Le Comte de Boursoufle (VOLTAIRE)
Sous-titre : mademoiselle de la Cochonnière
Comédie bouffe en trois actes et en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial de l’Odéon, le mardi 28 janvier 1862.
Personnages
LE COMTE DE BOURSOUFLE
LE CHEVALIER, frère du comte
LE BARON DE LA COCHONNIÈRE
Mlle THÉRÈSE DE LA COCHONNIÈRE, fille du baron
PASQUIN, valet du chevalier
MARAUDIN, intrigant
MADAME BARBE, gouvernante de Mlle Thérèse
LE BAILLI
COLIN, valet du baron
UN PAGE
VALETS DE LA SUITE DU COMTE
PAYSANS
AVERTISSEMENT DE MOLAND
Nous avons dit, dans une note d’un des précédents volumes[1], que le théâtre de l’Odéon avait représenté, il y a quelques années, la comédie intitulée l’Échange sous le titre du Comte de Boursoufle, ou Mlle de la Cochonnière, pièce inédite de Voltaire. Cette pièce, prétendue inédite, fut alors imprimée dans une brochure à la suite de la représentation, et dans un recueil qui porte ce titre : « Le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, – contes, comédie, pensées, poésies, lettres. Œuvres inédites précédées du testament autographe de Voltaire, du fac-similé de toutes les pièces relatives à sa mort, et de l’histoire du cœur de Voltaire par Jules Janin, préface par Édouard Didier. Paris, H. Plon, 1862. »
Quoique le texte du Comte de Boursoufle diffère fort peu de celui de l’Échange, il n’est pas inutile, croyons-nous, de le donner ici en appendice, afin que le lecteur puisse, en les comparant, constater les légères différences qu’ils présentent. Nous reproduisons le texte de la brochure. La plupart des indications relatives à la mise en scène ne sont pas certainement de Voltaire ; elles paraissent l’œuvre du régisseur général de l’Odéon, qui était alors M. Eugène Pierron ; elles ne se trouvent pas dans le texte du recueil.
L. M.
ACTE I
La scène se passe dans l’intérieur d’une salle d’auberge au village de la cochonnière, en 1734.
Porte au fond, donnant sur la grande route. Grande cheminée à droite. À gauche, au premier plan, une table.
Scène première[2]
LE CHEVALIER, PASQUIN
Tous deux sont assis, au lever du rideau, l’un à droite, l’autre à gauche.
LE CHEVALIER, assis à gauche près de la table.
Pasquin, où vas-tu ?
PASQUIN, remontant vers le fond.
Monsieur, je vais me jeter à l’eau.
LE CHEVALIER, se levant.
Attends-moi. Connais-tu dans le monde entier un plus malheureux homme que ton maître ?
PASQUIN, revenant.
Oui, monsieur, j’en sais un plus malheureux sans contredit.
LE CHEVALIER.
Et qui ?
PASQUIN.
Votre valet, monsieur, le pauvre Pasquin.
LE CHEVALIER.
En connais-tu un plus fou ?
PASQUIN.
Oui assurément.
LE CHEVALIER.
Et qui ? Bourreau ! qui ?
PASQUIN.
Ce fou de Pasquin, monsieur, qui sert un pareil maître.
LE CHEVALIER.
Faquin !
PASQUIN.
Et un maître qui n’a pas le sou.
LE CHEVALIER.
Il faut que je sorte de cette malheureuse vie.
PASQUIN.
Vivez plutôt pour me payer mes gages.
LE CHEVALIER.
J’ai mangé tout mon bien au service du roi.
PASQUIN.
Dites au service de vos maîtresses, de vos fantaisies, de vos folies. On ne mange jamais son bien en ne faisant que son devoir. Qui dit ruine dit prodigue; qui dit malheureux dit imprudent, et la morale...
LE CHEVALIER.
Ah ! coquin ! tu abuses de ma patience et de ma misère. Je te pardonne parce que je suis pauvre ; mais si ma fortune change, je t’assommerai.
PASQUIN.
Mourez de faim, monsieur, mourez de faim.
LE CHEVALIER, passant à droite.[3]
C’est bien à quoi il faut nous résoudre tous deux si mon maroufle de frère, le comte de Boursoufle, n’arrive pas aujourd’hui dans ce maudit village où je l’attends. Ô ciel ! faut-il que cet homme-là ait soixante mille livres de rente pour être venu au monde une année avant moi ! Ah ! ce sont les aînés qui ont fait les lois ; les cadets n’ont pas été consultés, je le vois bien.
Il s’assied à droite avec humeur.
PASQUIN.
Eh ! monsieur, si vous aviez eu les soixante mille livres de rente, vous les auriez déjà mangées, et vous n’auriez plus de ressource. Mais M. le comte de Boursoufle aura pitié de vous ; il vient ici pour épouser la fille du baron, qui aura cinq cent mille francs de bien. Vous aurez un petit présent de noces, et nous en serons marris.
LE CHEVALIER, se relevant.
Épouser encore cinq cent mille francs ! et le tout parce que l’on est aîné ! Et moi être réduit à attendre ici de ses bontés ce que je devrais ne tenir que de la nature. Demander quelque chose à son frère aîné, c’est là le comble des disgrâces.
PASQUIN.
Vous parlez comme un philosophe qui n’a pas dîné. Je ne connais pas monsieur le comte, mais il me semble que je viens de voir arriver ici M. Maraudin, votre ami et le sien.
LE CHEVALIER.
Et celui du baron, et celui de tout le monde.
PASQUIN.
Cet homme qui noue plus d’intrigues qu’il n’en peut débrouiller, qui fait des mariages et des divorces, qui prête, qui emprunte, qui donne, qui vole, qui fournit des maîtresses aux jeunes gens, des amants aux jeunes femmes, qui se rend redouté et nécessaire dans toutes les maisons, qui fait tout, qui est partout, il n’est pas encore pendu. Profitez du temps, parlez-lui ; cet homme-là vous tirera d’affaire.
LE CHEVALIER.
Non, non, Pasquin, ces gens-là ne sont bons que pour les riches ; ce sont les parasites de la société. Ils servent ceux dont ils ont besoin, et non pas ceux qui ont besoin d’eux, et leur vie n’est utile qu’à eux-mêmes.
PASQUIN.
Pardonnez-moi, pardonnez-moi, les fripons sont assez serviables. M. Maraudin se mêlerait peut-être de vos affaires pour avoir le plaisir de s’en mêler : un fripon aime à la fin l’intrigue pour l’intrigue même. Il est actif, vigilant ; il rend service vivement avec un très mauvais cœur, tandis que les honnêtes gens qui ont le meilleur cœur du monde vous plaignent avec indolence, vous laissent dans la misère, et vous ferment la porte au nez.
LE CHEVALIER.
Hélas je ne connais guère que de ces honnêtes gens-là ! et j’ai grand’peur que monsieur mon frère ne soit un très honnête homme.
PASQUIN.
Voilà M. Maraudin, qui n’a pas tant de probité peut-être, mais qui pourra vous être utile.
Scène II
LE CHEVALIER, MARAUDIN, PASQUIN[4]
MARAUDIN, entrant par le fond.
Bonjour, mon très agréable chevalier, embrassez-moi, mon très cher. Par quel heureux hasard vous rencontré-je ici ?
LE CHEVALIER.
Par un hasard très naturel et très malheureux : parce que j’ai trop aimé l’amour, parce que j’ai été bourreau d’argent, parce que je suis dans la misère, parce que mon frère, qui nage dans le Pactole ; va passer ici, parce que je l’attends, parce que j’enrage, parce que je suis au désespoir.
MARAUDIN.
Voilà de très bonnes raisons. Allez, allez, consolez-vous ; Dieu a soin des cadets. Il faudra bien que votre frère jette sur vous quelques regards de compassion. C’est moi qui le marie, et je veux qu’il y ait un pot-de-vin pour vous dans ce marché. Quand quelqu’un épouse la fille du baron de la Cochonnière, il faut que tout le monde y gagne.
LE CHEVALIER.
Eh ! scélérat ! que ne me la faisais-tu épouser ? J’y aurais gagné bien davantage.
MARAUDIN.
