Vie d’Alexis Piron (Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY)

Œuvres complètes d’Alexis Piron publiées par M. Rigoley de Juvigny, conseiller honoraire au parlement de Metz, de l’académie des sciences et belles-lettres de Dijon, t. I. 1777.

 

 

VIE D’ALEXIS PIRON

 

Alexis Piron, né le 9 juillet 1689, à Dijon, était fils d’Aimé Piron, apothicaire, et d’Anne Dubois, sa seconde femme. Une probité inaltérable, et reconnue dans toute la province, leur tenait lieu de fortune. Des mœurs antiques et pures entretenaient la paix et l’union qui régnaient au sein de cette honnête famille, où les muses n’étaient point étrangères. Le père d’Alexis les cultivait ; elles aimaient à parler quelquefois avec lui le langage de l’ancienne Rome, et se prêtaient même souvent au patois du pays, qu’elles embellissaient de leurs charmes. Estimé, chéri, considéré de ses concitoyens, il parvint à l’échevinage de Dijon. Quelques affaires qu’il eut à traiter pour les intérêts de la ville, le firent connaître, et hui donnèrent accès auprès de M. le prince de Condé, dont il gagna la bienveillance et la protection par sa naïveté, la franchise et l’enjouement singulier de son caractère. Il eut également le bonheur de plaire aux deux augustes successeurs de M. le prince, qui l’admettaient familièrement à leur cour ; car c’était encore le temps où les grands prenaient plaisir à rechercher la société des gens de lettres, parce qu’alors le savoir étant joint aux mœurs, l’estime accompagnait toujours l’accueil honorable et les suffrages flatteurs qu’ils obtenaient sans les briguer.

Dans ce temps là même, un poète célèbre, l’ornement du Parnasse latin, Santeul, avait accompagné M. le prince aux états de Bourgogne. Aimé Piron ne fut pas plutôt informé de l’arrivée de Santeul, qu’il courut sur-le-champ lui rendre hommage. Mais ce poète, qui portait à l’excès l’ivresse orgueilleuse de son art, le reçut avec tant de hauteur, qu’il révolta le poète Bourguignon. Bientôt les humbles égards se changèrent en railleries pleines de sel ; aux compliments succéda l’ironie ; les propos devinrent enfin si vifs et si plaisants de part et d’autre, qu’il se passa, en présence du prince, une scène des plus comiques, dont le poète latin fut plus piqué qu’humilié. Ils se brouillèrent donc à leur première entrevue ; mais cette brouillerie ne dura qu’un moment. Un ami commun, le bon vin du pays, les réconcilia le jour même. Devait-on s’attendre au sort funeste que cet ami préparait à Santeul ? Tout le monde sait qu’une colique de miserere[1] l’enleva, pour ainsi dire, au milieu d’un repas. L’apothicaire poète fut en vain appelé au secours ; les ressources de son art devinrent inutiles, le malheureux Santeul était frappé du coup mortel.

Cet événement répandit un deuil général sur le Parnasse. Aimé Piron y fit entendre ses regrets à sa manière, c’est-à-dire, en vers bourguignons. Nous avons de lui, dans ce dialecte, une infinité de petits poèmes, de chansons, de harangues, et de pièces fugitives charmantes, dont la plupart ont été imprimées. Il célébrait tantôt les événements intéressants pour la nation, tels que la naissance du duc de Bourgogne[2], les victoires du grand Condé[3], le retour de la santé du roi[4], et tantôt les événements particuliers à sa province. Plusieurs autres pièces, en vers français, pourraient encore lui faire honneur. Mais les noëls qu’il composait en patois bourguignon, étaient l’objet de son occupation favorite. Il en publia tous les avens, pendant trente ans de suite. Ces cantiques respirent l’onction la plus tendre. Il y faisait quelquefois allusion aux événements du jour ; comme dans celui où il parle de la guerre de la succession d’Espagne, et dans celui où il forme les vœux les plus touchants pour la prospérité de Louis XV, qui ne faisait que de naître. Bernard de la Monnaie, avec lequel Aimé Piron fut lié de l’amitié la plus étroite pendant l’espace de quatre-vingts ans[5], le plaisantait souvent, et lui reprochait de ne pas tirer tout le parti qu’on pouvait de la naïveté, de la finesse et de l’énergie du patois bourguignon. Ce savant littérateur le possédait éminemment. Aussi Piron, dont l’amour-propre était de la meilleure composition du monde, passait-il condamnation. Il s’excusait néanmoins sur l’importunité du libraire, et sur l’impatience des bonnes gens, qui ne croyaient jamais avoir assez tôt ses noëls, pour les vendre ou les chanter ; mais son ami ne goûtant point cette excuse, Aimé Piron le pressa si vivement po l’aimor de Dieu et de fran Barôzai, d’en composer d’autres, que la Monnaie se rendit à ses instances. De là naquirent les fameux noëls bourguignons de cet illustre académicien, lesquels, accompagnés de son ingénieux et docte commentaire, passeront à la postérité.

D’après ce que je viens de rapporter de l’esprit et du caractère d’Aimé Piron, on peut dire que les muses assistèrent à la naissance d’Alexis son fils, et que la gaieté le reçut en venant au monde, pour ne le quitter jamais.

Son éducation fut, comme on la donnait dans ce temps là, savante, utile et sévère. Malgré la vivacité de son âge, Alexis en profita et fit d’excellentes études. On voit par ce qu’il dit lui même dans sa préface de la Métromanie, avec quelle avidité il écoutait ses maîtres, et de quel enthousiasme il était saisi à la lecture des bons ouvrages et à la vue des beautés que présentent les grands modèles de l’antiquité grecque et latine. Mais comme il fallait songer à prendre un état utile et conforme à la médiocrité de sa fortune, ses parents s’efforcèrent par toutes sortes de voies, même par des châtiments, d’étouffer en lui cet amour poétique qui décelait déjà le feu de son génie.

Si le jeune Piron parut se rendre aux instances de sa famille, ce ne fut pas sans se faire une extrême violence. Il trouvait des inconvénients à tous les partis qu’on lui proposait. L’état ecclésiastique était celui que ses parents auraient désiré qu’il choisit, comme le plus avantageux. Il ne voulut point l’embrasser, parce que, disait-il, l’homme le plus pur ne l’est jamais assez pour remplir dignement cet état. Qu’on ne s’imagine pas que nous lui prêtions ce langage ; nous avons trouvé, plus d’une fois, cette façon de penser consignée dans ses écrits. Au défaut de l’état ecclésiastique, l’art de la médecine lui offrait encore, en perspective, un chemin, à la vérité, difficile et laborieux, mais un but utile. Il n’y vit que des obstacles insurmontables. Réfléchissant sur le prix de la vie des hommes, il s’étonnait qu’on l’abandonnât si facilement aux incertitudes et aux conjectures hasardeuses d’un art auquel les maux, comme des protées, échappent malgré l’attention la plus scrupuleuse et l’expérience la plus consommée. Il ne lui restait donc que la profession d’avocat : il crut que c’était celle qui lui convenait le mieux. Ce n’est pas qu’il n’y vit aussi des écueils : il savait que le défenseur des biens, de l’honneur, de la vie même des citoyens, avait besoin d’être doué de grands talents et de grandes vertus ; mais il pensait qu’à un jugement sain, un esprit actif et pénétrant, une âme élevée et sensible, une droiture de cœur et un désintéressement à toute épreuve, joignant une étude approfondie et raisonnée des lois, on pouvait risquer de s’engager dans leur labyrinthe, en sortir triomphant, et mériter un nom parmi les plus célèbres orateurs du barreau. Ainsi, déterminé à suivre l’étude de la jurisprudence, il partit pour Besançon, où il prit ses degrés.

De retour à Dijon, il sa fit recevoir avocat ; bien résolu pourtant, à la première bonne cause qu’il perdrait, de renoncer à la profession. Mais au moment même où il se préparait à son début, un dérangement subit et imprévu, arrivé dans la fortune déjà fort médiocre de sa famille, l’éloigna pour jamais d’un état qui suppose au moins l’honnête nécessaire. Ce revers qui influa sur tout le reste de sa vie, le toucha moins que le plaisir de pouvoir se consacrer tout entier au service des muses. Leurs charmes trompeurs, de son propre aveu, l’avaient séduit au point qu’il ne voyait pas de gloire plus brillante et de bien plus désirable, que d’être couronné de leurs mains.

Ainsi Piron, sans expérience, s’abandonna à la douce illusion qu’il s’était faite. Son caractère franc et honnête, sa conversation pleine de sel et d’ingénuité, sa gaieté naturelle et soutenue, ses saillies toujours neuves et intarissables, que le bon vin du pays rendait quelquefois plus piquantes et plus vives, le firent rechercher, surtout par ces sociétés formées sous les seuls auspices du plaisir et de la liberté. Il y fut introduit par un de ses camarades de collège, M. Jehannin, depuis conseiller au parlement de Dijon. C’est là qu’il oubliait, en apparence, ses malheurs domestiques ; car malgré son humeur enjouée, il ne se livrait pas au plaisir autant qu’on l’aurait désiré. Aussi se dérobait-il souvent à l’empressement qu’on lui témoignait de l’avoir. S’il aimait la dissipation, il aimait encore davantage l’étude et la retraite.

Il était alors dans l’âge où l’amour triomphe aisément d’un cœur ; et le sien tendre et sensible s’était déjà rendu aux charmes d’une de ses parentes, dont il n’éprouva que des rigueurs. Cette passion malheureuse, qui fit le tourment de ses plus beaux jours, fortifiait encore son goût pour la solitude.

Le jeune Jehannin, qui joignait à l’esprit le plus naturel et le plus aimable beaucoup de talents pour la poésie, était au contraire entièrement livré à la société. Une indolence voluptueuse formait le fond de son caractère, qu’il ne surmonta jamais. Il souffrait impatiemment la conduite sauvage de son camarade, qu’il avait souvent surpris égaré dans les bois, et fuyant tout commerce avec les humains. Comme il s’avisait un jour de lui en faire des reproches, Piron, à son tour, voulut lui faire honte de sa paresse ; et prenant un ton grave et sérieux, il lui démontra avec beaucoup de vivacité, et encore plus de fermeté, combien ce vice était dangereux par la léthargie dans laquelle il retient les facultés de l’âme, par le désordre qu’il porte dans la fortune la mieux établie, par le dégoût qu’il répand sur les devoirs les plus indispensables, en un mot, par tous les inconvénients qui en résultent pour nous-mêmes et pour les autres.

