Élise (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, en 1750.

 

Personnages

 

MADAME ARGANTE

ÉLISE, nièce de Madame Argante

LE COMTE D’ERVAL

LE MARQUIS D’ORMON, Amant d’Élise

LUCETTE, suivante

 

La Scène est chez Madame Argante.

 

 

Scène première

 

LE COMTE D’ERVAL, seul

 

Morbleu ! je ne saurais lui pardonner ce trait :

D’Ormon est ici-même amoureux en secret,

Et n’a daigné m’en faire aucune confidence ;

Lui qui connaît à fond le zèle et la prudence

Que j’ai, quand je prends part aux affaires d’autrui.

Enfin, j’ai pénétré ses secrets malgré lui ;

Mais ce n’est pas assez pour mon âme offensée,

La rancune est permise à l’amitié blessée.

Il verra ce qu’on gagne à se passer de moi,

Et qu’il valait autant se fier à ma foi.

C’est bien dit : poursuivons ma petite vengeance ;

Je lui prépare un tour... Mais c’est lui qui s’avance.

 

 

Scène II

 

D’ERVAL, LE MARQUIS D’ORMON, sortant d’un cabinet, tenant un papier, qu’il plie et qu’il met dans sa poche

 

LE MARQUIS D’ORMON, à part, sans voir le Comte d’Erval.

Osons donner ces vers que m’a dicté l’Amour :

Puissent-ils, à mon gré, préparer en ce jour

Le trop timide aveu de ma tendresse extrême !

En voyant d’Erval.

Ah ! Ciel, quel contretemps !

D’ERVAL.

Eh ! Marquis, c’est vous-même.

D’Ormon, mais qui croyait vous rencontrer ici ?

LE MARQUIS.

Mais le Comte d’Erval s’y trouve bien aussi.

D’ERVAL.

Eh ! ne savez-vous pas que j’ai le vol des belles,

Et le don de me faire un libre accès chez elles.

Dès qu’un astre naissant répand ses premiers feux,

J’y cours, j’y vole offrir de l’encens et des vœux.

C’est mon goût ; la Beauté m’attire sur ses traces ;

J’aime à m’y faire voir à la suite des Grâces,

Et partager l’éclat de leur brillante cour :

C’est-là qu’un homme aimable est dans son plus beau jour.

Aussi vous me voyez...

LE MARQUIS, à part.

Je suis à la torture.

D’ERVAL.

Ce logis m’est ouvert, et je viens en droiture

Y rendre des devoirs ; et, par occasion,

Y glisser en passant, avec discrétion,

Quelques mots à la nièce, à l’insu de la tante :

Ce sont pour l’avenir quelques pierres d’attente.

LE MARQUIS.

Eh ! comment sont reçus ces propos si charmants ?

D’ERVAL.

Comme on les reçoit tous dans les commencements ;

Comme on a fait, ou comme on en fera des vôtres.

D’abord, on en sourit, pour s’en attirer d’autres ;

Ensuite, on feint de prendre un air plus sérieux ;

On croit fermer l’oreille, en détournant les yeux ;

On prescrit, pour la forme, un rigoureux silence.

Vous n’obéissez pas : alors on s’en offense ;

On fuit, mais à regret, et, pour vous éprouver,

On se laisse chercher, on se laisse trouver ;

Et, grâce à la constance, en cas qu’on y fournisse,

Tout finit, comme il faut qu’à la fin tout finisse.

Qui n’a passé par-là ? C’est un chemin battu,

Et qu’on a fait cent fois, pour peu qu’on ait vécu.

LE MARQUIS, à part.

Feignons.

Haut.

Cette maison ne m’est pas interdite,

Et je puis, comme ailleurs, y venir en visite.

Sans avoir le dessein que vous avez formé,

Ne va-t-on qu’où l’on aime, et qu’où l’on est aimé ?

D’ERVAL.

En ce cas, on irait rarement en visite :

Mais dans cette maison certaine nièce habite,

Une Muse, une Grâce, une merveille enfin...

Eh ! bien, qu’en dites-vous ? Faut-il être bien fin

Pour croire qu’un Marquis d’Ormon...

LE MARQUIS

Plus bas, de grâce.

Point d’éloge surtout.

D’ERVAL.

Je vois ce qui se passe.

LE MARQUIS.

Que voyez-vous ?

D’ERVAL.

On sait votre façon d’aimer,

Que le secret surtout a de quoi vous charmer ;

Plein de raffinement et de délicatesse,

Jaloux de posséder le cœur d’une Maîtresse,

Voulant en obtenir le plus tendre retour,

Sans qu’il en coûte rien d’étranger à l’amour,

Vous vous couvrez ici des ombres du mystère :

Eh ! tranquillisez-vous. Je sais voir et me taire.

LE MARQUIS, à part.

Je suis à sa merci.

D’ERVAL.

Chacun aime à son goût.

LE MARQUIS, à part.

Il ira divulguer cette histoire partout.

D’ERVAL.

Non, ne me dites rien.

LE MARQUIS, à part.

Faisons-nous violence ;

Il faut par un aveu le forcer au silence.

Haut.

D’Erval !...

D’ERVAL.

Quoi donc, Marquis ?

À part.

Il change un peu de ton.

LE MARQUIS, à part.

Heureusement le fond du caractère est bon.

Il regarde partout.

D’ERVAL.

Que regardez-vous là ?

LE MARQUIS.

Si personne n’écoute.

D’ERVAL.

Non.

LE MARQUIS.

D’Erval, je vous crois galant homme ?

D’ERVAL.

Sans doute.

LE MARQUIS.

Et d’un commerce sûr ?

D’ERVAL, à part.

Mon homme est défiant.

LE MARQUIS.

Il faut vous avouer...

D’ERVAL.

En vous remerciant.

LE MARQUIS.

Apprenez mon secret.

D’ERVAL.

J’admire la prudence.

Vous voulez me lier par une confidence ;

C’est indirectement me traiter d’indiscret ;

Pour votre châtiment, gardez votre secret.

LE MARQUIS.

Mais encor...

D’ERVAL.

Je n’ai point d’oreille. Adieu.

LE MARQUIS, à part.

Le traître

Refuse mon secret, pour en être le maître !

Haut.

Eh ! d’Erval, recevez, au nom de l’amitié,

Le dépôt le plus cher.

D’ERVAL.

Vous me faites pitié.

LE MARQUIS.

Parbleu ! vous m’entendrez, ou nous romprons ensemble.

D’ERVAL.

C’est une, tyrannie à quoi rien ne ressemble ;

Il faut fuir les Amants, c’est un peuple indiscret,

Et qui veut qu’on l’écoute en dépit qu’on en ait.

LE MARQUIS.

J’aime, et vous devinez...

D’ERVAL.

Que ce n’est pas la tante.

LE MARQUIS.

Son adorable nièce est l’objet qui m’enchante.

D’ERVAL.

C’est l’ordre, et j’en avais quelque faible soupçon.

LE MARQUIS.