D’accord. Hélas ! je crois que Mlle de la Cochonnière vous aurait épousé tout aussi volontiers que monsieur le comte. Elle ne demande qu’un mari ; elle ne sait pas seulement si elle est riche. C’est une créature élevée dans toute la grossière rusticité de monsieur son père. Ils sont liés avec peu de bien. Un frère de la baronne, intéressé et imbécile, qui ne savait pas parler, mais qui savait calculer, a gagné à Paris cinq cent mille francs dont il n’a jamais joui ; il est mort précisément comme il allait devenir insolent. La baronne est morte de l’ennui de vivre avec le baron, et la fille, à qui tout ce bien-là appartient, ne peut être mariée par son vilain père qu’à un homme excessivement riche. Jugez s’il vous l’aurait donnée, à vous qui venez de manger votre légitime.
LE CHEVALIER.
Enfin, tu as procuré ce parti à monsieur le comte, c’est fort bien fait, que t’en revient-il ?
MARAUDIN.
Ah ! il me traite indignement il s’imagine que son mérite tout seul a fait ce mariage, et son avarice venant à l’appui de sa vanité, il me paye fort mal pour l’avoir trop bien servi. J’en demande pardon à monsieur son frère, mais monsieur le comte est presque aussi avare que fat ; vous n’êtes ni l’un ni l’autre, et si vous aviez son bien, vous feriez...
LE CHEVALIER.
Oh ! oui, je ferais de très belles choses ; mais n’ayant rien, je ne puis rien faire que me désespérer et te prier de...
On entend à l’extérieur un bruit de voiture, de fouet et de grelots.
Ah ! j’entends un bruit extravagant dans cette hôtellerie ; je vois arriver des chevaux, des chaises, des postillons en argent et des laquais en or : c’est mon frère, sans doute. Quel brillant équipage ! et quelle différence la fortune met entre les hommes ! Ses valets vont bien me mépriser !
MARAUDIN, passant à l’extrême gauche.[5]
C’est selon que monsieur vous traitera. Les valets ne sont pas d’une autre espèce que les courtisans ; ils sont les singes de leur maître.
Scène III
LE COMTE DE BOURSOUFLE, suivi d’un PAGE, d’un PERRUQUIER et de TROIS VALETS, LE CHEVALIER, MARAUDIN, PASQUIN[6]
LE COMTE, entrant par le fond.
Ah ! quel supplice que d’être six heures dans une chaise de poste ! on arrive tout dérangé, tout dépoudré.
LE CHEVALIER.
Mon frère, je suis ravi de vous...
MARAUDIN.
Monsieur, vous allez trouver en ce pays...
LE COMTE, s’asseyant près de la table à gauche.[7]
Holà ! hé ! qu’on m’arrange un peu ! Foi de seigneur, je ne pourrai jamais me montrer dans l’état où je suis.
LE CHEVALIER.
Mon frère, je vous trouve très bien, et je me flatte...
LE COMTE, à ses valets.
Allons donc un peu ! Un miroir, de la poudre d’œillet, un pouf, un pouf !
Un perruquier lui jette un peignoir sur les épaules, et va au fond prendre sa botte à prendre, puis retouche sa coiffure.
Hé ! bonjour, monsieur Maraudin, bonjour ! Mlle de la Cochonnière me trouvera horriblement mal en ordre. Mons du Toupet, je vous ai déjà dit mille fois que mes perruques ne fuient point assez en arrière ; vous avez la fureur d’enfoncer mon visage dans une épaisseur de cheveux qui me rend ridicule, sur mon honneur. Monsieur Maraudin, à propos...
Au chevalier.
Ah ! vous voilà, Chonchon !
LE CHEVALIER, s’approchant du comte.
Oui, et j’attendais le moment...
LE COMTE.
Monsieur Maraudin, comment trouvez-vous mon habit de noces ? L’étoffe en a coûté cent écus l’aune.
MARAUDIN.
Mlle de la Cochonnière sera éblouie.
LE CHEVALIER, revenant à droite.
La peste soit du fat ! il ne daigne pas seulement me regarder !
PASQUIN.
Et pourquoi vous adressez-vous à lui, à sa personne ? Que ne parlez-vous à sa perruque, à sa broderie, à son équipage ! Flattez sa vanité au lieu de songer à toucher son cœur.
LE CHEVALIER.
Non, j’aimerais mieux crever que de faire ma cour à ses impertinences.
LE COMTE,
au page qui est en face de lui, de l’autre côté de la table.
Page, levez un peu ce miroir, haut, plus haut. Vous êtes fort maladroit, page, foi de seigneur.
LE CHEVALIER.
Mais, mon frère, voudrez-vous bien enfin...
LE COMTE.
Charmé de te voir, mon cher Chonchon, sur mon honneur ! Tu reviens donc de la guerre, un peu grêlé, à ce que je vois ? eh ! eh ! eh ! Eh bien ! qu’est devenu ton cousin qui partit avec toi il y a trois ans ?
LE CHEVALIER.
Je vous ai mandé il y a un an qu’il était mort. C’était un très honnête garçon, et si la fortune...
LE COMTE, toujours assis à sa toilette.
Ah ! oui, oui, je l’avais oublié, je m’en souviens, il est mort. Il a bien fait ; cela n’était pas riche. Vous venez pour être de la noce ; monsieur Chonchon ? cela n’est pas maladroit.
Il se lève et passe à l’extrême gauche.
Écoutez, monsieur Maraudin, je prétends aller le plus tard que je pourrai chez Mlle de la Cochonnière. J’ai quelque affaire dans le voisinage. La petite marquise n’est qu’à deux cents pas d’ici, qui se repose de ses aventures de Versailles : eh ! eh ! je veux un peu aller la voir avant de tâter du sérieux embarras d’une noce. Qu’on mette mes relais à ma chaise.
Il remonte vers le fond, et reprend le milieu de la scène. Les domestiques sortent avec précipitation.
LE CHEVALIER.
Pourrai-je, pendant ce temps-là, avoir l’honneur de vous dire un petit mot ?
LE COMTE.
Que cela soit court au moins ! Un jour de mariage, on a la tête remplie de tant de choses qu’on n’a guère le temps d’écouter son frère Chonchon.
Il congédie du geste M. Maraudin et Pasquin, qui sortent par le fond.
Scène IV
LE COMTE, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER.
Mon frère, j’ai d’abord à vous dire...
LE COMTE, passant à l’extrême droite en faisant jabot.
Réellement, Chonchon, croyez-vous que cet habit me sied assez bien ?
Il s’assied à droite.
LE CHEVALIER.
J’ai donc à vous dire, mon frère, que je n’ai presque rien eu en partage, que je suis prêt à vous abandonner tout ce qui peut me revenir de mon bien, si vous avez la générosité de me donner dix mille francs
Le comte se lève et passe à l’extrême gauche.
une fois payés. Vous y gagneriez encore, et vous me tireriez d’un bien cruel embarras ; je vous aurais là plus sensible obligation.
LE COMTE, allant au fond.
Holà ! hé ! ma chaise est-elle prête ? Chonchon, vous voyez bien que je n’ai pas le temps de parler d’affaires. Julie aura dîné ; il faut que j’arrive.
LE CHEVALIER.
Quoi ! vous n’opposez à des prières dont je rougis que cette indifférence insultante dont vous m’accablez !
LE COMTE, se rasseyant à gauche.
Mais, Chonchon, mais, en vérité, vous n’y pensez pas ! Vous ne savez pas combien un seigneur a de peine à vivre à Paris, combien coûte un berlingot; cela est incroyable, foi de seigneur ; on ne peut pas voir le bout de l’année.
LE CHEVALIER.
Vous m’abandonnez donc !
LE COMTE.
Vous avez voulu vivre comme moi, cela ne vous allait pas ; il est bon que vous pâtissiez un peu.
LE CHEVALIER.
Vous me mettez au désespoir, et vous vous repentirez d’avoir si peu écouté la nature.
LE COMTE.
Mais la nature, la nature, c’est un beau mot, Chonchon, inventé par les pauvres cadets ruinés pour émouvoir la pitié des aînés qui sont sages. La nature vous avait donné une honnête légitime, et elle ne m’ordonne pas d’être un sot parce que vous avez été un dissipateur.
LE CHEVALIER.
Vous me poussez à bout. Eh bien ! puisque la nature se tait dans vous ; elle se taira dans moi, et j’aurai du moins le plaisir de vous dire que vous êtes le plus grand fat de la terre, le plus indigne de votre fortune, le cœur le plus dur, le plus...
LE COMTE.
Mais, fou, que cela est vilain de dire des injures ! Cela sent son homme de garnison. Mon Dieu, vous êtes loin d’avoir les airs de la cour.
LE CHEVALIER.