Jehannin crut devoir répondre à la morale de Piron, par une ode, dans laquelle il chantait les douceurs de la paresse, et les plaisirs de l’amour. Piron reçoit cette ode : mais quelle est sa surprise, de la trouver remplie d’images indécentes et lascives, de maximes dangereuses et libertines, de vers heureux et pleins d’harmonie ! Enfin, l’ode lui tomba des mains à la dernière strophe, terminée par la pensée la plus licencieuse et le mot le plus obscène. Sortant tout-à-coup de son étonnement par un grand éclat de rire, piqué d’une folle émulation, et croyant que son ami lui faisait un défi, il lui répond sur-le-champ, lui rend ode pour ode, et trouve plaisant de commencer sa pièce par le même mot qui terminait celle qu’il venait de lire. Son imagination le servit trop bien ; il mit en très peu de temps la dernière main à l’ouvrage, l’envoya à Jehannin, et lui écrivit que c’était moins pour le braver et lui montrer un maître qu’il avait composé cette pièce, que pour lui prouver combien il était facile de réussir dans ce genre, et pour le détourner, lui et toute muse libertine, de la criminelle démangeaison de s’y livrer ; il le priait surtout avec instance de jeter l’ode au feu dès qu’il l’aurait lue, et de ne la communiquer à personne. Le premier soin de Jehannin fut de violer le secret. Il la donna à quelques jeunes conseillers de ses amis, qui ne se firent point un scrupule de la lire à huis clos, et même en présence de l’illustre président Bouhier. Le procureur-général en fut informé, et crut devoir mander Piron qui, saisi d’effroi et se doutant qu’il était trahi, courut chez Jehannin pour l’accabler de reproches. Celui-ci, également alarmé, vole chez le président Bouhier, pour implorer, dans cette délicate et fâcheuse circonstance, sa protection en faveur de Piron, laquelle lui devenait d’autant plus nécessaire, qu’alors le ministère public sévissait avec la plus grande rigueur contre tout auteur qui insultait dans ses écrits, la religion et aux bonnes mœurs. « Rassurez Piron, dit le président Bouhier ; qu’il se rende sans tarder aux ordres de M. le procureur, général ; qu’il désavoue son ouvrage ; et pour peu que M. le procureur-général insiste à ce que Piron lui déclare qui en est l’auteur, qu’il me nomme hardiment : la chose en demeurera là, et je saurai rendre à Piron en temps et lieu ses droits de propriété. »

Armé de cette bonne réponse, Piron se présenta devant M. le procureur-général, non sans rougir, lorsqu’interrogé quel était l’auteur des vers, il nomma le président Bouhier. À ce nom respectable, M. le procureur-général se mit à sourire, et après avoir fait une sévère réprimande à Piron, le congédia, en lui disant qu’il n’éviterait pas la punition que méritait une pareille production, si jamais il se rendait coupable de sa publicité. Il finit par l’exhorter à mieux employer désormais ses talents.

Telle fut, dans la plus exacte vérité, l’origine de ce fameux chef-d’œuvre de génie et de licence, devenu malheureusement trop célèbre et trop répandu. L’auteur, par soixante ans et plus de repentir et de regrets, s’était flatté d’en avoir effacé jusqu’au moindre souvenir : mais ses ennemis n’en ont que trop abusé pour rendre ses mœurs suspectes, quoique cette ode ne fût ni le fruit d’une honteuse orgie, ni la suite d’un libertinage réfléchi, et encore moins le sujet d’un prix proposé par un grand prince, comme on a osé le débiter. L’auteur en avait conservé la date ; je l’ai trouvée écrite de sa main ; elle est de l’année 1710, et détruit tous ces faux bruits. Piron n’avait alors que vingt ans. Néanmoins nous ne cherchons point ici à le justifier d’une faute que l’envie lui a trop souvent reprochée. Nous voulons seulement arrêter le progrès de la calomnie, afin que, si elle ne l’a pas épargné pendant sa vie, elle respecte du moins sa mémoire.

La réprimande sévère de M. le procureur général eut son effet. Piron s’efforça de se concilier l’estime des honnêtes gens, en faisant oublier, par sa conduite, la coupable erreur d’un moment, à laquelle son cœur n’avait point eu de part. On l’aimait, et c’était avec peine qu’on le voyait dans l’inaction et sous le poids de l’infortune. La nature l’avait affligé d’une vue très faible et très basse : sans ce défaut, il aurait pu tirer un grand avantage d’un petit talent qu’il possédait supérieurement. Son écriture était presque aussi belle que le burin ; mais il se fatiguait beaucoup le corps et les yeux en écrivant : il fallut néanmoins faire usage de cette misérable ressource. Le hasard avait conduit à Dijon un financier fort riche. Tout le monde s’empressa de lui parler en faveur de Piron. Le financier le prit en qualité de second secrétaire, et Piron lui fit le sacrifice de ses talents et de sa liberté pour 200 livres par an. Il subit, sans murmurer, sa triste destinée, et suivit le financier dans une tournée, espérant que, lorsqu’il serait mieux connu, il en obtiendrait un meilleur traitement. Cette espérance lui paraissait d’autant mieux fondée, que ce financier, du côté de la naissance et de l’éducation, n’avait rien de commun avec les financiers de ce temps là. Au désir d’amasser des richesses, il joignait le goût des lettres, et avait de plus des prétentions au bel esprit. On l’a vu même quelquefois suspendre ses calculs lucratifs, pour descendre un moment sur l’arène, entrer en lice et disputer le prix. En un mot, il était métromane. Piron, qu’il occupait le plus souvent à copier ses vers, n’était ni assez bas flatteur pour les trouver bons, ni même assez politique pour se taire. Quelques procédés peu convenables lui firent voir qu’on était blessé de sa franchise, et qu’il était temps de se retirer. Il le fit sans regret, et rentra dans le sein de sa famille avec un commencement d’expérience bien propre à lui faire comprendre pourquoi les demi-talents et même l’ignorance trouvent des protecteurs en foule ; tandis que le vrai mérite, le savoir modeste, et les talents réels en manquent presque toujours. Il en vit clairement la raison ; c’est qu’on ne protège pas ce qu’on n’a point, ce qu’on ne peut avoir, et ce qu’on ne connaît pas. Ajoutons encore que l’ignorance et la médiocrité, plus accoutumées aux bassesses, par conséquent plus souples et moins délicates sur les moyens de parvenir, affrontent aisément les obstacles et ne sont humiliées de rien ; au lieu qu’une noble fierté naturelle à toute âme élevée, empêche l’homme honnête d’avilir son talent en l’offrant à l’idole devant laquelle il serait contraint de se courber, et par conséquent écarte loin de lui les protecteurs dont il aurait à rougir.

Piron revint donc à Dijon, où, malgré l’extrême rigueur de son sort, il rapporta sa gaieté toute entière, et continua comme auparavant d’y mener tantôt une vie studieuse et solitaire, et tantôt agréable et dissipée. Quelque temps après son retour en 1715, les chevaliers de l’arquebuse de Dijon rendirent le prix d’usage, et y invitèrent les compagnies de l’arquebuse des villes voisines. Dans cette fête, la victoire favorisa les chevaliers Beaunois. La muse de Piron s’égaya sur les vainqueurs, et célébra leurs exploits dans une ode burlesque et satyrique. Quoiqu’il eût pris la précaution de garder l’anonyme, personne ne s’y trompa ; il passa constamment pour en être l’auteur, et la guerre s’alluma.

Les hostilités commencèrent par un déluge de couplets dont on accabla Piron : mais malheureusement les muses de Beaune, malgré leur organe[6] bruyant, n’étaient pas de la force de la muse dijonnaise, dont les traits plaisants et malins rangeaient toujours les rieurs de son côté. Jamais la scène n’était vide ; Piron l’occupait sans cesse aux dépens de ses ennemis. Il allait dans la campagne des environs de la ville, coupant, abattant, arrachant tous les chardons qui s’offraient à sa vue. « Eh, parbleu ! répondit-il aux passants qui l’interrogeaient, étonnés de la fureur avec laquelle il moissonnait ces chardons, je suis en guerre avec les Beaunois, je leur coupe les vivres. » On aurait pu de part et d’autre en demeurer là. D’ailleurs, cette pièce satyrique était à tous égards peu digne de son auteur, et Piron avait eu le plus grand tort de livrer indistinctement au ridicule tous les habitants d’une ville qui a fourni plusieurs hommes célèbres.

Quoi qu’il en soit, le ressentiment de l’injure dura jusqu’en 1717, que les Beaunois rendirent à leur tour le prix de l’arquebuse. Piron voulut y aller. On l’avertit en vain du danger qu’il courait : rien ne l’intimida ni ne put le détourner de son dessein. Le jour arrivé, il partit à pied de Dijon pour se rendre à Beaune ; et après s’être recommandé à la dame de ses pensées, il s’abandonna à son destin. Son ami Jehannin l’accompagna jusqu’à une demi-lieue de la ville, et Piron continua sa route seul jusqu’à Vougeot, où il s’arrêta pour en goûter le bon vin. Là, de nouveaux compagnons de voyage se joignirent à lui ; on se remit en chemin, et l’on marcha le reste de la nuit. Jamais nuit ne fut plus orageuse et plus noire. Piron en tira un mauvais augure, et n’en fut pas moins de bonne humeur.

Il était cinq heures du matin, lorsque la joyeuse caravane arriva aux portes de Beaune. Déjà les rues de la ville étaient remplies d’un peuple nombreux, que les préparatifs de la fête avaient éveillé bien avant l’aube du jour. Dès que Piron se vit sur les terres ennemies, il ne fut pas le maître d’une certaine émotion qui le saisit ; mais il reprit bientôt courage, à la vue de la maison où il était attendu, et où il s’était ménagé des intelligences secrètes en cas de surprise. Il s’y délassa jusqu’à cinq heures du soir, qu’un bruit d’instruments guerriers qui annonçait l’ouverture du prix, le fit sortir de la table, où il était encore avec ses amis. Il descendit dans la rue, pour être plus à portée de voir défiler les chevaliers. Ceux de l’arquebuse de Dijon ouvraient la marche. À peine eurent-ils aperçu Piron qu’ils s’arrêtèrent ; et l’ayant entouré, le pressèrent de venir se ranger sous leur drapeau. Les propos qu’ils avaient entendus, les effrayaient pour lui. On lui dit que son arrivée avait fait du bruit dans la ville ; que son nom volait de bouche en bouche, et que déjà une joie perfide éclatant de toutes parts, donnait le signal de la vengeance. Piron n’écouta rien : il ne fut sensible qu’aux instances de ses compatriotes, et à l’amitié qu’ils lui témoignaient dans cette circonstance critique. Il les en remercia, en leur disant :

Allez, je ne crains point leur impuissant courroux ;
Et quand je serais seul, je les bâterais tous.

Les chevaliers Dijonnais voyant l’impossibilité de le déterminer à les suivre, reprirent leurs rangs, et le quittèrent à regret. Toutes les compagnies passèrent ainsi en revue devant lui. Les Beaunois fermaient la marche. Comme ils l’avaient reconnu de loin, dès qu’ils furent près de lui, ils firent briller à ses yeux quarante épées nues ; mais chaque chevalier, en lui présentant la pointe baissée, l’honora d’un salut, auquel il répondit par une profonde inclination, deux doigts appuyés sur ses lèvres, en leur faisant entendre par ce signe, qu’il serait désormais plus circonspect.

Ces cavaliers étaient suivis d’une troupe de jeunes fantassins, le fusil sur l’épaule, marchant sur une colonne de cinq hommes de front. Un très large ruisseau coulait dans la ville. Le fantassin qui se trouvait sur la ligne du milieu, craignant de se mouiller, et ne voulant pas néanmoins rompre la file, marchait les jambes ridiculement écartées sur l’un et l’autre bord du ruisseau. Cette attitude plaisante frappa Piron, et pensa lui faire enfreindre le traité de paix qu’il venait, pour ainsi dire, de jurer dans l’instant même. Il se permit quelques saillies, qui lui attirèrent de la part de cette brave infanterie, des regards menaçants, dont il ne fit pas semblant de s’apercevoir. La marche terminée, chacun se rendit au lieu où devait s’adjuger le prix, et la journée se passa sans aucune désastreuse aventure.

