son ambition démesurée ne s’en tint pas là. Malgré les obligations qu’il avait au Roi Louis XII, il ne songea qu’à lui susciter des ennemis de tous côtés : de sorte que ce bon Prince se trouva enfin en 1510 dans la nécessité de prendre les armes pour se défendre contre les entreprises de ce Pape. Il n’est donc pas trop surprenant qu’au fort de toutes ces brouilleries, les Français, naturellement enclins à la satyre, se soient un peu réjouis aux dépens d’un pontificat qui oserait une si belle carrière à la censure. Ils en auraient encore bien dit davantage, s’ils avaient eu le don de deviner ce qui arriva l’année suivante 1512, dans laquelle Jules II poussa l’extravagance jusqu’au point de mettre le Royaume de France en interdit, et d’ajourner le Roi, les Prélats, Chapitres et Parlements, à comparaître devant lui dans soixante jours, pour dire les raisons qui les portaient à ne vouloir pas que la Pragmatique fut abrogée. Ce petit trait d’Histoire suffira pour montrer que Pierre Gringore était bien sondé à censurer la conduite d’un tel Pape, surtout dans ces temps-là, où l’on parlait avec bien plus de liberté que l’on ne ferait aujourd’hui.
Voilà, au reste, quels étaient les Spectacles, ou plutôt quelles étaient les Farces en Musique de ces temps-là. Je ne m’amuserai point à en donner d’autre idée ; ce seul exemple suffit. Voyons présentement à qui l’on est redevable de l’invention des Opéra.
Les Italiens sont ceux à qui on en attribue la gloire. Ils commencèrent à les faire paraître vers le quinzième siècle[22]. Les deux Papes de la maison de Médicis, Léon X et Clément VII, Princes recommandables par leur amour pour les beaux Arts et pour les Savants, mais un peu trop adonnés à leurs plaisirs, ont eu des espèces d’Opéra, comme ils ont eu des Comédies à décorations et à machines. Ce fut Balthasar Peruzzi, Peintre[23], qui renouvela les anciennes décorations de Théâtre, quand le Cardinal Bernard de Bibienne fit représenter devant ce Pape, en 1516, la Comédie intitulée la Calendra, qui est une des premières Pièces Italiennes qui aient paru sur les Théâtres. L’Italie ne vit jamais de décorations plus magnifiques que celles de Peruzzi[24]. « La perspective était si régulière et si proportionnée aux changements des Scènes que les sens enchantés croyaient voir des éloignements spacieux, au lieu de leur représentation ». Aussi ce Peintre doit-il être considéré comme celui qui a ouvert le chemin aux Machinistes en ce genre.
Jean-Antoine de Baïs, Poète François, est un des premiers qui ait établi une manière d’Académie de Musique en France. Il n’avait pour tout bien qu’une maison à Paris dans le faubourg Saint Marcel. L’on y faisait ordinairement des Concerts qui lui acquirent tant de réputation, que toutes les personnes de qualité y venaient, et que le Roi Henri III même les honora souvent de sa présence. Les uns disent que Baïs ayant affecté de faire des Vers Français, mesurés à la manière des Grecs et des Latins, et que s’étant contenté du chant, mêlé à la Poésie, sans y joindre les autres ornements des Opéra, il ne put faire réussir son dessein ; d’autres assurent qu’il en serait venu à bout, si les guerres civiles n’avaient été cause que Baïs fut contraint de discontinuer ces agréables exercices.
On prétend que ce fut Ottavio Rinuccini, Poète Italien, natif de Florence, qui fut l’inventeur des Opéra dans l’Italie, c’est-à dire, de la manière de représenter en Musique les Comédies, les Tragédies et les autres Pièces Dramatiques, quoique d’autres attribuent cet établissement à un Gentilhomme Romain, nommé Emilio Cavalieri.
Vers ce temps-là on faisait des Ballets à la Cour, où l’on mettait des récits et des dialogues en plusieurs parties. Le premier où le bon goût commença à paraître, fut le Ballet qui fut dansé en 1581, de la composition d’un certain Italien nommé Balthazarini. C’était un des meilleurs Violons de l’Europe, que le Maréchal de Brissac, étant Gouverneur de Piémont, envoya à la Reine mère, qui en fit son Valet de Chambre. Ce Balthazarini, prenant le nom de Beaujoyeux[25], « se rendit si illustre par ses inventions de Ballets, de Musique et de représentations, que l’on ne parlait que de lui. Ce fut lui qui fit le Ballet des noces du Duc de Joyeuse avec Mademoiselle de Vaudemont, sœur de la Reine ; et ce Ballet, après avoir été dansé, comme j’ai déjà dit, en 1581, sur imprimé l’année suivante chez Robert Ballard[26], sous le titre de Ballet Comique de la Reine, fait aux noces de M. le Duc de Joyeuse et de Mademoiselle de Vaudemont sa sœur, par Balthazar de Beaujoyeux, Valet-de-Chambre du Roi et de la Reine sa mère. Beaulieu et Salmon, Maîtres de la Musique du Roi, l’aidèrent en la composition des récits et des airs de Ballet ; la Chénaye, Aumônier du Roi, fit une partie des Vers, et Jacques Patin, alors Peintre du Roi, le servit pour les décorations ».
Toute l’Italie avait donné son approbation et ses applaudissements à quatre Pièces de la composition de Rinuccini, qui font Daphné, Eurydice, Aréthuse et Ariane. Le grand bruit qu’elles avaient fait l’engagèrent à se mettre à la suite de la Reine Marie de Médicis, lorsqu’elle vint en France. Ce Gentilhomme s’était entretenu dans la ridicule pensée qu’il était aimé de cette Princesse, et qu’il n’y avait que la crainte du tablier qui l’empêchât de lui donner des preuves de son prétendu amour. Cependant, lorsqu’il fut en France, la vertu de la Reine le rebuta tellement, qu’il fut assez étourdi pour se plaindre des rigueurs de cette Princesse à plusieurs personnes. Les railleries piquantes que l’on fit de lui l’obligèrent à s’en retourner dans son pays. On lui a toujours obligation d’avoir introduit en France les Opéra. Je ne sais point s’ils ne se sentaient pas un peu du caractère de leur Auteur ; mais il est certain qu’il parut après lui plusieurs Ballets d’un assez mauvais goût. Ils ne consistaient que dans le choix d’un sujet bouffon, dont le nom des personnages faisait souvent la plus grande beauté. Tel fut le Ballet des Fées des forêts de Saint-Germain, dansé une seule fois au Louvre par Louis XIII, en 1615, où Guillemine la Quinteuse, Robine la Hasardeuse, Jacqueline l’Entendue, Alison la Hargneuse et Macette la Caprioleuse, (c’est ainsi que se nommaient les cinq Fées de ce Ballet), signalèrent admirablement leur pouvoir, à ce que dit M. l’Abbé de Marolles[27] : la premier présidant à la Musique ; la seconde aux Jeux de hasard ; la troisième aux diverses espèces de Folies ; la quatrième aux Combats, et la dernière à la Danse.
Plusieurs Auteurs disent que ce fut le Cardinal Mazarin qui amena le goût des Opéra en France. Renaudot parle d’une Pièce intitulée la Festà Teatrale de la Finta Pazza, que ce Cardinal fit représenter en 1645 au petit Bourbon. Le même Auteur sait encore la description d’Orphée et d’Eurydice, Opéra en Vers Italiens, que ce Prélat fit jouer en 1647[28], par des Acteurs qu’il avait fait venir de delà les Monts. Maynard et Voiture ont adressé chacun un Sonnet au Cardinal : Mazarin au sujet des machines de cette Comédie Italienne. Ces deux bonnets sont beaux et méritent d’être lus.
M. Corneille l’aîné, donna en 1650[29] Andromède, Tragédie à machines. Elle fut représentée par la Troupe Royale. On aperçut dans cette Pièce quelqu’idée des Opéra de Venise par rapport à la magnificence du Spectacle. Elle fut faite pour le divertissement du Roi, dans les premières années de sa minorité. « La Reine mère[30] y fit travailler dans la salle da petit Bourbon. Le Théâtre était beau, élevé et profond. Le sieur Torelly, pour lors Machiniste du Roi, travailla aux machines d’Andromède ; elles parurent si belles, aussi bien que les décorations, qu’elles furent gravées en taille douce ».
Benserade parut peu de temps après, et se distingua par la facilité de son génie. Il n’a pas peu contribué à donner l’idée des Opéra, par les Ballets, dont il faisait les Vers. Le premier Ouvrage, dans ce genre, que l’on a de lui, est intitulée Cassandre : c’est une mascarade en forme de Ballet, qui fut dansé par le Roi au Palais Cardinal en 1651. Au reste, M. de Benserade est le seul « qui ait eu le talent de confondre[31] le caractère des Danseurs avec celui des Bergers ou des Dieux qu’ils représentaient ».