Le sang-froid de ce barbare-là me désespère. Poltron, rien ne t’émeut.
LE COMTE.
Tu t’imagines donc que tu es brave parce que tu es en colère ?
LE CHEVALIER.
Je n’y peur plus tenir, et si tu avais du cœur...
LE COMTE, se levant.
Ah ! ah ! ah ! foi de seigneur, cela est plaisant. Tu crois que moi, qui ai soixante mille livres de rente et qui suis près d’épouser Mlle de la Cochonnière avec cinq cent mille francs, je serais assez fou pour me battre contre toi, qui n’as rien à risquer ?
On entend à l’extérieur le bruit des grelots et quelques coups de fouet.
Je vois ton petit dessein tu voudrais par quelque bon coup d’épée arriver à la succession de ton frère aîné ; il n’en sera rien, mon cher Chonchon, et je vais remonter dans ma chaise avec le calme d’un courtisan et la constance d’un philosophe.
Maraudin et Pasquin reparaissent au fond.
Holà ! mes gens ! Adieu, Chonchon. À ce soir, monsieur Maraudin, à ce soir. Holà ! page, un miroir !
Le Chevalier passe à l’extrême gauche.
Scène V
LE CHEVALIER, MARAUDIN, PASQUIN[8]
PASQUIN.
Eh bien, monsieur, avez-vous gagné quelque chose sur l’âme dure de ce courtisan poli ?
LE CHEVALIER, toujours à l’extrême gauche.
Oui, j’ai gagné le droit et la liberté de le haïr du meilleur de mon cœur.
PASQUIN.
C’est quelque chose, mais cela ne donne pas de quoi vivre.
MARAUDIN.
Si fait, si fait, cela peut servir.
LE CHEVALIER.
Et à quoi, s’il vous plaît ? Qu’à me rendre encore plus malheureux.
MARAUDIN.
Oh ! cela peut servir à vous ôter les scrupules que vous auriez de lui faire du mal. Et c’est déjà un très grand bien. N’est-il pas vrai que si vous lui aviez obligation et si vous l’aimiez tendrement, vous ne pourriez jamais vous résoudre à épouser Mlle de la Cochonnière au lieu de lui ? Mais à présent que vous voilà débarrassé du poids de la reconnaissance et des liens de l’amitié, vous êtes libre, et je veux vous aider à vous venger en vous rendant heureux.
LE CHEVALIER.
Comment me mettre à la place du comte de Boursoufle ? Comment puis-je être aussi fat ? Comment épouser sa maîtresse au lieu de lui ? Parle, réponds.
MARAUDIN.
Tout cela est très aisé. Monsieur le baron n’a jamais vu votre frère aîné ; je puis vous annoncer sous son nom, puisqu’en effet votre nom est le sien ; vous ne mentirez point, et il est bien doux de pouvoir tromper quelqu’un sans être réduit au chagrin de mentir. Il faut que l’honneur conduise toutes nos actions.
Le chevalier se rapproche de lui.
PASQUIN.
Sans doute ; c’est ce qui m’a réduit à l’état où je me vois.
MARAUDIN.
Votre frère ne me donnait que dix mille francs pour lui procurer ce mariage. Je vous aime au moins une fois plus que lui ; faites-moi un billet de vingt mille francs, et je vous fais épouser la fille du baron.
Le chevalier retire sa main, et s’éloigne à l’extrême gauche.
Ce que je demande, au reste, n’est que pour l’honneur. Il est de la dignité d’un homme de votre maison d’être libéral quand il peut l’être. L’honneur me poignarde, voyez-vous.
LE CHEVALIER.
Oh ! oui, c’est votre cruel ennemi !
MARAUDIN.
Votre frère aîné est un fat.
LE CHEVALIER.
D’accord.
MARAUDIN.
Un suffisant pétri de cette vanité qui n’est que le partage des sots.
LE CHEVALIER.
J’en conviens.
MARAUDIN.
Un sot à berner sur le théâtre.
LE CHEVALIER.
Il est vrai.
MARAUDIN.
Un mauvais cœur dans un corps ridicule.
LE CHEVALIER.
C’est ce que je pense.
MARAUDIN.
Un petit-maître suranné qui n’a pas même le jargon de l’esprit ; un original enflé de fadaise et de vent, dont Pasquin ne voudrait pas pour son valet, s’il pouvait en avoir.
PASQUIN.
Assurément, j’aimerais bien mieux son frère le chevalier.
LE CHEVALIER.
Eh !
MARAUDIN.
Un homme, enfin, dont vous ne tirerez jamais rien, qui dépenserait cinquante mille francs en chiens et en chevaux, et qui laisserait périr son frère de misère.
LE CHEVALIER.
Cela n’est que trop vrai.
MARAUDIN.
Et vous vous feriez scrupule de supplanter un pareil homme ! et vous ne goûteriez pas une joie parfaite en lui escroquant légitimement les cinq cent mille livres qu’il croit déjà tenir, mais qu’il mérite si peu ! et vous ne ririez pas de tout votre cœur en tenant ce soir entre vos bras la fille du baron ! et vous balanceriez à me faire (pour l’honneur) un petit billet de vingt mille francs par corps à prendre sur les plus clairs deniers de Mlle de la Cochonnière ! Allez ! vous êtes indigne d’être riche si vous manquez l’occasion de l’être.
Il passe à gauche.
LE CHEVALIER.[9]
Vous avez raison, mais je sens là quelque chose qui me répugne. Étrange chose que le cœur humain ? je n’avais point de scrupule tout à l’heure de me battre contre mon frère, et j’en ai de le tromper.
MARAUDIN.
C’est que vous étiez en colère quand vous vouliez vous battre, et que vous êtes plus brave qu’habile.
PASQUIN.
Allez, allez, monsieur, laissez-vous conduire par M. Maraudin ; il en sait plus que vous. Mettez votre conscience entre ses mains, j’en réponds sur la mienne.
LE CHEVALIER.
Eh ? mais, cependant...
MARAUDIN.
Allons, êtes-vous fou ?
PASQUIN
Allons, mon cher maître, courage ? Il n’y a pas grand mal au fond.
MARAUDIN.
Cinq cent mille francs !
PASQUIN.
Et Mlle de la Cochonnière !
LE CHEVALIER, passant à l’extrême droite.
C’est peut-être un monstre.
PASQUIN, remontant vers le fond.
Adieu, monsieur !
LE CHEVALIER, allant à Pasquin.
Où vas-tu ?
PASQUIN.
Je vais me jeter à l’eau, car je vois bien qu’il n’y a plus rien à espérer d’un homme qui n’épouserait pas les yeux fermés pour cinq cent mille francs.
MARAUDIN.
Mais Mlle de la Cochonnière est fraîche et jolie.
Il lui présente un billet à signer.
LE CHEVALIER.
Eh bien, Pasquin, ne te jette pas encore à l’eau aujourd’hui.
Il va vers la table, signe le billet de Maraudin, et sort vivement en lui prenant le bras. Pasquin les suit.
ACTE II
La scène est à la porte du château de Cochonnière.
L’extérieur du château est à droite, au premier plan. Au premier étage, deux grandes fenêtres ouvrant sur un balcon. Au second étage, deux lucarnes. À gauche et au fond, de grands arbres.
Scène première
MARAUDIN, COLIN
MARAUDIN, venant du fond à gauche.
Ce vieux fou de baron s’enferme dans son château, et fait faire la garde comme si l’univers voulait lui enlever Mlle Thérèse de la Cochonnière, ou comme si les ennemis étaient aux portes. Holà ? quelqu’un, messieurs ? holà !
COLIN, paraissant à une lucarne du grenier.
Qui va là ?
MARAUDIN.
Vive le roi et monsieur le baron ? On vient pour marier Mlle Thérèse.
COLIN.
Je vais dire ça à monseigneur.
Il ferme vivement la lucarne.
MARAUDIN.
Est-il possible qu’il y ait encore en France un rustre comme le seigneur de cette gentilhommière ? Voilà deux beaux contrastes que M. de Boursoufle et lui.
Scène II
LE BARON DE LA COCHONNIÈRE, en buffle, précédé de deux domestiques qui croisent leur hallebarde à la vue de Maraudin, MARAUDIN
LE BARON.[10]
Ah ! c’est vous, mon brave monsieur de Maraudin ? Pardon ; mais il faut être un peu sur ses gardes quand on a une jeune fille dans son château. Il y a tant de gens dans le monde qui enlèvent les filles ! On ne voit que cela dans les romans.
