Le Duc d’Alençon (VOLTAIRE)

Sous-titre : les frères ennemis

Tragédie en trois actes.

Représentée pour la première fois en 1751.

 

Personnages

 

LE DUC D’ALENÇON

NEMOURS, son frère

LE SIEUR DE COUCY

DANGESTE, frère d’Adélaïde du Guesclin

UN OFFICIER.

 

La scène est dans la ville de Lusignan, en Poitou.

 

 

AVERTISSEMENT[1]

 

En 1751, pendant son séjour en Prusse, M. de Voltaire transforma sa tragédie d’Adélaïde en celle du Duc de Foix, et l’envoya à Paris, où elle fut représentée l’année suivante. Il avait alors pour confident de ses travaux littéraires le roi de Prusse, qui frappé du sujet de cette pièce, témoigna un vif désir de la voir représenter sur son théâtre de Potsdam, par les princes de sa famille. C’était un de leurs délassements ordinaires. Souvent les acteurs, et surtout les actrices, ne se trouvant pas en nombre suffisant pour les pièces, le répertoire en était nécessairement borné. Pour surmonter cet inconvénient dans l’occasion dont il s’agit, le roi pressa M. de Voltaire d’arranger sa tragédie en trois actes, en retranchant les rôles de femmes. C’est ce qui fut exécuté dans le Duc d’Alençon ou les Frères ennemis. La pièce fut ainsi représentée plusieurs fois à Potsdam, à la grande satisfaction de ce monarque. Les rôles furent très bien remplis, et le prince Henri, son frère, s’y distinguait surtout par un talent rare, dont M. de Voltaire, nombre d’années après, parlait encore avec beaucoup d’intérêt.

La copie s’en est trouvée, avec celle d’Alamire[2] dans les papiers de l’auteur.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DANGESTE, COUCY

 

COUCY.

Seigneur, en arrivant dans ce séjour d’alarmes,  

Je dérobe un instant au tumulte des armes.  

Frère d’Adélaïde, et, comme elle, engagé  

Au parti du dauphin par le ciel protégé,  

Vous me voyez jeté dans le parti contraire ;  

Mais je suis votre ami plus que votre adversaire.  

Vous sûtes mes desseins, vous connaissez mon cœur ;  

Vous m’aviez destiné vous-même à votre sœur.  

Mais il faut vous parler, et vous faire connaître  

L’âme d’un vrai soldat, digne de vous peut-être. 

DANGESTE.

Seigneur, vous pouvez tout. 

COUCY.

Mes mains, aux champs de Mars,  

Du prince d’Alençon portent les étendards.  

Je l’aimai dans la paix, je le sers dans la guerre ;  

Je combats pour lui seul, et non pour l’Angleterre,  

Et, dans ces temps affreux de discorde et d’horreur,  

Je n’ai d’autre parti que celui de mon cœur.  

Non que pour ce héros mon âme prévenue  

Prétende à ses défauts fermer toujours la vue :  

Je ne m’aveugle pas ; je vois avec douleur  

De ses emportements l’indiscrète chaleur.  

Je vois que de ses sens l’impétueuse ivresse  

L’abandonne aux excès d’une ardente jeunesse ; 

Et ce torrent fougueux, que j’arrête avec soin,  

Trop souvent me l’arrache, et l’emporte trop loin.  

Mais il a des vertus qui rachètent ses vices.  

Eh ! qui saurait, seigneur, où placer ses services,  

S’il ne nous fallait suivre et ne chérir jamais  

Que des cœurs sans faiblesse et des princes parfaits ?  

Tout mon sang est à lui ; mais enfin cette épée  

Dans le sang des Français à regret s’est trempée.  

Le dauphin généreux... 

DANGESTE.

Osez le nommer roi. 

COUCY.

Jusqu’aujourd’hui, seigneur, il ne l’est pas pour moi.  

Je voudrais, il est vrai, lui porter mon hommage ;  

Tous mes veux sont pour lui, mais l’amitié m’engage.  

Le duc a mes serments : je ne peux, aujourd’hui,  

Ni servir, ni traiter, ni changer qu’avec lui.  

Le malheur de nos temps, nos discordes sinistres,  

La cour abandonnée aux brigues des ministres,  

Dans ce cruel parti tout l’a précipité.  

Je ne peux à mon choix fléchir sa volonté ;  

J’ai souvent, de son cœur aigrissant les blessures,  

Révolté sa fierté par des vérités dures.  

Votre sœur aux vertus le pourrait rappeler,  

Seigneur, et c’est de quoi je cherche à vous parler.  

J’aimais Adélaïde en un temps plus tranquille,  

Avant que Lusignan fût votre heureux asile ;  

Je crus qu’elle pouvait, approuvant mon dessein,  

Accepter sans mépris mon hommage et ma main.  

Bientôt par les Anglais elle fut enlevée ;  

À de nouveaux destins elle fut réservée.  

Que faisais-je ? Où le ciel emportait-il mes pas ?  

Le duc, plus fortuné, la sauva de leurs bras.  

La gloire en est à lui, qu’il en ait le salaire :  

Il a par trop de droits mérité de lui plaire.  

Il est prince, il est jeune, il est votre vengeur ; 

Ses bienfaits et son nom, tout parle en sa faveur.  

La justice et l’amour la pressent de se rendre.  

Je ne l’ai point vengée, et n’ai rien à prétendre.  

Je me tais... Cependant, s’il faut la mériter,  

À tout autre qu’à lui j’irai la disputer.  

Je céderais à peine aux enfants des rois même ;  

Mais ce prince est mon chef; il me chérit, je l’aime.  

Coucy, ni vertueux ni superbe à demi,  

Aurait bravé le prince, et cède à son ami.  

Je fais plus : de mes sens maîtrisant la faiblesse,  

J’ose de mon rival appuyer la tendresse,  

Vous montrer votre gloire, et ce que vous devez  

Au héros qui vous sert et par qui vous vivez

Je verrai, d’un œil sec et d’un cœur sans envie,  

Cet hymen qui pouvait empoisonner ma vie ;  

Je réunis pour vous mon service et mes vœux : 

Ce bras, qui fut à lui, combattra pour tous deux.  

Amant d’Adélaïde, ami noble et fidèle,  

Soldat de son époux, et plein du même zèle,  

Je servirai sous lui, comme il faudra qu’un jour,  

Quand je commanderai, l’on me serve à mon tour.  

