Vénus pèlerine (DE BEAUNOIR)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Grands-Danseurs du Roi, en novembre 1777.

 

Personnages

 

L’AMOUR

VÉNUS

IRIS

ISFENDIAR, Grand-Prêtre du Temple de l’Indifférence

TERRIBILIS, vieux Derviche

INGÉNUUS, jeune Initié

IBRAHIM, Père d’Ingénuus

TROUPE DE DERVICHES

TROUPE DE SACRIFICATEURS

MADAME BARBARA

JEUNES PENSIONNAIRES de Madame Barbara

 

La Scène est dans l’Île de l’Indifférence.

 

Le Théâtre représente un bois sombre et épais : dans le fond est la façade d’un Temple gothique, sur le fronton duquel on lit : TEMPLE DE L’INDIFFÉRENCE.

 

 

Scène première

 

VÉNUS, IRIS

 

Vénus et Iris sortent chacune d’un côté opposé de la Forêt.

IRIS.

Je te retrouve donc enfin, charmante Vénus ?

VÉNUS.

C’est la jeune Iris !

IRIS.

Elle-même.

VÉNUS.

Et qui peut t’amener dans ces tristes lieux ?

IRIS.

L’ordre de Jupiter qui te rappelle dans l’Olympe, et te conjure d’y ramener avec toi les Ris, les Amours et les Jeux.

VÉNUS.

Je reste sur la terre ; je renonce à l’Olympe pour jamais.

IRIS.

Voilà de l’humeur !

VÉNUS.

Ignores-tu les affronts, les injustices que j’y ai essuyés.

IRIS.

J’étais absente lors de ton aventure, quand ton benêt de mari te surprit avec Mars.

VÉNUS.

Il eut la sottise de nous donner en spectacle à tous les Dieux.

IRIS.

Sans doute, tous envièrent la place de l’amant, en riant de l’époux.

VÉNUS.

Mais Junon, toujours jalouse, et la prude Minerve, prirent parti pour Vulcain, et crièrent au scandale, au point qu’elles arrachèrent à Jupiter un ordre qui me condamnait à suivre mon époux dans ses forges, et à n’en pas sortir de dix siècles.

IRIS.

Rester dix siècles auprès d’un époux ; et quel époux encore ! toi, qui ne restais pas dix jours avec le même amant !

VÉNUS.

Un Pareil arrêt me fit trembler ; et je résolus de tout tenter pour m’y soustraire. À l’exception de Junon et de Minerve, tous les Dieux m’adoraient ; toutes les jeunes Déesses me chérissaient : je m’adressai donc à la Nuit.

IRIS.

Elle est si bonne personne, si complaisante !

VÉNUS.

Tu le sais aussi bien que moi, friponne ! Elle me couvrit de son voile, et me descendit incognito dans son char d’ébène sur la terre. Partout, je reçus l’encens des mortels ; partout, je trouvai des Temples élevés à la Beauté : tous les humains portaient mes fers, en les adorant.

IRIS.

Je te trouve cependant en pays ennemi. J’ai parcouru toute la terre en te cherchant : aurais-je jamais dû penser que je retrouverais la Beauté dans l’Île de l’Indifférence ; car ces lieux, ce bois, ce Temple, lui sont consacrés.

VÉNUS.

Et c’est ce qui trouble mon bonheur, en ternissant ma gloire. Dans cette Île, les femmes sont toutes esclaves et toutes reléguées au fond d’une vallée obscure ; il leur est défendu, sous peine de la vie, d’en sortir et de pénétrer l’enceinte de ce bois.

IRIS.

Oh ! la vilaine Île ! et comment ne périt-elle pas ?

VÉNUS.

Une fois chaque année tous les hommes se rendent à la vallée des larmes ; c’est ainsi qu’ils nomment eux-mêmes l’endroit affreux où la Beauté reléguée et méprisée passe ses tristes jours : ils y payent un tribut forcé à la Nature, et plus encore au besoin qu’ils ont de laisser à cette Île des habitants, qui héritent de leur indifférence et de leurs mépris pour leurs mères infortunées, aux quelles on les enlève inhumainement, dès qu’ils en ont reçu le jour.