MARAUDIN.
Cela est vrai, et je viens aussi pour enlever Mlle Thérèse, car je vous amène un gendre.
LE BARON.
Quand est-ce donc que j’aurai le plaisir de voir dans mon château de la Cochonnière M. le comte de Boursoufle ?
MARAUDIN.
Dans un moment il va rendre ses respects à son très honoré beau-père.
LE BARON.
Ventre de boulets ! il sera très bien reçu, et je lui réponds de Thérèse. Mon gendre est homme de bonne mine, sans doute ?
MARAUDIN.
Assurément, et d’une figure très agréable. Pensez-vous que j’irais donner à Mlle Thérèse un petit mari haut comme ma jambe, comme on en voit tant à la cour ?
LE BARON.
Amène-t-il ici un grand équipage ? Aurons-nous bien de l’embarras ?
MARAUDIN.
Au contraire ; monsieur le comte hait l’éclat et le faste. Il a voulu venir avec moi incognito. Ne croyez pas qu’il soit venu dans son équipage ni en chaise de poste.
LE BARON.
Tant mieux ; tous ces vains équipages ruinent et sentent la mollesse. Nos pères allaient à cheval, et jamais les seigneurs de la Cochonnière n’ont eu de carrosse.
MARAUDIN.
Ni votre gendre non plus. Ne vous attendez pas à lui voir de ces parures frivoles, de ces étoffes superbes, de ces bijoux à la mode.
LE BARON, passant à gauche.
Un buffle, corbleu ! un buffle, voilà ce qu’il faut en temps de guerre. Mon gendre me charme par le récit que vous m’en faites.
MARAUDIN.[11]
Oui, un buffle ; il en trouvera ici. Il sera plus content de vous encore que vous de lui. Le voici qui s’avance.
Il va au-devant du chevalier, qui entre par le fond à gauche.
Scène III
LE BARON, LE CHEVALIER, MARAUDIN, MADAME BARBE
MARAUDIN.
Approchez, monsieur le comte, et saluez monsieur le baron, votre beau-père.[12]
LE BARON.
Par Henri IV ! voilà un gentilhomme tout à fait de mise. Têtebleu ! monsieur le comte, Thérèse sera heureuse. Corbleu ! touchez là ; je suis votre beau-père et votre ami. Parbleu ! vous avez la physionomie d’un honnête homme.
LE CHEVALIER.
En vérité, monsieur, vous me faites rougir, et je suis confus de paraître devant vous... mais M. Maraudin, qui sait l’état de mes affaires, vous aura dit...
MARAUDIN.
Oui, j’ai dit tout ce qu’il fallait. Vous avez un digne beau-père et une digne femme.
À Mme Barbe, qui paraît sur le seuil de la porte du château.
Réjouissez-vous, madame Barbe, voici un mari pour votre Thérèse.
MADAME BARBE.
Est-il possible ?
MARAUDIN.
Rien n’est plus certain.
LE BARON, allant à Mme Barbe.[13]
Allons, faites descendre Thérèse, faites venir les violons, donnez la clef de la cave, et que tout le monde soit ivre aujourd’hui dans mon château.
Ils sortent tous trois par le fond à droite.
MADAME BARBE.
Ah ! le bel ordre ! ah ! la bonne nouvelle ! Thérèse, Thérèse, mademoiselle Thérèse, descendez, venez tôt, venez tôt ! Cette chère Thérèse, qu’elle va être contente !... Un mari !... Qu’elle sera heureuse !... Elle le mérite bien, car je l’ai élevée comme une princesse. Elle va briller dans le monde, elle enchantera ; ça me fera honneur. On dira : « On voit bien que Mme Barbe y a mis tous ses soins, car Mlle Thérèse est d’une douceur, d’une politesse... » Mademoiselle Thérèse ! mademoiselle Thérèse !
Scène IV
MADEMOISELLE THÉRÈSE, MADAME BARBE
THÉRÈSE, paraissant à droite sur le seuil.[14]
Eh bien ! qu’est-ce ? Thérèse ! Thérèse ! Brailleras-tu toujours après moi, éternelle duègne, et faut-il que je sois pendue à ta ceinture ? Je suis lasse d’être traitée en petite fille, et je sauterai les murs au premier jour.
MADAME BARBE.
Eh ! la la, apaisez-vous, je n’ai pas de si méchantes nouvelles à vous apprendre, et on ne voulait pas vous traiter en petite fille ; on voulait vous parler d’un mari ; mais puisque vous êtes toujours bourrue...
THÉRÈSE, sur le devant, à droite.
Aga avec votre mari ! Ces contes bleus-là me fatiguent les oreilles, entendez-vous, madame Barbe ? Je crois aux maris comme aux sorciers ; j’en entends toujours parler, et je n’en vois jamais. Il y a deux ans qu’on se moque de moi, mais je sais bien ce que je ferai ; je me marierai bien sans vous tous tant que vous êtes. On n’est pas une sotte, quoiqu’on soit élevée loin de Paris, et Jacqueline-Thérèse de la Cochonnière ne sera pas toujours en prison ; c’est moi qui vous le dis, madame Barbe.
MADAME BARBE.
Tudieu ! comme vous y allez Eh bien ! puisque je suis si mal reçue, adieu donc ; vous dira qui voudra les nouvelles du logis.
En pleurant.
Cela est bien dénaturé de traiter ainsi madame Barbe, qui vous a si bien élevée.
THÉRÈSE.
Va, va, ne pleure point, je te demande pardon. Qu’est-ce que tu me disais d’un mari ?
MADAME BARBE.
Rien, rien ; je suis une duègne, je suis une importune, vous ne saurez rien.
THÉRÈSE.
Ah ! ma pauvre petite Barbe, je m’en vais pleurer à mon tour.
MADAME BARBE.
Allez, ne pleurez point, M. le comte de Boursoufle est arrivé, et vous allez être madame la comtesse.
THÉRÈSE.
Dis-tu vrai ? Est-il possible ? Ne me trompes-tu point, ma chère Barbe ? il y a ici un mari pour moi ! un mari, un mari !
Elle remonte vers la droite, au fond.
Qu’on me le montre ! Où est-il, que je le voie, que je voie monsieur le comte ! Me voilà mariée, me voilà comtesse, me voilà à Paris ! Je ne me sens pas de joie; viens que je t’étouffe de caresses.
MADAME BARBE.
Le bon petit naturel !
THÉRÈSE.
Premièrement, une grande maison magnifique, et des diamants, et des perles comme s’il en pleuvait, et six grands laquais, et l’Opéra tous les jours, et toute la nuit à jouer, et tous les jeunes gens amoureux de moi, et toutes les femmes jalouses ! La tête me tourne, la tête me tourne de plaisir.
MADAME BARBE.
Contenez-vous donc un peu ; tenez, voilà votre mari qui vient, voyez s’il n’est pas beau et bien fait.
THÉRÈSE, courant au fond à sa rencontre.
Ah ! je l’aime déjà de tout mon cœur. Ne dois-je pas courir l’embrasser, madame Barbe ?
MADAME BARBE, la retenant.
Non, vraiment, gardez-vous-en bien ; il faut, au contraire, être sur la réserve.
THÉRÈSE.
Eh quoi ! puisqu’il est mon mari et que je le trouve joli !
MADAME BARBE.
Il vous mépriserait si vous lui témoigniez trop d’affection.
THÉRÈSE.
Ah ! je vais donc bien me retenir.
Scène V
LE CHEVALIER, THÉRÈSE, MADAME BARBE[15]
THÉRÈSE.
Je suis votre très humble servante. Je suis enchantée de vous voir ; comment vous portez-vous ? Vous venez pour m’épouser ; vous me comblez de joie. Je n’en ai pas trop dit, Barbe ?
LE CHEVALIER.
Madame, je faisais mon plus cher désir de l’accueil gracieux dont vous m’honorez, mais je n’osais en faire mon espérance ; préféré par monsieur votre père, je ne me tiens point heureux si je ne le suis par vous. C’est de vous seule que je voulais vous obtenir. Vos premiers regards font de moi un amant, et c’est un titre que je veux conserver toute ma vie.
THÉRÈSE.
Oh ! comme il parle, comme il parle, et que ce langage-là est différent de celui de nos gentilshommes de campagne ! Ah ! les sots dadais en comparaison des seigneurs de la cour ! Mon amant, irons-nous bientôt à la cour ?
LE CHEVALIER.