Le lendemain les plaisirs recommencèrent avec le jour. Piron fut éveillé par le bruit des instruments qui rappelaient les chevaliers au drapeau, et à de nouveaux divertissements. Il se contenta de ceux dont il avait été témoin la veille, et alla passer la journée chez les prêtres de l’oratoire, qui l’avaient invité à dîner, et où il avait un frère. On l’y traita splendidement. Il égaya si bien la pieuse congrégation que, pour la première et la dernière fois peut-être, le repas fut prolongé bien au-delà du temps ordinaire : tant on prenait de plaisir à l’entendre et à le faire causer. Il ne sortit de la communauté qu’à huit heures du soir, pour aller à la comédie.

Les Beaunois n’avaient rien épargné pour rendre la journée plus brillante. Ils avaient arrêté une troupe de comédiens, et fait dresser un théâtre dans une vaste grange. Piron arrivé à la porte du spectacle, ne sachant pas quelle pièce on allait jouer, s’adressa au plus apparent de ceux qui faisaient foule, et qui, par un air plus avantageux que les autres et donnant des ordres, paraissait devoir être plus instruit : les fureurs de Scapin, lui dit gravement le jeune Beaunois. Ah ! monsieur, répondit Piron en le remerciant, je croyais que c’étaient les fourberies d’Oreste ; et tout de suite entra se placer dans le parterre.

À peine fut-il dans la salle, que tous les regards se tournèrent vers lui. L’assemblée était nombreuse, on lui lança mille brocards, qu’il repoussa toujours avec sa supériorité ordinaire. Enfin la toile se lève, et le bruit cesse jusqu’au troisième acte : mais au moment où Scapin enferme Géronte dans le sac, un petit-maître qui, sans doute ; trouvait cette scène attendrissante, apostropha tout-à-coup le parterre, qui était fort tranquille, d’un paix là, paix messieurs, on n’entend pas ! Ce n’est pas faute d’oreilles, cria Piron. Mot cruel qui pensa faire ensanglanter la scène et terminer la comédie par la catastrophe la plus tragique. À ce mot, il s’élève un murmure confus : l’indignation éclate dans tous les yeux fixés sur Piron ; on est prêt à fondre sur lui : déjà le petit maître transporté de fureur, allait, suivi de beaucoup d’autres, s’élancer du théâtre au milieu du parterre l’épée à la main, lorsqu’un génie bienfaisant rétablit heureusement le calme. Le petit maître remit son épée dans le fourreau, reprit sa place, Scapin son rôle ; et Géronte qui, par prudence et à tout événement, était sorti de son sac, y rentra au grand contentement des spectateurs.

La pièce finie, Piron jugea bien qu’il n’y avait de salut pour lui que dans la fuite. Il n’attendit pas que la toile fût baissée. Il s’empressa de sortir, espérant se sauver à la faveur de la nuit. Il s’échappa donc avec la vitesse d’un homme qui se sent poursuivi. Il l’était en effet, car dans l’instant il fut atteint par une troupe de jeunes gens l’épée à la main : alors il redouble sa course, et fait bientôt perdre la trace de ses pas. Comme il n’entend plus de bruit, il croit ses ennemis bien loin : il s’arrête un moment pour respirer, et se félicite déjà d’avoir échappé au plus grand danger, lorsque le voilà de nouveau assailli par cette jeunesse furieuse, prête à le percer de mille coups. Piron voit le péril qui le menace : fort et vigoureux, il soutient le choc avec courage, rompt deux ou trois épées ; mais accablé par le nombre, il allait infailliblement succomber, si le maire de la ville, devant la maison duquel cette scène se passait, ne fût accouru à son secours, et ne l’eût arraché des mains de ses ennemis. Il le retira chez lui, où il passa le reste de la nuit, et sortit de Beaune aussitôt qu’on en eut ouvert les portes.

Ainsi se termina cette fameuse aventure, dont le héros se plaisait encore longtemps après à raconter en riant les détails : aventure qui aurait pu néanmoins devenir funeste, si sa conduite et ses mœurs eussent prêté des armes à la vengeance. On fit encore des couplets contre lui ; mais comme il n’y a que des coups à gagner dans ce genre d’escrime, et que Piron devenait de plus en plus à charge à ses parents ; après avoir en vain employé tous les moyens de se passer d’eux, il résolut enfin de venir à Paris pour y tenter fortune.

Il abandonna donc en 1719, avec le plus grand regret, les foyers paternels, et se rendit à Paris. sous les seuls auspices de la Providence, c’est-à-dire, sans argent, ni crédit. Avant que de quitter Dijon, M. de Berbisey, alors premier président du parlement, et M. le marquis de Montmain lui donnèrent des lettres de recommandation pour différentes personnes. Mais on sait par expérience combien il est rare que ces sortes de recommandations produisent leur effet. Les lettres de M. de Montmain étaient adressées à ses deux beaux-frères, le comte[7] et le chevalier de Belle-Isle.

Piron se présenta d’abord chez le comte. La réception qu’il lui fit fut court. À peine eut-il lu la lettre de son beau-frère, qu’il dit à Piron d’aller trouver le chevalier ; que pour lui, il n’avait besoin de personne. Le comte et le chevalier de Belle-Isle étaient alors occupés des projets de fortune et d’élévation, que leurs talents, leur mérite personnel et les circonstances réalisèrent depuis.

Le comte et le chevalier de Belle-Isle mettaient à profit l’intervalle du repos que la paix laissait à la France, et chacun de son côté l’employait à s’instruire, soit dans l’art de la guerre, soit dans l’art de la politique. Ils concertaient ensemble l’objet de leurs études, et dans le silence du cabinet ils approfondissaient la science si difficile de connaître les hommes ; science qui fait seule les habiles négociateurs et les excellents ministres. En un mot, tous leurs travaux tendaient à se rendre utiles à leur patrie, et à mériter par là les honneurs et les dignités auxquels ils aspiraient.

Le chevalier de Belle-Isle avait rassemblé une multitude de mémoires manuscrits, de projets, de négociations, de traités, etc. Piron se présenta chez lui, comme il commençait à faire transcrire cette immense collection ; mais il ne put pénétrer jusqu’à lui. Le chevalier, sans avoir égard à la lettre de son beau-frère qu’on lui remit, sans s’informer autrement de Piron et sans le voir, lui fit dire que son écriture lui convenait, et qu’il lui paierait son travail sur le pied de quarante sols la journée.

Qu’on juge de l’étonnement ou plutôt de l’abattement de l’âme de Piron à cette proposition ! Néanmoins il l’accepta, pressé par la nécessité. Un valet de chambre le mena prendre possession de son nouvel état, le conduisit dans une espèce de galetas à peine lambrissé, et l’installa vis-à-vis d’un de nos Césars à quatre sols par jour. C’était un très honnête soldat aux gardes Françaises, qui écrivait assez passablement bien, et auquel vingt sols que lui donnait le chevalier de Belle-Isle, ajoutés à sa paie ordinaire, faisaient un bien-être qui le rendait heureux.

Piron, pour se consoler de son sort, se ressouvint sans doute en ce moment, qu’Apollon étant exilé de l’Olympe, fut forcé, tout dieu qu’il était, de faire le métier de maçon chez Laomédon. Il s’arma donc de courage, et se mit à copier. On s’aperçut aisément de la beauté de l’écriture, et l’on remarqua surtout l’intelligence et la correction du nouveau copiste ; ce qui mettait une grande différence entre lui et son compagnon de cabinet. Cela supposait encore une éducation soignée et quelques études. Cependant on n’en fut pas plus curieux de s’informer quel pouvait être cet écrivain. On se contenta seulement de renvoyer le soldat aux gardes, et de charger Piron de toute la besogne. On lui en donna même pour l’occuper au moins pendant dix ans.

Déjà six mois s’étaient écoulés sans que Piron eût entendu parler encore du salaire d’un travail si rebutant et si triste pour un homme de génie, qui s’y voit condamné. Cependant ses besoins augmentaient et son crédit diminuait. Il résolut enfin de solliciter son paiement, et fit demander à cet effet au chevalier, qu’il n’avait pu voir encore, une audience qui lui fut refusée. Désespéré de ce refus, il eut recours au chien favori du chevalier. Il s’était attaché à Piron de façon qu’il ne le quittait presque pas de la journée. Piron imagina d’entourer le collier du chien d’une pièce de vers, dans l’espérance que le chevalier jetterait au moins les yeux dessus, et serait peut-être curieux d’en connaître l’auteur. Il fut encore trompé dans son attente ; huit jours se passèrent sans que le fidèle animal lui apportât la moindre nouvelle consolante. Alors, réduit aux abois, pressé de toutes parts, son hôte lui refusant et l’asile et la subsistance, Piron chargea de nouveau le chien, son seul ami, d’une autre pièce de vers, où il peignait si vivement sa détresse, que pour cette fois le moyen réussit ; il fut payé. Croira-t-on que ni le chevalier, ni son secrétaire ne soupçonnèrent Piron d’avoir fait ces vers ? Il paraît du moins qu’ils n’y firent aucune attention, puisque le secrétaire du chevalier, en apportant à Piron son salaire, garda sur ces vers le plus profond silence. Piron ne chercha pas davantage à se faire connaître ; et vraisemblablement il eût été toujours ignoré, sans une occasion où son secret lui échappa tout naturellement.

Le secrétaire du chevalier de Belle-Isle se croyait poète ; et son coup d’essai n’était pas moins qu’une tragédie. Comme il était très empressé de la lire à quelques-uns de ses amis, il pria Piron de lui prêter pour une matinée la chambre où il travaillait, et l’invita même à la lecture de ce chef-d’œuvre. L’auteur n’y avait appelé que des gens qui ne se connaissaient guère mieux en pièces de théâtre, que tant d’autres qui s’arrogent tous les jours le droit de juger en dernier ressort des ouvrages d’esprit, et dont les suffrages font éclore tant de réputations éphémères. Le seul auditeur qu’il eût à craindre, était Piron, et il ne s’en doutait pas. Aussi se mit-il à lire avec la plus grande confiance.