IRIS.

Et tu peux rester avec de pareils monstres ?

VÉNUS.

J’ai juré de détruire le culte odieux qu’ils rendent à l’Indifférence. C’est dans son Temple même que je veux renverser ses Autels.

IRIS.

Ce projet est digne de toi ; mon honneur et ma gloire y sont intéressés : permets-moi de tenter, près de toi, une si belle entreprise.

VÉNUS.

Très volontiers.

IRIS.

Il me vient un scrupule.

VÉNUS.

À toi ?

IRIS.

À moi-même.

VÉNUS.

Je ne l’aurais pas cru.

IRIS.

Tu ne m’entends pas... Nous sommes Déesses, tu es parée de cette ceinture brillante à laquelle les Dieux mêmes ne peuvent résister ; notre victoire paraîtra donc plutôt due à notre puissance qu’à nos charmes.

VÉNUS.

Je ne te reconnais plus.

IRIS.

Pourquoi donc ?

VÉNUS.

Tu raisonnes d’un juste !...

IRIS.

C’est l’effet de ton absence ; tous les Dieux, depuis ta fuite, sont d’une sagesse, d’une raison...

VÉNUS.

Et d’un ennui ?...

IRIS.

Je t’en réponds... Si tu veux donc m’en croire, ne paraissons aux yeux de ces vilains habitants que sous les traits de deux mortelles : cachons notre Divinité, et surtout ta brillante ceinture, sous de simples habits de Pèlerines.

VÉNUS.

Ah ! friponne ! tu voles mon fils ; et ses bonnes fortunes sous cet habit, te donnent du goût pour ce déguisement !

IRIS.

Je n’en disconviens pas, et ta ceinture vaudra peut être bien son cordon.

VÉNUS.

Je le souhaite... Que la Beauté seule triomphe donc aujourd’hui : enfonçons-nous dans l’épaisseur de ce bois, notre déguisement y sera bientôt fait.

Elles sortent.

 

 

Scène II

 

IBRAHIM, INGÉNUUS

 

IBRAHIM.

Mos fils, mon cher fils, voilà ce Temple heureux, où désormais vous allez passer des jours purs et tranquilles.

INGÉNUUS.

C’est vous qui le voulez, mon père.

IBRAHIM.

Et je le veux pour votre bonheur. Que j’envie le sort que vous allez goûter ; éloigné pour jamais du monde, et surtout des femmes, que vous allez jurer de détester.

INGÉNUUS.

Hélas ! mon père, je ne les connais pas ; comment pourrais-je les aimer ? comment pourrais-je les détester ?

IBRAHIM.

Tremblez, mon fils, tremblez de les connaître !

INGÉNUUS.

Elles sont donc bien méchantes ?

IBRAHIM.

Elles ne s’occupent, nuit et jour, qu’à faire du mal.

INGÉNUUS.

Et quel mal font-elles donc ?

IBRAHIM.

Quel mal ?... Elles sont fausses, perfides, trompeuses ; aussi les avons-nous toutes reléguées dans le fond d’une vallée obscure.

INGÉNUUS.

Et elles n’en sortent jamais ?

IBRAHIM.

Celle qui oserait en sortir serait sur le champ punie de mort.

INGÉNUUS.

Vous êtes donc plus méchants qu’elles, puisque vous les renfermez dans un lieu affreux, et que vous les tuez quand elles en sortent ?

IBRAHIM.

C’est ainsi que nos ancêtres nous l’ont ordonné.

INGÉNUUS.

Nos ancêtres ont pu avoir tort.

IBRAHIM.

Jamais, mon fils, jamais. Pouvons-nous être plus sages que nos pères ?

INGÉNUUS.

Mais, dites-moi, mon père, en avez-vous connu vous-même ?

IBRAHIM.

Oui, mon fils.

INGÉNUUS.

Beaucoup ?