Dès que vous le souhaitez, madame...
THÉRÈSE.
N’y a-t-il pas une reine là ?
LE CHEVALIER.
Oui.
THÉRÈSE.
Et qui me recevra bien ?
LE CHEVALIER.
Avec beaucoup de joie[16] assurément.
THÉRÈSE.
Cela fera crever toutes les femmes de dépit ; je serai charmée.
LE CHEVALIER.
Si vous avez envie d’aller au plus tôt briller à la cour, mademoiselle, daignez donc hâter le moment de mon bonheur. Monsieur votre père veut retarder le mariage de quelques jours ; je vous avoue que ce retardement me mettrait au désespoir. Je sais que vous avez des amants jaloux de ma félicité qui songent à vous enlever, et qui voudraient vous enfermer à la campagne pour votre vie.
THÉRÈSE, passant à l’extrême droite.
Ah ! les coquins ! pour m’enlever, passe ; mais m’enfermer !
LE CHEVALIER.
Le plus sûr moyen de leur dérober la possession de vos charmes est de vous donner à moi par un prompt hyménée qui vous mettra en liberté, et moi au comble du bonheur ; il faudrait m’épouser plus tôt que plus tard.
THÉRÈSE.
Vous épouser ! qu’à cela ne tienne ; dans le moment, dans l’instant, je ne demande pas mieux, je vous jure, et je voudrais déjà que cela fût fait.
LE CHEVALIER.
Vous ne vous sentez donc pas de répugnance pour un époux qui vous adore ?
THÉRÈSE.
Au contraire, je vous aime de tout mon cœur. Mme Barbe prétend que je ne devais vous en rien dire, mais c’est une radoteuse, et je ne vois pas, moi, quel grand mal il y a à vous dire que je vous aime, puisque vous m’aimez.
Scène VI
LE BARON, LE CHEVALIER, THÉRÈSE, MARAUDIN, MADAME BARBE
THÉRÈSE, allant vers son père, qui revient du fond à droite.
Papa, quand nous marierez-vous ?
LE CHEVALIER.[17]
Mademoiselle votre fille, monsieur, daigne recevoir les empressements de mon cœur avec une bonté que vous autorisez[18].
THÉRÈSE.
Qu’est-ce que vous dites là ?
LE CHEVALIER.
Je vous le répète, monsieur, il y a des gens en campagne pour enlever ce trésor, et, si vous n’y prenez garde, Mlle de la Cochonnière est perdue aujourd’hui pour vous et pour son mari.
LE BARON.
Par la culasse de mes mousquetons ! nous y donnerons bon ordre qu’ils s’y jouent, les scélérats ! Je vais commencer par enfermer Thérèse dans le grenier.
Il veut la conduire au château. Elle s’échappe, et revient près du chevalier.
MADAME BARBE, l’entraînant aussi vers le château à droite.
Allons, mademoiselle, allons là-haut.
THÉRÈSE, résistant.[19]
Miséricorde ! j’aime cent fois mieux qu’on m’enlève, papa. Si on m’enferme davantage, je me casse la tête contre les murs.
Elle revient vers son père.
LE CHEVALIER.
N’y aurait-il point, monsieur, un petit mezzo termine à cette affaire ?
LE BARON.
Oui, de fendre la cervelle au premier qui viendra frapper à la porte du château.
LE CHEVALIER.
Ce parti est très raisonnable, et l’on ne peut rien de plus juste ; mais si vous commenciez par prendre la précaution de marier tout d’un coup les deux futurs, cela préviendrait merveilleusement tous les méchants desseins. Les ravisseurs auront beau venir après cela, Mlle Thérèse leur dira : Messieurs, vous êtes venus trop tard, la place est prise ; je suis mariée. Qu’auront-ils à répondre à cela ? Rien. Il faudra qu’ils s’en retournent bien honteux.
THÉRÈSE.
Oui, mais s’ils me disent : Ça ne fait rien ; quand vous seriez mariée cent fois davantage, mademoiselle Thérèse, vous êtes belle, nous vous aimons, et il faut que nous vous enlevions, qu’est-ce que je dirai, moi ?
LE BARON.
Je te tordrai le cou de mes propres mains plutôt que de souffrir qu’on attente à ton honneur, car, vois-tu, je t’aime.
Il la presse brutalement sur le cœur.
LE CHEVALIER, remontant au fond à gauche.
Monsieur, ne voyez-vous rien à travers ces arbres ? N’entendez-vous rien ?
LE BARON, remontant.[20]
Mon avis est que je vois une chaise de poste et des gens à cheval.
LE CHEVALIER.
Tout juste, nous y voici ; c’est, sans contredit, un de nos coquins. Ne craignez rien, mademoiselle.
THÉRÈSE, remontant aussi.
Moi, hélas ! Et qu’ai-je à craindre ?
LE CHEVALIER.
Vous avez un père homme de courage, et votre mari aura l’honneur de le seconder.
LE BARON.
Oui, voici une occasion où il faut avoir du cœur[21]. Renfermons-nous dans le château, fermons toutes les portes. Colin, Martinet, Jérôme, tirez vos arquebuses par les meurtrières sur les gens qui voudront entrer malgré vous.
Des domestiques et des paysans sortent du château armés de mousquetons et de fourches ; d’autres paraissent aux lucarnes.
LE CHEVALIER.
On ne peut pas mieux se préparer, en vérité, monsieur le baron ; c’est dommage que vous ne commandiez pas dans quelque place frontière, et que vous n’ayez pas été gouverneur de Philisbourg.
LE BARON.
Je ne l’aurais pas rendu en deux jours.
MARAUDIN, venant du fond à gauche.
Rentrez, monsieur le baron, rentrez, voilà les ennemis qui approchent.
Le baron remonte avec lui vers le fond à gauche.
LE CHEVALIER, à part, à l’extrême gauche.
Tout ceci commence un peu à m’inquiéter. Voici mon frère qui vient épouser Thérèse et m’arracher ma fortune.
LE BARON.
Rentrez donc avec ma fille et M. Maraudin, et gardez-vous de vous montrer.
COLIN.
Courage, camarades ! mettons-nous sous les armes. Qu’ils y viennent ! Par la morgué, fatigué, jarnigué, je vous les...
UN VALET.
Les voilà !
Tous les paysans s’enfuient et s’enferment dans le château. On les voit reparaître aux fenêtres des greniers.
Scène VII
LE COMTE, arrivant avec ses laquais et son page, LE BARON, à la fenêtre au-dessus de la porte du château, THÉRÈSE, à une autre fenêtre, des valets aux lucarnes du second étage
LE COMTE, venant de gauche.
Voilà une assez plaisante réception, foi de Seigneur ! Sur mon honneur, on nous ferme la porte au nez. Holà ! hé ! qu’on heurte un peu, qu’on sonne un peu ;
Le page heurte et sonne.
qu’on sache un peu ce que cela veut dire. Je m’attendais à des harangues et à des bouquets.
Le page frappe plus fort, un valet sonne, le chien du logis aboie.
Faut-il tout casser ? Est-ce que ce n’est pas ici la maison du sieur baron de la Cochonnière ?
LE BARON paraît à la fenêtre du premier.
Oui, c’est ici mon château, et c’est moi qui suis monsieur le baron ; que lui voulez-vous, monsieur l’aventurier ?
LE COMTE.
Vous devriez un peu vous douter qui je suis. Je m’attendais à être reçu d’autre sorte. Écoutez, bonhomme, je viens ici avec une lettre de M. Maraudin, et mon dessein était d’épouser Mlle de la Cochonnière ; mais tant que vous me tiendrez ici à la porte, il n’y a pas d’apparence que nous puissions conclure cette affaire.
LE BARON.
Ah ! ah ! vous veniez pour épouser ma fille ! Fort bien. Ah ! comment vous nommez-vous, s’il vous plaît ?
LE COMTE.
Vous faites le mauvais plaisant, baron.
LE BARON.
Non, non, je voudrais savoir comment vous vous nommez.
LE COMTE.
Mais il y a quelque apparence que je me nomme le comte de Boursoufle ; nous sommes un peu plus connu à la cour qu’ici.
THÉRÈSE, toujours à sa fenêtre.
Papa, voilà un impudent maroufle qui prend le nom de mon mari !
LE BARON, au Comte.
Écoute vois-tu ces arbres qui ornent le dehors de mon château ? si tu ne te retires, voilà où je te ferai pendre avant qu’il soit une heure.
LE COMTE.
