La Poudre aux yeux (Eugène LABICHE - Édouard MARTIN)
Comédie en prose, en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 19 octobre 1861.
Personnages
RATINOIS
MALINGEAR
ROBERT
FRÉDÉRIC
UU TAPISSIER
UN MAÎTRE D’HÔTEL
CONSTANCE, femme de Ratinois
BLANCHE, femme de Malingear
EMMELINE, fille de Malingear
ALEXANDRINE, femme de chambre de madame Malingear
JOSÉPHINE, femme de chambre de madame Ratinois
SOPHIE, cuisinière de Malingear
UN CHASSEUR EN LIVRÉE
UN DOMESTIQUE
UN PETIT NÈGRE
ACTE I
Un salon bourgeois chez Malingear : piano à gauche, bureau à droite, guéridon au milieu.
Scène première
MADAME MALINGEAR,SOPHIE, un panier sous le bras
SOPHIE.
Alors, madame, il ne faudra pas de poisson ? Madame Malingear, assise à droite du guéridon et travaillant. – Non !... Il a fait du vent toute la semaine, il doit être hors de prix... Mais tâchez que votre filet soit avantageux.
SOPHIE.
Et pour légumes ?... On commence à voir des petits pois.
MADAME MALINGEAR.
Vous savez bien que les primeurs n’ont pas de goût... Vous nous ferez un chou farci.
SOPHIE.
Comme la semaine dernière ?...
MADAME MALINGEAR.
En revenant du marché, vous apporterez votre livre. Nous compterons.
SOPHIE.
Bien, madame.
Elle sort par la droite.
Scène II
MADAME MALINGEAR, MALINGEAR
MALINGEAR, entrant par le fond.
C’est moi... Bonjour, ma femme !
MADAME MALINGEAR.
Tiens... tu étais sorti ?... D’où viens-tu ?...
MALINGEAR.
Je viens de voir ma clientèle.
MADAME MALINGEAR.
Ta clientèle ! Je te conseille d’en parler... Tu ne soignes que les accidents de la rue, les gens qu’on écrase ou qui tombent par les fenêtres.
MALINGEAR, s’asseyant.
Eh bien, ce matin, on est venu me chercher à six heures... chez moi... J’ai un malade.
MADAME MALINGEAR.
C’est un étranger, alors ?
MALINGEAR.
Non... un Français.
MADAME MALINGEAR.
C’est la première fois, depuis deux ans, qu’on songe à te déranger.
MALINGEAR, gaiement.
Je me lance.
MADAME MALINGEAR.
À cinquante-quatre ans, il est temps ! Veux-tu que je te dise : c’est le savoir-faire qui te manque, tu as une manière si ridicule d’entendre la médecine !
MALINGEAR.
Comment ?...
MADAME MALINGEAR.
Quand, par hasard, le ciel t’envoie un client, tu commences par le rassurer... Tu lui dis : « Ce n’est rien ! c’est l’affaire de quelques jours. »
MALINGEAR.
Pourquoi effrayer ?
MADAME MALINGEAR.
Avec ce système-là, tu as toujours l’air d’avoir guéri un bobo, une engelure !... Je connais plusieurs de tes confrères... de vrais médecins, ceux-là ! quand ils approchent un malade, ce n’est pas pour deux jours ! Ils disent tout de suite : « Ce sera long, très long ! » Et ils appellent un de leurs collègues en consultation.
MALINGEAR.
À quoi bon ?...
MADAME MALINGEAR.
C’est une politesse que celui-ci s’empresse de rendre la semaine suivante... Voilà comment on se fait une clientèle !
MALINGEAR, se levant.
Quant à moi, jamais !
MADAME MALINGEAR.
Toi, avec ta bonhomie, tu as perdu peu à peu tous tes clients... Il t’en restait un... le dernier... un brave homme...
MALINGEAR.
M. Dubourg... notre voisin ?
MADAME MALINGEAR.
Il avait avalé une aiguille, sans s’en douter... Tu le traites quinze jours... Très bien !... ça marchait... Mais voilà qu’un beau matin tu as la bêtise de lui dire : « Mon cher monsieur Dubourg, je ne comprends rien du tout à votre maladie. »
MALINGEAR.
Dame !... quand on ne comprend pas !...
MADAME MALINGEAR.
Quand on ne comprend pas... on dit : « C’est nerveux !... » Ah ! si j’étais médecin !...
MALINGEAR.
Quel charlatan tu ferais !...
MADAME MALINGEAR.
Heureusement que la Providence nous a donné vingt-deux bonnes mille livres de rente, et que nous n’attendons pas après ta clientèle. Qu’est-ce que c’est que cette personne qui est venue ce matin ?...
Elle se rassied.
MALINGEAR, un peu embarrassé.
C’est... c’est un jeune homme...
MADAME MALINGEAR.
De famille ?
MALINGEAR, prenant des billets de banque dans un tiroir du bureau.
Oui... il a de la famille... Tiens, prends ces quatre mille francs.
MADAME MALINGEAR.
Pour quoi faire ?
MALINGEAR.
Nous avons fait renouveler notre meuble de salon, et c’est aujourd’hui que le tapissier doit venir toucher sa note.
MADAME MALINGEAR, prenant les billets de banque.
Ah ! c’est jute... Eh bien, ce client ?
Elle se lève.
MALINGEAR.
Ah ! que tu es curieuse !... C’est un cocher de la maison qui a reçu un coup de pied de cheval... Là !
MADAME MALINGEAR.
Un cocher ?... Mon compliment !... Demain, on viendra te chercher pour le cheval.
MALINGEAR.
Plaisante tant que tu voudras ! mais je suis enchanté d’avoir donné mes soins à ce brave garçon... En causant avec lui, j’ai appris des choses...
MADAME MALINGEAR.
Quoi donc ?
MALINGEAR.
On jase sur notre maison.
MADAME MALINGEAR.
Sur nous ?... Que peut-on dire ?
MALINGEAR.
Pas sur nous ; mais sur ce jeune homme qui vient tous les jours faire de la musique avec ta fille.
MADAME MALINGEAR.
M. Frédéric ? dont nous avons fait connaissance l’été dernier aux bains de mer de Pornic ?
MALINGEAR.
On dit que c’est le prétendu d’Emmeline. Hier soir, chez le concierge, on a même fixé le jour du mariage.
MADAME MALINGEAR.
Ah ! mon Dieu !
MALINGEAR.
Tu vois qu’il est quelquefois bon de soigner les cochers.
MADAME MALINGEAR.
Que faire ?...
MALINGEAR.
Il faut trancher dans le vif... Certainement M. Frédéric est très gentil, très distingué...
MADAME MALINGEAR.
Ah ! charmant !
MALINGEAR.
Et c’est fort aimable à lui de venir tapoter notre piano sept fois par semaine ; mais il faut qu’il s’explique... Il est temps, grand temps !...
MADAME MALINGEAR.
Comment ?...
MALINGEAR.
Emmeline est triste... elle ne mange plus.
MADAME MALINGEAR.
Si je faisais venir le médecin ?
MALINGEAR.
Le médecin ?... Eh bien, et moi ?
MADAME MALINGEAR.
Ah ! oui, c’est juste !...
À part.
C’est plus fort que moi... je n’ai aucune confiance en lui !...
MALINGEAR.
Hier, pendant que M. Frédéric chantait un duo avec ta fille, j’ai surpris des regards... très lyriques !
MADAME MALINGEAR.
Je t’avoue que j’avais songé à lui pour Emmeline.
MALINGEAR.
Parbleu ! moi aussi. Il me plaît beaucoup, ce garçon... et s’il est d’une bonne famille...
MADAME MALINGEAR.
Mais il ne se prononce pas...
MALINGEAR.
Sois tranquille... voici son heure... tu vas le voir apparaître avec son petit cahier de musique.
Apercevant Frédéric.
Voilà !
Scène III
MADAME MALINGEAR, MALINGEAR, FRÉDÉRIC, puis EMMELINE
FRÉDÉRIC, il entre du fond avec un cahier de musique sous le bras ; saluant.
Madame... monsieur Malingear...
MALINGEAR.
Monsieur Frédéric...
FRÉDÉRIC.
Comment vous portez-vous, ce matin ?...
MADAME MALINGEAR.
Très bien.
MALINGEAR.
Parfaitement.
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Parle-lui.
MALINGEAR, bas.
Oui ; laisse-moi saisir un joint.
FRÉDÉRIC.
Je ne vois pas mademoiselle Emmeline... Serait-elle malade ?
MALINGEAR.
Non, mais...
FRÉDÉRIC, ouvrant son cahier de musique.
Je lui apporte une romance nouvelle... un titre charmant : le Premier Soupir.
MADAME MALINGEAR, toussant.
Hum !...
MALINGEAR, bas à sa femme.
Oui.
Haut.
Monsieur Frédéric, vous êtes un bon jeune homme... et vous ne trouverez pas mauvais que nous vous demandions, ma femme et moi, cinq minutes d’entretien.
FRÉDÉRIC.
À moi !...
Sur un signe de Malingear, on s’assied.
MALINGEAR.
Monsieur Frédéric, vous avez trop d’esprit pour ne pas comprendre que vos visites assidues, dans une maison...
EMMELINE, entrant de la droite.
Bonjour, papa !
MALINGEAR, bas.
Chut !... ma fille !
Frédéric se lève.
MADAME MALINGEAR.
Vous nous disiez, monsieur, que cette romance faisait fureur ?...
MALINGEAR.
De qui est la musique ?
FRÉDÉRIC.
D’un Suédois.
EMMELINE.
Comment s’appelle-t-elle ?
FRÉDÉRIC.
Le Premier Soupir.
MALINGEAR, vivement.
D’une mère...
MADAME MALINGEAR, de même.
Pour son enfant.
EMMELINE.
Ah ! que ce titre est long !
MADAME MALINGEAR.
Emmeline, j’ai oublié mon coton sur l’étagère, dans ma chambre, va me le chercher.
EMMELINE.
Oui, maman.
Elle sort ; Frédéric se rassied.
MALINGEAR, à Frédéric.
Je vous disais donc que vos visites assidues, dans une maison où il y a une jeune fille, pouvaient paraître étranges à certaines personnes.... Et, ce matin encore, un de mes clients... un...
MADAME MALINGEAR.
Un banquier...
FRÉDÉRIC.
Mais, monsieur... il me semble que ma conduite a toujours été...
MALINGEAR.
Parfaire... je le reconnais... Mais, vous savez, le monde est prompt à interpréter...
EMMELINE, rentrant.
Maman, voilà ton coton.
MALINGEAR, changeant de ton.
C’est un fort joli sujet de romance... cette mère près du berceau de sa fille... et qui soupire.
MADAME MALINGEAR.
C’est délicieux.
MALINGEAR.
On en ferait presque une pendule... en bronze.
MADAME MALINGEAR.
Emmeline, j’ai cassé mon aiguille à broder, va m’en chercher une autre.
EMMELINE.
Oui, maman...
À part.
Voilà deux fois qu’elle me renvoie ! Oh ! il y a quelque chose !
Elle disparaît.
MALINGEAR.
Je vous disais donc que le monde était prompt à interpréter les démarches les plus naturelles, les plus innocentes... Mais il est de la sagesse d’un père de couper court à ces vagues rumeurs par une explication nette et franche.
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Très bien !
MALINGEAR.
Ce que nous attendons de vous, c’est une réponse loyale.
FRÉDÉRIC, se levant.
Laissez-moi vous remercier, avant tout, monsieur Malingear, d’avoir placé la question sur un terrain que la crainte seule m’empêchait d’aborder. Je n’éprouve aucun embarras maintenant à vous avouer que j’aime mademoiselle Emmeline, et que le plus doux de mes rêves serait de l’obtenir en mariage.
MADAME MALINGEAR, à part.
Je m’en doutais.
MALINGEAR, se levant, ainsi que sa femme.
À la bonne heure, ceci est clair !... Oserais-je vous demander maintenant quelques renseignements...
FRÉDÉRIC.
Sur ma famille... sur ma profession ?... Bien volontiers. Je suis avocat.
MALINGEAR.
Ah bah ! Excusez mon étonnement... mais, depuis deux mois que j’ai l’honneur de vous connaître, vous êtes toujours sur mon piano...
FRÉDÉRIC.
Oh !... je suis avocat...
MALINGEAR.
Exécutant ?
FRÉDÉRIC.
Non ! mais je commence... J’ai peu de clients.
MALINGEAR.
Je connais ça !... Je ne vous en veux pas !
FRÉDÉRIC.
Du reste, ma position est indépendante... Mon père, ancien négociant, s’est retiré des affaires avec une fortune honorable... Je suis fils unique.
MADAME MALINGEAR, à part.
Ah !
FRÉDÉRIC.
Enfin, je n’ai pas cru devoir cacher à mes parents les sentiments que j’éprouve pour mademoiselle Emmeline ; et j’espère qu’avant peu, mon père et ma mère feront près de vous une démarche qui imposera silence à toutes les interprétations.
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Il s’exprime avec un charme...
MALINGEAR, à sa femme.
Un avocat !...
À Frédéric.
Monsieur Frédéric, madame Malingear et moi, nous apprécierons comme elle le mérite la démarche que vous nous annoncez.
FRÉDÉRIC.
Ah ! monsieur...
MALINGEAR.
Mais, d’ici là, nous vous demandons comme un service de vouloir bien suspendre vos visites...
FRÉDÉRIC.
Comment ?...
MADAME MALINGEAR.
Pour le monde, monsieur Frédéric, pour le monde...
MALINGEAR.
Vous reviendrez, dans quelques jours... officiellement... Tenez, emportez votre musique.
Il lui remet son cahier, qu’il a pris sur le piano.