Dès la première scène, Piron l’interrompit, pour lui en faire remarquer les défauts. L’auteur, d’un air dédaigneux, fit signe au critique de se taire, et continua sa lecture jusqu’à la fin du premier acte. Alors Piron, profitant du moment d’intervalle, reprit sa critique ; et après avoir démontré en quoi péchait le style et la conduite des scènes qu’il venait d’entendre, il parla si disertement de l’art des vers et des règles du théâtre, qu’il étonna toute l’assemblée. L’auteur confondu, mais sentant toute la force et la justesse de la critique, ferma son cahier à la hâte, prit congé de son aristarque sans lui répondre, et sortit avec ses amis qu’il emmena. Si ce poète eût eu malheureusement l’orgueil ordinaire des demi-talents ; avec quelle hauteur n’eût-il pas traité Piron ? Il vint au contraire le trouver le soir même, et lui dit : « Je rougirai toute ma vie du mauvais rôle que j’ai joué devant un homme de mérite tel que vous. Vous m’avez ouvert les yeux sur les défauts de ma tragédie. Elle est au feu : je vous prie de l’oublier, et de m’en garder un secret éternel. » Piron, touché de cette noble franchise, guérit du mieux qu’il put la blessure qu’il avait faite à l’amour-propre de l’auteur ; et celui-ci, qui était encore plus honnête homme que poète, devint son ami pour toujours. Une circonstance lui fournit l’occasion de prouver à Piron l’estime qu’il avait conçue pour lui, et l’idée qu’il avait de son talent. Le feu avait consumé au mois de décembre 1719, une partie de la ville d’Arcy-sur-Aube ; et le même malheur arrivé au mois d’avril 1727, l’avait entièrement détruite. Un particulier[8] généreux la rétablit à ses dépens. Les habitants d’Arcy voulant témoigner leur gratitude à leur bienfaiteur, avaient fait élever une colonne, afin de perpétuer à jamais la mémoire d’un pareil bienfait. Ils s’adressèrent à M. Blin (c’était le nom du secrétaire du chevalier de Belle-Isle) pour leur composer l’inscription qu’ils voulaient graver sur cette colonne. Mais loin de se faire valoir, M. Blin leur proposa Piron, comme le poète le plus capable de remplir leurs vues. Piron sollicité, se défendit longtemps ; enfin il se rendit aux instances des habitants de la ville d’Arcy, auxquels il donna cette belle inscription qu’on ne se lasse point d’admirer :

La flamme avait détruit ces lieux ;
Grassin les rétablit par sa munificence.
Que ce marbre à jamais serve à tracer aux yeux
Le malheur, le bienfait et la reconnaissance.

Piron demeura quelque temps encore chez le chevalier de Belle-Isle, travaillant beaucoup et gagnant peu. La méfiance continuelle où il était de ses talents, lui rendait nécessaire son malheureux esclavage. Mais enfin, pressé par M. Blin et par quelques autres amis, d’essayer son génie, il laissa copier à d’autres les rêveries politiques du comte de Boulainvilliers, qui l’avaient si peu enrichi, et si mortellement ennuyé.

Il est bien rare qu’un homme de génie songe à faire fortune. Si Piron eût été tourmenté par la soif des richesses, il l’aurait peut-être satisfaite aussi facilement que tant d’autres ; car c’était le temps du fameux système de Law, où la fortune conduite par la folie, s’était élevé un temple fantastique au milieu de la rue Quincampoix. Ce temple fut bientôt assiégé par une foule innombrable d’adorateurs de tout pays, de tout sexe, de tout rang et de tout état. C’est là qu’en un instant l’aveugle déesse dépouillait, avec le plus cruel caprice, les uns de leurs propres biens, et comblait les autres de richesses ; et que, dans le délire inouï dont elle avait frappé la multitude, elle élevait au plus haut, ou précipitait au plus bas de sa roue ceux qui le méritaient le moins.

Piron vit tout ce désordre ; il entendit les plaintes et les gémissements des malheureux, et fut témoin de la joie insensée des nouveaux par venus, sans se douter d’où pouvait provenir un renversement si étrange. Libre et rendu à lui-même, il ne songea qu’à tirer parti de ses talents.

La foire Saint-Germain était alors fort fréquentée. Le jeu, les parties de plaisir qui s’y formaient, les différents spectacles, et surtout l’opéra-comique, y attiraient beaucoup de monde. L’opéra et le théâtre français étaient presque déserts. Les comédiens Italiens se morfondant sur celui de l’hôtel de Bourgogne, étaient venus chercher fortune à la foire, et en occupaient le Préau. Rivaux jaloux, ils mirent tout en usage, pour nuire à leur voisin l’opéra-comique, dont ils usurpaient le domaine. Mais le succès de ce dernier spectacle, où la gaieté était encore aiguisée par la malignité des vaudevilles courants, rendait inutiles tous les efforts des différents théâtres, ligués contre les entrepreneurs. En vain, sur les clameurs de leurs ennemis, leur avait-on interdit la parole. Les acteurs savaient en éluder la défense, tantôt en faisant descendre du cintre leurs rôles, tantôt en les portant au haut d’une perche, écrits en gros caractères, avec les airs des vaudevilles notés : les violons donnaient le ton, et des gens gagés et répandus, sans qu’on s’en doutât, dans le parquet, l’amphithéâtre et les loges, se mettaient à chanter, accompagnés de l’orchestre, et entraînaient ainsi le public qui faisait chorus avec eux.

On ne doit point être étonné de l’affluence de monde qu’attirait la singularité de ce spectacle. Si l’on abandonnait, pour courir aux folies de Momus, les chefs-d’œuvres de Corneille, de Racine, de Molière et de Crébillon, cette préférence avait du moins alors son excuse dans l’ivresse de l’extrême gaieté que ce spectacle faisait naître ; au lieu que rien ne peut excuser aujourd’hui le mauvais goût qui préfère aux productions du génie, les drames insipides, nés du cerveau glacé du bel-esprit moderne.

Enfin, les comédiens Français obtinrent en 1722 un arrêt qui restreignait l’entrepreneur de l’opéra-comique, au seul jeu des voltigeurs et des danseurs de corde. Francisque en avait alors l’entreprise ; et au moment même où cet arrêt lui fut signifié, il arrivait de Lyon, presque ruiné par un incendie considérable, dans lequel il avait perdu tous ses effets. L’espérance de rétablir ses affaires, fondée sur la recette que devait lui produire la foire de cette année, s’évanouit à la vue du fatal arrêt. Cependant à force de sollicitations et de protection, on lui accorda, pour toute grâce, un seul acteur parlant sur la scène. Cette grâce n’en était point une, par la difficulté, l’impossibilité même de trouver d’une part un auteur capable de composer une pièce raisonnable, en un seul monologue ; et de l’autre, un acteur qui pût la jouer à lui seul.

Les auteurs attachés à ce spectacle, étaient principalement Lesage, qu’on appelait le Molière de la foire, Lafond, Autreau, d’Orneval et Fuzelier. Deux de ces auteurs, Lesage et Fuzelier, avaient préparé des pièces pour l’ouverture de l’opéra-comique ; mais instruits de la défense portée par l’arrêt, ils avaient donné leurs pièces aux marionnettes. Francisque eut en vain recours à eux dans ces circonstances : ils refusèrent impitoyablement de travailler pour son théâtre. Plus embarrassé que jamais, et ne sachant plus à qui s’adresser, il se rappelle qu’on lui a parlé de Piron. Il vole chez lui, se présente et lui dit : « Je suis Francisque, entrepreneur de l’opéra-comique ; la police me défend de faire paraître plus d’un acteur parlant sur la scène ; MM. Lesage et Fuzelier m’abandonnent ; je suis ruiné si vous ne venez à mon secours ; vous êtes le seul homme qui puissiez me tirer d’affaires ; tenez, voilà cent écus, travaillez, et comptez que ces cent écus ne seront pas les seuls que vous recevrez. » Il dit, et sans attendre de réponse, sort de la chambre, tire la porte et s’enfuit, laissant Piron dans une surprise aisée à concevoir.

Comme l’opéra-comique était la seule ressource sur laquelle Piron avait d’abord jeté les yeux, il ne balança pas à saisir l’occasion que le hasard lui présentait. Il commença par mettre à part les cent écus que Francisque lui avait laissés, ne voulant point en disposer qu’il ne fût certain de les avoir gagnés : ensuite rêvant un moment au sujet qu’il voulait choisir, celui d’Arlequin Deucalion lui parut propre à remplir exactement les conditions imposées par l’arrêt, et les vues de l’entrepreneur. La pièce fut achevée en deux jours ; les moments étaient précieux, et Francisque n’en avait point à perdre. Le troisième jour il vient savoir si l’on songe à lui. « Tenez, lui dit Piron, voilà la pièce et votre argent. Si l’ouvrage est bon, vous serez toujours à temps de me payer ; s’il est mauvais, jetez-le au feu. » Francisque, loin de le prendre au mot, le força non seulement de garder les cent écus, mais en ajouta cent autres, et le pria de venir sur-le-champ avec lui, distribuer les rôles.

À ce trait de générosité, de justice même, de la part d’un histrion, Piron réfléchit, en soupirant, sur le sort qu’il avait ci-devant éprouvé, et vit bien que ce n’est pas toujours des gens riches, ou de ceux qui jouent les premiers rôles dans le monde, que le mérite doit attendre sa récompense et sa considération. Il se livra donc à Francisque, qui n’eut point à se repentir de son généreux procédé. Arlequin Deucalion eut le plus grand succès, et fut cause que Piron consacra pour un temps ses travaux à l’opéra-comique. Quelques-unes des pièces qu’il donna par la suite, eurent l’avantage d’être embellies par plusieurs morceaux de musique de son illustre compatriote Rameau, ce grand et profond musicien, auquel tous les efforts de ses détracteurs injustes, le fol enthousiasme des novateurs et leurs ridicules échos, ne pourront jamais arracher le sceptre de l’harmonie, ni ravir la gloire d’être l’Orphée de notre siècle.

Arlequin Deucalion contenait une critique ingénieuse et comique de toutes les nouveautés dramatiques et lyriques du jour. Il fallait l’imagination riante et féconde, et peut-être même tout le génie de Piron, pour jeter tant de traits brillants et une variété si piquante, dans un sujet qui paraît en être si peu susceptible, surtout traité en un seul monologue divisé en trois actes.

Comme Piron traversait le théâtre à la fin de la première représentation, la marquise de Mimeure et la marquise de Colandre l’appelèrent, pour lui faire compliment sur le succès de sa pièce, et lui demander en même temps, comme certain cardinal à l’Arioste, où il avait pris tant de folies. Il allait leur répondre, lorsqu’il aperçut par-dessus la tête de ces deux dames, un auteur élevant subitement la sienne, et qui l’apostropha ainsi : « Je me félicite, monsieur, d’être pour quelque chose dans votre chef-d’œuvre. » Vous, monsieur ? lui répondit Piron. Eh ! quelle part, s’il vous plaît, pouvez-vous y avoir ? « Quelle part ? Qu’est-ce que ces deux vers que vous faites dire à votre arlequin, lorsque vous le faites tomber de dessus Pégase ?[9] » Je l’ignore, dit Piron ; je les possédais de réminiscence ; et craignant d’en fâcher l’auteur, avant de les employer, j’ai demandé à tout venant d’où ils étaient, à qui ils appartenaient ; et personne, je vous jure, n’a pu me le dire, ni voulu se les approprier ; je les ai hasardés comme deux inconnus. Seraient-ils malheureusement de vous ? « Quittons le sarcasme, monsieur, interrompit l’auteur en colère, et dites-moi ce que je vous ai fait pour me tourner ainsi en ridicule ? » Pas plus, répondit Piron, que Lamotte à l’auteur du Bourbier[10]. À cette réplique, l’auteur baissa la tête et disparut en disant : ah, je suis embourbé !