IBRAHIM.

Une seule, et c’est celle qui t’a donné le jour.

INGÉNUUS.

Celle qui m’a donné le jour !... Je le dois à une femme ?

IBRAHIM.

Oui, mon fils.

INGÉNUUS.

vous a-t-elle fait du mal ?

IBRAHIM.

Je l’ai trop peu vue.

INGÉNUUS.

Ah ! jamais, non, jamais elle ne vous en eût fait, j’en juge par mon cœur !

IBRAHIM.

Il vous abuse.

INGÉNUUS.

Non, mon père, non. Une louve cruelle ne donne pas le jour à de tendres agneaux ; la simple colombe ne couve pas le barbare épervier... Une femme était ma mère, et je ne la verrai jamais !

IBRAHIM.

Renoncez à ce désir profane ; soyez digne du bonheur qui vous attend.

INGÉNUUS.

Mon père !

IBRAHIM.

Eh ! bien ?

INGÉNUUS.

J’ai peine à retenir mes larmes ; je ne vous verrai plus !

IBRAHIM.

Non, mon fils.

INGÉNUUS.

Je vous quitte pour toujours, mon père ! vous êtes âgé, vous êtes infirme, qui donc aura soin de vous, dans vos dernières années ?

IBRAHIM.

Cachez-moi vos larmes et cette indigne faiblesse : montrez-vous digne d’entrer dans ce temple, et de brûler l’encens sur les Autels de l’Indifférence... Adieu ; ne me suivez pas.

Il sort.

 

 

Scène III

 

INGÉNUUS, seul

 

Il me quitte... J’ai perdu mon père pour toujours, et jamais je ne verrai ma mère !... Quels sorts donc les sentiments inconnus dont mon cœur est agité ?... Puissante Indifférence, qui dois faire le bonheur de mes jours, rends le calme à mon âme, et pardonne si je frappe en tremblant aux portes de ton Temple !

 

 

Scène IV

 

ISFENDIAR, TERRIBILIS, INGÉNUUS, TROUPE DE DERVICHES et DE SACRIFICATEURS

 

ISFENDIAR.

Profane ! qui ose frapper aux portes de ce Temple, que veux-tu ?

INGÉNUUS.

Me consacrer au culte de l’Indifférence.

ISFENDIAR.

En es-tu digne ?

INGÉNUUS.

Je le crois.

ISFENDIAR.

Quel est ton nom ?

INGÉNUUS.

Ingénuus.

ISFENDIAR.

Ton âge ?

INGÉNUUS.

Trois lustres et deux printemps.

ISFENDIAR.

Ton pays ?

INGÉNUUS.

Cette Île m’a vu naître.

ISFENDIAR.

Aucun lien ne t’attache-t-il sur la terre ?

INGÉNUUS.

Mon père vient de m’abandonner.

ISFENDIAR.

N’aimes-tu aucune femme ?

INGÉNUUS.

Je n’en ai jamais vu.

ISFENDIAR.

Jure donc sur ce poignard une haine éternelle à tout ce sexe dangereux... Tu hésites !

INGÉNUUS.

Je le jure.

ISFENDIAR.

Prends ce fer, et rends-toi digne d’entrer dans ce Temple.

INGÉNUUS.

Un poignard !... Et qu’en faut-il faire ?

ISFENDIAR.

Tu vas, trois fois, faire le tour de l’enceinte du Temple, et tu en frapperas, sans pitié, toute femme qui serait assez osée pour souiller l’air pur que nous respirons.

INGÉNUUS.

J’obéirai.

ISFENDIAR, à Terribilis.

Et vous, sage et austère Terribilis, vous, en qui l’âge et la raison ont amorti toutes les faiblesses de la nature, servez de guide à ce jeune initié, et ramenez le digne de nous.

Isfendiar et les Derviches rentrent dans le Temple dont la portes se referment.

 

 

Scène V

 

TERRIBILIS, INGÉNUUS

 

TERRIBILIS.