Voilà mes sentiments ; si je me sacrifie,  

L’amitié me l’ordonne, et surtout la patrie.  

Songez que si l’hymen la range sous sa loi,  

Si le prince la sert, il servira son roi. 

DANGESTE.

Qu’avec étonnement, seigneur, je vous contemple !  

Que vous donnez au monde un rare et grand exemple !  

Quoi ! ce cœur (je le crois sans feinte et sans détour)  

Connaît l’amitié seule et peut braver l’amour !  

Il faut vous admirer, quand on sait vous connaître ;  

Vous servez votre ami, vous servirez mon maître.  

Un cœur si généreux doit penser comme moi ;  

Tous ceux de votre sang sont l’appui de leur roi ;  

Mais du duc d’Alençon la fatale poursuite... 

 

 

Scène II

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY, DANGESTE

 

LE DUC, à Dangeste.

Est-ce elle qui m’échappe ? est-ce elle qui m’évite ?  

Dangeste, demeurez. Vous connaissez trop bien  

Les transports douloureux d’un cœur tel que le mien ;  

Vous savez si je l’aime, et si je l’ai servie ;  

Si j’attends d’un regard le destin de ma vie.  

Qu’elle n’étende pas l’excès de son pouvoir  

Jusqu’à porter ma flamme au dernier désespoir.  

Je hais ces vains respects, cette reconnaissance,  

Que sa froideur timide oppose à ma constance ;  

Le plus léger délai m’est un cruel refus,  

Un affront que mon cœur ne pardonnera plus.  

C’est en vain qu’à la France, à son maître fidèle,  

Elle étale à mes yeux le faste de son zèle ;  

Je prétends que tout cède à mon amour, à moi,  

Qu’elle trouve en moi seul sa patrie et son roi.  

Elle me doit la vie, et jusqu’à l’honneur même ;  

Et moi, je lui dois tout, puisque c’est moi qui l’aime.  

Unis par tant de droits, c’est trop nous séparer ;  

L’autel est prêt, j’y cours ; allez l’y préparer. 

 

 

Scène III

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY

 

COUCY.

Seigneur, songez-vous bien que de cette journée  

Peut-être de l’État dépend la destinée ? 

LE DUC.

Oui, vous me verrez vaincre, ou mourir son époux. 

COUCY.

Le dauphin s’avançait, et n’est pas loin de nous. 

LE DUC.

Je l’attends sans le craindre, et je vais le combattre.  

Crois-tu que ma faiblesse ait pu jamais m’abattre ?  

Penses-tu que l’amour, mon tyran, mon vainqueur,  

De la gloire en mon âme ait étouffé l’ardeur ?  

Si l’ingrate me hait, je veux qu’elle m’admire ; 

Elle a sur moi sans doute un souverain empire,  

Et n’en a point assez pour flétrir ma vertu.  

Ah ! trop sévère ami, que me reproches-tu ?  

Non, ne me juge point avec tant d’injustice.  

Est-il quelque Français que l’amour avilisse ?  

Amants aimés, heureux, ils vont tous aux combats,  

Et du sein du bonheur ils volent au trépas.  

Je mourrai digne au moins de l’ingrate que j’aime. 

COUCY.

Que mon prince plutôt soit digne de lui-même.  

Le salut de l’État m’occupait en ce jour ;  

Je vous parle du vôtre, et vous parlez d’amour.  

Le Bourguignon, l’Anglais, dans leur triste alliance,  

Ont creusé par nos mains les tombeaux de la France.  

Votre sort est douteux. Vos jours sont prodigués  

Pour nos vrais ennemis, qui nous ont subjugués.  

Songez qu’il a fallu trois cents ans de constance  

Pour frapper par degrés cette vaste puissance.  

Le dauphin vous offrait une honorable paix... 

LE DUC.

Non, de ses favoris je ne l’aurai jamais.  

Ami, je hais l’Anglais ; mais je hais davantage  

Ces lâches conseillers dont la faveur m’outrage,  

Ce fils de Charles Six, cette odieuse cour :  

Ces maîtres insolents m’ont aigri sans retour ;  

De leurs sanglants affronts mon âme est trop frappée.[3]

Contre Charle, en un mot, quand j’ai tiré l’épée,  

Ce n’est pas, cher Coucy, pour la mettre à ses pieds,  

Pour baisser dans sa cour nos fronts humiliés,  

Pour servir lâchement un ministre arbitraire. 

COUCY.

Non, c’est pour obtenir une paix nécessaire.  

Eh ! quel autre intérêt pourriez-vous écouter ? 

LE DUC.

L’intérêt d’un courroux que rien ne peut dompter. 

COUCY.

Vous poussez à l’excès l’amour et la colère. 

LE DUC.

Je le sais ; je n’ai pu fléchir mon caractère. 

COUCY.

On le doit, on le peut ; je ne vous flatte pas ; 

Mais, en vous condamnant, je suivrai tous vos pas ;  

Il faut à son ami montrer son injustice,  

L’éclairer, l’arrêter au bord du précipice.  

Je l’ai dû, je l’ai fait malgré votre courroux ;  

Vous y voulez tomber, et j’y cours avec vous. 

LE DUC.

Ami, que m’as-tu dit ? 

 

 

Scène IV

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Seigneur, l’assaut s’apprête :  

Ces murs sont entourés. 

COUCY.

Marchez à notre tête. 

LE DUC.

Je ne suis pas en peine, ami, de résister  

Aux téméraires mains qui viennent m’insulter.  

De tous les ennemis qu’il faut combattre encore,  

Je n’en redoute qu’un, c’est celui que j’adore. 

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY

 

LE DUC.

La victoire est à nous, vos soins l’ont assurée ;  

Vos conseils ont guidé ma jeunesse égarée. 

C’est vous dont l’esprit ferme et les yeux pénétrants  

Veillaient pour ma défense en cent lieux différents.  

Que n’ai-je, comme vous, ce tranquille courage,  

Si froid dans le danger, si calme dans l’orage !  

Coucy m’est nécessaire aux conseils, aux combats,  

Et c’est à sa grande âme à diriger mon bras. 

COUCY.

Prince, ce feu guerrier qu’en vous on voit paraître  

Sera maître de tout quand vous en serez maître.  

Vous l’avez su régler, et vous avez vaincu ;  

Ayez dans tous les temps cette utile vertu ;  

Qui sait se posséder peut commander au monde.  