Cette légère vengeance de la part de Piron, était une suite de ce qui lui était arrivé chez la marquise de Mimeure, où il était reçu et traité avec amitié ; car son honnêteté, ses mœurs simples et douces, et son excellent caractère l’avaient fait admettre depuis longtemps dans la bonne compagnie ; et d’ailleurs, il avait été honoré de l’amitié de feu M. le marquis de Mimeure.

Piron avait coutume d’aller presque tous les matins au bois de Boulogne, pour y rêver à son aise. Ses distractions l’entraînaient souvent dans les endroits les plus écartés du bois, et sa mauvaise vue l’empêchait de reconnaître son chemin ; en sorte qu’il était quelquefois quatre ou cinq heures du soir quand il le retrouvait. C’est ce qui l’avait engagé à prendre la précaution de porter toujours avec lui un morceau de pain et un flacon de vin, qui lui servaient de ressource lorsqu’il lui arrivait de s’égarer.

Un jour qu’il passait devant l’hôtel de la marquise de Mimeure, pour se rendre à sa promenade ordinaire, il voit qu’il est heure de pouvoir faire sa cour à la marquise. Il entre : on l’annonce. 3Soyez le bienvenu, lui dit la marquise ; vous désiriez depuis longtemps de faire connaissance avec A** ; le hasard vous sert à merveille ; il est ici ; entrez dans ma chambre, vous le trouverez auprès du feu, qui m’attend. » Piron y court tout joyeux, aperçoit M. A** plongé jusqu’aux épaules dans un large fauteuil, les jambes écartées, et les talons posés sur l’un et l’autre chenet. Une légère inclination de tête fit les frais du salut qu’il rendit à Piron, pour cinq ou six révérences de la part de celui-ci, qui ne laissa pas, quoiqu’un peu humilié de cet accueil sauvage, de tirer un fauteuil et de s’asseoir le plus près qu’il put de la cheminée.

Après un assez long silence, Piron, qui avait la plus grande envie d’entendre et de faire causer M. A** pour l’admirer, rompit le silence le premier. Il entama la conversation. À deux ou trois réponses nonchalamment et comme à regret prononcées, succède un nouveau silence : quelques paroles jetées au hasard et de loin en loin seulement : la conversation tombe enfin tout-à-fait. Piron veut en vain la ranimer par quelque trait intéressant. Soin inutile : on ne lui répond rien ; il ne peut tirer M. A** de sa distraction ou de sa profonde taciturnité. Leur entretien commence à prendre alors toute la tournure de celui de Panurge[11] avec l’Anglais. L’un tire sa montre ; l’autre sa tabatière : celui-ci prend les pincettes ; celui-là du tabac : l’un éternue, l’autre se mouche : enfin, l’un se met à bâiller d’une si grande force, que Piron en allait faire autant, lorsque M. A** tire de sa poche une croûte de pain, et la broie sous ses dents avec un bruit si extraordinaire, qu’il étonne Piron, lequel, sans perdre de temps, tire son flacon de vin et l’avale d’un trait. Loin d’applaudir à cet heureux impromptu, et de s’écrier comme l’Anglais : Ecce plusquam Salomon hic. M. A** s’en trouve offensé, et dit d’un air sec à Piron : « J’entends, monsieur, raillerie tout comme un autre ; et votre plaisanterie, si c’en est une, est très déplacée. » Ce n’en est point une, monsieur, répondit Piron ; le pur hasard a part à tout ceci. M. A ** l’interrompit alors, pour lui dire qu’il sortait d’une maladie qui lui avait laissé un besoin continuel de manger. Mangez, monsieur, mangez, répliqua Piron, vous faites bien ; et moi je sors de Bourgogne, avec un besoin continuel de boire, et je bois. M. A** sourit, se leva et sortit.

Piron demeuré seul, réfléchit tout à son aise sur les caprices des grands hommes, qui mêlent toujours à leur grandeur quelques petits grains de singularité. La marquise de Mimeure vint interrompre ses réflexions. A** en sortant d’avec vous m’a demandé, dit-elle, quel était ce grand fou d’ivrogne, que j’avais auprès de mon feu ? Auriez-vous bu si matin ? Oui, madame, répondit-il, témoin cette bouteille vide, en lui montrant son flacon renversé. Il lui raconta tout de suite la scène qui venait de se passer. La marquise s’en amusa, et fit remplir le flacon de Piron, qui s’en alla gaiement retrouver sa muse au bois de Boulogne.

Ce jour-là même, il s’égara dans le bois, et n’en sortit qu’à quatre heures du soir, si las de sa promenade, qu’il fut obligé de se reposer sur un banc tenant à un des piliers de la porte de la conférence[12]. À peine est-il assis, que de droite et de gauche il est salué par tous les passants qui entraient et sortaient, à pied, à cheval, ou en voiture. Piron d’ôter son chapeau plus ou moins bas, suivant la qualité apparente des personnes. Oh, oh, disait-il en lui-même, je suis beaucoup plus connu que je ne le pensais ! Que M. A** n’est-il ici, pour être témoin de la considération dont je jouis dans ce moment, lui, devant lequel je me suis presque prosterné ce matin, sans qu’il ait daigné autrement y répondre que par un léger mouvement de tête ! Pendant qu’il faisait ces réflexions, le monde allait et venait à la fois, tant qu’à la fin l’exercice du chapeau devint très fatigant pour Piron : il l’ôta tout-à-fait, se contentant de s’incliner devant ceux qui le saluaient. Une vieille femme survient, qui se jette à ses genoux les mains jointes. Piron surpris et ne sachant pas ce qu’elle veut, relevez-vous, lui dit-il, bonne femme, relevez-vous : vous me traitez en faiseur de poème épique ou de tragédie ; vous vous trompez ; je n’ai pas encore cet honneur là ; je n’ai fait parler jusqu’à présent que des marionnettes. Mais la vieille restant toujours à genoux sans l’écouter, Piron croit apercevoir qu’elle remue les lèvres et qu’elle lui parle. Il se baisse, s’approche et prête l’oreille. Il entend en effet qu’elle marmotte quelque chose entre ses dents : c’était un ave qu’elle adressait à une image de la Vierge, placée directement au-dessus du banc où Piron était assis. Alors il lève les yeux et voit que c’est à cette image que s’adressaient aussi tous les saluts qu’il avait pris pour hui. Voilà bien les poètes, dit Piron en s’en allant : ils croient que toute la terre les contemple, ou qu’elle est à leurs pieds, quand on ne songe seulement pas s’ils existent !

Depuis la première entrevue de Piron avec M. A**, celui-ci avait rendu plusieurs visites à la marquise de Mimeure, laquelle chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, disait du bien de Piron. M. A**, par un petit ressentiment du passé, l’écoutait impatiemment, feignait de douter, et s’échappait en propos peu flatteurs pour l’absent, auquel ils étaient rendus dans toute leur candeur. Piron les prenait toujours en riant. À la fin, il ne lui fut plus possible de s’en amuser.

Un jour M. A** arrive chez la marquise, d’un air triomphant, tenant à la main le scandaleux chef-d’œuvre dont Piron s’était rendu coupable, et qu’il croyait enseveli depuis quinze ans dans l’oubli le plus profond. Dès la porte de l’appartement de la marquise, M. A** s’écrie : « Madame, voici du neuf ; il y a bien un peu de gravelure, mais un bon esprit comme le vôtre n’est pas à cela près. » Et de suite, il se met à déclamer la première strophe, continue hardiment la lecture de la seconde, malgré l’étonnement de la marquise qui lui ordonne en vain de se taire. Il n’en fait rien : elle se bouche les oreilles, il élève sa voix davantage ; elle appelle ses gens, il en rit, poursuit jusqu’à la fin, gagne la porte, en disant à la marquise : « C’est pourtant l’ouvrage de cet innocent que vous appelez votre grand benêt. »

M. A** n’avait pas fait encore trois pas dans la rue, qu’il rencontra Piron face à face. Celui-ci, charmé de cette rencontre, lui dit qu’il venait de chez lui, pour lui porter une épître en vers marotiques sur sa convalescence. « Je la crois bonne, répondit M. A**, car je n’ignore pas ce que vous savez faire. Je viens dans le moment même d’en entretenir la marquise : entrez-y, vous serez bien reçu. »

Piron entre en effet ; et à peine l’a-t-on annoncé : « Je songeais à vous faire fermer ma, porte, lui dit la marquise en le voyant. » À moi, madame ! Qu’ai-je donc fait qui ait pu m’attirer votre disgrâce ? « Une ode abominable, que ce fou d’A**, à qui je ne le pardonnerai jamais, vient d’oser me réciter toute entière. » Ah, le traître ! s’écria Piron, frappant des mains et courant comme un furieux par la chambre... « Écoutez, reprit la marquise d’un ton plus radouci, vous voilà pour vous justifier : vous, êtes franc et naïf ; peut-être cette ode n’est-elle, pas de vous. A ** est malin : je croirai ce que, vous m’en direz ; car je me sens disposée, sur, la connaissance que j’ai de vos deux caractères, à croire que ce n’est qu’une imposture. » Dites une méchanceté, madame. Plût à Dieu que ce ne fût qu’une imposture : oui, je le voudrais pour toutes choses au monde ; mais pour rien je ne voudrais vous avoir menti. Ne me disgraciez pas pour une première folie de ma jeunesse, hélas ! bien criminelle. Je ne l’ai que trop expiée, et par le désaveu que la peur et la honte m’arrachèrent devant notre procureur-général, et par le repentir sincère que j’en conserve depuis quinze ans. En prononçant ces mots, il était si pénétré, si ému, si tremblant, que la marquise en fut touchée. « Asseyez-vous là, grand nigaud, lui dit-elle ; dans le fonds, j’en dois plus vouloir au délateur qu’au pénitent. Il est vrai, je l’avoue, qu’à votre air de simplicité, je ne vous aurais jamais cru capable d’un pareil écart, et il ne me fallait pas moins que votre aveu pour me désabuser. » Piron acheva de se justifier pleinement, en racontant à la marquise ce qui avait donné lieu à cette pièce scandaleuse, qui faisait et ferait toujours le tourment de sa vie.

Piron ne disait que trop vrai, comme on le verra par la suite ; et si M. A** s’en était servi, uniquement en plaisantant et pour désabuser la marquise sur la bonhommie et la simplicité de Piron, des ennemis plus cruels en ont abusé pour le perdre de réputation. Mais n’anticipons point sur ce qui nous reste à dire de la vie de cet homme célèbre. Content du pardon qu’il venait d’obtenir de la marquise de Mimeure, et des témoignages de bonté dont elle l’honora dans cette circonstance, il reprit sa belle humeur, et parvint à effacer sans peine les impressions fâcheuses qu’elle aurait pu conserver sur son compte.

Il continua de travailler pour l’opéra-comique ; et si les lauriers que lui offrait cette carrière étaient moins dignes d’être cueillis, il y trouvait du moins de quoi satisfaire les besoins de la vie. Il n’avait point d’ailleurs cette bonne opinion de soi-même, qui donne de l’audace aux sots. Sa modestie au contraire était si grande, qu’il fallut toutes les sollicitations et les encouragements de ses amis, et surtout du grand Crébillon, pour lui faire prendre un essor digne de son génie.