FRÉDÉRIC.
Allons, puisque vous l’exigez... Mais qu’est-ce que je vais faire ?
MALINGEAR.
Allez un petit peu au Palais... ça vous distraira...
FRÉDÉRIC.
Oh ! non, le Palais... Je vais faire un tour au Musée.
MALINGEAR, à part.
Si celui-là devient bâtonnier !...
FRÉDÉRIC, saluant.
Madame... monsieur...
À Malingear en sortant.
Veuillez dire à mademoiselle Emmeline que je l’aime, que je l’adore... et tant qu’un souffle d’existence...
MALINGEAR, l’accompagnant.
Oui... plus tard... pas si haut !...
Ils sortent par le fond.
Scène IV
MADAME MALINGEAR, EMMELINE, puis MALINGEAR, puis ALEXANDRINE
MADAME MALINGEAR.
C’est un bon jeune homme !
EMMELINE, entrant.
Oh ! oui, c’est un bon jeune homme ! et je suis certaine d’être heureuse avec lui !
MADAME MALINGEAR, étonnée.
Hein ?... qu’est-ce que tu dis-là ?... Comment sais-tu ?...
EMMELINE, confuse.
J’ai entendu un peu... sans le vouloir... en cherchant ton aiguille qui était tombée près de la porte.
MADAME MALINGEAR, l’imitant.
« En cherchant ton aiguille !... » C’est très mal d’écouter aux portes !
EMMELINE.
Oh ! ne me gronde pas ; je te dirai un secret.
MADAME MALINGEAR.
Un secret ?
EMMELINE.
Hier, pendant que tu es allée ouvrir la fenêtre, M. Frédéric m’a confié que sa mère devait venir ici, ce matin.
MADAME MALINGEAR.
Aujourd’hui ?...
EMMELINE.
Sous le prétexte de causer de l’appartement du troisième, qui est à louer ; elle veut nous voir avant de faire la demande.
MADAME MALINGEAR.
Heureusement que le salon est fait.
EMMELINE.
Et le père, M. Ratinois, doit venir de son côté pour consulter papa.
MADAME MALINGEAR.
Il est malade ?
EMMELINE.
Mais non ! Encore un prétexte pour faire sa connaissance... Ne le répète pas... à personne... c’est un secret.
MADAME MALINGEAR.
Sois tranquille.
MALINGEAR, entrant.
Charmant garçon ! plein de cœur !
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Malingear !
MALINGEAR.
Quoi ?
MADAME MALINGEAR, bas.
Ne le répète pas... c’est un secret... Madame Ratinois doit venir ce matin sous prétexte de causer de l’appartement à louer.
MALINGEAR.
Tiens !
MADAME MALINGEAR.
Et son mari, pour te consulter...
MALINGEAR.
Alors, c’est un examen.
MADAME MALINGEAR.
Ils désirent nous connaître avant d’aller plus loin... C’est bien naturel.
ALEXANDRINE, entrant.
Madame, il y a là une dame qui demande à parler au propriétaire pour l’appartement du troisième.
MALINGEAR, MADAME MALINGEAR, EMMELINE.
C’est elle !
MADAME MALINGEAR, vivement.
Attendez !
À Alexandrine.
Vite ! mon bonnet à fleurs, mon bonnet de soirée.
ALEXANDRINE.
Tout de suite !
Elle disparaît.
MADAME MALINGEAR, à Emmeline.
Ôte ce tablier... Mon Dieu, que tu es mal coiffée !... Je vais refaire tes boucles.
MALINGEAR, étonné, à part.
Qu’est-ce qui lui prend ?
ALEXANDRINE, rentrant.
Voilà le bonnet.
MADAME MALINGEAR, s’asseyant.
Posez-le moi ! Vous voyez que je suis occupée.
Alexandrine dispose le bonnet sur la tête de sa maîtresse, pendant que celle-ci coiffe sa fille qui est à genoux. À Alexandrine.
Plus en arrière !... Malingear... une épingle !
EMMELINE.
Papa, une épingle !
MADAME MALINGEAR.
Dépêche-toi donc !
MALINGEAR, l’apportant.
Voilà !
À part.
Qu’est-ce qu’elles ont ?...
MADAME MALINGEAR.
Là !... Faites entrer !
Alexandrine sort. Bas à son mari.
Surtout, ne me tutoie pas devant cette dame.
MALINGEAR.
Pourquoi ?
MADAME MALINGEAR.
C’est commun... c’est bourgeois !
À sa fille.
Toi, mets-toi au piano, la tête en arrière, et fais des roulades...
EMMELINE, au piano.
Des roulades ?
MADAME MALINGEAR.
Va donc.
Emmeline fait des roulades ; madame Malingear se pose sur un fauteuil, une broderie à la main.
Scène V
MADAME MALINGEAR, EMMELINE, MALINGEAR, MADAME RATINOIS, ALEXANDRINE
MADAME MALINGEAR, à Emmeline.
Assez, mon enfant, voici une visite.
Elle se lève.
MADAME RATINOIS.
Je vous demande mille pardons ; j’arrive bien mal à propos... Est-ce à M. le docteur Malingear que j’ai l’honneur de parler ?...
MALINGEAR.
Oui, madame.
MADAME RATINOIS.
Je viens de visiter l’appartement du troisième.
MADAME MALINGEAR.
Veuillez donc prendre la peine de vous asseoir.
MADAME RATINOIS, s’asseyant, ainsi que madame Malingear.
Trop bonne, madame... Je crains d’être importune... J’ai interrompu Mademoiselle !
EMMELINE.
Oh ! madame...
MADAME RATINOIS, à madame Malingear.
C’est mademoiselle votre fille ?...
MADAME MALINGEAR.
Oui, madame.
MADAME RATINOIS, à part.
Frédéric a raison... elle est très bien !
Haut.
Je vois que Mademoiselle est musicienne.
MADAME MALINGEAR.
Élève de Duprez.
MALINGEAR, à part, étonné.
Hein !...
MADAME RATINOIS.
Ah !... Duprez est son professeur ?...
MADAME MALINGEAR.
Nous l’attendons.
MALINGEAR, à sa femme.
Qu’est-ce que tu chantes là ?...
MADAME MALINGEAR, vivement.
Un morceau de la Juive !
À madame Ratinois.
Mon mari demande à sa fille ce qu’elle chante... c’est un morceau de la Juive.
Elle fait des signes à Malingear, qui s’assied à droite.
MADAME RATINOIS, à part.
La maison est sur un grand pied ! c’est bien mieux que chez nous !
MADAME MALINGEAR.
Moi, d’abord, j’ai pour principe de m’adresser aux premiers maîtres... Ainsi, quand Emmeline a commencé la peinture...
MADAME RATINOIS, à Malingear.
Ah ! Mademoiselle peint aussi ?
MALINGEAR, embarrassé.
Oui... il paraît... Demandez à ma femme.
MADAME MALINGEAR,
montrant un tableau accroché au mur.
Comment trouvez-vous ce petit paysage ?
MADAME RATINOIS, se levant.
Une peinture à l’huile !
MADAME MALINGEAR, se levant.
Elle s’est amusée à barbouiller ça.
MALINGEAR, à part.
Oh ! par exemple, celle-là est trop forte !
EMMELINE, à part.
Quelle idée a donc maman ?...
MADAME RATINOIS, examinant le tableau.
C’est d’une vérité... d’une fraîcheur !... On dirait que c’est d’un peintre.
MALINGEAR, à part.
Je crois bien... c’est un Lambinet... Ça me coûte deux mille francs !
MADAME RATINOIS, à part.
Très belle, très belle éducation !
Haut.
Et cet appartement... est-il libre ?...
Elle se rasseyent.
MADAME MALINGEAR.
Il le sera pour le terme... M. Malingear doit le faire décorer...
À son mari.
N’est-ce pas votre intention, mon ami ?
MALINGEAR.
Tu sais bien...
Se reprenant.
Vous savez bien que j’ai rendez-vous aujourd’hui avec l’architecte.
MADAME MALINGEAR.
Je vous recommande le petit salon ; il n’est pas présentable.
MALINGEAR.
Vous choisirez les tentures vous-même.
EMMELINE, étonnée, à part.
Vous !... Est-ce que papa et maman sont fâchés ?
MADAME RATINOIS.
Et quel serait le prix ?...
MALINGEAR.
Quatre mille francs.
ALEXANDRINE, entrant, très étonnée.
Monsieur, on vous demande ; c’est un client.
MALINGEAR, MADAME MALINGEAR,
EMMELINE, à part.
Le père !
On se lève.
MADAME MALINGEAR.
Un client ! Qu’y a-t-il d’extraordinaire ?...
ALEXANDRINE.
Dame !... c’est la première fois...
MADAME MALINGEAR, vivement.
Que ce monsieur vient ici ?... C’est bien ! Qu’il prenne ce numéro. On ne peut le faire passer avant les personnes qui attendent...
Écrivant sur un papier, au bureau.
Donnez-lui son tour... le numéro 16.
Alexandrine sort.
MALINGEAR, à part.
A-t-elle de l’aplomb, ma femme !
MADAME RATINOIS, à part.
Numéro 16 ! quelle clientèle !
MADAME MALINGEAR.
Mon mari n’a pas une minute à lui... Le matin, il a son service à l’Hôtel-Dieu ; il rentre à midi ; il déjeune, presque toujours debout... Les consultations commencent, en voilà pour jusqu’à trois heures.
MALINGEAR.
Mais, ma chère amie...
MADAME MALINGEAR.
Je vous dis que vous vous tuerez !... Après, viennent les visites aux quatre coins de Paris... Enfin, il rentre, le soir, brisé, harassé... Vous croyez qu’il se repose ?... Du tout ! Il travaille à son grand ouvrage, qui sera lu en séance publique à l’Académie de médecine. On l’attend !
MALINGEAR, protestant.
Mais, ma femme !...
MADAME MALINGEAR, vivement.
Qu’on attende ! Que diable ! vous n’êtes pas aux ordres de ces messieurs !
Confidentiellement à madame Ratinois.
C’est un mémoire sur les affections thoraciques... Magnifique question !
MALINGEAR, à part.
Elle aurait dû épouser un dentiste.
MADAME RATINOIS.
Quelle existence !
À Malingear.
Et vous ne prenez jamais de distractions ?...
MALINGEAR.
Oh ! ma femme exagère...
MADAME MALINGEAR, lui coupant la parole.
Deux fois par semaine... l’hiver... nous offrons une tasse de thé à nos amis...
MALINGEAR, à part.
Bon ! des soirées à présent !
MADAME MALINGEAR.
Le mardi et le samedi... On fait de la musique... Nous recevons les principaux artistes de Paris... Mon mari leur donne des soins... gracieusement... vous comprenez ?
MADAME RATINOIS.
Comment ! pour rien ?...
MADAME MALINGEAR.
Oh !... des artistes... Mais ces messieurs se font un plaisir... je dirai même un devoir... de fréquenter mon salon... Pour ça, ils sont très gentils ! très gentils !
MALINGEAR, à part.
Et patati ! et patata !...
MADAME RATINOIS, à part.
Quel intérieur charmant !
MADAME MALINGEAR.
J’espère bien, madame, si vous devenez notre locataire, que vous nous ferez l’honneur d’assister à nos petites soirées ?
MALINGEAR, à part.
Elle l’invite !
MADAME RATINOIS.
Comment donc, madame... vous êtes mille fois trop bonne !
À part.
C’est du très grand monde !
MADAME MALINGEAR.
Vous partez, madame ?
MADAME RATINOIS.
Oui ! Mais j’emporte l’espoir de revenir bientôt... Je serais bien heureuse, croyez-le, de nouer des relations plus suivies... plus intimes... avec une famille aussi distinguée... que respectable !
MADAME MALINGEAR, saluant.
Madame...
Appelant.
Baptiste ! Baptiste !...
MALINGEAR, à part.
Baptiste !... Où prend-elle Baptiste ?
MADAME MALINGEAR, à son mari.
Est-ce que vous avez envoyé le valet de chambre en course ?...
MALINGEAR, ahuri.
Le valet de chambre... moi ? non !
À part.
Nous n’avons jamais eu de domestique mâle !
MADAME MALINGEAR.
Ces gens ne sont jamais là quand on a besoin d’eux !
Appelant.
Alexandrine ! Alexandrine !
À madame Ratinois.
Je vous demande mille pardons, madame...
Alexandrine paraît.
Reconduisez Madame...
MADAME RATINOIS, à part.
Quelle tenue de maison !... Mais voudront-ils de mon Frédéric ?...
Haut.
Madame... monsieur... mademoiselle...
Sortie cérémonieuse.
Scène VI
MALINGEAR, MADAME MALINGEAR, EMMELINE, puis ALEXANDRINE
MALINGEAR.
Enfin, elle est partie !
Il remonte.
EMMELINE.
Maman, expliquez-moi...
MADAME MALINGEAR.
Maintenant, tu peux remettre ton tablier et aller disposer ton dessert... Va, mon enfant !
EMMELINE.
Oui, maman.
À part, en sortant.
Mais je n’ai jamais fait de peinture à l’huile !
Elle sort.
MALINGEAR.
Ah çà ! à nous deux !... Je n’ai pas de dessert à disposer, moi... et j’espère que tu vas m’expliquer...
MADAME MALINGEAR.
Quoi donc ?
MALINGEAR.
Eh bien, mais... tes gasconnades ! Pourquoi aller dire à cette dame que Duprez est le professeur de ta fille... Nous ne le connaissons même pas !
MADAME MALINGEAR.
Il fallait peut-être la dénoncer comme élève de M. Glumeau... de l’illustre M. Glumeau !
MALINGEAR.
