Monsieur Piégois (Alfred CAPUS)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois sur la scène du théâtre de la Renaissance, le 5 avril 1905.
Personnages
MONSIEUR PIÉGOIS, directeur du casino de Bagnères-d’Oron
LEBRASIER, chef de bureau à l’Assistance publique
JANTEL, banquier
HERBELIN, maire de Bagnères-d’Oron
DE CERNEUIL
BOISGENET
BARON ALBERTI
LESTROT
PREMIER MONSIEUR
DEUXIÈME MONSIEUR
PREMIER JOUEUR
DEUXIÈME JOUEUR
JEAN
HENRIETTE AUDRY, sœur de Jantel
EMMA
MADAME JANTEL
CARMEN
MADAIME LESTROT
LÉA
SUZANNE, fille de Jantel
MARGUERITE, fille de Jantel
UNE DAME
UNE FEMME DE CHAMBRE
JOUEURS
JOUEUSES
CROUPIERS
Au troisième acte, DANSEURS et DANSEUSES en tenue de soirée.
Les trois actes se passent de nos jours à Bagnères-d’Oron, station thermale des Pyrénées : le premier acte au casino, le second dans la villa Jantel, et le troisième dans le cabinet de Piégois, au casino.
ACTE I
Une salle du casino de Bagnères-d’Oron, dans les Pyrénées.
À gauche, premier plan, une porte. Deuxième et troisième plans, un escalier double aboutissant à une plate-forme par laquelle on accède à la salle de baccara. On lit sur la porte : Cercle ou Salle de jeu. Au fond, en pan coupé, une grande porte. Au fond, de face, vaste baie par laquelle on entrevoit des tables de petits chevaux, des joueurs, hommes et femmes. À droite, une grande porte ; au premier plan, porte du cabinet de Piégois. Quand, dans l’acte, on entrouvre la porte de la salle de baccara, on aperçoit une portion de la table et quelques joueurs. Au milieu de la scène, une banquette ronde de cercle. Des plantes, çà et là, des fauteuils de cuir et de paille. Rocking-chairs.
Scène première
BOISGENET, DE CERNEUIL, JOUEURS et JOUEUSES, CROUPIERS des petits chevaux, UN AUTRE CROUPIER, sur la scène, CINQ ou SIX MESSIEURS, DEUX DAMES
Au lever du rideau, la baie donnant dans la salle des petits chevaux est ouverte. On entend les tourniquets et on voit les tables.
UN DES CROUPIERS des petits chevaux.
Le six !
Il paye et ramasse les mises.
L’AUTRE, à une autre table.
Le sept !
UNE DAME.
Encore le sept !
LE CROUPIER.
Encore, oui, madame.
LA DAME.
Ça fait trois fois de suite !
LE CROUPIER.
Oui, madame, trois fois...
UNE AUTRE DAME.
Et ma mise, vous ne la payez pas ?
LE CROUPIER.
Je l’ai payée...
LA DAME.
Je vous demande pardon.
LE CROUPIER.
J’en suis sûr, madame. Vous l’avez ramassée... Vos jeux, messieurs !
Bruit de tourniquets.
UN MONSIEUR, sur la scène, premier plan, à un autre.
À quelle heure la partie ?
Le baron Alberti entre par la gauche et cause avec un croupier qui se trouve à l’entrée du cercle.
UN AUTRE MONSIEUR.
Ça ne va pas tarder.
UN TROISIÈME MONSIEUR, sur la plate-forme, sortant du cercle, à un des croupiers du Baccara qui descend l’escalier.
Y a-t-il un banquier ?
LE CROUPIER, laissant passer avec respect le baron Alberti qui vient de lui parler à l’oreille.
Bien, monsieur le baron.
TROISIÈME MONSIEUR, au croupier.
Je vous demande s’il y a un banquier ?
LE CROUPIER.
J’annonce à l’instant...
Il monte sur la plate-forme, et à haute voix.
Il y a cinquante louis en banque par monsieur le baron Alberti !
DEUXIÈME MONSIEUR, au premier.
Venez-vous ?
PREMIER MONSIEUR.
Je me tâte...
DEUXIÈME MONSIEUR.
Qui est-ce, le baron Alberti ?
PREMIER MONSIEUR.
On ne le saura jamais.
LE CROUPIER, à haute voix.
Une fois, deux fois, trois fois... personne ne met au-dessus ?... La banque est adjugée à monsieur le baron.
Il rentre avec le baron dans la salle de jeu ; les deux messieurs les suivent.
UNE DAME, à un voisin.
Vous avez tort. Dans les villes d’eaux, les premières banques sont en général mauvaises...
LE MONSIEUR.
Allons !
UN AUTRE CROUPIER, qui s’est avancé sur la plate-forme.
Mesdames, messieurs ! la partie va commencer !...
Montent alors, avec la dame et le monsieur de la réplique précédente, deux jeunes gens et une autre dame, ainsi que deux autres joueurs qui se lèvent d’un canapé à droite.
BOISGENET, s’approchant de l’escalier et faisant signe au croupier.
Hé ! Jean !
LE CROUPIER, descendant quelques marches.
Monsieur Boisgenet ?
BOISGENET, baissant légèrement la voix et désignant la porte de droite.
Est-ce que Piégois est chez lui ?
LE CROUPIER.
Il était en villégiature depuis deux jours, chez des amis, aux environs, mais il est revenu par le train de trois heures, avec madame.
BOISGENET.
Madame Piégois ?... Comment ! Piégois est marié ?
LE CROUPIER.
À peu près.
BOISGENET.
Ah ! oui... j’y suis... Une dame assez jolie, boulotte... avec de grands chapeaux !
LE CROUPIER.
C’est ça.
BOISGENET.
A-t-il l’air de bonne humeur, en ce moment, monsieur le directeur du Casino ?
LE CROUPIER.
Monsieur Piégois a toujours l’air de bonne humeur... Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur Boisgenet ?
BOISGENET.
Parce que j’ai rudement perdu hier soir...
LE CROUPIER.
Ah ! ah !
BOISGENET.
Et je voulais savoir si Piégois a l’air d’un homme qui me prêtera une centaine de louis tout à l’heure !
LE CROUPIER.
C’est pile ou face.
BOISGENET.
Il passera par ici, n’est-ce pas ?
LE CROUPIER.
Certainement.
BOISGENET.
Bon ! je vais le guetter...
Il va s’asseoir sur un fauteuil au fond.
DE CERNEUIL, au croupier qui remonte.
Jean ?
LE CROUPIER.
Monsieur Cerneuil ?...
À part.
Autre tapeur.
DE CERNEUIL, à voix basse.
Vous n’avez pas vu Piégois ?
LE CROUPIER.
Nous l’attendons d’un instant à l’autre.
DE CERNEUIL.
Parfait...
LE CROUPIER.
Dites, monsieur Cerneuil ?
DE CERNEUIL.
Quoi, mon ami ?
LE CROUPIER, se tournant légèrement du côté de Boisgenet.
Je vous préviens que votre ami, monsieur Boisgenet, attend aussi monsieur Piégois, et pour la même raison que vous, probablement. Il n’a pas été heureux, hier soir.
DE CERNEUIL.
Et moi, donc !
LE CROUPIER.
Si vous ne trouvez pas un truc pour l’éloigner, vous allez vous faire du tort tous les deux.
DE CERNEUIL.
Merci, Jean... Je vais tâcher de trouver un truc.
LE CROUPIER.
Bonne chance, monsieur Cerneuil !
DE CERNEUIL.
Un louis pour vous, si ça réussit...
Le croupier remercie de la tête et disparaît dans la salle de baccara. De Cerneuil regarde sa montre et fait quelques pas de long en large. Boisgenet, en l’apercevant, se lève du canapé et s’avance vers lui.
BOISGENET.
Tiens, Cerneuil, ça va ?
DE CERNEUIL.
Et vous ?
Poignée de main.
BOISGENET, ouvrant un étui.
Une cigarette ?
DE CERNEUIL.
Avec plaisir.
BOISGENET.
Vous ne jouez pas cet après-midi ?
DE CERNEUIL.
Non, je me réserve pour ce soir.
BOISGENET, essayant de l’entrainer.
Venez faire un tour, alors ?
DE CERNEUIL.
Pas maintenant... J’attends Piégois...
BOISGENET, souriant.
Diable ! c’est que... moi aussi... Et je suis tellement décavé, cher ami, qu’il m’est impossible de vous céder la place, je vous l’avoue franchement.
DE CERNEUIL, vivement.
Oh ! ne craignez rien. Je n’attends pas Piégois pour le taper, au contraire...
Sur un geste de Boisgenet.
Oui, ça paraît extraordinaire, au premier abord. Figurez-vous que j’ai touché ce matin, par miracle, une petite somme sur laquelle je ne comptais pas. Or, je dois une centaine de louis déjà à Piégois. Si je ne les lui rends pas tout de suite, je me connais, je ne les lui rendrai jamais, et, comme Piégois est un homme qu’on retrouve à l’occasion...
BOISGENET.
Mais ça va très bien, alors !... Je voulais justement lui demander cent louis.
DE CERNEUIL.
Il les aura touchés cinq minutes avant, il ne pourra pas vous les refuser.
BOISGENET.
Merci, cher ami, merci... Je vous laisse... dépêchez-vous...
Il lui serre la main et sort.
Scène II
DE CERNEUIL, puis HERBELIN, puis CARMEN et LÉA
DE CERNEUIL, seul.
Voilà... Ça y est !...
À Herbelin qui paraît à droite.
Monsieur le maire, j’ai l’honneur de vous saluer.
HERBELIN, lui serrant la main.
Comment allez-vous, monsieur Cerneuil ?...
Au valet de pied.
Voulez-vous m’annoncer à monsieur le directeur ?
Le valet de pied fait un geste et entre à droite.
DE CERNEUIL.
Ah ! ah ! vous venez aux ordres !
HERBELIN.
Permettez...
DE CERNEUIL.
Si, si ! vous venez prendre les ordres du patron, du maître de tout le pays, de Piégois !
HERBELIN.
Je vous assure, monsieur Cerneuil, que le conseil municipal conserve son indépendance.
DE CERNEUIL.
Oh ! moi, je n’y tiens pas, vous savez... Dites donc, pourriez-vous me laisser passer avant vous ? Je n’ai que deux mots à dire à Piégois.
HERBELIN.
Comment donc !...
LE VALET DE PIED, revenant.
Monsieur Piégois prie monsieur le maire de ne pas s’éloigner. Il va le voir dans cinq minutes.
HERBELIN, à de Cerneuil.
On m’a raconté que vous n’aviez pas été heureux, hier soir ?
DE CERNEUIL.
J’ai perdu tout ce que j’ai voulu... Si je n’étais pas aussi sûr que la partie est honnête à Bagnères-d’Oron !...
HERBELIN.
Si elle est honnête ! Vous n’en doutez pas, j’espère ? Pensez-vous que Piégois soit homme à tolérer le moindre scandale ?
DE CERNEUIL.
Évidemment... Oh ! de ce côté-là !... Et la saison, monsieur le maire, s’annonce-t-elle bien, la saison, à Bagnères-d’Oron ?
HERBELIN.
Nous avons un tiers de baigneurs de plus que l’an dernier à la même époque ! Hein ! quelle prospérité pour une station qui n’a que cinq ans d’existence ! Nous commençons à faire concurrence à Luchon et à Bagnères-de-Bigorre !... Un casino !... des courses de taureaux !...
DE CERNEUIL.
Des courses de taureaux ?...
HERBELIN.
Oui, mon cher monsieur, nous avons, le 15, une course de taureaux. Elle est même déjà interdite, le préfet vient de m’en aviser. J’ai fait afficher l’interdiction et toutes les places sont déjà louées... Mais savez-vous ce qui fait notre succès grandissant ? C’est que nous sommes avant tout une station de familles... de familles élégantes, de familles qui s’amusent, mais de familles... Vous connaissez les Jantel, n’est-ce pas ? Les Jantel, de Paris ?... Grande maison de banque, honorable, solide... Eh bien ! les Jantel viennent de s’installer ici... Voilà l’élément qu’il nous faut... Ah ! parbleu ! je sais bien qu’il commence à s’en introduire un autre... l’élément cosmopolite... les cocottes... mais il est encore peu nombreux et nous tenons la main, Piégois et moi, à ce qu’il ne se développe pas trop rapidement.
DE CERNEUIL.
Pourtant, des cocottes n’ont jamais nui à la prospérité d’une ville d’eaux.
HERBELIN.
Les grandes, je ne dis pas. Mais nous n’avons encore que des petites, des débutantes qui nous arrivent de Toulouse, de Bordeaux, pas même de Paris... comme ces deux-là, par exemple !...
Il désigne deux jeunes femmes élégantes qui viennent de rentrer par la gauche.
DE CERNEUIL.
Elles sont charmantes.
HERBELIN.
Vous les connaissez ?
DE CERNEUIL.
Pas du tout.
LÉA, apercevant de Cerneuil.
Bonjour, Cerneuil.
CARMEN.
Bonjour, mon petit Cerneuil.
DE CERNEUIL.
Tiens ! je les connais. Mais où diable ?...
À Léa et à Carmen.
Mes enfants, je ne voudrais pas avoir l’air indiscret... Mais vous seriez bien gentilles de me rappeler où j’ai eu le plaisir ?...
CARMEN.
Ça c’est un peu fort.
LÉA.
À Bordeaux.
DE CERNEUIL.
Ah ! ah ! oui... j’y suis... à Bordeaux.
CARMEN.
L’an dernier.
LÉA.
Quand vous êtes allé à Biarritz...
DE CERNEUIL.
Parfaitement... parfaitement...
CARMEN.
Vous étiez avec votre ami, monsieur Boisgenet.
LÉA.
Sur le quai de la gare, en attendant le rapide... Vous ne saviez pas quoi faire.
CARMEN.
Nous non plus.
LÉA.
Et vous nous avez emmenées dîner...
À Herbelin.
Oh ! en tout bien, tout honneur...
HERBELIN.
Je l’espère.
DE CERNEUIL, à Herbelin.
Je ne le leur fais pas dire...
À Léa et à Carmen.
Au fait, que je vous présente à monsieur le maire...
Bas à Carmen.
Rappelez-moi le nom de votre amie ?
CARMEN.
Léa... et moi Carmen.
DE CERNEUIL.
Bon... Mon cher monsieur Herbelin, je vous présente mademoiselle Léa et mademoiselle Carmen...
CARMEN, s’inclinant.
Monsieur le maire...
LÉA, même jeu.
Monsieur le maire...
HERBELIN.
Ah ! mesdemoiselles, vous êtes de Bordeaux ?... Et vous ne songez pas à aller à Paris un de ces jours ?
CARMEN.
Oh ! pas encore... Mais on espère y aller plus tard... Maintenant, on est trop jeune...
HERBELIN.
Mes enfants, je n’ai pas de conseils à vous donner...
LÉA.
Mais au contraire, il faut nous en donner, nous en avons besoin...
HERBELIN.
Voici... Vous devriez essayer... Mon Dieu ! ce que je vais vous dire n’a pas l’air très moral, au premier abord...
CARMEN.
Ça ne fait rien.
HERBELIN.
Mais moi, avant tout, je suis pour les convenances, la bonne administration... Eh bien ! des femmes seules... des femmes élégantes comme vous, ce n’est pas très bien vu et ça peut gêner les familles. Vous me comprenez ?
CARMEN.
Oui, monsieur le maire.
HERBELIN.
Alors, vous devriez essayer de trouver... comment dirais-je ?... des messieurs, distingués autant que possible, qui vous accompagneraient...
LÉA.
Mais, monsieur le maire, c’est ça qu’on cherche, justement.
CARMEN.
Indiquez-les-nous.
HERBELIN.
Ce n’est pas mon affaire... Cependant, j’ai remarqué deux jeunes gens, deux Américains... qui ont l’air de s’ennuyer beaucoup...
CARMEN.
Où sont-ils ?
HERBELIN.
Ils sont en train de jouer au baccara... Mais je vous recommande d’être convenables... Parlez-leur de leur pays...
CARMEN.
Oui... oui... Merci, monsieur le maire... Ah ! s’il y avait beaucoup de gens comme vous !...
HERBELIN.
Ne me remerciez pas...
LÉA.
Avant, nous voudrions bien dire un mot à M. Piégois.
Scène III
LÉA et CARMEN, HERBELIN, à droite, près de la porte, DE CERNEUIL, devant, LE VALET DE PIED, à la porte du fond, à droite, UN CROUPIER, sur la plate-forme du baccara, PIÉGOIS, sortant de son cabinet à droite, puis LE BARON
PIÉGOIS, tendant la main à Herbelin.
Ah ! Herbelin... J’ai à vous parler... Tiens ! Cerneuil... Ça va, mon bon Cerneuil ?...
Il va à Cerneuil et ils se trouvent tous deux à part, sur le devant.
DE CERNEUIL.
Bonjour, Piégois... On ne vous a pas vu depuis deux jours... La partie a été superbe... superbe... superbe... oui... oui...
Il hésite.
PIÉGOIS, le regardant.
Mon petit, je suis un peu pressé... Vous allez me dire un tas de balivernes, tout ça pour en arriver à me demander vingt-cinq louis... C’est vingt-cinq louis ?...
DE CERNEUIL.
Puisque vous avez deviné ?
PIÉGOIS.
L’habitude...
Il tire son portefeuille et lui remet des billets.
DE CERNEUIL.
Je vous rendrai ça demain, j’attends de l’argent.
PIÉGOIS, avec bonhomie.
Pas de gasconnade, mon petit.
DE CERNEUIL, s’éloignant.
Merci, Piégois.
Il entre au baccara.
PIÉGOIS.
Encore quelques secondes, Herbelin, je suis à vous...
Il fait signe au croupier qui se trouve sur la plate-forme.
Édouard ?
LE CROUPIER, descendant précipitamment.
Monsieur Piégois ?
PIÉGOIS, le prenant par l’épaule et l’amenant du côté opposé à celui où est Herbelin.
Qui a la banque en ce moment ?
LE CROUPIER.
Le baron.
PIÉGOIS, un temps.
Il gagne ?
LE CROUPIER.
Oui.
PIÉGOIS.
Ah !... beaucoup ?
LE CROUPIER.
Beaucoup.
PIÉGOIS.
Trop ?
LE CROUPIER.
Un peu trop.
PIÉGOIS.
Va lui dire dans le tuyau de l’oreille qu’il ait la complaisance de lever la banque immédiatement et que je désire causer cinq minutes avec lui.
LE CROUPIER.
J’y vais.
PIÉGOIS.
Fais ça proprement, hein, mon petit ?
LE CROUPIER.
Soyez tranquille, monsieur Piégois.
Il remonte.
LÉA, voyant que Piégois est seul, un instant, au pied de l’escalier, s’avance avec son amie, vivement.
Bonjour, monsieur Piégois...
CARMEN.
Bonjour, monsieur Piégois...
PIÉGOIS.
Bonjour, mes enfants... Quoi de neuf ?
LÉA, bas.
On en a une déveine, en ce moment, monsieur Piégois...
CARMEN.
Ce n’est pas une déveine... C’est la déveine...
LÉA.
Et combien de temps ça va-t-il durer ?
CARMEN.
On ne sait plus... quoi !... on ne sait plus !
PIÉGOIS, leur remettant quelques pièces d’or.
Tenez... Mais vous avez dîné hier avec le baron Alberti ?
CARMEN.
Oui, oui...
PIÉGOIS.
Est-ce que vous le connaissez ?
CARMEN.
Non, pas du tout, c’est un ami.
PIÉGOIS.
Au revoir, alors...
Il les congédie.
LÉA et CARMEN.
Au revoir, monsieur Piégois.
LE BARON, apparaissant en haut de la plate-forme, salue Léa et Carmen, et, du haut de l’escalier.
Où est-il, ce monsieur qui me demande ?
PIÉGOIS.
Ici.
Le baron descend et vient à Piégois.
LE BARON.
À qui ai-je l’honneur de parler ?
PIÉGOIS.
À monsieur Piégois, directeur du casino.
LE BARON.
Et vous désirez, monsieur ?
PIÉGOIS.
Voici, monsieur le baron. Verriez-vous un inconvénient quelconque à prendre le train de six heures quarante-cinq ?
LE BARON.
Je ne comprends pas.
PIÉGOIS.
C’est un train excellent : il y a des wagons-lits.
LE BARON.
Vous me faites une plaisanterie, n’est-ce pas ?
PIÉGOIS.
Si vous vous refusiez, par hasard, à prendre le train que je vous indique, monsieur le maire que voici...
Il désigne Herbelin qui lit un journal.
et qui est non seulement le premier magistrat de la commune, mais encore le chef de la police municipale, vous ferait une plaisanterie bien meilleure encore : il vous mettrait en état d’arrestation...
LE BARON.
Monsieur !... Savez-vous à qui vous parlez ?... Je suis le baron Alberti... une des plus vieilles familles italiennes...
PIÉGOIS.
Moi, je suis d’une des plus vieilles familles de Montmartre.
LE BARON.
Je vais aller me plaindre au consul d’Italie !
PIÉGOIS.
Le consul d’Italie, ici, c’est moi... Allons, mon petit, allez-vous-en sans faire le malin, c’est un conseil que je vous donne... Je ne connais pas très bien votre figure ; mais, au lieu d’être le baron Alberti, vous seriez le nommé Blondeau, professeur de baccara, membre de plusieurs cercles parisiens et expulsé de plusieurs autres, que ça ne m’étonnerait pas autrement... Alors, nous partons ce soir, n’est-ce pas, mon bon ?... Parfait !... Un dernier mot : Vous allez laisser mille francs à monsieur le maire, pour les pauvres de la commune... Là... donnez-les-lui tout de suite...
Le baron sort un portefeuille et, allant à Herbelin, lui remet un billet.
LE BARON.
Monsieur le maire, voici mille francs pour les pauvres de la commune.
HERBELIN, prenant le billet.
Votre nom, monsieur ?
LE BARON.
C’est un don anonyme.
Il remonte vers la plate-forme et réclame à voix basse son pardessus à un valet de pied qui le lui remet.
HERBELIN, venant à Piégois.
Qui est ce monsieur ?
PIÉGOIS.
C’est un monsieur qui joue admirablement au baccara et qui ne reviendra plus.
LE BARON, qui a endossé son pardessus, à Piégois.
C’est tout ce que vous aviez à me dire ?
PIÉGOIS.
C’est tout.
LE BARON, à Herbelin.
Monsieur le maire, j’ai l’honneur de vous saluer.
Il sort par la gauche.
Scène IV
PIÉGOIS, HERBELIN
HERBELIN.
Comment ! ce monsieur serait un...
PIÉGOIS.
Oui... Et, pour une fois que je m’absente et que je vous confie la direction du casino, voilà ce que vous laissez entrer...
HERBELIN.
Je ne savais pas.
PIÉGOIS.
Il fallait prendre des renseignements. Je vous ai déjà dit cent fois que je ne voulais pas laisser pénétrer le premier venu au casino. Mais vous, ça vous est égal... Pourvu que vous gagniez de l’argent et que vous exploitiez les baigneurs...
HERBELIN.
Oh !
PIÉGOIS.
Je reçois des réclamations de toutes parts. Ce sont des taquineries, des mesquineries sans nombre !
HERBELIN.
Exemple ?
PIÉGOIS.
Exemple ? La musique était gratuite l’année dernière ; voilà que vous vous avisez de faire payer l’entrée. Vous avez augmenté le prix du funiculaire... On éteint l’électricité, dans les rues, à dix heures du soir... Et les travaux que vous avez promis, où sont-ils ? J’ai payé la moitié de l’hôpital, à moi tout seul, et la première pierre n’est pas encore posée... Si ça continue, j’irai trouver le préfet qui est un de mes amis, je ferai dissoudre le conseil municipal sous un prétexte quelconque que je me charge d’inventer, et je me ferai nommer maire à votre place ! Ma parole, depuis que vous vous êtes tous enrichis par des spéculations de terrains !...