Foi de seigneur, c’est pousser un peu loin la raillerie. Allons, ouvrez, et ne faites plus le mauvais plaisant.
Il heurte.
LE BARON.
Il fait violence ; tirez, Jérôme.
On tire un coup d’arquebuse d’une des meurtrières.
UN PAGE.
Jarni ! on n’a jamais reçu de cette façon des gens de qualité ; sauvons nous.
Ils se sauvent par le fond à gauche.
LE BARON, à ses gens.
Enfants, puisqu’ils se sauvent, voici le moment de signaler votre intrépidité. Il est seul, saisissez-moi ce bohème-là, et liez-le-moi comme un sac.
LE COMTE.
Mais ceci devient sérieux, ceci est une véritable guerre, ceci est abominable ; assurément on en parlera à la cour.
Le baron, Thérèse et ses gens descendent. Colin et trois valets saisissent le comte, lui prennent son épée et le garrottent.
LE COMTE.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce que c’est que ça ? Ah ! vous me liez trop fort, vous allez gâter toute ma broderie. Baron, vous me paraissez un fou un peu violent ; n’avez-vous jamais de bons intervalles ?
LE BARON.
Je n’ai jamais vu un drôle si impudent.
LE COMTE.
Pour le peu qu’il vous reste un grain de raison, ne sauriez-vous me dire comment la tête vous a tourné, et pourquoi vous faites ainsi garrotter le comte votre gendre ?
THÉRÈSE a tourné par derrière le comte.[22]
Que je voie donc comment sont faits les gens qui veulent m’enlever. Ah ! papa, il m’empuantit d’odeur de fleur d’orange ; j’en aurai des vapeurs pour quinze jours ; ah ! le vilain homme.
Elle s’éloigne un peu à gauche.
LE COMTE.
Beau-père, au goût que cette personne me témoigne, il y a apparence que c’est là ma femme. Me tiendrez-vous longtemps dans cette posture ? Expliquez-vous, s’il vous plaît n’attendiez-vous pas le comte de Boursoufle ne devait-il pas venir avec une lettre de votre ami M. Maraudin ?
LE BARON.
Oui, coquin, oui.
LE COMTE.
Ne m’injuriez donc point, s’il vous plaît ; je vous ai déjà dit que j’ai l’honneur d’être ce comte de Boursoufle, et que j’ai la lettre du sieur Maraudin dans ma poche, fouillez plutôt.
LE BARON.
Je reconnais mes fripons ; ils ne sont jamais sans lettres en poche ; prenons toujours la lettre, il sera pendu comme ravisseur et comme faussaire.
LE COMTE.
Ce baron est une espèce de beau-père bien étrange.
LE BARON.
Mon ami, je suis bien aise, pour te réjouir, de t’apprendre que tes visées étaient mal prises, et que monsieur le comte et M. Maraudin sont ici.
LE COMTE.
Le comte est ici ! Beau-père, vous me dites des choses incroyables, sur mon honneur.
LE BARON, à la porte de son château.
Monsieur le comte ! monsieur Maraudin ! venez ! venez montrer à ce coquin qui vous êtes. Holà ! mon gendre, monsieur Maraudin... Personne ne me répond ; il faut que je les aille chercher moi-même.
Il entre dans le château.
Scène VIII
LE COMTE DE BOURSOUFLE, garrotté par les gens du baron, THÉRÈSE
LE COMTE.
J’ai beau me servir de tout mon esprit, et assurément j’en ai beaucoup, je ne comprends rien à cette aventure. Ma belle demoiselle, vous me paraissez naïve : pourrait-on savoir de vous ce que veut dire toute cette incartade ? Est-ce ainsi que vous recevez les gens qui viennent pour avoir l’honneur de vous donner la main ?
THÉRÈSE, qui va rentrer au château, s’arrête.[23]
Pardi, plus je regarde ce drôle-là, et plus il me paraît, malgré tout, avoir la mine assez revenante ; il est bien mieux habillé que mon mari ; ma foi, il est au moins aussi beau. Oh ! vivent les gens de Paris, même les coquins ! je le dirai toujours. Mais de quoi t’avisais-tu aussi de prendre si mal ton temps pour m’enlever ? Écoute, je te pardonne de tout mon cœur ; puisque tu voulais m’avoir, c’est que tu me trouvais belle ; j’en suis assez charmée, et je te promets de pleurer quand on te pendra.
LE COMTE.
Je vois bien que la fille n’a pas plus de raison que le père.
THÉRÈSE.
Hein ! ne dis-tu pas que je t’ai ôté la raison, pauvre garçon ? Tu étais donc bien amoureux de moi ? Ah ! que je ferai de passions ! ah ! comme on m’aimera !
LE COMTE.
Les jolies dispositions ! le beau petit naturel de femme !
Scène IX
LE BARON, LE COMTE, THÉRÈSE
LE BARON, sortant du château.
Merci de mon honneur ! Que faites-vous là, Thérèse ? Vous osez parler à ce fripon ! Dénichez, ou vous ne serez mariée de dix ans d’ici.
THÉRÈSE.
Ah ! je m’enfuis...
Elle rentre dans le château à droite.
LE COMTE.
Eh bien, monsieur le baron, puis-je enfin avoir l’honneur de parler à votre gendre, et voir un peu avec lui qui de nous deux est le comte de Boursoufle ? Franchement, je commence à me lasser, et je suis fort mal à mon aise.
LE BARON.
Va, va, pendard, monsieur le comte et M. Maraudin ne veulent te parler qu’en présence de la justice. Ils ont raison. Elle va venir, et nous verrons beau jeu. Çà, qu’on me mène ce drôle-là dans l’écurie, et qu’on l’attache à la mangeoire, en attendant que son procès lui soit fait et parfait.
LE COMTE.
Je ne crois pas que seigneur de ma sorte ait jamais été traité ainsi. Que dira-t-on à la cour ?
Colin passe uns corde au cou du comte, et l’entraîne à l’écurie, à droite au fond.
ACTE III
Le salon de mademoiselle de la Cochonnière.
Porte au fond, porte latérale à gauche, table et fauteuil à droite, au premier plan. Au lever du rideau, le chevalier est assis auprès de la table à droite ; Maraudin est à côté de lui. Mme Barbe est accoudée sur le dossier d’un grand fauteuil Molière, à gauche, au premier plan.
Scène première
THÉRÈSE, LE CHEVALIER, MARAUDIN, MADAME BARBE[24]
THÉRÈSE, entrant du fond.
Je baille un soufflet au premier qui m’appellera encore mademoiselle Thérèse. Vertuchou ! je suis madame la comtesse, il faut que vous le sachiez.
Au chevalier.
Ne partez-vous pas tout à l’heure pour Paris, monsieur le comte ? Je m’ennuie ici comme une sainte dans le calendrier.
MADAME BARBE.
Irai-je itou à Paris, monsieur le comte ?
THÉRÈSE.
Toi, non ; tu m’as trop enfermée dans ma chambre toutes les fois qu’il venait ici des jeunes gens ; je ne te mènerai point à Paris, car tu pourrais m’enfermer encore.
MADAME BARBE.
Ah ! que deviendra donc madame Barbe ?
THÉRÈSE.
Pour vivre à Paris il faut être jeune, brillante, jolie ; avoir lu les romans et savoir le monde ; c’est affaire à moi à vivre à Paris.
LE CHEVALIER.
Plût au ciel, madame, que je pusse vous y conduire tout à l’heure et que monsieur votre père daignât le permettre !
THÉRÈSE.
Il faudra bien que papa la Cochonnière le veuille et veuille ou non, je ne veux pas rester ici plus d’un jour.
MARAUDIN.
Quoi ! vous voudriez quitter sitôt un si brave homme de père ?
THÉRÈSE.
Oh ! brave homme tant qu’il vous plaira. J’aime bien papa, mais il m’ennuie à crever, et je veux partir.
LE CHEVALIER.
Hélas ! je le voudrais aussi de tout mon cœur.
THÉRÈSE.
Votre équipage arrive sans doute ce soir ? Faisons remettre les chevaux dès qu’ils seront arrivés, et partons.
Elle remonte au fond.
LE CHEVALIER.
Ô ciel ! que je sens de toutes façons le poids de ma misère ! Madame, l’excès de mon amour...
THÉRÈSE redescend.
L’excès de votre amour me fait beaucoup de plaisir ; mais je ne vois arriver ni cheval, ni mule, et je veux aller à Paris.
LE CHEVALIER.