Allons, jeune homme, de la fermeté ; parcourez exactement tous les détours de ce bois, et frappez de ce poignard toutes les femmes que vous rencontrerez.

INGÉNUUS.

Un mot, je vous prie, vénérable Derviche, à quoi distingue-t-on une femme d’un homme ?

TERRIBILIS.

À quoi ?... je n’en sais rien.

INGÉNUUS.

Vous voulez me tromper ?

TERRIBILIS,

Non, je vous le jure sur ma barbe ; jamais je n’en ai vu.

INGÉNUUS.

Jamais ?

TERRIBILIS.

Jamais.

INGÉNUUS.

Comment les reconnaîtrons-nous donc ?

TERRIBILIS.

Je ne sais : mais d’après tout le mal qu’on en dit, il est aisé de nous en figurer la forme.

INGÉNUUS.

Vous avez raison.

TERRIBILIS.

La foudre produit des effets moins prompts et moins terribles qu’un seul de leurs regards !

INGÉNUUS.

Vous m’effrayez !

TERRIBILIS.

Cette boisson délicieuse dont notre grand Prophète nous défend l’usage, est mille fois moins funeste à la raison !

INGÉNUUS.

Puisqu’elles sont si méchantes, elles doivent être hideuses ?

TERRIBILIS.

Sans doute !

INGÉNUUS.

Noires ?

TERRIBILIS.

Certainement !

INGÉNUUS.

Elles doivent avoir des griffes ?

TERRIBILIS.

Oh ! oui !

INGÉNUUS.

Elles doivent avoir...

TERRIBILIS.

Figurons-nous enfin tout ce qu’il y a de plus laid dans la nature, ce doit être une femme !

INGÉNUUS.

Je le crois.

TERRIBILIS.

Prenons chacun une route opposée pour ne pas les manquer. Allez par là ; moi je parcourrai l’autre côté du Temple. Quand vous aurez fait trois fois le tour de l’enceinte, nous nous réunirons ici pour rentrer en semble... De la fermeté, surtout !

INGÉNUUS.

Ce n’est pas le courage qui me manque.

TERRIBILIS.

Allez, mon fils, allez...

À part.

Ah ! si je pouvais trouver une femme, que j’aurais de plaisir à la tuer !

Ils sortent de deux côtés différents.

 

 

Scène VI

 

VÉNUS, IRIS, en habits de pèlerines

 

IRIS.

Les as-tu bien entendus ?

VÉNUS.

Très bien.

IRIS.

Et tu ne trembles pas ?

VÉNUS.

De quoi ?

IRIS.

De ces poignards levés sur notre sein.

VÉNUS.

Ils seront émoussés avant de nous frapper.

IRIS.

Je l’espère.

VÉNUS.

Je veux attendre ici ce jeune Initié, et voir s’il me poignardera.

IRIS.

Que ne vas-tu plutôt chercher ce vieux Derviche ? il a l’air bien plus méchant.

VÉNUS.

C’est à toi que je laisse la gloire de l’adoucir ; ta victoire en sera plus complète.

IRIS.

Dame Vénus, Dame Vénus, tu ne l’entends pas mal ; mais laisse-moi faire : puisque tu m’abandonnes le vieux, je vais m’en amuser comme il faut.

VÉNUS.

Éloigne-toi ; nous nous rejoindrons ici.

IRIS.

Volontiers.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

VÉNUS, seule

 

Je l’aperçois ; il s’avance... Et d’où vient donc le trouble que j’éprouve en le voyant ?... Ses yeux sont ceux de Mars, sa bouche est celle d’Adonis : il est charmant... Ah ! quelle perte peut mon Empire si l’Indifférence m’enlevait son cœur innocent... Reposons-nous sur ce banc de gazon, et feignons d’être accablée de fatigue. La jeunesse est toujours sensible.

 

 

Scène VIII

 

VÉNUS, INGÉNUUS

 

INGÉNUUS, un poignard à la main, apercevant Vénus.