HERBELIN.
Oh !
PIÉGOIS.
Tiens ! parbleu, moi aussi, il n’aurait plus manqué que ça !
HERBELIN.
Je vous assure, Piégois, que les charges municipales...
PIÉGOIS.
Les charges municipales !... C’est à hausser les épaules !... Quand on pense à ce qu’était votre commune il y a cinq ans ! Un trou dans les Pyrénées, avec quelques maisons rangées le long d’une ornière et des tas de fumier tout autour !
HERBELIN, vexé.
Nous n’en avons pas moins une source qui guérit toutes les maladies de la gorge !
PIÉGOIS.
Savez-vous pourquoi elle les guérit, votre source, les maladies de la gorge ? Parce que j’ai fondé un casino !
HERBELIN.
Piégois, ne vous fâchez pas, au nom du ciel ! Est-ce que nous ne finissons pas toujours par faire vos volontés ? Je le leur répète à chaque séance, au conseil municipal : « Il faut marcher avec Piégois... À qui devons-nous notre prospérité ?... À Piégois ! » Quant à moi, je vous suis tout dévoué, vous n’en doutez pas ?
PIÉGOIS.
Je veux bien le croire.
HERBELIN, à l’oreille.
Je vous promets que l’on construira le nouveau marché sur vos terrains de la rue Neuve, là... Je suis en pourparlers pour votre lot le long du gave... Toutes vos villas sont louées, sauf la villa des Coccinelles, mais j’ai rendez-vous tout à l’heure avec un amateur... Nom d’un chien ! Piégois, est-ce que vos intérêts ne sont pas les miens ?
PIÉGOIS.
Bon, bon ! Nous verrons !... Ah ! autre chose, maintenant ?
HERBELIN.
Quoi ?
PIÉGOIS.
Vous connaissez tout le monde, ici ?
HERBELIN.
C’est mon devoir.
PIÉGOIS.
Qui est donc la personne que j’ai rencontrée souvent depuis une huitaine de jours avec madame Jantel ?
HERBELIN.
Et un petit garçon de cinq ou six ans ?
PIÉGOIS.
Oui.
HERBELIN.
Je la connais parfaitement. Elle est ici en effet depuis huit jours environ. C’est la sœur de monsieur Jantel, madame Audry, la veuve de monsieur Audry qui était conseiller à Paris. Elle habite chez son frère... C’est une femme absolument charmante... d’une élégance, d’une distinction !...
PIÉGOIS.
J’ai voyagé tantôt avec elle... Elle est montée dans notre compartiment, à l’embranchement d’Orthez.
HERBELIN.
Oui, elle était allée à Orthez voir une gouvernante que je lui avais recommandée.
PIÉGOIS.
Ah çà ! Herbelin. vous vous faufilez donc partout ?
HERBELIN.
Ce n’est pas comme vous qui n’allez nulle part, et qui vivez comme un sauvage !... Vous vous cantonnez trop dans votre affaire, combien de fois vous lai-je dit ? Vous négligez trop certaines relations, certaines influences... Un homme comme vous peut arriver à tout, à notre époque. Vous n’êtes donc pas ambitieux ?... Moi, à votre place, je le serais follement.
PIÉGOIS.
Mais vous, Herbelin, vous n’êtes pas un sage.
HERBELIN.
Je voudrais jouir de la vie plus que vous... Je voudrais avoir des maîtresses... Je sais bien, vous en avez une... je voudrais en avoir dix !
PIÉGOIS.
Bigre !
HERBELIN.
C’est une façon de parler... Au fond, vous êtes plus bourgeois que moi, c’est vrai. J’entends dire souvent : « Ce Piégois, en voilà un qui a eu une existence mouvementée ». J’ignore si vous avez eu une existence mouvementée, vous ne me l’avez jamais racontée, mais j’ai envie de répondre : « Piégois est un simple bourgeois, pas autre chose... Il finira à la campagne... » Un louis contre cinq que vous êtes bachelier ?
PIÉGOIS, souriant.
Je le suis.
HERBELIN.
Moi, pas.
PIÉGOIS, va vers le cercle et interroge à voix basse le croupier qui se trouve sur la plate-forme, puis à Herbelin.
Vous disiez que les Jantel ?
HERBELIN.
Ah ! oui... j’ai dîné chez eux hier soir... Nous avons fait un poker...
PIÉGOIS.
Vous jouez le poker, Herbelin ?
HERBELIN.
Je l’ai appris cet hiver... Si l’on m’avait dit ça, il y a cinq ans !... Vous pouvez vous vanter d’avoir fait une révolution dans le pays. Figurez-vous que nous avons joué jusqu’à trois heures du matin.
PIÉGOIS.
Oh !... Et qu’a dit madame Herbelin ?
HERBELIN.
Ma femme ?... Elle m’a demandé si j’avais gagné... Et, comme j’avais gagné la forte somme, ça s’est très bien passé... Quelle joueuse, cette madame Jantel !
PIÉGOIS.
Enragée.
HERBELIN.
Est-ce exact ce qu’on m’a dit, qu’elle doit pas mal d’argent à la caisse du casino ?
PIÉGOIS.
Chut !
HERBELIN.
D’ailleurs, Jantel est assez riche... Un banquier !
PIÉGOIS.
Et madame... Audry, n’est-ce pas ?
HERBELIN.
Oui.
PIÉGOIS.
Est-ce qu’elle joue aussi ?
HERBELIN.
Oh ! pas du tout... ce n’est pas son genre... Tout ce qu’il y a de plus sérieux, madame Audry... Vous la verrez peut-être cet après-midi... Elle a promis à sa belle-sœur de l’accompagner au casino où elle n’est pas encore venue... Désirez-vous que je vous présente ?
PIÉGOIS.
Nous verrons...
HERBELIN.
Vous n’avez pas autre chose à me dire ?
PIÉGOIS.
Non...
Entre un valet de pied qui remet une carte à Herbelin.
LE VALET DE PIED, à Herbelin.
Ce monsieur attend dans le salon de lecture.
HERBELIN, au valet de pied.
Pourquoi ne vient-il pas ?... Dites-lui d’entrer.
LE VALET DE PIED.
Bien, monsieur le maire...
Il sort.
HERBELIN, à Piégois.
C’est pour la villa, justement.
PIÉGOIS.
Faites pour le mieux, je m’en rapporte à vous. Il faut que j’aille jeter un coup d’œil au baccara.
Il monte l’escalier.
HERBELIN.
Vous en voulez toujours cinq mille, des Coccinelles ?
PIÉGOIS.
Toujours.
Il entre au baccara. Paraît Lebrasier.
Scène V
HERBELIN, LEBRASIER
LEBRASIER, qui entre dès que Piégois a disparu, à part, en regardant avec méfiance autour de lui.
J’ai horreur d’entrer dans ces endroits-là...
Apercevant Herbelin.
Monsieur le maire de Bagnères-d’Oron ?
HERBELIN.
Lui-même... C’est vous, monsieur, qui avez pris la peine de passer chez moi ?... Nous nous serons croisés en route.
LEBRASIER.
Probablement.
HERBELIN.
Qu’y a-t-il pour votre service ?
LEBRASIER.
Voici, monsieur le maire. Je suis arrivé hier soir de Paris. Je suis descendu à l’hôtel Régina.
HERBELIN.
C’est le meilleur.
LEBRASIER.
Il n’y avait pas une chambre libre. Pourquoi le conducteur de l’omnibus, sachant parfaitement qu’il n’y avait pas une chambre libre, a-t-il pris tout de même mes bagages ?... Ce sont là les mystères des villes d’eaux... N’importe ! Le gérant de l’hôtel n’a pas été embarrassé pour si peu. Il m’a offert de me dresser un lit dans l’office, près de la cuisine. Il était trop tard pour chercher ailleurs. J’ai dû accepter. J’ai passé la nuit dans une atmosphère infectée d’odeurs nauséabondes...
HERBELIN.
Il fallait ouvrir la fenêtre.
LEBRASIER.
C’est ce que j’ai tenté de faire, mais il venait un air glacial.
HERBELIN.
Un air glacial, dans les Pyrénées, au mois de juillet !...
LEBRASIER.
Il fait horriblement chaud dans la journée, mais la nuit on gèle. C’est très malsain. Il est à remarquer, d’ailleurs, que c’est toujours dans des endroits très malsains que l’on envoie les gens se soigner...
Sur un geste de Herbelin.
Laissez-moi continuer... Ce matin, je me suis mis en quête d’une vraie chambre, dans un hôtel. Je n’ai rien trouvé d’habitable, nulle part.
HERBELIN.
La saison bat son plein.
LEBRASIER.
J’aurais mieux fait, évidemment, d’écrire à des amis que j’ai ici, de vouloir bien s’occuper de ce détail, mais je déteste mettre mes amis à contribution.
HERBELIN.
C’eût été plus prudent... Ah ! vous avez des relations à Bagnères-d’Oron ?
LEBRASIER.
Les Jantel...
HERBELIN.
Les Jantel !... J’ai l’honneur de les connaître particulièrement. Je suis tout à votre disposition...
LEBRASIER.
J’ajoute que je viens plutôt pour me rencontrer avec eux que pour suivre un traitement quelconque. Je ne crois guère à l’efficacité de votre traitement...
HERBELIN.
Mais, permettez !... Nos eaux sont souveraines pour les bronches, la gorge... Lisez les journaux...
LEBRASIER.
Pour ce que ça leur coûte !
HERBELIN.
Ça ne leur coûte rien, je vous prie de le croire !
LEBRASIER.
Bref, je suis allé visiter une villa, la villa des Coccinelles. Elle est petite, assez sommairement meublée et d’un prix inabordable... J’ai demandé si l’on pouvait me céder le premier étage, on m’a adressé à vous.
HERBELIN.
Le premier étage seulement ?
LEBRASIER.
Oui.
HERBELIN.
Dans ces conditions-là, je ne suis pas autorisé à traiter. La villa ne m’appartient pas ; je suis simplement chargé de la louer... La villa appartient au directeur du casino, qui en a fait construire un grand nombre sur le même modèle... Il faudra le voir lui-même, ce qui sera facile... Je vais le chercher...
LEBRASIER.
Au fait, je voulais vous demander ça tout de suite... Le directeur du casino, c’est un nommé Piégois ?
HERBELIN.
C’est monsieur Piégois, oui, monsieur !
LEBRASIER.
Est-il grand ou petit, le vôtre ?
HERBELIN.
Grand.
LEBRASIER.
Une grosse moustache noire ?
HERBELIN.
Oui.
LEBRASIER.
De mon âge, à peu près ?
HERBELIN.
Oh ! bien plus jeune...
Le regardant.
Non, il a peut-être votre âge, mais il paraît bien plus jeune que vous.
LEBRASIER.
J’ai été très lié jadis avec un Piégois. Nous étions camarades d’école... mais je l’ai perdu de vue, il y a sept ou huit ans... Non, je réfléchis, ce ne doit pas être lui... Le mien était un bohème inouï, qui avait fini par faire des tas de métiers plus ou moins bizarres et qui partait pour tourner assez mal...
HERBELIN, après un temps.
Ça doit être lui...
LEBRASIER, apercevant Piégois qui ouvre la porte de la salle de Jeu.
Mais, en effet, c’est lui... Ah ! par exemple !...
PIÉGOIS.
Lebrasier !...
Il descend précipitamment.
Et comment vas-tu, depuis le temps ?
Il lui serre la main.
HERBELIN.
Je vois que vous allez vous entendre facilement... Cher monsieur !
Il sort.
Scène VI
PIÉGOIS, LEBRASIER
LEBRASIER.
Je n’en reviens pas !... C’est toi, Piégois, le directeur du casino, le propriétaire de toute la ville !...
PIÉGOIS.
Tu exagères...
LEBRASIER.
Mais non, on n’entend parler que de toi, ici ! Si on veut louer une villa, elle t’appartient ! Sur tous les terrains on voit une pancarte avec ton nom. « S’adressera monsieur Piégois » et « monsieur » en toutes lettres !... À l’hôtel, on m’a demandé : « Avez-vous un mot de monsieur Piégois ?... » Et comme je n’avais pas un mot de toi, on m’a fait coucher sur un fourneau, c’est admirable !... Eh bien, mais tu en as fait un drôle de chemin depuis le jour où je suis allé te voir dans celte petite chambre, rue Notre-Dame-de-Lorette... sous les toits !... Ah ! tu étais décavé, à ce moment-là !...
PIÉGOIS.
Tellement décavé que je t’ai emprunté cent sous, et je suis même entrain de me rappeler que je ne te les ai jamais rendus.
LEBRASIER.
Je ne te les réclame pas.
PIÉGOIS.
Les voici. Je te demande pardon de te les avoir fait attendre si longtemps.
LEBRASIER.
Si l’on m’avait dit que je rentrerais un jour dans ces cent sous-là !...
PIÉGOIS.
Tout arrive... Ce bon Lebrasier !... Tu ne peux pas te figurer comme je suis content de te revoir !... À propos, tu as envie de la villa des Coccinelles ?
LEBRASIER.
Deux petites pièces seulement, si ce n’est pas trop cher.
PIÉGOIS.
Tu badines. Toute la villa est à toi, pour toute la saison. Je te la prête, tu es mon hôte.
LEBRASIER.
Non, non, je ne veux pas.
PIÉGOIS.
Ça me fera plaisir, c’est l’intérêt de tes cent sous... Et pas de scrupules, tu me désobligerais.
LEBRASIER.
À ce point de vue, j’accepte... C’est toi qui me loges maintenant, c’est très curieux... Je suis stupéfait !... si tant est qu’on puisse être aujourd’hui stupéfait de quelque chose...
PIÉGOIS.
Ah çà ! et toi ? Donne-moi un peu de tes nouvelles !... Tu es encore à l’Assistance publique ?
LEBRASIER.
Quand on est là dedans, c’est pour la vie... La seule différence, c’est qu’autrefois j’étais sous-chef de bureau, et qu’aujourd’hui je suis chef de bureau... Voilà... c’est tout ce qui m’est arrivé depuis sept ans.
PIÉGOIS.
Tu n’es pas marié ?
LEBRASIER.
Pas même... J’ai failli me marier, cet hiver avec une femme charmante... veuve... que j’aimais... Mon dieu ! oui, je l’aimais... Je lui ai demandé sa main... elle me l’a refusée, ce qui ne m’a pas surpris, d’ailleurs... Pourquoi m’aurait-elle épousé ? Je ne suis pas d’une beauté sublime, je ne suis pas riche, je n’ai aucun avenir. Ah ! dame, moi je n’ai pas compris mon époque. Au lieu de lâcher mes études et de mener une existence de vagabond, j’ai suivi ma carrière régulièrement. Ma famille a voulu faire de moi un fonctionnaire, et je suis resté fonctionnaire. Et je mourrai avec une retraite de trois mille francs. Voilà où mènent aujourd’hui les professions régulières... Toi, tu l’as comprise, ton époque !... Tu t’es dit que ce qu’il fallait avant tout, c’est de s’enrichir par tous les moyens possibles, et tu t’es enrichi, je ne tiens pas à savoir comment...
PIÉGOIS.
Quand je te l’aurai dit, tu devineras avec quelle simplicité la fortune m’est venue... Tu en parles à ton aise, toi ! Tu te plains d’être chef de bureau et de gagner six mille francs par an... Mais, à une certaine heure de ma vie, je me serais contenté de la moitié. Penses-tu que j’ai abandonné ma médecine pour la joie de me trouver seul, sans sou ni maille, sur le pavé de Paris ? Si mon père, en mourant, après mes deux premières années d’école, m’avait laissé autre chose que le restant d’une mince fortune bourgeoise, je n’aurais pas mieux demandé que de devenir un grand docteur. Le malheur est que nos familles nous lancent parfois dans des professions où, pour gagner sa vie, il faut commencer par avoir trente mille francs de rente. Nous sommes, dans notre génération, quelques-uns qui avons été victimes de cette manie. Te rappelles-tu Melvin, qui était si fort en mathématiques et qui se destinait à Centrale ?... Il est croupier à Monte-Carlo. Brunel, qui était notaire, a vendu son étude et dirige un café-concert à Toulouse. Moi, après avoir couru pendant dix ans de place en place et fondé, dans l’intervalle, deux ou trois journaux de sports, je me demandais ce que j’allais faire de l’espèce d’énergie et de volonté que je sentais en moi, quand est intervenu le hasard qui n’est peut-être que la volonté des autres. Et un soir, au fond d’un tripot, j’ai rencontré un bonhomme dont le nom ne t’apprendrait rien, et qui avait fait une fortune prodigieuse dans les affaires de casinos et de cercles. C’est lui qui me donna l’idée de fonder un casino ici, qui me procura les fonds et l’autorisation du gouvernement avec qui il était très bien. Voilà... Tu vois que mon histoire n’est pas celle d’un héros de Balzac, mais nous ne sommes pas au lendemain du premier Empire.
LEBRASIER.
Oui, tout ça est très gentil... mais j’aime encore mieux ma situation que la tienne, car enfin, je vais peut-être te dire des choses désagréables...
PIÉGOIS.
Dis-m’en, j’adore ça. Tu as un caractère qui me plaît...
LEBRASIER.
Je suis franc, et ce n’est pas parce que tu me prêtes ta villa que je te cacherai ma façon de penser. Eh bien, au fond, malgré ton argent et ton luxe, tu n’es tout de même qu’un déclassé.
PIÉGOIS.
Les déclassés sont tellement nombreux qu’ils commencent à former une classe, – qui a, comme toutes les autres, ses riches et ses pauvres, ses vainqueurs et ses vaincus. Mettons que je sois le déclassé riche et arrivé...
LEBRASIER.
Tu n’exerces pas une profession avouable. Tu exploites tout bonnement les imbéciles.
PIÉGOIS.
Si l’on n’exploitait pas un peu les imbéciles, il y en aurait trop.
LEBRASIER.
Un homme de ton instruction pouvait aspirer à autre chose. Ça te regarde, chacun son goût... Moi, si je mène une existence médiocre, j’ai au moins la consolation de n’être pas sorti de mon rang, ni de mon milieu. Toi, tu es condamné à vivre parmi des gens suspects et interlopes. Tu diras ce que tu voudras : il y a un monde maintenant où tu ne pénétreras plus.
PIÉGOIS.
Quand j’éprouverai le besoin d’y pénétrer, mon petit Lebrasier, ce ne sera pas aussi difficile que tu le crois. Mais je n’en ai aucune envie pour l’instant.
LEBRASIER.
Tu fais bien... Remarque que je ne te dis pas cela pour t’offenser. Je suis enchanté de notre rencontre.
LE VALET DE PIED, entrant du cabinet de Piégois, à Piégois.
Madame fait demander à Monsieur si elle peut aller faire un tour aux petits chevaux ?
PIÉGOIS.
Oui, oui... qu’elle vienne...
Sort le valet de pied.
LEBRASIER.
Et cette petite ouvrière qui avait quitté ses parents pour te suivre, qu’est-ce qu’elle est devenue, la pauvre fille ? Elle vit toujours ?
PIÉGOIS.
De plus en plus.
LEBRASIER.
Tu l’as quittée, naturellement ?
PIÉGOIS.
Non, je ne l’ai pas quittée, pour qui me prends-tu ? Tu vas la voir.
LEBRASIER.
Je me la rappelle très bien... Elle était maigre, maigre !... Ah ! la malheureuse !...
Entre Emma, boulotte, vêtue d’une façon assez voyante, grand chapeau.
Scène VII
PIÉGOIS, LEBRASIER, EMMA
LEBRASIER, l’apercevant et stupéfait.
Ah ! bien...
PIÉGOIS, riant.
Elle a un peu engraissé, n’est-ce pas ?
EMMA, reconnaissant Lebrasier.
Lebrasier !... Ah ! quelle chance !...
Elle va à lui et lui serre la main.
Vous me regardez. Je me suis remplumée, croyez-vous ? Vous, vous n’avez pas changé...
LEBRASIER.
Oh !... oh !...
EMMA.
Mais non, vous êtes toujours le même... Que je suis contente ! que je suis contente !... Tant pis, il faut que je vous embrasse... Vous permettez ?...
Elle l’embrasse à trois ou quatre reprises.
En voilà une surprise !... Dites, Lebrasier, vous vous rappelez la petite chambre ?
LEBRASIER.
Rue Notre-Dame-de-Lorette ?
EMMA.
Nous parlons souvent de vous... du temps où l’on dînait à vingt-deux sous... C’était le bon temps, tout de même. Vous n’avez pas oublié ?... Ce soir, j’espère que je vais vous faire dîner un peu mieux... car vous dînez avec nous... Si vous refusiez, ce serait un crève-cœur pour moi... Vous acceptez, n’est-ce pas ? Comment ça se fait qu’on ne vous a jamais revu ?
LEBRASIER.
Ce n’est pas de ma faute.
EMMA.
Oui... c’est nous... Hein ? Y en a-t-il du changement ?... Mais vous voyez, on est toujours nous deux... On vous racontera ça, ce soir... Qu’est-ce que vous allez faire jusqu’au dîner ?... Venez-vous aux petits chevaux avec moi ?
LEBRASIER.
Non... Je vous demande la permission... j’ai envie... vous aller me trouver stupide...
EMMA.
Mais non, mais non...
LEBRASIER.
J’ai envie d’aller jouer cent sous... au baccara... Cent sous qui me sont rentrés d’une façon providentielle... C’est peut-être une indication.
EMMA.
Ça en est une sûrement.
LEBRASIER.
Je n’ai pas joué au baccara depuis le quartier Latin.
EMMA.
Allez, allez, Lebrasier... Faites comme chez vous...
LEBRASIER, à Piégois.
Si je te disais que je suis très ému, à cette idée !... C’est là-haut, le baccara ?
PIÉGOIS.
Tiens, là...
Il lui indique l’escalier.
LEBRASIER.
À tantôt, madame...
EMMA.
Comment, madame !...
LEBRASIER.
À tantôt, chère amie...
EMMA.
Appelez-moi Emma... Je parie qu’il ne se souvient plus de mon nom ?... Bonne chance !
LEBRASIER, montant l’escalier.
C’est stupide d’aller là dedans... Je me rends compte que c’est stupide.
Il disparaît.
Scène VIII
PIÉGOIS, EMMA
PIÉGOIS.
Avant d’entrer aux petits chevaux, tu ne sais pas ce que tu vas faire, ma petite Emma, si tu es bien gentille ? Tu vas enlever ce chapeau, et en mettre un autre.
EMMA.
Qu’est-ce qu’il a, ce chapeau ? Il n’est pas beau ?
PIÉGOIS.
Il est superbe, mais il est deux fois trop haut. Porte donc des chapeaux plus simples !... Et puis, cette robe ne va pas avec... Et puis, prends l’habitude de mettre des gants blancs et non des gants de couleur... Combien de fois t’ai-je dit tout ça ?
EMMA, subitement navrée.
Je vais changer, alors.
PIÉGOIS.
Je t’assure, tu as une tendance à t’habiller d’une façon trop voyante... Et dès que tu t’habilles simplement, au contraire, tu deviens tout de suite comme il faut... Allons, va !
EMMA.
Ne me bouscule pas... D’ailleurs, j’étais sûre aujourd’hui que tu me bousculerais.
PIÉGOIS.
Quelle enfant !... Et pourquoi ?
EMMA.
C’est comme ça chaque fois que tu as rencontré une femme qui te plaît.
PIÉGOIS.
Moi, j’ai rencontré une femme qui me plaît ?
EMMA.
Oui, mon loup.
PIÉGOIS.