Pour moi, de qui le bras faiblement vous seconde,  

Je connais mon devoir, et l’ai bien mal suivi ;  

Dans l’ardeur du combat je vous ai peu servi ;  

Nos guerriers sur vos pas marchaient à la victoire,  

Et suivre les Bourbons, c’est voler à la gloire.  

Ce chef des assaillants, sur nos remparts monté,  

Par vos vaillantes mains trois fois précipité,  

Sans doute au pied des murs exhalant sa furie,  

A payé cet assaut des restes de sa vie. 

LE DUC.

Quel est donc, cher ami, ce chef audacieux  

Qui, cherchant le trépas, se cachait à nos yeux ?  

Son casque était fermé: quel charme inconcevable  

Même en le combattant le rendait respectable ! 

Est-ce l’unique effet de sa rare valeur  

Qui m’en impose encore, et parle en sa faveur ? 

Tandis que contre lui je mesurais mes armes,  

J’ai senti malgré moi de nouvelles alarmes :

Un je ne sais quel trouble en moi s’est élevé,  

Soit que ce triste amour dont je suis captivé,  

Sur mes sens égarés répandant sa tendresse,  

Jusqu’au sein des combats m’ait prêté sa faiblesse,  

Qu’il ait voulu marquer toutes mes actions  

De la noble douceur de ses impressions ;  

Soit plutôt que la voix de ma triste patrie  

Parle encore en secret au cœur qui l’a trahie,  

Ou que le trait fatal enfoncé dans mon cœur  

Corrompe en tous les temps ma gloire et mon bonheur. 

COUCY.

Quant aux traits dont votre âme a senti la puissance,  

Tous les conseils sont vains : agréez mon silence ;  

Mais ce sang des Français que nos mains font couler,  

Mais l’État, la patrie, il faut vous en parler.  

Je prévois que bientôt cette guerre fatale,  

Ces troubles intestins de la maison royale,  

Ces tristes factions céderont au danger  

D’abandonner la France aux mains de l’étranger.  

Ses droits sont odieux, sa race est peu chérie ;  

On hait l’usurpateur, on aime la patrie[4] ;

Et le sang des Capets est toujours adoré

Tôt ou tard il faudra que de ce tronc sacré  

Les rameaux divisés et courbés par l’orage,  

Plus unis et plus beaux, soient notre unique ombrage.  

Vous, placé près du trône, à ce trône attaché,  

Si les malheurs des temps vous en ont arraché,  

À des nœuds étrangers s’il fallut vous résoudre,  

L’intérêt les forma, l’honneur peut les dissoudre :  

Tels sont mes sentiments, que je ne peux trahir. 

LE DUC.

Quoi ! toujours à mes yeux elle craint de s’offrir !  

Quoi ! lorsqu’à ses genoux soumettant ma fortune,  

Me dérobant aux cris d’une foule importune,  

Aux acclamations du soldat qui me suit,  

Je cherchais auprès d’elle un bonheur qui me fuit,  

Adélaïde encore évite ma présence ;  

Elle insulte à ma flamme, à ma persévérance ;  

Sa tranquille fierté, prodiguant ses rigueurs,  

Jouit de ma faiblesse et rit de mes douleurs !  

Oh ! si je le croyais, si cet amour trop tendre... 

COUCY.

Seigneur, à mon devoir il est temps de me rendre ;  

Je vais en votre nom, par des soins assidus,  

Honorer les vainqueurs, soulager les vaincus,  

Calmer les différends des Anglais et des vôtres : 

Voilà vos intérêts ; je n’en connais point d’autres. 

LE DUC.

Tu ne m’écoutes pas, tu parles de devoir  

Quand mon cœur dans le tien répand son désespoir.  

Va donc, remplis des soins dont je suis incapable :  

Va, laisse un malheureux au dépit qui l’accable ;  

Je rougis devant toi ; mais, sans me repentir,  

Je chéris mes erreurs, et n’en veux point sortir.  

Va, laisse-moi, te dis-je, à ma douleur profonde ;  

Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde ;  

Va, tu condamnes trop les transports de mon cœur. 

COUCY.

Non, je plains sa faiblesse, et j’en crains la fureur. 

 

 

Scène II

 

LE DUC D’ALENÇON, seul

 

Ô ciel ! qu’il est heureux, et que je porte envie  

À la libre fierté de cette âme hardie !  

Il voit sans s’alarmer, il voit sans s’éblouir,  

La funeste beauté que je voudrais haïr.  

Cet astre impérieux qui préside à ma vie  

N’a ni feux ni rayons que son œil ne défie ; 

Et moi je sers en lâche, et j’offre à ses appas  

Des vœux que je déteste, et qu’on ne reçoit pas ! 

Dangeste la soutient, et la rend plus sévère.  

Que je les hais tous deux ! Fuyons du moins le frère !  

Laissons là ce captif qu’il amène en ces lieux.  

Tout, hors Adélaïde, ici blesse mes yeux. 

 

 

Scène III

 

LE DUC DE NEMOURS, DANGESTE

 

NEMOURS.

Enfin, après trois ans, tu me revois, Dangeste !  

Mais en quels lieux, ô ciel ! en quel état funeste ! 

DANGESTE.

Vos jours sont en péril, et ce sang agité... 

NEMOURS.

Mes déplorables jours sont trop en sûreté ;  

Ma blessure est légère, elle m’est insensible ;  

Que celle de mon cœur est profonde et terrible ! 

DANGESTE.

Rendez grâces au ciel de ce qu’il a permis  

Que vous soyez tombé sous de tels ennemis,  

Non sous le joug affreux d’une main étrangère. 

NEMOURS.

Qu’il est dur bien souvent d’être aux mains de son frère ! 

DANGESTE.

Mais, ensemble élevés, dans des temps plus heureux,  

La plus tendre amitié vous unissait tous deux. 

NEMOURS.

Il m’aimait autrefois, c’est ainsi qu’on commence ;  

Mais bientôt l’amitié s’envole avec l’enfance.  

Ah ! combien le cruel s’est éloigné de moi !  

Infidèle à l’État, à la nature, au roi,  

On dirait qu’il a pris d’une race étrangère  

La farouche hauteur et le dur caractère !  

Il ne sait pas encor ce qu’il me fait souffrir,  

Et mon cœur déchiré ne saurait le haïr. 

DANGESTE.

Il ne soupçonne pas qu’il ait en sa puissance  

Un frère infortuné qu’animait la vengeance. 

NEMOURS.

