Isabelle (Virginie ANCELOT)
Sous-titre : deux jours d’expérience
Comédie en trois actes, en prose.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 15 mars 1838.
Personnages[1]
LÉONCE DE COURTENAY
ALBERT, COMTE DE MONTIGNY
LE MARQUIS DE TRÉNEUIL
LE DOCTEUR DAMBLEVILLE, médecin
CHARLOTTE, MARQUISE DE TRÉNEUIL
ISABELLE DE MONVILLE
MADAME DE COURTENAY, mère de Léonce
MADEMOISELLE MONISTROL, gouvernante d’Isabelle
UN DOMESTIQUE de madame de Courtenay
UN CHASSEUR
La scène est à Paris, en 1838.
À M. X. B. SAINTINE
Que cette nouvelle comédie porte avec elle un souvenir d’amitié pour vous, notre plus ancien ami ; pour vous qui avez attaché mon nom au plus charmant de vos ouvrages, à cette Picciola, ravissante création, si simple, si poétique et en même temps si originale ; pour vous qui savez si bien quel trésor est réservé au noble cœur qui sent les joies de l’affection et les plaisirs de la pensée.
L’indulgence qui a, cette fois encore, accueilli mon ouvrage, m’inspire toujours plus de reconnaissance que d’orgueil : j’aime ii croire à la bienveillance qui me protège, et j’ai plus de plaisir à compter sur les autres que sur moi-même ; car, dans la vie retirée que je mène habituellement par choix, j’éprouve que l’amitié est le bonheur et le charme de tous les instants, et je crois que la gloire ne doit pas servir à grand’chose au coin du feu.
Mais ce qui vaut mieux que la joie du succès, c’est le plaisir du travail : il n’a besoin ni de bruit ni de triomphe ; il me semble même que l’idée utile et bonne qu’on pourrait exprimer et publier devrait être comme l’arbre qu’on plante. Pourvu que son ombrage et ses fruits servent un jour aux autres, qu’importe le nom oublié de celui qui l’a planté ?
Il y a dans la pensée mélancolique qui préside à Isabelle ou Deux jours d’expérience une espèce d’austérité qui me faisait redouter beaucoup la première représentation ; puis on me parlait de méchants envieux et de tristes rivalités ;car, si j’ai des amis et même des flatteurs, j’ai bien aussi quelques ennemis. Au milieu d’une ville comme Paris, est-ce qu’on ne rencontre pas un peu de tout ? Et pourtant j’ai obtenu ce que je souhaitais. Quatre ouvrages de moi, joués au Théâtre-Français, ont été écoutés avec bienveillance : Marie et Isabelle, en trois actes ; un Mariage raisonnable et le Château de ma nièce, en un acte ; et maintenant je vais retrouver avec une joie infinie mes heures rêveuses et insouciantes, et cette vie de la pensée et du cœur qui passe à côté des choses de ce monde sans les sentir et sans les voir, et dont le bonheur idéal peut adresser à la destinée ce vers du Tasse :
Brama assai, poco spera e nulla chiede
Virginie Angelot.
Paris, le 16 mars 1838.
ACTE I
Un salon assez vaste, mais simple, chez madame de Courtenay, rue Saint-Louis, au Marais. Porte au fond ; portes à droite et à gauche. Une cheminée avec du feu, au premier plan, à gauche de l’acteur. Une table de chaque côté.
Scène première
MADAME DE COURTENAY, assise à la droite de l’acteur, fait de la tapisserie, MADEMOISELLE MONISTROL, debout près d’elle, lui prépare et lui tend des laines, ISABELLE, de l’autre côté du théâtre, est assise prés d’une table où il y a tout ce qu’il faut pour dessiner ; mais elle ne dessine pas, elle a l’air impatient et ennuyé, LÉONCE est debout près du feu ; il s’appuie contre la cheminée et rêve : une brochure qu’il tenait à la main est tombée par terre
Il y a près de madame de Courtenay un siège plus bas, inoccupé.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le docteur Dambleville.
ISABELLE, avec joie.
Enfin quelqu’un !
MADAME DE COURTENAY.
Bonjour, monsieur le docteur.
DAMBLEVILLE, salue tout le monde.
Que personne ne se dérange, je vous prie,
Souriant.
et s’il le faut, je l’ordonne.
ISABELLE, souriant et se levant vivement, tire un fauteuil.
Monsieur le docteur, on aime beaucoup mieux les prières d’un ami que les ordonnances d’un médecin !
DAMBLEVILLE.
Ah ! vous permettez, Mesdames ?
Il s’assied.
Que l’on est bien ici ! Quand j’arrive au Marais, dans cette paisible rue Saint-Louis, et que j’entre dans cette maison si régulière et si calme, j’éprouve un sentiment de bien-être, et je me sens heureux au milieu d’une famille si complètement exemple des peines de la vie !
MADAME DE COURTENAY, soupirant à part.
Hélas !
DAMBLEVILLE, désignant madame de Courtenay.
Quel plaisir de voir, d’admirer une mère qui n’a vécu que pour son fils ! un fils
Il désigne Léonce.
si raisonnable, si sage ! trop peut-être !
MADAME DE COURTENAY, tristement et regardant Léonce.
Mon pauvre fils !
DAMBLEVILLE, désignant Isabelle.
Tenez, seulement en voyant mademoiselle de Monville, on se sent tout réjoui. Cette jeune personne charmante, qui retrouve au milieu de vous la famille qu’elle a perdue et donne de la joie à tout ce qui l’entoure.
ISABELLE, à part.
Comme si l’on pouvait donner ce qu’on n’a pas ?
DAMBLEVILLE, désignant mademoiselle Monistrol.
Puis cette bonne gouvernante ; mademoiselle Monistrol, à qui sa tendresse pour l’enfant qu’elle a élevée...
MADEMOISELLE MONISTROL.
A fait quitter Paris : car on peut dire qu’ici, au Marais, l’on vit absolument comme en province ; et c’est dur quand on n’est qu’à quelques rues de la capitale. Mais je ne puis quitter cette chère Isabelle, et c’est pour elle que je regrette le monde dont elle est trop séparée.
DAMBLEVILLE.
Ah ! dans ce Paris que vous regrettez, combien d’intérêts qui se froissent, de passions qui s’agitent, d’événements qui bouleversent toute l’existence en quelques heures ! tandis qu’ici tout est tranquille, uniforme et...
ISABELLE, vivement et gaiement.
Et si l’on s’est ennuyé la veille, on a l’avantage d’être sûr qu’on ne s’amusera pas le lendemain.
MADAME DE COURTENAY.
Ah ! Isabelle !
ISABELLE se lève, va près d’elle, s’assied sur le petit siège et dit d’un ton caressant.
Pardon, Madame, ne me croyez pas ingrate ! je vous aime comme si vous étiez ma mère !
MADAME DE COURTENAY, l’embrasse sur le front et regarde Léonce qui fait un mouvement.
Ma fille, vous êtes tant aimée ici !
DAMBLEVILLE, qui a vu le mouvement de Léonce et qui s’est levé.
Vous avez mal aux nerfs, monsieur Léonce : depuis un mois que vous êtes de retour d’Italie, votre pâleur et votre air souffrant nous inquiètent. En votre absence n’ai-je pas guéri madame votre mère ? Et cette charmante mademoiselle de Monville, est-ce qu’on voit seulement quelle a été malade ? J’en veux faire autant pour vous : c’est bien le moins. À peine arrivé, vous avez voulu vous charger de mon procès ; mais si vous souffrez, vous plaiderez mal, et ma cause est perdue.
LÉONCE, vivement.
Je la gagnerai ! il faudra bien que je la gagne !
DAMBLEVILLE.
Vous vous êtes fait avocat, je ne sais pas trop pourquoi ?
LÉONCE, simplement.
Pour être utile, Monsieur.
DAMBLEVILLE.
Le talent de la parole est maintenant le premier moyen de parvenir : c’est vrai.
LÉONCE, tristement.
Je ne veux parvenir à rien.
DAMBLEVILLE.
C’est cela : triste, découragé... Vous êtes malade ; et la santé est tout ! la force, le talent, le génie ! et mes craintes...
LÉONCE, vivement.
Soyez tranquille quand je défends vos intérêts ; car tout ce que j’aime fut sauvé par vos soins ! et soyez-en sûr, mon ami, le talent vient du cœur !
ISABELLE, qui est restée près de madame de Courtenay à lui arranger des laines, lui dit d’un ton caressant.
Oh ! pardonnez-moi, Madame !
MADAME DE COURTENAY, tendrement.
Chère Isabelle !
ISABELLE, se levant, ainsi que madame de Courtenay.
Oui, j’ai tort ; et je ne comprends pas moi-même toutes les idées qui viennent m’agiter ! Ce n’était pas ainsi autrefois ! Quand, à quatorze ans, la dernière volonté de ma mère me confia à votre amitié, je ne regrettai qu’elle seule ! Ma vie était si douce près de vous que, pendant trois années, ma pensée ne devinait même pas qu’il pût exister des plaisirs au-delà de ce paisible séjour. Lorsque M. Léonce revint de ses premiers voyages, j’avais dix-sept ans.
À Léonce.
Et vous vous le rappelez, n’est-ce pas ? je vivais alors comme l’oiseau qui vole, comme la fleur qui pousse, sans regrets, sans désirs, croyant que le charme de ces beaux jours ne pouvait jamais cesser.
MADEMOISELLE MONISTROL.
À quinze ans l’on est content de tout ; mais plus tard il faut qu’une jeune fille voie le monde afin de choisir un mari.
ISABELLE, riant.
Oh ! ma bonne Monistrol ne pense qu’au mariage ! Elle trouve que c’est la plus belle invention de l’esprit humain.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Et je suis encore fille.
DAMBLEVILLE, riant.
Mais il paraît que vous voulez préserver les autres d’un pareil malheur ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
Vous, par exemple ! c’est étonnant que vous n’ayez jamais pensé au mariage ?
DAMBLEVILLE.
Moi ? Mais au contraire, j’y ai beaucoup pensé.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Ah ! vraiment !
DAMBLEVILLE, riant.
Puisque je suis resté garçon.
MADEMOISELLE MONISTROL.
À votre âge ! car vous avez bien...
DAMBLEVILLE, l’interrompant.
J’ai... j’ai... ma foi, je n’en sais rien ! Est-ce que je pense à mon âge ? Pourquoi faire ? Je compte mon argent, je compte mes malades ; je puis les perdre, ou l’on peut m’en prendre ! Mais compter mes années, à quoi bon ? Je suis bien sur que personne ne m’en prendra.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Toujours est-il que le mariage...
ISABELLE, riant.
À force de m’en parler et de me tourmenter, vous m’aviez fait consentir alors à épouser un certain marquis dont je ne me souciais pas le moins du monde.
MADEMOISELLE MONISTROL, soupirant.
Un homme qui peut devenir ministre ! Ah ! je ne m’en consolerai jamais.
ISABELLE.
Et moi je me suis bien vite consolée quand ce mariage a manqué. Mais, à dater de ce beau projet, tout fut changé. M. Léonce était parti une seconde fois, et brusquement, sans dire adieu à personne ; moi, je ne pouvais plus vous
À madame de Courtenay.
distraire de son absence : car toute ma joie d’enfant avait disparu ! Un désir insensé peut-être, mais qui m’agitait sans cesse, me portait vers le monde et les plaisirs dont je n’avais pourtant qu’une insaisissable idée ; je me souvenais de ma mère, brillante et belle, que des distractions, des fêtes et des hommages entouraient, et je m’apercevais alors pour la première fois de la solitude et du vide de nos journées. Mon cœur battait plus vite, et ma pensée, s’élançant au-devant de je ne sais quel bonheur mystérieux et sans nom, ne faisait que rêver et attendre ; car rien ne remplissait mes heures oisives. Lorsque j’essayais de peindre, de faire de la musique, le pinceau tombait de ma main, mes doigts restaient immobiles sur ma harpe, et mon âme s’échappait malgré moi de ce paisible séjour.
LÉONCE, faisant un mouvement, à part, avec joie.
Tant de tristesse pendant mon absence...
ISABELLE.
L’uniformité de notre vie, ces semaines, ces mois qui s’écoulaient sans variété, sans événements, sans intérêt, m’accablaient, me tuaient ! Je ne pouvais plus les supporter ! Et ce fut alors que M. le docteur déclara que j’étais dangereusement malade. En effet, la force et la vie m’avaient quittée.
MADEMOISELLE MONISTROL.
C’était tout simplement que vous alliez mourir d’ennui.
MADAME DE COURTENAY.
Oh ! mon Dieu ! mais cette vie retirée n’est-elle pas celle de toutes les jeunes personnes bien élevées ? Est-ce qu’elles doivent voir le monde avant leur mariage ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
Si elles ne voient personne, comment choisiront-elles un mari ?
DAMBLEVILLE.
Mais mademoiselle Isabelle était au bal jeudi dernier.
ISABELLE.
Dans une de ces promenades que vous aviez ordonnées pour ma santé, monsieur le docteur, je rencontrai Charlotte, une amie d’enfance, plus âgée que moi de plusieurs années, et mariée depuis quelque temps à M. le marquis de Tréneuil. Elle vint me voir : et ce ne fut pas sans peine que j’obtins d’aller quelquefois chez elle et de paraître à quelques-uns de ses bals.
MADAME DE COURTENAY.
Madame de Tréneuil est trop lancée dans le monde.
DAMBLEVILLE.
C’est une femme à la mode, très riche et très spirituelle ; sa maison est brillante et recherchée ; je ne manque pas une de ses soirées. Cela fait bien pour un médecin !
MADAME DE COURTENAY.
Oui ; mais pour une jeune personne ?
ISABELLE, d’un ton caressant.
Oh ! ne vous repentez pas d’avoir cédé à mes prières ! vous étiez trop sévère !
Elle l’embrasse.
Voyez : je suis plus heureuse, et je vous aime encore davantage.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Qu’elle est charmante !
ISABELLE.
La belle chose qu’un bal ! Le premier jour, j’en fus éblouie ! Ces toilettes, ces fleurs, cette musique, cette foule, tout resta devant mes yeux bien longtemps après ! La nuit, le jour, quand je voulais lire, travailler, écouter, ma pensée n’était plus avec moi, elle était encore et toujours au bal !
MADAME DE COURTENAY, à part.
Hélas !
Léonce retombe dans son état de tristesse.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Mais aussi quel bal ! C’est moi qui accompagnais mademoiselle de Monville... Quelle fête ! quels...
DAMBLEVILLE, riant.
Quel rhumatisme vous avez gagné !
MADEMOISELLE MONISTROL.
La chaleur éteignait les bougies ; on a ouvert une fenêtre derrière moi, et, cela est vrai, j’ai gagné des douleurs dans la tête, un mal de dents affreux ; j’ai eu les pieds écrasés par les valseurs, et personne ne m’a adressé la parole ! À toutes les fêtes il y a des gens auxquels il en arrive autant ! Mais c’est un grand honneur et un grand plaisir d’y être admis.
DAMBLEVILLE.
Certainement !
ISABELLE.
Ce qui m’enchantait, c’était toutes ces célébrités, ces orateurs, ces poètes, ces artistes ! Oh ! quand j’entendais prononcer un illustre nom, moi, craintive et timide ordinairement, eh bien ! je me pressais avec la foule, je cherchais celui qui le portait, j’épiais ses paroles, je voulais deviner sur son front, dans ses yeux, la puissance de sa pensée, la cause de cette renommée si brillante.
LÉONCE, avec exaltation et saisissant les mains de Dambleville.
Ah ! vous le voyez, mon ami, j’ai raison ! Pour obtenir le talent et la gloire, ce n’est pas trop de consumer sa vie dans un noble travail, de renoncer aux plaisirs, au monde, à la fortune.
DAMBLEVILLE.
Où voyez-vous qu’on renonce à tout cela, s’il vous plaît ? Votre gloire, à vous, est un trésor d’avare, qui ne profite qu’aux héritiers ! Dans un temps d’industrie comme le nôtre, on escompte son immortalité, et quand on en a tiré un peu de bruit et beaucoup d’argent, on trouve qu’on a fait une bonne affaire.
ISABELLE.
Mais parmi tant de personnes, savez-vous, monsieur Léonce, quel nom me frappa tout de suite ? Celui de ce jeune homme qui vous sauva la vie sur les bords du Tibre.
LÉONCE, avec joie.
Albert de Montigny ?...
ISABELLE.
Oh ! redites-nous donc encore les détails de cette soirée !... Ils m’ont tant frappée !...
LÉONCE, s’approchant d’elle et d’un ton peu tendre.
Quoi ! cela vous intéresse ?...
ISABELLE, affectueuse.
En pouvez-vous douter ? Mais pourquoi nous aviez-vous quittées ?...