Et où ? je serais curieux...
EMMA.
Dans le train.
PIÉGOIS.
Dans le train ?
EMMA.
Ne fais pas celui qui cherche... La dame qui est montée à l’embranchement d’Orthez... qui s’est assise à l’autre bout du wagon et qui s’est mise à lire !...
PIÉGOIS.
Je ne me la rappelle pas du tout.
EMMA.
Malin, va !...
PIÉGOIS, riant.
Et elle me plaît, cette dame-là ?
EMMA.
Ferme !
PIÉGOIS.
Et à quoi l’as-tu deviné ?
EMMA.
À ton œil... et à ton nez, mon loup... Tu penses que je te connais... La dame est descendue en même temps que nous, et elle a oublié son livre sur la banquette. Et toi, en passant, tu l’as glissé tout doucement dans ta poche, le livre, ce qui fait que quand tu la rencontreras, tu pourras le lui rendre et ça vous fera un sujet de conversation... Veux-tu parier que tu l’as dans ta poche, le livre ? Veux-tu parier ?
Elle fouille dans la poche de son veston et en sort un livre relié.
Tu vois ! Mais comme je ne suis pas méchante, je te le rends...
Elle le remet dans la poche de Piégois.
PIÉGOIS.
Et tu trouves ça extraordinaire ?
EMMA.
Moi, je trouve ça tout naturel, mon chéri.
PIÉGOIS.
Une dame que je ne reverrai probablement jamais !
EMMA.
Si, tu la reverras... D’autant plus que tu sais qui elle est et qu’il y a au moins huit jours que tu la suis partout... Oh ! c’est une femme du monde, celle-là, il n’y a pas d’erreur ! Elle est habillée mieux que moi, avec plus de goût... Si je l’avais connue plus tôt, j’aurais pu prendre modèle sur elle... Oh ! je le sais, et tu n’as pas besoin de me le répéter si souvent, je ne suis pas un type dans le genre de madame de Maintenon...
PIÉGOIS.
Voyons, Emma, ce n’est pas sérieux, cette scène-là ?
EMMA.
Non, c’est pour rire.
PIÉGOIS.
Tu as envie de pleurer.
EMMA.
Ne t’en occupe pas.
PIÉGOIS.
Tu sais bien que je ne t’ai jamais fait de la peine et que je ne t’en ferai jamais.
EMMA.
Ça, c’est vrai... Quand tu me trompes, jamais je ne le sais.
PIÉGOIS.
Alors, si tu ne le sais pas, comment peux-tu croire ?...
EMMA.
C’est mon affaire... Enfin, quoi qu’il arrive plus tard, et il en arrivera des choses, forcément, tu pourras te vanter d’avoir eu une bonne fille qui n’aura pas eu un tort vis-à-vis de toi et qui n’aura songé qu’à te faire plaisir.
PIÉGOIS.
Tu me feras encore plaisir tant que tu voudras.
EMMA.
Nous verrons... mais on ne discute pas avec des pressentiments.
PIÉGOIS.
Quelle superstitieuse tu fais !
EMMA.
Dans toute femme qui aime, il y a une tireuse de cartes.
PIÉGOIS, riant.
Et qu’est-ce qu’elles te disent, les cartes ?
EMMA.
Ce que je savais avant elles... que le jour où tu t’emballerais sur une femme d’un certain genre et d’un certain monde, très différente de moi, sur une femme distinguée et fine, que, ce jour-là, je n’aurais plus qu’à disparaître !... Penses-tu que je ne devine pas ce qui se passe dans ta tête ?... Je n’ai aucune éducation, mais pour comprendre les choses qui menacent leur amour, toutes les femmes se valent. Je t’ai vu désirant des cocottes ou des belles filles qui passaient auprès de toi et qui t’aguichaient, mais j’avais beau être jalouse sur le moment, au fond je n’étais pas inquiète, et je ne souffrais pas trop. Je savais bien que tu me reviendrais vite, parce qu’il y a tout de même entre nous ce qu’elles ne pouvaient pas te donner ; et, quant au reste, je te le donnais aussi bien qu’elles. Alors, j’étais tranquille. Mais aujourd’hui, ce n’est plus ça. Il n’y a plus de lutte possible. Elle a tout ce qui me manque...
PIÉGOIS.
Oui, elle ?
EMMA.
Madame Audry...
Mouvement de Piégois.
Elle s’appelle madame Audry... Henriette de son petit nom... Elle est veuve... C’est la sœur de ce banquier, monsieur Jantel... Je l’ai regardée beaucoup et je vais même te dire une chose très curieuse : Je ne la déteste pas. Il y a une telle différence entre nous ! Ma seule chance, c’est qu’il y a aussi pas mal de distance entre vous deux. Seulement, ce n’est pas une chance, car si tu l’aimes et qu’elle ne veuille pas de toi, tu souffriras, et je ne serais pas plus avancée.
PIÉGOIS.
Je t’assure que tout ça est fou. Ma vie est arrangée avec toi. Nous sommes heureux autant que nous le pouvons et dans la forme d’existence que les événements nous ont imposée. Quand je t’ai fait la cour dans ta famille, et que je t’ai prise avec moi...
EMMA.
N’oublie pas de dire que j’étais sage.
PIÉGOIS.
Inutile de me le rappeler... Oui, je savais ce que nous risquions tous les deux, les devoirs et les responsabilités que je me créais...
EMMA.
Ça, oui, on dira de toi ce qu’on voudra... Mais avec les femmes, tu es un honnête homme.
PIÉGOIS.
Ne te tourmente donc pas. Nous sommes pour longtemps ensemble tous les deux, et probablement pour toujours. Et un matin qu’on aura le temps, on se mariera, comme je te l’ai promis.
EMMA.
Oh ! ce n’est pas le temps qui manque... Bien vrai, tu n’aimes pas la dame ?...
PIÉGOIS.
Bien vrai.
EMMA.
Elle te plaît, tu ne peux pas dire le contraire, mais tu ne l’aimes pas, tu me le jures ?
PIÉGOIS.
Je te le jure. Et même si j’avais la bêtise de l’aimer, n’aie donc pas peur, elle n’est pas pour moi.
EMMA.
Ça n’est pas ça qui me rassurerait. Car si vous n’êtes pas du même monde, évidemment, tu es plus près d’elle que de moi. Si tu crois qu’il est difficile de s’apercevoir que tu es bien au-dessus du métier que tu exerces !... Des fois, je t’entends causer et je me dis que tu as dû recevoir une rude instruction. Et quand on dit des bêtises devant toi, tu en as une façon de sourire... Tiens ! comme en ce moment... Tu ne regrettes jamais rien ?
PIÉGOIS.
Jamais.
EMMA.
Et si c’était à recommencer, tu le ferais ?
PIÉGOIS.
Je le ferais... mais je t’en supplie, va changer de chapeau.
EMMA, se dépêchant en riant.
J’y vais, mon loup !...
Elle sort à droite.
Scène IX
PIÉGOIS seul, puis JANTEL
PIÉGOIS, seul.
Quelle bonne fille !...
Entre Jantel par le fond, à gauche.
JANTEL, apercevant Piégois.
C’est vous que je cherche, monsieur Piégois ?
PIÉGOIS.
Moi, monsieur Jantel ?... Tout à votre service...
JANTEL.
Voulez-vous me donner un petit renseignement ?
PIÉGOIS.
Certes !... Lequel ?
JANTEL.
Combien ma femme doit-elle à la caisse du casino ?
PIÉGOIS.
Mais rien, monsieur Jantel, rien... Qu’est-ce que vous me demandez-là ?
JANTEL.
Je vous promets de ne rien lui dire, ou du moins de ne pas vous mettre en cause. Mais je sais pertinemment que madame Jantel, qui est malheureusement assez joueuse, vous emprunte, à vous ou au prêteur du cercle, je l’ignore, des sommes assez rondes... Ce n’est pas très grave, je me hâte de le dire et je n’y attache pas plus d’importance qu’il ne faut, mais vous comprendrez que je tienne à vous rembourser...
PIÉGOIS.
Je vous affirme que madame Jantel a pris des sommes insignifiantes. Si vous y tenez, je vous en ferai le compte un de ces jours, ce n’est pas pressé.
JANTEL.
Je vous en serais fort obligé... et plus obligé encore, monsieur Piégois, si vous donniez des ordres à la caisse de façon que cela ne se renouvelle pas.
PIÉGOIS.
Du moment que cela vous désoblige, soyez-en sûr...
JANTEL.
N’importe quelle somme.
PIÉGOIS.
Je vous le promets.
JANTEL.
Même la plus minime.
PIÉGOIS.
C’est entendu... Moi-même, d’ailleurs, je préfère que les femmes ne jouent pas au casino.
JANTEL.
À merveille...
Entrent madame Jantel et Henriette.
Scène X
PIÉGOIS, JANTEL, MADAME JANTEL, HENRIETTE
MADAME JANTEL, apercevant son mari.
Tiens ! c’est toi... En quel honneur ?...
PIÉGOIS.
Madame, votre serviteur.
MADAME JANTEL, bas et vite, à Piégois, pendant que Jantel est allé à Henriette.
Mon mari vous a demandé quelque chose ?
PIÉGOIS, même jeu.
N’ayez aucune inquiétude.
JANTEL, à Henriette.
Tu vas jouer aux petits chevaux ?
HENRIETTE, riant.
Moi ? Ah ! jamais ! J’ai simplement accompagné Louise, qui prétend que, si je la regarde jouer, elle est sûre de gagner...
PIÉGOIS, qui s’est un peu éloigné, revenant à madame Jantel.
Oserai-je vous prier de demander à madame si ce n’est pas elle qui a laissé cet après-midi ce livre dans le train ?
Il tire le livre de sa poche et le remet à madame Jantel.
MADAME JANTEL.
Ça ?
PIÉGOIS.
Oui, madame.
MADAME JANTEL.
Henriette !... Est-ce que ce livre est à vous, par hasard ?
HENRIETTE, le prenant vivement.
Oui... oui... Ah ! quelle chance !... Je croyais l’avoir perdu, et positivement j’y tiens beaucoup. C’est une édition assez rare et une assez jolie reliure...
À Piégois.
Je l’avais laissé sur la banquette, n’est-ce pas, monsieur ?
PIÉGOIS.
Oui, madame.
HENRIETTE.
Je vous remercie.
MADAME JANTEL.
Qu’est-ce que c’est que ce livre-là, voyons ?...
Elle le prend des mains d’Henriette et le regarde distraitement.
II me semble que je connais ça... Dominique... c’est un roman de Balzac ?
HENRIETTE.
Non, de Fromentin.
MADAME JANTEL.
Ah ! oui, je l’ai lu autrefois, ou du moins, j’ai essayé... C’est très ennuyeux...
Voyant Henriette rire.
Non ? Ce n’est pas ennuyeux ?
HENRIETTE.
Ça dépend.
MADAME JANTEL.
Vous trouvez cette histoire passionnante, vous ?
HENRIETTE.
Passionnante... c’est un gros mot.
MADAME JANTEL.
Moi, un livre qui ne me secoue pas, je ne vais pas jusqu’au bout... D’ailleurs, de Dominique, je ne me rappelle pas un mot... Il n’y a plus que vous qui lisez ces choses-là...
PIÉGOIS.
Pardon...
MADAME JANTEL, à Piégois.
Vous l’avez lu, vous ?
PIÉGOIS.
Mais oui, madame... C’est un livre admirable ; seulement, on ne s’en aperçoit pas tout de suite.
MADAME JANTEL.
S’il faut trop de temps !...
PIÉGOIS, parlant à madame Jantel seulement.
Il faut le connaître et se lier avec lui. C’est un livre timide, qui ne sait pas se présenter, mais dès qu’il vous a adressé la parole, dès qu’on est un peu intime avec lui, on le comprend et on l’aime.
HENRIETTE, qui s’est approchée de Piégois pendant que madame Jantel va vers son mari.
C’est tout à fait exact de Dominique...
Riant.
Je vous avoue même, monsieur, que je suis surprise de voir un homme en parler avec tant de goût. Je croyais que c’était plutôt un livre de femme. Je vous fais toutes mes excuses de cet étonnement.
PIÉGOIS.
La vérité, madame, c’est qu’il y a certains ouvrages rares dont on ose pas parler de peur d’avoir l’air prétentieux et d’être seul à les connaître.
HENRIETTE.
Oui, oui... et quand par hasard on en parle avec quelqu’un, on est gêné... vous avez raison... On a l’air d’être à un rendez-vous...
Se retournant et bas à madame Jantel.
Qui est donc ce monsieur ?
MADAME JANTEL.
Au fait, vous êtes nouvelle venue dans le pays, vous ne connaissez pas encore...
Au moment où elle va nommer Piégois à Henriette, et pendant que Jantel fait un mouvement d’impatience, un bruit de voix et de dispute éclate soudain dans la salle de baccara. Madame Jantel s’arrête et se tourne, ainsi que les autres, de ce côté. La porte s’ouvrant, paraissent des joueurs et Lebrasier sur la plate-forme.
Scène XI
PIÉGOIS, JANTEL, MADAME JANTEL, HENRIETTE, LEBRASIER, DES JOUEURS, LE CROUPIER
UN JOUEUR, à Lebrasier.
Quand on ne sait pas le jeu, on ne prend pas les cartes !...
LEBRASIER.
Mais, monsieur...
JANTEL.
Tiens, c’est Lebrasier !...
LE JOUEUR.
Tirer à six, c’est insensé !..
LEBRASIER.
Ça n’a pas changé le coup !
UN AUTRE JOUEUR, avec colère.
Pas changé le coup !... Vous ne comprenez donc pas que vous avez pris une bûche ?
LEBRASIER.
Une bûche !...
DEUXIÈME JOUEUR.
Une bûche qui serait revenue au banquier... tandis que le banquier a pris un sept et que ça lui fait neuf.
LEBRASIER.
Oui... oui... vous avez raison... je comprends... Mais figurez-vous que je n’ai pas joué depuis vingt ans !
TROISIÈME JOUEUR, le prenant par les basques de son habit et furieux.
Est-ce qu’on reste vingt ans sans jouer au baccara !
PIÉGOIS, qui s’est approché de l’escalier.
Voyons... voyons... un peu de calme.
PREMIER JOUEUR, à Lebrasier.
Vous allez payer le coup !
LE CROUPIER, à Piégois.
Monsieur Piégois, voulez-vous régler le coup ?
PIÉGOIS.
J’y vais... j’y vais... Mesdames, vous permettez ?
MADAME JANTEL.
Faites donc... Le fait est que tirer à six... Il faut être Lebrasier !...
PIÉGOIS, en montant l’escalier.
Nous allons voir ça... Voulez-vous rentrer dans la salle de jeu, messieurs ?...
Entraînant Lebrasier.
Viens, toi !
Le silence se rétablit.
Scène XII
JANTEL, HENRIETTE, MADAME JANTEL
HENRIETTE, étonnée.
Comment ! ce monsieur, c’est ?...
MADAME JANTEL.
Monsieur Piégois, le directeur du casino. Je vous en ai parlé dix fois...
HENRIETTE.
Je n’en reviens pas... Je le prenais pour le plus pur gentleman. Quelle déception !
JANTEL.
Oui... voilà le gentleman que Louise allait te présenter...
À sa femme.
Ta manie du jeu et les bizarres relations que tu t’es faites ici finiront par t’entraîner dans des histoires d’une inconséquence !
MADAME JANTEL.
Piégois est ta bête noire.
JANTEL.
Il m’est fort indifférent. Je parle en général.
MADAME JANTEL.
Oh ! mon Dieu ! il n’exerce pas une de ces professions qui conduisent à l’Académie ; mais tu es peut-être obligé de coudoyer, dans les affaires, des gens qui ne le valent pas.
JANTEL.
Tu exagères...
HENRIETTE.
Mon frère a raison.
MADAME JANTEL.
Votre frère a toujours raison, ma chère, je le sais. C’est moi qui suis une folle !
HENRIETTE.
Mais, vous n’allez pourtant pas comparer...
MADAME JANTEL.
Je ne compare rien. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas... Je ne prétends pas qu’il faille inviter Piégois à dîner, ni le recevoir chez nous...
JANTEL.
C’est heureux.
MADAME JANTEL.
Mais c’est un homme parfaitement élevé... je répète... parfaitement élevé, et je ne me crois pas déshonorée pour échanger, de temps en temps, quelques mots avec lui... Avec ça que, dans les villes d’eaux, on est si délicat sur le choix des relations !... Est-ce que tous les mondes, aujourd’hui, ne sont pas plus ou moins mêlés ? Et dans nos propres familles, est-ce que nous n’avons pas toutes sortes de gens qui ont mal tourné ?
HENRIETTE.
Pas dans la nôtre.
MADAME JANTEL.
Quelle drôle de fierté vous avez !
HENRIETTE.
Ce n’est pas de la fierté, c’est de la satisfaction... Oui, je suis très heureuse qu’il n’y ait dans notre famille que d’honnêtes gens et des ménages propres ;comme le vôtre, ma chère Louise, qui êtes la meilleure créature et la plus droite que je connaisse. Il m’est infiniment agréable, je l’avoue, que nous n’ayons rien à nous reprocher, les uns aux autres, pas une vilenie à cacher et pas un scandale à craindre.
MADAME JANTEL.
Attendons la fin... Venez-vous ?
JANTEL.
Non, je vais prier Henriette de nous laisser rentrer à la maison tous les deux, parce que j’ai à te parler.
MADAME JANTEL.
Qu’est-ce que c’est encore que cette plaisanterie ? Tu me parleras ce soir... Tu veux m’empêcher d’aller aux petits chevaux, je te vois venir...
JANTEL.
Ou au baccara...
MADAME JANTEL.
C’est de la tyrannie... Ne dirait-on pas que je nous ruine !...
JANTEL, haussant les épaules.
Il n’est pas question de ça...
HENRIETTE.
La tyrannie de Maurice !...
MADAME JANTEL.
Eh ! ma chère, il y a plusieurs façons... Votre frère est un mari extrêmement autoritaire avec son air de ne pas y toucher... Vous, parbleu, vous êtes veuve, votre affaire est bonne, vous ne risquez plus rien. Votre mari était un de ces hommes corrects et doux qui passent dans la vie d’une femme discrètement, comme sur la pointe des pieds. Tant qu’ils vivent, on est content ; quand ils meurent, on n’est pas affolé... Et puis, vous n’êtes pas une nerveuse, ou plutôt ça n’a pas encore éclaté.
HENRIETTE.
Et ça n’éclatera pas de sitôt, je l’espère.
MADAME JANTEL.
Qui vivra verra. En attendant, soyez indulgente pour les petits défauts des autres...
HENRIETTE, riant.
Je vois que vous allez me faire une scène... Je vous laisse... et je vais chercher les enfants... Faites la scène à Maurice, il n’aura que ce qu’il mérite !...
Elle sort en riant, à gauche.
JANTEL va pour sortir et dit à madame Jantel.
Viens-tu ?
Scène XIII
JANTEL, MADAME JANTEL
MADAME JANTEL.
Non... Je sais d’avance ce que tu vas me dire. Ce n’est pas la peine de rentrer à la maison pour ça... Tu veux me faire avouer que je dois quelques billets de mille francs... Eh bien ! je l’avoue, voilà une affaire !
JANTEL.
Ce qui est grave, c’est que ça recommencera demain... Tu perds toujours, tu perdras toujours... Les femmes ne gagnent au jeu que lorsqu’elles n’ont pas d’argent.
MADAME JANTEL.
Le jeu, c’est ma seule distraction : trouve-m’en une autre. Tu n’es jamais avec moi... En hiver, c’est le bureau... En été, quand tu es resté huit jours en villégiature, tu n’as qu’une idée, c’est de retourner à Paris.
JANTEL.
Tu as deux enfants...
MADAME JANTEL.
Mais, mon pauvre ami, si je n’avais pas d’enfants, c’est effrayant ce que j’aurais fait ! Tu ne peux pas t’en douter. Penses-tu que je sois une femme comme Henriette ?... J’en ai, moi, des nerfs. Eh bien ! le jeu c’est mon dérivatif. Quand mon imagination s’affole, avec une bonne nuit de poker ou de baccara, je me calme.
JANTEL.
C’est un peu cher...
MADAME JANTEL.
En dehors du jeu, je ne dépense rien. Dans notre situation de fortune, n’importe quelle femme à ma place dépenserait le double, voilà la vérité... Parfaitement. Je ne t’ai même pas demandé cette année ce que tu me donnes habituellement... Mais oui, j’y pense... Tu es en retard avec moi... Tu me dois au moins dix mille francs. Donne-les-moi.
JANTEL.
Ne plaisante donc pas, ce n’est pas l’heure.
MADAME JANTEL.
Enfin, tu n’es pas gêné ? Nos affaires vont toujours bien ?
JANTEL.
Mais oui, très bien...
MADAME JANTEL.
Aussi bien qu’avant ?
JANTEL.
Rien ne va aussi bien qu’avant, parce qu’il y a une crise générale...
MADAME JANTEL.
Alors, ça va mal ?
JANTEL.
Oui.
MADAME JANTEL.
Ça va-t-il mal ou très mal ?
JANTEL.
Très mal. Je te dirai le reste, viens, j’ai plusieurs idées... Viens donc !
MADAME JANTEL, un temps.
Attends un peu...
JANTEL.
Quoi ?
MADAME JANTEL.
Je n’ai pas plusieurs idées, mais j’en ai une...
JANTEL.
Rentrons. Tu me la diras à la maison.
MADAME JANTEL.
Non, ici... Tu vas voir pourquoi... Qu’est-ce que tu cherches ?
JANTEL.
Dame !
MADAME JANTEL.
De l’argent ?
JANTEL.
Naturellement.
MADAME JANTEL.
Eh bien !... Adresse-toi à un homme intelligent, ayant des capitaux énormes, audacieux, risqueur, joueur, et qui sera enchanté d’entrer en relations avec un homme comme toi.
JANTEL.
Il n’y a qu’à le connaître.
MADAME JANTEL.
Je le connais.
JANTEL.
Toi ?
MADAME JANTEL.
Moi.
JANTEL.
Et c’est ?...
MADAME JANTEL.
Piégois.
JANTEL.
Tu es folle !... Piégois !... D’abord, je ne crois pas du tout que Piégois ait tant d’argent !...
MADAME JANTEL.
Ah !... ah ! Il a tout l’argent qu’il veut, c’est bien simple... Tu me demandes comment je le sais ?... Par Herbelin, le maire, qui est très mêlé aux affaires de Piégois depuis longtemps, et qui m’en a dit long sans en avoir l’air... Tu t’imagines qu’il n’y a que les banquiers, les industriels qui aient de l’argent ? Ceux-là n’ont souvent que du crédit et de la surface... Mais les véritables manieurs d’argent, sois-en sûr, ce sont des gens comme Piégois !...
JANTEL.
C’est justement ce qui ne me plaît guère, d’entrer en relations avec des gens comme Piégois...
MADAME JANTEL.
Tu me fais rire... Vous me faites rire tous les deux, ta sœur et toi, avec vos idées, votre monde et le choix de vos relations ! Si l’on se met à faire attention à ces détails, je me demande qui on pourra fréquenter dans dix ans... Va ! crois-en le premier conseil que je te donne de ma vie, pense à Piégois...
JANTEL.
Tu ne te rends pas compte de certaines choses... Je ne peux pas me mettre à la discrétion d’un monsieur qui...
MADAME JANTEL.
Qui te parle de te mettre à sa discrétion ? Il faut être adroit, l’attirer sous un prétexte quelconque... les terrains... les terrains !... Piégois sera enchanté d’être en contact avec des gens de notre monde... il en sera flatté... Et puis, un beau jour, sans en avoir l’air, tu lui exposes ta situation... Et il marche !