Madame, mon équipage...
MARAUDIN.
Son équipage, madame, est en fort mauvais ordre ; ses chevaux sont estropiés, son carrosse est brisé.
THÉRÈSE.
Monsieur, c’est avec moi qu’il fallait prendre le mors aux dents et briser son carrosse.
Scène II
LE BARON, LE CHEVALIER, THÉRÈSE, MARAUDIN[25]
LE BARON.
Vous me voyez fort embarrassé.
MARAUDIN.
Et nous aussi, monsieur.
LE BARON.
Ce diable d’homme, tout fripon qu’il est, a je ne sais quoi d’un honnête homme.
LE CHEVALIER.
Oui, tous les fripons ont cet air-là.
LE BARON.
Il jure toujours qu’il est le comte de Boursoufle.
MARAUDIN.
Il faut bien lui passer de jurer un peu dans le triste état où il est.
LE BARON.
Il a cent lettres sur lui toutes à l’adresse du comte.
LE CHEVALIER.
C’est lui qui les a écrites.
LE BARON.
En voici une qu’il prétend que vous lui avez donnée pour moi.
MARAUDIN.
Elle est contrefaite.
LE BARON.
Il est tout cousu d’or et de bijoux.
LE CHEVALIER.
Il les a volés.
THÉRÈSE.
Voyons toutes ces merveilles ?
Elle remonte au fond.
LE BARON.
Ses domestiques sont tous autour du château, et protestent qu’ils vengeront leur maître.
MARAUDIN.
Ne voyez-vous pas qu’il est le chef d’une troupe de voleurs ?
LE BARON.
Oui, vous avez raison, il sera pendu. C’est sans difficulté. Je me suis d’abord aperçu que ce n’était pas un homme de qualité, car il n’avait rien de mon air et de mes façons.
LE CHEVALIER.
Il est vrai.
LE BARON.
Je suis bien aise de confronter ce scélérat devant vous ; j’ai donné ordre qu’on nous l’amène pour être jugé, selon les lois du royaume, par M. le bailli, que j’attends.
Il remonte.
LE CHEVALIER, suivant le baron.
Vous voulez absolument que je parle avec cet homme-là ?
LE BARON.
Assurément.
LE CHEVALIER.
Je ne veux point me commettre avec un homme comme lui.
THÉRÈSE ramène le chevalier en scène.
Vous avez raison, monsieur le comte ; qu’avons-nous à dire à cet animal-là ? Allons-nous-en dans ma chambre, cela vaudra bien mieux.
Elle se dirige à gauche. Mme Barbe barre la porte, et l’empêcha d’entrer.
MARAUDIN remonte près du baron.
Ma foi, je ne me soucie pas trop non plus de lui parler, et vous permettrez...
Ils veulent tous s’en aller, mais le baron les retient.
Scène III
LE COMTE, LE CHEVALIER, LE BARON, THÉRÈSE[26]
MARAUDIN, à part.
Ah ! c’est lui-même... je suis confondu.
Il descend à droite.
LE CHEVALIER, à part.
Je n’ai jamais été si embarrassé.
LE COMTE.
J’aurai furieusement besoin d’aller chez le baigneur en sortant de ce maudit château. Qu’est-ce que je vois, mon Dieu ! Eh ! c’est M. Maraudin.
LE BARON.
D’où peut-il savoir votre nom ?
MARAUDIN.
Ces gens-là connaissent tout le monde.
LE COMTE.
Monsieur Maraudin, tout ceci est un peu singulier ; foi de seigneur, vous êtes un fripon.
MARAUDIN.
Je vous avais bien dit qu’il connaît tout le monde ; je me souviens même de l’avoir vu quelque part.
LE COMTE.
Ah ! Chonchon, est-ce vous qui me jouez ce tour ?
THÉRÈSE.
Monsieur le comte, avec quelle insolence il vous parle ?
LE COMTE.
Qui l’eût cru, Chonchon, que tu pusses jamais parvenir à cet excès ?
LE CHEVALIER.
Monsieur le baron, je vous l’ai déjà dit, je ne veux pas me commettre, et cet homme-là me fait rougir.
Maraudin s’échappe par le fond.
LE BARON.
Si tu perds encore le respect à monsieur le comte, je te casserai bras et jambes. Je vois bien que nous n’en tirerons point raison : qu’on le remmène en prison dans l’écurie.
Il remonte au fond. Deux valets paraissent.
LE COMTE passe à l’extrême droite.
Cela est effroyable, cela est épouvantable ; j’aurai beau dire qu’il est mon frère, ce coquin de chevalier assurera qu’il n’en est rien, ces gens ici n’entendent point raillerie ; dans les affaires épineuses, il faut toujours prendre le parti de la modération.
LE BARON, venant près du comte.
Que marmottes-tu là entre les dents, ravisseur effronté ?
THÉRÈSE, à Mme Barbe.
Je crois qu’il me trouve fort jolie.
LE COMTE.
Monsieur le baron, je commence à croire que tout ceci n’est qu’un malentendu, et qu’il est aisé de nous éclaircir ; laissez-moi parler seulement deux minutes tête à tête à ce jeune et honnête gentilhomme.
LE BARON.
Ah ! il commence enfin à avouer, et la peur de la justice le presse. Rentrons tous.
Les valets disparaissent.
Monsieur le comte, écoutez sa déposition, je l’abandonne à votre miséricorde.
Il fait signe à Thérèse et à Mme Barbe, qui sortent par la porte de gauche, et lui sort par le fond ; le chevalier l’accompagne.
Scène IV
LE COMTE, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER, à part, au fond.
Tout fâché que je suis contre lui, il me paraît si bien puni que je commence à sentir quelques remords.
LE COMTE.
Regarde-moi un peu en face, Chonchon.
LE CHEVALIER descend.
Cela est difficile : vous m’avez traité indignement, et je vous ai fait du mal, il n’y a pas moyen après cela de se regarder. Que me voulez-vous ?
LE COMTE.
Je conviens que je n’ai pas eu avec toi toute la condescendance qu’un aîné devait à son cadet ; tu t’en es bien vengé, tu es venu ici à ma place, avec ce fripon de Maraudin. Tu vois le bel état où l’on m’a mis, et le ridicule dont je vais être chargé... Faisons la paix ; tu me demandais ce matin dix mille francs pour le reste de ta légitime, je t’en donne vingt mille, et laisse-moi épouser Mlle de la Cochonnière.
LE CHEVALIER.
Il n’est plus temps ; vous m’avez appris à entendre mes intérêts ; il n’y a pas d’apparence que je vous cède une fille de cinq cent mille francs pour une légitime de vingt mille.
LE COMTE.
Chonchon !
LE CHEVALIER.
J’ai eu de la peine à me résoudre à ce que j’ai fait, mais la chose est sans remède.
LE COMTE.
Comment ! aurais-tu déjà épousé ?... Il faut que tu aies l’âme bien noire.
LE CHEVALIER.
Point, car j’ai eu quelque scrupule en épousant Thérèse, et vous n’en aviez point en me faisant mourir de faim.
LE COMTE.
Tu prétends donc, scélérat, pousser jusqu’au bout l’effronterie de ton procédé, et me rendre le jouet de cette maison-ci ?
LE CHEVALIER.
Je ne prétends que cinq cent mille francs ; tout ce que je puis faire pour votre service, c’est de partager le différend par moitié.
LE COMTE.
C’est un accommodement, du moins.
LE CHEVALIER.
Je prendrai la dot, et je vous laisserai la femme.
LE COMTE, passant à droite.
Ah ! Chonchon, tu commences à faire le plaisant ; on voit bien que ta fortune est faite.
Scène V
LE BARON, LE BAILLI, THÉRÈSE, LE COMTE, LE CHEVALIER, MADAME BARBE
LE BAILLI, au fond, au baron.
Oui, je suis venu en toute diligence, et je ne puis trop vous remercier de l’heureuse occasion que vous me donnez de faire pendre quelqu’un ; je n’ai point encore eu cet honneur depuis que je suis en charge ; je vous devrai toute ma réputation.
LE BARON.
Corbleu ! vous êtes plus heureux que vous ne pensez ; notre homme a des complices, et vous avez sept ou huit personnes pour le moins à qui il faudra donner la question.
LE BAILLI, descendant en scène.
Dieu soit loué ! je ne me sens pas d’aise, instrumentons au plus tôt. Où est le corps du délit ? où est l’accusé ?
LE BARON.