Mais on ne me connaît en aucune façon,

On ne sait qui je suis, ni comment on me nomme ;

Élise ne me croit qu’un simple Gentilhomme ;

La tante ne me croit qu’un de ces gens de goût,

Qu’on se fait un plaisir de recevoir partout.

Comme cette maison est assez solitaire,

Depuis près de trois mois dans l’ombre et le mystère,

Sous le nom de Saint-Clair, je m’y suis introduit.

D’ERVAL.

Sous le nom de Saint-Clair, oui ; j’en étais instruit.

LE MARQUIS.

Que voulez-vous ? J’ai craint d’éblouir ce que j’aime.

Il est si mal aisé d’être aimé pour soi-même.

Peut-il être, en aimant, d’autre félicité ?

Trop heureux qui peut dire avec sécurité,

Ce n’est qu’à l’amour seul que je dois ma victoire.

D’ERVAL.

Après trente ans passés, seriez-vous homme à croire

Au véritable amour ? Moi, je n’y crois non plus

Qu’aux esprits dont on parle, et qu’on n’a jamais vus.

Faut-il analyser une bonne fortune ?

Quand on se croit heureux, l’erreur n’en est pas une ;

Tout consiste à trouver de quoi nous enflammer :

Tant pis pour la Beauté qui fait semblant d’aimer ;

Le plaisir est pour nous, et la peine est pour elle.

Eh ! que produit de plus la chaîne la plus belle ?

LE MARQUIS.

Le commun des mortels n’est pas fait pour aimer.

D’ERVAL.

Chacun aime pour soi.

LE MARQUIS.

Je n’ai plus à former

Ici qu’un seul désir, puisqu’il faut vous le dire,

Je voudrais que la tante apprêtât moins à rire.

D’ERVAL.

Souffrez que chacun vive au gré de ses désirs ;

Les sottises d’autrui font nos menus plaisirs.

D’ailleurs, s’il m’est permis de dire ma pensée,

À quoi peut être bonne une femme sensée,

À moins que ce ne soit pour garder sa maison ?

Et quelque âge qu’elle ait, à quoi sert sa raison ?

À la rendre ennuyeuse et beaucoup moins jolie,

À mettre un froid mortel dans chaque compagnie

Où malheureusement elle porte ses pas,

En dépit du plaisir, qui la maudit tout bas.

Une femme ne plaît qu’autant qu’elle est frivole.

Je lui veux le cœur tendre et la tête un peu folle.

Mais l’espèce en abonde, on est dans le bon temps.

Telle est Madame Argante à plus de cinquante ans ;

Bonne femme, au surplus, comme elles le sont toutes.

LE MARQUIS.

Il en parle à son aise.

D’ERVAL, à part.

Éclaircissons mes doutes...

Haut.

Ainsi vous voilà donc fortement enflammé ?

LE MARQUIS.

Il est vrai que jamais que je n’avais tant aimé.

D’ERVAL.

Ensuite ?

LE MARQUIS.

Quoi ?

D’ERVAL.

Marquis, n’auriez-vous rien encore

À me confier ?

LE MARQUIS.

Non, ou du moins je l’ignore.

D’ERVAL.

Vous l’ignorez... C’était pour vous faire ma cour

Que je le demandais.

LE MARQUIS.

Je n’ai que mon amour.

D’ERVAL, à part.

Et le reste.

Haut.

Cela se borne à peu de chose.

LE MARQUIS.

Au plaisir de l’aimer.

D’ERVAL.

Oui-dà, je le suppose...

Vous n’êtes point aimé... Vous êtes trop heureux.

LE MARQUIS.

Pourquoi ?

D’ERVAL.

Si vous étiez au comble de vos vœux,

Il serait dur de perdre un bien si plein de charmes ;

Mais lorsqu’une Beauté n’a point rendu les armes,

Et qu’on n’en est encor qu’au plaisir de l’aimer,

Il n’en est pas de même ; il faut vous informer

Qu’on met aux pieds d’Élise une haute fortune.

LE MARQUIS.

Comment ? Expliquez-vous, s’en présente-t-il une ?

D’ERVAL.

L’Amour peut-il manquer d’offrir à ses appas

Le plus grand sacrifice ? Et ne sentez-vous pas

Que la beauté n’a rien qui l’égale elle-même,

Qu’elle est l’équivalent de la grandeur suprême,

Qu’elle commande aux cœurs, à la fortune, au sort,

Qu’elle est même au-dessus de la loi du plus fort ?

LE MARQUIS.

Eh ! croyez-vous qu’Élise y sera si sensible ?

D’ERVAL.

Si la tante le veut... D’ailleurs, tout est possible ;

Mais enfin l’offre est faite, et c’est depuis deux jours.

LE MARQUIS.

Ah ! Ciel !

D’ERVAL.

Que voulez-vous ? Savais-je vos amours ?

Pouvais-je deviner ? Marquis, je vous annonce,

Que je viens tout exprès demander la réponse.

À part.

Il est dissimulé jusques dans son aveu.

LE MARQUIS, à part.

C’est donc-là mon rival !

D’ERVAL, à part.

Le voilà qui prend feu.

LE MARQUIS.

Vous aurez la réponse ?

D’ERVAL.

Et même favorable :

J’y compte.

LE MARQUIS, à part.

Est-il aimé ? Peut-il être croyable ?...

Haut.

Celui dont il s’agit porte bien haut ses vœux ;

Je vois ce qui lui donne un espoir dangereux,

Et lui fait bazarder cette grande entreprise.

Il croit qu’il est aisé de triompher d’Élise ;

Et tout semble en effet enhardir un Amant :

L’accueil que l’on reçoit de cet objet charmant,

Le ton doux et flatteur, l’air ingénu des Grâces,

L’enjouement des Amours qui volent sur ses traces,

Ces charmes que répand son cœur et son esprit

Sur tout ce qu’elle fait, sur tout ce qu’elle dit,

Voilà l’écueil : on croit que l’on pourra lui plaire ;

Mais on connaît bientôt qu’on n’est qu’un téméraire.

Que reste-t-il alors d’un espoir si trompeur ?

L’impossibilité de reprendre son cœur.

D’ERVAL.

La folle ambition leur est si naturelle,

Qu’elle pourrait avoir quelque pouvoir sur elle.

Que feriez-vous alors ?

LE MARQUIS.

Je reprendrais un cœur,

Que je n’aurais donné que sur l’espoir flatteur

D’inspirer un amour tel qu’il est dans mon âme,

Et je renoncerais à l’objet qui m’enflamme...

Quoi donc ! que trouvez-vous à cela d’étonnant ?

Je ne croirais rien perdre, en vous l’abandonnant.

D’ERVAL, à part.

C’est ce que nous verrons... Son trouble me fait rire.

Mais, Marquis, cependant...

LE MARQUIS.

Quoi ? que voulez-vous dire ?

D’ERVAL.

Vous m’en voudrez après ?

LE MARQUIS.

Vous me connaissez mal,

Est-ce un soulagement de haïr un rival ?

Et d’ailleurs, à quel titre ? Il est imaginaire.

Le cœur d’une Maîtresse est à qui sait lui plaire ;

Il appartient de droit à qui peut l’enflammer ;

L’amour est libre : heureux qui sait se faire aimer !