Ah ! Ciel ! où suis-je ? que vois-je ? quel objet charmant frappe mes yeux ! Qu’elle est donc cette belle créature, que je ne connais pas ?... Qui êtes-vous ?

VÉNUS.

Une femme.

INGÉNUUS.

Que dites-vous ?

VÉNUS.

Une femme infortunée, accablée de fatigue.

INGÉNUUS.

Ah ! Ciel ! une femme !... vous me trompez ?

VÉNUS.

Je vous dis la vérité.

INGÉNUUS.

Savez-vous le serment que je viens de prononcer ?

VÉNUS.

Non.

INGÉNUUS.

J’ai juré d’enfoncer ce poignard dans votre sein.

VÉNUS.

Pourquoi ?

INGÉNUUS.

Je ne sais ; mais on dit que les femmes sont des monstres, qui ne s’occupent jour et nuit qu’à faire du mal.

VÉNUS.

On vous trompe.

INGÉNUUS.

Je le crois.

VÉNUS.

Quel mal puis-je vous faire ?

INGÉNUUS.

Je ne sais.

VÉNUS.

Voyez mes bras, examinez mes mains ; sont-elles teintes de sang ?

INGÉNUUS.

Non.

VÉNUS.

Prenez-les…. elles sont faibles...

INGÉNUUS.

Dieux ! qu’elles sont douces !

VÉNUS.

Eh ! bien, croyez-vous la faiblesse méchante ?

INGÉNUUS.

Oh ! non.

VÉNUS.

Voyez-vous la tendre tourterelle déchirer le sein des vautours ?

INGÉNUUS.

Non.

VÉNUS.

La tourterelle est notre image.

INGÉNUUS.

Elle est fidèle.

VÉNUS.

Ah ! nous le sommes aussi quand nous aimons.

INGÉNUUS.

Quand vous aimez !... vous aimez donc ?

VÉNUS.

Nous ne respirons que pour l’amour.

INGÉNUUS.

Ah ! comme on m’a trompé !

VÉNUS, lui découvrant son sein.

Eh ! bien, aurez-vous le courage de me frapper, je suis sans armes, sans force, sans défense ?... voilà mon sein.

INGÉNUUS, troublé, et jetant loin de lui son poignard.

Ciel ! ô Ciel ! je ne sais où j’en suis... Qui ! moi ? je vous frapperais ?... Je me percerais plutôt mille fois...

VÉNUS.

Aidez-moi, je vous prie, à me relever ; je suis bien lasse.

INGÉNUUS.

Reposez-vous sur moi.

VÉNUS.

Je vous fatigue peut-être ?

INGÉNUUS.

Oh ! non... Mais apprenez-moi donc, apprenez-moi, je vous en conjure : la cause des sentiments nouveaux que j’éprouve, et que vous m’inspirez ? Je tremble et je brûle, tout à la fois, je désire avec violence, et j’ignore ce que je désire.

VÉNUS.

Vous payez à l’Amour le tribut que lui doit tout être sensible. C’est l’Amour, c’est lui qui anime et vivifie toute la nature ; c’est ce Dieu charmant qui dit à votre cœur, qu’il faut aimer, et que, sans la tendresse, il n’est pas de bonheur, N’écoutez que lui seul.

INGÉNUUS, se jetant aux pieds de Vénus.

Oui, voilà la vérité. Écoute bien, charmante créature, que j’ignorais, que j’adore, sans te concevoir encore ; écoute bien je révoque à te pieds le serment cruel que je viens de prononcer j’en fais un nouveau de ne vivre que pour toi, de ne vivre que pour t’aimer, de ne te quitter jamais... Promets-moi la même chose !

VÉNUS, entr’ouvrant sa robe de Pèlerine, lui laisse voir sa ceinture.

Oui, je te le promets,

INGÉNUUS, apercevant la ceinture de Vénus.

Quel est donc ce nouveau charme, dont la vue seule porte le feu dans toutes mes veines ?

VÉNUS.

C’est ma ceinture.

INGÉNUUS.