LÉONCE, gaiement.
Le docteur avait dit qu’on échappait à sa pensée par le mouvement et les voyages, et je partis pour l’Italie. Eh bien ! de tous les objets qui passèrent sous mes yeux, je n’avais rien vu, quand j’arrivai à Rome avec une fièvre ardente, qui ajoutait toute sa force aux pensées que j’avais voulu fuir. Un jour que j’essayais de m’y soustraire par la fatigue, mon cheval s’emporta ; je sentis confusément que nous quittions la route, qu’à travers des pierres et des fossés nous suivions une pente rapide, effrayante ; mais la fièvre et la fatigue, qui me laissaient encore le sentiment du danger, m’ôtaient l’envie et le pouvoir de m’y soustraire, et quand mon cheval se précipita dans le Tibre, je ne sais ce qui se passa ; j’avais perdu connaissance.
ISABELLE, avec affection.
Ô mon Dieu ! mais vous deviez mourir !...
DAMBLEVILLE.
Je le crois bien ; il n’en faut pas tant !
LÉONCE.
En revenant à moi, j’appris qu’au retour d’une partie de plaisir, un jeune homme, ayant vu le danger qui me menaçait, s’était jeté à la nage pour m’arracher à une mort certaine. J’appris aussi que c’était un Français et qu’il devait quitter Rome sous peu de jours.
ISABELLE.
Et vous l’avez adressé à vos amis.
LÉONCE.
Mes offres de service, vous le pensez bien, ne pouvaient manquer à celui dont le dévouement venait de m’imposer une éternelle amitié. Je lui donnai donc des lettres de recommandation, et j’ai vu avec joie, à mon retour, que sa gaieté et son aimable caractère l’avaient fait accueillir par tout ce que le monde offre de plus brillant.
ISABELLE.
Quand je le vis, il me sembla que je retrouvais un ancien ami.
MADAME DE COURTENAY.
Et moi, avec quelle joie je reçus celui qui avait sauvé mon fils !
ISABELLE, à Léonce.
Que votre absence a été longue !
LÉONCE.
Et que j’ai eu de bonheur en vous retrouvant encore chez ma mère !
Dambleville s’est approché de madame de Courtenay, qui examine attentivement Isabelle et Léonce : il lui parle bas.
ISABELLE, à Léonce.
Pourtant vous êtes triste ?...
LÉONCE.
À peine si je peux vous voir un instant ; le monde vous occupe, et je n’ai pu vous parler depuis mon retour.
ISABELLE.
Ah ! je m’en plains autant que vous.
Léonce fait un mouvement de joie.
DAMBLEVILLE, à madame de Courtenay, comme continuant un entretien.
Un accident et une maladie aussi graves ont dû avoir des suites.
LÉONCE, riant.
Des suites !... oh ! elles peuvent être bien heureuses.
Un domestique a ouvert la porte du fond ; mademoiselle Monistrol va à lui et lui parle bas.
ISABELLE, à Léonce.
Je désirais vous revoir.
LÉONCE, joyeux et tendre.
Isabelle !...
ISABELLE, timidement.
Monsieur Léonce !...
MADEMOISELLE MONISTROL, revenant en scène.
Madame la marquise de Tréneuil est là... dans la chambre de mademoiselle Isabelle ; elle voudrait la voir quelques instants seulement et ne pas déranger madame de Courtenay.
ISABELLE.
J’y vais.
LÉONCE, tristement.
Vous éloigner encore ?...
ISABELLE, à demi-voix.
Je reviens... et si vous étiez seul ici ?...
LÉONCE, avec joie.
J’y serai !
ISABELLE, à demi-voix.
Vous saurez alors tout ce que mon cœur renferme.
Elle sort avec mademoiselle Monistrol par la porte à droite de l’acteur.
Scène II
MADAME DE COURTENAY, DAMBLEVILLE, LÉONCE
LÉONCE, à part, avec transport.
Ô ciel ! est-ce possible ?... Son trouble... ses paroles... Ah ! que je suis heureux !
DAMBLEVILLE, à madame de Courtenay.
Du temps, des soins, un bon régime, et monsieur Léonce...
LÉONCE, très gai.
Eh ! docteur, je me porte aussi bien que vous ! Je délie la Faculté et toutes ses ordonnances, et je ne crois pas plus à leur pouvoir sur le corps que sur l’esprit.
DAMBLEVILLE, riant.
Révolté !... Et si je prouve que vous êtes malade ?
LÉONCE, riant.
Oh ! si l’on vous laissait faire, docteur, tout serait maladie !... La joie, le chagrin, les qualités, les défauts !... qui sait ? il n’y a pas jusqu’à la conscience dont vous feriez une maladie.
DAMBLEVILLE.
Oh ! de notre temps, celle-là ne tourmente que bien peu de monde, n’empêche pas grand’ chose, et n’a jamais tué personne.
LÉONCE, riant.
Fi ! docteur... c’est très mal, ce que vous dites là ! aussi je sors pour ne pas vous entendre, et je laisse à ma mère le soin de vous gronder.
À part, en sortant par le fond.
Tâchons de les élinguer d’ici.
Scène III
MADAME DE COURTENAY, DAMBLEVILLE
DAMBLEVILLE.
Allons, le voilà en gaieté maintenant, et tout à l’heure il avait l’air désespéré !... Ce n’est pas naturel... Je vous assure qu’il est malade... ou il est fou ! ce qui est encore une maladie.
MADAME DE COURTENAY.
Eh non ! docteur, il est amoureux, et amoureux d’Isabelle.
DAMBLEVILLE.
Eh bien ! à cette maladie-là, le remède est tout trouvé : il faut les marier. Un mariage !... quelle fête pour mademoiselle Monistrol !
MADAME DE COURTENAY, souriant.
Elle a de si hautes prétentions pour Isabelle, que celui-là...
DAMBLEVILLE.
Ah ! si M. et madame de Monville ne s’étaient pas ruinés, oui !... mais c’est tout au plus si des débris de leur grande fortune il reste à leur fille sept ou huit mille livres de rentes, et M. Léonce en a autant de son père !... Ils sont jeunes tous deux, ils s’aiment... je le répète, mariez-les.
MADAME DE COURTENAY.
C’est mon plus grand désir ; mais ce fils, objet de toutes mes pensées, a déjà bien inquiété sa mère !... Enfant, sa santé délicate me força de l’éloigner des jeux et des études de son âge : seul à la campagne, ses jours se passaient à rêver ; cette vie contemplative le rendit étranger à toutes les choses de la vie réelle et positive. On le croyait insensible et sans intelligence... Moi, sa mère, j’avais seule surpris parfois un regard de feu, un mot passionné, un élan généreux révélant une âme énergique, qui ne pouvait ou ne voulait pus se communiquer aux autres. Depuis, j’ai deviné aussi cet amour qu’il renferme avec tant de soin, et dont il n’a jamais voulu convenir, même avec moi... Toutes mes tentatives pour obtenir son secret avaient échoué devant sa froide réserve, et pour la première fois il vient de nous laisser lire dans son âme.
DAMBLEVILLE.
Je ne le comprends pas, je l’avoue.
MADAME DE COURTENAY.
Mais, vous venez de comprendre qu’il est heureux ?... Sa joie l’a rendu expansif... car il a lu dans les yeux d’Isabelle le bonheur de sa vie ; il est aimé... vous l’avez vu ?
DAMBLEVILLE.
Il paraît que l’amour, tout aveugle qu’il est, a encore de meilleurs yeux que moi ; car je n’ai rien vu de tout cela !
MADAME DE COURTENAY.
Écoutez, ce qu’un jeune homme n’ose avouer à sa mère, il le dit souvent à un ami : il vous aime, avec vous il parlera ; il faut le voir.
DAMBLEVILLE.
Sans doute ; et si vous voulez, je puis à l’instant...
MADAME DE COURTENAY.
II faut que ce mariage se fasse promptement pour lui... et pour moi aussi... qui souffre trop de sa tristesse...
DAMBLEVILLE.
Oui, j’aurai son secret !... il m’appartient à moi, son médecin : je dois être confident des chagrins comme des maladies ; j’ai l’expérience pour les unes et l’amitié pour les autres.
MADAME DE COURTENAY.
Il faut donc l’interroger.
Fausse sortie.
Mais dites-lui aussi... qu’il aurait dû se confier à sa mère ! Est-ce qu’elle lui demande autre chose que d’être heureux ? Je vais vous l’envoyer.
Elle sort par le fond.
Scène IV
DAMBLEVILLE, seul
C’est une excellente personne que madame de Courtenay !... Par exemple, elle s’inquiète constamment ; son fils se tourmente sans cesse, la jeune personne s’ennuie toujours et la gouvernante se plaint du matin au soir ! Du reste, c’est la famille la plus heureuse et l’intérieur le plus paisible que je connaisse à Paris.
Scène V
LÉONCE, DAMBLEVILLE
LÉONCE, accourant et très gai.
Docteur, me voici.
DAMBLEVILLE.
Bien, monsieur Léonce, arrivez.
LÉONCE.
Vous voulez me parler ?
DAMBLEVILLE.
Sans doute.
LÉONCE.
De votre procès, je parie ?
DAMBLEVILLE.
Ah ! mon malheureux procès !... le voilà en bonnes mains !
LÉONCE.
Comment !
DAMBLEVILLE.
Un jeune homme...
LÉONCE.
Qui est votre ami, docteur,
DAMBLEVILLE.
Qui n’avait pas déjà trop de raison, et qui maintenant...
LÉONCE, joyeux.
Le bonheur me donnera du talent.
DAMBLEVILLE.
Vous êtes donc heureux ?
LÉONCE.
J’ai l’espoir de l’être.
DAMBLEVILLE.
Quoi ! réellement ? vous êtes amoureux, vous ?
LÉONCE, étonné.
Mais...
DAMBLEVILLE.
Vous aimez mademoiselle de Monville ?
LÉONCE.
Oui vous l’a dit ?
DAMBLEVILLE.
Vous en êtes aimé ?
LÉONCE, vivement.
Le croyez-vous ?
DAMBLEVILLE.
C’est assez naturel... mais depuis quand donc l’aimez-vous ?
LÉONCE.
Depuis le premier jour où je l’ai vue.
DAMBLEVILLE, étonné.
Comment ! il y a six ans qu’elle est dans votre famille.
LÉONCE.
Il y a six ans que je l’aime.
DAMBLEVILLE, avec étonnement.
Mais vous êtes parti le jour où elle vint chez madame votre mère ?
LÉONCE.
Oui... c’était à la campagne, où je vivais depuis mon enfance, malade et seul, sans que rien attirât mon attention. J’avais atteint ainsi ma dix-huitième année, et aucune étude n’entrait dans mon esprit, aucun amusement n’avait pu me distraire de mes rêveries : je ne sentais ni force, ni joie, ni volonté ; je ne vivais pas, j’attendais la vie... Isabelle parut, je n’attendis plus rien.
DAMBLEVILLE, dont la surprise redouble.
Madame votre mère la reçut à quatorze ans.
LÉONCE.
Immobile devant cette gracieuse et charmante enfant, je ne pouvais détourner mes yeux de cette contemplation. Isabelle, élevée au milieu du monde, était habituée à l’élégance, à l’esprit, aux talents, comme à l’air qui la faisait vivre ; elle exprima naïvement l’effroi que lui causait ce sauvage examen, et sourit malignement à ma complète ignorance de toute chose. Le lendemain, docteur, sans prévenir ma mère, sans l’initier à mes projets, je l’avais quittée, je m’étais séparé d’Isabelle, j’étais à Paris.
DAMBLEVILLE.
Seul ?
LÉONCE.
Ma faiblesse était devenue force et courage, une vie nouvelle m’animait ; j’avais un but et j’étais décidé ! Pendant trois ans, des études sévères et de rudes voyages développèrent mon corps et mon esprit... je sentis mon âme s’agrandir sous une foule de pensées qui s’y pressaient, et quand je revins, mon ami, j’étais un homme et Isabelle avait dix-sept ans.
DAMBLEVILLE.
Je vous vis ensemble alors, et je ne me serais jamais douté, je l’avoue, que vous étiez amoureux. Occupé de graves études, sérieux, froid, il n’y avait rien en vous qui révélât la jeunesse et l’amour.
LÉONCE, vivement.
Mademoiselle de Monville, celle que j’aime, la femme que j’ai choisie, doit être la noble et digne compagne de toute la vie d’un honnête homme, et non le caprice passager de la jeunesse d’un étourdi. Ma mère renfermait Isabelle, ne laissait personne l’approcher, et j’avais deviné que son projet était de nous unir... mais profiter de sa solitude, de sa dépendance et de son ignorance de l’amour pour obtenir celle que j’aimais ! Non, cette idée eût révolté mon âme... Je voulais qu’elle vît le monde, qu’elle fût entourée, fêtée, et que sa raison comme son cœur déterminât son choix.
DAMBLEVILLE.
Et, pendant ce temps-là, mademoiselle Monistrol a manqué de lui faire épouser le marquis de Tréneuil, et vous avez manqué de vous tuer, vous, en Italie, où vous avait emporté le désespoir que vous causait ce projet de mariage. Oh ! la générosité est une belle chose, mais le bonheur ne la récompense pas toujours.
LÉONCE, souriant.
Alors c’est le bonheur qui a tort.
DAMBLEVILLE.
Je vous conseille de lui donner raison en épousant mademoiselle de Monville... mais parlez-en à madame votre mère qui souffre de votre tristesse et désire ce mariage autant que vous.
LÉONCE.
Eh ! n’est-ce pas là mon but, mon espoir, ma vie, tout ce qui m’intéresse au monde ?
DAMBLEVILLE.
Tout ?
LÉONCE.
Ah !... et votre procès !... je ne l’oublierai pas. Un fripon, car M. Gribelet est un fripon, a compromis dans une mauvaise affaire le fruit de vos peines, de votre talent ; je le démasquerai, je vous ferai rendre justice... mon temps, mon travail, mon argent, rien ne me coûtera pour réussir, et nous réussirons.
DAMBLEVILLE.
Avec cette chaleur, oh ! vous ferez un excellent avocat ; et, si vous vouliez, quelque jour vos talents pourraient servir la patrie.
LÉONCE, souriant.
La patrie ! ma foi, il y a tant de gens qui se mêlent de ses affaires, que, si elle n’est pas bien servie, il faut qu’elle y mette de la mauvaise volonté.
Plus sérieux.
Et pourtant, avant d’avoir de grandes ambitions, ne faudrait-il pas avoir de grandes idées ?
Un peu exalté.
Oui, j’aime la gloire, mais celle-là seulement que j’obtiendrais par des actions utiles à mes semblables, et si un jour je pouvais quelque chose...
DAMBLEVILLE.
Vous ? bah ! avec votre mépris pour l’argent, votre dédain des grandeurs ! Est-ce qu’on réussit quand on ne fait jamais rien comme tout le monde ? Mais consultez donc l’usage.
LÉONCE.
Je ne veux consulter que mon cœur.
DAMBLEVILLE.
C’est de la folie.
LÉONCE.
Tant pis pour la raison.
DAMBLEVILLE.
J’avoue que mon amitié s’inquiète de votre penchant à l’enthousiasme et de la singularité de quelques-unes de vos idées. Mon Dieu ! pourquoi sortir de la route commune de la vie ordinaire ? Tout y est tracé, tout y est formulé d’avance à présent ; c’est très commode. La bienséance indique les vertus nécessaires, le code civil renferme la probité, et le dévouement à la patrie consiste à monter sa garde et à payer ses contributions.
LÉONCE, d’un ton de reproche.
Oh ! mais grondez, grondez ! vous ne pourrez me fâcher aujourd’hui, il y a trop de joie tians mon cœur.
À part, avec inquiétude.
Elle doit venir, s’il pouvait s’éloigner !
Haut.
Je vous conseille, docteur, d’être sans inquiétude sur moi et d’aller tranquillement à vos affaires. Adieu, mon ami !
DAMBLEVILLE, étonné.
Comment, adieu ?
LÉONCE, avec un peu d’embarras.
Oui, il faut que je voie promptement ce M. Gribelet pour m’assurer que je ne me trompe pas et travailler à vous faire rendre vos deux cent mille francs.
DAMBLEVILLE.
Dieu le veuille ! car sans cela je suis ruiné.
LÉONCE, souriant d’un air incrédule.
Oh ! ruiné !
DAMBLEVILLE.
Eh bien ! non, j’en conviens ; mais enfin deux cent mille francs, cela vaut la peine qu’on y songe.
LÉONCE.
Et soyez sûr, mon ami, que vous ne perdrez rien à mon bonheur. Loin de là ! je voudrais faire quelque chose pour l’amitié, pour la justice. L’espoir d’être aimé ! mais cela double les forces et le courage.