Quand on peut sur un autre avoir la préférence,

On ne lui vole rien : dans cette concurrence,

Il faut être insensé pour voir avec courroux

Le possesseur d’un bien qui n’était pas pour nous.

D’ERVAL.

Bon ! vous me rassurez : je vole au-devant d’elles.

Dans peu je vous ferai savoir de mes nouvelles.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

Est-ce lui dont il parle ? Hélas ! puis-je en douter ?

Je ne l’aurais pas cru si fort à redouter.

Cependant à quel sort faut-il que je m’attende ?

La tante va, sans doute, agréer sa demande :

Comment puis-je à présent supplanter ce rival ?

Car entre nous, d’ailleurs, tout est assez égal.

Élise le savait, et m’en a fait mystère.

Est-ce à moi de m’en plaindre ? Elle a dû me le taire.

Sait-elle que je l’aime ? Elle doit s’en douter...

Cruels retardements, que vous m’allez coûter !

Je ne le vois que trop, j’ai pris un mauvais guide.

Qu’un véritable amour rend un Amant timide !

On le déclare mieux, quand on n’en ressent pas.

Les voici l’une et l’autre, et d’Erval sur leurs pas.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, D’ERVAL, ÉLISE, MADAME ARGANTE

 

MADAME ARGANTE.

Messieurs, en vérité, ma joie est infinie,

De trouver, en entrant, si bonne compagnie,

Et voilà comme on doit en user entre amis.

ÉLISE.

M’apportez-vous ces vers que vous m’avez promis ?

MADAME ARGANTE.

Nous venons de passer, puisqu’il faut vous le dire,

À plus de trente endroits pour nous y faire écrire.

D’ERVAL.

Le pis est de trouver les gens chez qui l’on va.

MADAME ARGANTE.

Mais vraiment tout hier ce malheur m’arriva.

D’ERVAL.

Ah ! c’est pour en mourir.

MADAME ARGANTE.

Et j’en suis presque morte.

Mais, quoi ! que voulez-vous ? c’est l’usage, il l’emporte.

Au moindre évènement qui survienne ici-bas,

Fût-ce même à des gens dont on fait peu de cas,

Pour peu qu’on les connaisse, il faut que chacun parte

Pour aller de son nom grossir une pancarte,

Où l’orgueil aime à voir l’hommage qu’on lui rend ;

Car en rentrant chez soi le premier soin qu’on prend

Est d’y jeter un œil avide et formaliste.

D’ERVAL.

Vous nous voyez du moins tous deux sur votre liste

Assez assidûment ; car vous sortez toujours.

MADAME ARGANTE.

Pardonnez. Il est vrai que je sors tous les jours.

D’ERVAL.

On se lasse à la fin, quelque soin qu’on apporte,

De venir échouer sans cesse à votre porte :

Eh ! demandez au Marq... à Saint-Clair, s’il n’est pas

Souvent au désespoir d’avoir perdu ses pas ?

De la part du Public, il faut que je vous gronde.

MADAME ARGANTE.

C’est elle qui me fait courir ainsi le monde.

ÉLISE.

Moi, ma tante ?

MADAME ARGANTE.

Eh ! sans vous, irais-je le chercher ?

Élise, il vient un temps qu’il faut s’en détacher,

Bien avant que de voir arriver la vieillesse,

Qu’il faut l’abandonner à la folle jeunesse

Dont on blesse les yeux ; mais parce qu’entre nous,

Je pourrais n’être plus aussi jeune que vous,

Faut-il que je m’en venge, et que je vous enterre,

Que vous soyez un être inconnu sur la terre ?

Vous, ma nièce ? Ah, grand Dieu ! suis-je de ces tyrans,

De ces femmes qu’on voit au décours des beaux ans,

Bannissant le plaisir de leurs tristes familles,

Immoler à l’ennui de malheureuses filles,

Dont le crime est d’avoir un âge et des appas

Que ces folles alors ne leur pardonnent pas ?

ÉLISE.

Vous n’avez là-dessus aucun reproche à craindre.

Je vous dirai pourtant que c’est trop vous contraindre,

Que pour l’amour de moi vous prenez trop sur vous.

Je dois vous avouer qu’il me serait plus doux

De mener une vie un peu plus sédentaire ;

Qu’elle est plus dans mon goût et dans mon caractère.

Le peu que j’ai vécu ne m’en impose pas.

Ah ! ma tante, en effet, quel sort a plus d’appas,

Au lieu de se noyer dans le torrent du monde,

Que de jouir chez soi, dans une paix profonde.

D’une société, d’un cercle peu nombreux

D’amis d’un caractère et d’un commerce heureux ?

Car on en peut trouver ; la vertu les rassemble,

Et leur propre bonheur les porte à vivre ensemble.

Quel est donc le plaisir d’être toujours en l’air,

D’aller en mille endroits passer comme un éclair ?

Car c’est à qui fera la plus grande tournée ;

Cela s’appelle avoir bien rempli sa journée.

Quel étrange moyen de ne pas s’ennuyer !

Pourquoi tuer le temps, quand on peut l’employer ?

MADAME ARGANTE.

À qui le dites-vous ? Mais il faut vous produire :

Dans un cercle borné je ne puis vous réduire ;

D’une nécessité puis-je me dispenser ?

Je sais bien au surplus ce qu’on en peut penser.

Plus d’une fille aimable, et de l’âge où vous êtes,

A servi de prétexte à des mères coquettes,

Pour se survivre encore au gré de leurs désirs,

Et rester dans le monde au milieu des plaisirs,

Qu’on ne peut en tout temps goûter sans quelque honte.

D’ERVAL, au Marquis.

Je la crois dans le cas ; elle en prend pour son compte.

À Madame Argante.

Eh ! Madame, nos goûts nous servent de raisons,

Et c’est à notre cœur à marquer nos saisons.

MADAME ARGANTE.

Peut-être qu’on dira qu’au milieu de ma course,

Comme elles, je me sers de la même ressource,

Que le monde en secret trouve grâce à mes yeux.

D’ERVAL.

J’ai toujours remarqué qu’il valait beaucoup mieux

Laisser parler les sots que de les faire taire.

MADAME ARGANTE.

Eh ! sans doute : je sais quel est mon caractère ;

C’est mon cœur qui me juge et non pas ce qu’on dit.

Je suivrai donc le plan que je me suis prescrit ;

Et pour l’amour de vous, j’aurai la complaisance

De me mettre au-dessus de toute médisance.

Nous verrons plus de monde encor qu’auparavant ;

Elle aime le Spectacle, et j’irai plus souvent.

D’ERVAL.

Et peur mieux amuser une si chère nièce,

Il faut faire une Troupe et jouer quelque Pièce.

MADAME ARGANTE.

Volontiers, j’y prendrai le rôle qu’on voudra.

La musique lui plaît ; eh ! bien, on en fera,

Et nous aurons concert deux fois dans la semaine ;

À l’égard de la danse, elle prendra la peine

De s’y remettre un peu, de la moins négliger :

La paresse la tient ; mais pour l’en corriger,

Nous aurons dès ce soir assemblée, oui, de danse.