Ah ! sa vue seule me cause la mort !... De grâce ! dérobe-la à mes yeux : elle me brûle... Mais, non, non... Que je la voie encore, et que je meure, je mourrai trop heureux !

VÉNUS, le relevant.

Éloignons-nous, charmant Ingénuus ; ton guide cruel vient à nous : il ne serait pas aussi sensible que toi, il me tuerait peut-être.

INGÉNUUS, ramassant son poignard.

Ah ! ne crains rien, ne crains rien ; on répandra jusqu’à la dernière goutte de mon sang, avant de porter sur toi une main téméraire.

VÉNUS.

Viens, suis-moi ; je ne veux pas t’exposer.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

IRIS, TERRIBILIS

 

TERRIBILIS, essoufflé, courant après Iris qui fuit et feint d’avoir peur.

Arrête, gentille Pèlerine, arrête ; je ne veux pas te faire de mal.

IRIS.

Oh ! non ; tu veux me tuer.

TERRIBILIS.

Non, je te le jure par ma barbe ! je briserais plutôt mille fois mon poignard que de t’en frapper ; mais je tremble que tu ne rencontres ce jeune Initié : il te percerait sans pitié. Souffre donc que je te dérobe à sa rage. Arrête donc.

IRIS, s’arrêtant, lui souriant et lui passant doucement la main sous le menton.

Eh ! bien, je me fie à toi ; tue-moi, si tu veux, et si tu es assez cruel.

TERRIBILIS.

Moi, te tuer ! j’en suis bien éloigné. Je ne sais où j’en suis... Ah ! finis donc, méchante ! finis donc ; tu me fais trop de plaisir... Ta main brûle... Je sens renaître dans mon sein les étincelles d’un feu que j’ai trop longtemps ignoré... Grace, friponne ! grâce !...

IRIS.

M’aimes-tu ?

TERRIBILIS.

Je t’adore !

IRIS.

Il m’en faut une preuve.

TERRIBILIS.

Tu peux tout demander.

IRIS.

Je n’aime pas ce menton barbu.

TERRIBILIS.

Il fait toute ma beauté.

IRIS.

Il me déplaît... Si tu veux que je t’aime, il faut me permettre de te couper cette barbe.

TERRIBILIS.

Ah ! Ciel ! et que dira-t-on d’un Derviche sans barbe ?

IRIS.

Tout ce que l’on voudra ; mais si tu veux m’abandonner ta barbe, je te promets deux baisers.

TERRIBILIS.

À pareil prix, je te donnerais ma vie ; je t’abandonne ma barbe.

IRIS.

Je n’ai rien pour l’abattre.

TERRIBILIS.

Voilà mon poignard, prends-le : coupe-la, coupe-la vite.

IRIS, après lui avoir coupé la barbe.

Tu n’es pas reconnaissable.

 

 

Scène X

 

VÉNUS, INGÉNUUS, IRIS, TERRIBILIS

 

VÉNUS, à Ingénuus.

Nous pouvons reparaître.

TERRIBILIS, à Iris.

Nous sommes perdus, voilà ce jeune Initié.

INGÉNUUS.

Rassurez-vous, Terribilis ; mon sein renferme un cœur aussi sensible que le vôtre... Voilà mon excuse.

IRIS.

Veux-tu bien que je te présente mon esclave ton du ?... T’ai-je bien secondé ?

VÉNUS.

Je suis contente de toi.

TERRIBILIS.

Quelle est donc cette charmante pèlerine ?

IRIS.

C’est ma compagne.

TERRIBILIS.

Qu’elle est belle !

INGÉNUUS, à Vénus.

Votre compagne est charmante ; mais ce n’est pas vous.

TERRIBILIS.