DAMBLEVILLE.
Cher et bon jeune homme !
LÉONCE.
Mais adieu, au revoir.
DAMBLEVILLE, à part, apercevant Isabelle.
Ah ! je comprends, il l’attendait.
Haut.
Mademoiselle de Monville vient de ce côté, et si mon procès ne peut s’arranger sans vous, je crois maintenant que votre mariage s’arrangera bien sans moi. Adieu donc, à tantôt.
LÉONCE, à demi-voix, en reconduisant Dambleville à la porte du fond.
Comme mon cœur bat ! c’est que ma vie va se décider, voyez-vous.
Dambleville sort ; Léonce reste dans le fond et admire de loin Isabelle, qui entre par la porte de droite.
Scène VI
ISABELLE, LÉONCE
ISABELLE, sur le devant, à elle-même.
Je ne sais pourquoi je suis tremblante... j’ai peur de ne pouvoir parler... pourtant, Charlotte m’a tant pressée, tant prié de tout dire à M. Léonce ! il est si bon ! Ah ! le voilà.
LÉONCE.
Enfin, nous sommes seuls !... depuis mon retour vous m’évitez.
ISABELLE.
Oh ! ne le croyez pas.
LÉONCE.
Ou votre amie, madame de Tréneuil, prenait tout votre temps.
ISABELLE.
Elle me témoigne tant d’amitié, elle !
LÉONCE.
Qui pourrait ne pas vous aimer ?
ISABELLE.
Quand je rencontrai cette bonne Charlotte, j’étais bien seule.
LÉONCE.
Chère Isabelle !
ISABELLE.
Peu après votre départ mon mariage fut rompu ; et savez-vous ce qui le fit manquer ?
LÉONCE.
Le ciel, qui voulait le bonheur d’un autre.
ISABELLE, souriant.
Le ciel... et mon peu de fortune qui se trouva ne pas suffire à M. le marquis de Tréneuil !... car c’était lui.
LÉONCE.
Quelle indignité !
ISABELLE, amèrement.
Oui... j’aurais été sa femme !... mais je ne suis pas riche !
LÉONCE.
Quel bonheur !...
ISABELLE.
Mes parents, qu’il avait connus, passaient pour avoir une grande fortune, et il employa mille moyens pour m’obtenir ; puis il apprit que je ne possédais que bien peu de chose... et six semaines après il épousa Charlotte ! qui est une riche héritière !
LÉONCE.
Mais comment aviez-vous consenti ?
ISABELLE, hésitant.
On m’avait tant répété que ce mariage me convenait !... et alors j’étais... je...
LÉONCE.
Vous étiez alors ?... Parlez, dites toute votre pensée.
ISABELLE.
J’étais si ignorante de toute chose et de mon propre cœur !
LÉONCE.
Et maintenant ?...
ISABELLE.
J’ai un peu vu le monde, grâce à Charlotte ; car avant que je l’eusse rencontrée, votre mère était si sévère ! elle ne me laissait voir qui que ce fût : aucun amusement ne m’était permis : tout l’inquiétait, jusqu’au regard que le hasard faisait tomber sur moi dans les promenades !... Personne à qui je pusse parler, dire ma pensée, mes désirs, mes regrets.
LÉONCE.
Ô mon Dieu !
ISABELLE.
Si vous saviez !... quand je retrouvai Charlotte, qu’elle vint à moi, me parla avec tendresse, que je sentis que c’était une amie... des larmes vinrent à mes yeux ; je me dis : Enfin quelqu’un m’aimera donc !...
LÉONCE, vivement.
Est-ce possible ?...
ISABELLE, souriant et gracieuse.
Aussi c’est un peu votre faute.
LÉONCE.
À moi ?
ISABELLE.
Vous m’aviez si bien accoutumée à être aimée !
LÉONCE.
Ah ! vous avez lu dans mon cœur !
ISABELLE.
Oui !... vous êtes mon ami, n’est-ce pas ? vous êtes mon frère !...
LÉONCE, faisant un mouvement.
Mais...
ISABELLE, hésitant un peu.
Et je veux avoir en vous une entière confiance, vous dire... tous mes secrets... comme une sœur doit les dire à son frère.
LÉONCE, inquiet et laissant échapper sa main.
Des secrets !... vous avez des secrets ?
ISABELLE, d’un ton enfantin et caressant.
Oh ! ne faites pas un air sévère et inquiet... comme votre mère, car je n’oserais plus parler.
LÉONCE, se remettant.
Et il faut que je sache tout. Parlez donc !
ISABELLE.
Oui ! et vous me protégerez près de madame de Courtenay ; car, vous le savez, monsieur Léonce, elle seule a le droit de disposer de moi ! ma mère lui remit tout son pouvoir ! Sans son consentement, je ne puis accorder ma main !
LÉONCE, troublé.
Votre main !... que dites-vous ?...
ISABELLE.
Si le choix de mon cœur ne lui convenait pas !...
LÉONCE, douloureusement.
Le choix de votre cœur ?
ISABELLE.
Elle peut empêcher mon mariage.
LÉONCE.
Votre mariage ?
ISABELLE.
Si celui qui m’aime... et que...
LÉONCE, vivement et avec un peu de violence.
Et que vous aimez, n’est-ce pas ?... Mais au nom du ciel, achevez Donc ! Qui est-il ?... qui a osé ?...
ISABELLE, effrayée.
Que dites-vous ?... mais vous tremblez !
LÉONCE, essayant de cacher son trouble.
Moi ?... non !... je suis calme !... très calme !... seulement je crains... Ah ! celui qui a surpris votre cœur, celui qui s’est fait aimer,
Il s’anime.
il n’est peut-être pas digne de vous ! il ne vous aime pas comme vous devez être aimée !... comme un autre...
ISABELLE, l’interrompant et vivement.
Ah ! ne craignez rien ! il m’aime, et il est digne d’être aimé... Bon, aimable, fait pour plaire, sa joie, sa gaieté, si éloignée de la triste austérité de ces lieux, et aussi des qualités plus solides, m’a dit souvent Charlotte, car elle le connaît depuis longtemps ; et si vous entendiez comme elle en parle ! comme elle le loue ! comme elle me répète que nul ne m’aime autant que lui !
LÉONCE, hors de lui.
On vous trompe, Isabelle ! on vous trompe !
ISABELLE, vivement.
Non ! quand vous saurez qui c’est, vous l’aimerez.
LÉONCE.
Jamais !
ISABELLE, vivement.
Mais vous l’aimez déjà !
LÉONCE.
Moi ?
ISABELLE.
Vous le disiez tout à l’heure.
LÉONCE.
Comment ?
ISABELLE.
Votre amitié, votre dévouement pour lui seront de toute la vie.
LÉONCE.
Qui est-ce donc ?
ISABELLE.
Il a sauvé vos jours !
LÉONCE, douloureusement.
Albert !
ISABELLE.
C’était déjà votre ami !... ce sera votre frère, n’est-il pas vrai ?
LÉONCE, s’éloignant d’elle.
Oui, mon frère... ah ! mon Dieu !
Scène VII
ISABELLE, LA MARQUISE DE TRÉNEUIL, LE COMTE ALBERT DE MONTIGNY, LÉONCE
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Madame la marquise de Tréneuil, M. le comte de Montigny.
LÉONCE.
Ciel !...
Il fait un mouvement pour s’éloigner ; mais Albert, après avoir salué Isabelle, lui prend la main : Léonce reste immobile.
LA MARQUISE.
Me voici encore, Isabelle. Je vous salue, monsieur de Courtenay ; j’ai rencontre M. de Montigny à la porte, et à peine avons-nous eu le temps de monter l’escalier que déjà nous sommes en discussion.
ALBERT.
Je suis sûr que j’aurai mademoiselle de Monville pour auxiliaire, car il s’agit de bal.
ISABELLE.
De bal ?... voyons.
ALBERT.
Un étranger de ma connaissance est à Paris depuis peu, avec un riche coffre-fort tout plein et d’immenses salons tout vides.
LA MARQUISE, riant.
Oh ! il ne manquera pas d’amis qui se chargeront de remplir les uns et de vider l’autre.
ALBERT.
Je lui ai promis qu’une femme à la mode consentirait...
LA MARQUISE, moqueuse.
À lui fournir des amis et des connaissances, comme le tapissier lui fournit des banquettes.
ALBERT.
Cela se fait ainsi.
LA MARQUISE, d’un ton moqueur.
Alors, proposez à mon mari, qui est à la tête d’entreprises d’industrie, d’établir une compagnie pour donner des bals à domicile : quant à moi, je n’entends rien aux affaires.
ALBERT.
Et pourquoi manquer une occasion de s’amuser ? la vie doit être un jour de fête !
À Isabelle.
N’est-il pas vrai ?
ISABELLE, riant.
C’est possible.
LA MARQUISE.
Ce n’est pas sûr !... elle peut être un jour de combat.
LÉONCE, faisant un mouvement.
Oui !
ALBERT, très gaiement.
Alors, on en fait un jour de victoire.
LA MARQUISE.
Sans doute.
LÉONCE, essayant de sourire.
Mais il faut parfois un grand courage.
ALBERT, allant à lui.
Qu’avez-vous, Léonce ? est-ce que vous soutirez ?
LÉONCE.
Moi ! non.
ISABELLE, à demi-voix à la marquise.
J’ai tout confié à M. Léonce.
LA MARQUISE, à demi-voix.
Et moi, j’ai écrit à sa mère.
ALBERT, à Léonce.
Mais en vérité, mon ami, vous avez l’air de m’en vouloir.
LÉONCE.
Dieu ! ne le pensez pas.
ISABELLE, vivement.
Lui qui répète chaque jour que rattachement qui vous unit sera un dévouement éternel !
LA MARQUISE.
Oh ! c’est un noble cœur que celui de M. Léonce, de ton frère ; il justifiera ta confiance de sœur.
ALBERT, saisissant la main de Léonce.
Est-il vrai, Léonce ? Mon bonheur est remis à vos soins ?
LÉONCE.
Et moi, je n’oublie pas que je dois la vie aux vôtres.
ALBERT, gaiement.
Oui, sans doute, je vous ai tiré du Tibre, c’est bien ! je vous ai guéri d’une fièvre cérébrale, avec deux médecins, c’est mieux ! Mais croyez-vous que ce soit pour vous laisser mourir d’ennui à Paris ? car vous êtes triste, sauvage, retiré du monde et des plaisirs... Je ne veux pas de cela ! la vie est une plaisanterie, il n’y a que les sots qui prennent la mystification au sérieux !
Bas à Léonce.
Nous nous amuserons.
Léonce fait un mouvement de répulsion.
Oh ! comme il vous plaira ; voyez-vous bien, mon ami, moi, je ne veux que vous témoigner ma reconnaissance, car je vais vous devoir celle que j’aime, celle dont la grâce enchanteresse et la touchante bonté ont séduit tout mon cœur.
Il va vers Isabelle, qui causait bas avec la marquise.
Quel bonheur peut être le mien !
LÉONCE, à part.
Que je souffre !
La marquise s’approche de Léonce, pendant qu’Albert parle bas à Isabelle.
LA MARQUISE, à Léonce avec un soupir étouffé.
Elle sera heureuse ! elle sera la compagne de celui qu’elle aime ; alors la vie est douce, la vertu facile et le bonheur certain.
LÉONCE, comme à lui-même.
Oui, qu’elle soit heureuse !
LA MARQUISE.
Madame votre mère vient de recevoir, dans une lettre de moi, la demande en forme de M. de Montigny et les détails de fortune.
Souriant.
Détails bien vulgaires ! Que voulez-vous ? des amants peuvent, dit-on, vivre d’amour et de l’air du temps ; des mariés, cela ne s’est jamais vu.
Plus bas.
Isabelle n’a guère que quinze mille livres de rentes, je crois ? Mais M. le comte de Montigny s’en contente, il l’aime tant ! il peut hériter d’un moment à l’autre d’un oncle très riche et très vieux.
Scène VIII
ISABELLE, ALBERT, MADAME DE COURTENAY, LA MARQUISE, LÉONCE
MADAME DE COURTENAY, entrant troublée par la porte de gauche.
Ah ! je ne croyais pas trouver ici autant de monde ; je pensais que madame la marquise était seule avec Isabelle, et sa lettre que je viens de recevoir...
LA MARQUISE.
Intéresse plus d’une personne ici, et la réponse favorable fera plus d’un heureux.
MADAME DE COURTENAY.
Mais cette réponse, il m’est impossible de la faire devant M. de Montigny, car elle ne peut être qu’un refus ; ce mariage est impossible !
LA MARQUISE, étonnée.
Impossible !
ALBERT.
Pourquoi donc ?
ISABELLE.
Ô ciel !
MADAME DE COURTENAY.
Quoique la demande de M. le comte soit honorable pour mademoiselle de Monville, que ce mariage soit tout à fait convenable, comme un autre projet, comme un autre parti s’est présenté déjà...
LÉONCE, vivement et s’avançant entre la marquise et madame de Courtenay.
Un autre, ma mère !... Mais vous ne savez donc pas qu’Albert l’aime ?
MADAME DE COURTENAY, attachant ses regards sur Léonce.
Cet autre l’aime aussi, et depuis plus longtemps.
LÉONCE, avec une hésitation douloureuse.
Mais elle ne l’aime point.
D’une voix plus ferme.
Albert seul est aimé.
MADAME DE COURTENAY.
Isabelle, d’ailleurs, n’a pas la fortune qui conviendrait à Monsieur : tout au plus sept ou huit mille livres de rentes.
LÉONCE, d’une voix ferme et calme.
Vous vous trompez, ma mère, elle en a quinze ; son tuteur est mon ami, et je suis sûr de ce que j’avance.
MADAME DE COURTENAY, le regardant avec surprise.
Ah ! mais mon consentement est nécessaire, et je le refuse.
LÉONCE, regardant Isabelle qui pleure, puis prenant la main de sa mère et d’une voix ferme.
Vous l’accorderez, ma mère ; moi, je vous le demande pour Albert, qui me sauva la vie, et sans qui vous n’auriez plus de fils.
MADAME DE COURTENAY.
Quoi ! je verrais là, sous mes yeux, cette union qui me désespère ! non, non, je le répète, c’est impossible.
Scène IX
ISABELLE, ALBERT, MADAME DE COURTENAY, LÉONCE, LA MARQUISE, DAMBLEVILLE
DAMBLEVILLE, entrant par le fond.
Impossible ! de quoi peut-il être question ?
MADAME DE COURTENAY.
Du mariage d’Isabelle avec M. de Montigny.
DAMBLEVILLE.
Comment ?
MADAME DE COURTENAY.
Vous savez bien, docteur, qu’elle ne peut se marier malgré moi, et que je ne consentirai jamais...
LÉONCE.
Si, ma mère, ce mariage se fera, je le désire, je le veux !
MADAME DE COURTENAY, surprise et tristement.
Tu le veux, Léonce ?
LÉONCE, avec instance.
Je le demande à ma mère ; oui, votre consentement, je vous en supplie !
DAMBLEVILLE, à part.
Quoi ! c’est lui !...
LA MARQUISE, à madame de Courtenay, qui hésite.
Vous consentez, n’est-ce pas ?
MADAME DE COURTENAY, avec effort.
Tout le monde l’exige ? Oui, mais emmenez-les donc, Madame, je ne veux pas, je ne peux pas supporter leur présence.
Elle repousse Isabelle, qui s’approche pour la remercier.
LA MARQUISE.
Comment, Madame ? Qu’Isabelle quitte la maison où elle a été élevée ! qu’elle vous quitte !
ISABELLE.
Partir ainsi... avec votre colère...
MADAME DE COURTENAY, à demi-voix à la marquise.
Si vous saviez, Madame ? Ce mariage, la présence de ce jeune homme, tout cela c’est impossible ! impossible ici. Mon Dieu ! par grâce, emmenez-la. Vous êtes son amie ; votre maison est pour elle l’asile le meilleur et le plus honorable. Oh ! Madame, par pitié, emmenez-la.
Elle va s’asseoir à gauche.
LÉONCE, à Isabelle, avec douceur.
Éloignez-vous, plus tard vous reviendrez, ma sœur.
Il tend la main à Albert.
ALBERT, lui serrant la main.
Mon ami !
LA MARQUISE.
En attendant, Isabelle, viens chez moi.
À Léonce.
Bien, monsieur de Courtenay.
La marquise, Albert et Isabelle sortent ; madame de Courtenay est sur un fauteuil à gauche, Léonce, debout de l’autre côté du théâtre ; Dambleville est au milieu.
Scène X
LÉONCE, DAMBLEVILLE, MADAME DE COURTENAY
MADAME DE COURTENAY.
Mou pauvre fils !
LÉONCE, à lui-même, très abattu.
Tout est fini !
DAMBLEVILLE.