Il abandonna donc les jeux de Momus, pour parcourir une plus noble carrière ; mais ce ne fut pas sans crainte et sans inquiétude. La comédie des Fils ingrats, qu’il donna en 1728, et dont il changea depuis le titre en celui de l’École des pères, fut son premier essai sur la scène française. Cette pièce qui est restée au théâtre, respire une excellente morale, et est remplie d’heureuses saillies et de vers dignes d’être retenus. Le public l’accueillit favorablement, et conçut les plus grandes espérances des talents de l’auteur.

Le principal défaut qu’on ait à reprocher à Cette comédie, est celui du comique larmoyant, défaut dans lequel le sujet a peut-être entraîné Piron malgré lui : et il est étonnant qu’avec l’heureux naturel dont le ciel l’avait doué, il se soit si fort écarté du véritable caractère de Thalie. Il est vrai qu’il abjura bientôt cette erreur, car il ne cessa depuis de verser à pleines mains le ridicule sur un genre, tranchons le mot, non seulement insipide, mais dégoûtant, devenu la ressource de l’impuissante médiocrité, et l’aliment de l’admiration des sots : genre inconnu jusqu’à nos jours, entièrement opposé au ton de la bonne comédie, et qui ne doit être regardé que comme une superfétation du froid bel-esprit qui domine en ce siècle.

Piron, en 1730, fit paraître Callisthène, tragédie. Il y avait longtemps que le génie de Sophocle et d’Euripide avait suivi Corneille et Racine au tombeau : le seul esprit de Sénèque semblait revivre parmi nous ; et sous le nom d’esprit philosophique, il commençait à s’emparer de la scène française : plus occupé de soi que des personnages qu’il avait à peindre et à faire parler, il ne se laissait presque jamais perdre de vue ; c’était toujours son langage, et non celui qu’ils devaient tenir, qu’il leur prêtait. À l’aide de quelques faux brillants, il cherchait à plaire à la multitude ; il l’accoutumait insensiblement à ces tirades pompeuses, inusitées jusqu’alors, où l’acteur, s’arrêtant à point nommé, semble dire, applaudissez. Il y jetait, au hasard, des maximes isolées, capables de surprendre par leur hardiesse, et en même temps de révolter par leur témérité ; enfin, la tragédie, qui n’était plus qu’un mélange bizarre de lieux communs de morale, de centons de poésie, et de coups de théâtre, avait perdu le caractère de sa majestueuse simplicité.

Piron, nourri de la lecture des modèles de l’antiquité, et formé par l’étude qu’il en avait faite, ne se laissa point entraîner par le torrent de la nouveauté. Envisageant la tragédie sous son vrai point de vue, il choisit un sujet simple ; mais le caractère stoïque de Callisthène, quoique majestueux, n’était pas fait pour inspirer la pitié ni la terreur : il ne pouvait donc émouvoir profondément l’âme du spectateur ; ainsi l’auteur avait manqué son but. La pièce n’eut qu’un médiocre succès. Elle fut retirée à la dixième représentation. Néanmoins il faut convenir qu’il y a de grandes beautés dans cette tragédie, et qu’elle est marquée au coin du génie. Piron n’a jamais pu se départir de la préférence qu’il lui donnait sur ses autres pièces de théâtre. Peut-être trouverions-nous la raison de cette prédilection, dans l’honnêteté de son cœur reconnaissant et sensible. Pouvait-il oublier qu’il devait à cette tragédie le bonheur d’avoir connu M. le comte de Livry ? Elle fut en effet l’heureuse époque de l’utile et constante amitié dont l’honora, jusqu’à sa mort, ce digne et généreux bienfaiteur.

Piqué du jugement qu’on avait porté de Callisthène, Piron s’en vengea gaiement, comme à son ordinaire, par une pièce charmante, intitulée la Calotte du public. Quoiqu’il eût gardé l’anonyme, on le reconnut aisément, à ce tour d’esprit original qui lui était propre, à une foule d’épigrammes et de traits plus vifs et plus plaisants les uns que les autres, dont cette innocente satyre était assaisonnée. Comme il s’en défendait dans un soupé avec ses amis, ils lurent cette pièce devant lui, en y mêlant malicieusement des fautes grossières, que Piron corrigeait à mesure, avec un mouvement d’humeur qui décelait trop bien l’amour-propre affligé d’un auteur ; mouvement que saisit sur-le-champ l’un des convives, M. Collé, auquel Piron avoua qu’il était en effet l’auteur de cette calotte.

M. Collé[13], plein de feu, d’esprit et de gaieté, fort jeune alors, content d’être le favori d’Erato et le chantre des plaisirs, ne songeait point encore aux lauriers qu’il a cueillis depuis, ni à la réputation qu’il s’est acquise dans la république des lettres. Le hasard lui avait fait lier la connaissance la plus intime avec Piron. Leurs caractères sympathisaient si bien, qu’ils ne se séparaient guère lorsqu’il s’agissait de quelque partie de plaisir. Ils allaient souvent dîner ensemble chez Gallet, marchand épicier, le meilleur chansonnier que la France ait eu depuis l’origine du vaudeville, jusqu’à sa destruction, arrivée vers le milieu du siècle sous le despotisme des bouffons d’Italie.

Gallet, qui savait balancer son intérêt et son plaisir, également ardent et pour l’un et pour l’autre, invitait fréquemment Piron et M. Collé, et ne manquait jamais de leur associer quelques-uns des commerçants avec lesquels il était en relations d’affaires. Il y trouvait son compte ses confrères sortant de table, animés par la bonne chère et par la joie, riant encore des contes, des bons mots et des saillies de Piron, étaient moins difficiles, mieux disposés, et les négociations s’entamaient ou se terminaient toujours à l’avantage de l’amphitryon Piron s’aperçut un jour de ce manège ; et avant que de se mettre à table, tirant M. Collé à l’écart, il lui dit à l’oreille : « Mon cher ami, je crois que cet homme-ci me prête sur gages. » D’après cette idée, il monta si bien son imagination, que le crédit de Gallet haussa, en raison du plaisir qu’il avait procuré à ses convives.

L’esprit et le génie sont de toutes les conditions. Il suffit de les cultiver pour se distinguer, et pour se mettre même au-dessus de la profession à laquelle souvent la nécessité, plutôt que le goût et l’inclination, nous attache et nous lie. Gallet, marchand épicier, était en même temps le nourrisson des muses. À ce titre on l’avait admis dans une société de gens de lettres, dont étaient aussi Piron et M. Collé. Ils se rassemblaient deux fois la semaine à souper chez une dame, belle autrefois, mais qui n’ayant plus d’autre rôle à jouer dans le monde que celui de dévote ou de bel-esprit, avait préféré ce dernier, comme plus amusant.

Un jour que Piron, Gallet et M. Collé s’étaient fait attendre pour souper, on se mit à table plus tard qu’à l’ordinaire, et avec un plus grand appétit. Tout annonçait la présence du plaisir, et tout invitait à s’y livrer sans contrainte. La gaieté s’empara des convives, dès le premier service. La chère était délicate et fine ; les vins excellents de toute espèce. L’hôtesse, qui avait réellement de l’esprit, faisait les honneurs du repas, avec des grâces qui ajoutaient encore à ses attentions ; et ses yeux semblaient reprendre leur empire par mille propos aimables qu’ils inspiraient. Jamais Piron ne fut plus brillant, plus varié, plus fertile en bons mots. C’étaient des éclairs continus, entremêlés des joyeux couplets et des impromptus de Gallet et de M. Collé, qui s’attaquaient et se répondaient alternativement. Pour intermède, un champagne mousseux et frais pétillait dans les verres remplis aussitôt que sablés, faisait oublier l’heure, et ranimait à chaque instant le plaisir et la joie.

La nuit était déjà fort avancée, et l’on ne songeait pas encore à sortir de table. Enfin, on se lève et l’on se sépare, en se faisant les plus tendres adieux, avec promesse de renouveler souvent cette joyeuse orgie. Les trois amis sortirent ensemble. Quand ils furent au coin de la rue de Harlay, sur le quai des orfèvres, Piron voulant congédier ses deux compagnons, s’arrête tout-à-coup, et leur montre le chemin qu’ils doivent prendre, pour gagner le quartier Saint-Eustache, où ils logeaient, et se dispose à s’en aller seul dans le faubourg Saint-Germain, où il demeurait. Loin d’y consentir, Gallet et M. Collé s’obstinent à ne le point quitter, et veulent le reconduire malgré lui. Grand débat des plus comiques de part et d’autre ; ils lui représentent tous les dangers auxquels il s’expose, lui racontent mille histoires de voleurs, cherchent à l’intimider, lui rappellent l’heure qu’il est, lui font remarquer la profonde obscurité de la nuit : vaines représentations ; il persiste, sous divers prétextes, à s’en aller seul. Il leur donne surtout pour raison qu’il a dans la tête une pièce de vers qu’il veut composer en chemin. Nouvelles instances de la part des deux amis. « Songe donc, mon cher Piron, lui dirent-ils avec une effusion de cœur que le vin rendait encore plus tendre, songe donc que tu as un habit de velours tout neuf ; qu’au premier coin de rue, le premier voleur qui te rencontrera, trompé par l’apparence, en te voyant si bien vêtu, te prendra pour un financier, t’attaquera, et te tuera pour avoir ton argent et ton habit. Quelle douleur d’apprendre demain matin que... » Ah, messieurs, interrompit brusquement Piron, c’était mon habit que vous vouliez reconduire ! Que ne le disiez-vous plus tôt ? Tenez, le voilà : quand les voleurs me verront en chemise, ils ne m’attaqueront plus. En un clin d’œil l’habit est à bas, tombe aux pieds de Gallet et de M. Collé, et Piron part comme un éclair. Après un instant de surprise, ils ramassent l’habit, se mettent à courir après Piron, lui criant qu’il va s’enrhumer ; mais le temps qu’ils avaient perdu à s’étonner, Piron l’avait employé à gagner le bout du quai. Il revenait même sur ses pas, escorté d’une escouade de guet, qui voyant un homme en chemise courant à toutes jambes, l’avait interrogé, et sur ses réponses, le crut effectivement dépouillé par des voleurs.

L’escouade en fut convaincue dans l’instant même, à la rencontre de deux hommes courants avec un habit qu’ils emportaient. On les entoure : on demande à Piron si ce ne sont pas là les voleurs qui l’ont dépouillé. Oui, répondit-il. Aussitôt on reprend l’habit, qu’on lui rend, et l’on arrête Gallet et M. Collé. Gallet, auquel une nuit passée au châtelet pouvait faire grand tort dans son commerce, ne se souciait point de suivre l’aventure jusqu’au bout ; il veut expliquer le fait : mais la garde est sourde, et lui dit de marcher. Il résiste ; on lui présente les menottes : cette offre lui fit prendre son parti ; il marcha. Quant à M. Collé, le guet lui ayant demandé son épée, il la remit entre les mains de l’officier, avec la même fierté et en prononçant les mêmes paroles que le comte d’Essex, dans la tragédie, lorsqu’il remet la sienne. Aussitôt on les conduit chez le commissaire.