L’Abbé Perrin, successeur de Voiture dans la Charge d’Introducteur des Ambassadeurs auprès de Gaston, Duc d’Orléans, fut ensuite le premier qui hasarda des paroles Françaises, à la vérité fort méchantes ; mais elles réussirent pourtant assez bien, lorsqu’elles eurent été mises en Musique. Ce succès l’encouragea à donner une Pièce en forme d’Opéra. C’était une Pastorale en cinq Actes, mais sans régies ; elle fut chantée pour la première fois en 1659 à Issy, dans la belle maison de M. de la Haye. Perrin dit qu’il avait choisi ce village pour éviter la foule du peuple, qui l’aurait[32] accablé infailliblement, s’il eût donné ce divertissement au milieu de Paris. La précaution qu’il avait prise de choisir cet endroit, éloigné de trois lieues, n’empêcha pas néanmoins que cette Pièce n’attirât à sa représentation une telle foule de personnes de la première qualité, Princes, Ducs et Pairs, Maréchaux de France et Officiels de Cours Souveraines, que tout le chemin de Paris à Issy était couvert de carrosses,. Quelque temps après, cette Pièce fut représentée à Vincennes, où le Cardinal Mazarin en régala le Roi. Cambert, Surintendant de la Musique de la Reine mère et Organiste de Saint Honoré, avait composé la Musique de cette Pastorale.
En 1660, le Cardinal Mazarin fit encore représenter une autre Pièce aux noces du Roi, sous le titre d’Ercole Amante. Cet Opéra ne plut point aux Français, qui avaient commencé à prendre goût à leurs paroles. Ainsi cette Pièce, dont on fit une traduction en Vers français, et que l’on fit ensuite imprimer, ne put conserver l’agrément de la nouveauté, qu’avait eu la Pastorale de Perrin, où tout le monde avait couru.
Dans ce temps-là le Marquis de Sourdéac, de l’illustre maison de Rieux, à qui l’on doit la perfection des machines propres aux Opéra, fit connaître son génie par celles de la Toison d’or. Elles firent beaucoup de bruit, et chacun les trouva les plus pompeuses qui eussent paru pour lors en France. Le Marquis de Sourdéac fit donc représenter la Toison d’or dans son château de Neubourg en Normandie. Il prit le temps du mariage du Roi pour faire une réjouissance publique, et il fit seul la dépense pour en régaler[33] toute la Noblesse de la province. « Depuis, il voulut bien en gratifier la Troupe du Marais, où le Roi, suivi de toute la Cour, vint voir cette Pièce. La magnificence de ce spectacle, qui n’était dû qu’à l’esprit du Marquis de Sourdéac, a servi de modèle pour d’autres qui ont suivi ».
En 1661, on vit les répétitions de l’Ariane de l’Abbé Perrin. Les paroles en furent trouvées encore plus méchantes que celles de sa Pastorale. Pour la Musique, ce fut le chef-d’œuvre de Cambert. La mort du Cardinal Mazarin empêcha que l’Ariane ne fut jouée, et suspendit pendant quelque temps le progrès des Opéra naissants.
Cet accident ne rebuta point l’Abbé Perrin qui fit paraître Pomone, Pastorale, qui fut longtemps répétée dans la grande salle de l’Hôtel de Nevers, où était la bibliothèque du Cardinal Mazarin. Ce nouvel Ouvrage lui attira un grand nombre d’Approbateurs ; ce qui lui donna la hardiesse de solliciter auprès du Roi des Lettres Patentes pour l’établissement d’une Académie des Opéra en langue Française : ce qu’il obtint de Sa Majesté le 28 Juin 1669, avec privilège exclusif d’établir des Opéra, non seulement à Paris, mais par toute la France.
Les représentations en Musique ne commencèrent à paraître dans leur perfection que nombre d’années après, que Lulli y vint. Avant cela, le Roi faisait tous les ans de fort grands Spectacles, qu’on nommait Ballets. Il y avait un corps de sujet, représenté par un grand nombre d’entrées mêlées de récits. Lulli ne fit d’abord les airs que d’une partie ; mais comme il avait un génie merveilleux, il composait les entrées, dont il faisait les airs, et enfin il travailla seul aux Ballets.
Les premières paroles que composa Quinault, sont celles qui se chantent dans Psyché, Tragédie-Ballet, à la réserve de la plainte Italienne. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que les Vers ont été faits et mis en Musique en moins de quinze jours. Cependant les Vers ni la Musique n’ont rien qui donne lieu de s’apercevoir de cette précipitation de travail. Lulli fit représenter cette Pièce pour le Roi dans la grande salle des machines du Palais des Tuileries pendant tout le carnaval de l’année 1670. Si la Musique de Lulli fut trouvée excellente, les paroles de Quinault eurent le même succès, et firent trouver insupportables celles de l’Abbé Perrin. Cela ne l’empêcha pourtant pas de vouloir profiter de la grâce qu’il avait obtenue du Roi. Il songea à l’établissement de son Opéra ; mais comme il ne pouvait fournir seul aux soins et à la dépense excessive que demandait une telle entreprise, il s’associa, pour la Musique, avec Cambert ; pour les machines, avec le Marquis de Sourdéac, et pour fournir aux frais nécessaires, avec le nommé Champeron.
Lulli, qui était pour lors Surintendant de ía Musique du Roi, voyant avec chagrin que Cambert allait s’acquérir beaucoup de réputation par la Musique de ses Opéra, s’avisa, pour les faire tomber, de lui débaucher Morel et Gillet, les deux plus belles voix qu’il eut pour lors, sous prétexte de les donner au Roi. Le Marquis de Sourdéac, pour remédier à cet incident, envoya le nommé Monier en Languedoc, qui fit venir à Paris Cledière, Baumavielle, Miracle, Tholet et Rossignol, qui étaient les plus belles voix de la province. Peu de temps après on leur vit représenter Pomone, à Paris, au mois de Mars 1671, sur le Théâtre de Guénégaud. C’est le premier Opéra qui ait paru sur le Théâtre français. « La Poésie en était fort méchante[34], la Musique belle : on voyait les machines avec surprise, les danses avec plaisir ; on entendait le chant avec agrément, et les paroles avec dégoût ». Cependant il fut représenté huit mois entiers avec un applaudissement général. Une Chanteuse nommée la Cartilly, qui était une Actrice assez laide, faisait le rôle de Pomone dans cet Opéra, qui fut tellement suivi que Perrin en retira pour sa part plus de trente mille livres. Quelque temps après, le Marquis de Sourdéac, sous prétexte des avances qu’il avait faites pour payer les dettes de Perrin, s’empara du Théâtre ; et, pour se passer de ce pauvre Poète, il eut recours à Gilbert, Secrétaire des Commandements de la Reine de Suède, qui composa un Opéra sous le titre de Pastorale héroïque des Peines et des Plaisirs de l’Amour, qui fut représenté sur le même Théâtre de Guénégaud. S. Évremond[35] nous apprend que cet Opéra « eut quelque chose de plus poli et de plus galant que les autres. Les voix et les instruments, dit-il, s’étaient déjà mieux formés pour l’exécution. Le Prologue était beau, et le tombeau de Climène fut admiré ». C’est dans cet Opéra que la Brigogne, célèbre Actrice, parut avec éclat. Ses manières, sa voix dans le rôle qu’elle faisait, charmèrent tellement tous ses Auditeurs, que le nom de la petite Climène lui en demeura.
Pendant que l’on voyait avec plaisir cette nouvelle Pièce, Lulli, profitant de la division qui s’était mise entre les Associés de l’Opéra, obtint par le crédit de Madame de Montespan, que l’Abbé Perrin, moyennant une somme d’argent, lui céderait son privilège. Ce changement obligea Cambert de passer en Angleterre, où Il mourut en 1677, Surintendant de la Musique de Charles II. Lulli s’associa le sieur Vigarani, Machiniste du Roi, et plaça d’abord son Théâtre au jeu de Paume de Bel-air, où il donna en 1672 les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, Pastorale, composée des fragments de différents Ballets dont il avait fait la Musique sur les paroles de Quinault.
Enfin la Troupe des Comédiens du Roi, établie dans la salle du Palais Royal, ayant perdu l’illustre Molière, qui en était le Chef, le 17 Février 1673, Lulli, à qui Sa Majesté avait fait expédier des Lettres de privilège pour la représentation des Opéra, prit possession de cette salle. Le premier Opéra de Quinault qui y ait été représenté, fut Cadmus et Hermione. Il parut au mois d’Avril 1675 ; il avait déjà été exécuté, pour la première fois, sur le Théâtre de Bel-air, et il fut reçu avec le même applaudissement sur celui du Palais-Royal. Le seul défaut que l’on reprocha à Quinault, fut d’avoir mêlé du burlesque dans cette Pièce ; reproche que l’on avait déjà fait à Perrin, lorsqu’il donna au Public son Opéra de Pomone. Mais Quinault se corrigea, par la suite, et s’aperçut le premier qu’il avait mal fait d’imiter en cela les Italiens, qui mêlent du burlesque dans les Pièces les plus sérieuses, afin de diversifier leurs sujets ; ressource pire que la pauvreté et que l’on ne doit nullement leur envier.