Non, la vengeance, ami, n’entra point dans mon cœur ;  

Qu’un soin trop différent égara ma valeur !  

Ah ! parle : est-il bien vrai ce que la renommée  

Annonçait dans la France à mon âme alarmée ;  

Est-il vrai qu’un objet illustre, malheureux,  

Un cœur trop digne, hélas ! de captiver ses vœux,  

Adélaïde, enfin, le tient sous sa puissance ?  

Qu’a-t-on dit ? Que sais-tu de leur intelligence ? 

DANGESTE.

Prisonnier comme vous dans ces murs odieux,  

Ces mystères secrets offenseraient mes yeux ;  

Et tout ce que j’ai su... Mais je le vois paraître. 

NEMOURS.

Ô honte ! ô désespoir dont je ne suis pas maître ! 

 

 

Scène IV

 

LE DUC D’ALENÇON, NEMOURS, DANGESTE, SUITE

 

LE DUC, à sa suite.

Après avoir montré cette rare valeur,  

Peut-il rougir encor de m’avoir pour vainqueur ? 

Il détourne la vue. 

NEMOURS.

Ô sort ! ô jour funeste,  

Qui de ma triste vie arrachera le reste !  

En quelles mains, ô ciel, mon malheur m’a remis !

LE DUC.

Qu’entends-je, et quels accents ont frappé mes esprits ! 

NEMOURS.

M’as-tu pu méconnaître ? 

LE DUC.

Ah ! Nemours, ah ! mon frère. 

NEMOURS.

Ce nom jadis si cher, ce nom me désespère.  

Je ne le suis que trop, ce frère infortuné,  

Ton ennemi vaincu, ton captif enchaîné. 

LE DUC.

Tu n’es plus que mon frère, et mon cœur te pardonne ; 

Mais, je te l’avouerai, ta cruauté m’étonne.  

Si ton roi me poursuit, Nemours, était-ce à toi  

À briguer, à remplir cet odieux emploi ?  

Que t’ai-je fait ? 

NEMOURS.

Tu fais le malheur de ma vie ; 

Je voudrais qu’aujourd’hui ta main me l’eût ravie. 

LE DUC.

De nos troubles civils quel effet malheureux !

NEMOURS.

Les troubles de mon cœur sont encor plus affreux. 

LE DUC.

J’eusse aimé contre un autre à montrer mon courage :  

Hélas ! que je te plains ! 

NEMOURS.

Je te plains davantage  

De haïr ton pays, de trahir sans remords  

Et le roi qui t’aimait, et le sang dont tu sors. 

LE DUC.

Arrête, épargne-moi l’infâme nom de traître !  

À cet indigne mot je m’oublierais peut-être.  

Non, mon frère, jamais je n’ai moins mérité  

Ce reproche odieux de l’infidélité.  

Je suis près de donner à nos tristes provinces,  

À la France sanglante, au reste de nos princes,  

L’exemple auguste et saint de la réunion,  

Après l’avoir donné de la division. 

NEMOURS.

Toi ! tu pourrais... 

LE DUC.

Ce jour, qui semble si funeste,  

Des feux de la discorde éteindra ce qui reste. 

NEMOURS.

Ce jour est trop horrible !          

LE DUC.

Il va combler mes vœux. 

NEMOURS.

Comment ? 

LE DUC.

Tout est changé, ton frère est trop heureux. 

NEMOURS.

Je te crois ; on disait que d’un amour extrême,  

Violent, effréné (car c’est ainsi qu’on aime),  

Ton cœur depuis trois mois s’occupait tout entier ? 

LE DUC.

J’aime, oui, la renommée a pu le publier ;  

Oui, j’aime avec fureur une telle alliance  

Semblait pour mon bonheur attendre ta présence ;  

Oui, mes ressentiments, mes droits, mes alliés,  

Gloire, amis, ennemis, je mets tout à ses pieds.  

À sa suite.

Allez, et dites-lui que deux malheureux frères,  

Jetés par le destin dans des partis contraires,  

Pour marcher désormais sous le même étendard,  

De ses yeux souverains n’attendent qu’un regard.  

À Nemours.

Ne blâme point l’amour où ton frère est en proie : 

Pour me justifier, il suffit qu’on la voie. 

NEMOURS, à part.

Cruel !...

Au duc.

Elle vous aime ! 

LE DUC.

Elle le doit du moins.  

Il n’était qu’un obstacle au succès de mes soins :  

Il n’en est plus ; je veux que rien ne nous sépare. 

NEMOURS, à part.

Quels effroyables coups le cruel me prépare !  

Haut.
Écoute ! à ma douleur ne veux-tu qu’insulter ?  

Me connais-tu ? sais-tu ce que j’osais tenter ?  

Dans ces funestes lieux sais-tu ce qui m’amène ? 

LE DUC.

Oublions ces sujets de discorde et de haine ;  

Et vous, mon frère, et vous, soyez ici témoin  

Si l’excès de l’amour peut emporter plus loin !  

Ce que votre reproche, ou bien votre prière,  

Le généreux Coucy, le roi, la France entière,  

Demanderaient ensemble, et qu’ils n’obtiendraient pas,  

Soumis et subjugué, je l’offre à ses appas.  

À Dangeste.

De l’ennemi des rois vous avez craint l’hommage.  

Vous aimez, vous servez une cour qui m’outrage.  

Eh bien ! il faut céder : vous disposez de moi

Je n’ai plus d’alliés ; je suis à votre roi.  

L’amour qui, malgré vous, nous a faits l’un pour l’autre,  

Ne me laisse de choix, de parti que le vôtre ;  

Vous, courez, mon cher frère; allez de ce moment  

Annoncer à la cour un si grand changement.  

Soyez libre ; partez, et de mes sacrifices  

Allez offrir au roi les heureuses prémices.  

Puissé-je à ses genoux présenter aujourd’hui  

Celle qui m’a dompté, qui me ramène à lui,  

Qui d’un prince ennemi fait un sujet fidèle

Changé par ses regards, et vertueux par elle !

NEMOURS, à part.

Il fait ce que je veux, et c’est pour m’accabler.  

Haut.
Ô frère trop cruel ! 

LE DUC.

Qu’entends-je ? 

NEMOURS.

Il faut parler. 

LE DUC.

Que me voulez-vous dire ? et pourquoi tant d’alarmes ?  

Vous ne connaissez pas ses redoutables charmes. 

NEMOURS.