Écoutez-moi... Nous avons tous les deux faussé nos serments pour vos beaux yeux ; je ne m’en repens pas. J’ai perdu ma barbe, mais si nous étions surprit ensemble, je pourrais bien perdre encore davantage. La loi est inflexible ; elle condamne à la mort le Derviche qui a la moindre faiblesse pour une femme : son sang doit arroser l’autel sur lequel il brûloir l’encens. Voilà le sort qui nous est destiné ; mais ce qu’il a de plus cruel encore, nous aurions le malheur de vous le voir partager. Profitons de ce moment : fuyons à jamais ces lieux cruels ; retirons-nous tous les quatre dans la vallée des Larmes : elle sera pour nous celle du bonheur, si toutes les femmes vous ressemblent.

VÉNUS.

Non, il nous faut une preuve plus forte de votre amour : il faut nous introduire dans ce Temple.

TERRIBILIS.

Dans ce Temple !

IRIS.

Oui, et à l’instant.

TERRIBILIS.

Y pensez-vous ?... Vous voulez donc périr ?... Votre mort et la nôtre sont certaines.

VÉNUS.

N’importe... Sans cette preuve nous ne croirons pas à votre amour.

INGÉNUUS, à Terribilis.

Obéissons-leur... Périssons, puisqu’elles le veulent : heureux, du moins, de mourir ensemble !

Terribilis va pour ouvrir les portes du Temple ; dans ce moment, le Grand-Prêtre en sort, suivi d’une troupe de Sacrificateurs.

 

 

Scène XI

 

ISFENDIAR, TROUPE DE SACRIFICATEURS, VÉNUS, IRIS, INGÉNUUS, TERRIBILIS

 

TERRIBILIS.

Ah ! Ciel ! c’est fait de nous !

ISFENDIAR.

Grands Dieux ! que vois-je ? deux femmes !...

À Terribilis et Ingénuus.

Malheureux ! voilà donc comme vous avez tenu vos serments ? Vous allez périr tous les quatre.

INGÉNUUS, le poignard à la main.

Arrêtez !... Vous avez exigé de moi des serments au-dessus de mes forces ; vous m’avez fait jurer d’abhorrer ce que j’ignorais : il fallait donc, barbares ! me donner un cœur comme les vôtres. Je mérite la mort, selon votre loi cruelle, et je m’y soumets, mais que vous ont fait ces deux infortunées, ces deux charmantes créatures ? Permettez qu’elles s’éloignent, qu’elles vivent heureuses, ou je les défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang !

ISFENDIAR, aux Sacrificateurs.

Qu’on les charge de fers.

Les Sacrificateurs s’avancent pour saisir Vénus et Iris.

INGÉNUUS se précipitant au-devant d’eux.

Monstres ! n’avancez pas !

VÉNUS.

Ne vous révoltez pas, Ingénuus ; laissez-nous enchaîner sans crainte : ils ne verseront votre sang, ni le nôtre.

Les Sacrificateurs les enchaînent.

INGÉNUUS, à celui des Sacrificateurs qui enchaîne Vénus.

Tu peux charger de fers ces beaux bras, et tu restes insensible !

ISFENDIAR, aux Sacrificateurs.

Rentrons dans le Temple, et allons tout préparer pour leur supplice.

Isfendiar rentre dans le Temple avec les Sacrificateurs qui conduisent Vénus, Iris, Terribilis et Ingénuus enchaînés.

 

 

Scène XII

 

ISFENDIAR, TROUPE DE DERVICHES

 

Le Théâtre change et représente l’intérieur du Temple de l’Indifférence ; ce Temple est sombre et d’une Architecture lourde et gothique. Au milieu est un Autel de fer, sur lequel on lit ces mots : À L’INDIFFÉRENCE. Les Derviches exécutent une danse religieuse, au son des cymbales.

ISFENDIAR.

Sages et austères Derviches, qui, jusqu’à ce moment, avez su garantir vos cœurs de toute faiblesse, redoublez aujourd’hui d’insensibilité : deux femmes se sont échappées de la vallée des Larmes, deux femmes ont osé profaner cette enceinte sacrée ; je les ai fait charger de fers : on va les amener aux pieds de cet Autel, sur lequel tout leur sang doit couler. Gardez-vous bien de les regarder ; que vos yeux restent attachés sur la terre : la vue d’une femme est mille fois plus dangereuse que celle du basilic. N’écoutez ni leurs plaintes, ni leurs cris ; que vos cœurs soient aussi durs que le rocher sur lequel est bâti ce Temple. Je plongerai ce fer dans leur sein ; seul je me charge de les frapper.