Le Roi, qui s’est toujours distingué par le choix des Auteurs dont il s’est servi pour les magnifiques ; divertissements qu’il a donnés à la Cour, parut si content des Fêtes de l’Amour et de Bacchus, et de Cadmus et Hermione, qu’il choisit Quinault ; seul pour composer de pareils Ouvrages. Sa Majesté daignait même quelquefois lui en donner les sujets. Ensuite le Roi, pour l’encourager à redoubler ses soins, lui donna deux-mille livres de pension.
Lulli, ayant remarqué que Quinault avait une grande facilité pour la composition des Vers propres à mettre en Musique, et, voulant se l’attacher d’une manière à en pouvoir disposer, lui proposa de passer un écrit, par lequel Quinault s’obligerait de lui fournir un Opéra tous les ans, et Lulli de lui donner quatre-mille livres pour chaque Opéra. Quinault accepta l’offre de Lulli.
Un Auteur nous apprend de quelle manière le Poète et le Musicien s’entendaient ensemble pour la composition d’un Opéra. « Quinault, dit-il, cherchait et dressent plusieurs sujets. Ils les portaient au Roi, qui en choisissait un. Alors Quinault écrivait un plan du dessein et de la fuite de sa Pièce. Il donnait une copie de ce plan à Lulli, et Lulli voyant de quoi il était question en chaque Acte, et quel en était le but, préparait à sa fantaisie des divertissements, des danses, des chansonnettes de Bergers, etc. » Quinault composait ses Scènes, et aussitôt qu’il en avait achevé quelques-unes, il les montrait à l’Académie Française, dont il était ». Les Auteurs du Menagiana ne sont pas de ce sentiment. Dans la première édition de ce Livre, ils prétendent que ce qu’il y a de supportable dans ses Opéra, il le tenait des conversations fréquentes qu’il avait avec une très habile demoiselle ; c’était, disent-ils, Mademoiselle Serment. « Quinault la consultait en tout, et n’a rien publié depuis l’Alceste, qu’elle n’en fut contente » ; ce qui leur fait conclure que, si le faiseur d’Opéra a acquis quelque gloire, elle lui est commune avec d’autres personnes. »
Dans la seconde édition du Menagiana, ce n’est plus cette fille savante, ce sont Messieurs. Boyer et Perrault qui revoyaient les Opéra de Quinault par ordre de M. Colbert. Cette dernière particularité me paraît plus vraisemblable que la première : car il est certain que Quinault ne fit connaissance avec Mademoiselle Serment, que lorsqu’il travaillait à son Opéra d’Armide, qui est le dernier que nous ayons vu de lui.
Que ce fussent Messieurs de l’Académie ou d’autres Savants qui corrigeassent les Scènes de Quinault, Lulli ne les recevait point sans y regarder après de si habiles réviseurs[36]. « Il examinait mot-à mot cette Poésie déjà revue et corrigée, dont il retranchait la moitié, lorsqu’il le jugeait à propos, et point d’appel de sa critique ; il fallait que Quinault s’en retournât rimer de nouveau. À la fin il se mordait si bien les doigts, que Lulli agréait une Scène. » Lulli la lisait jusqu’à la savoir par cœur : il s’établissait à son clavecin, chantait et rechantait les paroles, battait son clavecin, et faisait une basse continue. Quand il avait achevé ; son chant, il se l’imprimait tellement dans la tête, qu’il ne s’y serait pas mépris d’une note. » L’Alouette ou Colasse venaient, auxquels il le dictait. Le lendemain il ne s’en souvenait plus guères. Il faisait de même les symphonies liées aux paroles ; et dans les jours où Quinault ne lui avait rien donné, c’était aux airs de violon qu’il travaillait.
« C’est ainsi que se composait par Quinault et par Lulli, le corps de l’Opéra, dont les paroles étaient faites les premières[37]. Au contraire, pour les divertissements, Lulli faisait les airs d’abord, à sa commodité et en son particulier. Il y fallait des paroles ; afin qu’elles fussent justes, Lulli faisait un canevas de Vers, et il en faisait aussi pour quelques airs de mouvement. Il appliquait lui-même à ces airs de mouvement, et à ces divertissements, des Vers, dont le mérite principal était de cadrer en perfection à la Musique, et il envoyait cette brochure à Quinault, qui ajustait les siens dessus. Lulli reconnaissait la supériorité de Quinault au regard de la Poésie, et lui renvoyais la gloire de faire ce qu’il faisait mieux que lui ». Le Musicien rendait justice au Poète : jamais homme n’a mieux manié cette forte de versification que lui. « Lulli[38] avait raison de dire que Quinault était le seul Poète qui pût l’accommoder, et qui sut aussi bien varier les mesures et les rimes dans la Poésie, qu’il savait varier les tours et les cadences en Musique ».
Le premier Opéra que Quinault donna au Public, après s’être accommodé avec Lulli, fut Alceste ou le Triomphe d’Alcide. Il fut représenté en 1674. C’est de tous ses Opéra celui qui a le plus partagé les esprits. Je ne doute point, dit Baillet, qu’il n’eût été encore plus applaudi par la suite, si Perrault, intime ami de Quinault, n’en eût été le Censeur. Il prouve que cet Opéra est défectueux, non seulement dans la conduite du sujet, mais aussi dans la versification ; que Quinault a tout gâté, en ne mettant pas dans sa Pièce ce qu’il y a de plus beau dans Euripide, et y ajoutant des épisodes peu nécessaires, mal liés et mal assortis au sujet ; que ces épisodes ne servent qu’à faire remarquer la pauvreté de chaque endroit, où l’on ne voit que des répétitions, de certaines rimes, et quantité de choses qui semblent ne pouvoir s’accorder entièrement avec le jugement et le bon sens en général, ni avec mes maximes de l’Art de la Poésie moderne en particulier. Ménage[39] a relevé Baillet là-dessus ; le premier prétendant que Perrault a écrit, dans sa critique de l’Opéra d’Alceste, tout le contraire de ce que lui sait dire Baillet. Cette critique, dit Ménage, est un dialogue entre Cléon et Aristippe. Aristippe blâme cet Opéra ; Perrault, sous le nom de Cléon, le défend, et sait tomber d’accord Aristippe, que c’est un parfaitement bel Ouvrage. Ce que rapporte Baillet contre cet Opéra, est dit, dans cette critique, par Aristippe, et réfuté par Cléon. Ainsi Perrault, ajoute Ménage, a dit tout le contraire de ce que lui fait dire Baillet. Perrault et Quinault écrivirent à Baillet pour lui faire des reproches de l’injure qu’il leur avait faite en cette occasion. Ménage dit même avoir vu la lettre de Perrault.
En 1675, Thésée fut joué à Saint-Germain, pour le Roi[40], « par les Musiciens de Sa Majesté et ceux de l’Académie joints ensemble, et fut ensuite représenté à Paris par les seuls Acteurs de l’Opéra ». Je ne parlerai ni de la disposition ni du tour aisé des Vers de cette Pièce. Je dirai seulement que Quinault remplit, à son ordinaire, dans celle-ci ce que tout le monde attendait de lui. Véritablement tous les Actes de Thésée se surpassent l’un l’autre. Le second est plus beau que le premier, et ainsi du reste, jusqu’au cinquième, qui surpasse les quatre qui l’ont précédé. Cet endroit,
Ah ! faut-il me venger en perdant ce que j’aime ? etc.
la Scène de Médée, qui exhorte le Roi à empoisonner Thésée, sans remords ; la reconnaissance de ce fils et de son père ; la fuite de Médée ; Églé cédée au jeune héros par le bon vieillard : tous ces grands évènements remplissent le cinquième Acte d’une manière qui attache de plus en plus l’esprit et le cœur des Auditeurs.