Le ciel met entre nous un obstacle éternel. 

LE DUC.

Entre nous... c’en est trop. Qui vous l’a dit, cruel ?  

Mais de vous, en effet, était-elle ignorée ?  

Ciel ! à quel piège affreux ma foi serait livrée !  

Tremblez ! 

NEMOURS.

Moi, que je tremble ! ah ! j’ai trop dévoré  

L’inexprimable horreur où toi seul m’as livré ;  

J’ai forcé trop longtemps mes transports au silence ;  

Connais-moi donc, barbare, et remplis ta vengeance !  

Connais un désespoir à tes fureurs égal :  

Frappe ! voilà mon cœur, et voilà ton rival ! 

LE DUC.

Toi, cruel ! toi, Nemours !

NEMOURS.

Oui, depuis deux années  

L’amour le plus secret a joint nos destinées.  

C’est toi dont les fureurs ont voulu m’arracher  

Le seul bien sur la terre où j’ai pu m’attacher ; 

Tu fais depuis trois mois les horreurs de ma vie ;

Les maux que j’éprouvais passaient ta jalousie.  

Par tes égarements, juge de mes transports.  

Nous puisâmes tous deux dans ce sang dont je sors  

L’excès des passions qui dévorent une âme ;

La nature à tous deux fit un cœur tout de flamme ; 

Mon frère est mon rival, et je l’ai combattu ; 

J’ai fait taire le sang, peut-être la vertu ; 

Furieux, aveuglé, plus jaloux que toi-même,  

J’ai couru, j’ai volé, pour t’ôter ce que j’aime.  

Rien ne m’a retenu ni tes superbes tours,  

Ni le peu de soldats que j’avais pour secours,  

Ni le lieu, ni le temps, ni surtout ton courage  

Je n’ai vu que ma flamme, et ton feu qui m’outrage.  

Je ne te dirai point que, sans ce même amour,  

J’aurais, pour te servir, voulu perdre le jour ; 

Que, si tu succombais à tes destins contraires,  

Tu trouverais en moi le plus tendre des frères ; 

Que Nemours, qui t’aimait, eût immolé pour toi  

Tout dans le monde entier, tout, hors elle et mon roi.  

Je ne veux point en lâche apaiser ta vengeance :  

Je suis ton ennemi, je suis en ta puissance ;  

L’amour fut dans mon cœur plus fort que l’amitié ; 

Sois cruel comme moi, punis-moi sans pitié ; 

Aussi bien, tu ne peux t’assurer ta conquête,  

Tu ne peux l’épouser, qu’aux dépens de ma tête.  

À la face des cieux je lui donne ma foi ;

Je te fais de nos vœux le témoin malgré toi.  

Frappe, et qu’après ce coup ta cruauté jalouse  

Traîne au pied des autels ta sœur et mon épouse !  

Frappe, dis-je : oses-tu ? 

LE DUC.

Traître ! c’en est assez.  

Qu’on l’ôte de mes yeux : soldats, obéissez ! 

 

 

Scène V

 

LE DUC, NEMOURS, DANGESTE, COUCY, SUITE

 

COUCY.

J’allais partir, Seigneur ; un peuple téméraire  

Se soulève en tumulte au nom de votre frère.  

Le désordre est partout : vos soldats consternés  

Désertent les drapeaux de leurs chefs étonnés ;

Et pour comble de maux, vers la ville alarmée,  

L’ennemi rassemblé fait marcher son armée. 

LE DUC.

Allez, cruel, allez ! vous ne jouirez pas  

Du fruit de votre haine et de vos attentats.  

Rentrez : aux factieux je vais montrer leur maître.  

À Coucy.

Dangeste, suivez-moi ; vous, veillez sur ce traître. 

 

 

Scène VI

 

NEMOURS, COUCY

 

COUCY.

Le seriez-vous, seigneur ? auriez-vous

Le sang de ces héros dont vous êtes sorti ?  

Auriez-vous violé, par cette lâche injure,  

Et les droits de la guerre et ceux de la nature ?  

Un prince à cet excès pourrait-il s’oublier ?

NEMOURS.

Non ; mais suis-je réduit à me justifier ?  

Coucy, ce peuple est juste, il t’apprend à connaître  

Que mon frère est rebelle, et que Charle est son maître. 

COUCY.

Écoutez ; ce serait le comble de mes vœux  

De pouvoir aujourd’hui vous réunir tous deux ;  

Je vois avec regret la France désolée,  

À nos dissensions la nature immolée,  

Sur nos communs débris l’Anglais trop élevé,  

Menaçant cet État par nous-même énervé.  

Si vous avez un cœur digne de votre race,  

Faites au bien public servir votre disgrâce ;  

Rapprochez les partis ; unissez-vous à moi  

Pour calmer votre frère et fléchir votre roi,  

Pour éteindre le feu de nos guerres civiles. 

NEMOURS.

Ne vous en flattez pas : vos soins sont inutiles.  

Si la discorde seule avait armé mon bras,  

Si la guerre et la haine avaient conduit mes pas,  

Vous pourriez espérer de réunir deux frères  

L’un de l’autre écartés dans des partis contraires ; 

Un obstacle plus grand s’oppose à ce retour. 

COUCY.

Et quel est-il, seigneur ? 

NEMOURS.

Ah ! reconnais l’amour ;  

Reconnais la fureur qui de nous deux s’empare,  

Qui m’a fait téméraire, et qui le rend barbare. 

COUCY.

Ciel ! faut-il voir ainsi, par des caprices vains,  

Anéantir le fruit des plus nobles desseins ;  

L’amour subjuguer tout, ses cruelles faiblesses  

Du sang qui se révolte étouffer les tendresses,  

Des frères se haïr, et naître en tous climats  

Des passions des grands le malheur des États ! 

Prince, de vos amours laissons là le mystère.  

Je vous plains tous les deux, mais je sers votre frère ; 

Je vais le seconder, je vais me joindre à lui  

Contre un peuple insolent, qui se fait votre appui.  

Le plus pressant danger est celui qui m’appelle ;  

Je vois qu’il peut avoir une fin bien cruelle ; 

Je vois les passions plus puissantes que moi,  

Et l’amour seul ici me fait frémir d’effroi.  

Mais le prince m’attend ; je vous laisse, et j’y vole ;  

Soyez mon prisonnier, mais sur votre parole ; 

Elle me suffira. 

NEMOURS.

Je vous la donne. 

COUCY.