ÉLISE.

Dès ce soir ! Mais, ma tante !

MADAME ARGANTE.

Ah ! point de remontrance.

Les plaisirs imprévus sont toujours les meilleurs,

Pendant le Carnaval, j’en donnerai plusieurs.

D’ERVAL.

Savez-vous à quel point vous êtes adorable ?

MADAME ARGANTE.

Mon Dieu ! je n’ai jamais été que raisonnable.

Et ces vers, à propos, nous les apportez-vous ?

Je les aimai toujours ; allons, montrez-les nous.

Est-ce quelque épigramme, est-elle un peu maligne ?

Tant mieux, Bélise, Irène, et telle autre est bien digne

D’exercer, tour à tour, Messieurs les Beaux-Esprits

LE MARQUIS,

Bien loin de me charger de ces sortes d’écrits,

J’en ai l’horreur qu’en doit avoir tout honnête homme.

MADAME ARGANTE.

Mais qu’importe, pourvu que jamais on ne nomme ?

LE MARQUIS.

Eh ! celui qu’on désigne est-il moins maltraité ?

Je ne sais point aider à la méchanceté ;

Je croirais en avoir partagé l’infamie ;

C’est redoubler les traits d’une main ennemie,

Que de les divulguer ; c’est les multiplier,

Et retarder le temps qui les fait oublier.

Voici les vers, ils sont dans le genre lyrique.

Élise voudra bien en faire la musique.

MADAME ARGANTE, en prenant le papier.

Sans doute, la musique a pour moi des appas ;

Je chantais autrefois.

D’ERVAL.

Que ne faisiez-vous pas ?

MADAME ARGANTE, en donnant le papier à Élise.

Ceci nous chasse ; il faut laisser à la jeunesse

Tous ces amusements ; tenez, voyez, ma nièce.

ÉLISE lit.

« Espoir si cher à mes désirs,

« Hélas ! n’êtes-vous point une erreur qui me flatte ?

« Si jamais ma tendresse éclate,

« Ah ! ne verrai-je pas envoler mes plaisirs ? »

Avec transport.

Non : elle est charmante !

MADAME ARGANTE.

Oui, quoiqu’un peu sérieuse.

ÉLISE.

Ah ! ma tante, l’idée en est ingénieuse ;

Mais n’en avez-vous plus ?

D’ERVAL, à Madame Argante.

Me direz-vous deux mots

Sur ce que vous savez ? Il serait à propos.

MADAME ARGANTE.

Oui, j’y songeais. Passons dans la chambre prochaine.

Que l’on dise à la porte... Ah ! ce n’est pas la peine...

Vous, ma nièce, ayez soin d’arrêter à souper

Tous ceux qui surviendront, et de les occuper.

 

 

Scène V

 

ÉLISE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, inquiet en les voyant sortir, à part.

Il faut parler ; voici l’époque de ma vie,

Ils vont en décider... Que mon âme est saisie !

ÉLISE.

Vous les suivez des yeux ?

LE MARQUIS.

Je crains leur entretien ;

Et vous ?...

ÉLISE.

Moi ? Pourquoi donc ? Il ne me trouble en rien.

LE MARQUIS, à part.

Ils sont d’intelligence, hélas ! tout me l’annonce !

ÉLISE.

Un soupir sera-t-il votre seule réponse ?

LE MARQUIS.

J’ai tort, je ne devrais que vous féliciter.

ÉLISE.

Eh ! sur quoi donc ? qui peut ainsi vous agiter ?

LE MARQUIS.

Pouvez-vous ignorer d’où viennent mes alarmes ?

Ils vont s’entretenir du pouvoir de vos charmes ;

Et peut-être... Ah ? sans doute, on va dans cet instant

Assurer pour jamais leur triomphe éclatant.

ÉLISE.

Quelle est cette nouvelle ?

LE MARQUIS.

Elle vous est connue :

Vous n’en avez été que trop bien prévenue ;

Et votre choix est fait.

ÉLISE.

Parlez-moi sans détour :

Quel est-il ?

LE MARQUIS.

Un mortel désigné par l’Amour,

Puisqu’il a votre aveu.

ÉLISE.

Quel est donc ce langage ?

LE MARQUIS.

Eh ! depuis quand la feinte est-elle à votre usage ?

ÉLISE.

M’avez-vous vu jamais emprunter son secours ?

Ce qui remplit mon cœur, remplit tous mes discours ;

Je n’ai point d’autre esprit que celui qu’il me donne :

De tous mes mouvements, il dispose, il ordonne ;

Je ne pense qu’au gré de ses impressions,

Et mes moindres regards sont ses expressions.

Il est bien vrai qu’hier, avec assez d’instance,

Ma tante me parla d’un parti d’importance.

LE MARQUIS,

Qu’avez-vous répondu ?

ÉLISE.

Mais...

LE MARQUIS.

Tout est terminé ?

ÉLISE.

J’ai demandé du temps, et l’on m’en a donné.

LE MARQUIS.

Et depuis, qu’avez-vous résolu ?

ÉLISE.

Rien encore.

LE MARQUIS.

Et que résoudrez-vous ?

ÉLISE.

Voilà ce que j’ignore.

LE MARQUIS.

Pardonnez, si j’insiste : on m’a fait entrevoir,

Ou plutôt on m’a dit qu’on avait quelque espoir.

ÉLISE.

Eh mais ! on n’a souvent que celui qu’on se donne.

LE MARQUIS.

Je sais qu’à cette erreur souvent on s’abandonne.

Il pourrait être encore un autre audacieux,

Qui croirait avoir pris de l’espoir dans vos yeux ;

Mais je n’aurais pas cru, quel que soit qui vous aime,

Qu’on voulût vous devoir à d’autres qu’à vous-même,

Et ravir un bonheur qui devient imparfait,

Qui cesse d’en être un, s’il n’est pas un bienfait

De la main dont il doit uniquement dépendre ;

Mais qui n’a plus de prix, quand l’amour le plus tendre

En fait un don du cœur à qui l’a mérité.

ÉLISE.

Je le sens comme vous.

LE MARQUIS.

Mais si l’autorité

S’obstinait à vouloir seconder cette audace ?

ÉLISE.

Vous m’y faites penser. À mon âge, à ma place,

Puisque nous en parlons, que pourrais-je opposer ?

Quel obstacle ?

LE MARQUIS.

Est-ce à moi de vous en proposer ?

Vous n’avez pas de quoi punir un téméraire ?

Vous n’imaginez rien qui puisse vous soustraire

À ces nœuds qui devraient révolter votre cœur ?

S’il est vrai que pour vous ils n’ont rien de flatteur,

À qui réservez-vous vos mépris, votre haine ?

Est-ce au plus tendre amour qui dévore sa chaîne,

Aussi-bien que ses feux, qui se laisse ignorer,

Et se borne en secret au plaisir d’adorer ?

Pardonnez. Je m’égare, et mon zèle m’emporte.

ÉLISE.