Un certain nombre de personnes d’esprit et d’un mérite distingué, ne pouvant, par je ne sais quel travers, souffrir le succès des Opéra de Quinault, se mirent en fantaisie de les trouver mauvais, et de les faire passer pour tels dans le monde. Un jour qu’ils soupaient ensemble, ils s’en vinrent, sur la fin du repas, vers Lulli, qui était du souper, chacun le verre à la main, et lui appuyant le verre sur la gorge, se mirent à crier : Renonce à Quinault ou tu es mort. Cette plaisanterie ayant beaucoup fait rire, on vint à parler sérieusement, et l’on n’omit rien pour dégoûter Lulli de la Poésie de Quinault ; mais comme ils avaient affaire à un homme fin et éclairé, leur stratagème ne servit à rien. L’on parla de Perrault dans cette rencontre, et l’un de ces Messieurs dit, avec bonté, que c’était une chose faucheuse qu’il s’opiniâtrât toujours à vouloir soutenir Quinault ; qu’il était vrai qu’il était son ancien ami ; mais que l’amitié avait ses bornes, et que Quinault étant un homme noyé, Perrault ne ferait autre chose que de se noyer avec lui. Le galant homme chez qui se donnait le repas, se chargea d’en avertir charitablement Perrault. Lorsqu’il lui eut fait sa salutaire remontrance, Perrault, après l’en avoir remercié, lui demanda ce que ces Messieurs trouvaient tant à reprendre dans les Opéra de Quinault. Ils trouvent, lui répondit-il, que les pensées n’en sont pas assez nobles, assez fines, ni assez recherchées ; que les expressions dont il se sert sont trop communes et trop ordinaires, et enfin que son style ne consiste que dans un certain nombre de paroles qui reviennent toujours. Je ne suis pas étonné, reprit Perrault, que ces Messieurs, qui ne savent ce que c’est que Musique, parlent de la sorte ; mais vous, Monsieur, qui la savez si parfaitement, qui en connaissez toutes les finesses, et à qui la France doit cette propreté et cette délicatesse dans le chant, que toutes les autres Nations n’ont point encore ; ne voyez-vous pas que, si l’on se conformait à ce qu’ils disent, on ferait des paroles que les Musiciens ne pourraient chanter, et que les Auditeurs ne pourraient entendre ? Vous savez que la voix, quelque nette qu’elle soit, mange toujours une partie de ce qu’elle chante ; et que, quelque naturelles et communes que soient les pensées et les paroles d’un air, on en perd toujours quelque chose ; que serait-ce si ces pensées étaient bien subtiles et bien recherchées, et si les mots qui les expriment étaient des mots peu usités, et de ceux qui n’entrent que dans la grande et sublime Poésie ? on n’y entendrait rien du tout. Il faut que, dans un mot qui se chante, la syllabe qu’on entend fasse deviner celle qu’on n’entend pas ; que, dans une phrase, quelques mots qu’on a ouïs fassent suppléer à ceux qui ont échappé à l’oreille ; et enfin, qu’une partie du discours suffise seulement pour le faire comprendre tout entier. Or cela ne se peut faire à moins que les paroles, les expressions et les pensées ne soient fort naturelles, fort connues et fort usitées. Ainsi, Monsieur, on blâme Quinault par l’endroit où il mérite le plus d’être loué, qui est d’avoir su faire avec un certain nombre d’expressions ordinaires et de pensées fort naturelles, tant d’Ouvrages si agréables, et tous si différents les uns des autres. Aussi voyez-vous, ajoute Perrault, que M. Lulli ne s’en plaint point, persuadé qu’il ne trouvera jamais de paroles meilleures à être mises en chant, et plus propres à faire paraître sa Musique. La vérité est qu’en ce terni là. Perrault était presque le seul à Paris qui osât se déclarer pour Quinault, tant la jalousie de divers Auteurs s’était élevée contre lui, et avait corrompu tous les suffrages de la Cour et de la ville.
Les cabales qui se formaient contre lui ne l’empêchèrent pas de donner Atys. Cet Opéra fut représenté, pour la première fois, devant le Roi à Saint-Germain-en-Laye, le 22 Janvier 1676. Toute la Cour en fut charmée ; la Scène d’Atys et de Sangaride passa pour un chef-d’œuvre ; elle est encore aujourd’hui admirée de tous les connaisseurs, qui n’ont point fait de difficulté de dire qu’elle ne cède en rien à ce que les Anciens ont fait de plus beau dans le genre Lyrique. L’Abbé de Villiers fait le mauvais plaisant, lorsqu’il dit[41] :
Mais on rit à coup sûr, quand on les voit soudain,
Changer leur triste Scène en spectacle badin,
Et finir le récit de leurs peines secrètes,
Par les gaillards refrains de fades chansonnettes.
« Ce sont deux amants malheureux[42], quoiqu’aimés, qui ont raison de feindre et de changer de langage, de crainte que leur secret ne se découvre. Il y a de la témérité à vouloir attaquer des endroits dont les beautés sont presque inimitables ». C’est ce qui a porté quelqu’un à dire que le premier Acte d’Atys est, sans difficulté, le plus beau, et qu’il était trop beau. Véritablement ce morceau est trop avantageux pour le reste de la Pièce. La Scène d’Atys et de Sangaride inspire à l’Auditeur des mouvements qui s’affaiblissent nécessairement ensuite, et l’attention se refroidit, parce qu’on retournerait volontiers à cette Scène.
En 1677, l’Opéra d’Isis fut représenté à Saint-Germain devant le Roi, et servit de divertissement pendant une partie du carnaval ; il parut ensuite à Paris au mois d’Août. L’année suivante Thomas Corneille donna celui de Psyché ; il n’eut pas un grand succès, et ne fut joué qu’à Paris seulement. Cela déconcerta un peu Corneille, qui forma le dessein de se remettre à la composition des Pièces Dramatiques. Mais Despréaux et Racine qui avaient fait tout leur possible pour décrier Quinault, voulurent détourner Corneille de sa résolution. Ils firent plus, lorsqu’ils virent qu’ils ne pouvaient venir à bout de le faire travailler à un autre Opéra, ils insinuèrent au Roi de lui en parler. Ils réussirent véritablement ; car Sa Majesté ayant ordonné à Thomas Corneille de faire une Pièce Lyrique, ce Poète choisit le sujet de Bellerophon. Il en fit le premier Acte avec une grande facilité, et le montra à Lulli, auquel ii déclara qu’il avait disposé son quatrième et son cinquième Acte ; mais qu’à l’égard du second et du troisième, il ne savait de quelle manière s’y prendre. Lulli lui dit de consulter Quinault ; celui-ci commença par lui retrancher la moitié de sa Pièce, tellement que pour sept ou huit-cents Vers qu’elle contient, Corneille fut contraint d’en faire deux mille, malgré le désespoir où il était. Quinault ne laissa pas de le tirer d’embarras, en lui dressant le sujet de sa Pièce, qui parut pour la première fois au mois de Janvier 1679[43]. Elle eut également le suffrage de la Cour et du peuple, et fut trouvée si belle, qu’elle fut représentée à Paris pendant neuf mois de suite.
Le petit différend que Lulli eut peu de temps après avec la Fontaine, ne fit pas peu d’honneur à Quinault. Lulli avait engagé la Fontaine à faire un Opéra, et lui avait promis une récompense digne de son mérite. Sur la parole de l’italien, le Poète travaille, et compose la Pastorale de Daphné. Lulli n’en eut pas plutôt fait la lecture, qu’il dit tout net à la Fontaine, qu’il n’était pas son homme, et que son talent n’était pas de faire des Opéra. La Fontaine, qui ne pouvait se persuader que ses Vers fussent mauvais, croyant que Lulli voulait, par cette excuse, le priver de la récompense qu’il lui avait promise, lui dit que, s’il mettait son Opéra au jour sans le satisfaire, il en aurait raison. Lulli lui répondit qu’il remettait son paiement à la première représentation de sa Pièce. La Fontaine prit cette réponse pour de l’argent comptant ; mais il fut fort étonné lorsqu’il apprit, quelques jours après, que Lulli ne voulait pas mettre son Opéra en Musique, parce qu’il ne l’en trouvait pas digne. Le Public, qui connaissait le mérite de la Fontaine, reçut cette nouvelle avec surprise. Lignières, qui était le Chansonnier de son temps, fit deux couplets sur ce sujet, dont en voici un :
Ah ! que j’aime la Fontaine
D’avoir fait un Opéra !
On verra finir ma peine
Aussitôt qu’on le jouera.
Par l’avis d’un fin Critique,
Je vais me mettre en boutique,
Pour y vendre des sifflets :
Je serai riche à jamais.
La Fontaine, au désespoir d’être la risée du Public, fit, pour s’en venger, la Florentinade sur Lulli, et quelque temps après rendit compte à Madame de Thyange du mauvais succès de son Opéra, par une Épître qu’il lui adressa. Cette Épître n’ayant pas été imprimée, je me crois obligé d’en donner ce fragment[44] :
...Vous trouvez que ma Satyre[45]
Eût pu ne se pas écrite,
Et que tout ressentiment,
Quel que sût son fondement,
La plupart du temps peut nuire,
Et ne sert que rarement.
J’eusse ainsi raisonné, si le Ciel m’eût sait Ange
Ou Thyange :
Mais il m’a fait Auteur, je m’excuse par-là ;
Auteur qui, pour tout fruit, moissonne
Quelque petit honneur qu’un autre ravira
Et vous croyez qu’il se taira ?
Il n’est donc pas Auteur, la conséquence est bonne.
S’il s’en rencontre un qui pardonne,
Je suis cet indulgent : s’il ne s’en trouve point,
Blâmez la qualité, mais non pas la personne.
Je pourrais alléguer encore un autre point :
Les conseils ; et de qui ? du Public ? de la Ville ?
De la Cour ? oui, ce sont toutes sortes de gens,
Les amis, les indifférents,
Qui m’ont sait employer tout ce que j’ai de bile.
Ils ne pouvaient souffrir cette atteinte à mon nom.
Le méritais-je ? on dit que non.
J’ai sait un Opéra ; que m’a-t-on reproché,
Sinon que c’est un ours non encore léché,
Et qui, dénué du spectacle,
D’ailleurs ne trouve aucun obstacle ?