Il n’est pas nécessaire de nommer son professeur... C’est comme ce tableau que tu attribues à Emmeline !
MADAME MALINGEAR.
Eh bien ?
MALINGEAR.
Mais c’est un Lambinet !
MADAME MALINGEAR.
Il n’est pas signé.
MALINGEAR.
Ah ! voilà une raison !... Et quand, au bout de deux mois de mariage, on dira à ta fille, qui n’a jamais tenu un pinceau : « Faites-nous donc ce joli paysage qu’on voit là-bas... avec des vaches... » qu’est-ce qu’elle répondra ?
MADAME MALINGEAR.
C’est bien simple. Règle générale, dès que les jeunes filles se marient, elles négligent les beaux-arts... Emmeline dira que les couleurs lui font mal aux nerfs, et elle renoncera à la peinture, voilà tout !
MALINGEAR.
Voilà tout !... Ah çà ! et moi : mon grand ouvrage sur les affections thoraciques ?
MADAME MALINGEAR.
On dira qu’il est sous presse... et la première imprimerie qui brûlera...
MALINGEAR.
Et cette immense clientèle dont tu m’as gratifié ?
MADAME MALINGEAR.
J’ai eu tort... La première fois que cette dame nous fera visite, je rétablirai les choses dans leur vraie situation... « Madame, je vous présente M. le docteur Malingear, un fruit sec de la Faculté... Il ne soigne que des cochers gratis !... Mademoiselle Malingear... elle sait lire, écrire et compter. Madame Malingear... qui fait ses robes elle-même et raccommode, avec tendresse, les habits de son mari... »
MALINGEAR.
Il est inutile d’entrer dans ces détails, et plus inutile encore d’entasser tous ces mensonges... Veux-tu que je te le dise, c’est de l’orgueil ! c’est de la vanité !... Tu veux jeter de la poudre aux yeux !
MADAME MALINGEAR.
C’est vrai... j’en conviens.
MALINGEAR.
Ah !
MADAME MALINGEAR.
Mais, en cela, je ne fais que suivre l’exemple de mes contemporains... Chacun passe sa vie à jeter des petites pincées de poudre dans l’œil de son voisin... Pourquoi fait-on de la toilette ? Pour les yeux des autres !
MALINGEAR.
Allons donc !
MADAME MALINGEAR.
Mais, toi-même... sans t’en douter... tu obéis à l’entraînement général.
MALINGEAR.
Moi ?
MADAME MALINGEAR.
Te souviens-tu de cette petite chaîne d’or fin qui attachait ta montre ?
MALINGEAR.
Oui... Eh bien ?
MADAME MALINGEAR.
Elle était si petite... si petite... que tu en avais honte... Tu la cachais sous ton gilet.
MALINGEAR.
Pour ne pas la perdre.
MADAME MALINGEAR.
Oh ! non... pour ne pas la montrer !... Nous l’avons remplacée par une autre...énorme... La voici : tu la caresses... tu l’étales, tu en es fier...
MALINGEAR.
Quelle folie !
MADAME MALINGEAR.
Mais tu te gardes bien de dire qu’elle est en imitation !
MALINGEAR, vivement.
Chut !... Tais-toi donc !
MADAME MALINGEAR.
C’est de la poudre aux yeux ! Je t’y prends comme les autres !... Eh bien, ta fille... c’est la petite chaîne d’or... bien simple, bien vraie, bien modeste... Aussi personne n’y fait attention... il y a si peu de bijoutiers dans le monde !... Laisse-moi l’orner d’un peu de clinquant, et aussitôt chacun l’admirera...
Montrant la chaîne.
comme ton câble Ruolz.
MALINGEAR, à part.
Il y a un fond de vérité dans ce qu’elle dit.
ALEXANDRINE, entrant.
Monsieur !
MALINGEAR.
Quoi ?
ALEXANDRINE.
C’est ce monsieur... le numéro 16, qui s’impatiente...
MALINGEAR.
Ah ! c’est vrai... nous l’avons oublié, ce pauvre homme ! Faites-le entrer !...
MADAME MALINGEAR, vivement.
Non, pas encore... il a le 16...
À Alexandrine.
Dites-lui que Monsieur tient le 14...
MALINGEAR.
Ah ! tu crois que je tiens le 14 !...
À Alexandrine.
Allons, dites-lui que je tiens le 14 !...
Alexandrine sort.
MADAME MALINGEAR.
Donne-moi ta bourse...
MALINGEAR.
Ma bourse... Pourquoi ?
Il la lui donne.
MADAME MALINGEAR, disposant des pièces d’or.
Dix louis dans ce plat... trois sur le bureau... et deux sur le piano !
MALINGEAR, étonné.
Qu’est-ce que tu fais là ?
MADAME MALINGEAR.
N’est-ce pas ainsi chez tous les médecins en réputation ?...
MALINGEAR.
C’est vrai, c’est leur poudre !...
MADAME MALINGEAR.
Maintenant, mets-toi à ton bureau... De l’importance, de la brusquerie... peu de paroles, tu es pressé !... Je te laisse... appelle le numéro 16...
Revenant.
Ah ! n’oublie pas qu’il se porte bien... ne va pas te tromper !
MALINGEAR, assis à son bureau.
Sois donc tranquille !
Madame Malingear sort par la droite.
Scène VII
MALINGEAR, RATINOIS, puis UN DOMESTIQUE en livrée de chasseur
MALINGEAR, seul.
Elle est très forte, ma femme !
Criant.
Faites entrer le numéro 16 !
ALEXANDRINE, ouvrant la porte de gauche et appelant.
Le numéro 16 !
RATINOIS, entrant et à part.
En voilà une séance ! trois quarts d’heure d’antichambre !...
MALINGEAR, sans le regarder et écrivant.
Asseyez-vous !
RATINOIS.
Monsieur, je vous remercie !...
Il s’assied. À part.
Il écrit une ordonnance ! C’est joliment meublé, ici !...
MALINGEAR, écrivant toujours et sans le regarder.
Asseyez-vous !
RATINOIS.
Je vous remercie, c’est fait !
À part.
Ah çà ! je me porte comme le Pont-Neuf... Qu’est-ce que je vais luis conter ?
MALINGEAR, quittant la plume et se retournant vers Ratinois.
Voyons, qu’est-ce que vous avez ?
RATINOIS.
Monsieur, depuis huit jours environ...
On frappe plusieurs coups avec la main à la porte de gauche.
MALINGEAR, criant.
C’est bien, attendez !
À part.
C’est ma femme qui frappe pour faire croire qu’il y a du monde !...
RATINOIS, à part.
Le 17 qui s’impatiente !
MALINGEAR.
Je vous écoute.
RATINOIS.
Monsieur, depuis huit jours... quand je dis huit jour, il y en a neuf...je suis allé à Saint-Germain par le chemin de fer et revenu de même. En rentrant chez moi, ma femme me dit : « Comme tu es rouge !... Est-ce que tu es malade ?... » Je lui réponds : « Je ne suis pas positivement malade... mais je me sens comme ci, comme ça... » Et j’ai pris un bain de pieds... Voilà comment ça m’est venu !
MALINGEAR, à part.
Il a l’air d’un brave homme !
Haut, se levant.
Et qu’éprouvez-vous ?
RATINOIS, embarrassé.
Mon Dieu, bien des petites choses... tantôt d’un côté... tantôt de l’autre.
MALINGEAR.
Pas de douleurs de tête ?
RATINOIS.
Non.
MALINGEAR.
L’estomac ?...
RATINOIS.
Excellent.
MALINGEAR.
Le ventre ?...
RATINOIS.
Très bien.
MALINGEAR.
Voyons le pouls ?
Il lui prend la main
RATINOIS, à part.
Oh ! a-t-il une belle chaîne ! Je n’en ai jamais vu de si grosse !...
MALINGEAR, à part, avec satisfaction.
Il regarde ma chaîne !...
RATINOIS, à part.
On voit tout de suite que ce n’est pas un petit roquet de médecin courant après la pratique !
MALINGEAR, appliquant son oreille contre le dos de Ratinois.
Respirez... fort ! très fort !...
RATINOIS, à part, se levant.
Je suis curieux de savoir quelle maladie il va me trouver !
MALINGEAR.
Cela suffit ; je vois très clairement votre affaire.
RATINOIS.
Ah !
À part.
Il va me couvrir de sangsues !...
MALINGEAR.
Mon cher monsieur, vous n’avez absolument rien !
RATINOIS.
Hein ?...
À part.
Il est très fort !... Ah ! mais très fort !...
MALINGEAR, se mettant à son bureau et écrivant.
Je vais vous prescrire un petit régime !
UN CHASSEUR, en grande livrée, entrant par le fond.
Monsieur !
MALINGEAR.
Qu’est-ce que c’est ?
À part.
D’où sort-il, celui-là ?
RATINOIS, à part.
Il a un chasseur !
LE CHASSEUR, présentant une lettre sur un plat d’argent.
C’est une lettre qu’on apporte de la part de madame la duchesse de Montefiascone.
MALINGEAR, prenant la lettre, très étonné.
Pour moi !...
À part.
Je ne connais pas !
Il se lève.
RATINOIS, à part.
Il soigne des duchesses !...
MALINGEAR, regardant la lettre et à part.
Tiens, l’écriture de ma femme !...
À Ratinois.
Vous permettez ?...
RATINOIS.
Faites donc !
MALINGEAR, à part, lisant.
« Lis cette lettre tout haut. »
Parlé.
Ah ! il faut lire !
Lisant très haut.
« Cher docteur, je vous dois la vie... »
RATINOIS, à part.
Eh bien, j’aurais confiance dans cet homme-là, moi.
MALINGEAR, lisant.
« Jamais je ne pourrai m’acquitter envers vous. Permettez-moi de vous envoyer ces quatre mille francs, comme un faible témoignage de mon inaltérable gratitude. »
RATINOIS, à part.
Quatre mille francs ! d’un seul coup !
MALINGEAR, à part, mettant les billets dans sa poche.
Ce sont ceux que je lui ai remis pour payer le tapissier.
RATINOIS.
Et il met ça tranquillement dans sa poche... Je suis sûr que ses habits en sont bourrés ! Quel beau parti pour Frédéric !
MALINGEAR.
Ah ! il y a un post-scriptum.
Lisant.
« Méchant docteur, vous ne voulez donc pas être de l’Académie ?... et pourtant vous n’avez qu’un mot à dire... »
RATINOIS, avec admiration.
Oh ! dites-le ! dites-le !
MALINGEAR.
Je ne suis pas ambitieux !...
On frappe encore à la porte de gauche.
Un moment ! attendez !
RATINOIS, à part.
C’est plein de monde par là !
Haut.
Je me retire !...
MALINGEAR, prenant un papier sur son bureau.
Voici votre ordonnance...
Lisant.
« Bordeaux, côtelettes, biftecks... »
RATINOIS.
Tiens ! c’est une note de restaurant.
MALINGEAR, lui remet l’ordonnance, et le salue.
Monsieur...
RATINOIS, à part, tirant sa bourse.
Je voulais lui donner dix francs ; c’est bien maigre, à côté de la duchesse... Quel beau parti pour Frédéric !... Bah !... je vais allonger mes vingt francs !...
Il les met discrètement dans le plat qui est sur le guéridon.
Je crois qu’il ne m’a pas vu !
Il reprend ses vingt francs, et les fait sonner contre le plat. Malingear s’incline. À part.
Il m’a vu !...
Il remonte.
Scène VIII
MALINGEAR, RATINOIS, LE CHASSEUR, UN MONSIEUR
UN MONSIEUR, entrant brusquement par la gauche.
Enfin, j’y suis ! m’y voilà !
MALINGEAR.
Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?
LE MONSIEUR.
C’est mon tour... j’ai le numéro 17.
MALINGEAR, étonné, à part.
Ah ! un client ! un vrai !...
RATINOIS, à part.
On se l’arrache !
LE MONSIEUR, à Malingear.
Je souffre depuis longtemps d’une affection...
MALINGEAR.
Pardon... je suis à vous...
RATINOIS.
Docteur, je vous laisse...
MALINGEAR.
Vous m’excusez ?...
RATINOIS.
Comment donc ? ne vous dérangez pas !...
À part en sortant.
Quel beau parti pour Frédéric ! C’est trop beau... ils ne voudront jamais s’allier à de petits bourgeois comme nous !...
Haut.
Docteur... j’ai bien l’honneur...
Il ouvre la porte du fond, et on aperçoit le chasseur qui le reconduit. Faisant des politesses au chasseur.
Merci !... ne vous donnez pas la peine...
La porte se referme.
Scène IX
LE MONSIEUR, MALINGEAR
MALINGEAR.
À nous deux !... Nous disons que vous souffrez depuis longtemps d’une affection...
LE MONSIEUR.
Oh ! ça va mieux maintenant...
Lui présentant un papier.
Voici ma petite facture pour un meuble de salon...
MALINGEAR.
Quoi !... un meuble de salon ?
LE MONSIEUR.
Je suis votre tapissier.
MALINGEAR.
Comment !
LE MONSIEUR.
C’est Madame qui m’a prié de rendre le numéro 17... C’est très malin, ce que vous faites là.
MALINGEAR, protestant.
Je vous assure que c’est à mon insu.
LE MONSIEUR.
Il n’y a pas de mal... Est-ce que chaque état n’a pas ses petites ficelles ? Moi-même...
MALINGEAR.
Monsieur... je vous prie de croire...
À part.
Ma femme me compromet.
LE MONSIEUR.
Voici mon mémoire, se montant à la somme de quatre mille francs...
MALINGEAR.
Permettez que j’examine... Oh ! oh ! un fauteuil, cent cinquante francs !...
LE MONSIEUR.