Non, non, continuez ; l’amitié la plus forte

N’a rien de votre part qui doive me blesser.

J’aime à voir que mon sort vous puisse intéresser...

Mais, non, restons-en là. Cachons-nous l’un à l’autre

Ce qui pourrait aigrir mon regret et le vôtre.

Ma tante est absolue ; elle n’a de ses jours

Jamais rien révoqué.

LE MARQUIS.

Je comprends ce discours :

Oui, je ne sens que trop ce qu’il faut en conclure.

ÉLISE.

Vous me faites encore une nouvelle injure.

Au fond de votre cœur vous craignez, je le vois,

Que la fortune enfin ne décide mon choix,

Et que par goût, autant que par obéissance,

Je n’accepte son offre avec reconnaissance.

Ah ! qu’elle porte ailleurs tous ses dons superflus.

Il n’est qu’un vrai bonheur. Eh ! que faut-il de plus,

Pour aller au-delà des vœux d’une mortelle,

Que la possession d’un cœur formé pour elle,

Et que l’Amour lui-même a pris soin d’éprouver ?

Nous naissons assortis, mais il faut se trouver.

Trop heureuse qui peut une fois en sa vie

Jouir d’un bien si rare et fi digne d’envie !

LE MARQUIS, se jetant à ses pieds.

Eh ! bien, vous le trouvez ; voyez à vos genoux

Un mortel trop heureux, s’il est digne de vous.

 

 

Scène VI

 

LUCETTE, ÉLISE, LE MARQUIS, se relevant

 

LUCETTE.

Que faites-vous donc-là ? répétez-vous un rôle ?

LE MARQUIS, à part.

J’allais savoir mon sort.

LUCETTE.

Perdez-vous la parole,

Sitôt qu’il vous survient le moindre spectateur ?

L’Amour était ici le principal acteur...

À moi, la confidente... À quoi bon s’en défendre ?

Eh ! je l’étais déjà.

ÉLISE.

Comment ?

LUCETTE.

Il faut se rendre.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’à l’insu de tous deux,

J’ai surpris dans vos cœurs le secret de vos feux ;

Vous vous êtes aimés dès la première vue.

ÉLISE.

Es-tu folle ?

LUCETTE.

Aussitôt je m’en suis aperçue.

Je riais de vous voir ignorer votre amour ;

Et peu s’en est fallu que, dès le premier jour,

Je ne vous aye appris son bonheur et le vôtre.

Mais lorsqu’heureusement on est fait l’un pour l’autre,

L’Amour, sans être aidé, sait bientôt se montrer :

Ces cœurs-là n’ont besoin que de se rencontrer.

Aimez-vous ; mais tenez vos flammes bien secrètes.

Et vous, Monsieur, fuyez : dans le trouble où vous êtes,

Madame, qui me suit, pourrait s’apercevoir...

ÉLISE.

Ma tante ?

LE MARQUIS.

Ah ! Ciel !

LUCETTE.

Et vous, tâchez de vous ravoir.

Au Marquis.

Éloignez-vous ; tantôt vous saurez vous instruire.

L’impatience ici va bientôt la conduire ;

Car elle en met partout, et sans nécessité :

La bonne Dame croit que la vivacité

Qu’elle affecte toujours est une gentillesse,

Qui suppose, ou du moins, répare la jeunesse.

Encore un coup, fuyez, précipitez vos pas.

LE MARQUIS, à Élise.

L’ordonnez-vous ?

ÉLISE.

Du moins ne vous en allez pas.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, LUCETTE

 

ÉLISE.

Tu sais donc ?...

LUCETTE.

Je sais tout, car j’étais aux écoutes ;

Et vous deviez vous-même en avoir quelques doutes.

ÉLISE.

Eh ! bien donc ?

LUCETTE.

Il s’agit, pour la première fois,

Du Couvent, ou de prendre un époux à son choix,

ÉLISE.

Devais-je rencontrer celui qui m’a charmée ?

LUCETTE.

Que vous reprochez-vous ?

ÉLISE.

D’aimer et d’être aimée.

Sans m’en apercevoir, mon cœur s’est enflammé.

Pour éviter l’amour, il faut avoir aimé.

À quoi nous servira d’être faits l’un pour l’autre ?

LUCETTE.

À faire, tôt ou tard, son bonheur et le vôtre.

L’amour est-il toujours sans contrariété ?

Prétendez-vous jouir d’une félicité

Qui s’arrange d’abord au gré de votre envie ?

Il faut bien acheter le bonheur de sa vie ;

Et, quoi qu’il coûte enfin, il n’est jamais trop cher.

ÉLISE.

Je ne serai jamais à d’autre qu’à Saint-Clair.

LUCETTE.

Ce n’est qu’un incident, vous vaincrez les obstacles ;

L’Amour persécuté fait bien d’autres miracles.

ÉLISE.

Si ma tante a déjà disposé de mon sort ?

LUCETTE.

Tenez, premièrement, tous les parents ont tort.

Mais enfin, revenons à cette alternative,

Dont on va vous offrir la triste perspective.

Le Couvent vous fait peur ?

ÉLISE.

Tu ne peux en douter.

LUCETTE.

Et voilà cependant ce qu’il faut accepter :

Je m’engage d’aller vous tenir compagnie,

Moi.

ÉLISE.

Lucette, tu ris de ma peine infinie.

LUCETTE.

Il est vrai ; mais je sais à quoi je me soumets.

Eh ! ne voyez-vous pas que nous n’irons jamais

Ni vous, ni moi.

ÉLISE.

Comment ! quelle idée est la tienne ?

LUCETTE.

Que diantre voulez-vous que Madame devienne ?

Vous la ferez trembler vous-même à votre tour,

Si vous vous obstinez à quitter ce séjour.

Sans vous, que serait-elle ? Une femme isolée,

Une Ombre fugitive, errante et désolée,

Un de ces revenants, de ces êtres proscrits,

Que le monde craindrait, comme on craint les esprits :

Elle n’y peut rester qu’à l’abri de vos charmes,

Ainsi, de ce côté, bannissez les alarmes.

Pour lui fermer la bouche, il faut la prendre au mot.

Au surplus, entre nous, cachons bien ce complot ;

Et d’ailleurs, renfermez au-dedans de vous-même,

Et notre intelligence, et votre amour extrême.

Madame a quelquefois des instants de raison

Qui pourraient à Saint-Clair défendre la maison.

ÉLISE.

Ah ! que j’aurai de peine à trahir ma pensée !

 

 

Scène VIII

 

MADAME ARGANTE, ÉLISE, LUCETTE

 

LUCETTE.

C’est elle.

MADAME ARGANTE.

Eh ! bien, ma nièce, êtes-vous plus sensée ?

Quelle est votre réponse ? À la fin, je l’attends.

ÉLISE.

Mais vous m’aviez promis de me donner du temps.

MADAME ARGANTE.

Eh ! ne vous ai-je pas, à force de prière,

Laissé pour vous résoudre une journée entière ?

ÉLISE.

Est-ce assez ?

MADAME ARGANTE.

Vous faut-il un siècle de délais ?

L’irrésolution a donc bien des attraits !