Tout est fini ! Et mon procès ?
ACTE II
Un beau salon au faubourg Saint-Honoré, chez la marquise de Tréneuil. Porte au fond, portes à droite et à gauche ; une table à gauche de l’acteur.
Scène première
ISABELLE, MADEMOISELLE MONISTROL, puis LA MARQUISE
Isabelle entre par la porte de droite, mademoiselle Monistrol la suit. Elle doit être très gaie.
ISABELLE.
Trois heures, et Charlotte n’a point encore paru !
MADEMOISELLE MONISTROL.
Et mademoiselle qui, grâce à nos belles habitudes du Marais, est levée depuis huit heures, bien avant tous les domestiques de l’hôtel, et peut-être avant tous les concierges de la rue du Faubourg-Saint-honoré.
ISABELLE, riant.
Le grand mal ! j’aurai vécu quelques heures de plus ! mais bientôt je prendrai les beaux usages... je serai élégante, heureuse et peut-être à la mode comme la marquise de Tréneuil... Depuis hier que je suis chez elle... je ne puis encore... Ah ! voilà Charlotte...
Elle va à la marquise, qui entre par la porte de gauche ; elle tient des lettres.
LA MARQUISE, allant se placer entre Isabelle et mademoiselle Monistrol.
Pardonne, si je ne suis pas venue tout de suite...
Souriant.
car tu es là depuis quelques instants, je le sais ; de ce cabinet on entend tout ce qui se dit ici ; mais ces lettres à finir m’ont retenue.
ISABELLE.
Est-ce que je voudrais que tu changeasses quelque chose à tes habitudes ?
LA MARQUISE.
Tu permets donc...
Elle prend des lettres des mains du chasseur qui entre, et qui dépose sur la table une pile de journaux démesurément grosse.
Ah ! ce sont les journaux d’aujourd’hui !
Elle ouvre les lettres qu’on lui a remises.
Une invitation de bal...
Elle jette la lettre sur la table, à côté des journaux, et ainsi des autres à mesure qu’elle les lit.
Un concert... deux bals...
Ouvrant encore des lettres.
Encore des bals... une loterie... une matinée musicale...
ISABELLE.
Que tu es heureuse !
MADEMOISELLE MONISTROL, qui a remué la masse des journaux et remue les invitations avec un gros soupir.
Que de plaisirs dans tout cela !... Et dire que les uns ont tout...
LE CHASSEUR.
M. le comte de Montigny est venu deux fois !
ISABELLE, se rapprochant.
Ah !
LA MARQUISE fait un mouvement au nom du comte ; puis elle se ravise et dit à demi-voix à Isabelle en souriant.
C’est pour toi...
Au chasseur qui va sortir.
Allez... et qu’on n’oublie pas que j’ai du monde.
Le chasseur sort.
Car ce sera un beau jour, Isabelle ; ce soir, nous signerons ton contrat de mariage.
ISABELLE.
Déjà ?
LA MARQUISE.
Le bonheur ne vient jamais trop vite.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Ah ! que madame la marquise a raison ! un mariage, cela peut manquer !...
ISABELLE, riant.
Pour ma bonne Monistrol, un mariage qui manque, c’est une calamité qui équivaut à un incendie ou à un tremblement de terre.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Vous ne rirez pas toujours de ces choses-là.
ISABELLE, à la marquise.
Enfin, ma bonne Charlotte, je vais voir le monde, le connaître ; on ne m’a rien appris de ce qui s’y passe, mais bien souvent j’en ai rêvé.
LA MARQUISE, souriant.
Et tu veux perdre tes doux rêves de jeune fille, si brillants et si purs, pour la réalité ? mettre l’expérience à la place des illusions ? échanger tes espérances d’amour contre le mariage, et la sécurité de ta vie paisible contre les dangers du monde ? Eh bien ! tu verras !
ISABELLE, étonnée.
Comme tu dis cela !
LA MARQUISE.
Je plaisante ! mais parlons de ton mariage...
ISABELLE.
Chère amie ! t’occuper de moi quand tant de plaisirs t’environnent ?
LA MARQUISE.
Oh ! sans doute, les plaisirs !... mais parlons de ton bonheur !
ISABELLE.
Et du tien aussi ! car tu es la femme à la mode. M. Albert m’a dit cela !
LA MARQUISE.
C’est possible !... mais parlons de tes amours.
ISABELLE, la regardant en silence, avec étonnement.
Oui, Charlotte, j’aime M. de Montigny... mais pour comprendre la folle joie que j’éprouve aujourd’hui, il faudrait savoir combien je souffrais de l’ennui... ce mal sans cause, mais dont on peut mourir. Rien ne m’avait donné l’idée de ces douces et gracieuses paroles de M. Albert, qui ont troublé tout mon cœur, de cette élégance, de cette gaieté, de cette vie toute de joie et de plaisir qu’il mène, et qui pourtant n’a point empêché une noble action.
LA MARQUISE, vivement.
Oui, il a risqué sa vie pour sauver M. Léonce, qui lui était inconnu ! mais sais-tu qu’il l’expose souvent dans un duel ? pour moins que cela ? pour une course de chevaux, un pari, un rien ? Que cette audace étonne et charme !
Elle s’anime.
Qu’on admire malgré soi, dans un homme, ce courage qui vous effraie !
ISABELLE, la regardant avec surprise.
Oh ! que tu as raison !
MADEMOISELLE MONISTROL.
Comme j’aurais aimé épouser un militaire !
ISABELLE.
C’est a toi, Charlotte, que je devrai tout mon bonheur !... te souviens-tu, à ton dernier bal ? Je ne puis encore expliquer ce qui se passait en moi ; la musique m’agitait, la danse me rendait folle... et la voix de M. Albert, oh ! je ne sais comment je devinais ses paroles, car je n’entendais pas... mais ses regards... répétaient aux miens : Je vous aime... et je tremblais, je rougissais, mon cœur était ému, troublé. Était-ce de la joie, de la crainte, de l’amour ? je l’ignorais !... Et quand il me remercia de mon aveu, de l’amour que je venais de promettre... moi, je ne savais pas seulement que je l’aimais et que je le lui avais dit.
LA MARQUISE.
Ah !
ISABELLE.
Tu le savais déjà, toi ! car tu étais sur nos pas... le bruit, la chaleur, la fatigue l’avaient fait mal, et ce fut presque évanouie que je te pressai sur mon cœur... quand tu me dis... Il l’aime... Isabelle... et toi, tu l’aimes aussi.
LA MARQUISE, vivement.
Et, tu le sais, mes vœux ont pressé ton mariage ; mon amitié ne s’est pas démentie un moment ; les obstacles, je les ai vaincus... c’est moi qui vais t’unir à lui !... car tu es libre, toi, tu as pu donner tout ton cœur, et ce soir...
Étouffant un soupir.
ce soir tu seras sa femme, toi !
ISABELLE, la regardant avec surprise.
Qu’as-tu donc ?
LA MARQUISE, souriant.
Rien.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Enfin nous allons... je veux dire, vous allez être comtesse...
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le comte Albert de Montigny.
Scène II
ISABELLE, ALBERT, LA MARQUISE, MADEMOISELLE MONISTROL
ALBERT, à part en entrant.
Ensemble !
LA MARQUISE.
Déjà... deux fois... ce matin !
ALBERT, tendrement à la marquise.
Jamais assez tôt à mon gré.
De même à Isabelle.
Que de motifs pour venir aujourd’hui !
LA MARQUISE le regarde ; il s’arrête au moment où il prenait la main d’Isabelle ; d’un ton dédaigneux.
Tant d’affaires vous occupent ordinairement !
ISABELLE.
Tu veux dire tant déplaisirs ?
ALBERT.
Le plaisir n’est-il pas la plus grande affaire ?
LA MARQUISE.
Le temps que vous y consacrez doit vraiment vous en laisser bien peu pour le reste.
ALBERT, à la marquise étourdiment.
Il n’y en aurait plus du tout si vous vouliez...
ISABELLE, à part, étonnée, et un peu jalouse.
Elle... comme il la regarde...
ALBERT, s’apercevant du mouvement d’Isabelle, s’approche d’elle, et lui dit tendrement à demi-voix.
Ne vais-je pas lui devoir mon bonheur ?
LA MARQUISE, triste, à part, le regardant.
Comme il a vite obéi !
ISABELLE, qui est attentive aux mouvements de la marquise, le regardant avec un peu de méfiance, à part.
Comme Charlotte est troublée !
Haut.
Votre bonheur est-il bien vrai ?...
ALBERT, gaiement.
Oh ! point de ces méfiances et de ces subtibilités que l’on prend dans la solitude et que le monde ne tolère pas ; que notre vie soit brillante, et portons-la gaiement ; laissons les grands sentiments et les jalousies au vulgaire ; la tristesse n’est jamais à la mode, et les lambris dorés ne doivent voir que des sourires.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Si vous saviez quelle vie on menait chez madame de Courtenay, vous ne vous étonneriez pas.
ISABELLE lui fait signe de se taire ; riant.
Il est vrai que ma jeunesse est comme l’enfance : elle n’a point de passé.
LA MARQUISE.
C’est pour cela qu’elle est si joyeuse et si confiante.
LE MARQUIS, en dehors.
Encore des préparatifs de fête !...
MADEMOISELLE MONISTROL.
J’entends M. le marquis.
LA MARQUISE, riant.
Oui, quelqu’un qui gronde, il me semble.
Scène III
ALBERT, ISABELLE, LE MARQUIS, LA MARQUISE, MADEMOISELLE MONISTROL
LE MARQUIS, de mauvaise humeur.
Eh quoi ! Madame, toujours du monde, des dîners.
Il aperçoit Isabelle, change de ton, et dit d’un air très gracieux.
Mais que vois-je ! mademoiselle de Monville ! quel bonheur !
Il la salue, s’approche d’elle, veut prendre sa main ; elle recule et salue avec dignité ; il voit alors Albert, et commence un petit nuage de jalousie.
Quant à monsieur de Montigny, on n’est pas étonné de le voir ici.
LA MARQUISE.
M. Albert est votre ami.
ALBERT.
C’est un honneur dont je suis fier.
LE MARQUIS, à part.
Ses visites deviennent bien fréquentes !
ISABELLE, à part.
M. de Tréneuil ne me semble guère enchanté de voir son ami !
LE MARQUIS.
Il paraît que vous avez ce soir de la musique ?
LA MARQUISE.
Ce matin, Monsieur.
ALBERT, riant.
Oh ! les plaisirs envahissent le jour... en dépit de l’ennui qui ne leur voulait céder que la soirée.
LE MARQUIS.
Et de la coquetterie, qui a tout à gagner aux lumières.
LA MARQUISE, souriant malignement.
Propos de mari ! La coquetterie est de tous les moments... quand ce ne serait que pour exciter un peu de jalousie.
LE MARQUIS.
Ah !
LA MARQUISE.
Ou bien pour se prouver à soi-même qu’on possède encore quelques moyens de plaire.
LE MARQUIS.
Vous croyez ?
LA MARQUISE.
Et pour s’entendre répéter ces douces expressions que les maris remplacent si vite par des reproches et des épigrammes.
LE MARQUIS.
Ce jeu dangereux...
LA MARQUISE, riante et maligne.
Est une leçon que je donne à une amie qui va se marier... Si vous n’aviez pas été absent depuis quelques jours, vous sauriez déjà qu’Isabelle épouse M. de Montigny.
LE MARQUIS, étonné et joyeux.
Albert !
LA MARQUISE.
Le contrat va se signer aujourd’hui chez vous.
LE MARQUIS, joyeux, allant se placer entre Isabelle et Albert.
Ah ! comment donc ! Albert est de mes amis, de mes meilleurs amis. C’est un esprit actif, entreprenant.... qui doit arriver à tout.
ISABELLE, à part.
Que craignait-il donc ? Et pourquoi Charlotte est-elle si agitée ?
UN DOMESTIQUE.
M. le docteur Dambleville.
Scène IV
ALBERT, LE MARQUIS, ISABELLE, LA MARQUISE, DAMBLEVILLE, MADEMOISELLE MONISTROL
Salutations.
LA MARQUISE.
Eh bien ! docteur, qu’y a-t-il de nouveau ?
DAMBLEVILLE.
Rien qui vaille la peine d’être dit... Des intrigues, des mariages, des maîtresses de maison qui ont toujours de bonnes actions à faire aux dépens de leurs amis et quelque jeune protégé endetté à établir aux dépens d’une héritière.
Mouvement de Charlotte ; le docteur et Isabelle la regardent.
Des provinciaux qui viennent manger en six mois à Paris ce que leurs parents ont mis trente ans à amasser. Les sols font toujours grand tapage, les jolies femmes se montrent au bal de l’Opéra, et les intrigants trouvent le moyen d’être en même temps partout ; enfin les choses se passent toujours comme à l’ordinaire.
ALBERT, gaiement.
Et comme à l’ordinaire aussi le docteur n’épargne pas plus nos ridicules que ses malades.
DAMBLEVILLE, riant.
Ah ! si les uns étaient aussi nombreux que les autres, je ne saurais auquel entendre !
LA MARQUISE.
Madame de Courtenay se rendra-t-elle à l’invitation que je lui ai faite ?
DAMBLEVILLE.
En sortant d’ici, j’irai le lui demander, si madame la marquise le désire.
LE MARQUIS.
Ah ! vous me rappelez qu’une lettre de son fils m’annonce qu’il viendra ce matin même pour une affaire de la plus haute importance, dit-il.
ALBERT.
Comment ?
LE MARQUIS.
Je ne pouvais m’expliquer cette lettre ; mais les intérêts de mademoiselle de Monville, dont madame de Courtenay fut chargée, voilà sans doute ce qui l’amène ici ! Le connaissez-vous, Albert ?
ALBERT.
Si je le connais ? c’est de tous mes amis celui que j’estime le plus et qui m’amuse le moins.
DAMBLEVILLE.
C’est un noble et loyal jeune homme.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Oh ! sûrement ; mais il va peu dans le monde, ne s’occupe guère des femmes, ne joue jamais, n’a pas eu un seul duel, et ne sait pas même danser le galop !... enfin un de ces jeunes gens qui ne sont bons à rien.
LA MARQUISE.
Mais dont le noble cœur est capable de tout.
ALBERT.
De toutes les folies, d’abord ! Il ne m’a jamais été bien prouvé que ce n’était pas volontairement qu’il s’était jeté dans le Tibre.
ISABELLE.
Ô ciel !
MADEMOISELLE MONISTROL.
C’est très possible.
ALBERT.
Et pendant le délire de la fièvre il parlait d’une femme... oh ! une passion terrible ? Ces gens si raisonnables sont amoureux à devenir fous... Je le crois bien, ils n’aiment qu’une seule fois dans leur vie... toutes leurs sottises en une ! aussi rien n’y manque !
DAMBLEVILLE.
Les maux publics, les torts de la société l’affligent, le révoltent.
ALBERT.
Et il se lie avec tous les honnêtes gens pauvres, misérables, que le hasard lui fait rencontrer ; aussi vit-il parfois en assez mauvaise compagnie.
ISABELLE, d’un ton de reproche.
Ah !
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. de Courtenay.
Scène V
ALBERT, LE MARQUIS, LÉONCE, LA MARQUISE, DAMBLEVILLE, ISABELLE, MADEMOISELLE MONISTROL
LÉONCE, à part.
Isabelle !
Il s’est arrête en voyant tant de monde.
LA MARQUISE.
Je suis charmée de recevoir monsieur de Courtenay.
LÉONCE, d’abord très ému, se remet et salue chacun avec dignité.
J’ai l’honneur, madame la marquise... mais... c’était monsieur le marquis... et pour affaire... Je ne voudrais pas déranger ces dames.
ISABELLE, à part.
Comme il est paie !
LE MARQUIS.
Tout le monde ici vous connaît, Monsieur, et sera enchanté de vous voir.
ALBERT, riant.
Si vous aviez entendu tout ce qu’on disait de vous, Léonce !
DAMBLEVILLE.
Oh ! cela lui serait parfaitement égal ; il semble, au peu de cas qu’il fait de l’opinion des hommes, qu’il ait pour ses actions un juge bien au-dessus d’eux.
LÉONCE.
Ce que j’ai à dire à monsieur le marquis ne souffre aucun retard... car ce soir je quitte Paris.
LA MARQUISE.
Quitter Paris ! Le mariage d’Isabelle a besoin de votre présence, de celle de madame votre mère... on pourrait penser, Monsieur...
LÉONCE, troublé.
Quoi donc ?
LA MARQUISE.
Que vous désapprouvez tous deux cette alliance... et le monde... mais non, madame de Courtenay nous fera l’honneur, ainsi que vous, Monsieur, d’accepter notre invitation.
Ici Léonce s’incline et ne répond pas.