JANTEL, secouant la tête.
Tout ça...
MADAME JANTEL, l’interrompant.
Dans les circonstances critiques comme celles où nous sommes, il faut aller de lavant, sans regarder derrière soi ! Pas de remords, pas de récriminations, mais de l’estomac, voilà à quoi me sert mon tempérament de joueuse !...
Voyant Piégois paraître sur la plate-forme, sortant du baccara avec Lebrasier.
Laisse-moi accrocher ça.
JANTEL, bas.
Non, pas aujourd’hui, je t’en prie...
MADAME JANTEL.
Allons donc ! J’ai un joint...
PIÉGOIS, sur la porte, à Lebrasier qui reste dans les coulisses.
Viens donc, puisque tu as gagné.
Scène XIV
PIÉGOIS, JANTEL, MADAME JANTEL
MADAME JANTEL, affectant de parler à son mari.
Monsieur Piégois te donnera tous les renseignements pour ces terrains.
PIÉGOIS.
Quels terrains, madame ?...
MADAME JANTEL.
Mon mari a l’intention de faire construire sur le lot de terrains qui est le long du gave, le long du gave... avec la vue sur les montagnes... Ce serait un emplacement merveilleux pour une villa.
PIÉGOIS.
Je crois bien, le meilleur du pays.
JANTEL, hésitant.
Le lot vous appartient, monsieur Piégois ?
PIÉGOIS.
Je suis en pourparlers, mais je vous donnerais tout de suite la préférence et je vous ferais toutes les concessions possibles, trop heureux de vous être agréable.
MADAME JANTEL, à son mari.
Va donc les visiter un de ces jours, avec monsieur Piégois !
PIÉGOIS, avec empressement.
Quand vous le désirerez.
MADAME JANTEL.
J’irai avec vous... j’adore ce coin-là... Monsieur Piégois nous fera l’amitié de venir déjeuner à la maison et ensuite nous causerons un peu des conditions.
PIÉGOIS.
Madame... Vous êtes infiniment trop aimable...
MADAME JANTEL.
Entendu ?
PIÉGOIS.
Entendu, madame, et très flatté !
MADAME JANTEL, saluant.
Monsieur.
Passant près de son mari et bas.
Tends-lui la main.
JANTEL, tendant la main à Piégois.
Au revoir, monsieur...
MADAME JANTEL, bas à son mari en sortant.
As-tu remarqué ?... Il a été radieux quand je l’ai invité.
JANTEL, même jeu.
Il ne savait pas pourquoi.
Ils sortent tous les deux.
Scène XV
PIÉGOIS, seul, puis EMMA
Piégois regarde un instant la porte par laquelle viennent de sortir les Jantel, la figure éclairée, avec un air d’allégresse. Entre Emma.
EMMA, avec un autre chapeau et un autre corsage.
Là, mon loup, comment me trouves-tu ?
PIÉGOIS, la regardant à peine.
Très bien !
EMMA.
Tu ne regardes pas.
PIÉGOIS.
Si ! si !
EMMA, elle s’approche de Piégois, l’embrasse et tâte la poche de son veston.
Tiens ! tu n’as plus le livre ? Tu l’as rendu ?
PIÉGOIS.
Ah ! oui... au fait...
EMMA, la gorge un peu serrée.
Ah ! tu as vu la dame ?
PIÉGOIS.
Mais oui... je l’ai rencontrée par hasard...
EMMA.
C’était bien elle, n’est-ce pas ?
PIÉGOIS, avec impatience.
Oui... c’était elle... madame Audry... la sœur de monsieur Jantel, tu ne t’étais pas trompée... Je lui ai rendu le livre. Je déjeune avec elle... Voilà une histoire !... Trouver un livre dans un wagon, le rendre à la personne qui l’a oublié et déjeuner avec son frère ! Voilà sur quoi tu te montes la tête ! Vraiment, c’est absurde !
EMMA, affectant la gaieté.
Je te demande pardon... Oui... oui, c’est absurde ! Je ne vais pas me mettre à te faire des scènes de jalousie, tu finirais par me prendre en grippe, mon chéri ; je te jure que je ne le ferai plus.
PIÉGOIS, l’embrassant.
Et le dîner de Lebrasier sera bon ?
EMMA.
Délicieux, mon loup !
Paraît Lebrasier sur la plate-forme.
Scène XVI
PIÉGOIS, EMMA, LEBRASIER
LEBRASIER, montrant de l’or et des billets.
J’ai encore eu ma passe de cinq ! Regardez !
EMMA, à part, sur le devant de la scène pendant que descend Lebrasier.
J’aurai beau faire... Une femme distinguée !... Je suis fichue !
ACTE II
Chez Jantel.
Le décor représente un petit salon dans la villa de Jantel, à Bagnères-d’Oron. Au fond, grande baie donnant sur un couloir qui conduit d’un côté à la salle à manger, de l’autre aux appartements privés de la famille Jantel. Vis-à-vis la baie, de l’autre côté du couloir, fenêtre donnant sur les montagnes. À droite, deuxième plan, une grande porte à deux battants, ouvrant sur une terrasse. Vue sur les Pyrénées. Cette porte sert en même temps de porte de sortie pour quitter la villa Jantel. Petite porte à gauche. Ameublement très élégant de campagne. À gauche, petite table sur laquelle on dépose les tasses, les verres pour le café froid. À droite, table beaucoup plus grande, à laquelle est adossé un canapé.
Scène première
MARGUERITE et SUZANNE, puis, successivement, LEBRASIER et HENRIETTE, qui traversent la scène sans parler et vont sur la terrasse, puis LESTROT et JANTEL, PIÉGOIS et MADAME LESTROT, MADAME JANTEL et HERBELIN
Au lever du rideau, les invités quittent la salle à manger par la baie du fond et se dirigent vers la terrasse dans l’ordre indiqué ci-dessus. À mesure que chaque invité passe. Marguerite et Suzanne lui demandent : « Café chaud, café glacé ? » Successivement les invités répondent : « Café glacé. »
LESTROT, à Jantel, lui montrant le panorama de la terrasse.
Puisque vous allez faire construire, tâchez de ne pas bâtir une de ces affreuses villas comme il commence à y en avoir au pied de toutes les montagnes...
PIÉGOIS.
Excepté ici !...
LESTROT, traversant la scène, pour aller à la terrasse.
Il faut être juste... On en voit moins que dans les autres stations de la contrée... J’irai plus loin : certaines villas de Bagnères-d’Oron sont d’un goût et d’une originalité qui étonnent...
À ce moment, tous les invités sont arrivés sur la terrasse, qui est visible. Restent en scène, madame Jantel, Marguerite et Suzanne.
Scène II
MADAME JANTEL, MARGUERITE, SUZANNE, puis JANTEL
MARGUERITE.
Maman, ils veulent tous du café glacé.
MADAME JANTEL.
Occupez-vous de ça. C’est vous qui servirez, mes enfants.
SUZANNE.
Oui, maman... Mais c’est toujours nous qui servons, d’ailleurs.
MADAME JANTEL.
Seulement, aujourd’hui, quand ce sera fait, vous disparaîtrez tout doucement, sans qu’on vous remarque, et vous irez vous promener. Je vous donne la permission d’aller vous promener.
MARGUERITE.
Toutes les deux seules ?
MADAME JANTEL.
Oui.
SUZANNE.
Où nous voudrons ?
MADAME JANTEL.
Où vous voudrez. Mais je vous défends d’aller ailleurs que dans le parc. C’est entendu, n’est-ce pas ?
SUZANNE, riant.
Maman ?
MADAME JANTEL.
Quoi ?
SUZANNE.
Puisque l’occasion s’en présente, on va te dire quelque chose, Marguerite et moi.
MADAME JANTEL.
Quelque chose de grave ? Dépêchez-vous, je n’ai pas le temps.
SUZANNE, riant encore.
Eh bien, maman, depuis quelques jours, tu deviens beaucoup trop autoritaire.
MADAME JANTEL.
Qu’est-ce que c’est ?
MARGUERITE, même jeu.
Tu deviens effrayante, on ne saura bientôt plus où se mettre.
SUZANNE.
Tu nous donnes des ordres avec une violence inouïe !
MARGUERITE, toujours avec gaité.
Enfin ! disons le mot, tu nous traites comme les dernières des dernières !
MADAME JANTEL.
Quelle est cette plaisanterie ?
SUZANNE, l’entourant gaiement avec Marguerite.
Si ça continue, ma petite maman, la maison va devenir inhabitable.
MADAME JANTEL.
Ne dites donc pas de bêtises !
Elle les embrasse.
MARGUERITE.
Tu promets de ne pas recommencer ?
MADAME JANTEL, haussant les épaules.
Bon !
SUZANNE.
Et de nous laisser faire tout ce qu’on voudra, suivant une habitude qui remonte à la plus haute antiquité ?
MARGUERITE.
Moyennant quoi, nous resterons les petites filles les plus obéissantes...
MADAME JANTEL.
Quand vous aurez fini de vous moquer de moi !
SUZANNE.
La paix est signée. Nous servirons le café et nous filerons à l’anglaise.
Rentre Jantel par la terrasse.
MARGUERITE, près du fond.
Maman, est-ce qu’on peut dire que monsieur Piégois est un homme charmant ?...
MADAME JANTEL.
On peut le dire, mais d’une façon convenable et modérée...
Suzanne et Marguerite sortent par la baie du fond.
Scène III
JANTEL, MADAME JANTEL, puis LEBRASIER et HENRIETTE
MADAME JANTEL, à son mari, qui marche avec agitation.
Mais ne sois donc pas nerveux comme ça... Ma parole, rien qu’à te voir, on devinerait qu’il se passe des choses extraordinaires !...
JANTEL.
Il y a de quoi être nerveux !
MADAME JANTEL.
Raison de plus pour être calme et se contenir. Piégois est un homme d’un sang-froid prodigieux. Ne perds pas le tien, ce serait très grave ; tu te découvrirais immédiatement. Nous ne savons pas où nous irions.
Jantel s’assoit sur le canapé.
Il faut que Piégois soit convaincu qu’en mettant de l’argent dans ta maison, il fait une bonne affaire. En réalité, il en fait une excellente... Il en fait une excellente, je le répète. En tout cas, tu dois en être persuadé. Si tu ne les pas, il faut en avoir l’air. La conversation que vous aurez tout à l’heure ensemble sera décisive. Tu t’en rends compte ?
JANTEL.
Oui... oui... Ah ! que j’ai hâte de savoir à quoi m’en tenir. Pourquoi diable as-tu invité tout ce monde ?
MADAME JANTEL.
Vraiment, pourquoi ? C’est enfantin cette question ! Tu aurais préféré que nous déjeunions tous les trois, sournoisement, et que Piégois devine au premier mot que tu l’as attiré dans un traquenard !
JANTEL, protestant.
Mais pardon !... Il n’y a là aucun traquenard.
MADAME JANTEL.
Comprends donc que notre habileté a été justement de ne pas nous presser depuis notre conversation de l’autre jour, au casino... de n’avoir rien dit de compromettant... de n’avoir parlé que de constructions futures, de terrains, jamais un mot d’affaires... Piégois est à cent lieues de soupçonner la situation véritable.
JANTEL.
Évidemment.
MADAME JANTEL.
Nous l’avons invité à déjeuner une première fois en famille... une seconde fois, aujourd’hui, avec Herbelin et quelques amis. Le déjeuner a été gai... Piégois est un homme de famille, as-tu observé ce détail ?... Il est plein d’attentions et de galanterie pour nos filles... pour Henriette... Il a beaucoup de tact... Le voilà tout à fait à son aise avec nous. Il est mûr pour t’écouter dans les meilleures conditions... Tout le monde s’en ira après le café, tranquillement, naturellement, et je vous laisserai seuls, comme si de rien n’était.
JANTEL.
Il sera temps. J’ai encore reçu tout à l’heure une lettre de Paris, très pressante, très inquiétante. Je devrais être parti pour parer au plus pressé.
MADAME JANTEL.
Tu n’as rien dit à ta sœur, j’espère ?
JANTEL.
J’y ai songé. Mais elle n’est pas assez riche pour venir utilement à mon secours. Son mari n’a laissé qu’une très petite fortune... Ce qu’elle possède, elle me l’offrirait...
MADAME JANTEL.
Sans doute.
JANTEL.
Je serais peut-être tenté de le prendre et je l’entraînerais avec moi, sans aucune chance de nous sauver, ni l’un ni l’autre.
MADAME JANTEL.
Nous n’en sommes pas là. Moi, j’ai confiance dans la combinaison Piégois... Tu ne trouves pas curieux, comme coïncidence, qu’il soit précisément le camarade d’école de Lebrasier, qui est notre ami intime ?
JANTEL.
Je ne vois pas le rapport.
MADAME JANTEL.
Ça ne te semble pas de bon augure ?
JANTEL.
Ni bon, ni mauvais...
Un temps.
Tu ne m’en veux pas ?
MADAME JANTEL, riant.
Donne-moi la main ; je suis là...
Voyant Henriette qui apparaît de la terrasse avec Lebrasier et fait un pas sur la scène.
As-tu les papiers que tu dois montrer à Piégois ?
JANTEL, désignant la table de droite.
Ils sont là.
MADAME JANTEL, à Henriette.
Vous savez, ma chère, que c’est décidé pour les terrains.
Pendant les répliques suivantes, Jantel s’éloigne et sort par la droite.
HENRIETTE.
J’en suis ravie.
MADAME JANTEL.
Très bien exposés... Nous ne trouverons jamais mieux.
HENRIETTE.
C’est mon avis. Et vous, Lebrasier !
LEBRASIER.
Je crois qu’on aurait trouvé aussi bien dans le pays, en cherchant.
MADAME JANTEL.
Quelle erreur !
LEBRASIER.
Je connais un lot au moins aussi avantageux...
MADAME JANTEL.
Je sais ce que vous voulez dire, mais il est en plein midi... Non... non... tenons-nous-en là... Nous allons traiter aujourd’hui...
Elle sort par la baie du fond.
Scène IV
LEBRASIER, HENRIETTE
LEBRASIER.
Il a fini par s’introduire chez Jantel, ce matin-là...
HENRIETTE.
De qui parlez-vous avec cette familiarité ?
LEBRASIER.
De Piégois, parbleu ! Il me le disait... il me le disait... Il est très fort...
HENRIETTE, gaiement, ce début de scène.
Vous êtes un drôle de bonhomme, Lebrasier. Vous voyez partout des mystères... Mon frère veut faire construire sur des terrains qui appartiennent à ce monsieur... Il était inévitable qu’ils finissent par se rencontrer...
LEBRASIER.
Mais il n’était pas nécessaire de l’inviter à déjeuner deux fois en huit jours !
HENRIETTE.
Bah ! à la campagne comme à la campagne !... Très franchement et malgré mes préventions contre lui, il ne m’a pas ennuyée, monsieur Piégois ! Il a un mélange de vulgarité et de bonne éducation, de cynisme et de courtoisie, qui est assez amusant... On dirait qu’il y a en lui comme deux individus qui alternent. Ne prenez donc pas l’air renfrogné ! Mais vous avez donc horreur de votre camarade ?
LEBRASIER.
Moi, pas du tout. J’ai beaucoup de sympathie pour lui, au contraire. Seulement, avant tout, je suis un homme juste... On se trompe beaucoup sur mon caractère. Interrogez n’importe qui au bureau, et demandez-lui ce que je suis. Il vous répondra : « Lebrasier ? C’est un envieux ! » Voilà ce que pensent de moi les esprits superficiels. C’est une grave erreur, madame. J’ai l’air envieux, en effet, mais je ne le suis pas, ou plutôt l’envie, chez moi, n’est qu’une forme de la justice. Piégois est un homme qui n’a aucun mérite particulier, qui n’avait aucune raison pour arriver à la fortune. Ces choses-là ne sont possibles que dans une société en pleine décomposition.
HENRIETTE.
Quelle véhémence !
LEBRASIER.
J’insiste, madame... En pleine décomposition. Il y pousse des fleurs délicieuses comme vous, je ne dis pas non...
HENRIETTE.
À la bonne heure !
LEBRASIER.
Mais l’évidence est là... Piégois est un homme heureux. Et, en me plaçant uniquement au point de vue philosophique...
HENRIETTE.
Diable ! vous êtes plein de profondeur aujourd’hui.
LEBRASIER.
Si vous m’interrompez, je vais finir par dire des bêtises... Une chance aussi insolente est un des plus graves symptômes... de... de...
Il cherche.
HENRIETTE.
De quoi, est-ce un symptôme, Lebrasier ?
LEBRASIER, vexé.
Quand je l’aurai retrouvé, madame, je vous le dirai.
HENRIETTE.
Ne vous fâchez pas. Vous savez quelle affection j’ai pour vous, n’est-ce pas ?
LEBRASIER.
Parlons de votre affection, je vous le conseille !
HENRIETTE.
Dame ! l’affection n’est pas l’amour.
LEBRASIER.
Encore une de ces histoires qui m’arrivent à moi, tout spécialement. L’an dernier, je vous aimais...
HENRIETTE.
Vous êtes poli pour cette année !
LEBRASIER.
Il m’était venu pour vous un amour sérieux...
HENRIETTE.
Calme !
LEBRASIER.
Profond, et qui pour être éternel n’avait besoin que d’être partagé. Je vous ai demandé votre main. Un mariage entre nous était parfaitement assorti. Vous n’aimiez personne... J’étais un ami de votre famille. J’ai un peu de fortune et une situation modeste, mais assurée. J’ai l’âge où la statistique démontre qu’il se fait le plus de mariages aujourd’hui. J’étais convaincu que vous deviendriez ma femme... Vous avez refusé en me donnant des raisons puériles. Je me suis contenté de souffrir sans que vous y attachiez d’ailleurs la moindre importance. Il est vrai que je suis resté votre ami.
HENRIETTE.
Ce n’est donc rien ?
LEBRASIER.
C’est quelque chose, et tant que vous ne vous remarierez pas, en songeant que personne ne vous possède, je me consolerai peu à peu de ne pas vous posséder moi-même.
HENRIETTE.
Je vous promets de ne pas me remarier, là, êtes-vous satisfait ?... Vous haussez les épaules !... Vous vous marierez avant moi, Lebrasier. Pourquoi me marierais-je, je vous prie de me le dire ?... C’est presque honteux à avouer, et vous allez trouver cela souverainement injuste, mais je suis une des plus heureuses femmes qu’il y ait. J’ai de bons amis et une famille exquise que j’adore. Mon fils se porte bien et son éducation occupe ma vie. Le souvenir de mon mari m’est plus mélancolique que douloureux... Vous voyez combien il serait absurde de compromettre tout cela dans l’aventure d’un second mariage, le plus grand risque que puisse courir une femme de mon âge.
La femme de chambre entre par la baie du fond, avec un plateau contenant les verres, le café, et le dépose sur la table à gauche. Suzanne et Marguerite traversent la scène et vont sur la terrasse, où elles font signe aux invités que le café est servi.
Rassurez-vous donc, Lebrasier, si tant est que vous me fassiez l’honneur d’être jaloux à ce point-là de mon affection. Je ne vois pas, à l’horizon, l’ombre d’une catastrophe.
LEBRASIER.
Tant mieux. Mais vous me permettrez cependant de garder ma façon de penser...
Rentrent les invités par la terrasse.
Scène V
LEBRASIER, HENRIETTE, SUZANNE et MARGUERITE, qui servent le café pendant la scène, LESTROT et PIÉGOIS, MADAME LESTROT et HERBELIN, JANTEL, puis, quand tout le monde est en scène, MADAME JANTEL, entrant par la baie du fond
LESTROT.
Qui a donc construit le casino, monsieur Piégois.
PIÉGOIS.
C’est un petit architecte de mes amis... que je vous donnerai, monsieur Jantel, et dont les idées vous plairont. Il a un sens très moderne de l’habitation...
MADAME LESTROT, à Henriette.
Êtes-vous d’un poker chez moi, cet après-midi ?... Un petit poker jusqu’à six ou huit heures ?
HENRIETTE.
J’ignore ce jeu.
LESTROT.
Je vous en fait mes compliments... Il empoisonne bien des ménages. Il n’y a plus moyen de causer une soirée avec des amis et je retourne le mot de Talleyrand : « Si vous ignorez le poker, vous vous préparez une vieillesse heureuse ! »
MADAME LESTROT.
Inutile de dire que mon mari répète ce trait chaque fois que l’on prononce le nom de poker... Vous, monsieur Herbelin, vous êtes des nôtres ?
HERBELIN.
Avec reconnaissance, madame... Nous avons séance du conseil municipal cet après-midi, mais les questions qui s’y traitent ne réclament pas ma présence.
PIÉGOIS.
Ni celle des conseillers municipaux, d’ailleurs.
HENRIETTE, riant, à Herbelin.
C’est bien fait.
LEBRASIER, bas, à Henriette.
J’aurais dis ça, moi... vous auriez à peine souri... et encore...
HENRIETTE.
C’est absurde, cette réflexion.
MADAME LESTROT, à Lebrasier.
Nous comptons aussi sur vous, monsieur Lebrasier.
LEBRASIER.
Le jeu ne m’est pas assez familier, je vous remercie.
HERBELIN.
Monsieur Lebrasier préfère le baccara... Eh ! eh !
JANTEL.
Il y passe ses nuits.
LEBRASIER.
Oh !
PIÉGOIS.
Lebrasier ! Il est en train de faire une petite fortune.
HENRIETTE.
Quel cachottier !
LEBRASIER.
Une petite matérielle comme on dit là-bas, voilà tout.
PIÉGOIS.
Si tu n’étais pas bête, puisqu’on ce moment-ci tu gagnes tous les soirs, ce qui ne durera pas, – tu crois que ça durera, mais ça ne durera pas, – tu confierais tes bénéfices quotidiens à un ami qui ne te les rendrait qu’à ton départ...
HENRIETTE.
Voilà une idée sage... Lebrasier, confiez-moi votre argent... et tout de suite !...
PIÉGOIS.
Oui, madame, forcez-le... Il opposera d’abord une certaine résistance.
HENRIETTE.
Dévalisons Lebrasier !
LEBRASIER, se boutonnant.
Permettez !... permettez !
HENRIETTE.
Nous allons voir si vous ayez confiance en moi...
LEBRASIER.
Oh ! si vous posez la question sur ce terrain, je m’incline... Et, d’ailleurs, je crois que je fais sagement.
HENRIETTE.
Donnez, Lebrasier !
PIÉGOIS.
Donne donc...
LEBRASIER, tirant des billets de son portefeuille.
Voici, madame, voici... J’en garde un tout petit peu pour continuer.
HENRIETTE, comptant les billets.
Mais vous avez gagné des sommes énormes !... Je vous rendrai tout ça à Paris...
PIÉGOIS.
Ne vous laissez pas attendrir, madame...
HENRIETTE.
Soyez tranquille.
Elle sort un instant par la petite porte de gauche, pour enfermer l’argent que vient de lui donner Lebrasier.
SUZANNE, à la table à café.
Combien de morceaux, monsieur Piégois ?
PIÉGOIS.
Autant que vous le voudrez.
SUZANNE, riant.
Vous vous en rapportez à moi ?
PIÉGOIS.
Les yeux fermés.
Suzanne met quatre morceaux de sucre.
SUZANNE.
Vous allez m’en dire des nouvelles !
HENRIETTE, revenant de gauche, allant à la table à café, prenant une tasse, et à Lebrasier.
Toujours la moitié de la tasse, Lebrasier ?
LEBRASIER.
J’attendais pour voir si vous me serviriez comme d’habitude, ou si vous me laisseriez servir par une de vos nièces. C’est une expérience que je voulais faire !
HENRIETTE.
Elle a réussi ?
LEBRASIER.
À moitié...
HENRIETTE.
Pourquoi, à moitié ?