Piron, en pleine liberté, marchait à la tête de l’escouade, à côté du sergent, qu’il questionnait comiquement en chemin sur le sort des deux voleurs ; et le sergent lui répondait très sérieusement : ils seront pendus, s’il me leur arrive pas pis. Cependant voyant qu’il était temps de ne pas pousser plus loin l’aventure, Piron voulut changer de ton, et persuader, tant au sergent qu’à l’escouade, que ces deux messieurs étaient ses amis, qu’ils venaient de souper ensemble, et que c’étaient de très honnêtes gens. Le guet n’en veut rien croire : Piron se fâche, et se met en devoir de faire relâcher les deux prisonniers. Maintenant que vous avez votre habit, lui dit-on, ce sont d’honnêtes gens, et vos amis : vous voulez sauver des voleurs : patience ; vous allez voir que M. le commissaire va envoyer vos amis en prison. Comme ce colloque finissait, on arrive à la porte du commissaire qui était couché, mais son clerc ne l’était pas encore.

Qu’on se figure, en présence de ce clerc, nos trois personnages, dispos, gaillards, aimant à rire, sortant de faire bonne chère, et ayant la tête un peu échauffée ; on aura l’idée de la scène qui se passa. D’abord le sergent commence son rapport ; mais il est si plaisamment interrompu, et à tant de fois, par Piron, qu’il ne peut l’achever. Alors Piron prenant la parole, fait un récit fidèle et succinct du prétendu délit. Malheureusement le clerc, difficile à persuader, traite l’histoire de mensonge, et l’historien d’imposteur, prend sa plume, ordonne qu’on réponde, et qu’il va dresser procès-verbal. « Tout comme il vous plaira, dit Piron ; dépêchez-vous, je vous aiderai à le mettre en vers, si vous voulez. » Parler de vers à ce clerc, c’était lui parler hébreu ; aussi répliqua-t-il : Pas tant de verbiage ; procédons, et commençons par vous : Votre nom ? – Et le votre ? – Ah, vous plaisantez la justice ? Je ne plaisante point la justice, poursuit Piron ; mais je vous trouve plaisant de vouloir savoir mon nom, avant que je sache le vôtre ! Le clerc, dont l’esprit n’était pas des plus déliés, traite le propos de rébellion à justice, et menace Piron de l’envoyer en prison : à la fin, Piron se nomme. Le clerc continue de l’interroger, et lui demande : Quel est votre état ? Que faites-vous ?

Des vers. – Qu’est-ce que des vers ? Vous moquez-vous encore de moi ? – Je ne me moque point, je fais des vers ; et pour vous le prouver, j’en vais faire tout à l’heure, sur vous, pour ou contre, à votre choix. Je vous ai déjà dit que je m’entendais rien à tout ce verbiage ; et si vous me poussez à bout, vous pourrez bien vous en repentir.

Le clerc ayant cessé d’interroger Piron, entreprit Gallet, auquel il fit également décliner son nom. Puis élevant la voix : Quelle est votre profession ? Que faites-vous ? Des chansons, monsieur, lui répond modestement Gallet. – Oh ! pour le coup je vois qu’il faut nécessairement éveiller M. le commissaire. Ne troublez point, monsieur, le repos de M. le commissaire, repartit respectueusement Gallet ; laissez-le dormir : vous êtes si fort éveillé, que vous valez, à vous seul, sans compliment, un commissaire, deux commissaires, trois commissaires ensemble. Au reste, rien n’est plus vrai, je fais des chansons, et vous devez même, si vous avez du goût, savoir par cœur la dernière qu’on chante depuis un mois dans les rues, dont voici le refrain ; et tout de suite Gallet chante :

Daphnis m’aimait,
Le disait,
Si joliment,
Qu’il me plaisait
Infiniment.

Vous voyez, ajouta-t-il, que je ne vous en impose point : je suis réellement chansonnier, et de plus (en faisant au clerc une profonde révérence) marchand épicier en gros, pour vous servir, rue de la Truanderie.

À peine Gallet eut-il cessé de parler, que M. Collé, saisissant la parole, pour ne pas donner le temps au clerc de l’interroger : « Je vais, lui dit-il, vous éviter la peine de me faire des questions : je m’appelle Charles Collé ; je demeure rue du Jour, paroisse Saint-Eustache ; ma profession est de ne rien faire, dont ma famille enrage : mais lorsque les couplets de monsieur sont bons, je les chante. » Aussitôt M. Collé se met à chanter :

Avoir dans sa cave profonde,
Vins excellents en quantité ;
Faire l’amour, boire à la ronde,
Est la seule félicité.
Il n’est point de vrais biens au monde,
Sans vins, sans amour, sans gaieté.

Puis en montrant Piron ; et quand monsieur fait de bons vers, je les déclame. Et soudain il déclame avec emphase :

J’ai tout dit ; tout, seigneur ; cela doit vous suffire.
Qu’on me mène à la mort, je n’ai plus rien à dire.

En achevant ces mots, M. Collé s’avance en héros vers la garde, qui riait à gorge déployée, de ce burlesque interrogatoire. Le clerc seul, loin de rire, pâlissant de colère, devient furieux, se lève, et court éveiller le commissaire. Piron lui crie, d’un ton railleur : Eh, monsieur, ne nous perdez pas, nous sommes des enfants de famille !

Le commissaire était si profondément endormi, qu’on eut toutes les peines du monde à le tirer de son lit. Pendant qu’on l’attendait, la scène avait changé de lieu, et se passait dans la cour. Piron, le principal héros de la pièce, soutenait merveilleusement son caractère, et ne laissait point refroidir l’action. Il y jetait à toute minute l’intérêt le plus vif et le plus piquant. Les voisins, depuis le haut de la maison jusqu’en bas, étaient à leurs fenêtres, une lumière  à la main, et faisaient, avec les gens du guet, retentir l’air de si grands éclats de rire, que ce bruit, mieux que les efforts du clerc, réveilla le commissaire. Il descend, tout chancelant, baillant encore et se frottant les yeux. Sa maison illuminée du haut en bas, sa cour remplie de monde, les rires immodérés des voisins, hommes, femmes, enfants et domestiques, tous en chemise[14], la garde presque pâmée, et se tenant les côtés à force de rire ; nos trois acteurs au milieu, debout, dont l’un parlant avec une admirable volubilité, et les deux autres l’écoutant, dans des attitudes grotesques et comiquement sérieuses : tout cela lui paraît un songe ; il ne sait où il est, se frotte de nouveau les yeux, les ouvre de toute leur grandeur, promène ses regards incertains à droite, à gauche, de tous les côtés, bâille pour la dernière fois, et se réveille enfin tout-à-fait. « Ouf, voilà bien du bruit ! Qu’est-ce que tout ceci ? Voyons. » Alors s’adressant à Piron : Qui êtes vous ? votre nom ? – Piron. – Quel est votre état ? – Poète. – Poète ! – Oui, monsieur, poète. Eh ! où vivez vous donc, pour ne pas connaître le poète Piron ? Je le passais à votre clerc. Quelle idée aurai-je de vous, d’ignorer mon état quand je me nomme ? Oui, monsieur, mon état est d’être poète : état le plus grand, le plus noble, le plus sublime que les hommes puissent embrasser, quand c’est du génie qu’ils le tiennent ! Quelle honte pour un officier public, de ne pas connaître le poète Piron, auteur des Fils ingrats, applaudis si justement de tout Paris ; de Callisthène, qu’il a si injustement sifflé, comme je viens de le prouver au public, par des vers qui valent une démonstration !... Piron aurait poussé plus loin cette véhémente tirade, si le commissaire, avec une sorte de vivacité assez plaisante, ne l’eût interrompu, en lui disant : Que parlez-vous de pièces de théâtre ? Savez-vous que Lafosse est mon frère, qu’il en a fait d’excellentes, et qu’il est l’auteur de la belle tragédie de Manlius ? Comment la trouvez-vous ? Hem ? Oh, mon frère est un homme de beaucoup d’esprit ! – « Je le crois, monsieur, car le mien n’est qu’une... bête, quoique prêtre de l’oratoire, et que je fasse des tragédies » répond Piron, avec une sorte d’enthousiasme risible, et se donnant en même temps des louanges outrées. Ce trait, assez vif, et très cavalièrement exprimé, ne fâcha point le commissaire Lafosse, qui le prit en galant homme. À la contenance des acteurs, à la gaité de leurs propos, il ne fut pas longtemps à percer le mystère de toute cette aventure. Il se la fit raconter par Piron, et s’en amusa beaucoup. Après quoi il renvoya ces messieurs, en leur faisant la politesse de les prier de venir chez lui le samedi suivant, dîner et manger des huîtres. Ah ! mes amis, dit Piron, en sortant de la maison du commissaire, rien ne manque plus à ma gloire, j’ai fait rire le guet.

La nouvelle de cette joyeuse nuit se répandit bientôt par toute la ville. Le commissaire Lafosse en fit le lendemain son rapport à M. Hérault, alors lieutenant de police. Ce magistrat connaissait beaucoup Piron, avec lequel il avait diné quelques jours auparavant. Il le manda, pour savoir jusqu’aux plus petites particularités de l’histoire, et voulut en divertir sa famille. Piron se rendit aux ordres de M. Hérault, lequel affectant un air grave et sévère en le voyant paraître, le traita d’abord de tapageur, et lui ordonna de rendre compte de sa conduite, et du bruit qu’il avait fait la nuit précédente. Piron ne se démonta pas. Sa mauvaise vue l’empêcha de reconnaître les personnes qui étaient dans le cabinet ; et s’imaginant être devant un juge assis dans son tribunal, il commença et poursuivit si comiquement son récit jusqu’à la fin, que la gravité de ses auditeurs se démentit, de manière qu’un éclat de rire général se fit entendre ; et M. Hérault, après avoir ri tout à son aise, dit : C’est fort bien, mon cher Piron ; mais convenez que vous mériteriez une bonne calotte pour cette folie. « Eh, qui serait assez hardi, monsieur, répliqua Piron, de m’en donner une, quand votre chapeau m’en tient lieu ? » Effectivement, il présenta, dans le moment même, le chapeau de M. Hérault, qu’il avait pris par mégarde pour le sien, le jour qu’il avait eu l’honneur de dîner avec ce magistrat.

C’est ainsi que tout offrait également à Piron l’occasion de déployer son extrême gaieté : gaieté franche et naturelle, doux bienfait de la Providence, avec lequel il supportait les rigueurs du sort, et vivait content de son travail, et du produit de ses pièces de théâtre. Il eût réussi peut-être à rendre par la suite ce produit plus utile pour lui, et même pour ses confrères, s’il eût voulu suivre, à l’occasion de Callisthène, les conseils de Lamotte et de M. de Voltaire. Tout le monde sait la modicité du prix qu’on met aux veilles d’un poète dramatique, même le plus accrédité. Brutus et Inès devaient suivre immédiatement Callisthène. Les célèbres auteurs de ces deux tragédies murmuraient depuis long temps, comme bien d’autres, de l’inégalité d’un partage où le profit demeurait entièrement aux comédiens. M. de Voltaire, que son admirable et prodigieuse fécondité rendait plus intéressé qu’aucun autre à faire cesser l’injustice, ne voulut pas, néanmoins, hasarder la première tentative. Il invita, par écrit, Piron à se trouver chez M. de Lamotte. Piron s’y rendit. M. de Voltaire lui fit part de son projet, qu’il lui détailla ; et après l’avoir instruit de la conduite qu’il devait tenir avec les comédiens, le sollicita de ne point leur livrer sa tragédie de Callisthène ; qu’il ne les eût forcés à prendre des arrangements plus convenables aux intérêts des gens de lettres. Il mit beaucoup de chaleur, ainsi que Lamotte, dans les raisons qu’ils alléguèrent, pour lui persuader que c’était à lui à entamer cette affaire. Piron les écouta froidement tous deux, et parut étonné qu’on l’eût choisi pour faire cette démarche, lui qui n’avait encore qu’une réputation naissante ; tandis que Lamotte, et M. de Voltaire surtout, comme seul possesseur de la scène tragique, pouvait parler en maître et donner la loi. Il déclara donc formellement, qu’il ne se chargerait point de cette proposition. M. de Voltaire insista vainement, en lui disant qu’il ne devait pas négliger ainsi son propre avantage ; car, ajouta-t-il, vous n’êtes pas riche, mon pauvre Piron. Cela est vrai, répliqua Piron, mais je m’en... c’est comme si je l’étais. Sur quoi il prit congé de ces messieurs, en vrai poète, plus avide de gloire que d’argent.