Le voici, c’est ce coquin-là. Condamnez-le comme voleur de grand chemin, faussaire et ravisseur de fille.
Il va ouvrir la porte de gauche à sa fille et à Mme Barbe, qui entrent en scène.[27]
LE BAILLI.
Çà, dépêchons-nous. Votre nom, votre âge, vos qualités ? Ah ! Dieu paternel, qu’est-ce que je vois là ! C’est M. le comte de Boursoufle, le fils de monsieur le marquis mon parrain. Ah ! monseigneur, mon bon patron ! par quelle aventure étrange vous vois-je traité de la sorte.
LE BARON.
Ah ! qu’est-ce que j’entends ?
THÉRÈSE, à elle-même.
Thérèse, en voici bien d’une autre !
MADAME BARBE.
Miséricorde !
LE COMTE passe devant le bailli.[28]
Bailli, ce vieux fou de baron s’est mis dans la tête que je n’ai pas l’honneur d’être M. le comte de Boursoufle ; il me prend pour un aventurier, et il est tout résolu de me faire pendre au lieu de me donner sa fille.
LE BARON.
Quoi ! ce serait en effet là monsieur le comte ?
LE BAILLI.
Cela se voit tout de suite.
LE COMTE.
Ah ! mon ami ! je ne me reconnais pas ! Mais il faut que ce baron soit un campagnard bien grossier pour s’y être mépris, foi de seigneur.
LE BARON.
Ah ! monsieur le comte, je me jette à vos genoux ; j’ai été trompé par ce scélérat de Maraudin et par cet autre coquin-ci ; mais je vais les faire brûler tout à l’heure pour vous être agréable. Ô ciel ! qu’est-ce que j’ai fait ? Délions vite monsieur le comte, et rendons-lui son épée.
Mme Barbe va au fond chercher l’épée, et la donne au comte.
Je mets ma vie entre vos mains, monsieur le comte.
Au bailli.
Ordonnez du supplice des fripons qui m’ont abusé. Ah ! que je suis un malheureux baron !
THÉRÈSE.
Et moi, que deviendrai-je ?... À qui suis-je, à qui suis-je donc ? Qu’on se dépêche ! Il y a trop longtemps que je suis à moi-même.
LE COMTE.
Me voilà enfin un peu plus libre dans ma taille. Qu’on appelle un peu mes gens, qu’on me donne de la poudre de senteur, car je pue furieusement l’écurie. Holà ! hé ! un pouf, un pouf !
Il s’assied à droite.
LE BARON, allant au bailli.
Monsieur le bailli, vous voyez que vous n’y perdez rien,
Montrant le chevalier.
car voilà toujours un criminel à expédier ; saisissez-vous de celui-ci, qui a pris insolemment le nom d’un autre pour ravir ma fille.
LE BAILLI passe près du chevalier.
C’est M. le chevalier de Boursoufle, c’est aussi le fils de mon parrain ; je ne serai pas assez osé pour instrumenter contre monsieur le chevalier.
Il recule un peu au fond.
LE COMTE se lève.
Vieux fou de baron ! Écoutez : j’ai l’honneur, comme je vous l’ai dit, d’être ce comte de Boursoufle aux soixante mille livres de rente ; il est vrai que ce pauvre diable-ci est mon frère, mais c’est un cadet qui n’a pas le sou ; il voulait faire fortune en me jouant d’un tour : il sera assez puni quand il me verra épouser à ses yeux Mlle Gotton-Thérèse de la Cochonnière et emporter la dot.
Il va prendre Thérèse par la main, et la fait descendre.
THÉRÈSE.[29]
Moi, de tout mon cœur ; j’épouserai tous ceux que papa la Cochonnière voudra ; ça ne fait rien, pourvu que ce soit un gentilhomme digne de mon nom, pourvu que j’aille à Paris et que je sois grande dame à la cour.
LE BARON.
Hélas ! monsieur le comte, je suis le plus malheureux de tous les hommes ; le contrat est signé, M. Maraudin a pressé la chose, et même...
Il lui parle à l’oreille.
THÉRÈSE.
Tout ça ne fait rien, papa ; j’épouserai encore monsieur le comte, vous n’avez qu’à dire.
LE CHEVALIER, venant à Thérèse.
Mademoiselle, je vous supplie de vous souvenir...
J’ai tout oublié ; vous êtes un cadet qui n’avez rien, et je serai grande dame avec monsieur le comte.
PASQUIN, pleurant.
Adieu, mon cher maître.
LE CHEVALIER.
Où vas-tu ?
PASQUIN.
Je vais me jeter à l’eau.
LE BARON passe au milieu.[30]
Qui parle d’eau ici ? Qu’on le sache bien, au château de la Cochonnière on ne met pas d’eau dans son vin.
LE COMTE, avec malice.
Ainsi le contrat serait signé... contresigné !
LE CHEVALIER.
Oui, mon frère, et Thérèse de la Cochonnière a l’honneur d’être votre belle-sœur.
S’inclinant vers le baron.
Il est vrai, monsieur le baron, que je ne suis pas riche, mais je vous promets de faire une grande fortune à la guerre.
Saisissant la main de Thérèse.
Et vous, mademoiselle, je me flatte que vous me pardonnerez la petite supercherie que M. Maraudin vous a faite et qui me vaut l’honneur de vous posséder.
THÉRÈSE, retirant sa main.
Je n’entends rien à tout cela. Mais que j’aille à Paris dès ce soir, et je pardonne tout. Voyez vous deux quel est celui dont je suis la femme.
LE COMTE.
La plaisante question ! Vous savez bien, mademoiselle, que ce n’est pas moi.
Thérèse va vers son père.[31]
Songez-y, chevalier, et ne partez pas sitôt pour la guerre, car l’ennemi n’est peut-être pas loin. Pour moi, j’épouserai quelque duchesse à Versailles.
À part.
On pourrait bien de tout ceci me tourner en ridicule à la cour.
Tournant sur ses talons.
Mais quand on est fait comme je suis, on est au-dessus de tout, foi de seigneur.
LE BARON.
Monsieur le bailli, par charité, faites pendre au moins M. Maraudin, qui fait toute la friponnerie.
LE BAILLI.
Très volontiers ; il n’y a rien que je ne fasse pour mes amis.
[1] Tome II du Théâtre.
[2] Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur.
[3] Pasquin, le chevalier.
[4] Le chevalier, Maraudin, Pasquin.
[5] Maraudin, le chevalier au fond, Pasquin à droite.
[6] Maraudin, le chevalier, le comte, Pasquin au fond, à droite, près de la cheminée.
[7] Maraudin, le comte assis, le chevalier, Pasquin.
[8] Le chevalier, Maraudin, Pasquin.
[9] Maraudin, le chevalier, Pasquin.
[10] Maraudin, le baron.
[11] Le baron, Maraudin.
[12] Le baron, le chevalier, Maraudin.
[13] Le chevalier, Maraudin, le baron, Mme Barbe.
[14] Mme Barbe, Thérèse.
[15] Mme Barbe, Thérèse, le chevalier.
[16] Il y a beaucoup de bonté dans l’Échange, et cela vaut mieux sans contredit.
[17] Mme Barbe, le chevalier, le baron, Thérèse.
[18] En cet endroit quelques lignes indispensables sont passées. Voir l’Échange.
[19] Le chevalier, le baron, Thérèse, Mme Barbe.
[20] Le baron, le chevalier, Thérèse, Mme Barbe.
[21] Le chevalier, Thérèse, Mme Barbe, le baron.
[22] Thérèse, le Comte, le baron, Mme Barbe, les domestiques au deuxième plan.
[23] Le comte, Thérèse, Mme Barbe, les domestiques au deuxième plan.
[24] Mme Barbe, Thérèse, le chevalier, Maraudin.
[25] Mme Barbe, Thérèse, le chevalier, Maraudin.
[26] Mme Barbe, Thérèse, le chevalier, le comte, le baron, Maraudin.
[27] Le chevalier, Mme Barbe, Thérèse, le baron, le bailli, le comte.
[28] Le chevalier, Mme Barbe, le baron, le Comte, le bailli.
[29] Le chevalier, le bailli, Mme Barbe, Thérèse, le comte, le baron, Pasquin, au deuxième plan, à droite.
[30] Le bailli, Mme Barbe au deuxième plan, le baron, Pasquin au deuxième plan, le chevalier, Thérèse, le comte.
[31] Mme Barbe, le bailli, le baron, Thérèse, le chevalier, le comte, Pasquin.