LEBRASIER.
Parce que vous m’offrez bien du café , mais vous ne m’offrez pas de sucre.
HENRIETTE.
Ah ! c’est vrai, je vous demande pardon...
Elle va à la table, prend le sucrier et offre du sucre à Lebrasier.
MADAME LESTROT, à Marguerite.
Petite Marguerite, allez donc nous chercher les cartes !
Sort Marguerite par le fond.
MADAME JANTEL.
Vous voulez faire un poker ?
MADAME LESTROT.
Non, je voudrais essayer encore une fois cette fameuse réussite que nous a indiquée monsieur Piégois avant déjeuner... la réussite de Marie-Antoinette.
LESTROT.
Encore une manie de ma femme, les réussites ! Ça, et le poker !...
Marguerite rentre, donne les cartes à madame Lestrot, qui va s’installer tout à fait à droite de la scène, sur une commode. Se placent autour de madame Lestrot, Herbelin, debout derrière, et regardant madame Lestrot faire la réussite, madame Jantel : Lebrasier, sur le canapé, prend son café.
SUZANNE, s’approchant de madame Jantel, et à l’oreille.
Maman ?
MARGUERITE.
Maman ?
MADAME JANTEL.
Quoi ?... Quoi ?...
SUZANNE.
Remarque, je t’en prie, que nous nous en allons discrètement... Remarque-le...
Elles sortent toutes les deux pendant la réplique suivante, et par le fond.
PIÉGOIS, qui s’est rapproché d’Henriette pendant les mouvements précédents, non loin de Lebrasier qui écoute en hochant parfois la tête.
Votre fils, madame, a tout à fait bonne mine aujourd’hui... Le nouveau traitement lui réussit mieux, il me semble ?
HENRIETTE.
Oh ! beaucoup mieux... Le docteur que vous m’avez indiqué est vraiment très intelligent.
PIÉGOIS.
Il est plus jeune que l’autre, il est meilleur observateur ; il est très au courant aussi des observations que l’on fait un peu partout. D’ailleurs, ce qui facilite sa tache, votre fils a une santé excellente.
HENRIETTE.
Le docteur vous l’a dit, n’est-ce pas ?
PIÉGOIS.
Tout de suite. Je m’étais permis de le lui demander.
HENRIETTE.
Est-ce que vous n’avez pas fait vous-même un peu de médecine ?
PIÉGOIS.
J’ai été étudiant pendant quelques mois, mais il n’est pas nécessaire d’être un grand docteur pour connaître les enfants. Votre fils est un de ces malins petits garçons qui prennent de temps en temps l’air délicat afin qu’on les aime davantage. Puis, dès qu’ils vous ont, par pure coquetterie, inspiré de vives inquiétudes, ils s’amusent à se porter très bien.
HENRIETTE, riant.
Oui, c’est vrai.
PIÉGOIS.
Ce sont des artistes. Le vôtre, en particulier, a déjà une imagination très originale et cette chose indéfinissable, la distinction... On l’a ou on ne l’a pas... On ne sait pas d’où ça vient. Et ça vous domine, même chez les enfants.
HENRIETTE, un temps.
Je crois tout de même qu’il ne faut pas leur donner une éducation aussi sévère qu’autrefois.
PIÉGOIS.
Ils ne le souffriraient plus.
HENRIETTE.
Il y a encore ça. Le fait est qu’ils deviennent très indépendants. Ils ne supportent plus la moindre contrariété... C’est effrayant à penser.
PIÉGOIS.
C’est à croire qu’on répand parmi eux des brochures anarchistes... Il n’y a qu’à leur apprendre à lire le plus tard possible.
HENRIETTE.
Ma foi, ce serait peut-être plus prudent.
LEBRASIER, entre ses dents, mais de manière à être entendu.
Beau programme d’éducation !
HENRIETTE, se retournant.
Tiens, vous nous écoutiez ?... Qu’est-ce que vous dites ?
LEBRASIER.
Je dis que vous venez de tracer un programme d’éducation sur lequel vous me permettrez de faire certaines réserves !
HENRIETTE, gaiement.
Je vous le permets, Lebrasier, mais à une condition...
LEBRASIER.
Laquelle ?
HENRIETTE.
C’est que vous m’accompagnerez demain matin à travers les montagnes, jusqu’au vieux château de la Malène... Monsieur Piégois a bien voulu nous obtenir l’autorisation de le visiter, et j’ai l’intention d’y aller avec ma belle-sœur et les enfants.
LEBRASIER.
Il m’est impossible, madame... de me joindre à vous... à mon grand regret.
HENRIETTE.
Et pourquoi ?
LEBRASIER.
D’abord, j’ai horreur de faire des excursions dans des pays que je ne connais pas.
HENRIETTE, riant.
Alors ?
LEBRASIER.
Et je vous ferai en outre observer, madame, que le propriétaire de la Malène est bien connu pour être un véritable sauvage... qui habite dans le roc.
PIÉGOIS.
C’est un homme exquis.
LEBRASIER.
Il a tiré des coups de fusil sur des Anglais qui voulaient visiter sa bicoque.
PIÉGOIS.
Ils voulaient la visiter de force : mets-toi à sa place.
LEBRASIER, à Henriette.
Vous pouvez attraper un mauvais coup.
HENRIETTE, riant.
Monsieur Piégois est très lié avec lui.
LEBRASIER, entre ses dents.
Jolie recommandation !...
Mouvement d’Henriette.
HENRIETTE, agacée.
C’est bon ! Je n’insiste pas. J’irai sans vous... ou plutôt je vais demander à monsieur Piégois de bien vouloir nous accompagner.
Mouvement de Lebrasier.
PIÉGOIS.
Trop heureux, madame.
LEBRASIER, à part.
Naturellement.
Il s’éloigne.
HENRIETTE, à Piégois.
À demain matin, alors ?
PIÉGOIS.
À demain matin.
HENRIETTE.
Cela ne vous dérange pas ?
PIÉGOIS.
C’est un grand plaisir pour moi...
Un temps.
C’est une très grande joie.
Henriette s’éloigne lentement.
MADAME LESTROT, à Piégois.
Ici, monsieur Piégois, nous sommes arrêtés, je ne comprends plus.
PIÉGOIS, allant à elle.
Voyons un peu, madame !
Il se joint au groupe pendant la conversation d’Henriette et de Lebrasier.
HENRIETTE, se retournant vers Lebrasier et se trouvant tous les deux à gauche de la scène, assez loin des invités qui regardent la réussite ainsi que Piégois. Celui-ci, d’ailleurs, après avoir expliqué le maniement de la réussite à madame Lestrot, va un instant sur la terrasse avec Jantel. Henriette à Lebrasier.
Lebrasier, je vous jure que vous devenez insupportable avec vos attitudes et vos petites phrases sournoises ! Je tolère chez vous certains accès de jalousie... comment dirais-je ! de jalousie... blanche... d’abord parce qu’elle m’amuse, et ensuite parce que ça nous fait des sujets de conversation, mais si vous alliez jusqu’à des allusions plus directes, soyez sûr que je ne vous le pardonnerais pas.
LEBRASIER, avec énergie.
Eh bien, madame, vous ne me le pardonnerez pas ! car je fais effectivement des allusions plus directes !...
HENRIETTE.
Mais à quoi ! à qui !
LEBRASIER.
À des gens.
HENRIETTE.
Quelles gens ?
LEBRASIER.
À des gens qui sont autour de vous...
Il se promène.
qui ont déjeuné avec vous.
HENRIETTE.
Nous avons déjeuné avec monsieur Herbelin, avec monsieur Lestrot et avec monsieur...
Regardant Lebrasier sévèrement.
Un seul mot, Lebrasier... Si vous osez prononcer, à ce sujet, le nom de monsieur Piégois...
LEBRASIER.
Oui, madame, je le prononce... Oh ! attendez, je ne vous fais pas l’injure de croire que vous avez un penchant pour monsieur Piégois...
HENRIETTE.
C’est heureux !
LEBRASIER.
Mais je dis à haute et intelligible voix, et dussé-je encourir les plus graves pénalités, que vous éprouvez en sa compagnie un plaisir qui me navre ! et dont je suis jaloux, madame, oui, jaloux !
HENRIETTE.
L’absurdité de ces propos me désarme...
LEBRASIER.
Vous l’avez déjà consulté sur un changement de médecin pour votre fils.
HENRIETTE.
Il connaît les médecins d’ici mieux que moi...
LEBRASIER.
Vous causez avec lui de littérature et de peinture...
HENRIETTE.
Une fois...
LEBRASIER.
Jamais nous n’avons causé de ces choses-là ensemble !
HENRIETTE.
C’est de votre faute.
LEBRASIER.
Vous le rencontrez à chaque instant au parc, à la promenade...
HENRIETTE.
Par hasard.
LEBRASIER.
Je les connais ces hasards-là... Demain matin... vous allez visiter le château de la Malène avec lui...
HENRIETTE.
Avec lui et avec ma belle-sœur.
LEBRASIER.
Je pense bien que ce n’est pas tous les deux seuls... Enfin !... vous ne m’empêcherez pas de m’apercevoir que Piégois vous fait la cour.
HENRIETTE.
Ça, par exemple, c’est le comble !
LEBRASIER.
Non, madame, ce n’est pas le comble !... Il vous fait la cour d’une façon astucieuse et détournée... Je connais le bonhomme... Et il est impossible que vous ne vous en soyez pas aperçue !... Ayez donc le courage de vous l’avouer et de voir où vous allez, et dans quelle situation vous pouvez vous trouver demain, avec un monsieur qui se croira des droits... et quel monsieur !...
HENRIETTE.
Lebrasier !...
LEBRASIER.
Ma vieille amitié me permet de vous le dire !... Car tout cela je le sais, non seulement par mes observations personnelles, mais encore par les scènes continuelles que sa bonne amie... Emma... lui fait à cause de vous.
HENRIETTE, changeant de ton.
À cause de moi ?
LEBRASIER.
J’y ai assisté à diverses reprises... Oui... Il est même sur le point de la quitter... remarquez bien... et vous devinez pourquoi, maintenant.
HENRIETTE, nerveuse.
Voilà qui change la question !... Vous avez raison, Lebrasier... vous avez raison... En effet... Je ne me rendais pas compte de... certaines choses... Merci, Lebrasier, de m’avoir prévenue... et de m’avoir prévenue à temps... Soyez sûr que je vais prendre des mesures énergiques.
LEBRASIER.
Je n’attendais pas moins de vous.
HENRIETTE, à madame Jantel, qui revient.
Je sors, Louise, pendant que le petit dort. M’accompagnez-vous, Lebrasier ?
Signe de Lebrasier.
MADAME JANTEL.
Rapportez-moi les journaux illustrés, voulez-vous ?
Lebrasier et Henriette prennent congé des invités et sortent par la droite, ainsi que les autres invités avec les répliques suivantes.
MADAME LESTROT, à madame Jantel.
Chère amie, nous vous quittons.
MADAME JANTEL.
Déjà ?
MADAME LESTROT.
On ne vous verra pas un instant, dans l’après-midi ?
MADAME JANTEL.
Je tâcherai...
HERBELIN, à Piégois.
Venez-vous ?
PIÉGOIS.
Non, je reste un instant avec monsieur Jantel.
LESTROT, prenant congé, à madame Jantel.
Chère madame !...
À Jantel.
Cher ami...
À Piégois.
Cher monsieur Piégois !
MADAME LESTROT.
Embrassez les enfants pour moi... Ne vous dérangez pas... Je sais où est mon chapeau... Au revoir, messieurs...
Elle sort avec Herbelin et Lestrot. Herbelin a pris congé pendant ces dernières répliques. Restent en scène Jantel, madame Jantel et Piégois.
MADAME JANTEL, souriant à Jantel et à Piégois, et fermant la porte de la terrasse pendant qu’un domestique a enlevé le plateau à café et les verres.
Messieurs, vous êtes seuls.
Elle sort par la baie du fond.
Scène VI
PIÉGOIS, JANTEL
JANTEL, offrant un cigare à Piégois.
Un cigare, cher monsieur Piégois ?... Nous allons causer un peu, maintenant... D’abord, en ce qui concerne les terrains, je crois que nous serons facilement d’accord. Vos conditions sont très raisonnables.
PIÉGOIS.
Il était impossible que nous ayons la moindre difficulté là-dessus. Remarquez que j’ai le plus grand intérêt à ce que des gens de votre monde, de votre situation, s’installent ici... Dans dix ans, Bagnères-d’Oron sera une de nos belles stations thermales...
JANTEL.
Ah ! vous avez véritablement fondé une ville !... Oui, c’est mieux qu’une bonne affaire, qu’une affaire admirable, c’est une création. Vous avez eu ce rare bonheur, une idée ! Une idée !... voilà ce qu’on ne m’a jamais apporté !... et ce qu’on ne nous apporte jamais à nous autres ! On nous apporte des affaires, ce n’est pas la même chose...
PIÉGOIS.
C’est la différence entre l’art et le métier.
JANTEL.
De votre idée, vous avez tiré une fortune, c’est tout ce qu’il y a de plus juste.
PIÉGOIS.
Je ne me plains pas. Mais qu’est-ce que c’est que mes petits capitaux à côté des vôtres ?
JANTEL.
Évidemment... évidemment... Mais les gens comme vous n’en jouent pas moins dans les affaires un rôle très important... Ils sont comme les condottieri d’autrefois qui n’avaient qu’une poignée d’hommes, mais qui l’apportaient à l’heure décisive. Ils avaient le geste prompt et le coup d’œil sûr... Piégois, vous ferez une fortune énorme quand vous voudrez.
PIÉGOIS, se levant.
Eh bien, très sincèrement, non... je ne tiens pas à aller plus loin. Je n’ai pas l’ambition féroce et illimitée de l’argent... Et puis, j’ai fait une observation que je vous donne pour ce qu’elle vaut...
JANTEL, souriant.
Voyons ?
PIÉGOIS.
J’ai remarqué ceci : Quand on a trop d’argent, c’est comme quand on a trop de sang. Il se produit un phénomène analogue à celui de l’apoplexie. Tout homme est capable d’absorber une quantité d’argent déterminée. S’il la dépasse, il est étouffé infailliblement.
JANTEL.
Alors, à votre âge, avec vos ressources, votre vigueur, vous songez déjà à vous retirer, comme un négociant enrichi !
PIÉGOIS.
Que voulez-vous, j’ai eu beaucoup de chance, je m’en rends compte. Or, qu’est-ce que c’est que la chance, sinon une sorte de vol inconscient ?... Mais oui... Un homme trop heureux est comme un voleur de profession : il finit toujours par être pincé.
JANTEL.
Ma parole, mon cher monsieur Piégois, je regrette de vous voir dans ces idées-là...
PIÉGOIS.
Et pourquoi, mon Dieu ?
JANTEL.
Parce que j’aurais aimé à faire un jour quelque belle affaire avec vous...
PIÉGOIS, vivement.
Avec moi, monsieur Jantel ?
JANTEL.
Mais oui. J’y songeais pendant nos conversations ces jours-ci, en constatant votre vive intelligence... votre clarté de vues... Je regrette... je regrette beaucoup.
PIÉGOIS.
Mais pardon, monsieur Jantel, pardon... C’est tout différent... Une affaire avec vous est une chose extrêmement intéressante... Voyons... voyons... De quoi s’agit-il ?... Grosse affaire ?
JANTEL.
Très grosse.
PIÉGOIS.
Tant mieux !
JANTEL.
Et qui exigerait des capitaux... des capitaux sérieux.
PIÉGOIS.
Qu’appelez-vous des capitaux sérieux ?
JANTEL.
Mais quelques centaines de mille francs peut-être. Ce serait à étudier.
PIÉGOIS, tranquillement.
Ne vous inquiétez pas, j’ai ça.
JANTEL.
Ah !
PIÉGOIS.
Oui.
JANTEL.
Bon... bon !... C’est très bien... Où diable avais-je la tête quand je pensais à un autre qu’à vous !
PIÉGOIS.
J’aurais été navré... Je vous écoute.
JANTEL.
Ma foi !... On pourrait en parler tout de suite...
PIÉGOIS.
C’est ce qu’il y a de plus simple.
JANTEL.
Asseyez-vous.
PIÉGOIS.
À vos ordres...
Il s’assied.
JANTEL, en marchant.
Je crois que nous allons nous entendre.
PIÉGOIS.
Sans aucun doute.
JANTEL, après un témoin.
Quand je vous parlais d’une affaire, cher monsieur Piégois, je m’exprimais mal. Il ne s’agit pas spécialement d’une affaire plutôt que d’une autre. Il s’agit d’un ensemble d’affaires.
PIÉGOIS.
C’est la même chose.
JANTEL.
Industrielles... commerciales... financières...
PIÉGOIS.
Une société à fonder ?
JANTEL.
Non, une grande maison qui se dispose à lancer plusieurs affaires considérables, et qui voudrait y intéresser des capitalistes sérieux et énergiques.
PIÉGOIS.
Tout dépend de la maison... Quelle est cette maison ?
JANTEL.
La mienne.
PIÉGOIS.
Ah !
JANTEL, s’asseyant devant Piégois.
J’ai l’intention de créer chez moi une vaste caisse destinée à soutenir, à encourager tout un genre d’affaires qui nous échappe habituellement et qui devrait aboutir à une maison de banque comme la mienne... Par exemple, si je vous avais connu lorsque vous cherchiez des fonds pour l’exploitation de vos idées, je me serais mis à votre disposition... Comprenez-vous ?
PIÉGOIS.
Oh ! parfaitement, mais tout dépend des idées que l’on vous apportera. Vous a-t-on déjà apporté quelque chose ?
JANTEL, prenant des dossiers dans un tiroir de la grande table de droite.
Oui... Un des buts que je poursuis serait d’attirer les capitaux français dans nos colonies... Avez-vous quelques notions de nos affaires coloniales, Piégois ?
PIÉGOIS, le regardant un peu étonné.
J’en connais plusieurs... que l’on m’a proposées... Elles ne valaient rien.
JANTEL.
Quelle erreur ! C’est l’avenir, au contraire.
PIÉGOIS, avançant la main pour prendre un papier.
Voyons... tout de même.
JANTEL.
Tenez... voici un plan... de chemin de fer... ou plutôt d’un tramway à vapeur, entre Majunga et Tananarive... une de ces petites lignes beaucoup moins coûteuses à construire... que les grandes... et qui... si l’on pouvait s’en occuper immédiatement...
PIÉGOIS, qui a parcouru les papiers pendant que Jantel lui parlait.
C’est bien vague, tout ça... Oh ! que c’est vague !...
JANTEL, lui présentant un autre dossier.
Ceci est une vaste affaire vinicole en Asie-Mineure... J’ai là, à ma disposition, des milliers d’hectares... vous voyez... douze mille... douze mille hectares.
PIÉGOIS, commençant à le regarder et après avoir parcouru ces nouveaux papiers.
J’aime mieux celle-là !
JANTEL, avec un soulagement.
N’est-ce pas ? Elle est excellente, celle-là... Je suis de votre avis, Piégois, elle est supérieure à l’autre, plus pratique, plus immédiatement exécutable... Je veux m’y attaquer tout de suite... Qu’en dites-vous ?
PIÉGOIS, sans répondre.
Et les autres ? Voyons un peu.
JANTEL, sans lui donner les dossiers.
Elles ne sont pas au point... Il faudra les travailler ensemble... Tenons-nous-en, pour l’instant, à ce qui est solide... vraiment solide !...
PIÉGOIS, après un temps pendant lequel il a suivi les mouvements de la physionomie de Jantel.
Dites-moi, monsieur Jantel ?... Avez-vous fait le calcul approximatif de ce qu’il faudra pour mettre ça en train ?
JANTEL.
Pour votre part ?
PIÉGOIS.
Pour ma part.
JANTEL.
Oh ! c’est gros !...
PIÉGOIS.
Ça m’est égal.
JANTEL.
Sept ou huit cent mille francs comme entrée en jeu.
PIÉGOIS.
Ce sera suffisant ?
JANTEL.
Oui, à condition que vous puissiez me les verser dans le plus bref délai. Pouvez-vous ?
PIÉGOIS.
Je le pourrais.
JANTEL, avec un air épanoui et tapant sur l’épaule de Piégois.
Je vous réponds, Piégois, que voilà un capital qui fructifiera entre mes mains !
PIÉGOIS, assis sur le canapé et regardant Jantel.
Je n’en doute pas... Je vous crois très malin... très fort...
Souriant.
Seulement...
JANTEL.
Seulement ?
PIÉGOIS.
Seulement... écoutez... Moi non plus, je ne suis pas une bête... Ce que vous me montrez là... ça n’existe pas, ça ne repose sur rien, c’est du trompe-l’œil...
Lui tapant à son tour sur l’épaule.
Mon cher monsieur Jantel, tout le monde vous croit très riche et moi-même je le croyais, il y a un instant...
JANTEL, se reculant.
Eh bien ?
PIÉGOIS, s’avançant vers lui et plus familier.
Jantel, vous êtes dans de mauvaises affaires !
JANTEL.
Mais...
PIÉGOIS.
Jantel, vous avez besoin d’argent ! Tous les hommes qui ont besoin d’argent, que ce soit d’un million ou d’un louis, ont le même geste et le même regard !... Vous avez besoin d’argent.
JANTEL.
On a toujours besoin d’argent.
PIÉGOIS.
Il y a besoin et besoin... Un monsieur comme vous ne s’adresse à un monsieur comme moi que s’il ne peut plus faire autrement.
JANTEL.
Ah çà ! mon cher, me croyez-vous ruiné, par hasard ? Gardez vos fonds, monsieur Piégois, et bien le bonsoir !
PIÉGOIS.
Voilà que vous allez dire des enfantillages après avoir essayé de m’entortiller... Eh bien ! mon cher, ce n’est pas comme ça qu’il faut agir avec moi. Avec moi, il faut y aller carrément, l’œil dans l’œil, et me dire : « Piégois, j’ai besoin d’argent ! Si vous ne venez pas à mon secours, je saute ! Tirez-moi de là... »
Allant à lui.
Regardez-moi bien. Si vous parlez ainsi, je vous sauve ! Sinon, adieu !
JANTEL, les jambes molles, et s’essuyant le front, puis avec angoisse et le regardant.
Piégois... j’ai besoin d’argent.
PIÉGOIS.
À la bonne heure !
JANTEL.
Et j’en ai besoin tout de suite... Je vous donnerai les meilleures garanties possibles. Vous me demanderez les conditions que vous voudrez !
PIÉGOIS.
Je n’abuserai pas de la situation et je ne vous mettrai pas le couteau sur la gorge...
Reprenant le ton courtois et presque respectueux du début de la scène.
Monsieur Jantel, vous avez eu raison de vous adresser à moi. Nous allons partir pour Paris ce soir même, tous les deux, examiner votre situation ensemble de très près. Elle ne doit pas être désespérée : un homme n’est jamais perdu dans les affaires quand il a une réputation d’honorabilité comme la vôtre. Je crois pouvoir vous affirmer que je vous sauverai. J’en ai les moyens... Comme garantie, je vous demanderai votre signature, naturellement. Du moment que j’ai la certitude de vous sauver, elle me suffit... Je ne vous dirai pas qu’en agissant ainsi je n’ai pas d’arrière-pensée. Si, j’en ai une ! Et, plus tard, quand votre situation sera devenue ce qu’elle était auparavant, je vous la dirai... Aujourd’hui, ce n’est pas la peine... N’insistez pas... Et maintenant, monsieur Jantel, allez faire votre valise.
JANTEL, allant vers la baie et appelant, après avoir serré avec émotion les mains de Piégois.
Louise ! Louise !... Viens !...
À madame Jantel qui entre par la baie, venant du côté des appartements.