Mais veuillez donc vous asseoir.
Mademoiselle Monistrol a sonné ; le chasseur est entré et avance des sièges ; on se place ainsi qu’il suit : M. de Tréneuil, Léonce, Dambleville, la marquise, Isabelle, assis ; Albert debout et se penchant sur le fauteuil d’Isabelle, mademoiselle Monistrol debout de l’autre côté de la table.
LÉONCE, hésitant à s’asseoir.
Je le répète, monsieur le marquis, un intérêt grave et pressant m’appelle ici.
M. DE TRÉNEUIL, se levant.
Est-ce de vos intérêts à vous, Monsieur, qu’il s’agit en ce moment ? Alors je passe chez moi...
LÉONCE.
Ce que j’ai à dire ne me touche en rien, et c’est vous seul...
LE MARQUIS, se rasseyant et lui faisant signe de s’asseoir.
Parlez donc, Monsieur, je n’ai point d’affaires que je veuille ou que je doive cacher, et vous pouvez vous expliquer devant toutes les personnes qui sont présentes.
LÉONCE.
Mais encore une fois, je crains l’ennui...
ISABELLE, un peu moqueuse.
S’il ne s’agit pas du choix d’une parure ou des soins d’un bal, monsieur Léonce pense peut-être que nous ne sommes pas dignes de l’entendre ?
LÉONCE, d’un ton gracieux.
Au contraire ! il n’est pas digne d’être entendu, car il va parler d’affaires d’argent.
LA MARQUISE.
D’affaires ! Eh bien ! est-ce que tout le monde ne s’en mêle pas ? ce matin ma femme de chambre tenait des actions d’une compagnie pour faire des mariages...
MADEMOISELLE MONISTROL.
Voilà une belle idée !
LÉONCE.
Ce qui m’amène se rattache justement à une de ces spéculations que je ne veux pas qualifier ; car en ce moment l’amour de l’argent toutes les têtes et donne lieu à bien des folies comme à bien des sottises.
ALBERT, gaiement.
Eh ! vraiment, on a raison !... soyez donc pauvre de notre temps ! Logez-vous dans une mansarde, pour que vos amis ne viennent pas vous voir !... soyez mal vêtu, pour que les femmes ne vous regardent pas ! arrivez à pied, pour qu’on ne vous invite plus !... Il faut d’abord être riche !... puis on est considéré, tout Paris court à vos fêtes, mange vos dîners, et ne s’informe seulement pas comment vous avez acquis ce que vous voulez bien lui donner.
Pendant qu’Albert a parlé, Isabelle a donné de grandes marques d’attention et fait à la fin un geste de mécontentement ; il s’en aperçoit et lui parle tendrement en tâchant de détourner l’attention d’Isabelle, qui veut écouter Léonce.
LÉONCE, le regardant en souriant.
Vous plaisantez, Albert.
D’un ton grave.
De notre temps, et j’en bénis le ciel, les spéculations du commerce et les travaux de l’esprit sont devenus des sources de puissance. J’estime et j’admire les nobles moyens de parvenir qu’un homme ne doit qu’à lui-même, et le talent est un pouvoir qu’on peut proclamer sans regret comme sans bassesse ! Mais il y a loin d’une honorable industrie à ces appâts trompeurs offerts à l’avidité crédule et qui servent à engloutir les économies du pauvre au profit de quelques intrigants.
M. DE TRÉNEUIL.
Je le pense comme vous, Monsieur.
LÉONCE.
J’en étais certain.
ALBERT,
qui parle bas à Isabelle, et comme poursuivant l’entretien.
Que je suis heureux !
Léonce s’arrête et fait un mouvement.
LA MARQUISE, avec un peu d’humeur.
Isabelle !
ISABELLE, riant et d’un ton affectueux.
Monsieur Albert ?... soyez donc plus grave.
LÉONCE, les regardant en étouffant un soupir.
Oui, monsieur le marquis, j’en étais certain, et ce ne peut être qu’une erreur ou de coupables intrigues qui aient engagé M. de Tréneuil dans une spéculation de ce genre.
M. DE TRÉNEUIL, étonné.
Comment ?...
LA MARQUISE, vivement.
Ciel !
DAMBLEVILLE, vivement.
C’est impossible !
M. DE TRÉNEUIL.
Mais poursuivez donc, Monsieur !
LÉONCE.
Un honnête homme a été trompé : il a placé dans une entreprise frauduleuse le fruit de longues années de travail, et le bon sens comme la probité doit empêcher une spéculation qui ne peut amener que malheur et ruine pour les uns... et pis que cela peut-être pour les autres.
M. DE TRÉNEUIL, se levant, ainsi que Léonce.
Monsieur...
DAMBLEVILLE, à Léonce, en se levant.
Arrêtez.
LÉONCE, avec humeur.
Eh ! docteur, aidez-moi donc, au lieu de me retenir.
DAMBLEVILLE, avec effroi, et allant se rasseoir.
Que je vous aide, moi, moi ! par exemple !
ALBERT, ironiquement.
Comment ! vous ne voulez pas faire le don Quichotte, défendre tous les opprimés, réparer toutes les injustices ?
DAMBLEVILLE.
J’aurais trop à faire.
M. DE TRÉNEUIL, à Léonce.
Votre zèle, Monsieur, n’a qu’un tort, c’est de n’être point à sa place ; car je ne pense pas que rien de tout cela puisse me concerner.
DAMBLEVILLE.
Vous, monsieur le marquis, je le crois bien vraiment...
LÉONCE, à Dambleville.
Ainsi vous donnez raison à Monsieur ?
DAMBLEVILLE.
Oui, certes !... et mille fois raison !
LÉONCE, de même.
Et je ne dois pas défendre des intérêts opposés aux siens ?...
DAMBLEVILLE.
Non, sans doute ! car je parierais que vous êtes la dupe de quelque pauvre diable convoitant un argent qui ne lui appartient pas ! Croyez-moi, renoncez à tout cela ; qu’il n’en soit plus question !... et M. le marquis vous excusera, parce qu’il sait que la générosité de votre âme vous emporte souvent trop loin.
LÉONCE.
Si c’est vous qui l’ordonnez, moi, je n’ai plus rien à faire, ni vous rien à demander à M. Gribelet.
Le marquis fait un mouvement.
DAMBLEVILLE, se levant vivement, ainsi que tout le monde.
M. Gribelet ! que dites-vous ?
LÉONCE.
Eh bien, oui, Gribelet.
DAMBLEVILLE.
Et cet argent ?
LÉONCE.
C’est le vôtre !
DAMBLEVILLE.
Mes deux cent mille francs ?
LÉONCE.
Précisément !
DAMBLEVILLE.
Ah ! mon Dieu !... mais il ne s’agit pas du tout d’un pauvre diable... il s’agit de moi !... Cet argent m’appartient bien... N’allez pas renoncer à cette affaire, monsieur Léonce ! n’y renoncez pas !... au contraire... voyons, parlez !... M. le marquis vous écoutera... il doit vous écouter !... Et cet indigne Gribelet...
MADEMOISELLE MONISTROL, à part.
Tiens !... le voilà qui dit le contraire de ce qu’il disait tout à l’heure !
LA MARQUISE, à M. de Tréneuil.
M. Gribelet ? quel est cet homme, et quels rapports peuvent exister entre vous et lui ?
M. DE TRÉNEUIL.
Il est l’agent de quelques-unes de mes entreprises.
DAMBLEVILLE.
C’est un fripon, un coquin, un voleur.
M. DE TRÉNEUIL.
Ma bonne foi aurait-elle été surprise ?
LÉONCE, à M. de Tréneuil.
Cet homme vous a trahi après vous avoir trompé.
ALBERT, à part.
Mon imbécile de Gribelet aura fait des siennes.
LÉONCE.
M. le marquis pensera comme moi dès qu’il aura pris connaissance de cet écrit, où j’ai rassemblé tout ce qui peut éclairer sa conscience.
ALBERT, qui s’est placé entre Léonce et M. de Tréneuil, et prend le papier, gaiement.
La vôtre peut être égarée, Léonce.
M. DE TRÉNEUIL, reprenant le papier dans les mains d’Albert.
Donnez donc, Monsieur !
ALBERT, gaiement à Léonce.
Vous êtes un misanthrope qui ne savez rien des choses de ce monde, n’est-il pas vrai, docteur ?
DAMBLEVILLE.
Lui, au contraire !... il les sait très bien.
ALBERT, toujours gaiement.
Qui vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas.
DAMBLEVILLE.
Cela le regarde !... c’est mon ami... mou meilleur ami !...
ALBERT, de même.
Vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’on appelle des affaires.
DAMBLEVILLE.
Il les entend parfaitement.
À part.
Ce M. Albert me déplaît beaucoup.
LÉONCE.
Quand M. Gribelet, pressé par mes questions et convaincu des dangers qu’il pouvait courir, m’eut nommé monsieur le marquis comme le chef de cette entreprise, alors, Monsieur, je suis venu à vous, persuadé que vous étiez trompé, car je sais qu’auprès d’un homme riche et considéré se trouvent parfois de ces gens habiles qui l’abusent en exploitant sa fortune et son nom !... maintenant, j’ai tout dit.
ALBERT, avec colère, ne pouvant plus soutenir la gaieté contrainte qu’il a montrée jusque-là.
Il peut y avoir un zèle plus suspect que leurs prétendues intrigues.
LÉONCE, étonné.
Que dites-vous ?
ISABELLE, qui a été très attentive à la scène et parfois étonnée et mécontente.
Qu’y a-t-il donc ?
DAMBLEVILLE, vivement.
Douter de monsieur Léonce !
LA MARQUISE, étonnée.
Pourquoi se fâcher ainsi ?
ALBERT, se remettant, et d’un ton gracieux à la marquise.
Oh ! pardon !... je n’ai pas été maître de moi en entendant attaquer M. le marquis...
M. DE TRÉNEUIL, d’un ton très froid à Albert.
Mais où voyez-vous que cela puisse m’attaquer ?
DAMBLEVILLE, à part.
Est-ce que M. le comte connaîtrait Gribelet ?
LE CHASSEUR, entrant par une porte latérale.
Quelqu’un demande à parler à monsieur le marquis.
M. DE TRÉNEUIL.
J’y vais.
LE CHASSEUR.
Les artistes que madame la marquise attendait viennent d’arriver.
LA MARQUISE.
Je vais leur parler.
À Isabelle.
Tu le vois, ce matin un concert, demain je donne un grand bal, et après-demain je te mène à l’Opéra ; je ne veux pas que tu aies seulement le temps de penser. Ne me suis-je pas chargée de ton bonheur ?
M. DE TRÉNEUIL, à Léonce.
Je vous reverrai, Monsieur, puisque vous assisterez au mariage...
ISABELLE.
Si vous permettez, monsieur Léonce, j’écrirai quelques lignes... et vous les remettrez à madame votre mère, en la priant de céder à mes instances...
Elle fait un mouvement pour aller écrire.
LÉONCE.
J’attendrai...
LA MARQUISE, lui indiquant la porte de gauche.
Dans ce cabinet, où j’écrivais moi-même tout à l’heure.
ISABELLE.
Je reviens dans peu d’instants...
M. DE TRÉNEUIL s’achemine vers la porte de droite, puis il s’arrête, revient à Léonce et lui tend la main affectueusement.
Au revoir, monsieur de Courtenay...
Il sort par la porte de droite.
DAMBLEVILLE.
C’est d’un bon augure pour mon affaire.
Il sort par le fond.
ALBERT, à Léonce.
Je veux, je dois vous parler, Léonce.
LÉONCE.
Je vous écoute, Albert.
LA MARQUISE,
après avoir conduit Isabelle à la porte de gauche.
À ce soir, monsieur de Courtenay.
Elle salue Albert et sort par le fond avec mademoiselle Monistrol.
Scène VI
LÉONCE, ALBERT
ALBERT.
Que vous ai-je donc fait ?
LÉONCE.
Comment ?
ALBERT.
Ne vous souvenez-vous plus de notre amitié ?...
LÉONCE.
Elle a commencé de manière à ce que jamais je ne l’oublie...
ALBERT.
Pourquoi donc chercher à me perdre dans l’esprit du marquis ?
LÉONCE.
Moi ! vous perdre !
ALBERT.
Un homme faible, qui n’a d’idées que celles qu’on lui donne, et dont vous venez de m’ôter la confiance...
LÉONCE.
À vous ?
ALBERT.
À moi, qui lui ai fait faire toutes ses entreprises à l’insu de la marquise, et quelquefois même malgré lui, qui d’abord ne s’en souciait pas.
LÉONCE.
Oh ! ce n’est pas possible, Albert !
ALBERT.
Il met ses fonds, moi mes idées, et nous partageons les bénéfices.
LÉONCE, douloureusement.
Est-il vrai ?
ALBERT.
Mais rien n’est plus commun.
LÉONCE.
Albert, répondez-moi ! Au nom du ciel, la vérité !... Connaissez-vous au juste tous les détails de celle affaire ?
ALBERT, hésitant d’abord, et riant ensuite.
Comme vous voilà sévère et solennel !... Voyez-vous bien, mon ami, je ne prends pas comme vous au sérieux toutes les choses de la vie.
LÉONCE.
Albert !
ALBERT, d’un ton gai et léger.
Rien n’est ennuyeux comme ces fortunes lentes et modestes qui suivent le travail et l’économie ; il faut une fortune rapide, soudaine.
LÉONCE, s’animant.
Albert !
ALBERT, riant toujours.
Voulez-vous donc que j’épouse Isabelle quand j’aurai cinquante ans ?
LÉONCE.
Isabelle n’épousera jamais qu’un honnête homme.
ALBERT.
Monsieur !... c’en est trop... je vous devine enfin.
LÉONCE.
Vous... me devinez ?...
ALBERT.
Oui... vous êtes venu pour renverser mes projets, détruire mes espérances, m’enlever Isabelle !
LÉONCE, troublé.
Qu’osez-vous dire !
ALBERT.
Oh ! Je vois tout à présent ! vous l’aimez !...
LÉONCE.
Moi ?
ALBERT.
Vous !... si vous voulez le nier, il ne faudrait pas au moins pâlir en l’entendant nommer.
LÉONCE.
Et quand cela serait ?
ALBERT.
Si cela était ?... Mais vous venez de m’offenser, de m’accuser devant elle !... Savez-vous qu’en pareil cas ?...
LÉONCE, avec un emportement mêlé de joie.
Il faut se battre, n’est-il pas vrai ? Et qui vous dit que moi je ne le désire pas plus que vous ?
ALBERT.
Venez donc !
LÉONCE.
Ah ! je ne vous ferai pas attendre !
ALBERT, avec ironie, en allant vers le fond.
Voilà cette amitié de frère !
LÉONCE, à lui-même, en s’arrêtant.
De frère ? Oh ! oui, son frère pour la protéger... défendre son bonheur... disait-elle... et celui qu’elle aime... lui, il serait là devant moi... mon épée chercherait son cœur !... Ah ! jamais... jamais ! mon Dieu, c’était de la folie, du délire ! la raison revient ! Albert ! il y a des paroles dont l’accent ne peut tromper ; vous si brave pour défendre votre honneur !... si généreux pour sauver un inconnu !... vous qui avez tant de qualités brillantes...
ALBERT, riant.
Que voulez-vous ? il est des gens qui sont pour les vertus comme d’autres pour l’argent ; ils ont du superflu et manquent du nécessaire.
LÉONCE, avec impatience.
Plaisanterez-vous donc toujours ? Ah ! croyez-moi pourtant !... le triomphe passager de l’intrigue, ces apparences de fortune, cet éclat qui parfois éblouit, tout cela n’est point réel !... la ruine, la honte et le malheur en sont la suite ; il n’y a de vrai que le bien, de certain que le talent, de durable que la vertu.
ALBERT.
C’est un beau rêve, Léonce.
LÉONCE.
C’est la vérité !... Vous l’apprendrez !... Laissez-moi vous l’apprendre... confiez-moi vos intérêts... dites-moi tout ce qui vous lie à cette mauvaise affaire... vous aussi, vous aurez été trompé ? Je veux tout savoir ! et, quels que soient les secrets sentiments de mon âme, n’en doutez pas ! c’est la main d’un ami que je vous tends ; mais il me faut la certitude de son bonheur ! que l’avenir d’Isabelle soit honorable au tant qu’heureux.
ALBERT, lui prenant la main.
Ah ! je le jure ! Mais si vous saviez qu’élevé par un riche parent, dont la faiblesse céda longtemps à tous mes caprices, je me vis tout à coup éloigné de chez lui, abandonné et déshérité sans doute, pour une légère folie de jeune homme, après avoir été habitué à un luxe qui m’est devenu nécessaire ? Eh bien ! j’ai lâché de retrouver cette opulence par des spéculations ! Et vos révélations au marquis vont me jeter dans une position cruelle : Qu’allez-vous lui dire ? Décidez-vous, Léonce : vous pouvez sauver un ami ou perdre un rival !