C’est tout au juste.
MALINGEAR.
Et les chaises quatre-vingts !...C’est exorbitant !
LE MONSIEUR.
Comment ! vous allez me marchander... après le service que je viens de vous rendre !
MALINGEAR.
Quel service ?
LE MONSIEUR.
Eh bien, le numéro 17 ! Je suis votre petit 17 !
MALINGEAR, impatienté.
Allons ! c’est bien !... Acquittez votre mémoire.
Il prend une plume sur le bureau et la lui donne.
LE MONSIEUR.
Tout de suite !
Il signe sur le guéridon.
MALINGEAR, lui remettant des billets de banque.
Voici votre argent.
LE MONSIEUR.
Merci !
Tout en comptant ses billets.
Dites donc, docteur, une autre fois, si vous avez besoin de quelqu’un... je vous recommande mon frère... un paresseux...
MALINGEAR.
Pour quoi faire ?
LE MONSIEUR.
Il a un habit... il sera très modéré.
MALINGEAR.
En voilà assez !... Vous êtes payé... je ne vous retiens pas.
LE MONSIEUR, sortant à part.
C’est égal ; c’est un vieux malin !
Il sort par le fond.
Scène X
MALINGEAR, MADAME MALINGEAR, puis EMMELINE
MALINGEAR, seul.
Vraiment, madame Malingear me fait jouer un rôle ridicule...
MADAME MALINGEAR, entrant.
Eh bien, as-tu payé le tapissier ?
MALINGEAR.
Oui... le numéro 17.
MADAME MALINGEAR.
C’est une bonne idée que j’aie eue là...
MALINGEAR.
Je vous en fais mon compliment !... Vous me faites passer pour un charlatan aux yeux de cet homme.
MADAME MALINGEAR.
Oh ! un tapissier !
MALINGEAR.
C’est comme ce grand escogriffe en livrée...
MADAME MALINGEAR.
Comment ! tu ne l’as pas reconnu ?
MALINGEAR.
Non.
MADAME MALINGEAR.
C’est le chasseur du premier.
MALINGEAR, s’oubliant.
Il est superbe !
Changeant de ton.
Mais tu vas me rendre la fable de la maison ! Il bavardera, c’est inévitable !
MADAME MALINGEAR.
Il fallait bien quelqu’un pour porter la lettre de la duchesse...
MALINGEAR.
Ça, pour la lettre de la duchesse, je ne dis rien : c’est gentil, c’est bien trouvé... surtout la fin... le post-scriptum...
MADAME MALINGEAR.
« Méchant docteur... »
MALINGEAR.
« Vous ne voulez donc pas être... »
MADAME MALINGEAR.
« De l’Académie ?... » Quelle figure faisait M. Ratinois ?
MALINGEAR.
Il est resté épaté... Tu ne sais pas...il a regardé ma chaîne.
MADAME MALINGEAR.
Ah ! je te dis qu’ils sont sortis éblouis... charmés... tous les deux.
MALINGEAR.
Tu crois ?
MADAME MALINGEAR.
Et demain... pas plus tard que demain... nous entendrons parler d’eux.
MALINGEAR, apercevant sa fille qui entre.
Chut ! Emmeline !
EMMELINE.
Maman, il n’y a plus de sucre râpé.
MADAME MALINGEAR.
Voilà la clef de l’office.
MALINGEAR, à Emmeline, qui se dispose à sortir.
Eh bien, tu ne m’embrasses pas ?...
L’embrassant.
Chère petite !... Ton père vient de se donner bien du mal pour toi !
EMMELINE.
Quoi donc ?
MALINGEAR.
On ne peut pas le dire... ne le répète pas... c’est un secret.
EMMELINE.
Sois tranquille.
À part.
Il s’agit de mariage.
Haut.
Oh ! je ne te le demande pas ! Approche donc... il y a à ta redingote un bouton qui ne tient pas.
MALINGEAR.
Veux-tu me le recoudre ?
EMMELINE.
Volontiers... J’ai justement de la soie noire.
Malingear ôte a redingote et la remet à Emmeline, qui s’assoit pour recoudre le bouton.
MALINGEAR, à part.
Est-elle gentille ! Eh bien... si j’étais madame Ratinois...
Montrant sa fille qui coud.
c’est comme cela que je l’aimerais !
Scène XI
MALINGEAR, MADAME MALINGEAR, EMMELINE, SOPHIE, puis ALEXANDRINE
SOPHIE, entrant avec un panier sous le bras.
Me v’là !... J’arrive du marché...
MADAME MALINGEAR.
Vous y avez mis le temps !
SOPHIE.
Madame veut-elle compter ?
MADAME MALINGEAR.
Oui... Donnez-moi votre livre.
SOPHIE.
Le v’là, madame.
Elle donne le livre à sa maîtresse, et pose à terre son panier d’où l’on voit sortir un chou.
MADAME MALINGEAR, se mettant au bureau et comptant.
« Du 15. – Lait, deux sous ; un lapin, cinquante sous... »
Parlé.
C’est horriblement cher !
SOPHIE.
Madame, il y a une maladie sur les lapins.
MALINGEAR, un journal à la main.
Une maladie ?...
SOPHIE.
Oui, monsieur.
MALINGEAR.
Je n’en ai rien su.
MADAME MALINGEAR, continuant.
« La bretelle à Monsieur, cinq sous. »
Parlé.
Comment, la bretelle ?
SOPHIE.
La boucle qui s’avait cassé.
MALINGEAR, à part.
Que dirait la duchesse de Montefiascone, si elle assistait à ce tableau de famille ?
MADAME MALINGEAR, continuant.
« Du 16. - Un chou, dix-huit sous... »
Se récriant.
Dix-huit sous !
SOPHIE.
Il est frisé, madame.
ALEXANDRINE, entrant vivement.
Madame... c’est une visite !
TOUTE LA FAMILLE, se levant.
Une visite !
ALEXANDRINE.
M. et madame Ratinois.
MADAME MALINGEAR.
Eux ?
MALINGEAR.
Déjà ?
EMMELINE, à part.
Quel bonheur !
MADAME MALINGEAR, à Alexandrine.
Faites entrer !
Alexandrine sort. À Sophie, lui remettant son livre.
Vite, filez !...
Sophie sort par la droite.
MALINGEAR.
Ma redingote !
Il la remet vivement.
MADAME MALINGEAR, à Emmeline.
Toi, mets-toi au piano... la tête en arrière, et fais des roulades !... Ah ! mon Dieu ! et le panier !...
Elle le prend, parcourt la scène pour le cacher ; elle finit par le fourrer sous la table en laissant retomber le tapis. Emmeline fait des roulades. M. et madame Ratinois paraissent au fond.
Scène XII
M. et Mme MALINGEAR, EMMELINE, RATINOIS, MADAME RATINOIS
Madame Ratinois est en grande toilette. M. Ratinois porte un habit, une cravate blanche et des gants blancs.
MADAME RATINOIS.
Madame !...
RATINOIS.
Docteur !...
MADAME MALINGEAR, à madame Ratinois.
Quelle heureuse surprise ! Etes-vous enfin décidée à prendre l’appartement ?
RATINOIS.
Non, nous ne venons pas positivement pour ça...
À part.
Dieu ! que je suis ému !
MALINGEAR, à Ratinois.
Votre indisposition se serait-elle aggravée ?
RATINOIS.
Merci, ça ne vas pas mal !
MADAME RATINOIS.
Nous venons pour autre chose...
M. et MADAME MALINGEAR, feignant l’étonnement.
Pour autre chose ?...
EMMELINE, à part.
Le père a une cravate blanche... c’est pour la demande !...
On s’assied ; Emmeline reste debout près du piano.
RATINOIS, très ému.
Nous avons une communication à vous faire... une de ces communications...
À sa femme.
Parle, toi !
MADAME RATINOIS.
Intime et confidentielle...
EMMELINE.
Maman, mon professeur de dessin est là qui m’attend !
MADAME MALINGEAR.
Va, mon enfant.
MALINGEAR, à part.
Est-elle intelligente !
EMMELINE, saluant.
Madame !... monsieur !...
M. et MADAME RATINOIS.
Mademoiselle !...
Emmeline sort.
MALINGEAR.
Nous voilà seuls !
MADAME RATINOIS, bas à son mari.
Parle ! courage !...
RATINOIS, bas.
C’est inutile... ils ne voudront pas.
MADAME MALINGEAR.
Nous vous écoutons.
RATINOIS, très ému.
Monsieur et madame... je suis père... j’ai un fils unique... Frédéric...
MALINGEAR.
Nous le connaissons.
MADAME MALINGEAR.
Un charmant jeune homme ! qui veut bien quelquefois honorer nos salons de sa visite...
RATINOIS, bas à sa femme.
Nos salons !... Tu vois, ils ont plusieurs salons... ils ne voudront jamais !
MADAME RATINOIS, à son mari.
Mais va donc !...
RATINOIS.
Ce jeune homme, qui est avocat, n’a pu voir votre demoiselle... votre honorable demoiselle... sans songer à une alliance... qui l’honorerait... en nous honorant... s’il pouvait entrer dans votre honorable famille... que tout le monde honore.
MADAME MALINGEAR, jouant l’étonnement.
Comment !...
MALINGEAR, de même.
Est-il possible !...
RATINOIS, bas à sa femme.
Là !... tu vois !... Allons-nous-en !
MALINGEAR.
Monsieur, je vous avoue qu’une pareille demande... faite à l’improviste... nous surprend un peu !
RATINOIS, de même.
Allons-nous-en !
MALINGEAR.
Un mariage est une chose délicate... et nous vous demandons la permission de nous consulter... de réfléchir.
MADAME RATINOIS.
Comment donc !... c’est tout naturel !
MADAME MALINGEAR.
Dans quelques jours nous vous ferons connaître notre réponse !
On se lève.
RATINOIS, à part.
Ils ne refusent pas !
Haut.
Ah ! madame !... ah ! docteur !... ah ! ma femme !...
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Eh bien, la poudre aux yeux ?...
MALINGEAR, de même.
C’est admirable ! Je suis converti !
Très haut à sa femme.
Chère bonne, priez la femme de chambre de dire au domestique de dire au cocher d’atteler Brillante et Mirza... Je dîne chez la duchesse !
M. et MADAME RATINOIS, avec admiration.
Chez la duchesse !
MALINGEAR, à part.
V’lan dans les yeux !...
ACTE II
Un salon chez Ratinois : cheminée et table à gauche, fenêtre et guéridon à droite.
Scène première
FRÉDÉRIC, RATINOIS, MADAME RATINOIS
RATINOIS, debout.
Voulez-vous que je vous donne mon opinion ? C’est un mariage flambé !
FRÉDÉRIC, assis à la table, écrivant.
Allons donc ! qu’est-ce que vous dites là ?
RATINOIS, à Frédéric.
Ne te trouble pas... continue à faire mes quittances... C’est un travail qui demande du sang-froid.
MADAME RATINOIS, assise à droite et tricotant.
J’ai bien peur que ton père n’ait raison !
RATINOIS.
Voilà aujourd’hui quinze jours que nous avons fait la démarche... et nous n’avons pas de réponse.
FRÉDÉRIC.
Qu’est-ce que cela prouve ?
RATINOIS.
Ça prouve que ces gens-là sont trop élevés pour nous, il y a là-dedans un train de maison...
FRÉDÉRIC.
Mais je n’ai pas remarqué...
RATINOIS.
Je crois bien... un amoureux ! Tu n’as vu que la petite... Mais, moi, j’ai vu le chasseur : un homme de sept à huit pieds !
FRÉDÉRIC.
Ah ! par exemple !...
RATINOIS.
Sept à huit pieds !... Rien n’échappe à l’œil clairvoyant d’un père.
MADAME RATINOIS.
Et la demoiselle prend des leçons de Duprez !...
RATINOIS.
Elle en a le moyen !... Quand on possède un papa qui reçoit quatre mille francs d’un coup... je les ai comptés... et qui les met tranquillement dans sa poche comme si c’était son étui à lunettes...
FRÉDÉRIC.
Ce n’est pas une raison...
RATINOIS.
Mais sais-tu ce que c’est que cet homme-là... dont tu brigues la fille ?...
FRÉDÉRIC.
C’est un médecin.
RATINOIS.
Oui, un médecin... qui n’aurait qu’un mot à dire pour être de l’Académie des sciences... S’il voulait dire un mot... crac ! il en serait. Et sa chaîne... As-tu remarqué sa chaîne ?...
FRÉDÉRIC.
Non.
RATINOIS.
Il n’a rien remarqué !... Et tu veux qu’un pareil personnage aille s’allier avec le fils d’un ancien confiseur ?...
MADAME RATINOIS, se levant.
Quelle rage avez-vous de dire toujours que vous avez été confiseur ?...
RATINOIS.
Je n’en rougis pas... Je n’en parle à personne... mais je n’en rougis pas.
MADAME RATINOIS.
Mon pauvre enfant ! je crois qu’il ne faut plus songer à ce mariage.
FRÉDÉRIC.
Mais on n’a pas refusé, maman... Vous interprétez le silence...
RATINOIS.
Le silence des grands est la leçon des petits !
Changeant de ton.
N’oublie pas les portes et fenêtres.
FRÉDÉRIC.
Quand je suis allé rendre ma visite le lendemain de la demande, M. Malingear a été très aimable ; il m’a donné des conseils pour ma carrière... Il m’a engagé à plaider les expropriations.
RATINOIS.
Bonne branche... très bonne branche !
MADAME RATINOIS.
Et madame Malingear t’a dit : « C’est étonnant ! Madame votre mère ne va donc jamais aux Italiens... Je ne l’ai pas encore aperçue. »
RATINOIS.