Nous partons ce soir, pour Paris, Piégois et moi... Oui... oui... Nous sommes d’accord. Il connaît la situation !...
MADAME JANTEL, très émue.
Ah !
JANTEL, à Piégois.
Piégois, je vous le dis devant ma femme, quoi que vous me demandiez un jour, s’il est en mon pouvoir de vous le donner, ma parole d’honneur, vous pourrez compter sur moi !...
Il sort par la baie du fond.
Scène VII
PIÉGOIS, MADAME JANTEL
MADAME JANTEL, tendant la main à Piégois.
Merci.
PIÉGOIS, s’inclinant.
Madame...
MADAME JANTEL.
Monsieur Piégois, je vous remercie... et vous avez dorénavant en moi une alliée, la plus dévouée.
PIÉGOIS, étonné.
Une alliée ?
MADAME JANTEL, le regardant.
Oui, car je crois avoir deviné vos sentiments à l’égard... de ma belle-sœur... Je crois connaître votre ambition... Nous y arriverons...
PIÉGOIS.
Non.
MADAME JANTEL.
Je vous promets que nous y arriverons.
PIÉGOIS, lentement.
Ce serait trop beau...
Voyant que madame Jantel un peu pâle, s’essuie le front avec son mouchoir.
Qu’avez-vous ?
MADAME JANTEL.
Ce n’est... ce n’est rien...
Se retenant à peine.
Voyez-vous, c’est la détente... Je suis comme ça, moi... J’ai du courage... Et puis, tout d’un coup, quand c’est fini... je... c’est la détente... Je sens que je vais sangloter... Laissez-moi toute seule.
PIÉGOIS.
Mais non... mais non...
MADAME JANTEL, sanglotant.
Voilà... ça y est... j’en ai pour cinq minutes...
Elle sanglote.
Il n’y a qu’à me laisser... Non... non... n’appelez pas... Je vais mieux... beaucoup mieux... C’est idiot...
On entend résonner un timbre lointain.
Ah ! j’entends quelqu’un entrer. Ce doit être Henriette.
Se levant.
Je ne veux pas qu’elle me voie... je m’en vais... Je vais me reposer un instant dans ma chambre... Si vous la voyez, dites-lui qu’elle me laisse les journaux. Là... Je me connais... maintenant que c’est passé, dans un quart d’heure je vais dormir comme une pioche... Au revoir.
Elle lui tend la main et sort très vite pendant que Henriette entre par la droite.
Scène VIII
PIÉGOIS, HENRIETTE, puis JANTEL
HENRIETTE, des journaux à la main, apercevant Piégois.
Ma belle-sœur est sortie ?
PIÉGOIS.
Non, madame... Mais elle vous prie de l’excuser... Elle a un peu de migraine et s’est retirée dans sa chambre... Ah ! je suis obligé de partir tout à l’heure, pour Paris, avec monsieur Jantel...
HENRIETTE, étonnée.
Avec mon frère ?... Tiens.
PIÉGOIS.
Oui... au sujet de cette construction. Ce qui fait que je n’aurai pas le plaisir de vous accompagner demain.
HENRIETTE.
Ça se trouve à merveille.
PIÉGOIS.
Mais le propriétaire de la Malène se mettra entièrement à votre disposition...
HENRIETTE.
Ce n’est pas pressé.
PIÉGOIS.
D’ailleurs, nous serons revenus dans quelques jours... et, si vous le voulez...
HENRIETTE.
Nous avons tout le temps.
PIÉGOIS, souriant.
J’espère que vous ne partagez pas les craintes de Lebrasier ?... Vous ne serez pas reçue à coups de fusil...
Sur un silence d’Henriette.
Il n’est pas revenu avec vous, Lebrasier ?
HENRIETTE.
Vous le retrouverez au casino.
PIÉGOIS, après un temps.
Oserais-je vous demander, madame, s’il ne vous a pas dit trop d’abominations sur mon compte ?
HENRIETTE, sèchement.
Non, monsieur. Pourquoi l’aurait-il fait ? En tout cas, cela n’a pas grande importance.
PIÉGOIS.
Évidemment, madame. Mais puisque Lebrasier vous a parlé de moi, je préférerais savoir qu’il ne l’a pas fait d’une manière trop désobligeante... C’est une curiosité toute naturelle.
HENRIETTE.
Je crois bien. Que votre curiosité soit donc satisfaite ! Il m’a dit que vous aviez été autrefois, à l’école, des amis intimes, qu’il vous avait perdu de vue pendant longtemps et vous avait retrouvé l’autre jour, à son grand étonnement et à sa vive satisfaction... C’est tout... J’ajoute, si cela peut vous être agréable, que j’aime peu me mêler aux histoires privées, aux potins, à la médisance, et que je les écoute ordinairement d’une oreille fort distraite. Il est si délicat de juger les gens d’après les propos de leurs amis ! Pour ma part, je pense que chacun conduit sa vie dans la direction qu’il préfère, à ses risques et périls. Et ce n’est que contrainte et forcée que je me permettrai de juger qui que ce soit.
PIÉGOIS.
Cette absence de jugement est d’une grande sévérité.
HENRIETTE.
Tiens ! En quoi ?
PIÉGOIS.
Je ne crois pas que nous soyons, autant que vous le dites, maîtres de conduire notre existence avec cette fermeté et cette décision. À l’origine de chaque destinée, il y a des forces obscures qui agissent sur elle et la dominent, la poussent dans telle ou telle voie.
HENRIETTE.
C’est une théorie très commode, car si le hasard et des forces aveugles sont les maîtres de notre existence, c’est qu’alors nous ne sommes pas plus responsables de nos actes que de nos rêves. Et la vie ne devient plus qu’une bagarre sans pitié où des gens furieux se heurtent les uns contre les autres, se piétinent comme des bêtes... Non, non, c’est tout de même un peu plus noble que ça, la vie, franchement. Laissez-moi croire, ne serait-ce que pour le genre d’éducation que je veux donner à mon fils, qu’il y a des responsabilités et des devoirs sur lesquels tous les gens d’une certaine... moralité sont d’accord...
PIÉGOIS, avec un mouvement.
Oui... oui... c’est vous qui avez raison... Oh ! vous êtes dans le vrai, vous êtes dans le vrai... Mais enfin... vous parlez comme une personne qui a vu clair tout de suite autour de soi, dont l’âme n’a jamais été bouleversée, qui a vu les choses s’arranger dans l’ordre et la régularité de la famille. Vous n’avez pas eu de luttes à soutenir. Vous n’avez connu ni la tentation, ni l’imprévu, l’imprévu qui entre tout d’un coup dans la vie et la retourne de fond en comble !... J’ai été, moi...
HENRIETTE, l’interrompant.
Je ne vous demande pas ce que vous avez été... Ne continuons pas, je vous en prie... Notre conversation va beaucoup trop loin, vous ne trouvez pas ? Elle s’aventure dans des considérations personnelles qui sont sans intérêt pour vous, ni pour moi... Je ne veux répondre qu’un mot au reproche plus ou moins voilé que vous m’adressez de manquer d’indulgence.
PIÉGOIS.
Oh !
HENRIETTE.
Si ! si ! Permettez-moi donc, à mon tour, de vous dire que vous parlez, vous, comme si vous n’aviez connu que des surprises tragiques ou de l’amertume, comme si vous étiez une victime de la vie. Mais, au contraire, vous êtes riche... puissant... entouré d’attentions et de flatteries... Tout paraît vous avoir réussi... De quoi êtes-vous en droit de vous plaindre ?... Arrêtons-nous, voulez-vous ? Nous avons ébauché tous les deux nos petites opinions sur de bien graves sujets... Nous n’en viendrons jamais à bout... Adieu, monsieur...
Prenant les journaux.
Je vais regarder ces portraits et je vous souhaite un bon voyage...
PIÉGOIS.
Oh ! je devine ! Et je sens bien à votre ton, à votre regard, que jamais plus, maintenant, je ne me retrouverai seul avec vous... que vous me fuirez, que vous m’échapperez toujours.
HENRIETTE, avec un mouvement.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
PIÉGOIS.
Il y a des choses que je veux savoir, pourtant !... Oui, je veux savoir ce qui est possible. Vous avez pris sur moi trop d’influence... Ma vie, aujourd’hui, dépend de vous... Je suis, depuis que je vous connais, un autre homme, avec des pensées nouvelles sur les choses, sur les êtres et sur moi-même !... Je me croyais sûr de moi, sûr de mon caractère et de mon cerveau ; je vous ai vue, j’ai passé près de vous, et je ne suis plus qu’un homme affolé... Je ne sais plus où je vais... je ne sais plus... Je suis en pleine tempête et en plein désarroi, plus isolé, plus incertain qu’aux pires heures de mon existence !... Un mot de vous peut briser autour de moi ce que j’ai établi en tant d’années. Je suis redevenu, depuis que je vous aime, l’homme que j’étais autrefois, timide et inquiet, avant que les luttes de la vie m’aient donné de l’audace. Enfin !... dans mon esprit et dans mon cœur... c’est le désordre... c’est le désordre...
Henriette s’éloigne et va pour sortir.
Ne vous en allez pas, répondez-moi... je vous en conjure !... Et si je dois souffrir, que je sache au moins pourquoi !
HENRIETTE.
Non, monsieur, non, je ne peux pas vous répondre... Je n’ai rien à vous répondre... Je ne m’attendais pas à une déclaration que rien de ma part n’a provoquée... N’insistez donc pas, monsieur, je vous en prie... Éloignez-vous...
PIÉGOIS, suppliant.
Oh ! ne prononcez pas le non définitif et sans espoir !... Réfléchissez... réfléchissez que mon amour est d’un désintéressement absolu !... En dehors de mon amour, je ne fais aucun calcul... ni de vanité... ni d’ambition... Je ne cherche pas même l’entrée dans un monde qui n’est pas aussi fermé, peut-être, que vous le pensez... Je ne veux et ne cherche que vous, vous seule ! Alors, dites-moi que je peux espérer encore ! qu’il peut se produire dans l’avenir quelque chose, quelque chose que j’ignore et qui changera votre résolution !
HENRIETTE.
C’est impossible... Ce qu’il y a dans l’avenir, je l’ignore comme vous. Je ne connais que mes sentiments actuels, qui sont très nets. Oh ! je ne conteste pas votre désintéressement. Je sais même ce qu’il y a de... généreux dans votre caractère et aussi que vous avez plus... de mérite véritable, d’élévation de pensée, que beaucoup ne se l’imaginent. Mais j’ai pris une résolution qui ne peut pas changer... Comprenez-le. Ne me forcez pas !...
PIÉGOIS.
À quoi ?
HENRIETTE, un temps.
À rien.
PIÉGOIS.
Ah ! je sais bien que vous ne me dites pas le fond de votre pensée, que vous ne me dites pas la vérité, ni les raisons que vous avez de m’enlever toute espérance, même légère, même lointaine, les autres raisons, les vraies !
HENRIETTE.
Je n’en ai pas d’autres, et si j’en ai, elles m’appartiennent.
PIÉGOIS.
Écoutez-moi... écoutez-moi... Les obstacles qu’il y a entre nous, les obstacles plus ou moins insurmontables, je les connais. Le métier que j’exerce ? Mais... d’abord, je ne vais plus l’exercer. Je vais tout disperser ici, tout balayer, c’est fini ! Qu’une union entre une femme de votre monde, de votre rang et moi, n’en reste pas moins disproportionnée et insolite, j’en conviens. Je ne réfléchis qu’à ça... je me le crie toute la journée... Je sais tout ce qu’on peut dire et tout ce qu’on vous a dit de moi ! Que je suis en marge de la société, puisque je ne suis ni fonctionnaire, ni médecin, ni ingénieur ; que, pendant toute ma jeunesse, j’ai roulé dans Paris, gagnant ma vie comme je pouvais, et ce n’était pas toujours commode ! Que je suis par conséquent un irrégulier et un déclassé, tandis que vous appartenez, vous, à la plus haute, à la plus vieille et à la plus fière bourgeoisie !... Oui, c’est vrai !... Mais enfin, ils n’existent plus les grands abîmes sociaux qui séparaient les gens autrefois ! Et entre le déclassé et la bourgeoisie, on ne peut pas recommencer pourtant la vieille histoire de la fille noble qui repoussait un manant !
HENRIETTE.
Eh ! monsieur... Vous cherchez à mon refus des raisons générales, sociales, et qu’il ne me convient pas de discuter avec vous... Vous oubliez peut-être la plus simple et la plus profonde... une raison qui n’a aucun rapport avec les vieux conflits de la bourgeoisie et de la noblesse... Vous m’aimez, vous, c’est possible !... Eh bien ! et moi ?
PIÉGOIS.
Vous !
HENRIETTE.
Mais oui, moi... Je compte, je suppose !
PIÉGOIS.
Vous !... Tenez... Je suis sûr que si j’étais un homme de votre monde, un monsieur quelconque rencontré dans un salon, vous, vous ne me repousseriez pas !...
HENRIETTE.
Par exemple !... Et qu’en savez-vous ?
PIÉGOIS.
Et la première fois que nous nous sommes vus, je l’ai compris !... Oh ! je n’ai pas de fatuité, allez !... C’est le hasard, c’est le mystère !... Entre un homme et une femme dont le cœur est libre, quel que soit cet homme, quelle que soit cette femme, il y a toujours à la première rencontre un regard échangé, un regard qui contient, sans qu’ils sans doutent parfois ni l’un ni l’autre, une provocation secrète et un appel !... Ce regard, nous l’avons échangé, oui... Nous avons communiqué brusquement ensemble !... Et depuis, dans nos conversations, dans les quelques promenades que nous avons faites, où vous m’avez laissé vous accompagner, je vous ai sentie de jour en jour près de moi, troublée et nerveuse, luttant contre vous-même, comprenant que je vous aimais !
HENRIETTE.
C’est insensé !... Taisez-vous !... Je ne veux plus que vous me disiez un mot ! De quel droit ?... Allez-vous-en !
PIÉGOIS, lui prenant le bras.
Mais regardez donc en vous-même, loyalement, franchement, et osez me dire que je n’ai pas été pendant quelques instants un être que votre pensée a accueilli...
Elle s’arrache de lui.
Je vous aime ! je vous aime !... Et nous ne sommes séparés que par des préjugés sans grandeur, la peur, indigne de vous, du monde et de l’opinion.
HENRIETTE.
Des préjugés, la peur de l’opinion !... Tenez, je n’aurais pas voulu vous le dire, mais vraiment vous m’y forcez !... Ah ! si j’avais été aimée sincèrement, ardemment, par un homme pauvre et malheureux, aurait-il plus que vous quitté le droit chemin ; aurait-il commis des actions plus graves ?... Dieu sait que ce n’est pas sa pauvreté et sa déchéance qui auraient pu retenir mon cœur ! Ses fautes, je les lui aurais pardonnées !... L’amour paye tous les sacrifices ! Mais entre vous et moi, l’abime, c’est votre fortune, c’est l’argent que vous avez gagné ! et gagné comment ?... Osez donc me le dire à votre tour... Ah ! quand je songe à l’homme que vous auriez pu être, à ce que vous auriez pu faire avec votre intelligence et votre force, à ce qu’une femme aurait pu trouver en vous !... Non, c’est douloureux... c’est trop douloureux !... Et, si vous n’avez pas de remords, c’est que décidément nous n’avons pas la même conscience. Ah ! oui, certes ! il peut être beau, parfois, de se révolter contre la société, contre la règle et ce que vous appelez dédaigneusement les préjugés. Mais alors, que ce soit pour faire de grandes choses et non pas pour devenir le chef d’un mauvais lieu et d’une entreprise louche !... Eh bien, aujourd’hui, vous avez de l’argent, gardez-le ! Je n’en veux ni pour moi ni pour mon fils !... Ah ! le pauvre petit !... Vous seriez vraiment pour lui un ami et un conseiller, et vous lui apprendriez à votre façon, je pense, les règles de la vie et la noblesse des sentiments ! Non, non ! ce n’est pas moi qui, par ma lâcheté, mettrai dans ma famille la première tare !
PIÉGOIS, violemment.
Votre famille... Ah çà ! est-ce que vous vous imaginez que c’est quelque chose d’extraordinaire, votre famille ! Mais elle sera peut-être demain plus tarée que moi ? Vous ne la connaissez pas !
HENRIETTE.
Sortez !...
Appelant au fond.
Maurice !
PIÉGOIS.
C’est ça... Appelez votre frère !... Votre frère qui a essayé tout à l’heure de m’extorquer un million, à moi, le chef d’une entreprise louche et d’un mauvais lieu !... Tenez, en voilà un qui donnera de bons conseils à votre fils ! et qui la lui apprendra la noblesse de sentiments. C’est le type de l’honnête homme pour vous ! Eh bien ! il est joli !...
HENRIETTE, indignée.
Oh !
Apparaît Jantel par la baie du fond. Elle s’arrête.
JANTEL, les regardant, et à Piégois en tirant sa montre et en déposant son chapeau sur la table.
Comment, Piégois, vous êtes encore là ?... Mais il faut partir, mon ami. Nous n’avons que le temps, dépêchons-nous !
PIÉGOIS.
Vous partirez sans moi, mon petit... Adieu !
JANTEL.
Je ne comprends pas... Qu’est-ce que ça veut dire ?
PIÉGOIS.
Ça veut dire que vous vous tirerez d’affaire tout seul !... Bien le bonsoir !...
JANTEL, se précipitant vers lui.
Mais qu’est-ce qui s’est passé !... Vous ne voulez plus ?...
PIÉGOIS.
Jamais de la vie !
JANTEL.
Mais je comptais sur vous, absolument !
PIÉGOIS.
Ça m’est bien égal !
JANTEL.
Il est impossible que... Vous m’aviez promis... donné votre parole !
PIÉGOIS.
Laissez-moi donc tranquille.
JANTEL.
Je n’ai plus le temps... Je suis perdu !...
PIÉGOIS.
Comment perdu ? Vous avez encore en portefeuille l’affaire du chemin de fer de Tananarive et les douze mille hectares dans l’Asie-Mineure ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?... Adieu, mon petit !
Il sort violemment par la porte de droite.
Scène IX
HENRIETTE, JANTEL, puis PIÉGOIS
HENRIETTE, vivement, à Jantel qui est comme pétrifié, debout.
Maurice... la vérité... la vérité !... Je t’en supplie !
JANTEL.
Laisse-moi... laisse-moi... va-t’en !
HENRIETTE.
Non... non... Que se passe-t-il ? Quel malheur ?... Dis-le-moi... dis-le-moi !... Un grand malheur ! La ruine ?...
JANTEL.
Oui... oui... tout... la fin... la fin !
Il se dirige péniblement vers les appartements.
HENRIETTE, allant à lui et le retenant par son habit.
Mais il y a encore de l’espoir !
JANTEL.
Aucun !
HENRIETTE.
Voyons... voyons... Ne perds pas la tête... Tu as des amis !... Prends tout ce que je possède !
JANTEL.
Ah ! tu n’as pas le quart de ce qu’il me faut !... et demain, il m’en faudra le double !...
Rentre Piégois brusquement par la droite. Il a la figure changée ; toute trace de colère a disparu. Il reste sur le seuil de la porte.
PIÉGOIS, avec un mouvement de bras.
Jantel, allons, venez !
JANTEL, se retournant.
Piégois !... C’est vous ?
PIÉGOIS.
Oui... Ne faites plus attention à ce que j’ai dit tout à l’heure ; ça ne compte pas.
JANTEL.
Oh !
PIÉGOIS.
Oui... oui... je vais vous tirer de là !... Dépêchons-nous...
Entrainant Jantel.
Prenez vos papiers !... Votre chapeau !... Allons, venez, venez !...
Il le pousse vers la porte.
JANTEL, à Henriette.
Sans lui, je me tuais !
PIÉGOIS, au moment de sortir, saluant Henriette d’un mouvement sec.
Je vous demande pardon, madame... Je n’ai pas été très chic tout à l’heure !
ACTE III
Au casino de Bagnères-d’Oron. Le salon de réception de Piégois.
Au fond, deux grandes baies pour les entrées et les sorties. À gauche, au fond, une autre baie vitrée qui ne s’ouvre pas, et à gauche, premier plan, petite porte. Entre les deux baies fermées par des rideaux de velours qu’on ouvre et qu’on ferme suivant les besoins de l’action, une niche garnie, comme le lustre, de fleurs lumineuses. Ameublement de bureau-salon très luxueux. Au fond, derrière les baies, vastes galeries où évoluent des couples de danseurs. Les messieurs sont en smoking ou en habit sans chapeau. Les dames sont en toilette de soirée, sans chapeau également ; quelques-unes ont des fleurs dans la chevelure. Pendant l’acte, musique assez lointaine qu’on entend un peu plus distinctement à certains endroits. Les fleurs lumineuses et les fleurs dans la chevelure des dames sont facultatives.
Scène première
HERBELIN, puis LÉA et CARMEN, puis DE CERNEUIL
Au lever du rideau, les deux grandes baies sont ouvertes. On aperçoit la galerie pleine de monde, de danseurs. Des couples passent devant les baies. On entend la musique qui joue une valse.
HERBELIN, seul, regardant.
C’est admirable ! Quel monde !...
Il aperçoit Léa et Carmen.
LÉA, dans la baie.
On peut entrer, monsieur Herbelin ?
HERBELIN.
Entrez, mesdemoiselles... Comment donc !
CARMEN, regardant autour d’elle.
C’est le salon de monsieur Piégois ?
HERBELIN.
Mais oui.
LÉA.
Il est superbe !
HERBELIN.
Vous étiez aux courses de taureaux, cet après-midi ?
LÉA.
Qui n’y était pas ?
CARMEN.
C’était d’un réussi !... Je n’avais jamais vu tuer de taureau.
LÉA.
Ni même jamais vu de taureau, on peut dire.
CARMEN.
Et ce soir !... Quelle belle fête !... C’est vous qui avez organisé la fête, monsieur Herbelin ?... Le bal ?...
HERBELIN.
Oui, mademoiselle... Et vous allez danser, je pense ?
LÉA.
Tout le temps.
HERBELIN.
Ces messieurs sont avec vous ? Ils continuent à se plaire à Bagnères-d’Oron ?
LÉA.
Ils sont enchantés. Arthur veut y rester jusqu’en octobre.
CARMEN.
Et John aussi.
HERBELIN.
Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, maintenant ?
CARMEN.
Dites, monsieur le maire... On s’est trop bien trouvé de vos conseils jusqu’à présent.
HERBELIN.
Vous devriez dire à ces messieurs de revenir ici l’année prochaine, de s’y installer... d’acheter des terrains...
LÉA.
De nous faire construire des villas !
HERBELIN.
C’est ça...
CARMEN.
Une villa à chacune...
HERBELIN.
Il faut commencer à songer à l’avenir, mes enfants...
CARMEN.
Dame !
HERBELIN.
Je vous indiquerai des terrains à vendre dans de bonnes conditions...
LÉA.
Oh ! oui... Oh ! oui...
DE CERNEUIL, entrant, à Herbelin.
Eh ! mais... vous devenez aussi fort que Piégois... Bonsoir, mesdemoiselles.
CARMEN.
Bonsoir, Cerneuil...
LÉA.
Bonsoir, Cerneuil... Au revoir, monsieur Herbelin.
HERBELIN.
Pensez à mon idée...
CARMEN.
Oh ! oui, on y pensera...
Elles sortent.
DE CERNEUIL.
Il est donc absent, Piégois ? On ne le voit plus...
HERBELIN.
Il a passé une quinzaine à Paris, mais il est revenu.
DE CERNEUIL.
Vous savez le bruit qui court ?
HERBELIN.
Non.
DE CERNEUIL.
Il paraîtrait que Piégois est en pourparlers avec une compagnie américaine pour la vente du casino ?