J’introduisais d’abord des Bergers ; mais le Roi
Ne se plaît plus qu’avoir des Héros. Quant à moi,
Je l’en loue. Il fallait qu’on lui fît voir la suite ;
Et c’est pourquoi ma Muse aux plaintes est réduite.
Que si le nourrisson de Florence eût voulu,
Chacun eût fait ce qu’il eût pu.
Celui qui nous a peint un des travaux d’Alcide,
Je ne veux pas dire Euripide,
Mais Quinault ; Quinault donc pour sa part aurait eu
Saint-Germain, où sa Muse au grand jour eût paru :
Et la mienne, moins satisfaite,
Eût eu du moins Paris, partage de cadette ;
Cadette que peut-être on eût cru quelque jour
Digne de partager en aînée à son tour.
Quelque jour j’eusse pu divertir le Monarque :
Heureux sont les Auteurs connus à cette marque ;
Les neuf sœurs proprement n’ont qu’eux pour favoris.
Qu’est-ce qu’un Auteur de Paris ?
Paris a bien des voix ; mais souvent faute d’une,
Tout le bruit qu’il fait est sort vain :
Chacun attend sa gloire, ainsi que sa fortune,
Du suffrage de Saint-Germain.
Le Maître y peut beaucoup ; il sert de règle aux autres,
Comme Maître premièrement ;
Puis, comme ayant un sens meilleur que tous les nôtres.
Qui voudra l’éprouver obtienne seulement
Que le Roi lui parle un moment.
Ah ! si c’était ici le lieu de ses louanges !
Que ne puis-je, en ces Vers, avec grâce parler
Des qualités qui font voler
Son nom jusqu’aux peuples étranges !
On verrait qu’entre tous les Rois
Le nôtre est digne qu’on l’estime :
Mais il faut, pour une autre fois,
Réserver le feu qui m’anime ;
Je ne puis seulement qu’étaler aujourd’hui
Son esprit et son goût à juger d’un Ouvrage,
L’honneur et le plaisir de travailler pour lui.
Ceux dont je me suis plaint m’ôtent cet avantage ;
Puis-je jamais vouloir du bien
À leur cabale trop heureuse ?
D’en dire aussi du mal, la chose est dangereuse :
Je crois que je n’en dirai rien.
Si pourtant notre homme se pique
D’un sentiment d’honneur, et me sait à mon tour
Pour le Roi travailler un jour,
Je lui garde un panégyrique.
Il est homme de Cour, je suis homme de Vers ;
Jouons-nous tous deux de paroles ;
Ayons deux langages divers,
Et laissons ces sottes frivoles.
Retourner à Daphné, vaut mieux que se venger ;
Je vous laisse d’ailleurs ma gloire à ménager.
Deux mots de votre bouche, et belle et bien disante,
Feront des merveilles pour moi.
Vous êtes bonne et bienfaisante,
Servez ma Muse auprès du Roi.
Madame de Thyange eut beau solliciter à la Cour pour la Fontaine, son Opéra parlait contre lui ; et Lulli ne se fit pas une affaire de dire au Roi que les Vers en étaient détestables. Il n’en fallut pas davantage pour faire oublier la Pastorale de Daphné ; et la Fontaine eut le chagrin de voir représenter un Opéra de Quinault à la place du lien. C’était la Tragédie de Proserpine ; elle parut à Saint-Germain[46] le 3 Février 1680, et fut exécutée par l’Académie et la Musique du Roi, et ensuite sur le Théâtre de l’Opéra par l’Académie seule. Le sieur Berain, après la retraite du sieur Vigarani, en inventa les machines et les décorations. Mademoiselle Louison Moreau y chanta dans le Prologue, et Mademoiselle Rochois commença de se distinguer dans le rôle d’Arethuse.
L’année suivante, le Ballet intitulé le Triomphe de l’Amour, fut représenté. Les Vers chantés sont de Quinault ; les Vers pour les personnes de Ballet sont de Benserade ; la Musique, de Lulli ; et les machines, d’un Italien appelé Rivani. On vit danser dans ce Ballet, à Saint-Germain, Monseigneur même, et Madame la Dauphine, Mademoiselle, Madame la Princesse de Conti, Monsieur le Prince de Conti, Monsieur le Duc de Vermandais et Mademoiselle de Nantes, avec ce qu’il y avait de jeunes personnes les plus distinguées à la Cour, tant hommes que femmes ; et le succès de ce mélange fut si grand que, lorsqu’on donna le même Ballet à Paris, on introduisit, pour la première fois, sur le Théâtre de l’Opéra, des Danseuses, entre lesquelles brilla Mademoiselle la Fontaine. Il y eut encore une représentation de ce Ballet assez remarquable par rapport à Lulli. Je vais emprunter les paroles d’un Auteur qui a narré cette particularité[47] d’une manière assez vive.
Il y avait déjà longtemps que le Roi avait donné des Lettres de Noblesse à Lulli. Quelqu’un lui alla dire qu’il était bienheureux que le Roi l’eût ainsi exempté de suivre la route commune, qui est qu’on aille à la Gentilhommerie par une Charge de Secrétaire du Roi ; que s’il avait eu à passer par cette porte, elle lui aurait été fermée, et qu’on ne l’aurait pas reçu. Un homme de cette Compagnie s’était vanté qu’on refuserait Lulli, s’il se présentait ; à quoi les grands biens qu’il amassait faisaient juger qu’il pourrait songer quelque jour. Lulli avait moins d’ambition que de bonne fierté à l’égard de ceux qui le méprisaient. Pour avoir le plaisir de morguer ses ennemis et ses envieux, il garda les Lettres de Noblesse, sans les faire enregistrer, et ne fit semblant de rien. En 1681, on rejoua à Saint-Germain le Bourgeois Gentilhomme, dont il avait composé la Musique. Il chanta lui-même le personnage du Mufti, qu’il exécutait à merveille. Toute sa vivacité, tout le talent naturel qu’il avait pour déclamer, se déployèrent là ; et quoiqu’il n’eût qu’un filet de voix, et que ce drôle paroisse fort et pénible, il venait à bout de le remplir au gré de tout le monde. Le Roi, qu’il divertit extrêmement, lui en fit des compliments. Lulli prit cette occasion : mais, Sire, lui dit-il, j’avais dessein d’être Secrétaire du Roi ; vos Secrétaires ne me voudront plus recevoir. Ils ne voudront plus vous recevoir ! répartit le Monarque en propres termes ; ce sera bien de l’honneur pour eux. Allez, voyez Monsieur le Chancelier. Lulli alla du même pas chez M. le Tellier, et le bruit se répandit que Lulli devenait Monsieur le Secrétaire. Cette Compagnie et mille gens commencèrent à en murmurer tout haut. Voyez-vous le moment qu’il prend ? À peine a-t-il quitté son grand chapeau de Mufti, qu’il ose prétendre à une Charge, à une qualité honorable. Ce Farceur, encore essoufflé des gambades qu’il vient de faire sur le Théâtre, demande à entrer au Sceau. M. de Louvois, sollicité par Messieurs de la Chancellerie, et qui était de leur Corps, parce que tous les Secrétaires d’État doivent être Secrétaires du Roi, s’en offensa fort. Il reprocha à Lulli sa témérité, qui ne convenait pas à un homme comme lui, qui n’avait de recommandation et de services, que d’avoir sait rire. Hé, têtebleu ! lui répondit Lulli, vous en seriez autant, si vous le pouviez. La riposte était gaillarde. Il n’y avait dans le Royaume que M. le Maréchal de la Feuillade et Lulli qui eussent répondu à M. de Louvois de cet air. Enfin, le Roi parla à M. le Tellier. Les Secrétaires du Roi étant venus faire des remontrances à ce Ministre sur ce que Lulli avait traité d’une Charge parmi eux, et sur l’intérêt qu’ils avaient qu’on le refusât pour la gloire de tout le Corps ; M. le Tellier leur répondit en des termes encore plus désagréables que ceux dont le Roi s’était servi. Quand ce vint aux provisions, on les expédia à Lulli avec des agréments inouïs[48]. Le reste de la cérémonie s’accomplit avec la même facilité : il ne trouva à son chemin aucun Confrère brusque ni impoli. Aussi fit-il noblement les choses de son côté. Le jour de sa réception, il donna un magnifique repas, une vraie fête, aux anciens et aux gens importants de sa Compagnie, et le soir un plat de son métier, l’Opéra, où l’on jouait le Triomphe de l’Amour. Ils étaient vingt-cinq ou trente qui y avaient ce jour-là, comme de raison, les bonnes places ; de sorte qu’on voyoit la Chancellerie en Corps, deux ou trois rangs de gens graves, en manteau noir et en grand chapeau de castor, aux premiers rangs de l’amphithéâtre, qui écoutaient d’un sérieux admirable les menuets et les gavottes de leur Confrère le Musicien. Ils faisaient une décoration rare, et qui embellissait le spectacle ; et l’Opéra apprit ainsi publiquement que son Seigneur, s’étant voulu donner un nouveau titre, n’en avait pas eu le démenti. M. de Louvais même ne crut pas devoir garder sa mauvaise humeur. Suivi d’un gros de courtisans, il rencontra bientôt après Lulli à Versailles. Bonjour, lui dit-il en passant, bonjour, mon Confrère : ce qui s’appela alors un bon mot de M. de Louvois.