Et moi,  

Je voudrais de ce pas porter la sienne au roi ;  

Je voudrais cimenter, dans l’ardeur de lui plaire,  

Du sang de nos tyrans une union si chère ;  

Mais ces fiers ennemis sont bien moins dangereux  

Que ce fatal amour qui vous perdra tous deux. 

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

NEMOURS, DANGESTE

 

NEMOURS.

Non, non, ce peuple en vain s’armait pour ma défense ;  

Mon frère, teint de sang, enivré de vengeance,  

Devenu plus jaloux, plus fier, et plus cruel,  

Va traîner à mes yeux sa victime à l’autel.  

Je ne suis donc venu disputer ma conquête,  

Que pour être témoin de cette horrible fête ?  

Et dans le désespoir où je me sens plonger,  

Par sa fuite du moins mon cœur peut se venger.  

Juste ciel ! 

DANGESTE.

Ah ! Seigneur, où l’avez-vous conduite ? 

Quoi ! vous l’abandonnez, vous ordonnez sa fuite !  

Elle ne veut partir qu’en suivant son époux ;  

Laissez-moi seul du prince affronter le courroux. 

NEMOURS.

Prisonnier sur ma foi, dans l’horreur qui me presse,  

Je suis plus enchaîné par ma seule promesse  

Que si de cet État les tyrans inhumains  

Des fers les plus pesants avaient chargé mes mains.  

Au pouvoir de mon frère ici l’honneur me livre.  

Je puis mourir pour elle, et je ne peux la suivre.  

On la conduit déjà par des détours obscurs,  

Qui la rendront bientôt sous ces coupables murs :  

L’amour nous a rejoint, que l’amour nous sépare. 

DANGESTE.

Cependant vous restez au pouvoir d’un barbare.  

Seigneur, de votre sang l’Anglais est altéré ;  

Ce sang à votre frère est-il donc si sacré ?  

Craindra-t-il d’accorder, dans son courroux funeste,  

Aux alliés qu’il aime un rival qu’il déteste ? 

NEMOURS.

Il n’oserait. 

DANGESTE.

Son cœur ne connaît point de frein.  

Il vous a menacé : menace-t-il en vain ? 

NEMOURS.

Il tremblera bientôt : le roi vient et nous venge ;  

La moitié de ce peuple à ses drapeaux se range.  

Ne craignons rien, ami... Ciel ! quel tumulte affreux !                 

 

 

Scène II

 

LE DUC, NEMOURS, DANGESTE, GARDES

 

LE DUC.

Je l’entends. C’est lui-même. Arrête, malheureux !  

Lâche qui me trahis, rival indigne, arrête ! 

NEMOURS.

Il ne te trahit point, mais il t’offre sa tête.  

Porte à tous les excès ta haine et ta fureur

Va, ne perds point de temps : le ciel arme un vengeur.  

Tremble ! ton roi s’approche ; il vient, il va paraître ;  

Tu n’as vaincu que moi : redoute encor ton maître. 

LE DUC.

Il pourra te venger, mais non te secourir ;  

Et ton sang... 

DANGESTE.

Non, cruel, c’est à moi de mourir.  

J’ai tout fait, c’est par moi que ta garde est séduite ;  

J’ai gagné tes soldats, j’ai préparé sa fuite.  

Punis ces attentats et ces crimes si grands,  

De sortir d’esclavage et de fuir ses tyrans ; 

Mais respecte ton frère, et sa femme, et toi-même.  

Il ne t’a point trahi, c’est un frère qui t’aime : 

Il voulait te servir quand lu veux l’opprimer ;  

Est-ce à toi de punir quand le crime est d’aimer ? 

LE DUC.

Qu’on les garde tous deux ; allez, qu’on m’obéisse !  

Allez, dis-je ; leur vue augmente mon supplice. 

NEMOURS.

Cruel, de notre sang je connais les ardeurs :  

Toutes les passions sont en nous des fureurs.  

J’attends la mort de toi ; mais, dans mon malheur même,  

Je suis assez vengé l’on te hait, et l’on m’aime. 

 

 

Scène III

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY

 

LE DUC.

On t’aime, et tu mourras ! que d’horreurs à la fois !  

L’amour, l’indigne amour nous a perdus tous trois ! 

COUCY.

Il ne se connaît plus, il succombe à sa rage. 

LE DUC.

Eh bien ! souffriras-tu ma honte et mon outrage ?  

Le temps presse : veux-tu qu’un rival odieux  

Enlève la perfide, et l’épouse à mes yeux ?  

Tu crains de me répondre. Attends-tu que le traître  

Ait soulevé mon peuple, et me livre à son maître ? 

COUCY.

Je vois trop en effet que le parti du roi  

Dans ces cœurs fatigués fait chanceler la foi.  

De la sédition la flamme réprimée  

Vit encor, dans les cœurs en secret rallumée.  

Croyez-moi, tôt ou tard on verra réunis  

Les débris dispersés de l’empire des lis ;  

L’amitié des Anglais est toujours incertaine ;  

Les étendards de France ont paru dans la plaine,  

Et vous êtes perdu si le peuple excité  

Croit dans la trahison trouver sa sûreté ;  

Vos dangers sont accrus. 

LE DUC.

Cruel, que faut-il faire ? 

COUCY.

Les prévenir ; dompter l’amour et la colère.  

Ayons encor, mon prince, en cette extrémité,  

Pour prendre un parti sûr assez de fermeté.  

Nous pouvons conjurer ou braver la tempête ;  

Quoi que vous décidiez, ma main est toute prête. 

Vous vouliez ce matin, par un heureux traité,  

Apaiser avec gloire un monarque irrité.  

Ne vous rebutez pas ordonnez, et j’espère  

Signer en votre nom cette paix salutaire.  

Mais s’il vous tant combattre et courir au trépas,  

Vous savez qu’un ami ne vous survivra pas. 

LE DUC.

Ami, dans le tombeau laisse-moi seul descendre ;  

Vis pour servir ma cause, et pour venger ma cendre.  

Mon destin s’accomplit, et je cours l’achever.  

Qui cherche bien la mort est sûr de la trouver ;  

Mais je la veux terrible, et lorsque je succombe

Je veux voir mon rival entraîné dans ma tombe. 

COUCY.

Comment ! de quelle horreur vos sens sont possédés ! 

LE DUC.

Il est dans cette tour où vous seul commandez. 

COUCY.

Quoi ! votre frère ? 