HERBELIN.
Allons donc !
DE CERNEUIL.
Vous n’êtes pas au courant ?
HERBELIN.
Et je n’y crois pas, il m’aurait prévenu...
DE CERNEUIL.
Enfin ! on le dit...
HERBELIN.
Je le lui demanderai, car, dans ce cas, le conseil municipal aurait à prendre ses précautions...
DE CERNEUIL.
Oui, on ne s’entendrait peut-être pas aussi bien qu’avec Piégois...
HERBELIN.
Ce serait un désastre ! Une affaire qui va toute seule !... Il faut que j’aie une explication avec lui...
Il va pour sortir par une baie, tandis que Lebrasier et Emma, en valsant tous les deux, apparaissent à l’autre baie, venant de la galerie. Ils font deux ou trois tours de valse avant d’entrer. Herbelin à Lebrasier.
Mes compliments, monsieur Lebrasier, vous valsez comme un ange.
LEBRASIER.
Trop aimable.
HERBELIN, à Emma.
Superbe, tantôt, n’est-ce pas ?
EMMA.
Superbe, oui...
Sortent Herbelin et de Cerneuil qui a salué Emma.
Scène II
LEBRASIER, EMMA
La musique continue mais s’entend de moins en moins.
EMMA, n’asseyant sur un fauteuil.
Ah ! mon pauvre ami, je ne suis pas gaie, tout de même !
LEBRASIER.
Piégois associé de Jantel ! La maison Jantel et Piégois, et peut-être Piégois et Jantel !... Il ne restait pas au monde deux choses capables de m’étonner ; il n’en restait qu’une : c’était celle-là !
EMMA.
Ce n’est pas encore officiel, mais il m’a autorisée à vous le dire. Il lui faut le temps de se débarrasser du casino...
LEBRASIER.
Évidemment... Il y a un mois, Jantel et Piégois ne s’étaient pas adressé la parole, c’est prodigieux... Qu’est-ce qui s’est passé ? On ne le saura jamais... Voyez-vous, ma chère, dans les familles, c’est comme ça. On croit les connaître et on ne les connaît pas. On ne connaît pas le fond. On vous accueille toujours aussi bien, on vous sourit, rien n’a l’air changé. Et puis, tout d’un coup, on apprend des énormités. Voilà les familles... Alors, vous allez rentrer à Paris ?
EMMA.
Lui, tout au moins.
LEBRASIER.
Et vous ?
EMMA.
Moi, je ne sais pas.
LEBRASIER.
Comment ! vous ne savez pas ?
EMMA.
Non, je ferai ce qu’il voudra...
LEBRASIER.
Il vous a pourtant dit quelque chose ?
EMMA.
Non. Mais je suppose que je vais rester avec lui, en attendant...
LEBRASIER.
En attendant quoi ?
EMMA.
Est-ce qu’on sait ?... Il n’est pas retourné chez monsieur Jantel, hier ?
LEBRASIER.
Non.
EMMA.
Ni avant-hier ?
LEBRASIER.
Pas une fois depuis son arrivée.
EMMA.
Et la dame ?
LEBRASIER.
Madame Audry ?
EMMA.
Oui... Il n’y a toujours rien de ce côté-là ?
LEBRASIER.
Mais rien, rien du tout... ça, j’en suis sûr, j’en suis sûr...
EMMA, se levant et lui prenant la main.
Vous êtes mon ami, Lebrasier. S’il y avait n’importe quoi, vous me le diriez tout de suite ?
LEBRASIER.
Je vous le promets.
EMMA.
Il y a quinze jours... non... trois semaines... nous avons été sur le point de nous quitter... je vous l’ai raconté, n’est-ce pas Lebrasier ? Je lui faisais des scènes, je ne pouvais pas m’en empêcher ; j’avais tort, mais c’était plus fort que moi. Un soir, je voulais partir. Il m’a retenue : ça s’est arrangé. Depuis, on a l’air de s’être remis. Il m’a écrit plusieurs fois pendant son absence des lettres gentilles... affectueuses... où il me semblait qu’il y avait de la tristesse. Pourtant, à son retour, la vie a repris comme d’habitude. Mais ça ne fait rien, Lebrasier : je sens une histoire sur ma tête. Est-elle bonne ? Est-elle mauvaise ?... Mais sûr, il y en a une.
LEBRASIER, un temps.
Ce qu’il y a d’encore plus sûr, Emma, c’est que, quoi qu’il arrive, il vous restera un ami...
EMMA, lui tendant la main.
Ça, Lebrasier, je le crois... Oui, vous avez été un très bon ami pendant tout le temps que j’ai été seule. Sans vous, je serais morte d’inquiétude... Vous ne vous êtes pas trop ennuyé avec moi ?
LEBRASIER.
Mais pas du tout...
EMMA.
C’est que, dame, je n’ai pas une de ces conversations !...
LEBRASIER.
Allons donc ! vous avez une conversation très intéressante... Est-ce que vous écriviez à Piégois ?...
Il hésite.
EMMA.
Quoi ?
LEBRASIER.
Que nous nous voyions souvent... que nous dînions ensemble presque tous les soirs ?
EMMA.
Mais, certes oui, je le lui écrivais.
LEBRASIER.
Ah !... Et il ne vous a pas fait d’observation ?
EMMA.
À quel propos, mon Dieu ?
LEBRASIER.
Enfin... enfin... Il ne trouvait pas extraordinaire... que, lui absent, vous ?...
EMMA, riant.
Mais non... Oh ! que vous êtes bête ! Il me connaît, je pense !
LEBRASIER.
Je suis bête, c’est vrai ! Je suis d’une bêtise que vous n’êtes pas la première à me faire remarquer.
EMMA.
Vous êtes fâché ?... Non ?
LEBRASIER.
Je suis agréablement surpris.
EMMA.
C’est que je ne voudrais pas vous faire de peine, car je vous aime beaucoup. Tiens ! parbleu, je ne vous dirai pas que, comme homme, vous me plaisez, vous ne me croiriez pas.
LEBRASIER.
Je vous croirais avec difficulté.
EMMA.
Mais j’ai pour vous de très bons sentiments.
LEBRASIER.
Lesquels ?
EMMA.
Ce n’est pas commode à expliquer. Mais j’aurais confiance en vous... j’aurais des choses à cacher, je vous les dirais. Vous avez un caractère très rigolo. Enfin, tout ce qu’il y a de mieux comme amitié, je l’ai pour vous... Et c’est réciproque, n’est-ce pas, Lebrasier ?
LEBRASIER.
C’est réciproque.
EMMA.
Pourquoi ne me parlez-vous jamais de votre bonne amie ?
LEBRASIER.
Je n’en ai pas !
EMMA.
Oh ! que c’est vilain !... Après tout, vous ne voulez pas me dire vos secrets.
LEBRASIER.
Un jour, je vous en dirai un...
EMMA.
De secret ?
LEBRASIER.
Oui.
EMMA.
Oh ! tant mieux... Et quand me le direz-vous ?
LEBRASIER.
Voyons ?... dans... dans dix ans...
EMMA.
Dix ans ! c’est bien long... Jamais je ne pourrai attendre... Lebrasier, vous allez me dire votre secret tout de suite.
LEBRASIER.
Je vous en prie, n’insistez pas. Ce n’est pas possible.
EMMA.
Si vous ne me le dites pas, je vous en voudrai beaucoup.
LEBRASIER.
Je vous jure, Emma...
EMMA.
C’est donc grave ?
LEBRASIER.
Oui.
EMMA.
Quelle drôle de figure vous avez ! Grave pour qui ?
LEBRASIER.
Pour moi.
EMMA.
Raison de plus. Je vous écoute.
LEBRASIER.
Vous le voulez ?
EMMA.
Oui.
LEBRASIER, un temps.
Emma ?
EMMA.
Eh bien !...
LEBRASIER.
Emma ?
EMMA.
Quoi ?
LEBRASIER.
Je vous aime d’une façon stupide.
EMMA, stupéfaite.
Vous ?
LEBRASIER.
Moi... Oh ! je sais bien que je choisis un mauvais moment pour vous le dire.
EMMA.
Ah ! par exemple... celle-là !... Et pourquoi m’aimez-vous ?
LEBRASIER.
C’est bien la question que doit vous faire une femme qui ne vous aime pas. Pourquoi je vous aime ? Il doit y avoir une foule de raisons, mais il y en a une que j’ai cru discerner. Je vous aime parce que je vous ai vue, avec Piégois, fidèle et obéissante comme une petite esclave, et que moi, au contraire, les rares femmes que j’ai possédées, je leur ai toujours obéi.
EMMA.
Mais, mon pauvre ami, je suis comme ça avec Piégois ! Il ne faut pas vous figurer que c’est mon caractère.
LEBRASIER.
Ah !
EMMA.
Mais non, je suis autoritaire, je suis violente, j’ai des tas de défauts : Piégois fait de moi tout ce qu’il veut parce qu’au fond il ne m’aime pas. Mais un homme qui m’aimerait, Lebrasier, ce ne serait pas la même chose... Je le rendrais très malheureux.
LEBRASIER.
Ça m’est égal...
EMMA, sévèrement.
En voilà assez, n’est-ce pas, Lebrasier ?... Si c’était ça votre secret, vous auriez mieux fait de le garder pour vous.
LEBRASIER.
Emma, dites-moi un mot gentil...
EMMA.
Taisez-vous Lebrasier. Je vous défends de continuer...
LEBRASIER.
J’aurais dû attendre dix ans. Je me rendais compte que c’était trop tôt...
Entre Piégois.
Scène III
LEBRASIER, EMMA, PIÉGOIS
PIÉGOIS.
Ah ! Lebrasier !...
Il lui serre la main.
LEBRASIER.
Ah !
EMMA.
Si vous avez à causer ensemble, veux-tu que je te laisse ?
PIÉGOIS.
Tâche de retrouver Herbelin et de me renvoyer... Va, ma petite Emma, va.
EMMA.
Ce sera long ce que vous avez à vous dire ?
PIÉGOIS.
Non !... Oh ! ce n’est pas très important.
EMMA.
Je peux revenir dans un quart d’heure ?
PIÉGOIS.
Quand tu voudras.
Emma sort par la baie du fond, en face.
Scène IV
PIÉGOIS, LEBRASIER
LEBRASIER.
D’abord, que je te félicite... Si, si ! accepte mes félicitations, tu les mérites ! Associé de Jantel ! C’est un bond, un bond énorme !... Tu as admirablement manœuvré. J’ignore quelle espèce de manœuvres tu as faites, mais tu as réussi, et tout est là...
PIÉGOIS, s’approchant de Lebrasier et lui tapant doucement sur l’épaule.
Mon vieux Lebrasier, je vais te révéler un détail qui te réjouira certainement...
LEBRASIER.
Ah !
PIÉGOIS.
Et dont ton délicieux caractère va tirer mille satisfactions...
LEBRASIER.
Je t’écoute.
PIÉGOIS.
Tu me crois l’homme le plus heureux de la terre ?
LEBRASIER.
Je n’en doute pas une minute.
PIÉGOIS, sur le ton le plus calme.
Eh bien, non seulement je ne suis pas un homme heureux, mais je suis au contraire un homme très malheureux !
LEBRASIER.
Toi ?
PIÉGOIS.
Moi-même... Et tu t’en apercevras un de ces matins quand, malgré tes félicitations, je me serai cassé la tête.
LEBRASIER, stupéfait.
Qu’est-ce que tu me chantes ?
PIÉGOIS.
La vérité, mon bon Lebrasier. Et je te la dis à toi parce que tu es la personne rêvée pour ce genre de confidences.
LEBRASIER, la voix un peu changée.
Je me demande quel chagrin tu pourrais bien avoir. Un homme comme toi est incapable d’avoir un chagrin d’amour. Tu veux me faire croire que tu as un chagrin d’amour ?
PIÉGOIS.
Je ne tiens pas à ce que tu le croies !
LEBRASIER.
Allons donc !... C’est madame Audry que tu aimes ?
PIÉGOIS.
Mon Dieu, oui.
LEBRASIER.
À ce point-là ?
PIÉGOIS.
À ce point.
LEBRASIER.
Au point de...
Il fait un geste vague.
PIÉGOIS.
Oui.
LEBRASIER.
Tu ne te moques pas de moi ?... Je te dis ça parce que tu as l’air tellement calme. Tu n’as pas l’air de souffrir... Mais ça ne prouve rien...
Le regardant.
Oui... oui... je me rends bien compte que tu souffres.
PIÉGOIS.
Tu dois être content ?
LEBRASIER, éclatant.
Voilà l’erreur sur mon caractère qui recommence ! La voilà !... Mais comprends donc, à la fin, nom d’un chien ! Quand je voyais heureux un gaillard comme toi, qui ne le méritait pas, ça m’exaspérait, c’est bien naturel. Mais du moment, que tu es malheureux, la question change. Alors, je suis avec toi, parce que j’adore les gens malheureux. Comprends-tu, cette fois-ci ? Comprends-tu ?
PIÉGOIS.
Lebrasier, tu me plais infiniment.
LEBRASIER, s’asseyant.
Voyons... voyons... raconte-moi bien ton affaire... As-tu dit à Henriette que tu l’aimes ?
PIÉGOIS.
Oui.
LEBRASIER.
Je devine ce qu’elle t’a répondu.
PIÉGOIS.
Elle ne t’en as jamais rien dit ? elle ne t’a jamais fait d’allusion !
LEBRASIER.
Jamais.
PIÉGOIS.
On a dû parler de moi, pourtant, pendant ce voyage... Il est impossible qu’on n’ait pas parlé de moi devant elle ?... devant toi ?
LEBRASIER.
Plusieurs fois, en effet.
PIÉGOIS.
Eh bien ! Tu n’as rien remarqué de particulier ?
LEBRASIER.
Rien.
PIÉGOIS.
Elle n’a jamais prononcé mon nom ?
LEBRASIER.
Si, mais très naturellement...
PIÉGOIS.
Alors... à ton avis... et si c’est ton avis... dis-le-moi brutalement !... sois sincère, je t’en prie, car, moi, je n’y vois plus clair, il me semble que je traverse un cauchemar... À ton avis, il n’y a aucune chance... aucune ?... Tâche de te rappeler. Il y a des choses que tu as dû observer... oui... oui... rappelle-toi bien... Tu la connais mieux que moi et tu es intelligent, tu es très intelligent... Dis-moi ? dis-moi ?...
Il lui prend la main.
LEBRASIER, réfléchissant.
Je m’en rapporterais aux paroles d’Henriette, à ce que je connais de ses idées, je te répondrais très nettement, en toute franchise : « Tu n’as aucune chance ! »
PIÉGOIS.
Ah !
LEBRASIER.
Seulement, vous n’êtes pas, vis-à-vis l’un de l’autre, dans une situation normale. Fais-moi l’amitié de croire que je m’en suis aperçu ; entre vous, il y a eu autre chose qu’une déclaration de ta part et un refus de la sienne... Il y a eu cette histoire entre son frère et toi... Bon ! bon ! ne me dis rien, ça m’est égal, je ne suis pas curieux. Il n’en est pas moins vrai que Jantel a eu recours à toi et qu’en définitive tu as dû lui rendre un grand service... un service immense... Les affaires des autres ne me regardent pas, mais j’ai cependant mon impression personnelle... Ah ! ah ! les grosses fortunes, les belles apparences, ce qui se cache derrière !... Jantel, de toi à moi, ne m’a jamais emballé. Cette affectation d’honnêteté, cette rigueur, m’ont toujours semblé suspectes. Quand on est si sûr de son honnêteté, on ne la crie pas. Je suis probablement plus honnête que lui, moi ! Est-ce que je le dis ?... En somme, je serais enchanté que tu épouses Henriette, maintenant, enchanté, enchanté... oui... oui... ce serait excellent... Je t’y aiderai de toutes mes forces ! Et, en y réfléchissant mieux, en me rappelant certaines attitudes d’Henriette, certains mots, tu as des chances !
PIÉGOIS.
Non, non ! Et je suis un fou de te consulter là-dessus ! Est-ce que tu peux savoir ?... Si ce qu’elle m’a dit, ce qu’elle m’a jeté à la figure, elle ne l’avait pas pensé profondément, est-ce qu’elle ne m’aurait pas écrit à Paris ? est-ce qu’elle ne m’aurait pas revu déjà !... Non, je suis toujours pour elle un être louche et suspect. Et elle trouve peut-être que c’est très honorable et très flatteur pour moi d’avoir sauvé son frère ! car je l’ai sauvé à coups d’argent, tu entends ? en quinze jours, en risquant dix fois ma propre fortune, avec une espèce de rage qui me faisait souhaiter de nous voir sombrer tous les deux ? J’ai fait des prodiges ! J’ai tenu ce malheureux, qui se noyait, à bout de bras, la tête hors de l’eau... Ah ! c’est un pauvre être !... Et ça, crois-tu qu’elle le saura jamais ? Crois-tu qu’il le lui ai dit ?... Et d’ailleurs, non, je ne veux pas qu’elle devienne ma femme pour ça ! qu’elle m’épouse pour services rendus à sa famille ! et qu’elle arrive à avoir pour moi un amour tranquille, mélangé de reconnaissance... et de pitié !... Ah ! non... Au fond, vois-tu, c’est une femme sans grandeur et sans race...
LEBRASIER.
Tais-toi donc ! Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis !
PIÉGOIS.
Elle n’a pas tout ce qui me l’avait fait aimer avec passion et que je n’ai jamais rencontré chez aucune femme, et qui n’est pas plus chez elle que chez les autres ! Tiens ! Emma a plus de hauteur d’âme... c’est une créature plus rare... Mais oui... mais oui !... Et j’étais prêt à la sacrifier comme une pauvre petite bête, sur un clin d’œil, sur un geste de l’autre ! Voilà à quel degré de misère, d’asservissement, j’en étais arrivé, à songer au suicide comme un amoureux des temps romantiques, moi, Piégois !... Ah ! que j’ai bien fait de te dire tout cela ! Il me semble que je me retrouve !...
LEBRASIER.
Et qu’est-ce que tu vas faire ?
PIÉGOIS.
Ce que je vais faire, Lebrasier ? Je vais redresser ma vie d’un coup de barre ! je vais mettre, entre cette femme et moi, la barrière définitive !...
LEBRASIER.
C’est-à-dire ?
PIÉGOIS.
Je vais lui montrer que je ne suis pas tout à fait disposé à mourir d’amour pour elle !
LEBRASIER.
À qui vas-tu montrer ça ?
PIÉGOIS.
À madame Audry.
LEBRASIER.
Et comment vas-tu le lui montrer ?
PIÉGOIS.
Comment ?
LEBRASIER.
Oui.
PIÉGOIS.
En épousant Emma dans trois semaines, mon bon Lebrasier. Il y a assez longtemps que je le lui promets !
LEBRASIER, stupéfait.
Tu vas épouser Emma ?
PIÉGOIS.
Eh bien, ça t’étonne ?
LEBRASIER, troublé et cherchant à se remettre.
Non... non... au contraire... Je suis très content... très content pour Emma surtout... elle va être bien heureuse...
PIÉGOIS.
Je vais même lui annoncer cette petite nouvelle à l’instant. Viens-tu avec moi ?
LEBRASIER, vivement.
Non, merci...
Sort Piégois.
Scène V
LEBRASIER, seul, puis HENRIETTE et MADAME JANTEL
LEBRASIER, se promenant.
C’est très bien ! très bien... Ça devait finir comme ça... D’ailleurs, avec moi, ça finit toujours comme ça...
Entrent Henriette et madame Jantel.
MADAME JANTEL.
Eh ! Lebrasier, vous avez l’air tout agité. Qu’est-ce qui vous arrive ?
LEBRASIER.
Oh ! rien de particulier, madame, vous êtes trop bonne.
HENRIETTE, lui tendant la main.
Vous nous abandonnez tout à fait depuis quelque temps.
LEBRASIER.
J’avais tort, madame.
HENRIETTE.
On va vous revoir, alors ?...
MADAME JANTEL.
Où donc est votre ami, monsieur Piégois ?
LEBRASIER.
Il vient de sortir à la minute.
MADAME JANTEL.
Voulez-vous être assez aimable pour le prévenir de notre visite ?
LEBRASIER.
Oui, madame, certainement.
MADAME JANTEL.
Merci, Lebrasier.
Sort Lebrasier.
Scène VI
HENRIETTE, MADAME JANTEL
MADAME JANTEL.
Enfin, vous vous décidez à m’accompagner. C’est très gentil ce que vous faites là.
HENRIETTE.
Je ne sais pas, ma chère Louise, s’il y a de l’ironie dans vos paroles. Quant à moi, je vous jure que je n’ai aucune arrière-pensée. Je sens que monsieur Piégois ne reviendra jamais chez nous tant que je n’aurai pas fait cette démarche auprès de lui, et après l’inoubliable service qu’il nous a rendus, il mérite que je la fasse. Voilà pourquoi je vous ai accompagnée ce soir ici, ma chère Louise, pas pour autre chose.
MADAME JANTEL.
Vous n’avez pas besoin de tant insister. Je vous taquine bien quelquefois à propos de Piégois, mais sans mauvaise intention, je vous assure. Je ne partage pas du tout l’opinion de ceux de nos amis qui prétendent que vous l’aimez comme une folle...
HENRIETTE.
Moi !... On dit ?
MADAME JANTEL.
On le dit, et on me le dit. Mais je réponds que vous avez au contraire pour Piégois une aversion véritable. C’est bien cela, n’est-ce pas ?...
Madame Jantel, après un assez long silence d’Henriette, changeant de ton et lui prenant les mains.
Ma pauvre Henriette !... Quelle lutte insensée vous soutenez contre votre propre cœur !
HENRIETTE.
Ah ! Louise, Louise ! vous voulez donc me forcer à avouer que je suis malheureuse ! et troublée ! et bouleversée ! Et que mes chères idées d’autrefois étaient celles d’un enfant pas encore entré dans la réalité ! J’ai vu depuis à quoi tenaient la probité, l’honneur, et j’ai compris qu’à l’origine de toutes les fortunes, il y a peut-être les mêmes impuretés et les mêmes scandales... Si j’avais su cela plutôt, j’aurais fait comme tout le monde, comme tous ces gens qui sont là, tenez, qui dansent et qui s’amusent, mêlés les uns aux autres, ne suivant que leurs désirs et ne cherchant que la joie, et j’aurais pris tout de suite l’homme que j’aime... oui, Louise, c’est vrai, l’homme que j’aime, sans me soucier de sa condition et de ses vertus. Je suis punie de ma naïveté et de mon ignorance de la vie. Et maintenant, il est, trop tard.
MADAME JANTEL.
Mais non, ma pauvre amie, il n’est pas trop tard...
HENRIETTE.
Je lui ai dit des mots qui nous séparent à jamais.
MADAME JANTEL.
Vous attachez beaucoup trop d’importance à ces mots-là, et en général à une foule de choses, permettez-moi de vous le dire. En tout cas, dans la situation où vous êtes aujourd’hui, monsieur Piégois et vous, vous ne pouvez pas éviter une explication, une sérieuse et loyale explication. Ayez-la donc le plus tôt possible, et ce soir même, puisque l’occasion s’en présente, ça vaudra mieux à tous les points de vue. Nous étions venues toutes les deux inviter Piégois à dîner, invitez-le toute seule... Tenez, j’aperçois Lebrasier qui lui dit que nous sommes ici. Je vous laisse ; je vais chercher mon mari...
HENRIETTE.
Louise, je vous en prie...
MADAME JANTEL.
À tout à l’heure, à tout à l’heure...
Elle sort à droite, laissant seule un instant Henriette. Entre Piégois par le fond.
Scène VII
HENRIETTE, PIÉGOIS
HENRIETTE, sur un geste d’étonnement de Piégois qui la salue.