Persée fut ensuite représenté, pour la première fois[49], par l’Académie de Musique, le 18 Avril 1682. Le Public souhaitait avec d’autant plus d’ardeur de voir cet Opéra, que n’ayant point été pour lors représenté pour le Roi, comme la plupart de ceux que Lulli donnait ; ce suc un spectacle tout nouveau. Monseigneur le Dauphin, et Leurs Altesses Royales, honorèrent de leur présence cette première représentation. Au mois de Juin suivant, Persée fut représenté à Versailles devant le Roi. Ce Prince avait dit que, lorsqu’il viendrait voir cet Opéra, il en ferait avertir quelques jours auparavant, afin qu’on eût le temps de s’y préparer et de dresser un Théâtre dans la cour du Château, qui était le lieu destiné pour ce spectacle. Cependant le temps s’étant mis tout d’un coup au beau, et Sa Majesté voulant que Madame la Dauphine eût part à ce divertissement avant qu’elle accouchât, on n’avertit de se tenir prêt que vingt-quatre heures avant la représentation : ainsi[50] on ne put travailler au Théâtre que le jour même. Il se trouva fort avancé sur le midi ; mais le vent ayant changé, la pluie qui tomba tout le matin fit assez connaître qu’il en tomberait le reste du jour. Le Roi était près de remettre l’Opéra à un autre temps, lorsqu’on lui promit qu’il y aurait, pour le soir même, un autre Théâtre dressé dans le Manège ; et en effet, à huit heures et demie du soir, le lieu où l’on travaillait encore des chevaux à midi sonné, parut avec un brillant inconcevable. Théâtre, orchestre, haut-dais, sien n’y manquait. Un très grand nombre d’orangers d’une grosseur extraordinaire, très difficiles à remuer, et encore plus à faire monter sur le Théâtre, s’y trouvèrent placés. Tout le fond était une feuillée composée de véritables branches de verdure coupées dans la forêt. Il y avait dans le fond et parmi ces orangers, quantité de figures de Faunes et de Divinités, et un fort grand nombre de girandoles. Beaucoup de personnes qui savaient de quelle manière ce lieu ; était quelques heures auparavant, eurent peine à croire ce qu’elles voyaient. Ce fut dans Persée que Mademoiselle Desmâtins fit son essai pour le chant et pour la danse, en quoi elle a réussi depuis avec tant de succès.
Ce ne fut point tant la promptitude avec laquelle ce Théâtre se trouva prêt, que la beauté de la Pièce de Quinault, qui causa la surprise de toute la Cour. Il n’y eut que quelques dames qui, par des raisons particulières, ne purent se résoudre à en approuver quelques endroits. Le sentiment de Phinée leur parut trop cruel. Elles demandaient s’il était d’un véritable amant de dire, qu’il aime mieux voir sa maîtresse dévorée par un monstre, qu’entre les bras de son rival. Cette question fut tellement agitée parles beaux esprits, que les Mercures se trouvèrent remplis des réponses que l’on y fit. Voici l’endroit de l’Opéra de Persée. Phinée dit :
L’amour meurt dans mon cœur, la rage lui succède ;
J’aime mieux voir un monstre affreux
Dévorer l’ingrate Andromède,
Que la voir dans les bras de mon rival heureux, etc.
Un bel-esprit appuya ce sentiment par ces Vers,1que j’ai trouvé les moins mauvais de tous ceux que l’on a faits sur ce sujet :
Voilà ce que Phinée a dit dans sa colère,
Et ce que tout autre aurait dit.
Qu’on ne s’y trompe pas ; un amant qu’on trahit
Est en droit de tout dire, est en droit de tout faire,
Et, sans craindre d’en user mal,
Peut voir avec plaisir périr une infidèle.
Ce n’est pas que cela le doive à cause d’elle,
Mais seulement pour faire enrager son rival.
Au mois de Janvier 1683, Phaëton parut à la Cour[51]. Mademoiselle Fanchon Moreau commença de chanter dans le Prologue de cette Pièce. Comme il n’y avait point encore d’assez grande salle à Versailles pour y faire des machines, il n’y en avait point dans cet Opéra, qui fut ensuite représente à Paris le 17 Avril pour la première fois. Phaëton a été la première Pièce Lyrique qui ait paru à Lyon[52], lorsqu’on y a établi une Académie de Musique en 1687. Elle y fut représentée avec un succès si extraordinaire, qu’on la vint voir de quarante lieues à la ronde.
Sur la fin de l’année 1683, Messieurs de l’Académie Française firent faire un Service pour la Reine, que la France avait eu le malheur de perdre au mois de Juillet. M. l’Abbé de la Chambre fit l’Oraison Funèbre. Quinault en fit l’Épitaphe ; elle est digne de son sujet, et elle mérite que j’en fasse part au Public, d’autant plus qu’il n’est point venu à ma connaissance qu’elle ait été imprimée :
Tremble, qui que tu fois, et respecte en ce lieu
Une Reine deux fois par le Ciel couronnée :
Fille d’un puissant Roi, femme d’un demi-Dieu :
De ses beaux jours trop tôt la course fut bornée.
Sa bonté, sa douceur, toutes ses actions
Furent de l’Univers les admirations :
Sa piété brillait plus que son diadème :
Elle vêquit en Sainte, elle est morte de même ;
Et ce sacré réduit, que tu vois revêtu
Des dernières grandeurs de cette Souveraine,
Est moins le tombeau d’une Reine
Que le Temple de la Vertu.
Quelque temps avant la mort de la Reine, le Roi avait ordonné à Quinault de faire un Opéra. Sa Majesté lui en avait même donné le sujet. C’était celui d’Amadis. Il courut un bruit que Quinault était fort embarrassé comment il exécuterait le dessein du Roi. Quinault prit cette occasion pour faire un Madrigal, auquel il donna pour titre : l’Opéra difficile.
Ce n’est pas l’Opéra que je fais pour le Roi
Qui m’empêche d’être tranquille :
Tout ce qu’on fait pour lui paraît toujours facile.
La grande peine où je me voi,
C’est d’avoir cinq filles chez moi,
Dont la moins âgée est nubile.
Je dois les établir et voudrais le pouvoir :
Mais à suivre Apollon, en ne s’enrichit guère ;
C’est, avec peu de bien, un terrible devoir
De se sentir pressé d’être cinq fois beau-père.
Quoi ! cinq actes devant Notaire,
Pour cinq filles qu’il faut pourvoir !
Ô Ciel ! peut-on jamais avoir
Opéra plus fâcheux à faire ?
Ce n’était nullement la nécessité qui porta Quinault à composer cette petite Pièce, puisqu’il avait amassé des biens que l’on faisait monter à plus de cent-mille écus. On fit cependant plusieurs réponses à ce Madrigal ; mais je les ai cru assez froides pour ne pas en ennuyer le Lecteur.
On connut par la suite que Quinault avait été fort peu embarrassé de traiter le sujet d’Amadis, cet Opéra ayant été représenté à Paris le 15 Janvier 1684[53], par l’Académie Royale de Musique. Il ne parut point à Versailles à cause de la mort de la Reine. Cet Opéra fut suivi de celui de Roland, qui fut exécuté à la Cour le 18 Janvier 1685, et pour la première fois à Paris le 8 Février suivant. Malgré un grand nombre de beaux morceaux, dont est composé cet Opéra, et quoiqu’il ait passé pour être assez régulier, quelques Critiques n’ont pas laissé de dire qu’Angélique est trop souvent sur la Scène avec Médor ; que Roland n’y paraît pas assez, et que la fureur de ce Héros devrait être employée à quelque chose de plus grand qu’à déraciner des arbres, à renverser des vases et à tirer son épée contre des figures inanimées, à qui il a tort de s’en prendre du malheureux amour qui lui fait tourner la cervelle.
Peu de temps après la conclusion de la Trêve (en 1685), Racine composa l’Idylle sur la Paix. Elle fut chantée dans l’orangerie de Sceaux, le jour que le Roi fit l’honneur au Marquis de Seignelay de venir se promener dans cette agréable maison.
Cette même année Quinault donna le Ballet du Temple de la Paix, qui fut dansé le 15 Octobre devant Sa Majesté à Fontainebleau. Enfin Quinault fit paraître son chef-d’œuvre ; je veux parler d’Armide. Ce fut le triomphe de notre Auteur et celui de Mademoiselle Rochois. Il fut représenté le 15 Février 1686, par l’Académie de Musique ; jamais Opéra ne fut tant admiré. Lorsqu’Armide s’anime à poignarder Renaud, dans la dernière Scène du second Acte, on a vu vingt sois tout le monde saisi de frayeur, ne soufflant pas, demeurer immobile, l’âme toute entière dans les oreilles et dans les yeux, jusqu’à ce que l’air de violon, qui finit la Scène, donnât permission de respirer ; puis respirant là avec un bourdonnement de joie et d’admiration, on n’avait que faire de raisonner. Ce mouvement unanime du peuple disait fort sûrement que la Scène est ravissante.