ÉLISE.

Ma tante, vous m’aimez ; votre plus chère envie

Est de faire à jamais le bonheur de ma vie.

Croyez-vous que ce soit l’ouvrage d’un instant ?

MADAME ARGANTE.

Celui qui se présente est un homme important.

ÉLISE.

Mais le connaissez-vous ? Dites, je vous supplie.

MADAME ARGANTE.

Non : mais sa renommée est si bien établie,

On en fait tant d’éloge, on l’estime si fort,

Qu’on est sûr avec lui d’avoir un heureux sort.

Il n’est en sa faveur qu’une voix unanime.

ÉLISE.

Il peut être, en effet, digne de mon estime ;

Mais très souvent il est encor bien du chemin

De l’estime à l’amour.

MADAME ARGANTE.

Ils se donnent la main :

D’ailleurs, il ne s’agit que d’épouser... Élise,

Serait-ce qu’en secret vous auriez l’âme éprise ?

Qu’est-ce ? Auriez-vous osé, sans ma permission,

Vous prendre pour quelqu’un de belle passion ?

Un si sublime amour est-il à votre usage,

C’est tout ce qui pourrait convenir à mon âge.

ÉLISE.

Ah ! ne le croyez pas.

MADAME ARGANTE.

Il faut donc terminer.

ÉLISE.

Du moins accordez-moi le temps d’examiner.

MADAME ARGANTE.

L’examen n’y fait rien, vous serez comme une autre.

En un mot, comme en cent, que mon choix soit le vôtre.

Entre un Cloître et l’hymen ; vous aurez la bonté

D’opter dès-à-présent ; telle est ma volonté.

LUCETTE, à Madame Argante.

À merveille, Madame...

À Élise.

Allons, ferme, courage.

À part.

Les voilà l’une et l’autre au plus fort de l’orage.

ÉLISE.

Enfin, vous le voulez...

MADAME ARGANTE.

Sans doute, je le veux.

LUCETTE, à Élise.

Hardiment.

ÉLISE.

Il faut donc satisfaire vos vœux,

J’obéis.

MADAME ARGANTE.

Je respire ! Embrasse-moi, ma nièce ;

Tu me combles de joie... Objet de ma tendresse !

ÉLISE.

Je suis prête à partir.

MADAME ARGANTE.

Comment ! pour aller où ?

ÉLISE.

Au Couvent.

MADAME ARGANTE.

Ciel ! qu’entends-je ?

LUCETTE, à Madame Argante.

Est-il rien de plus fou ?

ÉLISE.

Je préfère le Cloître.

MADAME ARGANTE, se laissant tomber sur Lucette.

Ah, Lucette !

LUCETTE.

Madame,

Il faut la contenter...

À part.

La voilà qui s’enflamme.

MADAME ARGANTE.

Vous préférez le Cloître ?

LUCETTE.

Elle vous pousse à bout.

ÉLISE.

Il faut bien qu’il me plaise et qu’il soit de mon goût.

LUCETTE, à Madame Argante.

Tenez bon. Elle ment, et n’en a nulle envie.

MADAME ARGANTE.

Écoutez : ce sera pour toute votre vie.

Je le jure, et j’en prends mes serments pour témoins ;

Ce sera sans retour.

ÉLISE.

Vous n’en serez pas moins

L’objet continuel de ma reconnaissance.

Pourquoi vous offenser de mon obéissance ?

MADAME ARGANTE.

Est-ce là m’obéir ?

ÉLISE.

Vous me laissez le choix.

MADAME ARGANTE.

Élise, voilà donc le prix que je reçois

De vous avoir toujours immolé ma fortune.

Vous me traitez ainsi, moi, qui, vingt fois pour une,

Pouvais me marier tant que j’aurais voulu !

Mais vous m’étiez trop chère. Ô regret superflu !

Je ne m’attendais pas à tant d’ingratitude.

Vous préférez à moi, l’ombre et la solitude.

Quand vous pourriez jouir du destin le plus beau,

Vous choisissez l’exil, ou plutôt le tombeau.

ÉLISE.

Mais c’est vous qui voulez y fixer ma demeure.

MADAME ARGANTE.

Non. Vous me haïssez, vous voulez que je meure ;

Mais il n’en sera rien. Je devrais à l’instant,

Pour punir, pour venger votre choix insultant,

Vous mener dans le fond d’une austère clôture ;

Et puis...

ÉLISE.

Vous pouvez tout.

MADAME ARGANTE.

J’écoute la nature,

Qui me parle pour vous, et me tient en suspens.

Oui, je veux bien encor vous donner quelque temps.

ÉLISE.

Je n’en ai pas besoin.

MADAME ARGANTE.

Taisez-vous.

À Lucette.

Je soupçonne

Qu’à quelque amour secret sa raison l’abandonne.

C’est ce qui dans son cœur met tant de fermeté.

Avant que d’en venir à toute extrémité,

Lucette, de plus près ayez les yeux sur elle.

LUCETTE.

Vous ne pouviez choisir un Argus plus fidele.

MADAME ARGANTE, à Élise.

Vous n’aurez guère encore à rester en ces lieux ;

Profitez-en du moins pour faire vos adieux.

ÉLISE.

Je les ferai.

MADAME ARGANTE.

Ma nièce...

LUCETTE, bas, à Madame Argante.

Eh ! Madame, de grâce,

Ne vous aigrissez point.

MADAME ARGANTE.

Ma patience est lasse.

LUCETTE, bas, à Madame Argante.

On danse ici ce soir... Soyez sûre qu’en cas

Qu’Élise ait un Amant, il n’y manquera pas ;

S’il y vient, j’en réponds, l’affaire est dévoilée.

MADAME ARGANTE, à Lucette.

C’est bien dit.

À Élise.

Nous avons ce soir une assemblée ;

Agréez, s’il vous plaît, d’en faire les honneurs :

Je vais ordonner tout ;

À part.

et cacher mes douleurs.

 

 

Scène IX

 

ÉLISE, LUCETTE

 

LUCETTE.

Vous l’avais-je bien dit ? Elle pleure de rage.

ÉLISE.

Je n’ai que pour un temps conjuré cet orage.

LUCETTE.

Eh bien ! profitez-en ; le reste peut venir :

Le présent est autant de pris sur l’avenir.

Au surplus, votre Amant... Non, personne n’écoute...

Sait-il que vous l’aimez ?

ÉLISE.

Mais je crois qu’il s’en doute.

Lorsque tu l’as tantôt surpris à mes genoux,

Tu n’en as que trop dit.

LUCETTE.

Vous en repentez-vous !

ÉLISE.

Non.

LUCETTE.

Ce n’est pas assez, s’il n’apprend de vous-même

Que vous êtes sensible à sa tendresse extrême.

ÉLISE.

Eh ! par quelle raison ?

LUCETTE.

Pour éviter l’éclat.

S’il n’est pas avec vous certain de son état,

Ses indiscrétions deviendront infinies,

Attendez-vous sans cesse à mille étourderies ;

Et partout où l’Amour vous fera rencontrer,

Ses feux, de plus en plus ardents à se montrer,

Frapperont tous les yeux aussi-bien que les vôtres ;

En voulant vous convaincre, il convaincra les autres.