C’est moi, oui, monsieur. Mon frère m’a appris l’association que vous avez contractée. Je sais aussi tout ce que nous vous devons. Si ! si ! je sais ce que vous avez fait et ce que vous avez risqué. Sans vous, mon frère était perdu, et c’eût été pour moi une douleur bien cruelle. Je ne veux pas pénétrer au fond des sentiments qui vous ont fait agir, je ne veux voir que le résultat et vous en exprimer ma très vive gratitude.
PIÉGOIS, sèchement.
Je vous en prie, madame... c’est inutile. Je suis un homme d’argent, un homme d’affaires. Je n’ai consulté que mon intérêt.
HENRIETTE.
Non, monsieur... Mais peu importe. Je n’aurais pas été en paix avec moi-même si je n’avais pas fait cette démarche auprès de vous. Nous allons nous rencontrer souvent, et il faut effacer, n’est-ce pas, avec de la loyauté, de la franchise, les paroles violentes que nous avons prononcées l’autre jour. Je comprends maintenant la colère qui vous a saisi. Elle m’avait révoltée, elle me semblait une vengeance de mon refus, une vengeance brutale et indigne. J’ignorais ce qui s’était passé entre mon frère et vous ; je reconnais que j’ai été trop loin, moi aussi. J’ai eu tort... Oh ! j’ai eu tort... J’ai des idées, ou plutôt, hélas ! j’avais des idées trop absolues, trop rigoureuses. Je vivais dans un rêve que je regrette un peu, je ne vous le cache pas. J’avais bien éprouvé des douleurs, de l’angoisse, mais je n’avais jamais vu de drame réel éclater autour de moi. Oui... oui... En effet, il y a l’imprévu... Me voilà devenue plus raisonnable, plus indulgente. Oublions donc, moi, votre emportement, vous, ce que j’ai pu dire d’excessif et d’injuste.
PIÉGOIS.
Je n’ose pas vous promettre d’oublier aussi facilement que vous. Votre rencontre a été dans ma vie un trop gros événement ; il m’a fallu, pour renoncer à vous, pour m’avouer à moi-même que j’étais décidément indigne de vous, un trop énergique effort de volonté... Oh ! ça été très dur... J’ai passé par toutes les phases, j’ai envisagé toutes les combinaisons avant d’en arriver là, même celle de vous épouser un jour, en profitant de l’espèce de reconnaissance que votre famille a pour moi. Mais c’était trop loin du rêve que j’avais fait... Non ! non ! nous valons l’un et l’autre mieux que ça... Alors, il ne me restait qu’une ressource : essayer de me guérir peu à peu, heure par heure, par le travail, par la banalité de la vie, par l’absence de secousses et d’émotions... Et voilà pourquoi j’ai pris une résolution... assez grave que je vais annoncer ce soir même à monsieur Jantel.
HENRIETTE.
Ah !...
Un temps.
Et cette résolution ?
PIÉGOIS.
Oh ! mon Dieu, je n’ai aucune raison de vous la cacher. J’épouse mon amie... cette personne que vous avez rencontrée déjà quelquefois.
HENRIETTE, très troublée, cachant son émotion.
Oui... oui... en effet... je l’ai rencontrée...
PIÉGOIS.
J’espère ainsi arriver à la guérison... Et puis, si je n’y arrive pas, tant pis, nous le verrons bien. Mais je commence à croire que j’y arriverai.
HENRIETTE.
N’en doutez pas, si tant est que vous soyez si malade ; je n’en suis pas aussi convaincue que vous.
PIÉGOIS.
Je n’ai pas dit cela pour vous laisser des remords.
HENRIETTE.
Raisonnablement, je ne peux guère en avoir ni même croire beaucoup à vos souffrances. Vous traitez votre douleur par un mariage immédiat avec une femme qui vous adore, dont vous comblez les vœux, qui vous est entièrement dévouée et vous fera la vie la plus agréable. Vous allez avoir des occupations qui vous intéresseront certainement, toute une existence nouvelle à vous créer. Vous serez entouré d’amis qui vous ont de grandes obligations et qui ne l’oublieront pas. Voilà un avenir devant lequel il n’y a pas de quoi se décourager... J’espère que vous nous présenterez bientôt votre femme : soyez sûr que nous nous efforcerons de lui plaire.
PIÉGOIS.
Vous présenter ma femme !... Oh ! ce n’est pas possible.
HENRIETTE.
Et pourquoi ?
PIÉGOIS.
Parce que... parce que c’est une personne trop simple... d’une éducation qui me suffit à moi, mais qui est un peu trop rudimentaire pour votre monde et vos relations. Elle a été ouvrière, figurez-vous ?...
HENRIETTE.
C’est une femme de grand cœur. Lebrasier me l’a dit souvent, et très intelligente des choses de la vie. Elle a les qualités les plus rares, celles qu’on n’acquiert pas. Les autres lui viendront vite.
PIÉGOIS.
Je ne veux pas l’exposer à une pareille aventure... Oh ! la pauvre petite, elle aurait une drôle de figure !... Non ! non ! pas d’humiliation !...
HENRIETTE.
Humiliation ?... Comment ! vous me croyez capable de chercher à humilier votre femme ?... Oh ! vous le croyez ?...
PIÉGOIS.
Il est inutile en tout cas de l’y exposer.
HENRIETTE.
Mais c’est presque insultant pour moi ce que vous dites-là !
PIÉGOIS.
Je n’avais pas cette intention, je vous prie de m’excuser...
HENRIETTE.
Décidément, vous vous faites de moi une étrange opinion ! J’en ai de la peine, beaucoup de peine... Oui...
Elle a la voix étranglée.
PIÉGOIS, vivement.
Qu’avez-vous ?
HENRIETTE.
Je suis émue... très émue... car moi, qui aurais tant désiré qu’après ces tristes choses nous devenions des amis, de grands amis, je sens que, malgré tout, vous allez bientôt me détester...
PIÉGOIS.
Moi ?
HENRIETTE.
Mais oui, vous... Et il y a encore de la colère dans votre voix et de la rancune dans votre cœur.
PIÉGOIS.
De la rancune contre vous, en moi !
S’approchant.
Vous savez bien qu’il n’y a qu’une passion toujours plus ardente et qui briserait tous les engagements et tous les liens si vous disiez un mot !
HENRIETTE.
Si je disais ce mot, si j’étais la cause d’une pareille douleur pour une créature de dévouement et de tendresse comme votre amie, je commettrais une infamie véritable ! Je nous laisserais un affreux remords à tous les deux ! Non ! non ! acceptons bravement les conséquences de notre vie passée, de nos idées, de la situation où le hasard nous a si brusquement placés. Rien de tout cela ne peut plus se changer aujourd’hui, il est trop tard. Vous le comprenez aussi bien que moi. Épousez cette femme qui vous aime : je vous serai à l’un et à l’autre une amie dévouée et utile... oui... utile, vous verrez. Et vous allez me la faire connaître tout de suite, puisqu’elle est ici. Je serai très gentille et très amicale avec elle et elle aura beaucoup d’affection pour moi. Allez me la chercher... Je vais l’attendre avec ma belle-sœur et nous la mettrons bien à son aise...
Lui tendant la main.
Alors, c’est fini ? plus d’amertume et plus de colère ?
PIÉGOIS, lui prenant la main.
Oui... c’est fini... Tout est fini...
HENRIETTE.
Non, car il vous reste, à vous, toute une vie très heureuse et très douce à parcourir...
Avec émotion.
Allez ! allez !
Entre madame Jantel par une baie. Piégois la salue et sort.
Scène VIII
HENRIETTE, MADAME JANTEL
HENRIETTE.
Vous ne voyez aucun inconvénient, ma chère Louise, à ce que monsieur Piégois nous présente... sa femme ?
MADAME JANTEL, étonnée.
Sa femme ?
HENRIETTE.
Oui.
MADAME JANTEL.
Quelle femme ?... Piégois se marie ?
HENRIETTE.
Avec la personne dont Lebrasier nous a souvent parlé.
MADAME JANTEL.
Sa maîtresse ?
HENRIETTE.
C’est cela.
MADAME JANTEL.
Et vous avez laissé s’accomplir une pareille absurdité dont vous allez souffrir tous les deux ! Car Piégois n’a aucune envie d’épouser sa maîtresse, et vous, je vous connais, vous n’attendez que le moment d’être seule pour sangloter bien à votre aise...
HENRIETTE.
Il y a des douleurs si complètes et si nobles, ma chère Louise, qu’elles ornent la vie au lieu de la briser, et des sacrifices qui vous laissent à l’âme une espèce de joie orgueilleuse.
MADAME JANTEL.
Moi, c’est bien simple, je suis navrée. Ces choses-là me démoralisent... Alors, nous allons voir cette dame ?
HENRIETTE.
À l’instant.
MADAME JANTEL.
Et il va falloir être très aimable avec elle ?
HENRIETTE.
Je vous en prie...
MADAME JANTEL.
C’est vous qui avez arrangé ça ?
HENRIETTE.
C’est moi.
MADAME JANTEL.
Tous mes compliments.
HENRIETTE, voyant entrer Piégois, puis Emma.
Taisons-nous.
Scène IX
HENRIETTE, MADAME JANTEL, PIÉGOIS, EMMA, puis LEBRASIER
PIÉGOIS, à Emma, presque dans la porte.
Viens !
EMMA, bas.
Tu crois que je suis assez bien habillée ?
PIÉGOIS.
Mais oui... mais oui...
EMMA.
Laisse-moi boutonner mes gants.
PIÉGOIS.
Ça ne fait rien...
EMMA, se retournant, et bas à Lebrasier qui la suit.
Venez avec nous, Lebrasier, je serai moins gênée...
PIÉGOIS, à madame Jantel.
Madame...
MADAME JANTEL, lui serrant la main.
Bonjour, monsieur Piégois.
PIÉGOIS.
Permettez-moi de vous présenter...
MADAME JANTEL.
Oui... oui...
HENRIETTE, allant prendre Emma par la main.
Je suis très heureuse de vous connaître, madame...
EMMA, gênée, à Henriette.
Et moi de même... madame...
À madame Jantel qui lui tend la main.
Oui... de même...
MADAME JANTEL, à Emma.
Nous avons beaucoup d’amitié pour votre mari.
EMMA, s’essuyant le front avec le mouchoir qu’elle a gardé à la main.
Je vous demande pardon... Je viens de faire un tour de valse, j’ai très chaud...
HENRIETTE.
Vous aimez la danse ?
EMMA.
Non... pas fort... c’est Lebrasier.
LEBRASIER.
Moi ?
EMMA.
Il adore la valse, Lebrasier. Il valse très bien...
LEBRASIER, souriant.
Oui... oui... je valse très bien...
HENRIETTE, à Lebrasier.
Vous nous cachiez ça.
EMMA, bas, à Piégois.
J’ai dit des bêtises ?
PIÉGOIS.
Non, non...
EMMA.
Il fait une chaleur ici...
Elle s’éponge.
HENRIETTE.
Vous connaissez monsieur Lebrasier depuis longtemps, madame ?
EMMA.
Oh ! depuis des temps infinis... Il venait nous voir souvent, dans les commencements avec Marcel...
HENRIETTE, étonnée.
Marcel ?
EMMA, désignant Piégois.
Mais, lui...
HENRIETTE.
Ah !
EMMA.
Vous ne saviez pas qu’il s’appelait Marcel ?... Marcel Piégois...
Riant.
C’est vrai, que personne n’a l’air de se douter qu’il s’appelle Marcel. On dit toujours : « Monsieur Piégois. » On ne croit pas que tu as un prénom... Et il est même joli, n’est-ce pas, madame ?
HENRIETTE, échangeant avec Piégois un regard que surprend Emma.
Oui...
EMMA, après un temps, à mi-voix.
Oui, n’est-ce pas ?
HENRIETTE, gênée, à madame Jantel.
Louise, vous devriez inviter...
MADAME JANTEL.
En effet...
À Emma.
Vous nous ferez l’amitié de venir dîner un de ces soirs à la maison...
EMMA.
Moi ?
MADAME JANTEL.
Vous et monsieur Piégois... Demain, voulez-vous ?
PIÉGOIS.
Avec plaisir, madame.
MADAME JANTEL, à Emma.
Nous serons en famille... Vous connaissez mon mari ?
EMMA.
Je l’ai aperçu accompagné de ses demoiselles...
À Henriette.
Vous avez des enfants aussi, madame ?
HENRIETTE.
Un fils, oui, madame...
EMMA.
Il est bien joli... Je l’ai vu quelquefois à la promenade...
HENRIETTE.
Vous aimez les enfants ?
EMMA.
Oh ! oui... beaucoup... Et je n’en ai pas, c’est extraordinaire.
LEBRASIER, ne pouvant s’empêcher de dire.
Oh !
EMMA, bas, à Piégois.
Tu vois, ce que tu me fais dire !...
Silence.
MADAME JANTEL.
Alors, à demain, madame.
EMMA.
Madame...
HENRIETTE.
Oui, à demain...
EMMA, à Henriette.
Madame...
Sortent Henriette et madame Jantel, reconduites jusqu’à la porte par Piégois.
Scène X
PIÉGOIS, EMMA, LEBRASIER
EMMA.
J’ai été ridicule, naturellement ! Et ce sera toujours la même chose quand je me trouverai au milieu de ces gens-là !...
PIÉGOIS.
Tu n’as pas été ridicule du tout, n’est-ce pas, Lebrasier ?
LEBRASIER.
Mais pas du tout.
PIÉGOIS.
Ces dames savent parfaitement que tu n’as pas encore l’usage de leur monde et certaines manières que tu finiras par acquérir.
EMMA.
Mais non, je ne les acquerrai jamais. Il faut avoir été élevé là dedans ! Toi, parbleu ! ça t’est égal que j’aie l’air gourde. Tu es à ton aise, tu sais parler, tu es instruit, tu as le beau rôle... Tiens ! jamais la distance qu’il y a entre nous deux ne m’a paru aussi grande que depuis que je dois être ta femme. Et si tu crois que je m’exposerai à ça encore une fois et que j’irai à ce dîner !
PIÉGOIS.
Ce serait absurde de ne pas y aller.
EMMA.
Jamais de la vie, par exemple ! Je serais fraîche avec les deux jeunes filles... Je crois qu’elles s’en paieraient un peu, ces deux gosses, hein, Lebrasier ? et comme je les comprendrais, d’ailleurs !
PIÉGOIS.
Voyons, est-ce que madame Jantel et madame Audry n’ont pas été très cordiales avec toi, et très bonnes filles ?
EMMA.
Très bonnes filles, mais pas de la même façon que moi. Il y a des nuances, et des coups d’œil... des coups d œil surtout...
PIÉGOIS.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
EMMA.
Ça veut dire que tu aimes encore cette femme et que tu m’épouses de rage, parce qu’elle ne veut pas de toi. Et tu ne m’as présentée à elle que pour la narguer et pour la rendre jalouse !
PIÉGOIS.
Tu te trompes et tu es injuste, car ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de vous présenter. C’est elle... oui, c’est elle qui a désiré te connaître... et moi, je m’y suis d’abord opposé de toutes mes forces...
EMMA.
Tu l’as donc vue ? Quand l’as-tu vue ?
PIÉGOIS.
Mais... un peu avant que tu n’entres.
EMMA.
Tu as causé seul avec elle ?
PIÉGOIS.
Quelques instants.
EMMA.
Alors, c’est encore plus triste pour moi, car si elle a voulu me connaître, c’est qu’aujourd’hui elle t’aime... Et comme tu l’aimes aussi, et qu’elle est libre, aucune puissance humaine ne vous empêchera de vous réunir, et surtout pas moi, pauvre fille !...
PIÉGOIS.
Madame Audry et moi ne serons jamais que des amis ou des camarades. Crois-le, ou ne le crois pas, ça m’est égal ! Fais toutes les suppositions que tu voudras, je n’y puis rien...
EMMA.
Des amis ou des camarades, vous deux ! Tu me crois donc bien naïve !... Entre vous deux, veux-tu que je te dise ? il n’y a plus qu’un obstacle, c’est moi ! Tu ne t’en rends peut-être pas compte toi-même, mais tu ne m’épousais que pour te faire aimer de cette femme... Puisque ça y est maintenant, tu n’as plus besoin de moi...
PIÉGOIS.
Arrêtons-nous, veux-tu ? Nous finirions par nous dire des choses blessantes... J’ai deux ou trois personnes à voir. Attends-moi ici, je te retrouve.
Il sort.
Scène XI
EMMA, LEBRASIER
EMMA, se mettant à marcher devant Lebrasier en parlant avec agitation et d’une voix entrecoupée.
Ah ! bien !... Ah ! là... là !... Maintenant qu’il est l’associé de Jantel, il verra cette femme chaque jour, et moi, chaque jour, je serai plus nerveuse et plus inquiète, et nous divorcerons dans six mois...
À elle-même.
Oui... oui... C’est ce qu’il y a de mieux.
Se retournant vers Lebrasier.
Lebrasier ?
LEBRASIER.
Quoi ?
EMMA.
Je vais voir si vous êtes mon ami ?
LEBRASIER.
Je me méfie quand on veut faire ce genre d’expérience avec moi. Enfin, qu’y a-t-il ?
EMMA.
Vous demeurez toujours à la villa des Coccinelles ?
LEBRASIER.
Toujours.
EMMA.
Eh bien, ce soir vous ne rentrerez pas chez vous. Vous coucherez à l’hôtel... C’est moi qui irai coucher à la villa des Coccinelles, et je vous parie, Lebrasier, qu’il ne viendra pas m’y chercher.
LEBRASIER.
Je comprends.
EMMA.
Allez, Lebrasier, cette fois-ci, c’est fini...
LEBRASIER.
Mais non, mais non... Vous n’en êtes pas là...
EMMA.
Je ne dis pas que j’en mourrai, parce que je m’y suis préparée depuis longtemps et que, dans mon amour pour lui, il y a toujours eu une espèce de... oui... une espèce d’admiration... Alors, il me semble que je me consolerai un jour...
LEBRASIER.
Oui, Emma, oui, vous vous consolerez...
EMMA.
C’était fatal, depuis qu’il a rencontré cette femme ! Ces deux êtres-là sont poussés l’un vers l’autre ; ce serait folie de se mettre entre eux. Dans ces conditions, voyez-vous, ce qu’une femme comme moi a de mieux à faire, c est de s’en aller, n’est-ce pas, Lebrasier ?
LEBRASIER.
Je le crois... oui, je commence à le croire...
EMMA.
S’il me fallait les guetter, les soupçonner, être jalouse à toutes les heures du jour et de la nuit, c’est bien simple, je deviendrais folle !...
LEBRASIER.
Évidemment, ce ne serait pas une existence.
EMMA.
Je ne suis pas une pleurarde, moi. J’ai besoin de savoir à quoi m’en tenir, dans la vie... Eh bien, aujourd’hui, je le sais, oh ! oui... et ma résolution est bien prise. Maintenant, ce que je vous demande, Lebrasier, c’est d’aller lui raconter ça.
LEBRASIER.
À Piégois !... Moi ?...
EMMA.
Oui, vous... Moi, je ne veux pas avoir une explication nouvelle avec lui... À quoi bon ? Ça ne nous avancerait à rien ; nous sommes fixés. Dites-lui que je comprends, que je suis redevenue très calme et que je partirai demain pour Paris.
LEBRASIER, suppliant.
Avec moi ?
EMMA.
Avec vous ! Jamais, par exemple !... Après ce que vous m’avez dit tout à l’heure.
LEBRASIER.
Emma ! Emma ! Ça me ferait un si grand plaisir d’être près de vous, dans une circonstance aussi triste, aussi pénible ! Je ne vous demande pas des choses extraordinaires pour commencer : Laissez-moi vous accompagner à Paris, vous aider à vous installer...
EMMA.
Vous le regretterez, Lebrasier.
LEBRASIER.
Jamais, jamais !
EMMA.
Comprenez donc, malheureux, que je vous parlerais de Piégois toute la journée ! Ce ne serait pas drôle pour vous.
LEBRASIER.
Je m’y habituerais...
EMMA.
Et comment allez-vous lui expliquer ça ?
LEBRASIER.
Laissez-moi faire... laissez-moi faire... Oh ! ça ne sera pas difficile...
EMMA.
Vous allez l’attendre ici, il va revenir.
LEBRASIER.
Oui... oui... je vais l’attendre ici... Donnez-moi la main, Emma.
EMMA, lui tendant la main.
Voilà, Lebrasier... Vous viendrez me raconter ce qu’il vous aura dit, n’est-ce pas !...
Prêtant l’oreille.
Le voici... dépêchez-vous...
Elle sort.
Scène XII
LEBRASIER, PIÉGOIS
PIÉGOIS.
C’est Emma qui sort ?
LEBRASIER.
Oui, Piégois, oui, mon ami... C’est Emma... Elle va coucher ce soir aux Coccinelles. Je lui prête ma chambre... Moi, j’irai coucher à l’hôtel...
PIÉGOIS.
Qu’est-ce que ça signifie ?...
Faisant un pas.
Je vais...
LEBRASIER.
Non, Piégois, ne va pas la rejoindre. Laisse-la partir. C’est ce que vous avez de mieux à faire tous les deux...
PIÉGOIS.
Non, non... Je ne veux pas quelle parte ainsi sans que je la voie, que je lui explique !...
LEBRASIER.
C’est inutile. Elle sait tout, n’est-ce pas ? Elle sait que tu aimes Henriette... et qu’Henriette t’aime aussi !...
PIÉGOIS.
Tais-toi, Lebrasier, ce n’est pas vrai.
LEBRASIER.
Si, mon ami, c’est vrai... Henriette t’aime aujourd’hui. Elle aime l’homme que tu es devenu, et que tu es devenu par elle et sous son influence... Et, certainement, un jour elle sera ta femme. Je ne dis pas que ce sera demain, mais tu y arriveras. Quant à Emma, sois tranquille, je ne la quitterai pas... et je tâcherai... Piégois, de la consoler peu à peu...
PIÉGOIS.
Toi ?
LEBRASIER.
Moi... Je l’aime. Et je me suis permis de le lui dire, je te demande pardon.
PIÉGOIS.
Lebrasier ! Lebrasier ! Tu es un être admirable !... Ah ! si elle pouvait t’aimer un jour !...
LEBRASIER.
Je l’espère... Au revoir, Piégois...
Il lui tend la main. Paraît Herbelin.
Non, Marcel Piégois, banquier à Paris...
Il sort pendant que s’avance Herbelin.
Scène XIII
PIÉGOIS, HERBELIN
HERBELIN.
Comment, banquier à Paris ?... Alors, c’est vrai, vous vous débarrassez du casino ?
PIÉGOIS.
Mon Dieu, oui, mon brave Herbelin, je me retire de ce genre d’affaires.
HERBELIN.
C’est navrant !... navrant !... et vous ne reviendrez plus ici ?
PIÉGOIS.
Je ne crois pas.
HERBELIN.
C’est un désastre.
PIÉGOIS.
En quoi ?
HERBELIN.
Un désastre pour tout le pays... Vous vendez à une compagnie américaine, alors ?
PIÉGOIS.
Non.
HERBELIN.
À qui donc ?
PIÉGOIS.
Je ne vends pas le casino, que personne ne songe à m’acheter... Je le donne...
HERBELIN.
Vous le donnez ?
PIÉGOIS.
Oui... Je tiens à avoir un jour ma statue à Bagnères-d’Oron. Je le donne à la commune...
HERBELIN.
Piégois ! c’est un cadeau royal ! C’est magnifique !...
Il lui prend la main.
Ça vaut la croix.
PIÉGOIS.
Pas pour moi, pour vous !
HERBELIN.
Enfin ! il faut qu’il y ait quelqu’un de décoré pour cette affaire-là.