L’Abbé de Villiers a tort de blâmer les répétitions qui sont dans l’adieu de Renaud et d’Armide, en disant :
Chaque plainte d’Armide a l’air d’un Madrigal.
Et semblant badiner en ce moment fatal,
Renaud tourne en rondeau son adieu lamentable.
Aux tragiques sujets, ce style est-il sortable ?
Où peut-on trouver plus de feu ? l’un est un amant qui s’arrache à l’amour pour se rendre à la gloire ; l’autre est une amante désespérée qui perd ce qu’elle aime. Est-il possible de les peindre avec des traits plus naturels, et d’exprimer plus vivement les transports de deux amants malheureux[54] et pleins de leur passion ? L’art ne s’y trouve-t-il pas d’accord avec la nature ? Le contraste de leur caractère n’a t-il pas les beautés différentes qu’Il doit avoir ? Les répétitions que l’Abbé de Villiers y condamne ne sont-elles pas de deux amants attendris, pénétrés de ce qu’ils sentent, et qui ne sentent que le chagrin de se séparer ? Peut-on lire cet adieu sans cri être touché ? Et peut-on n’en être pas touché y sans avoir le goût bien extraordinaire et bien bizarre ? Est-il rien de moins badin que les sentiments de Renaud et les emportements d’Armide ? L’esprit peut-il mieux expliquer les mouvements qui agitent le cœur dans ces moments rigoureux ? Didon, dans Virgile, fait verser des pleurs ; Armide, dans Quinault, m’arrache des larmes et des soupirs ; je m’intéresse pour elle, et plains également le perfide Renaud ! et l’infortunée Armide. J’ose même avancer que le Héros de Quinault est plus grand cri cette occasion que celui de Virgile. L’un obéit aux Dieux, l’autre obéit à la gloire : celui-là suit en secret la Reine de Carthage, comme un timide qui se défie de ses forces ; celui-ci abandonne la Princesse de Damas, malgré les charmes et les plaisirs qu’il trouve auprès d’elle : le Troyen n’était pas fort sensible, le François est plus amoureux et supporte avec fermeté la violence qu’il se fait dans un adieu si douloureux : le sacrifice du pieux Énée est moins grand et moins héroïque que celui du courageux Renaud.
Une des plus grandes perfections d’un Spectacle, est que la beauté croisse d’Acte en Acte. Il n’y a peut-être point d’Opéra qui ait cet avantage, comme Armide, et cet avantage est d’un prix immense. Il est vrai qu’il s’y trouve quelques endroits que l’on peut critiquer, comme le quatrième Acte, qui manque de matière. Quinault a été ici nu et stérile à l’excès. Il devait y ménager quelqu’action ou quelqu’épisode moins sec que la double rencontre de deux fausses maîtresses du Chevalier Danois et d’Ubalde ; répétition froide, jeu propre seulement à la Comédie, et qu’il faut retrancher. Mais enfin le divertissement, qui est exquis, répare et récompense cet Acte faible ; et quand ce vient au cinquième, tout le monde demeure d’accord que rien n’a jamais été si parfait. Il est tout seul un Opéra. Le divertissement est au milieu ; l’attention de l’Auditeur demeure libre pour ce qui va suivre. Enfin, la dernière Scène efface autant les premières, que l’Acte efface les quatre premiers :
Le perfide Renaud me suit.
Combien de beautés ! quelle force, quelle adresse d’expression jusques dans les moindres choses ! On peut appeler cette Scène pour le pathétique, pour les grâces, pour la diversité des mouvements, le triomphe, en abrégé, de la Poésie Française. Cela finit par le fracas du Palais enchanté, que les Démons viennent détruire en un instant. Dans l’émotion que cause une machine, amenée et placée avec un art si unique, la toile tombe, et l’Auditeur, plein de sa passion, qu’on a augmentée jusqu’au dernier moment, ne peut ne la point remporter toute entière. Il s’en retourne chez lui pénétré, malgré qu’il en ait, rêveur, chagrin du mécontentement d’Armide. Je ne sais ce que l’esprit humain pourrait imaginer de supérieur au cinquième Acte d’Armide. Cet Opéra montre à merveille combien le Poète contribue à la sublime beauté ou à la langueur d’un Opéra, par la bonne ou mauvaise constitution qu’il lui donne.
Quoique le Théâtre ait beaucoup perdu, lorsque Quinault a renoncé à faire des Opéra ; je doute qu’il eût pu faire une Pièce Lyrique au-dessus de celle d’Armide. C’est peut-être cette raison qui l’engagea à ne plus travailler : je veux pourtant bien ajouter foi aux paroles de Perrault, qui dit que Quinault, sur la fin de sa vie, eut regret d’avoir donné son temps à faire des Opéra ; qu’il prit la résolution de ne plus composer de Vers que pour chanter les louanges de Dieu et les grandes actions de son Prince, et qu’il commença par un Poème sur la destruction de l’Hérésie, dont il rapporte les quatre premiers Vers :
Je n’ai que trop chanté les Jeux et les Amours ;
Sur un ton plus sublime, il faut nous faire entendre :
Je vous dis adieu, Muse tendre,
Et vous dis adieu pour toujours.
Lorsque Lulli apprit de Quinault qu’il était résolu d’abandonner l’Opéra, et qu’il voulait s’occuper à des choses plus sérieuses ; cet Italien chercha tous les moyens imaginables pour le faire changer de dessein ; mais il n’en put venir à bout ; Quinault demeura ferme dans sa résolution. Lulli connut mieux que personne la perte qu’il faisait ; il vit bien qu’il ne pourrait jamais trouver un Poète qui pût égaler Quinault. Cependant, la nécessité où Lulli se trouvait d’avoir toujours un Opéra nouveau, fit qu’il engagea M. Campistron à en faire un. Celui-ci donna à Lulli les paroles d’Acis et Galatée, il en fit la Musique ; et quelques mois après que les représentations d’Armide furent cessées, il en fit part au Public. Il parut d’abord à Anet, et ensuite à Paris avec un succès extraordinaire. Cet Opéra fut suivi d’un autre, de la composition du même Auteur, auquel il donna pour titre : Achille et Polixène. M. Campistron n’en donna d’abord que quelques fragments à Lulli. Ce Musicien travailla dessus pendant cinq ou six mois, au bout desquels il tomba dangereusement malade et mourut le 22 Mars 1687, âgé de 54 ans. Tellement que Lulli n’a composé que l’ouverture et le premier Acte d’Achille et Polixène ; le reste de la Musique est de la composition de Colasse. Cet Opéra parut vers le mois de Novembre 1687.
La mort de Lulli fut suivie, un an après, de celle de Quinault, qui décéda le 19 Novembre 1688, âgé de 13 ans, après avoir exercé un peu plus de dix-sept ans sa Charge d’Auditeur des Comptes, avec beaucoup d’honneur. Son corps fut porté le 18 dans l’Église Saint-Louis, sa paroisse. Il fut généralement regretté de tous ses ; amis, non-seulement à cause de sa probité mais parce que la République des Lettres perçoit en lui un de ses plus beaux génies pour la Poésie Lyrique.
Philippe Quinault a laissé cinq filles, dont trois ont pris le parti du Couvent. Des deux autres, l’une a été mariée à M. le Brun, Auditeur des Comptes, neveu du fameux le Brun, Peintre du Roi ; et l’autre à M. Gaillard, Conseiller de la Cour des Aides. Ce dernier a entre ses mains tous les Manuscrits de son beau-père ; mais il ne peut les donner au Public, parce qu’il est expressément ordonné par le testament du défunt, que tous les Ouvrages qu’il laisserait après sa mort, ne seraient pas mis au jour. La description de la maison de Sceaux, de M. Colbert, Poète des plus ingénieux et des plus agréables, fait partie de ces Manuscrits. Les autres sont la Pastorale allégorique sur le mariage du Roi, dont j’ai déjà parlé ; une petite Comédie intitulée, les Madrigaux ; le Poème de l’Hérésie détruite, qui est resté imparfait ; et un grand nombre de petites Pièces en Vers et en Prose sur différents sujets.