Jamais l’amour naissant ne croit en dire assez,

Il ne met point de borne à ses soins empressés.

Eh ! faut-il s’étonner que, par cette imprudence,

Tout le monde aussitôt soit dans la confidence ?

Ceux qui doivent s’aimer ont tous le même tort,

Et c’est ce qui les perd avant qu’ils soient au port.

ÉLISE.

Tu crois donc qu’il faudrait se concerter ensemble ?

LUCETTE.

Pour votre sûreté, c’est le mieux, ce me semble.

ÉLISE.

J’en sens la conséquence et la nécessité.

Sans doute, il y va trop de ma félicité.

Oui, nous serions perdus, si l’on savait qu’il m’aime ;

Et je ne comprends pas par quel bonheur extrême,

Ma tante peut encore ignorer son amour ;

Elle se douterait que je l’aime à mon tour.

Il faut donc l’avertir que je connais sa flamme ;

Qu’il ait à la cacher dans le fond de son âme,

À tout autre qu’à moi ; qu’ici, comme en tous lieux,

Il ne la laisse plus éclater qu’à mes yeux ;

Que je lui saurai gré de cette violence ;

Qu’en un mot, j’aurai soin d’expliquer son silence.

Ai-je pris ta pensée ?

LUCETTE.

Oui, c’est bien s’arranger.

ÉLISE.

Que je m’en vais l’aimer pour le dédommager !

Ah ! ma tante... Tu ris ?

LUCETTE.

Vous êtes adorable !

Obstacles fortunés, contrainte favorable,

Ah ! vous tournez toujours au profit des Amants.

L’Amour ne doit qu’à vous ses plus heureux moments.

ÉLISE, cherchant des yeux.

Mais je ne le vois point ; il aurait dû m’attendre.

LUCETTE.

M’en croirez-vous ?

ÉLISE.

Je suis toujours prête à t’entendre ;

Tes avis sont si doux... Devait-il s’en aller ?

LUCETTE.

Vous pourriez n’avoir pas le temps de vous parler,

Ni d’avoir tous les deux un entretien de suite,

Dans le danger pressant où vous êtes réduite.

En tout cas, écrivez ; et si l’avis vous plaît,

Ayez, quand il viendra, votre billet tout prêt.

Les moments vous sont chers, l’affaire est importante.

ÉLISE, avec vivacité.

Approche cette table, et prends garde à ma tante.

 

 

Scène X

 

ÉLISE, seule, assise à une table

 

C’est bien dit une lettre épargne un long détour,

L’écriture est un art fait exprès pour l’amour.

Écrivons... Je rougis ; qu’est-ce que je projette ?

Ah ! Ciel ! quand il s’agit d’avouer sa défaite,

Il faut bien du courage... Ayons-en... Je ne puis...

Je n’ai jamais été dans l’état où je suis...

Je sens de plus en plus mon âme intimidée...

Elle se lève et fait quelques pas en rêvant.

Je n’ose... Quand j’y songe... Il me vient une idée.

Il m’a donné tantôt les vers les plus charmants.

Le langage des Dieux est fait pour les Amants...

Et qui m’empêcherait de m’exprimer de même ?...

Mais moi, faire des vers !... Pourquoi non ? Puisque j’aime,

L’Amour m’en donnera la première leçon ;

Les vers les plus heureux sont tous de sa façon.

Je m’y tiens. Ce moyen est bien plus convenable ;

Un aveu plus direct serait moins pardonnable.

Ah ! mon cœur se remplit du feu le plus touchant...

Je veux faire encor plus, je vais les mettre en chant.

Elle s’assied, et rêve, en chantonnant.

« Amour, cache bien ta victoire ;

« L’éclat trahirait nos désirs.

Elle rêve.

« Le mystère ajoute aux plaisirs

« Ce qu’il ôte à la gloire. »

Elle répète l’air de suite, à haute voix.

Mais je suis Poète !

Elle écrit.

Oui... Ce couplet est parfait ;

Dans le fond de mon cœur, je l’ai trouvé tout fait.

Continuons. Amour, encore un trait de flamme...

Elle jette sa plume.

Quel délire enchanteur s’empare de mon âme ?

Il ira tout de suite.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS, ÉLISE, appuyée sur la table

 

LE MARQUIS.

Approchons doucement :

À quoi s’occupe-t-elle ?

ÉLISE.

Ah ! qu’il sera charmant !

En chantant.

« Deux cœurs ont-ils besoin de prendre

« Tant de soin à s’apprendre

« Qu’ils sont faits pour s’aimer ?

Elle écrit.

« Combien de fois l’Amour lui-même

« N’a-t-il pas dû vous informer

« Que... »

Elle écrit.

Vous informer... Après... Eh ! bien, qui l’eût pu croire ?

Me voilà demeurée !... Ah ! Filles de Mémoire,

M’abandonnerez-vous dans mon plus grand besoin ?

Ah ! la rime, la rime, en cherchant avec soin,

Il doit s’en trouver une ! il faut bien qu’elle vienne...

Rien n’arrive pourtant... Quelle honte est la mienne !

Elle rêve.

Pendant qu’elle rêve, le Marquis écrit furtivement la fin du vers sur le papier qui est à côté d’elle.

J’y suis... Attendez... Non... Cela ne rime pas...

Pour le coup, je le tiens ; je suis hors d’embarras.

Elle chante.

« Combien de fois l’Amour lui-même

« N’a-t-il pas dû vous informer

« Que vous êtes tout ce que j’aime ? »

Elle prend la plume pour l’écrire.

Je l’avais dans le cœur, je me creusois l’esprit !...

Écrivons... Ah ! grand Dieu ! qui peut l’avoir écrit ?

Ah ! c’est l’Amour...

En se retournant.

Ou vous ?

LE MARQUIS.

Oui, nous pensions de même.

ÉLISE.

Saint-Clair, vous étiez là ?

LE MARQUIS.

Mon bonheur est extrême,

Si je puis m’appliquer un aveu si charmant.

Ah ! daignez achever ce doux enchantement,

En donnant un essor plus libre à votre flamme.

Votre chant et vos vers ont pénétré mon âme ;

Mais, belle Élise, enfin c’est toujours un détour ;

Sans ce charme étranger, laissez parler l’amour ;

Par l’aveu le plus tendre, il se redouble encore.

Est-ce assez d’un regard ?

ÉLISE.

Que le cœur qui m’adore

Lui serve d’interprète.

LE MARQUIS.

Ô fortuné retour !

Que nous devons tous deux être chers à l’Amour !

Qu’il doit être content ! Que mon âme est charmée !

Il n’appartient qu’à vous d’aimer et d’être aimée !

Fit-on jamais un choix plus heureux et plus doux ?

Recevez mes transports.

ÉLISE.

Je les partage tous,

Mais nous nous oublions, il faut les interrompre.

Quel dommage ! Songeons à nous, on cherche à rompre

Le nœud le plus charmant qu’on ait jamais formé :

C’est de quoi vous devez être enfin informé.