LE DUC.

Lui ? Nemours est-il mon frère ?  

Il brave mon amour, il brave ma colère ;  

Il me livre à son maître ; il m’a seul opprimé ;  

Il soulève mon peuple ; enfin il est aimé  

Contre moi dans un jour il commet tous les crimes !  

Partage mes fureurs, elles sont légitimes ; 

Toi seul après ma mort en cueilleras le fruit ;  

Le chef de ces Anglais, dans la ville introduit,  

Demande au nom des siens la tête du parjure. 

COUCY.

Vous leur avez promis de trahir la nature ? 

LE DUC.

Dès longtemps du perfide ils ont proscrit le sang. 

COUCY.

Et, pour leur obéir, vous lui percez le flanc ! 

LE DUC.

Non, je n’obéis point à leur haine étrangère :  

J’obéis à ma rage, et veux la satisfaire.  

Que m’importent l’État et mes vains alliés ? 

COUCY.

Ainsi donc à l’amour vous le sacrifiez,  

Et vous me chargez, moi, du soin de son supplice ! 

LE DUC.

Je n’attends pas de vous cette prompte justice.  

Je suis bien malheureux, bien digne de pitié,  

Trahi dans mon amour, trahi dans l’amitié.  

Ah ! trop heureux dauphin, c’est ton sort que j’envie : 

Ton amitié, du moins, n’a point été trahie,  

Et Tangui du Châtel, quand tu fus offensé,  

T’a servi sans scrupule, et n’a pas balancé. 

COUCY.

Il a payé bien cher cet affreux sacrifice.        

LE DUC.

Le mien coûtera plus, mais je veux ce service.  

Oui, je le veux : ma mort à l’instant le suivra ;  

Mais, du moins, mon rival avant moi périra.  

Allez, je puis encor, dans le sort qui me presse,  

Trouver de vrais amis qui tiendront leur promesse.  

D’autres me serviront, et n’allégueront pas  

Cette triste vertu, l’excuse des ingrats. 

COUCY, après un long silence.

Non, j’ai pris mon parti ; soit crime, soit justice,  

Vous ne vous plaindrez pas qu’un ami vous trahisse.  

Je me rends, non à vous, non à votre fureur,  

Mais à d’autres raisons qui parlent à mon cœur :  

Je vois qu’il est des temps pour les partis extrêmes ;  

Que les plus saints devoirs peuvent se taire eux-mêmes.  

Je ne souffrirai pas que d’un autre que moi,  

Dans de pareils moments, vous éprouviez la foi ;  

Et vous reconnaîtrez, au succès de mon zèle,  

Si Coucy vous aimait, et s’il vous fut fidèle.       

 

 

Scène IV

 

LE DUC D’ALENÇON, GARDES

 

LE DUC.

Non, sa froide amitié ne me servira pas ;  

Non ; je n’ai point d’amis: tous les cœurs sont ingrats.  

À un soldat.

Écoutez : vers la tour allez en diligence...  

Il lui parle bas.

Vous m’entendez ; volez, et servez ma vengeance.  

Le soldat sort.

Sur l’incertain Coucy mon cœur a trop compté.  

Il a vu ma fureur avec tranquillité ;  

On ne soulage point des douleurs qu’on méprise ;  

Il faut qu’en d’autres mains ma vengeance soit mise.  

Vous, que sur nos remparts on porte nos drapeaux ;

Allez, qu’on se prépare à des périls nouveaux !  

Il reste seul.

Eh bien ! c’en est donc fait: une femme perfide  

Me conduit au tombeau, chargé d’un parricide !...  

Qui, moi, je tremblerais des coups qu’on va porter !  

Je chéris la vengeance, et ne puis la goûter ;  

Je frissonne, une voix gémissante et sévère  

Crie au fond de mon cœur : Arrête, il est ton frère !  

Ah ! prince infortuné, dans ta haine affermi

Songe à des droits plus saints ; Nemours fut ton ami.  

Ô jours de notre enfance! ô tendresses passées !  

Il fut le confident de toutes mes pensées.  

Avec quelle innocence et quels épanchements  

Nos cœurs se sont appris leurs premiers sentiments !  

Que de fois, partageant mes naissantes alarmes,  

D’une main fraternelle essuya-t-il mes larmes !  

Et c’est moi qui l’immole, et cette même main  

D’un frère que j’aimai déchirerait le sein !  

Funeste passion dont la fureur m’égare !  

Non, je n’étais point né pour devenir barbare :  

Je sens combien le crime est un fardeau cruel...  

Mais, que dis-je ? Nemours est le seul criminel.  

Je reconnais mon sang, mais c’est à sa furie :  

Il m’enlève l’objet dont dépendait ma vie ;  

Il aime Adélaïde... Ah ! trop jaloux transport !  

Il l’aime, est-ce un forfait qui mérite la mort ?  

Mais, lui-même, il m’attaque, il brave ma colère,  

Il me trompe, il me hait... N’importe, il est mon frère.  

C’est à lui seul de vivre : on l’aime, il est heureux ;  

C’est à moi de mourir ; mais mourons généreux.  

Je n’ai point entendu le signal homicide,  

L’organe des forfaits, la voix du parricide ; 

Il en est temps encor. 

 

 

Scène V

 

LE DUC, UN OFFICIER

 

LE DUC.

Que tout soit suspendu :  

Vole à la tour. 

L’OFFICIER.

Seigneur... 

LE DUC.

De quoi t’alarmes-tu ?  

Ciel ! tu pleures. 

L’OFFICIER.

J’ai vu, non loin de cette porte,  

Un corps souillé de sang qu’en secret on emporte.  

C’est Coucy qui l’ordonne, et je crains que le sort... 

LE DUC. On entend le canon.

Quoi ! Déjà ! Dieux ! qu’entends-je ? ah ciel ! mon frère est mort ! 

Il est mort ! et je vis, et la terre entr’ouverte,  

Et la foudre en éclats n’a point vengé sa perte !  

Ennemi de l’État, factieux, inhumain,  

Frère dénaturé, ravisseur, assassin,  

Ô ciel ! autour de moi j’ai creusé les abîmes.  

Que l’amour m’a changé, qu’il me coûte de crimes !  

Le voile est déchiré, je m’étais mal connu.  

Au comble des forfaits je suis donc parvenu !  

Ah, Nemours ! ah, mon frère ! ah, jour de ma ruine ! 

Je sais que tu m’aimais, et mon bras t’assassine !...  