Avec quelque mépris que les ennemis l’aient traité, ils n’ont pu lui ôter la gloire d’avoir excellé dans la Poésie Lyrique. Les Opéra qu’il a faits, ont beau être imités de tous ceux qui travaillent[55] en ce genre-là, ils seront toujours inimitables. Si cependant quelqu’un est assez heureux pour le pouvoir égaler, on peut dire que jamais on ne le surpassera. Tous ses Vers sont naturels[56], propres à chanter, et st bien trouvés, qu’ils semblent avoir été faits par les Muses mêmes. Un bonheur, dont se pouvait vanter Lulli, c’est d’avoir trouvé en Quinault un Poète[57] dont les Vers ont été dignes de sa Musique, et tels qu’il les pouvait souhaiter pour bien mettre en leur jour toutes les beautés et toutes les délicatesses de son Art. Mais ce bonheur lui était dû, afin qu’il ne restât rien à délirer à ses Ouvrages. Plusieurs Critiques ne pouvant trouver de Poète pour opposer à Quinault, ont voulu renvoyer à Lulli toute la gloire de ses Opéra, et mettre le Musicien sort au-dessus du Poète ; c’est une matière qui n’a pas encore été décidée ; et si je voulais suivre l’opinion de quelqu’Auteur, ce serait celui de Saint-Évremond, qui était d’un sentiment tout contraire, puisqu’il donne toute la préférence au Poète sur le Musicien. Mais, sans m’arrêter aux différents jugements que l’on apportés sur ce sujet, je ne rapporterai que le passager d’un Auteur qui en a parlé trop judicieusement, pour ne pas déférer à ses paroles. « On ne trouvera pas mauvais, dit cet Auteur anonyme[58], que je m’oppose, pour le Corps des Poètes, à la louange que les Musiciens prétendent mériter au sujet des représentations en Musique. Je soutiens, dit-il, que c’est une injustice criante de considérer comme le principal moteur de ces grands Spectacles, celui qui n’y a droit tout au plus que pour un cinquième ; le Peintre qui ordonne les décorations ; le Maître de danse qui dispose les Ballets, et même le Machiniste, aussi-bien que celui qui dessine les habits, entrent pour leur part dans la composition totale d’un Opéra, aussi-bien que le Musicien qui en fait les chants. Cela est si vrai que, si l’Opéra se trouvait défectueux dans quelqu’une de ces parties, on n’y trouverait guères moins à censurer que si la Musique n’en était pas bonne. Le véritable Auteur d’un Opéra est le Poète ; il est le nœud qui assemble toutes ces parties, et l’âme qui les fait mouvoir : l’invention du sujet produit toutes ces beautés différentes, selon qu’elle est plus ou moins fertile ; les évènements qu’elle fait naître les attire à leur suite par une heureuse nécessité, et si la Musique a de l’élévation et de la grandeur, si elle exprime pathétiquement les mouvements des passions, elle en a la principale obligation à l’énergie des Vers, qui la conduisent par la main. À la vérité, la Poésie reçoit quelques agréments de la Musique par un secours mutuel ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle lui doive être préférée : de la même manière qu’il est vrai de dire qu’une belle personne reçoit quelqu’avantage de la manière galante dont elle est coiffée ; on serait pourtant ridicule de préférer une jolie coiffure à un beau visage, etc. ».
Quoique j’aie rapporté tous les éloges que l’on a faits de Quinault, je ne prétends point me rendre garant des endroits que l’on en pourrait retrancher. J’avouerai, avec tout ce qu’il y a de Connaisseurs, que Despréaux, ayant été le plus fin Critique de son temps, ne peut avoir repris Quinault, sans avoir remarqué quelques défauts dans ses pièces de Théâtre ; je n’ai donc fait l’extrait de quelques réponses des adversaires de Despréaux, que pour rapporter d’une manière tout-à-fait désintéressée tout ce qui s’est dit pour et contre sur ce sujet. À l’égard de Despréaux, quoique dans plusieurs endroits de ses Satyres il n’ait pas trop ménagé notre Poète, il a pourtant avoué qu’étant tous deux fort jeunes, lorsqu’il écrivit contre lui, Quinault n’avait pas fait alors un grand nombre d’Ouvrages qui lui ont acquis, dans la suite, une juste réputation. Quand même Despréaux n’aurait pas rendu justice à Quinault par un aveu si publié, la réputation du dernier aurait été assez bien vengée par le Prologue d’un Opéra que Despréaux a donné dans la dernière édition de ses Œuvres[59]. Avec quel front un Satyrique ose-t-il publier une Pièce si médiocre, pour l’opposer aux Opéra de Quinault ! Quelle comparaison de trois douzaines de Vers à la Perrin, avec quatorze Opéra, qui ont été les délices, et qui le sont encore, de tous ceux qui ont le bon goût de la Poésie Lyrique ? Cependant Despréaux n’avait composé, à ce qu’il dit, son Prologue que pour délasser deux dames des Opéra de Quinault. En vérité, il faut qu’un homme d’esprit s’oublie bien, pour parler de cette manière. Que Quinault eût ri, s’il eût vu ce beau Prologue, et que la Préface lui en eût paru courte ! Elle lui aurait donné matière à faire de belles réflexions ! Modéré comme il était, il se serait peut-être contenté de dire ce que des Journalistes bien sensés ont pensé sur ce sujet : qu’il y a un âge[60], où l’on devrait jouir de sa gloire comme d’un bien acquis dans sa jeunesse ; mais que l’avidité de cette espèce de bien ressemble en cela l’avarice, que la faiblesse de l’âge ne rend que plus ardente.
[1] Selon Moreri et la liste de Messieurs de l’Académie Française.
[2] Perrault, Hommes illustres, t. 1, p. 81.
[3] Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, t. 3, p. 237.
[4] Le Théâtre Français, L. 2, p. 107. Lyon, 1674.
[5] Renaudot, Gazette, année 1660, p. 1126.
[6] Saumaise, Dictionnaire des Précieuses, IIe Partie, p. 209 et suiv.
[7] Journal des Savants, Fév. 1665, p. 261, édit. D’Hollande.
[8] Triomphe de Pradon, etc. Lyon, p. 84.
[9] Satyre II.
[10] Triomphe de Pradon, p. 52 et suiv.
[11] Bibliothèque Volante, etc.
[12] Défense du Poème Héroïque, p. 134.
[13] Satyre III.
[14] Œuvres de Saint-Evremond, édition de Londres, t. 3, p. 89.
[15] De Callieres, des bons Mots, etc. p. 78.
[16] Furetiesiana, p. 137.
[17] Moreri.
[18] Perrault, Hommes illustres, t. I, p. 82.
[19] Registre de la Chambre des Comptes.
[20] Œuvres mêlées de Saint-Évremond, t. 7, contenant les Mélanges curieux, p. 164.
[21] Page 56.
[22] De Fresneuse de la Vieville, Comparaison de la Musique Italienne et de la Musique Française, t. 2, p. 176 ; Bruxelles, 1705.
[23] De Piles, Abrégé de la Vie des Peintres, p. 216.
[24] Bullart, Académie des Sciences et des Arts, t. 1, p. 373 ; Bruxelles, 1682.
[25] Ménétrier, des Représentations en Musique, p. 272. Tome I.
[26] Bibliothèque de la Croix du Maine, p. 28.
[27] Suite de ses Mémoires.
[28] Voyez Gazettes, année 1647, p. 201.
[29] Voyez Gazettes, année 1650, p. 245.
[30] Mercure galant, juillet 1682, p. 59 et suiv.
[31] M. l’Abbé Mervesin, Histoire de la poésie Française, p. 241.
[32] Lettre à l’Abbé de la Rouera, Archevêque de Turin. Voyez les Œuvres de Perrin, p. 274 et 276.
[33] Le Théâtre Français, imprimé à Lyon en 1674, p. 52.
[34] S. Évremond, t 3, p. 216.
[35] S. Évremond, t 3, p. 216.
[36] De Fresneuse, etc. t. 2, p. 214 et 215.
[37] De Fresneuse, etc. t. 2, p. 218 et 220.
[38] Mercure Galant, Février 1695, p. 276.
[39] Anti-Baillet, t. 1 p. 282.
[40] Préface du Recueil général des Opéras.
[41] Épître sur l’Opéra et sur les autres Spectacles, p. 8.
[42] M. le Brun, Préface de son Théâtre lyrique etc. p. 26.
[43] Mercure de Janvier 1679, p. 332.
[44] Carpentariana, manuscrit, p. 275.
[45] Il veut parler du Conte du Florentin, qu’il fit sur Lulli.
[46] Mercure de Février 1680, p. 343.
[47] De Fresneuse, etc. t. 2, p. 207 et suiv.
[48] Ce fut au mois de Décembre 1681. Mercure de Décembre, p. 328.
[49] Mercure, Avril 1682, p. 330.
[50] Mercure, Juillet 1682, p. 356.
[51] Mercure, Janvier 1683, p. 321.
[52] Mercure de Mars 1688, p. 322.
[53] Mercure de Janvier 1684, p. 219.
[54] Théâtre Lyrique, préface, p. 24.
[55] De Caillières, Épigrammes choisies, Liv. I, p. 223.
[56] Devisé, Mercure de Novembre 1688, p. 333.
[57] Perrault, Hommes illustres.
[58] Lettre de Clément Marot sur la mort de Lulli, p. 43 et suiv. Cologne, 1688.
[59] C’est celle de Billiot, 1713.
[60] Journal Littéraire, Septembre et Octobre, p. 45 ; à la Haye, 1713.