Dès le jour même, je suis allé louer une loge pour la saison... Et c’est salé, dans ce théâtre-là !
MADAME RATINOIS.
C’est un sacrifice momentané.
Elle se rassied.
RATINOIS.
Je l’ai compris... Quand on a l’ambition d’entrer dans une pareille famille ; il faut faire les choses dignement. Aussi, lorsque tu m’as fait observer qu’on ne pouvait aller aux Italiens à pied... je me suis empressé de prendre une voiture au mois... ce qui est encore très salé !
MADAME RATINOIS.
Puisque c’est l’usage.
RATINOIS, s’asseyant.
Je ne dis rien ; il faut faire les choses dignement... Seulement, s’il m’avait été permis de choisir le théâtre... je n’aurais, pas choisi celui-là !
MADAME RATINOIS.
Pourquoi ?
RATINOIS.
Ils donnent toujours la même pièce... Voilà quatre fois que nous y allons... quatre fois Rigoletto ! D’abord, c’est en italien... on n’y comprend rien !
MADAME RATINOIS.
Toi !
RATINOIS.
Toi non plus ! Tu as beau crier : « Brava ! brava ! » pour te faire remarquer, je te défie de me raconter la pièce.
MADAME RATINOIS.
J’applaudis la musique.
RATINOIS.
Laisse-moi donc tranquille... Tu clignes de l’œil au second acte.
MADAME RATINOIS, vivement.
Je ferme les yeux, mais je ne dors pas ; c’est du recueillement.
RATINOIS.
Allons donc, c’est du ronflement !
FRÉDÉRIC.
Mais, mon père, nous avons le plaisir de voir M. et madame Malingear... avec leur demoiselle.
RATINOIS.
Oui ! nous les saluons de notre loge ; ils nous saluent de la leur... et voilà ! Ça peut durer une infinité de Rigoletto comme ça ! Par exemple, il y a une chose contre laquelle je proteste formellement !
MADAME RATINOIS.
Quoi donc ?
RATINOIS, se levant.
Pour faire croire aux Malingear que nous avons des relations, tu me forces à distribuer des salutations à un tas de gens que je n’ai jamais vus.
MADAME RATINOIS, se levant.
Puisqu’ils te les rendent !
RATINOIS.
Pas tous !... pas tous !... L’autre jour, je suis tombé sur un. ministre plénipotentiaire... Je lui ai fait, comme ça, de la main...
MADAME RATINOIS.
Eh bien ?
RATINOIS.
Eh bien, il m’a lorgné avec une certaine raideur... C’est très désagréable !
FRÉDÉRIC, se levant et remettant des papiers.
Papa, voici tes quittances.
RATINOIS, les mettant dans sa poche.
Merci, mon enfant.
MADAME RATINOIS, à Frédéric, qui prend son chapeau.
Tu sors ?
FRÉDÉRIC.
Oui ; une course à faire.
RATINOIS.
Dis donc, prends la voiture... Elle est au mois... il faut l’utiliser...
FRÉDÉRIC.
Si vous ne vous en servez pas ?...
RATINOIS.
Moi ? Jamais ! Ils sont là deux grands coquins de chevaux qui piaffent toute la journée... ils dépavent la cour.
FRÉDÉRIC.
À tantôt !
À part.
Emmeline était au Bois hier... elle y sera peut-être aujourd’hui.
Il sort.
MADAME RATINOIS.
Je vais écrire à ma couturière.
RATINOIS.
Pour quoi faire ?
MADAME RATINOIS.
Eh bien, pour lui commander des robes.
Elle sort par la gauche.
Scène II
RATINOIS, puis ROBERT
RATINOIS, seul.
Oui, des robes, pour les Italiens ! avec des corsages... rigoletto... C’est encore très salé ça ! Nous ferons nos petits comptes à la fin du mois !
ROBERT, entrant par le fond. Il porte des boucles d’oreilles.
Bonjour, Ratinois !
RATINOIS.
Tiens, c’est l’oncle Robert !
Ils se donnent la main.
ROBERT.
Tout le monde va bien ?
RATINOIS.
Oui, Frédéric vient de sortir.
ROBERT.
Et ma nièce ?
RATINOIS.
Elle est là. Je vais la prévenir.
ROBERT.
Non, ne la dérange pas... Je passais dans le quartier ; je n’ai qu’un instant... il faut que je sois à Bercy à trois heures... j’attends un bateau de charbon.
RATINOIS.
Toujours en affaires ! Vous ne vous reposerez donc jamais ?
ROBERT.
Le plus tard possible... Vois-tu, Ratinois, quand on est venu à Paris avec douze sous dans sa poche... et qu’on a commencé sur le port... car j’ai commencé sur le port...
RATINOIS.
Je sais... je sais...
À part.
C’est drôle ! depuis que je vais dans un certain monde, je le trouve commun, l’oncle Robert !
ROBERT.
Eh bien, je n’en suis pas plus fier pour ça...
RATINOIS.
Parbleu !
À part.
Ses boucles d’oreilles sont odieuses !
ROBERT.
Parce que je me dis : « L’homme vaut ce qu’il vaut ! »
RATINOIS.
Dites donc, ça ne vous gêne pas !...
ROBERT.
Quoi donc ?
RATINOIS, montrant les boucles d’oreilles.
Eh bien, ces machines-là.
ROBERT.
Non ; je porte ça de naissance... Tu ne les trouves pas jolies ?...
RATINOIS.
Je ne dis pas ça ; mais, dans le cas où ça vous aurait gêné... vous auriez pu les ôter.
ROBERT, naïvement.
Je te remercie... ça ne me gêne pas.
RATINOIS.
Il y tient !
ROBERT.
Je te disais donc que l’homme vaut ce qu’il vaut... Toi, tu as été confiseur...
RATINOIS.
Chut !
ROBERT.
Moi, je suis marchand de bois...
RATINOIS.
Chut !
ROBERT.
Quoi ?
RATINOIS.
Il est inutile de dire que j’ai été confiseur, et de crier que vous êtes marchand de bois !
ROBERT.
Je ne rougis pas de ma profession... Trouves-en une plus belle !
RATINOIS.
Magnifique ! elle est magnifique !...
ROBERT.
Eh bien, alors ?
RATINOIS.
Mais tout le monde ne peut pas suivre cette... belle carrière...
ROBERT.
Non, certes.
RATINOIS.
Eh bien, quand vous criez : « Je suis marchand de bois ! » c’est comme si vous disiez aux autres : « Imbéciles ! vous ne l’êtes pas, vous... et moi je le suis !... » C’est de la gloriole !
ROBERT.
Ah ! si c’est ça, je me tais !...
Tirant sa montre.
Deux heures et demie ! Bonjour ! vous me reverrez tantôt !
RATINOIS, étonné.
Ah !
ROBERT.
C’est aujourd’hui la fête de ta femme... 22 avril.
RATINOIS.
C’est ma foi vrai ! je l’avais oublié !...
ROBERT.
En revenant, je passerai sur le quai aux fleurs, et j’achèterai un oranger...
RATINOIS.
Oui, votre surprise de tous les ans !
ROBERT.
C’est encore ce qu’il y a de mieux.
RATINOIS.
Vous dînerez avec nous... nous n’avons personne !
ROBERT.
Ça va !... Mais pas de cérémonies.
RATINOIS.
Soyez tranquille ! Ce n’est pas pour vous que nous ferions des façons. Ainsi, à six heures ?
ROBERT.
C’est convenu. Ah çà ! et Frédéric... vous ne voulez donc pas le marier, ce garçon-là ?
RATINOIS.
Il y a peut-être quelque chose en train.
ROBERT.
Ah ! quelque chose de bien ?
RATINOIS.
Oh ! un parti inespéré.
ROBERT.
Un marchand de bois ?
RATINOIS.
Pas tout à fait ! Malheureusement, ça ne marche pas... ça traîne.
ROBERT.
Il faut chauffer ça ! Veux-tu que j’aille voir la famille ?
RATINOIS, effrayé.
Non, merci !
À part.
S’il se rencontrait avec la duchesse !...
ROBERT.
Tu sais ce que je t’ai dit : « Je n’ai pas d’enfants, je suis riche ; le jour du mariage, je ferai un cadeau, un beau cadeau ! »
RATINOIS.
Ce brave oncle Robert !
ROBERT.
Adieu ! à tantôt !... Surtout ne parle pas de ma surprise... l’oranger...
RATINOIS.
Ne craignez rien !
Robert sort.
Scène III
RATINOIS, puis JOSÉPHINE, puis MADAME RATINOIS
RATINOIS, seul.
Quel excellent homme ! Il adore Frédéric, il est capable de lui donner douze couverts d’argent. Pauvre garçon ! son mariage ne se fera pas. Nous avons visé trop haut, c’est dommage !
JOSÉPHINE, entrant.
Il y a là un monsieur et une dame qui demandent Monsieur.
RATINOIS.
Ont-ils dit leur nom ?
JOSÉPHINE.
M. et madame Malingear.
RATINOIS, sautant.
Eux ?... Ah ! sapristi ! ah ! saprédié !... Où est ma femme ?...
À Joséphine.
Attendez ! on n’entre pas !
Appelant.
Constance ! Constance !
MADAME RATINOIS, entrant vivement.
Ah ! mon Dieu ! qu’y a-t-il ?
RATINOIS.
Ils sont là !
MADAME RATINOIS.
Qui ça ?
RATINOIS.
Le père et la mère... Que faire ?
MADAME RATINOIS.
Il faut les recevoir... ils viennent rendre réponse.
RATINOIS.
Eux-mêmes !... Tu crois ?
MADAME RATINOIS.
Parbleu !
À Joséphine.
Faites entrer ! Ah ! mon Dieu ! et les housses !
RATINOIS.
Oui, les housses !... ôtons les housses !
À Joséphine.
Attendez !... on n’entre pas !... aidez-nous !...
Tous trois se mettent à ôter les housses.
Quel événement ! quelle journée !
MADAME RATINOIS.
Allons, de l’aplomb, du courage ! et surtout ne me tutoie pas !
RATINOIS.
Pourquoi ?
MADAME RATINOIS.
Pour faire comme eux !
À Joséphine, qui a jeté les housses dans un cabinet voisin.
Faites entrer !
Joséphine sort.
RATINOIS, à sa femme.
Mets-toi au piano, fais des roulades !...
Apercevant une chaise, au fond, garnie de sa housse.
Ah ! nous en avons oublié une !
Il y court vivement. On entre.
Scène IV
RATINOIS, MADAME RATINOIS, M. et Mme MALINGEAR
MADAME RATINOIS, à madame Malingear.
Ah ! chère madame, que je suis heureuse de vous voir !
MALINGEAR.
Nous avons bien des reproches à nous faire... Nous vous devions une visite.
MADAME MALINGEAR.
Mais le docteur est si occupé... si occupé !...
MADAME RATINOIS.
Donnez-vous donc la peine de vous asseoir...
Ils s’assoient.
MALINGEAR.
Est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de voir M. Ratinois ?...
Ratinois, qui est resté au fond, cherchant à dissimuler sa housse, a fini par la fourrer dans un coffre à bois.
RATINOIS.
Me voilà !... j’arrive !
Malingear se lève.
J’étais dans mon cabinet de travail.
Saluant.
Docteur !... Chère madame, oserai-je vous demander des nouvelles de votre précieuse santé ?
MADAME MALINGEAR.
Cela va... sauf les migraines.
MADAME RATINOIS.
C’est comme moi... je suis perdue de migraine.
RATINOIS.
Moi aussi, perdu de migraines !
Il s’assoit, ainsi que Malingear.
MADAME MALINGEAR.
Vous verra-t-on aux Italiens, demain ?
MADAME RATINOIS.
Oh ! certainement ! bien certainement !
RATINOIS.
Qu’est-ce qu’on donne ?...
MALINGEAR.
Rigoletto !
RATINOIS.
Ah tant mieux ! ah ! tant mieux !
MADAME MALINGEAR.
C’est une musique dont on ne se lasse jamais !
RATINOIS.
Oh ! que c’est bien vrai !
MADAME RATINOIS.
Il y a surtout le finale !...
TOUS.
Ah ! charmant ! charmant !
MADAME MALINGEAR.
Et l’andante ?
RATINOIS.
Ah ! c’est radieux ! radieux ! radieux !...
MALINGEAR, à part.
C’est un fanatique, le beau-père ! Moi, je suis comme ma femme, je n’entends rien à la musique.
Moment de silence.
MADAME MALINGEAR, à son mari.
Mon ami, nous abusons des moments de M. et madame Ratinois !
MADAME RATINOIS.
Par exemple !...
RATINOIS.
Je n’ai rien à faire... je suis retiré du commerce !
RATINOIS.
Oui.
MADAME MALINGEAR.
Quelle partie ?
RATINOIS, embarrassé.
Mais... j’étais...
MADAME RATINOIS, vivement.
Raffineur... Mon mari était raffineur.
MALINGEAR.
Ah ! c’est de la haute industrie !
RATINOIS, à part.
Confiseur... raffineur... c’est toujours dans le sucre !...
MADAME MALINGEAR, à part.
Les raffineurs sont tous millionnaires !
Nouveau silence.
Docteur, vous oubliez que nous devons une réponse...
MALINGEAR, se levant.
C’est juste !
Se posant.
Madame... et vous, monsieur, vous avez eu la bonté de nous adresser, il y a quinze jours, une demande qui nous flatte autant qu’elle nous honore !...
M. et MADAME RATINOIS, s’inclinant.
Docteur... Madame !...
MALINGEAR.