Ma tante...

LE MARQUIS.

Eh bien ?...

ÉLISE.

Elle a réglé ma destinée.

LE MARQUIS.

Que dites-vous ?

ÉLISE.

Qu’elle est si bien déterminée

Pour un autre que vous, qu’il faut dès aujourd’hui

Que je fixe mon choix entre un Couvent et lui.

LE MARQUIS.

Elle pourra changer.

ÉLISE.

Elle n’a de sa vie

Jamais rien révoqué ; c’est sa plus chère envie.

LE MARQUIS.

Je veux me déclarer.

ÉLISE.

Ah ! gardez-vous-en bien.

Nos amours sont secrets ; je vous ai dit le mien,

Pour mieux vous engager à bien cacher le vôtre.

Nous serions pour jamais arrachés l’un à l’autre,

Sans espoir...

LE MARQUIS.

Votre tante aura peut-être égard...

ÉLISE.

De quoi vous flattez-vous ? Des égards de sa part !...

Ah ! Saint-Clair, fussiez-vous cent fois plus que vous n’êtes,

À quoi vous servirait le projet que vous faites ?

À nous faire priver du plaisir de nous voir.

Non, fiez-vous à moi sur le soin d’y pourvoir.

Je gagnerai du temps.

LE MARQUIS, à part.

Il faut que je me nomme.

ÉLISE.

Il faut précisément qu’il se rencontre un homme

Pour qui tout l’Univers est si bien prévenu,

Dont le rare mérite, honoré, reconnu,

Ne doit rien à l’éclat de sa haute fortune,

À ce qu’on dit. D’où vient sa poursuite importune ?

Qu’aurai-je à réclamer pour éluder le choix

D’un mortel que chacun, d’une commune voix,

Élève jusqu’aux cieux ? Voilà ce qui me tue.

Aucun moyen ne s’offre à mon âme abattue.

Dirai-je que l’Amour m’impose une autre loi ?

Hélas ! cette raison n’est bonne que pour moi.

Irai-je en appeler, en cette conjoncture,

Aux droits que nous avons reçus de la nature ?

On n’a que trop bien su nous les retrancher tous :

La liberté du cœur n’est plus faite pour nous.

LE MARQUIS.

Vous faites de d’Erval un portrait qui m’étonne

Ce n’est pas que je cherche à dégrader personne,

Et chacun a son prix : mais, entre nous, d’Erval...

ÉLISE.

Qui vous parle de lui ?

LE MARQUIS.

N’est-ce pas mon rival ?

ÉLISE.

Qui ? d’Erval, dites-vous ? Quelle idée est la vôtre ?

LE MARQUIS.

N’est-ce pas à lui-même ?

ÉLISE.

Il parle pour un autre.

LE MARQUIS.

Comment ! d’Erval n’est pas ce rival trop heureux ?

ÉLISE.

Eh ! non : vous en avez un bien plus dangereux.

LE MARQUIS.

C’est un autre ?

ÉLISE.

Oui, vraiment.

LE MARQUIS.

Ce dernier coup m’assomme.

Quelque espoir me restait... Mais quel est donc cet homme

Si vanté par d’Erval ? Ce n’est pas son défaut.

Quel est donc ce mortel qu’il élève si haut ?

ÉLISE.

C’est un de ses amis ; et de plus, il ajoute

Que vous le connaissez ; qu’il ne fait aucun doute

Qu’il ne sente pour moi les transports les plus doux.

LE MARQUIS.

Je le crois aisément... Mais le connaissez-vous ?

ÉLISE.

Non : quant à sa personne, elle m’est inconnue.

LE MARQUIS.

Mais, enfin, pour qui donc vous a-t-il obtenue ?

ÉLISE.

Eh ! qu’importe ?

LE MARQUIS.

Ah ! du moins que j’en sache le nom,

ÉLISE.

Eh ! bien, c’est...

LE MARQUIS.

Achevez ; c’est ?

ÉLISE.

Un Marquis d’Ormon,

LE MARQUIS, avec vivacité.

D’Ormon !

Il se jette aux pieds d’Élise.

ÉLISE.

Mais, quel transport ! Que faut-il que j’en croie,

Saint-Clair ?

LE MARQUIS.

C’est le transport de la plus vive joie.

 

 

Scène XII

 

LE MARQUIS, D’ERVAL, ÉLISE, MADAME ARGANTE

 

LE MARQUIS, embrassant d’Erval.

Que ne vous dois-je pas !

D’ERVAL.

Vous me faites honneur.

LE MARQUIS.

L’amour peut-il jamais acquitter son bonheur.

À Madame Argante.

Ah ! je suis trop heureux : c’est moi qu’elle refuse,

Demandez à d’Erval ?

MADAME ARGANTE.

Quoi donc ?

LE MARQUIS.

Il vous abuse ;

Nous nous aimons.

MADAME ARGANTE.

Comment ?

LE MARQUIS.

Oui, Madame, apprenez...

MADAME ARGANTE.

Eh ! bien, quoi ?

LE MARQUIS.

Que c’est moi que vous lui destinez.

À d’Erval.

Parlez donc.

D’ERVAL.

Le moyen !

LE MARQUIS.

Mon bonheur est extrême,

Et je n’avais ici de rival que moi-même.

ÉLISE.

Qu’entends-je ?

LE MARQUIS.

Chère Élise, excusez ce détour ;

Vous saurez tout : il est l’ouvrage de l’amour.

MADAME ARGANTE.

Mais, mon pauvre Saint-Clair, quel est donc ce vertige ?

D’ERVAL.

Il n’est plus de Saint-Clair.

MADAME ARGANTE.

À l’autre !

D’ERVAL.

Eh ! non, vous dis-je.

MADAME ARGANTE.

Ce n’est plus là Saint-Clair ?

D’ERVAL.

Ce n’est plus là son nom ;

Et vous voyez en lui...

MADAME ARGANTE.

Qui ?

D’ERVAL.

Le Marquis d’Ormon.

LE MARQUIS.

Il est vrai, je le suis.

ÉLISE et MADAME ARGANTE.

Vous ?

LE MARQUIS, à Élise.

Mon amour extrême,

Ne voulait vous devoir qu’à vous, et qu’à lui-même,

MADAME ARGANTE.

Contez-moi donc ?

D’ERVAL.

Tantôt.

MADAME ARGANTE.

Fort bien, je comprends tout.

À Élise.

Et le Couvent est-il encor de votre goût ?

LE MARQUIS, à Élise.

Me pardonnerez-vous cet heureux stratagème ?

ÉLISE, lui donnant la main.

Soyez toujours Saint-Clair ; vous savez si je l’aime :

Le Marquis ne m’est rien que par rapport à lui.

MADAME ARGANTE.

Sans doute, et tous nos vœux sont comblés aujourd’hui.

Mais déjà, pour le bal, on s’assemble, on s’apprête.

J’avais bien à propos préparé cette fête.

Que l’on commence ; allons, qu’on n’entende en ce jour

Parler que de gaité, de plaisir, et d’amour.

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