 

 

Scène XIII

 

VÉNUS, IRIS, INGÉNUUS, TERRIBILIS, TROUPE DE SACRIFICATEURS, ISFENDIAR, TROUPE DE DERVICHES

 

Les Sacrificateurs amènent Vénus, Iris, Terribilis et Ingénuus enchaînés.

IRIS.

Ah ! ciel ! quel vilain Temple ! qu’il est sombre et triste ! que son Architecture est lourde et gothique ! il se reconnaît aisément pour le Temple de l’Indifférence...

Aux Derviches.

Eh ! quoi, vous baissez les yeux ? Regardez-nous, regardez-nous ; nous ne sommes pas si laides.

TERRIBILIS, à Iris.

Vous êtes charmante ! je vous ai donné ma barbe, sans regret ; mais si vous aviez voulu suivre mes conseils, je ne serais pas mort pour vos beaux yeux.

INGÉNUUS, à Vénus.

Je vous aurais donné sans regret mon sang et ma vie : mais vous voir partager mon malheureux sort !... Cette idée me désespère.

VÉNUS.

Rassurez-vous, Ingénuus, vous m’êtes trop cher pour que je permette qu’on répande une seule goutte de votre sang.

ISFENDIAR, aux Sacrificateurs.

Traînez cette profane à l’Autel !

Les Sacrificateurs conduisent Vénus à l’Autel. Ingénuus tombe évanoui dans les bras de ceux qui le tiennent enchaînés.

INGÉNUUS.

Monstres !...

ISFENDIAR, levant la hache sur Vénus.

Puissante Indifférence, reçois de mes mains cette victime !

Dans ce moment la robe de Pèlerine, qui cachait Vénus, tombe a ses pieds, et laisse voir la Déesse dans tout son éclat, et parée de sa brillante ceinture.

VÉNUS.

Frappe donc, si tu l’oses !... et si tu le peux.

ISFENDIAR, troublé et laissant tomber la hache.

Qu’ai-je vu ? grands Dieux ! où suis-je ?

VÉNUS.

Que celui de vous qui se sent maintenant sans désirs, relève cette hache terrible, et qu’il vienne en frapper mon sein !

Isfendiar et tous les Derviches se prosternent aux pieds de Vénus.

ISFENDIAR.

Tu nous vois à tes pieds, nous jurons tous de n’adorer que toi... Qui donc es-tu ?

 

 

Scène XIV

L’AMOUR, MADAME BARBARA, LES PENSIONNAIRES de Madame Barbara, VÉNUS, IRIS, INGÉNUUS, TERRIBILIS, TROUPE DE SACRIFICATEURS, ISFENDIAR, TROUPE DE DERVICHES

 

Le Temple de l’Indifférence se change en un Temple brillant : l’Autel de l’Indifférence s’abîme ; à sa place, il s’en élève un autre de fleurs, sur lequel deux colombes se caressent, et où on lit : À LA BEAUTÉ. L’Amour descend du Ciel sur un nuage brillant, qui forme l’Arc-en-ciel : il est accompagné de Madame Barbara et de ses Pensionnaires.

L’AMOUR, aux Derviches.

Reconnaissez Vénus, la Reine des Grâces, et ma mère, elle vient d’abolir votre culte cruel. C’est sur cet Autel que désormais vous brûlerez l’encens...

À Ingénuus.

C’est toi, jeune Ingénuus, qui présideras à mes Sacrifices : change les mœurs de ce Peuple barbare, et qu’à ton exemple tous les mortels rendent hommage à la Beauté.

Vénus et Iris remontent au Ciel, avec L’Amour. Les Pensionnaires de Madame Barbara se joignent aux Derviches, et forment des danses avec eux.

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