Les renseignements que nous avons dû prendre, tant sur M. votre fils que sur la famille à laquelle il a l’honneur d’appartenir... ces renseignements qui n’avaient et ne pouvaient avoir aucun caractère inquisitorial, soyez-en persuadés... ces renseignements, dis-je, nous ont amenés à penser qu’il y avait lieu de prendre en considération sérieuse... les ouvertures flatteuses que vous avez bien voulu nous faire !
Il se rassied.
RATINOIS, se levant et très ému.
Docteur ; je crois être le fidèle interprète des sentiments de madame Ratinois... et des miens propres... et de ceux de mon fils Frédéric... avocat... en vous disant, avec une émotion... que vous comprendrez... car c’est celle d’un père... et vous êtes mère, madame... en vous disant : Docteur, recevez en ce jour les bénédictions... et la gratitude affectueuse d’une famille... qui... que... je dirai plus ! d’une famille qui...
Avec effusion.
Enfin, voulez-vous dîner avec nous ?
On se lève.
MADAME MALINGEAR, surprise.
Hein ?
MALINGEAR.
Comment !... aujourd’hui ?...
MADAME RATINOIS.
Oh ! ce serait charmant !
MADAME MALINGEAR.
Un autre jour... plus tard !...
RATINOIS.
Un tel honneur... serait du bonheur !...
MADAME RATINOIS.
Nous serions en famille !
RATINOIS.
Voyons, docteur ?...
MADAME RATINOIS.
Madame ?...
MALINGEAR.
Allons, nous ne voulons pas vous refuser ; mais, à une condition...
RATINOIS.
Laquelle ?...
MALINGEAR.
C’est que vous ne ferez aucune espèce de cérémonie.
RATINOIS.
C’est Convenu.
MADAME RATINOIS.
Notre ordinaire... rien que notre ordinaire !
Elle sonne.
Vous permettez ?...
Bas à Joséphine qui entre.
Allez me chercher tout de suite le gérant de M. Chevet, au Palais-Royal.
JOSÉPHINE, étonnée.
Comment ?...
MADAME RATINOIS.
Vite ! vite !
Joséphine sort.
MADAME MALINGEAR, à madame Ratinois.
Il est bien entendu que nous ne ferons pas de toilette.
MADAME RATINOIS.
Nous resterons comme nous sommes.
MALINGEAR.
Maintenant, je vous demanderai quelques minutes d’entretien, mon cher Ratinois.
RATINOIS.
Je suis tout à vous !
À part.
Il m’a appelé Ratinois ! Si nous pouvions nous tutoyer un jour !
MALINGEAR.
Nous avons à causer de nos petits arrangements.
RATINOIS, à part.
De la dot !
Haut.
J’espère que nous n’aurons pas de difficulté. Si vous voulez passer dans mon cabinet ?...
MALINGEAR.
Après vous, Ratinois.
RATINOIS.
Par exemple !...
Il le fait entrer. À part.
Ratinois !... Je n’ose pas encore l’appeler Malingear !...
Il sort à gauche.
Scène V
MADAME RATINOIS, MADAME MALINGEAR
MADAME RATINOIS.
Ah ! que Frédéric va être heureux !
MADAME MALINGEAR.
Entre nous, je crois qu’il ne déplaît pas à ma fille.
MADAME RATINOIS.
Chère enfant ! Je vous promets de l’aimer comme une mère !
MADAME MALINGEAR.
Voulez-vous que nous Causions un peu de leur petite installation ?...
MADAME RATINOIS.
Oh ! bien volontiers.
MADAME MALINGEAR.
Dès demain, nous leur chercherons un appartement.
MADAME RATINOIS.
Un entresol ?
MADAME MALINGEAR.
Oh ! c’est bien bas, un entresol... Un second.
MADAME RATINOIS.
C’est bien haut, un second.
MADAME MALINGEAR.
Alors un premier ?... C’est une affaire de cinq à six mille francs.
Elles s’asseyent.
MADAME RATINOIS.
Mettons six mille francs.
MADAME MALINGEAR, prenant une carte dans un petit portefeuille.
Attendez, je vais écrire sur cette carte...
Écrivant.
Loyer, six mille francs.
MADAME RATINOIS.
Toilette... c’est important !
MADAME MALINGEAR.
Il est bien difficile, à une femme qui voit un certain monde, de s’en tirer à moins de quatre à cinq mille francs... C’est ce que je dépense.
MADAME RATINOIS.
Moi aussi. Mettons six mille francs.
MADAME MALINGEAR, écrivant.
Toilette, six mille francs.
À part.
À la bonne heure, elle ne lésine pas !
MADAME RATINOIS, à part.
Moi qui n’ai dépensé que neuf cents francs l’année dernière, et Ratinois m’a grondée.
MADAME MALINGEAR.
Voiture... Pensez-vous qu’ils puissent se donner une voiture ?...
MADAME RATINOIS.
Dame !
À part.
Ça dépendra de la dot.
MADAME MALINGEAR.
Il est tout à fait désagréable, pour une jeune femme, de piétiner dans la boue... surtout avec les robes qu’on fait aujourd’hui.
MADAME RATINOIS.
Oh ! c’est impossible !... Il y a bien les voitures de place.
MADAME MALINGEAR.
Les fiacres ? Oh ! ne me parlez pas de ces vilaines boîtes !
MADAME RATINOIS, vivement.
Je n’en parle pas.
MADAME MALINGEAR.
C’est noir... c’est étroit !...
MADAME RATINOIS.
Et Sale ! On ne m’y ferait monter pour rien au monde.
À part.
Je vais toujours à pied.
MADAME MALINGEAR.
Je pense qu’un petit coupé...
MADAME RATINOIS.
Avec deux petits-chevaux...
MADAME MALINGEAR.
Et un petit cocher...
MADAME RATINOIS.
Mettons six mille francs.
MADAME MALINGEAR, écrivant.
Coupé, six mille...
À part.
Ces raffineurs, ça marche sur l’or !
Haut.
Frais de maison, table...
MADAME RATINOIS.
Mettons six mille francs.
MADAME MALINGEAR.
C’est assez...
Additionnant.
Six, douze, dix-huit, vingt-quatre. Total, vingt-quatre mille francs... Cela me paraît bien.
Elle laisse la carte sur la table.
MADAME RATINOIS.
Ce n’est pas trop.
À part.
Ils doivent donner une dot formidable.
Elles se lèvent.
Scène VI
MADAME RATINOIS, MADAME MALINGEAR, RATINOIS, MALINGEAR
MALINGEAR, sortant de la gauche, suivi de Ratinois.
C’est convenu, Ratinois vous avez ma parole.
RATINOIS.
Et vous la mienne, Malingear !
À part.
Je me suis risqué !
MALINGEAR, aux dames.
Nous sommes complètement d’accord...
RATINOIS.
Complètement, Malingear.
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Combien ?...
MALINGEAR, bas.
Cent mille.
MADAME MALINGEAR, à part étonnée.
Pas plus ?...
MADAME RATINOIS, bas.
Combien ?...
RATINOIS, bas.
Cent mille.
MADAME RATINOIS, à part.
Que ça ?
MALINGEAR.
Nous vous demandons la permission de nous retirer... Quelques clients à voir !
RATINOIS.
La duchesse ?...
MADAME RATINOIS.
Nous vous attendrons à six heures !
À madame Malingear.
Et, surtout, pas de toilette !
MADAME MALINGEAR.
Oh ! c’est bien convenu.
Saluant.
Madame...
RATINOIS.
Adieu, Malingear !
Ils sortent par le fond.
Scène VII
RATINOIS, MADAME RATINOIS, puis JOSÉPHINE
RATINOIS.
Ah ! voilà une bonne affaire conclue.
MADAME RATINOIS.
Cent mille francs ! ce n’est pas sérieux !
RATINOIS, étonné.
Quoi donc ?...
MADAME RATINOIS.
C’est d’une mesquinerie !... Cent mille francs !
RATINOIS.
Mais je ne donne pas plus, moi.
MADAME RATINOIS.
Quelle différence ! Notre fils a une profession... il est avocat !
RATINOIS.
Mais il ne plaide jamais.
MADAME RATINOIS.
Il ne plaide pas, parce qu’il n’a pas de causes !
RATINOIS.
C’est juste.
Par réflexion.
Mais, s’il n’a pas de causes, c’est comme s’il n’était pas avocat.
MADAME RATINOIS.
Cela viendra ; l’avenir est à lui !... Je ne comprends pas que tu aies accepté ce chiffre !
RATINOIS.
Un jeune ménage qui a dix mille francs de rente... c’est pourtant gentil.
MADAME RATINOIS.
C’est la misère !
RATINOIS.
Ah ! par exemple !
MADAME RATINOIS, lui donnant la carte restée sur la table.
Tiens, vois plutôt.
RATINOIS.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
MADAME RATINOIS.
Le budget des enfants, que Madame Malingear a jeté sur cette carte pendant que vous étiez là !
RATINOIS, lisant.
Loyer, six mille francs... toilette... coupé... vingt-quatre mille francs !
MADAME RATINOIS.
Et nous avons oublié les enfants !
RATINOIS.
Qu’est-ce que cela prouve ?... Ce budget, on peut le réduire.
MADAME RATINOIS.
Oh ! si mademoiselle Malingear était une jeune fille simple, élevée dans des principes d’ordre, d’économie... comme nous... une petite bourgeoise enfin, tout irait pour le mieux... Mais une demoiselle qui prend des leçons de Duprez, qui peint des tableaux à l’huile... et ne saurait seulement pas recoudre un bouton à son mari...
RATINOIS.
Il est vrai qu’en fait de couture...
MADAME RATINOIS.
Elle fait des roulades... Elle a été toute sa vie bercée dans la soie et la dentelle... Il lui faut un appartement au premier, une voiture, un cocher... Je ne trouve pas cela mal, mais alors on apporte une dot... une dot sérieuse !
RATINOIS.
Voyons, ne t’emporte pas ! Frédéric aime la petite... et si on lui parle de rompre ce mariage...
MADAME RATINOIS.
Il n’est pas question de rompre ! Les Malingear sont riches... très riches... des gens qui ont un chasseur !
RATINOIS.
Ça, je l’ai vu ; sept à huit pieds !
MADAME RATINOIS.
Eh bien, qu’ils donnent plus ! Il faut que tu reparles au père... Il va venir ?
RATINOIS.
Oui... Comme ça, il faut que je reparle ?...
MADAME RATINOIS.
Quoi ! tu as l’air de ne pas comprendre...
RATINOIS.
Si... si !... mais c’est difficile à dire à un monsieur : « Les cent mille francs que je donne, moi, suffisent !... mais les vôtres ne suffisent pas ! » C’est très difficile.
MADAME RATINOIS.
Bah ! il est vaniteux, il faut le piquer... le prendre pu l’amour-propre... Offre toi-même de donner quelque chose de plus... ça le mettra sur la voie...
RATINOIS.
C’est que nous ne pouvons pas aller bien loin... avec dix-sept mille francs de rente.
MADAME RATINOIS.
On propose un cadeau... une misère...
RATINOIS.
Douze couverts... d’argent.
À part.
Ceux de l’oncle Robert.
JOSÉPHINE, entrant.
Madame, c’est le maître d’hôtel de M. Chevet que vous avez fait demander...
MADAME RATINOIS.
Qu’il entre !
Joséphine sort.
RATINOIS.
Constance, je n’ai pas besoin de te recommander de faire les choses dignement ?
MADAME RATINOIS.
Sois tranquille.
Scène VIII
RATINOIS, MADAME RATINOIS, LE MAÎTRE D’HÔTEL, puis FRÉDÉRIC
LE MAÎTRE D’HÔTEL, entrant et saluant. Il est en habit.
Madame...
MADAME RATINOIS.
Monsieur, nous avons un dîner.
RATINOIS, assis.
Un grand dîner...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Combien de personnes ?...
MADAME RATINOIS.
Nous sommes... six.
RATINOIS.
Mais vous ferez comme pour douze... Nous recevons un personnage... le docteur Malingear... dont vous avez sans doute entendu parler ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Non, monsieur.
RATINOIS.
Ah ! après ça, il ne traite que les gens comme il faut.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Voici ce que je proposerai à Madame : deux potages... bisques et potage à la reine.
RATINOIS.
Y a-t-il des truffes ?...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Non, monsieur... Il n’y a pas de potages aux truffes.
RATINOIS.
C’est dommage !
MADAME RATINOIS.
Après ?...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Relevé...
FRÉDÉRIC, entrant.
Me Voilà !
M. et MADAME RATINOIS.
Frédéric !
RATINOIS, se levant.
Tu ne sais pas ?... ils sont venus.
FRÉDÉRIC.
Qui ?
RATINOIS.
Les Malingear.
FRÉDÉRIC.
Ah bah !
MADAME RATINOIS.
Tu plais à la demoiselle.
RATINOIS.
Au père, à la mère ; tout est arrangé.
FRÉDÉRIC.
Est-il possible ?
MADAME RATINOIS, ouvrant ses bras.
Ah ! mon enfant !
Ils s’embrassent.
RATINOIS, ouvrant ses bras.
Et moi ?...
FRÉDÉRIC.
Mon père !
Ils s’embrassent.
LE MAÎTRE D’HÔTEL, ne sachant quelle contenance faire et à part.
Je les gêne !
Il remonte et va regarder un tableau.
RATINOIS.
Je les ai invités à dîner pour ce soir.
FRÉDÉRIC.
Ah ! quelle bonne idée !
MADAME RATINOIS.
Et nous sommes en train de commander le menu...
RATINOIS.
Voici le maître d’hôtel ! Eh bien, où est-il donc ?
L’appelant.
Hé ! monsieur !...
LE MAÎTRE D’HÔTEL, descendant.
Pardon !...
RATINOIS, à Frédéric.