Mon frère !

L’OFFICIER.

Adélaïde, avec empressement,  

Veut, seigneur, en secret vous parler un moment. 

LE DUC.

Chers amis, empêchez que la cruelle avance ;  

Je ne puis soutenir ni souffrir sa présence ;  

Je ne mérite pas de périr à ses yeux.  

Dites-lui que mon sang...

Il tire son épée.

 

 

Scène VI

 

LE DUC D’ALENÇON, COUCY, GARDES

 

COUCY.

Quels transports furieux ! 

LE DUC.

Laissez-moi me punir et me rendre justice.  

À Coucy.

Quoi ! d’un assassinat tu t’es fait le complice !  

Ministre de mon crime, as-tu pu m’obéir ? 

COUCY.

Je vous avais promis, Seigneur, de vous servir. 

LE DUC.

Malheureux que je suis ! ta sévère rudesse  

À cent fois de mes sens combattu la faiblesse :  

Ne devais-tu te rendre à mes tristes souhaits  

Que quand ma passion t’ordonnait des forfaits ?  

Tu ne m’as obéi que pour perdre mon frère !       

COUCY.

Lorsque j’ai refusé ce sanglant ministère,  

Votre aveugle courroux n’allait-il pas soudain  

Du soin de vous venger charger une autre main ? 

LE DUC.

L’amour, le seul amour, de mes sens toujours maître,  

En m’ôtant la raison, m’eut excusé peut-être...  

Mais toi, dont la sagesse et les réflexions  

Ont calmé dans ton sein toutes les passions ;  

Toi, dont j’avais tant craint l’esprit ferme et rigide,  

Avec tranquillité permettre un parricide ! 

COUCY.

Eh bien ! puisque la honte, et que le repentir,  

Par qui la vertu parle à qui peut la trahir,  

D’un si juste remords ont pénétré votre âme ;  

Puisque, malgré l’excès de votre aveugle flamme,  

Au prix de votre sang vous voudriez sauver  

Ce sang dont vos fureurs ont voulu vous priver,  

Je peux donc m’expliquer ; je peux donc vous apprendre  

Que de vous-même enfin Coucy sait vous défendre ;  

Connaissez-moi, seigneur, et calmez vos douleurs.  

Dangeste entre.

Mais gardez vos remords ;

À Dangeste.

et vous séchez vos pleurs.  

Que ce jour à tous trois soit un jour salutaire : 

Venez, paraissez, prince ; embrassez votre frère !  

Le duc de Nemours paraît.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, NEMOURS, COUCY, DANGESTE

 

DANGESTE.

Seigneur... 

LE DUC.

Mon frère... 

DANGESTE.

Ah ! ciel ! 

LE DUC.

Qui l’aurait pu penser ? 

NEMOURS, s’avançant du fond du théâtre.

J’ose encor te revoir, te plaindre et t’embrasser. 

LE DUC.

Mon crime en est plus grand, puisque ton cœur l’oublie. 

DANGESTE.

Coucy, digne héros, qui lui donnes la vie... 

LE DUC.

Il la donne à tous trois. 

COUCY.

Un indigne assassin  

Sur Nemours à mes yeux avait levé la main :  

J’ai frappé le barbare ; et prévenant encore  

Les aveugles fureurs du feu qui vous dévore,  

J’ai fait donner soudain le signal odieux,  

Sûr que dans quelque temps vous ouvririez les yeux. 

LE DUC.

Après ce grand exemple et ce service insigne,  

Le prix que je t’en dois, c’est de m’en rendre digne. 

NEMOURS.

Tous deux auprès du roi nous voulions te servir.  

Quel est donc ton dessein ?... parle. 

LE DUC.

De me punir ;  

De nous rendre à tous trois une égale justice ;  

D’expier devant vous, par le plus grand supplice,  

Le plus grand des forfaits où la fatalité,  

L’amour et le courroux m’avaient précipité.  

J’aimais Adélaïde, et ma flamme cruelle  

Dans mon cœur désolé s’irrite encor pour elle.  

Coucy sait à quel point j’adorais ses appas,  

Quand ma jalouse rage ordonnait ton trépas ; 

Toujours persécuté du feu qui me possède,  

Je l’adore encor plus, et mon amour la cède.  

Je m’arrache le cœur en vous rendant heureux : 

Aimez-vous, mais au moins pardonnez-moi tous deux. 

NEMOURS.

Ah ! ton frère à tes pieds, digne de ta clémence,  

Égale tes bienfaits par sa reconnaissance. 

DANGESTE.

Oui, seigneur, avec lui j’embrasse vos genoux ;  

La plus tendre amitié va me rejoindre à vous : 

Vous nous payez trop bien de nos douleurs souffertes. 

LE DUC.

Ah ! c’est trop me montrer mes malheurs et mes pertes ;  

Mais vous m’apprenez tous à suivre la vertu.  

Ce n’est point à demi que mon cœur est rendu.  

À Nemours.

Je suis en tout ton frère ; et mon âme attendrie  

Imite votre exemple et chérit sa patrie.  

Allons apprendre au roi, pour qui vous combattez,  

Mon crime, mes remords, et vos félicités.  

Oui, je veux égaler votre foi, votre zèle,  

Au sang, à la patrie, à l’amitié fidèle,  

Et vous faire oublier, après tant de tourments,  

À force de vertus, tous mes égarements.  

 


[1] Cet Avertissement inédit est de feu Decroix, qui me l’a fait passer avec un manuscrit, au texte duquel je me suis conformé. Le Duc d’Alençon a été imprimé, pour la première fois, à Paris, en 1821.  

Le nombre des vers du Duc d’Alençon, qu’on retrouve dans Adélaïde et dans le Duc de Foix, est si considérable qu’il eût fallu mettre des astérisques à presque tous : c’est pourquoi on n’en a mis à aucun. (B).  

Cet Avertissement en dit assez sur l’histoire de cette première variante d’Adélaïde. Nous nous contenterons de faire observer que cette imitation n’est pas ici à son rang chronologique, car elle devrait venir après Oreste. (G A.)

[2] Voir les trois premières notes sur Adelaïde du Guesclin.

[3] Ces vers ne sont pas dans Adélaïde. Voltaire semble faire allusion ici aux avanies qui l’avaient forcé à quitter la cour de Louis XV et la France en 1750. (G. A.)

[4] Ce beau vers ne se trouve pas non plus dans Adélaïde.

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