Scène VII
M. DE TRÉNEUIL, sortant de la porte à droite, LÉONCE, ALBERT, puis ISABELLE
M. DE TRÉNEUIL, entendant les derniers mots.
Un rival ? qui ? lui ? M. de Courtenay ? il aime mademoiselle de Monville ?
ALBERT.
Mon mariage renverse peut-être une espérance !
M. DE TRÉNEUIL, étonné, regardant Léonce.
Ah ! vos paroles tout à l’heure accusaient votre ami.
Ici Isabelle paraît, pâle, et entr’ouvre la porte de gauche ; elle tient une lettre.
LÉONCE, à part.
Isabelle !
M. DE TRÉNEUIL, sans voir Isabelle.
Savez-vous, Monsieur, que ce zèle peut paraître suspect ? Si quelque mauvais dessein...
ISABELLE, vivement et s’avançant.
Lui ? oh ! c’est impossible !
ALBERT, vivement.
Comment le savez-vous ?
ISABELLE.
Je ne le sais pas ; mais j’en suis sûre !
LÉONCE, à part, avec joie.
Son estime et la mienne !
ALBERT, avec jalousie et dépit.
Ah ! vous en êtes sûre ?
LÉONCE, remarquant le mouvement d’Albert.
Je vais quitter Paris et la France pour jamais.
À M. de Tréneuil.
Albert fut trompé comme vous, Monsieur ; tous deux vous serez garants des intérêts du docteur Dambleville.
À Albert.
S’il le fallait, Albert, je répondrais pour vous !
À Isabelle, en passant près d’elle.
Donnez-moi, Mademoiselle, cette lettre pour ma mère ; et à présent je m’éloigne, je n’ai plus rien à faire ici.
Il salue et sort par le fond.
ISABELLE, à part.
Il sort !
ALBERT, à M. de Tréneuil, en l’emmenant.
Allons examiner ensemble le papier qu’il vous a remis.
M. DE TRÉNEUIL.
Venez, monsieur de Montigny.
Il sort par la porte de droite.
ALBERT, à Isabelle.
Dans un instant je suis à vos pieds.
À part.
Écrivons bien vite à ce maudit Gribelet pour le faire taire.
Il prend la même route que M. de Tréneuil.
Scène VIII
ISABELLE, puis LA MARQUISE
ISABELLE.
J’ai tout entendu ! Ô mon Dieu ! que Léonce est noble et généreux ! Mais serait-il vrai qu’il m’aime ? ou bien Albert a-t-il inventé cet amour pour motiver les justes reproches de Léonce ? car Albert, je ne le comprends plus !
La marquise entre par le fond ; Isabelle court à elle.
Viens, Charlotte, viens, je t’en supplie ! j’ai besoin de tes conseils et de ton amitié.
LA MARQUISE.
Mais tu sembles bien agitée ?
ISABELLE, lui prenant vivement la main.
Écoute, tu es mon amie ? je puis te dire ce qui se passe là ! Charlotte, je puis me fier à toi ?
LA MARQUISE.
Tu hésites ?
ISABELLE, vivement.
Oh ! c’est que tout en ce moment prend un aspect singulier pour moi : une foule d’idées nouvelles, de craintes inconnues, viennent me troubler. Albert changea mes yeux ; sa gaieté, qui me charmait tant hier encore, me semble triste aujourd’hui. Pourquoi se moque-t-il des nobles sentiments de Léonce ? pourquoi a-t-il d’autres idées et un autre langage ?
LA MARQUISE, étonnée.
Que dis-tu ?
ISABELLE, vivement.
Si mes douces illusions, mes rêves pleins de charmes, l’espoir enchanteur d’un amour partagé, si tout cela m’échappait ?
LA MARQUISE.
Tu rêves des maux imaginaires ; Mon Dieu ! tu vas épouser celui que tu aimes, que tu as choisi ! Ce bonheur est si rare ! c’est un bien donné à si peu de femmes ! Ah ! sois contente, sois heureuse, toi !
ISABELLE.
Mais le cœur ne peut-il point changer ?
LA MARQUISE.
Comment ?
ISABELLE.
Charlotte, une jeune fille, sévèrement élevée, qui n’a rien vu, rien appris de la vie, ne peut-elle pas se tromper dans son choix, placer son bonheur sur un cœur inconstant, léger, qui ne doit rien sentir profondément, et que les plaisirs éloignent bientôt de celle qui s’est unie à lui pour toujours.
LA MARQUISE, amèrement.
Oh ! sans doute, vous êtes mariée, tout est dit ! votre mari parle de ses affaires avec ses connaissances, de ses plaisirs avec ses amis, de ses amours parfois avec une autre femme, et il faut vivre là, près de lui, sans bonheur pour soi-même, sans utilité pour personne.
ISABELLE, qui l’a écoutée avidement.
Mais que devient alors, Charlotte, notre cœur qui bat si vite ?
LA MARQUISE, vivement, prête à faire un aveu.
Ce qu’il devient ?
Elle change de ton.
Ah ! crois au bonheur, à la vertu ! que pour toi le chagrin soit un mot vide de sens ! que les torts te semblent toujours impossibles !
ISABELLE.
Non, non, je ne me comprends plus ! Parle, je t’en supplie ! Ainsi délaissée par celui qu’elle doit seule aimer à jamais, que devient une femme ? comment se passe sa vie ? qui remplit ses journées ? quel sentiment d’affection peut animer ses plaisirs et consoler ses peines ? Que fait-elle de ses talents ? qui la récompense de ses vertus ? À qui peut-elle désirer déplaire ? à quoi lui sert-il d’être jolie ? Oh ! parle donc !
LA MARQUISE.
Tu veux que je parle, tu veux toute la vérité ? Va, dis-moi plutôt de te tromper ! L’on apprend trop tôt de la vie plus qu’il n’en faut savoir pour être heureux !
ISABELLE.
Ah ! la vie, disait Albert, c’est le bonheur !
LA MARQUISE.
C’est le malheur, Isabelle !
ISABELLE.
Et Léonce répétait : C’est la résignation et la vertu.
LA MARQUISE.
Ah ! mais sais-tu que nos sévères idées, les pures croyances de notre enfance peuvent s’effacer sous les plaisanteries, les sarcasmes et les exemples de celui-là même qui devait être notre guide ?
ISABELLE.
S’il ne les partage pas ?
LA MARQUISE.
S’il se joue de nos scrupules, se moque de nos délicatesses, et nous laisse seules au milieu du monde, sans force, sans affection, sans espérance.
ISABELLE, regardant la marquise avec intention.
Quelles idées tu éveilles ! N’est-il point parfois, Charlotte, des femmes que le monde envie, et dont le cœur, plein d’amertume et de dégoût, cache des tristesses profondes sous des sourires, des fêtes, de l’opulence et des mensonges ?
LA MARQUISE, émue, se laissant aller à ses impressions.
Et qui, accablées sous le poids d’une fastueuse oisiveté, cherchent en vain un intérêt dans leur vie ; dont le cœur et la pensée ne savent où s’attacher, et cela, quand le monde excite leur imagination, quand autour d’elles tout parle d’amour, les livres, les théâtres, les arts, la poésie, et, plus haut que tout cela parfois, une voix qui les fait trembler !
ISABELLE.
Comment ? que dis-tu ?
LA MARQUISE, s’animant de plus en plus.
Ne peut-il pas naître une pensée qui revienne sans cesse ? ne peut-il pas se trouver quoiqu’un dont la vue vous trouble et vous enchante, dont les paroles vous enivrent ?
ISABELLE, comme effrayée.
Charlotte !
LA MARQUISE, de même.
Ah ! chaque jour de cette vie brillante qu’on envie peut être consacrée à dévorer des larmes amères, à souffrir, à trembler !
ISABELLE.
Grand Dieu !
LA MARQUISE.
Heureuse encore de n’avoir que des douleurs et des regrets, et de ne pas compter des torts parmi ses malheurs !
ISABELLE, avec inquiétude, effroi, et douloureusement.
Si c’était là ton sort ! si ce devait être le mien !
LA MARQUISE, de même.
Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce qu’il faut de courage et de force auprès de celui qu’on aime, pour cacher sous le masque de l’indifférence l’amour qu’il vous inspire, pour repousser froidement les paroles qu’il vous adresse, pour se montrer devant lui calme, insensible et cruelle, pour le contraindre par le dédain à un nouvel amour qui vous remplace, pour s’ôter tout espoir en l’unissant à celle qu’on lui a fait choisir. Quelle affreuse souffrance ! Et pendant ces luttes cruelles, qui absorbent toute votre âme, un nom vous fait pâlir, un nom vous fait trembler ; et la société, que vous oubliez, vous devine et vous accuse ; puis, quand vous la cherchez pour échapper à vos souvenirs, elle s’est vengée de votre oubli par la calomnie : tout est changé pour vous au dehors comme au-dedans ! Le dédain des femmes et le sourire des hommes vous apprennent qu’ils vous ont déshonorée, et, au milieu de tout cela, il faut se montrer avec un front calme, des paroles de gaieté et le sourire sur les lèvres !
ISABELLE, troublée et se plaçant en face de la marquise.
Charlotte, ton sourire est cruel, tes yeux sont pleins de larmes ! Cette femme qui souffre, cet homme repoussé par celle qu’il aimait, qu’il aime peut-être encore... va, j’ai tout deviné ! cette femme, c’est toi ! cet homme, c’est lui ! c’est Albert de Montigny ! Et moi, moi, vous m’avez trompée tous deux !
LA MARQUISE, vivement.
Oh ! non, non, ne crois pas cela.
ISABELLE, très vivement.
Ce matin, une folle joie remplissait tout mon cœur ; il me semblait qu’affranchie désormais, je respirais plus librement ; le monde, les plaisirs, son amour, ton amitié, tous les biens de la terre s’offraient à moi, et mon bonheur s’augmentait encore du tien. Quelques heures seulement ont passé, et j’ai vu l’intérêt troubler ta riche demeure et compromettre le noble nom de ton mari, quand toi, tu compromets par un fol amour le repos de la vie tout entière ; j’ai vu ton existence si enviée menacée par les soupçons d’un mari justement jaloux, et le chagrin dévorer tes jours si brillants. Albert ! est-ce bien lui ? il m’apparaît sous un aspect nouveau ; je tremble d’interroger mon cœur, je ne peux plus croire à son amour, je crains jusqu’à ton amitié !
LA MARQUISE.
Va, ne crains rien, Isabelle ; si tu n’avais pas tout son amour, est-ce que mes larmes couleraient ainsi ? et si tu n’avais pas toute mon amitié, est-ce qu’elles couleraient devant toi ?
ISABELLE.
Viens donc, viens donc, Charlotte, les répandre sur le cœur d’une amie.
LA MARQUISE, douloureusement.
On vient ! cache tes larmes et tes craintes, c’est le premier devoir qu’impose le monde.
Scène IX
ISABELLE, LA MARQUISE, MADEMOISELLE MONISTROL
MADEMOISELLE MONISTROL, accourant par le fond.
Le notaire ! le notaire qui traverse la cour des papiers à la main !
ISABELLE, faisant un mouvement.
Ah !
MADEMOISELLE MONISTROL.
Un notaire avec un contrat, ça fait un effet... Enfin vous allez être madame la comtesse de Montigny ! c’est fini ; et je puis dire à présent que j’ai eu grand’peur pour vous d’un autre mariage.
ISABELLE.
Un mariage ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
Il faut pardonner à une mère qui voyait toute la violence de l’amour malheureux qu’il avait pour vous.
LA MARQUISE.
Que dites-vous ? une passion malheureuse ! qui cela ? et pour qui ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
M. Léonce pour mademoiselle Isabelle.
ISABELLE, voulant la faire taire, mais troublée.
Non, non, cela n’est pas.
LA MARQUISE, souriant.
Est-ce qu’une femme peut être aimée sans le savoir ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
Avec M. Léonce, qui ne fait rien comme les autres, on peut très bien ne pas s’y reconnaître, toujours est-il que, si mademoiselle Isabelle n’avait pas eu le bonheur de rencontrer madame la marquise, d’aller au bal chez elle, elle serait maintenant la femme d’un homme qui l’aime comme un fou, c’est vrai, mais avec qui l’on n’eut jamais parlé d’elle.
ISABELLE, à part, rêveuse et troublée.
Léonce !
LA MARQUISE, la regardant attentivement.
Mais pourquoi donc te troubler ainsi, Isabelle, au premier mot d’amour ? Il faut, quand on est destinée à vivre dans le monde, s’accoutumer à entendre ces choses-là avec indifférence.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Il fallait le voir, ce jeune homme. Un jour, il était désespéré, je ne sais de quoi : le lendemain un regard plus doux, un geste plus familier, un mot, un sourire, et il était heureux. Si je vous racontais...
LA MARQUISE, l’interrompant en riant.
Là, là, assez, assez ; certes comme je le disais, on écoute toujours ces choses-là avec indifférence, surtout quand on va se marier avec celui qu’on aime, mais il vaut mieux ne pas placer des souvenirs d’amour et de passion auprès du mariage ; ils sont comme les revenants, on n’y croit pas, et tant qu’on est deux on n’y pense guère ; mais il peut arriver qu’on soit délaissée et seule, alors on y pense, ils reparaissent, et les apparitions sont très dangereuses ; regardez, Isabelle a déjà un air tout effrayé.
ISABELLE.
Tu veux dire étonné ?
MADEMOISELLE MONISTROL.
Sans doute ! qu’aurait-elle fait, cette chère enfant, qui aime tant le monde, s’il avait fallu passer toute sa vie seule, avec un mari sérieux, grave ?...
Riant.
Il y en a pourtant comme cela, qui ne connaissent ni les fêtes, ni le bruit, ni les plaisirs, qui s’aiment tout bonnement et qui se croient heureux... Pauvres gens !
ISABELLE, vivement.
Peut-être ont-ils raison.
LA MARQUISE.
Que dis-tu ?
ISABELLE, réfléchissant.
Rien. Mais comprends-tu, Charlotte ? c’est à lui que je confiais hier mes idées, mon projet de mariage avec un autre.
Avec émotion.
Et son trouble ne m’a rien appris, et c’est lui qui a décidé, qui a forcé sa mère à consentir...
LA MARQUISE.
Maintenant il faut chasser toutes ces idées-là.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. Léonce de Courtenay.
Les trois femmes font un mouvement.
Scène X
ISABELLE, LÉONCE, LA MARQUISE, MADEMOISELLE MONISTROL
LÉONCE, profondément triste, salue Isabelle sans rien lui dire. À la marquise.
Pardon, Madame, si j’ai devancé ma mère : j’ai voulu, j’ai désire vous revoir toutes deux un instant. Mademoiselle de Monville a été pendant plusieurs années la compagne de notre solitude, et j’avais besoin de lui dire un dernier adieu.
LA MARQUISE.
Ah ! oui, vous parlez ?
LÉONCE.
Ce soir même, aussitôt que le contrat de mariage sera signé, je pars avec ma mère.
ISABELLE.
Comment ?
LÉONCE.
Elle a pensé que sa maison, animée si longtemps par la gaieté d’une jeune personne qu’elle aimait comme sa fille, lui semblerait trop triste, maintenant que seule...
MADEMOISELLE MONISTROL.
Et dans ce temps-là ce n’était pas déjà trop gai ; le Marais ! mais c’est un quartier où les vieillards aiment beaucoup à se retirer ; on dit qu’on y vit très vieux.
LÉONCE.
On peut y mourir jeune.
ISABELLE.
Oh ! que dites-vous ?
LA MARQUISE.
Vous ferez bien, monsieur de Courtenay, de voyager quelque temps ; ensuite vous viendrez retrouver des amitiés qui vous attendront ici ; puis vous aimez l’étude, vous avez des talents...
Mademoiselle Monistrol va lentement prendre la droite de l’acteur.
LÉONCE, souriant amèrement.
Qu’importe tout cela ? Isabelle, il y a dans votre chambre un petit portrait de ma mère peint par vous, je désire le garder ; voulez-vous qu’il soit à moi ?
ISABELLE.
Si je le veux ! quand vous le souhaitez !
LÉONCE.
Il vous reviendra.
ISABELLE.
Oh !
LÉONCE, reprenant un ton gai.
Je veux aussi vous prier, de la part de ma mère, d’accepter cette dernière marque de souvenir.
Il tire de sa poche un petit écrin qu’il lui présente ; Isabelle fait à peine un mouvement ; mademoiselle Monistrol prend l’écrin et l’ouvre.
MADEMOISELLE MONISTROL, avec joie.