Nous étions au relevé... Tu vas nous aider.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Relevé... la carpe du Rhin à la Chambord, flanquée de truffes.
RATINOIS.
Très bien !...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Avec des crevettes en boucles d’oreilles.
RATINOIS, tout à coup.
Ah ! sapristi !...
FRÉDÉRIC et MADAME RATINOIS.
Quoi donc ?
RATINOIS.
J’ai invité l’oncle Robert !... Les boucles d’oreilles m’y font penser.
MADAME RATINOIS.
Lui ? C’est impossible !
FRÉDÉRIC.
Pourquoi ?...
MADAME RATINOIS.
Nous ne pouvons pas le faire asseoir à la même table que les Malingear !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Je les gêne !
Il remonte au tableau.
FRÉDÉRIC.
Mais c’est Mon oncle, un si brave homme !
RATINOIS.
Oui ; mais il n’est pas de notre monde... D’abord il a une manière de manger... il met son couteau dans sa bouche.
MADAME RATINOIS.
Et il prend dans le plat avec sa fourchette.
RATINOIS.
Et il verse le vin dans son bouillon ! Ça peut être bon pour l’estomac ; mais c’est horrible à l’œil nu.
FRÉDÉRIC.
Ce n’est pas une raison.
RATINOIS.
Voyons, mon ami, raisonnons ! Ce n’est pas au moment où nous faisons le sacrifice d’un magnifique dîner que nous allons le déparer ?... Car, enfin, quelle figure veux-tu que fasse l’oncle Robert en face d’une carpe du Rhin à la Chambord ? Il aura l’air d’un plat de choux ! Veux-tu servir un plat de choux ?...
MADAME RATINOIS.
Nous l’inviterons pour demain.
RATINOIS.
À manger les restes... c’est convenu. Continuons... Après la carpe ?...
Cherchant le Maître d’Hôtel.
Et bien, où est-il donc ?
L’appelant.
Hé ! monsieur ?... Il s’en va toujours !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, revenant.
Pardon !...
RATINOIS.
Après la carpe ?...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Entrée : filet de bœuf braisé aux pois nouveaux...
RATINOIS.
Avec des truffes ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Si vous le désirez.
RATINOIS.
Parbleu !...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Rôti faisan doré de la Chine... aux truffes.
RATINOIS.
Très bien !
À Frédéric.
Vois-tu l’oncle Robert en présence d’un faisan doré de la Chine ?... Il serait gêné, cet homme !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Pour entremets, je voulais offrir des truffes à la Lucullus en surprise... mais vous avez déjà beaucoup de truffes.
RATINOIS.
Ça ne fait rien, ça ne fait rien !...
MADAME RATINOIS.
Servez les truffes à la Lucullus... Ah ! j’ai dîné dernièrement dans une maison où l’on changeait de couteau et de fourchette à chaque plat.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Cela se fait partout, maintenant.
MADAME RATINOIS.
C’est que je n’ai que vingt-quatre couverts...
RATINOIS.
Eh bien, vous ne me changerez pas le mien.
FRÉDÉRIC.
Ni le mien.
MADAME RATINOIS.
Ni le mien.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
On lavera au fur et à mesure.
RATINOIS.
C’est juste.
À part.
Il est intelligent !...
Haut.
Voyons le dessert maintenant...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Pour Milieu, je vous proposerai une pièce de pâtisserie montée.
RATINOIS.
Quelque chose de très haut !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
C’est une tour de Nankin en buisson d’ananas, surmontée d’un Chinois filé en sucre.
MADAME RATINOIS.
Oh ! cela doit être charmant !...
RATINOIS.
Qu’est-ce que vous vendez ça ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Soixante-quatre francs.
RATINOIS.
Ah ! permettez !... les sucreries, ça me connaît, en ma qualité d’ancien...
MADAME RATINOIS, vivement.
C’est bien !... Nous verrons... nous réfléchirons.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Quand Madame voudra, c’est tout prêt. Quelle marque préférez-vous pour le champagne ?... du Moët ou de la Veuve ?
MADAME RATINOIS.
De la Veuve ?
RATINOIS.
Quelle veuve ?...
FRÉDÉRIC.
La veuve Clicquot... C’est le meilleur.
RATINOIS.
Et qu’est-ce que vous vendez ça ?
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Douze francs... le Moët n’est que de six.
RATINOIS.
Alors, nous verrons... nous réfléchirons.
MADAME RATINOIS.
Faites-nous le dîner pour six heures précises.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Madame peut être tranquille.
Fausse sortie.
RATINOIS, le rappelant.
Ah ! monsieur le maître d’hôtel !
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Monsieur ?...
RATINOIS.
Il y a un plat auquel je tiens essentiellement... mais je ne sais pas son nom. On le sert tout à la fin... c’est de l’eau chaude avec de la menthe qu’on boit...
LE MAÎTRE D’HÔTEL.
Ce sont des bols.
FRÉDÉRIC.
Ça ne se boit pas !
RATINOIS, étonné.
Tiens !... moi, j’ai bu !...
LE MAÎTRE D’HÔTEL, sortant, à part.
En voilà des épiciers !...
Il disparaît.
RATINOIS.
Allons, je crois que nous aurons un joli petit dîner... On en parlera !...
MADAME RATINOIS.
Nous avons oublié le plus important.
RATINOIS.
Quoi donc ?
MADAME RATINOIS.
Les Malingear ont un chasseur, il faut absolument que nous montrions une livrée.
RATINOIS.
C’est vrai.
FRÉDÉRIC.
À quoi bon ?
RATINOIS.
Il faut faire les choses dignement.
MADAME RATINOIS, à part.
Le locataire du premier... un créole... est parti pour la campagne, et a laissé ses domestiques... si je pouvais...
Haut.
Viens, Frédéric, j’ai besoin de toi... des commissions à te donner.
FRÉDÉRIC.
Je te suis, maman.
Ils sortent tous les deux.
Scène IX
RATINOIS, puis ROBERT
RATINOIS.
Une livrée !... Nous n’avons que Joséphine !
ROBERT, entrant.
Me voilà !
RATINOIS.
L’oncle Robert !
ROBERT.
Je suis en avance, mais je t’apporte un appétit !...
RATINOIS, à part.
Ça tombe bien !... Il faudrait trouver un moyen de le désinviter en douceur.
ROBERT.
En passant, je suis entré chez Lesage, et j’ai acheté un pâté... Je l’ai remis à Joséphine.
RATINOIS.
Ah ! ce brave oncle Robert, qui a pensé à nous.
ROBERT.
Veau et cœur de jambon.
RATINOIS.
Ah ! mon Dieu ! mais j’y pense...
ROBERT.
Quoi ?...
RATINOIS.
Répondez-moi franchement : je crois que je vous ai invité à dîner ?
ROBERT.
Certainement.
RATINOIS.
Là ! j’en étais sûr !
ROBERT.
Eh bien ?...
RATINOIS.
Eh bien, c’est impossible, nous dînons en ville ! Ma femme vient de me le rappeler.
ROBERT.
Ah ! c’est ennuyeux !
RATINOIS.
C’est chez les Blanchard. Pas moyen de refuser... Ils ont reçu du gibier.
ROBERT.
Je comprends ça.
RATINOIS.
Ainsi, vous n’êtes pas fâché ?
ROBERT.
Allons donc, entre nous !... Et mon pâté ?
RATINOIS.
Nous le mangerons demain ; nous comptons sur vous.
ROBERT.
C’est convenu ! Adieu ! amusez-vous bien !
RATINOIS.
À demain !
ROBERT, revenant.
Une idée !... J’ai quelque chose à dire aux Blanchard... il se peut que j’aille ce soir prendre le café avec vous.
RATINOIS, à part.
Ah diable !
ROBERT.
À ce soir.
Il sort par le fond.
Scène X
RATINOIS, puis FRÉDÉRIC, puis UN DOMESTIQUE
RATINOIS.
Me voilà bien ! Il ne nous trouvera pas chez les Blanchard, ça va faire une histoire !
FRÉDÉRIC, entrant, chargé de livres avec un stéréoscope.
Voici nos acquisitions.
RATINOIS.
Qu’est-ce que tu as acheté ?...
FRÉDÉRIC.
C’est un album de photographies... Maman m’a dit de le placer sur la table en évidence... on croira que ce sont nos connaissances.
RATINOIS.
C’est une bonne idée !...
Feuilletant l’album.
Lord Palmerston !... Le comte Gortchakov... Horace Vernet... Léotard...
FRÉDÉRIC, lui montrant une petite boîte.
Ceci est pour toi.
RATINOIS.
Qu’est-ce que c’est ?... une chaîne ?
FRÉDÉRIC.
Pour attacher ta montre.
RATINOIS.
Je la crois plus grosse que celle de Malingear !
Il attache sa montre après.
C’est magnifique ! Ça fera un effet superbe !
FRÉDÉRIC.
Elle est en imitation... il ne faut pas le dire.
RATINOIS, indigné.
Du faux !...
Par réflexion.
Après ça, quand le faux à l’air vrai... ce n’est plus du faux !
Un grand domestique en livrée entre par le fond avec deux lampes allumées. À Frédéric.
Qu’est-ce que c’est que celui-là ! le connais-tu ?...
FRÉDÉRIC.
Non !
RATINOIS, au domestique qui pose les lampes sur la cheminée.
Mon ami, d’où sortez-vous ?...
LE DOMESTIQUE.
Je suis le domestique du premier.
RATINOIS.
Ah ! très bien !
À Frédéric.
C’est un emprunt !... Il est superbe !
Regardant le domestique qui sort.
Mais moins grand que celui de Malingear.
On entend un bruit de voiture.
FRÉDÉRIC, courant à la fenêtre.
Une voiture ! Ce sont eux !
RATINOIS.
Et ma femme qui n’est pas là !...
Appelant.
Constance ! Constance !...
Scène XI
RATINOIS, FRÉDÉRIC, UN NÈGRE, M. et Mme MALINGEAR, en grande toilette, robe dorée, EMMELINE, puis MADAME RATINOIS
La porte du fond s’ouvre et un petit nègre en livrée annonce :
LE NÈGRE.
Monsieur, madame et mademoiselle Malingear.
RATINOIS, à part.
Un nègre, à présent !... Comme les femmes entendent la mise en scène !
Allant au devant des Malingear.
Monsieur... madame... mademoiselle !...
FRÉDÉRIC, saluant.
Mademoiselle Emmeline !...
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Ils ont un nègre ! avez-vous remarqué ?...
MALINGEAR.
Oui ! Ces raffineurs, ça ne se refuse rien !...
RATINOIS, à Madame Malingear.
Oh ! chère madame... ce n’est pas bien !...
MADAME MALINGEAR.
Quoi donc ?
RATINOIS.
On était convenu de ne pas faire de toilette, et vous en avez une éblouissante ! Mon petit dîner va pâlir !
MADAME MALINGEAR.
Oh ! tout cela est très simple.
RATINOIS.
Ma femme n’en fera pas, elle... et je suis sûr qu’elle vous grondera !... La voici !
Apercevant la toilette de sa femme, composée de couleurs variées et très voyantes. À part.
Ah ! saprelotte !... un arc-en-ciel !
MADAME RATINOIS.
Chère bonne madame... que vous êtes aimable !
MADAME MALINGEAR.
Il nous tardait d’être près de vous.
À part.
Trois rangs de volants... C’est de la trahison !...
Haut.
L’admirable toilette !
MADAME RATINOIS.
Elle n’approche pas de la vôtre...
À part.
Une robe en or... c’est de la mauvaise foi !
FRÉDÉRIC.
Maman, veux-tu que nous passions au salon ?
MADAME RATINOIS.
Certainement.
Il sort avec Emmeline.
MADAME MALINGEAR, bas à son mari.
Retenez M. Ratinois, et parlez-lui de la dot.
MALINGEAR, bas.
Oui.
MADAME RATINOIS, bas à son mari.
Reste avec le beau-père, et parle-lui de la dot.
RATINOIS, bas.
Sois tranquille.
MADAME RATINOIS, indiquant la porte du salon.
Madame !...
Elles sortent par la droite.
Scène XII
RATINOIS, MALINGEAR
RATINOIS, à part.
Nous voilà seuls... Ce n’est pas commode à attaquer, cette affaire-là !...
MALINGEAR, à part.
Comment diable aborder la chose ?...
RATINOIS, s’approchant.
Mon cher Malingear, c’est bien aimable à vous d’avoir accepté notre petit dîner.
MALINGEAR.
Vous y avez mis une insistance si affectueuse !...
RATINOIS.
Oh ! c’est que je vous aime, moi !
MALINGEAR.
Moi aussi, allez !
RATINOIS, lui serrant la main.
Ce bon Malingear !
MALINGEAR, de même.
Excellent Ratinois !
RATINOIS, à part.
Tout ça, c’est du sentiment... ça nous éloigne !
Haut.
Tantôt, nous avons causé de la dot un peu superficiellement...
Ils s’asseyent près de la table à gauche.
MALINGEAR, à part.
Il y vient de lui-même !
Haut.
En effet, très superficiellement... Vous avez parlé de cent mille francs.
RATINOIS.
Oh ! c’est un chiffre que j’ai jeté... comme ça en l’air... mais ça ne vous lie pas.
MALINGEAR.
Je disais aussi... un gros raffineur...
RATINOIS.
Et vous, un médecin illustre... qui reçoit quatre mille francs d’un coup !...
MALINGEAR.
Oh ! moi ?...
RATINOIS.
Je les ai comptés... Tenez, je suis disposé à faire un sacrifice... Je donnerai l’argenterie !
MALINGEAR, étonné.
Ah !
RATINOIS.
Et vous ?
MALINGEAR.
