L’Hôte et l’hôtesse (VOLTAIRE)

Divertissement.

Représenté pour la première fois au Château de Brunoy en 1776.

 

 

Au fond d’un salon très bien décoré, on voit les apprêts d’un festin.

La symphonie commence, et L’ORDONNATEUR chante.

Allons, enfants, à qui mieux mieux ;  

Jeunes garçons, jeunes fillettes,  

Dépêchez, préparez ces lieux ;  

Trémoussez-vous, paresseux que vous êtes.  

Mettez-moi cela  

Là ;  
Rendez ce buffet  

Net ;  
Songez bien à ce que vous faites  

Allons, enfants, etc.

 

Il faut que tous les curieux  

Soient bien traités dans nos guinguettes.  

Mettez-moi cela  

Là ;  
Rendez ce buffet  

Net.  

 

Que tous les étrangers soient reçus poliment,  

Chevaliers, écuyers, jeunes, vieux, femme, fille ;  

Que d’auprès de notre famille  

Jamais aucun mortel ne sorte mécontent. 

LE MAÎTRE D’HÔTEL DE L’HÔTELLERIE.

C’est bien dit. Le maître et la maîtresse de la maison ne cessent de me recommander d’être bien honnête, bien prévenant, bien empressé ; mais comment être honnête une journée tout entière ? Rien n’est plus insupportable. On est accablé de gens qui, parce qu’ils n’ont rien à faire, croient que je n’ai rien à faire aussi qu’à amuser leur oisiveté. Ils s’imaginent que je suis fait pour leur plaire du soir au matin. Ils ont ouï dire que nous aurons ici une voyageuse qui passe tout son temps à gagner les cœurs, et à qui cela ne coûte aucune peine. On accourt pour la voir de tous les coins du monde. Écoutez, garçons de l’hôtellerie, la foule est trop grande ; ne laissez entrer que ceux qui viendront deux à deux : que cet ordre soit crié à son de trompe à toutes les portes. 

Musique.

Chacun et chacune 

Entrez deux à deux  

C’est un nombre heureux ;

Un tiers importune.  

Voyager seul est ennuyeux.  

Soit blonde, soit brune,  

Entrez deux à deux :  

C’est un nombre heureux.

Ah ! cela réussit ; il y a moins de foule. Voyons qui sont les curieux qui se présentent. Voilà d’abord deux personnes qui me paraissent venir de bien loin. 

Ces deux personnages qui entrent les premiers sont vêtus à la chinoise, coiffés d’un petit bonnet à houppes rouges ; ils se couchent jusqu’à terre, et font des génuflexions.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Ces gens-là sont d’une civilité à faire enrager. 

Il leur rend leurs révérences.

Messieurs, peut-on, sans manquer au respect qu’on vous doit, vous demander qui vous êtes ?

LE CHINOIS.

Chi hom ham hi tu su. 

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Ah ! ce sont des Chinois ; ils seront bien attrapés. Il est vrai qu’ils verront notre belle voyageuse, mais ils ne l’entendront pas... Mettez-vous là, monsieur et madame. 

Il y a une ottomane qui règne le long de la salle ; le Chinois et la Chinoise s’y accroupissent. Un Tartare et une Tartare paraissent sans saluer personne : ils ont un arc en main et un carquois sur l’épaule ; ils se couchent auprès des Chinois.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Ceux-ci ne sont pas si grands faiseurs de révérences. Messieurs les Tartares, pourquoi êtes-vous armés ? Venez-vous enlever notre voyageuse ? Nous la défendrions contre toute la Tartarie, entendez-vous ? 

LE TARTARE.

Freik krank roc, roc krank freik. 

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

J’entends ; vous le voudriez bien, mais vous ne l’osez pas. Ah ! voici deux Lapons : comment ceux-là peuvent-ils venir deux à deux ? Il me semble que, si j’étais Lapon, mon premier soin serait de ne me jamais trouver avec une Lapone... Allons, passez là, pauvres gens. 

Ils se placent à côté des Tartares.

Ah ! voici de l’autre côté des gens de connaissance, des Espagnols, des Allemands, des Italiens : c’est une consolation. 

Un Espagnol et une Espagnole, un Allemand et une Allemande, un Italien et une Italienne, paraissent sur la scène à la fois. L’Espagnol, vêtu à la mode antique, salue la reine en disant.

Respeto y silencio.

L’Allemand dit.

Sieh die liebe tochter von unsern kaisern.

L’Italienne dit.

Questi parlano, e noi cantiamo.

Elle chante.

Qui regna il vero amore.  

Non è tiranno,  

Non fa inganno,  

Non tormenta il cuore.  

Pura fiamma s’accende,  

Non arde, ma risplende.  

Qui regna il vero amore.  

Non tormenta il cuore.

Les Asiatiques et les Européens se prennent par la main et dansent : le fond de la salle s’ouvre ; une troupe de danseurs de l’Opéra paraît ; un chanteur est à la tête, et chante ce couplet.

Quoi ! l’on danse en ces lieux, et nous n’en sommes pas !  

Nous dont la danse est l’apanage !  

Le plaisir conduit tous nos pas.  

Je vois des étrangers dans ces heureux climats,  

Courir aux fêtes de village.  

Partageons, surpassons leurs jeux ; 

C’est au peuple le plus heureux  

À danser davantage.  

Le menuet est sur son déclin :

Hélas ! nous avons vu la fin  

De la courante et de la sarabande ;  

Nous pouvons célébrer de plus nobles attraits : 

Aimons, adorons à jamais 

La divine Allemande.  

Tous les personnages ensemble.

Aimons, adorons à jamais  

La divine allemande. 

GRAND BALLET.

Après ce divertissement, on passe dans un bosquet illuminé. L’ordonnateur demanda au guide des étrangers, ou à celui qui représente l’hôte, dans quel pays tous ces voyageurs comptent aller... Celui-ci répand.

Monsieur, ces messieurs et ces dames, tant Chinois que Tartares, Lapons, Espagnols, ou Allemands, courent le monde depuis longtemps pour trouver le palais de la Félicité. Des gens malins leur ont prédit qu’ils courraient toute leur vie. C’est ici qu’habitent les génies des quatre éléments : Gnomes, Salamandres, Ondins, et Sylphes. Si le bonheur habite quelque part, on peut s’en informer à eux. 

Entrée des quatre espèces de Génies qui président aux éléments. Après la danse, Démogorgon, le souverain des Génies, chante.

Vous cherchez le parfait bonheur ;  

C’est une parfaite chimère.  

Il est toujours bon qu’on l’espère : 

C’est bien assez pour votre cœur.  

 

On court après, il prend la fuite ;  

Il vous échappe tous les jours.  

À la chasse et dans les amours  

Le plaisir est dans la poursuite.  

 

Mortels, si la félicité  

N’est pas toujours votre partage,  

En ce lieu, du monde écarté,  

Contemplez du moins son image.  

Vous voyez l’aimable assemblage  

De la vertu, de la beauté ;  

L’esprit, la grâce, la gaîté ;  

Et tout cela dans le bel âge.  

Quiconque en aurait tout autant,  

Et qui même serait sensible,  

N’aurait pas tout le bien possible ;  

Mais il devrait être content. 

Le temple du Bonheur parfait est dans le fond, mais il n’y a point de porte.

L’ORDONNATEUR, aux danseurs.

Messieurs, qui courez par tout le monde pour chercher le bonheur parfait, il est dans ce temple ; mais il faut l’escalader : on n’arrive pas au bonheur sans peine.

Les danseurs escaladent le temple au son d’une symphonie bruyante ; le temple tombe, et il un part un feu d’artifice.

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