Des diamants ! de superbes diamants !
ISABELLE, les prenant et voulant les rendre à Léonce.
Oh ! non ! non !
Léonce refuse de les reprendre ; mademoiselle Monistrol les ôte de la main d’Isabelle.
LÉONCE, d’un ton enjoué, mais contraint.
C’est ma mère que cela regarde ; et moi, pourtant, je vous prie aussi de les accepter ; je désire, je l’avoue, qu’il y ait dans votre parure, au milieu des fêtes, quelque chose qui rappelle à votre pensée le séjour paisible où l’on
Un peu ému.
vous a tant aimée ! Oui, que ceux qui vous regrettent ne s’effacent pas entièrement de votre cœur, même dans les jours de plaisirs et de joie, où tout conspirera pour les faire oublier.
ISABELLE.
Ah ! jamais ! et je n’ai pas besoin que rien me les rappelle.
MADEMOISELLE MONISTROL.
C’est que vraiment ces diamants sont d’un très grand prix.
ISABELLE.
Comment ?
LÉONCE.
Point de craintes ; ces diamants sont ceux de ma mère, ils ont toujours dû vous appartenir.
Isabelle fait un mouvement.
Et maintenant ne les refusez pas ; qu’ils soient un gage de pardon.
ISABELLE, vivement.
De pardon !
LÉONCE.
Pour moi... qui ai besoin que vous me pardonniez.
ISABELLE, étonnée.
Pour vous ? vous pardonner ?... et quoi donc ?
LÉONCE, tâchant de paraître gai.
Quand on a passé comme nous tant de jours ensemble... il y a eu de ces révélations familières où l’on échange les plus fugitives pensées, où le cœur montre ses secrets les plus cachés.
ISABELLE, vivement.
Ah !... dans la maison de votre mère, je n’ai rien vu que des vertus, du bonheur !
LÉONCE, tristement.
Non... son séjour fut trop triste et trop sévère... pour vos douces et gracieuses habitudes ; vous y avez souffert... et c’est là mon regret le plus affreux !
ISABELLE.
Vous vous trompez !
LÉONCE.
Et moi ? une incertitude cruelle, des craintes... trop justes, hélas !... me rendaient inégal, inquiet, sauvage... j’effrayais votre âme délicate par une apparente austérité. Pardonnez-moi ! oui, j’attristais vos jours que j’aurais dû rendre heureux, et maintenant je paierais du reste de ma vie un de ces jours où je pouvais espérer encore, où le bonheur n’était pas devenu impossible...
Avec passion.
Je la voyais !... je l’entendais !
Revenant à lui et changeant de ton.
Mais... non, non... je ne regrette rien, Isabelle !...
Il lui tend la main.
Ma bonne sœur... vous êtes heureuse... et moi... moi, je ne me plains pas ! je ne puis pas me plaindre.
LA MARQUISE, à part.
Comme il l’aime !
ISABELLE, à elle-même.
Ô mon Dieu !
Scène XI
MADEMOISELLE MONISTROL, ALBERT, ISABELLE, LÉONCE, LA MARQUISE, M. DE TRÉNEUIL
M. DE TRÉNEUIL.
Mais venez donc, Mesdames, le concert commence, le notaire arrive, et Albert s’impatiente.
ALBERT, qui a remarqué que toutes les figures sont émues, surtout Isabelle, lui dit en s’approchant d’elle.
Quel trouble ! quelle émotion !
M. DE TRÉNEUIL.
C’est l’usage, mon ami, un mariage ne va jamais sans cela.
ALBERT.
Oui, et cette tristesse de la mariée, qui la fait ressembler à une victime, rend le mari passablement ridicule.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Une victime, grand Dieu !... la voilà bien à plaindre ! être condamnée au mariage, c’est-à-dire au bonheur forcée à perpétuité.
LA MARQUISE, d’un ton ironique.
Comment donc ? trembler parce qu’on s’impose des obligations de toute la vie !
ALBERT.
Oh ! de grâce, point de réflexions ! il ne faut pas regarder le bonheur de trop près ; mais on ne saurait l’atteindre trop vite... Venez donc...
Albert va prendre la main d’Isabelle.
ISABELLE.
Je veux... je dois... ce mariage, il faut le rom...
Elle regarde la marquise ; le marquis surprend ce regard ; Albert qui tient la main d’Isabelle, fait un mouvement violent et lui jette un regard qui l’effraie ; elle se reprend et dit.
le retarder, au moins.
ALBERT, furieux, regardant Léonce.
Le retarder !
LÉONCE.
Ô ciel !...
LA MARQUISE, troublée et passant près d’Isabelle.
Comment !
M. DE TRÉNEUIL, avec colère à la marquise.
Qu’avez-vous donc, Madame ?
LA MARQUISE.
Rien !
ISABELLE, tremblante.
Il faut... je voudrais... parler à...
Elle regarde Léonce.
ALBERT, d’un ton menaçant.
À ?...
ISABELLE, comme se reprenant.
À madame de Courtenay... ce que j’ai appris...
M. DE TRÉNEUIL, inquiet et jaloux.
Qu’avez-vous appris ?
ALBERT, d’un coté, bas à Isabelle avec fureur.
Ce mariage à l’instant... sa vie à lui pourrait m’en répondre.
Il indique Léonce.
LA MARQUISE, de l’autre coté, bas à Isabelle, avec angoisse.
Veux-tu donc me perdre ?... mon mari nous regarde.
ISABELLE fait un pas, s’arrête... hésite, a l’air de prendre une résolution et dit.
Ô mon Dieu !
Scène XII
MADEMOISELLE MONISTROL, ALBERT, ISABELLE, LA MARQUISE, LÉONCE, DAMBLEVILLE, M. DE TRÉNEUIL
DAMBLEVILLE, un peu agité, entrant par le fond.
Madame de Courtenay ne peut venir, elle prie qu’on ne l’attende pas.
LÉONCE, vivement.
Ma mère ! Que lui est-il arrivé ?...
DAMBLEVILLE.
Elle s’est trouvée mal.
LÉONCE, vivement.
Dieu ! elle était déjà malade... Ah ! je cours avec vous...
DAMBLEVILLE.
Point d’effroi... mais elle veut vous voir... à l’instant.
Aux autres avec un geste qui indique que la mère est bien malade.
Vous permettez...
ISABELLE, douloureusement.
Monsieur Léonce !
LÉONCE, prêt à sortir.
Ah ! vous voulez parler... et moi je veux, je dois vous entendre ! Rester ici près de vous, et ma mère m’attend !... Des larmes !... ô mon Dieu... mon Dieu !... Isabelle pleure et ma mère est mourante ! Mais... pardon, pardon, je dois partir... Adieu !...
LA MARQUISE.
Monsieur de Courtenay !...
LÉONCE.
Ma mère n’a plus que moi.
ISABELLE.
Moi, je n’ai plus personne...
LA MARQUISE.
Qu’ai-je fait ?
M. DE TRÉNEUIL.
Allons donc signer le contrat.
Tout le monde s’achemine vers le fond.
ACTE III
Même décoration qu’au premier acte.
Scène première
MADAME DE COURTENAY, LÉONCE
Madame de Courtenay est assise à la table à droite, elle tient un livre et ne lit pas ; Léonce est à la table de gauche, il semble écrire et n’écrit pas.
LÉONCE, à part, désignant la place où Isabelle était au premier acte.
Elle était là ! c’est là qu’elle s’asseyait toujours ?
MADAME DE COURTENAY, après l’avoir regardé.
Personne ! personne pour le distraire.
LÉONCE, après un moment de silence, comme à lui-même, dit avec amertume.
Comme on est fou dans la jeunesse ! tout le cœur se précipite vers un bonheur indicible, toujours cherché et toujours introuvable ! on croit parfois que c’est la gloire ! on imagine que c’est l’amour ! et rien ! rien de réel dans cette vie !
MADAME DE COURTENAY.
Tout n’est donc pas là, Léonce ?
LÉONCE, revenant à lui.
Ma mère...
À part.
Cachons-lui ma douleur !
MADAME DE COURTENAY, à part.
Cachons-lui mes souffrances !
LÉONCE, après un moment de silence où il a l’air d’écrire avec acharnement, regarde sa mère à la dérobée et dit à part.
Elle lit !
MADAME DE COURTENAY, à part, regardant Léonce à la dérobée.
Il travaille !
LÉONCE, après un moment de silence, laisse tomber machinalement sa plume et dit à lui-même.
Si elle avait su combien elle était aimée, peut-être eût-elle partagé mon amour !
MADAME DE COURTENAY, laissant tomber machinalement son livre, dit à elle-même.
Si notre maison eût été moins triste, elle ne l’eût peut-être pas quittée ?
LÉONCE. Ils se sont tous deux parlé comme entrainés ; Léonce s’effraie de la douleur de sa mère.
Ma mère !
Il se lève.
MADAME DE COURTENAY, se levant.
Léonce !
LÉONCE.
Depuis deux jours j’ai su me forcer au silence !
MADAME DE COURTENAY.
Depuis deux jours je n’avais osé prononcer son nom.
LÉONCE, vivement.
Maintenant ne craignez plus de me tout avouer. Qu’en savez-vous ? qu’en avez-vous appris ?
MADAME DE COURTENAY, vivement.
L’as-tu cherchée ? l’as-tu revue ?
LÉONCE, tristement.
Je ne l’ai pas aperçue.
MADAME DE COURTENAY, de même.
Je n’en ai rien appris.
LÉONCE.
Ô mon Dieu !
MADAME DE COURTENAY.
On venait seulement de sa part.
LÉONCE, se levant très vivement.
On venait de sa part, dites-vous ? et qui donc ? que disait-on ? que fait-elle ? où est-elle ? est-elle mariée ? Parlez, parlez, ma mère !
MADAME DE COURTENAY, souriant un peu de sa vivacité.
Voilà tant de questions à la fois, qu’il serait difficile d’y répondre ; si tout n’était dit en un mot... je ne sais rien... Mais voici le docteur ; peut-être pourra-t-il nous apprendre quelque chose.
Scène II
MADAME DE COURTENAY, DAMBLEVILLE, LÉONCE
LÉONCE et MADAME DE COURTENAY.
Parlez, docteur.
LÉONCE.
Que savez-vous ?
DAMBLEVILLE.
Ce que je sais ?
LÉONCE.
Que fait Isabelle ?
DAMBLEVILLE.
Ah !
LÉONCE.
Hélas ! vous l’ignorez sans doute, puisque, depuis deux jours, vous êtes consigné à l’hôtel de madame de Tréneuil, et que vous n’entendez peut-être pas plus parler d’elle...
DAMBLEVILLE.
Que de mes deux cent mille francs ! car savez-vous, mon ami, qu’on s’est moqué de nous ?... Gribelet ne dit mot, et, au reste, vous seul avez le secret d’en obtenir quelque chose : aussi je venais vous demander secours. Quant à M. Albert, il est introuvable, et j’ai grand’peur que mon argent ne soit absolument comme M. Albert.
LÉONCE.
Ne suis-je pas là, docteur ?
DAMBLEVILLE.
Mais une seule pensée vous occupe.
LÉONCE.
Oui, je suis malheureux ! mais je ne veux pas être de ces gens qu’une mauvaise destinée trouve sans force pour la vaincre, sans courage pour la supporter !... Parlez, mon ami, me voici prêt à vous servir.
DAMBLEVILLE.
Eh bien, oui, Léonce... un service, et toute de suite !... allez chez Gribelet... et obtenez de lui, s’il est possible, tous les papiers relatifs à cette affaire ; mais tous sans restriction... et nous sommes sauvés.
LÉONCE.
Oui, j’y vais, mon ami : je sais un moyen certain de réussir près de cet homme ; et il faut que M. de Tréneuil et Albert lui-même sachent au juste combien leur confiance était mal placée : il faut qu’ils répondent tous deux de votre argent avant mon départ ; soyez sans inquiétude.
Il sort par le fond.
Scène III
MADAME DE COURTENAY, DAMBLEMLLE
DAMBLEVILLE.
Il est parti ! je l’ai éloigné exprès, afin de vous parler de lui et de mademoiselle de Monville ; elle n’est pas encore mariée.
MADAME DE COURTENAY.
Comment l’avez-vous su ?
DAMBLEVILLE.
Ce matin elle m’a fait appeler...
MADAME DE COURTENAY.
Isabelle serait-elle malade ?
DAMBLEVILLE.
Non... elle veut vous voir.
MADAME DE COURTENAY.
Me voir !...
DAMBLEVILLE.
Oui... mais elle hésitait...
MADAME DE COURTENAY.
Pourquoi ?
DAMBLEVILLE.
Je crois avoir deviné ce qu’elle n’osait dire... les sentiments de M. Léonce ne lui sont plus inconnus.
MADAME DE COURTENAY.
Et elle craint de revoir celui qu’elle a rendu si malheureux ?
DAMBLEVILLE.
Mais en lui disant que votre fils était absent, je l’ai décidée à faire ce dont elle avait grande envie. C’est pour cela que j’ai éloigné M. Léonce ; d’ailleurs, si elle est perdue pour lui sans retour, il vaut mieux qu’il ne la revoie pas.
MADAME DE COURTENAY.
Elle va venir !... mon Dieu !... mais moi aussi... je sens que cette entrevue...
DAMBLEVILLE.
Pas d’agitation ! vous êtes encore souffrante et faible... et j’entends déjà cette chère enfant... C’est elle ! la voici.
Scène IV
MADEMOISELLE MONISTROL, MADAME DE COURTENAY, ISABELLE, DAMBLEVILLE
MADAME DE COURTENAY, avec joie.
Oh !... oui... c’est elle !...
ISABELLE, avec tristesse et crainte, prenant la main de madame de Courtenay, et s’inclinant.
Ah ! combien vous devez me haïr !
MADAME DE COURTENAY.
Vous haïr ! vous, l’enfant de mon choix ?... Ah ! chez moi, Isabelle, on ne fera jamais autre chose que vous regretter et vous aimer !
ISABELLE.
J’avais besoin de vous revoir ! de me retrouver ici ! de vous entendre dire que vous me pardonnez !
MADAME DE COURTENAY.
Depuis six ans, Isabelle, je prie le ciel pour la jeune fille qui faisait la joie de cette maison ; oh ! que Dieu la protège encore au milieu des dangers du monde qu’elle a cherché et des épreuves de la route difficile où elle s’est engagée !
DAMBLEVILLE.
Plus difficile peut-être que vous ne pouvez l’imaginer ?
MADAME DE COURTENAY.
Comment ?
DAMBLEVILLE.
Maintenant je vois ce qui se passe, moi !
ISABELLE.
Que voyez-vous ?
DAMBLEVILLE.
Je vois... je vois qu’un jeune homme, avec une figure agréable, de l’argent follement dépensé, un duel heureux, un peu d’esprit, beaucoup d’audace, et surtout quelques sottises, parvient à faire parler de lui ! Il occupe ! cela suffit, il est à la mode ! les femmes les plus spirituelles s’y laissent prendre. Mais la mode passe, et il leur reste un fat qui les ennuie, ou un intrigant qu’elles méprisent !... Et j’ai peur que mademoiselle de Monville n’en soit là.
ISABELLE, avec un mouvement d’effroi.
Oh ! docteur !...
MADEMOISELLE MONISTROL.
Monsieur se trompe, et c’est mal de jeter ainsi des soupçons dans l’esprit de cette chère enfant, pour troubler son bonheur le jour même du mariage... car c’est ce soir...
DAMBLEVILLE, comme pressé de sortir.
Ce soir ! Et je n’ai pu éclaircir mes doutes.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Ayant appris que madame de Courtenay était mieux, mademoiselle de Monville est venue, de la part de madame la marquise, la prier de vouloir bien se rendre à la cérémonie, et nous devons retourner à l’instant à l’hôtel.
DAMBLEVILLE.
Pas encore ! Madame est faible et souffrante... émue par cette entrevue, il lui faut quelques moments de repos... mademoiselle de Monville restera près d’elle ! Pendant ce temps, moi, je ferai une démarche importante, et je retrouverai M. Léonce, qui a sans doute obtenu des papiers qui changeraient bien les choses.
ISABELLE.
Comment ?...
DAMBLEVILLE.
Oui ; oui !... que nous ayons ces papiers, et il pourrait bien arriver, quelque chose de sérieux à ce petit monsieur qui plaisante toujours ! À mon retour seulement, on saura si madame de Courtenay peut sortir ; jusque-là du repos !
MADAME DE COURTENAY.
J’obéis, cher docteur.
ISABELLE.
Oh ! venez, appuyez-vous sur moi.
Madame de Courtenay, appuyée sur le bras d’Isabelle, sort par la porte de gauche ; Dambleville sort par le fond.