Moi ?... J’offre la garniture de cheminée du salon.
RATINOIS, étonné.
Ah !
À part.
Il faut lui mettre les points sur les i ! Malingear, il faut nous dire une chose... c’est que tout a augmenté.
MALINGEAR.
C’est vrai ; et tel qui était à son aise autrefois avec dix mille francs de rente se trouve aujourd’hui fort gêné.
RATINOIS.
Voilà ! Et nous ne voulons pas que nos enfants soient gênés...
MALINGEAR.
Certainement nous ne le voulons pas.
RATINOIS.
Voyez-vous votre fille, votre fille chérie, obligée de regarder à s’acheter une robe ou un cachemire ?
MALINGEAR.
Et votre fils... votre fils unique, réduit à vivre d’expédients ?
RATINOIS.
Oh ! ne parlons pas de mon fils... Un homme se tire toujours d’affaire... Mais elle... la pauvre enfant !... qui est votre joie, votre amour... car vous l’aimez bien votre fille ?
MALINGEAR.
Presque autant que vous aimez Frédéric.
RATINOIS.
Oui... Ne parlons pas de Frédéric... parlons d’Emmeline... Il faut lui faire, à cette enfant, une existence de soie et d’or.
MALINGEAR, pénétré.
Oh ! merci pour elle !
RATINOIS.
D’où je conclus qu’il y a lieu d’augmenter la dot.
MALINGEAR.
C’est tout à fait mon sentiment.
RATINOIS.
Eh bien... fixez vous-même... J’accepte d’avance.
MALINGEAR, à part.
Ah ! très bien !... Parlez-moi des commerçants.
Haut.
Je pense qu’en donnant cent cinquante mille francs...
RATINOIS.
Ah ! Malingear... ce n’est pas assez !
MALINGEAR.
Alors, mettons deux cent mille.
RATINOIS, se levant.
C’est convenu ! Moi, je donne l’argenterie, et vous deux cent mille...
MALINGEAR, se levant.
Comment !... C’est vous qui les donnez.
RATINOIS.
Moi ? Par exemple !
MALINGEAR.
Pourquoi moi et pas vous ?...
RATINOIS.
Parce que, dans votre position... un homme qui a voiture, loge aux Italiens et un chasseur !
MALINGEAR.
Mais vous avez aussi une voiture, une loge aux Italiens, et un nègre... ce qui est plus cher !
RATINOIS.
Moi, moi !... Ce n’est pas la même chose !
MALINGEAR.
Pourquoi ?... À moins que vous n’affichiez un luxe au-dessus de votre position ?...
RATINOIS.
Du tout ! Elle est superbe, ma position !... Elle est magnifique, ma position !
MALINGEAR.
Eh bien, il est de toute justice que nous donnions autant l’un que l’autre... Chacun deux cent mille francs...
À part.
J’ai vingt-deux mille livres de rente, il m’en restera douze.
RATINOIS, à part.
Saprelotte ! j’ai dix-sept mille livres de rente, il ne m’en restera que sept ! C’est impossible !
MALINGEAR.
Vous hésitez... pour une misérable question d’argent ?
RATINOIS.
Je n’hésite pas ! Cent mille francs de plus ou de moins... qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? J’offre trois cent mille francs ! Voilà comme j’hésite !
MALINGEAR, étonné.
Hein !... trois cents ?...
RATINOIS, à part.
Je vais le pousser jusqu’à ce qu’il recule... et, alors, je romps !...
Haut.
Vous reculez ?...
MALINGEAR.
Du tout, je réfléchis...
À part.
Trois cent mille francs, c’est impossible !... Il n’y a qu’un moyen ; c’est d’élever la dot jusqu’à ce qu’il dise non... Alors, tout sera rompu...
Haut.
Je propose quatre cent mille.
RATINOIS.
Ce n’est pas assez... Cinq cent mille !...
MALINGEAR.
Ce n’est pas assez... Six cent mille !...
RATINOIS.
Ce n’est pas assez...
Scène XIII
RATINOIS, MALINGEAR, ROBERT
ROBERT, paraissant avec un oranger.
Quoi ! six cent mille francs ?...
RATINOIS, à part.
L’oncle Robert ! J’allais lâcher le million ! Je l’aurais lâché...
Haut.
M. Malingear, le futur beau-père.
MALINGEAR.
Nous causions de la dot.
ROBERT, posant son oranger.
Comment !... Et vous donnez six cent mille francs ?...
Le saluant.
Ah ! monsieur, permettez-moi de vous féliciter.
MALINGEAR.
Mais M. Ratinois en donne autant !...
ROBERT.
Comment, toi ?
RATINOIS, embarrassé.
Naturellement.
ROBERT, à Ratinois.
Mon compliment ! Je ne te savais pas aussi riche que cela !
RATINOIS.
Aussi riche ! aussi riche ! Certainement, je suis à mon aise... mais, quand on se trouve en face de gens... millionnaires... qui ont des exigences...
MALINGEAR.
Ah ! permettez, monsieur... je n’ai rien exigé... C’est vous, au contraire, qui...
RATINOIS.
Moi ?... J’ai proposé l’argenterie, et, là-dessus, vous êtes parti...
MALINGEAR.
Comment ! je suis parti ?... J’ai dit que je donnerais la garniture de cheminée du salon... et vous m’avez répondu « Ah ! » froidement.
RATINOIS.
J’ai répondu : « Ah !... », c’était mon droit ; mais pas froidement.
MALINGEAR.
Ah ! permettez, monsieur...
RATINOIS.
Permettez vous-même...
ROBERT.
Enfin, vous êtes d’accord ?...
RATINOIS.
Nous sommes d’accord... si on veut !... Mais je n’ai pas répondu froidement.
MALINGEAR.
Je vous demande pardon !
RATINOIS.
Non, monsieur !
MALINGEAR.
Si, monsieur !
RATINOIS.
Tenez, voulez-vous que je vous dise ma façon de penser ?
MALINGEAR.
Vous me ferez plaisir.
RATINOIS.
Eh bien, vous cherchez un biais pour rompre ce mariage.
MALINGEAR.
Comment, un biais ?...
RATINOIS.
Un biais ! je maintiens le mot. Mais moi, qui suis un honnête homme...
MALINGEAR.
Pas plus que moi !
RATINOIS.
C’est possible ! Mais comme je ne veux pas de biais, moi, je vous dis tout net...
TOUS DEUX, ensemble.
Rompons !
ROBERT.
Voyons, messieurs, pas d’emportement !
RATINOIS.
Je ne m’emporte pas !
À part, avec satisfaction.
Ça y est ! c’est rompu !
MALINGEAR, à part, avec satisfaction.
C’est une affaire terminée !
ROBERT.
Diable ! vous allez vite en affaires ! Une rupture !
À Ratinois.
Heureusement que ton fils n’aimait pas mademoiselle Malingear, n’est-ce pas ?
RATINOIS.
Il ne l’aimait pas ?... il ne l’aimait pas !... c’est-à-dire si... il en était fou ! Mais qu’est-ce que cela fait ?
ROBERT, à Malingear.
Et mademoiselle Emmeline n’était que médiocrement éprise de Frédéric ?
MALINGEAR.
Médiocrement... c’est-à-dire... elle paraissait avoir un certain penchant pour lui... Je ne le cache pas... mais...
ROBERT.
Mais qu’est-ce que cela fait, n’est-ce pas ?
MALINGEAR.
Je n’ai pas dit cela, permettez...
ROBERT, éclatant.
Non, je ne permets pas !... Vous êtes des vaniteux, des orgueilleux !...
MALINGEAR.
Monsieur !...
RATINOIS.
Mon oncle !
ROBERT.
Ah ! voilà un quart d’heure que je me retiens... il faut que ça parte !... Vous cherchez, depuis quinze jours, à vous éblouir, à vous mentir, à vous tromper...
TOUS DEUX.
Comment ?...
ROBERT.
Oui, à vous tromper, en vous promettant des dots que vous ne pouvez pas donner. Est-ce vrai ?... En vous pavanant dans une existence, dans un luxe qui n’est pas le vôtre !
RATINOIS.
Mais...
ROBERT.
Il n’y a pas de mais !... J’ai fait causer tes domestiques ! Quand je veux savoir, je cause avec les domestiques... c’est mon système !
RATINOIS.
Qu’ont-ils pu vous dire ?
ROBERT.
D’abord, j’ai rencontré un nègre dans la cuisine... Un nègre qui traîne dans une cuisine... c’est malpropre ! Et puis Monsieur a pris une voiture au mois, une loge aux Italiens ! Ratinois aux Italiens !
RATINOIS.
Mais il me semble que c’est un théâtre...
ROBERT.
Qui t’ennuie !
RATINOIS.
Ah !
ROBERT.
Je te dis que ça t’ennuie... et ta femme aussi !...
Montrant Malingear.
Et Monsieur aussi !
RATINOIS.
Eh bien, oui ! là ! c’est vrai !
MALINGEAR.
J’avoue que l’opéra italien...
ROBERT.
Alors, pourquoi louez-vous des loges ?...
MALINGEAR.
C’est ma femme...
RATINOIS.
Ce sont ces dames...
ROBERT.
Pour faire de l’embarras, du genre, du flafla ! Aujourd’hui, c’est la mode ; on se jette de la poudre aux yeux, on fait la roue... on se gonfle... comme des ballons... Et quand on est tout bouffi de vanité... plutôt que d’en convenir... plutôt que de se dire : « Nous sommes deux braves gens bien simples... deux bourgeois... » on préfère sacrifier l’avenir, le bonheur de ses enfants... Ils s’aiment... mais on répond : « Qu’est-ce que cela fait ?... » Et voilà des pères !... Bonsoir !...
Il veut sortir.
RATINOIS, le retenant vivement.
Mon oncle Robert, restez !...
Ému.
Mon oncle Robert... vous avez des boucles d’oreilles... vous n’avez pas d’esprit, vous n’avez pas d’instruction...
Se frappant le coeur.
Mais vous avez de ça !
MALINGEAR.
Oh ! oui.
RATINOIS, très ému.
Vous m’avez remué... vous m’avez bouleversé !... Vous m’avez prouvé que je n’étais qu’un père à jeter par la fenêtre.
Montrant Malingear.
et Monsieur aussi... Mais ce n’est pas ma faute... c’est la faute de ma femme ; elle me le payera !...
S’attendrissant.
Et je vous jure que si jamais... au grand jamais... vous me voyez broncher dans le chemin qui... que... qui...
Tout à coup.
Enfin, voulez-vous dîner avec nous ?...
Scène XIV
RATINOIS, MALINGEAR, ROBERT,MADAME MALINGEAR, MADAME RATINOIS, EMMELINE, FRÉDÉRIC, puis LE MAÎTRE D’HÔTEL
MADAME RATINOIS.
Eh bien, monsieur ; vous nous laissez seules ?...
RATINOIS.
Ah ! voilà ma femme ! Approchez, madame.
MALINGEAR, à sa femme, sévèrement.
Approchez, madame.
MADAME RATINOIS.
Quoi ?...
MADAME MALINGEAR.
Qu’y a-t-il ?...
RATINOIS, à sa femme.
Mère coupable... et bouffie de vanité !... Mais c’est la mode aujourd’hui !
MALINGEAR.
On fait la roue !
RATINOIS.
On se gonfle comme des ballons !
MALINGEAR.
Et l’on ne craint pas de sacrifier l’avenir, le bonheur de ses enfants !
RATINOIS.
Car ils s’aiment... Mais on répond : « Qu’est-ce que cela fait ? » Et voilà des mères ! Bonsoir.
MADAME MALINGEAR.
Ah çà ! qu’est-ce que vous avez ?...
MADAME RATINOIS.
Explique-moi...
RATINOIS, avec véhémence.
Prends ton tricot !... Car elle tricote tous mes bas de laine, monsieur !
Il passe devant sa femme.
MALINGEAR, de même.
Mais ma femme aussi, monsieur !
MADAME RATINOIS.
Comment ! vous, madame ?
RATINOIS.
Mais oui !... À bas les masques !... Ratinois, ancien confiseur... pas raffineur !...
M. et MADAME MALINGEAR.
Comment ?...
MADAME RATINOIS.
Mais, mon ami...
RATINOIS.
Laisse-moi tranquille ! Au Pilon d’argent (elle tenait le comptoir). Donne cent mille francs de dot à son fils !
MALINGEAR.
À mon tour ! Malingear, docteur sans clientèle !
MADAME RATINOIS.
Comment ?
RATINOIS.
Mais la duchesse ?...
MALINGEAR.
Je n’ai soigné qu’un cocher cette année, et gratis... Donne cent mille francs de dot à sa fille !
ROBERT.
À mon tour !... Robert, marchand de bois, venu à Paris avec douze sous dans sa poche, donne cent mille francs de dot à son neveu !
FRÉDÉRIC.
Ah ! mon oncle !
EMMELINE.
Mon bon oncle !
RATINOIS.
Il a de ça !
LE MAÎTRE D’HÔTEL, entrant.
Le dîner est servi !
ROBERT.
Allons, à table !
RATINOIS.
Un instant !
TOUS.
Quoi donc ?...
RATINOIS.
C’est que j’ai commandé un dîner insensé... j’en suis honteux !... Six plats de truffes !...
TOUS, avec reproches.
Oh ! Ratinois !...
MALINGEAR.
Un père de famille !...
RATINOIS.
On pourrait peut-être les faire reprendre à M. Chevet ?
TOUS.
Oh ! non !
ROBERT.
Je m’y oppose !
RATINOIS.
Allons, mangeons-les !... ce sera notre châtiment ! À table ! La main aux dames !...
On offre le bras aux dames, et l’on passe dans la salle à manger.