Scène V
MADEMOISELLE MONISTROL, seule
Vraiment, il semblerait qu’il y a des gens qui conspirent pour empêcher les filles de se marier ! toujours des si, des mais ! si l’on voulait tout écouter, il n’y aurait pas de mariage possible.
Scène VI
MADEMOISELLE MONISTROL, ISABELLE, rentrant par la porte de gauche
ISABELLE.
Retournez à l’hôtel ; on y serait inquiet. Madame de Courtenay a demandé une demi-heure de repos... Je veux attendre. Allez donc, ma bonne Monistrol, dire à Charlotte de ne pas s’impatienter de ce retard.
MADEMOISELLE MONISTROL.
Elle ne serait pas seule à s’en tourmenter ; mais votre intention est sans doute que je rassure tout le monde.
ISABELLE.
Qui vous voudrez. Mais allez !
MADEMOISELLE MONISTROL.
J’y vais.
À part.
M. Albert fera bien de ne pas trop tarder à venir ici.
Elle sort par le fond.
Scène VII
ISABELLE, seule
Je ne puis croire que deux jours seulement se soient passés depuis que j’ai quitté cette maison !... À peine ai-je vu le monde que j’avais tant souhaité, et j’en ai eu peur !... ces plaisirs, je commence à les deviner ! ce n’est pas l’amitié qui rapproche tant de personnes dans les fêtes... l’intérêt, la vanité, la malignité, les rassemblent !... ou bien elles veulent peut-être essayer si l’ennui en commun sera moins lourd à porter !... Depuis deux jours, pas un moment de solitude ! toujours du monde, jamais de bonheur ! Ah ! l’agitation, ce n’est pas la gaieté ; c’est du bruit autour de la tristesse ! la tristesse ! et là, à cette place où je suis, j’ai désiré, voulu, exigé ces plaisirs et ce mariage ! Voilà encore mon dessin commencé... ma broderie... tout est là comme autrefois !... et moi, je suis si changée ! ah ! un jour de malheur vieillit une femme de dix années !... Charlotte, pressant mon mariage pour échapper à une passion coupable !... Albert, si insouciant et si gai !... M. de Tréneuil, si riche et si grand seigneur ! Tous deux entraînés pour de l’argent dans de fâcheuses affaires !... Et des papiers qui peuvent perdre M. de Montigny ?... Ah ! je ne dois pas le souffrir ! Pourtant, des menaces quand j’hésitais !... la vie de Léonce, m’a dit Albert !... la vie de son ami !... et sa main si sûre ! ses duels si heureux ! ô mon Dieu ! dans ce monde sans pitié, tout est faux : l’amitié, les plaisirs, l’amour !... chassons ses idées.
Elle cherche sur la table comme pour se distraire, prend un livre, l’ouvre et le rejette. Elle ouvre un album.
L’écriture de Léonce ! mon nom !
Elle lit.
« Il y a six ans qu’Isabelle apporta le bonheur et la vie dans mon âme insensible à tout. Depuis j’ai nourri dans la retraite une de ces affections comme le monde n’en connaît pas. Hier j’ai donné à un autre, à celui qu’elle aime, le seul bien qui existe pour moi sur la terre, la main d’Isabelle. Qu’elle soit heureuse !... que ce vœu-là du moins soit exaucé ! »
Elle laisse tomber le livre sur la table et parle sur le devant du théâtre.
Ah ! Léonce ! comment ai je pu rejeter loin de moi le trésor de votre pure et honorable affection ? Ici ! tout était vrai, la joie ! l’amitié,
Elle hésite.
l’amour !... Quelqu’un... ah ! c’est lui !... c’est M de Courtenay !... il tient des papiers : sans doute ceux qui regardent M. Albert...
Scène VIII
ISABELLE, LÉONCE
LÉONCE, entrant.
Elle y est encore !...
Il dépose sur la table de gauche les papiers qu’il tient.
ISABELLE.
Nous ne devions plus nous revoir !...
LÉONCE.
Et vous voilà ici !...
ISABELLE.
Vous savez quelles pensées, quels souvenirs je dois trouver dans cette maison.
LÉONCE.
Ah ! pour moi... ces souvenirs d’un bonheur passé et le sentiment du malheur présent me troublent, m’enchantent et m’épouvantent. Pourquoi les rappeler ? pourquoi rester là ? Désirez-vous donc me revoir, me parler ?
ISABELLE, craintive.
Oui, je voudrais...
LÉONCE.
Oh ! mettez-vous là, Isabelle, comme autrefois !
Il la fait asseoir à gauche, et se trouve prendre la droite.
ISABELLE, s’asseyant.
Oui, comme autrefois.
LÉONCE.
Mais alors vous n’étiez point triste et pâle comme à présent.
ISABELLE.
Alors... j’ignorais toutes les choses de ce monde.
LÉONCE.
Maintenant vous êtes au milieu de tous les plaisirs.
ISABELLE, tristement.
Et s’ils ne m’avaient rien offert qui valût ma douce ignorance ?...
LÉONCE, étonné.
Quoi ! cet éclat, ces brillants succès des salons ?...
ISABELLE.
Ah ! pour y briller aussi, il faudrait trop apprendre... trop oublier, peut-être !
LÉONCE, étonné.
À peine si vous avez connu cette vie dissipée, cet étourdissement de la société parisienne !
ISABELLE, se levant.
Si une lumière soudaine avait tout à coup éclairé pour moi ces faux semblants qui m’abusaient ? si j’avais vu toutes les douleurs parées, inquiètes et agitées, des femmes du monde ?... Si j’avais appris qu’en frappant au cœur de la première que je rencontrerais, il en sortirait à l’instant des larmes et des plaintes ?... si tout cela m’avait effrayée ?
LÉONCE.
Ah ! vous avez donc été bien malheureuse ?
ISABELLE, essuyant une larme.
Oui !...
LÉONCE, vivement et avec un mouvement de joie.
Vous pleurez !... Qu’est-il donc arrivé ?... regretteriez-vous ces lieux ? craindriez-vous de les quitter encore ? que faut-il faire ?... Mon Dieu ! tu sais à quel prix j’aurais voulu que les souffrances de la vie lui fussent toutes inconnues !... comment ses larmes me trouveraient-elles insensible ? Ah ! ordonnez, Isabelle, que voulez-vous ? ma vie vous appartient à présent et toujours !
ISABELLE.
Noble Léonce... je ne sais pourquoi ces larmes... ce trouble...
LÉONCE.
Parlez sans crainte !... parlez à un ami !... Vous aviez quelque chose à me demander ?
ISABELLE.
Ah ! vous m’y faites songer... Le docteur Dambleville...
LÉONCE.
Eh bien ?
ISABELLE.
Il parlait de papiers... remis entre vos mains...
LÉONCE, étonné.
Ah ! oui, des papiers ? je m’en souviens !... votre vue me les avait fait oublier !... Ils regardent Albert, et peuvent tout changer ; car, bien qu’il soit plus étourdi que coupable, ces confidences le mettent à la disposition de celui qui les possède, et le perdraient aux yeux du monde.
ISABELLE.
Le perdre ! lui...
LÉONCE.
Qu’avez-vous ?
ISABELLE.
Si je vous disais : Ces papiers, donnez-les-moi, monsieur Léonce ; personne ne doit les voir, et vous devez oublier que vous les avez lus ?
LÉONCE.
Comment ! ces papiers, vous les vouliez ? c’est peut-être pour cela que vous m’avez attendu ? que... vos larmes... votre trouble ?... c’étaient des craintes pour lui... pour Albert seul... rien pour le passé ?
ISABELLE, à part douloureusement.
Comme il se trompe !
LÉONCE, amèrement.
Ah ! quelles idées, quel fol espoir avaient passé là ! mon Dieu ! elle tremble et s’effraie pour lui seul !
ISABELLE, à part avec douleur.
S’il ne me comprend pas, que deviendrai-je ?
LÉONCE, avec emportement et lui donnant les papiers.
Ah ! prenez... prenez ! que rien n’empêche votre mariage ! que rien ne nuise à votre bonheur ! Il n’a point de torts ! point de défauts ! vous l’aimez ! Allez, retrouvez-le... ne le quittez plus, jouissez de tout ici-bas... les amusements du monde, ses faux plaisirs, sont sans dangers pour vous ! vous n’avez rien à perdre à ces jeux... pas même un cœur !
ISABELLE, douloureusement, très troublée.
Ah ! le ciel me punit de l’avoir méconnu ! Il ne veut pas, il ne peut pas m’entendre... et l’on vient !
Scène IX
ISABELLE, LA MARQUISE, ALBERT, LÉONCE
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Madame la marquise de Tréneuil, M. Albert de Montigny.
LA MARQUISE.
Mademoiselle Monistrol vient de me prier d’arriver promptement ici avec M. Albert.
LÉONCE.
Ah !...
ALBERT.
Et je n’ai pas perdu de temps.
LA MARQUISE, à Isabelle.
Moi aussi, je voulais te voir !...
Elle lui prend la main.
J’ai besoin de te savoir heureuse.
ALBERT.
Et j’avais hâte de vous apprendre une bonne nouvelle.
LÉONCE.
Votre bonheur.
ALBERT.
Vous allez partager ma joie !... et aujourd’hui elle est vive et sincère. La gaieté me devait quelque chose pour l’avoir gardée avec moi jusque dans les jours de malheur : oui, j’ai fait plus d’une fois contre mauvaise fortune bon cœur !...
ISABELLE.
Ah !...
ALBERT.
Je peux le dire à présent, j’ai eu des moments difficiles !... Que voulez-vous que fasse un pauvre garçon, qu’une famille envoie follement à Paris avec plus de bons conseils pue de billets de banque, et à qui la tête tourne bientôt au milieu de tous les sots opulents et de tous les intrigants enrichis qui remuent ici l’or à pleines mains !... Il faut plus de courage pour vivre pauvre à Paris que pour se faire tuer partout ailleurs, et celui qui peut y passer sa vie sans fortune et sans bassesses a plus de vertus à lui seul que tous les sept sages de l’antiquité.
ISABELLE, avec une légère expression de dédain.
En vérité ?...
ALBERT.
Mais enfin le ciel, qui ne m’avait pas donné une assez grande dose de sagesse, m’envoie la fortune en dédommagement.
LA MARQUISE.
L’oncle dont monsieur nous a parlé si souvent est mort ; M. de Montigny hérite, et le voici avec plus de soixante mille livres de rentes !
ISABELLE, avec joie.
Vous voilà donc bien heureux ?...
ALBERT.
Offrant ma fortune à celle qui avait bien voulu m’accepter sans cela ?
ISABELLE.
Ah !
Elle regarde attentivement Léonce, qui reste calme, mais profondément triste.
ALBERT.
Et très disposé à jouir du bien que le ciel m’envoie et sur lequel je ne complais plus...
À Léonce.
Il est bien entendu que je renonce aux affaires ; ainsi Léonce, plus de craintes.
LÉONCE, d’un air contraint.
Rien ne troublera son bonheur.
ISABELLE, à part, regardant Léonce.
Comme il souffre !
ALBERT, riant.
J’ai fait une belle peur au docteur Dambleville ! mais non-seulement il ne perdra rien, il y gagnera : je le prends pour médecin... par exemple, je tâcherai de n’être jamais malade.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
M. le marquis de Tréneuil ! M. le docteur Dambleville !
Scène X
M. DE TRÉNEUIL, DAMBLEMLLE, ALBERT, ISABELLE, LA MARQUISE
DAMBLEVILLE, après avoir salué.
Oui, monsieur le marquis, tout ce qui regarde cette affaire a été remis à M. Léonce ; il y a des lettres fort importantes, à ce que dit M. Gribelet.
ALBERT, à part.
Des lettres ?
LE MARQUIS.
Nous allons les connaître et tout s’éclaircira enfin.
La porte de gauche s’ouvre : madame de Courtenay entre appuyée sur mademoiselle Monistrol.
MADAME DE COURTENAY.
J’ai l’honneur de saluer madame la marquise et la prie de m’excuser : les émotions de ces derniers jours m’ont ôté le peu de forces...
LA MARQUISE.
Asseyez-vous donc, Madame.
ISABELLE, à part.
Et c’est moi !...
La marquise fait asseoir madame de Courtenay à gauche, et les personnages se trouvent ainsi placés : M. de Tréneuil, Dambleville, Albert, Isabelle, Léonce, madame de Courtenay assise, la marquise, mademoiselle Monistrol.
MADAME DE COURTENAY.
C’étaient mes deux enfants, Madame ; ma fille me quitte...
À demi-voix.
et regardez mon fils !
DAMBLEVILLE.
Permettez-vous, Mesdames, qu’avant de songer à tout autre intérêt, des papiers importants, remis à M. Léonce, soient connus de tous ? cela ne souffre aucun retard.
M. DE TRÉNEUIL.
Oui, et j’attends.
ALBERT, avec inquiétude.
Quels papiers ?
ISABELLE, qui les tient à sa main, les lui montrant.
Ceux-ci sans doute ?
ALBERT, faisant un mouvement, à part.
Ciel ! infâme Gribelet !
DAMBLEVILLE, à Isabelle.
Ah ! c’est vous qui les avez ? vous les connaissez donc ?
ISABELLE.
Ces papiers, je ne les ai pas lus ; personne ne sait ici ce qu’ils renferment que M. Léonce... c’est à lui, à lui seul qu’il faut s’en rapporter.
LÉONCE, faisant un mouvement.
À moi ?
ISABELLE.
Vous le connaissez tous assez bien pour l’en croire ! Monsieur de Courtenay, parlez, faut-il les lire ou les brûler ?
Bas en les lui remettant.
Le sort de M. de Montigny est entre vos mains.
LA MARQUISE, à part.
Lui, si amoureux !
ALBERT, à part.
Je suis perdu !
LÉONCE, prenant les papiers lentement de la main droite, les passant dans la main gauche et les jetant dans le feu qui est à sa droite derrière.
La lecture de ces papiers est inutile maintenant, et ils ne renfermaient rien qui pût compromettre l’honneur de M. de Montigny, je l’atteste.
ALBERT, faisant un mouvement à part.
Ah ! brave garçon !
ISABELLE, à part.
Noble cœur !
LE MARQUIS.
Mais, Monsieur de Courtenay...
LÉONCE.
Le soupçon ne peut vous atteindre, monsieur le marquis.
DAMBLEVILLE.
Et mes deux cent mille francs ?
LÉONCE.
Votre argent, docteur, ne court plus aucun risque.
DAMBLEVILLE.
Bah !
ALBERT, gaiement.
Est-ce que vous en doutiez ?
DAMBLEVILLE.
Dame ! je ne suis pas encore trop rassuré.
ISABELLE, très agitée et avec joie.
C’est que vous ne savez pas tout, docteur ; vous ignorez encore que M. de Montigny est devenu riche, très riche ! il hérite d’une immense fortune, et il m’offre...
ALBERT.
Un hôtel bâti exprès pour donner des fêtes et une terre magnifique.
ISABELLE, avec joie.
Oui, tous les avantages de l’opulence, tous les plaisirs du monde, il les a, lui !
DAMBLEVILLE.
Et M. Léonce n’a rien !
LÉONCE.
Je travaillerai.
ISABELLE, avec transport.
Oui, le travail, la retraite, point de fortune ! rien, ô mon Dieu ! je te rends grâces ! il saura donc que je l’aime.
LÉONCE.
Ciel !
ISABELLE, à madame de Courtenay.
Votre amitié et l’amour de Léonce peuvent-ils m’être rendus ?...
LÉONCE, avec transport.
Un pareil bonheur est-il bien vrai ?
ISABELLE, allant se jeter à genoux devant madame de Courtenay.
Ô ma mère ! pardonnez-moi.
MADAME DE COURTENAY.
Ma fille !
ALBERT, avec mécontentement.
Ah ça ! mais permettez...
DAMBLEVILLE, lui prenant le bras.
Il avait donné sa fortune pour assurer le mariage de mademoiselle de Monville.
ALBERT.
Avec son rival ?
Gaiement, comme prenant son parti.
Ah ! ma foi, s’il n’était pas heureux...
DAMBLEVILLE.
Le bonheur aurait tort, n’est-il pas vrai ?
ALBERT.
Et cela ne doit pas être : aussi, cette fois, c’est moi qui partirai pour l’Italie.
DAMBLEVILLE, souriant.
Et je suis tranquille ; vous ne vous jetterez pas dans le Tibre, vous !
ALBERT, riant.
Léonce ne serait pas là pour me sauver.
LA MARQUISE.
Bien, monsieur de Montigny !
MADEMOISELLE MONISTROL.
Elle ne sera pas même baronne !
ISABELLE.
Je serai heureuse.
[1] Les personnages sont indiqués, en tête de chaque scène, dans l’ordre qu’ils doivent tenir au théâtre ; le premier occupe la droite de l’acteur.