Il était lié alors avec une société de gens de lettres, qui se réunissaient régulièrement toutes les semaines, pour souper, à frais communs, chez Landel, traiteur, rue de Bussy : le caveau était le nom qu’ils avaient donné au lieu de leur assemblée. On peut se former une juste idée de ce lieu, d’après l’agréable description qu’en a faite, comme témoin, M. Saurin, aujourd’hui de l’académie Française, dans sa charmante épître à M. Collé.

Là, s’était formé une espèce d’aréopage, que le haut rang qu’occupaient, dans la république des lettres, la plupart de ceux qui le composaient, rendit bientôt célèbre. Quelques amateurs y étaient admis ; mais l’entrée n’en était pas accordée indistinctement à tout le monde. Elle était principalement interdite aux talents vains, faux, orgueilleux et jaloux. Comme on n’y élevait point d’idole, le peu d’encens qu’on y brûlot était toujours pur. La louange y était aussi sévère que la critique : on y lisait ses ouvrages, non avec l’emphatique impudence de l’orgueil, mais avec le ton de la modestie et de la méfiance de soi-même : on vous écoutait sans prévention, et l’on vous jugeait sans partialité : malheur au mauvais ouvrage soumis à la censure de ce tribunal ! L’appui des femmes, quelque puissant qu’il soit, devenait inutile, et le zèle enthousiaste des prôneurs gagés, intéressés ou prévenus, n’en imposait point : on ne laissait aucun repos à l’auteur, qu’il n’eût, ou tout-à-fait condamné lui-même son ouvrage à l’oubli, ou qu’il ne l’eût rendu digne de voir le jour, par les corrections indiquées nécessaires. Il fallait que l’amour-propre le plus fier se tût ; et pour peu qu’il osât se révolter, il était aussitôt assailli, confondu par une grêle d’épigrammes plus vives les unes que les autres. Au reste, l’amitié, si sévère dans l’intérieur de cet aréopage, déployait au dehors toute sa sensibilité, à la nouvelle d’un succès mérité. Avec quelle joie il était partagé ! De quels éloges on accompagnait ceux du public ! Avec quel intérêt, quelle chaleur on repoussait les critiques injustes ! Quels soins on apportait à excuser, et non à soutenir les défauts qu’il est quelquefois impossible à un auteur d’éviter ! En un mot, il ne s’agissait plus de juger, d’éclairer son ami, son rival, son concurrent ; il s’agissait de le soutenir, de l’encourager, de le défendre, et de l’applaudir avec le public. Tel était l’esprit de cette société, où régnaient une gaieté, une franchise, une bonhommie même, dont on ne trouvera point d’exemple ailleurs.

C’est là que l’illustre auteur de Rhadamiste et Zénobie[15], que son fils, le Pétrone du siècle[16], que le peintre de l’amour et des grâces[17], que l’émule de Quinault[18], le chantre ingénieux et charmant de Ververt[19], l’Anacréon de nos jours[20] et une infinité d’autres gens de lettres distingués, entouraient Piron, l’animaient, faisaient éclore de son imagination cette foule de bons mots, ces saillies pleines de feu, qu’on ne se lassait point d’entendre. C’est là que, docile à la critique de ses égaux, il ne rougissait point d’avouer qu’il en profitait. Il dut en effet plusieurs de ses succès aux avis qu’on lui donna. Combien d’autres que lui y trouvaient le même avantage ! Lanoue et la Bruère y lurent, l’un sa tragédie de Mahomet II, l’autre son opéra de Dardanus ; et les changements qu’on leur indiqua, assurèrent le succès des deux pièces.

N’imaginons pas, néanmoins, qu’on mît un appareil pédantesque, ou de l’importance, dans tout ce qui se passait ou se disait au caveau. Le ton dominant de cette société, était une gaieté vive et piquante. Tout ce qui interrompait mal-à-propos cette gaieté, était puni du ridicule. Parlait-on trop longtemps de soi, s’avisait-on de disserter du ton d’un bel-esprit, ou d’entamer un conte languissant et sans sel : on appelait aussitôt le garçon traiteur, auquel on versait rasade, pour boire à la santé du fat, du bel-esprit, ou du conteur ennuyeux ; et cette santé portée, terminait la louange, la dissertation et le conte. Comme il n’y avait point là d’amphitryon auquel il fallût plaire, on ne s’efforçait point d’avoir de l’esprit ou de faire parade de science ; un trait, une saillie, une vérité naïve, étaient mille fois mieux accueillies, que toutes les pensées philosophiquement alambiquées, ou exprimées en jargon emphatique. La critique était, à la vérité, sévère, mais enjouée. Le plaisir et la liberté étaient les divinités tutélaires du caveau. On y célébrait sans excès, et Comus, et le dieu du vin. S’élevait-il, par hasard, quelque dispute, ce qui arrivait très rarement : elles étaient apaisées aussitôt par les accents les plus harmonieux ; Jélyote[21] chantait, et le calme renaissait à sa voix.

Les talents, l’esprit, les autres agréments naturels ou acquis, qui pouvaient faire illusion ailleurs, ne suffisaient pas pour être admis ou conservé dans cette société ; il fallait y joindre encore une réputation sans tache, et se comporter d’une manière à ne pas s’exposer à la perdre. La moindre action malhonnête en excluait pour toujours. Un des associés en fit la triste épreuve. Convaincu d’avoir prêté à usure, il reçut un billet conçu en ces termes : « Monsieur*** est prié de dîner tous les dimanches, partout ailleurs qu’au caveau. » M. de Crébillon le fils, fut l’inventeur de cette singulière invitation.

On continua de s’assembler comme à l’ordinaire : mais le caveau, devenu trop fameux, ayant excité la curiosité de la ville et de la cour, ne subsista guère que jusqu’à la fin de 1739. Quelques seigneurs de la cour voulant s’amuser, formèrent un jour la partie d’y venir. Ils arrivèrent comme on était à table. La société les invita d’y prendre place : mais par hauteur, ils refusèrent de s’asseoir ; et à leur attitude et leur contenance, ils semblaient dire : allons, commencez, divertissez-nous. Leur dédain fut puni par le silence le plus absolu ; et ils se virent forcés de s’en aller, sans avoir joui de la satisfaction qu’ils s’étaient promise. Ils devaient pourtant bien penser que chaque membre du caveau était plutôt fait pour rire des sots, que pour les faire rire. Le désagrément qu’on venait d’essuyer, déplut si fort, que la société cessa de se réunir : dès ce moment le caveau fut détruit pour toujours.

Tant que subsista ce joyeux comité, où l’on faisait à table, et en riant, la guerre aux sots écrits, il fut utile à Piron qui, loin de se décourager du peu de succès de Callisthène, fit de nouveaux efforts pour la scène tragique. L’heureuse simplicité du sujet, comme nous l’avons remarqué plus haut, ne suffit pas pour réussir ; il faut encore que l’objet en soit intéressant. Mais Piron, toujours persuadé que cette simplicité seule avait nui à sa pièce, en imagina une plus compliquée, et où il eut l’art de réunir à la fois, sans trop blesser les vraisemblances, les coups de théâtre les plus imprévus, et les situations les plus intéressantes.

Il déploya donc, dans Gustave, toutes les ressources de son génie, et prit dès lors sa place parmi les meilleurs poètes tragiques. En vain la critique voudrait-elle la lui disputer, et lui enlever le mérite de la poésie de style : si les noms durs de Stockolm, de Dannemarck, de Christiern, de Rodolphe, nécessairement rapprochés les uns des autres, dans les cinq ou six premiers vers de la première scène, frappent désagréablement une oreille délicate ; par combien de beaux vers et de scènes écrites avec la plus grande pureté, jointe à la plus grande force, ces taches légères ne sont-elles pas effacées, sans parler encore de l’intérêt vif et touchant des situations ? mérite seul capable de faire disparaître des défauts beaucoup plus essentiels que ceux de la prosodie. Pour être autorisé à faire un pareil reproche à Piron, il fallait avoir autant de génie que lui, écrire mieux en vers, ou ne pas se hasarder à lutter, avec des armes inégales, contre un rival redoutable, et dont le triomphe était assuré. Au reste, Piron a été bien vengé de son vivant, et l’est encore après sa mort, par les applaudissements que sa tragédie de Gustave reçoit toutes les fois qu’elle reparaît sur la scène, et qu’elle y recevra toujours, tant que le vrai ton de la tragédie régnera sur le théâtre Français.

Quoi qu’il en soit, notre poète berna ses critiques, et à sa manière, les terrassa avec les armes légères de l’épigramme. Glorieux des suffrages constants du public impartial, il saisit cette occasion de rendre ce même public le confident et le dépositaire de la reconnaissance éternelle qu’il consacrait à son illustre bienfaiteur, en dédiant sa tragédie de Gustave à M. le comte de Livry. Il ne se contenta pas même de cette première dédicace : son cœur s’épancha de nouveau, longtemps après la mort de cet homme bienfaisant, dans une épître à sa mémoire, qu’il mit à la tête de cette tragédie, lorsqu’il publia une partie de ses ouvrages, en 1758. Cette épître, pleine de feu et de sentiment, montre quels étaient l’esprit et l’âme de Piron, et combien il était digne d’être aimé.

M. le comte de Livry, qui se l’était particulièrement attaché par des bienfaits, avait voulu que Piron choisit un appartement dans son château de Livry, et avait ordonné qu’on lui obéit, et qu’on le regardât comme le maître du château. La première fois qu’il prit possession de cet appartement, ne voulant pas manger seul, et cherchant à égayer son repas, Piron engagea la concierge, janséniste outrée, à lui tenir compagnie à table. On imagine aisément quel devait être le sujet de leur conversation. Notre poète affectait d’être le plus décidé moliniste, et la dispute s’échauffait au point que souvent les domestiques accouraient au bruit. La concierge, assez instruite, s’était mis en tête de le convertir. Plus elle le pressait, plus il la contrariait, et lui faisait coup-sur-coup les raisonnements les plus comiques et les objections les plus plaisantes, dont le refrain était toujours : chacun a son goût, madame Lamarre ; pour moi je veux être damné. À peine huit jours s’étaient écoulés, que le comte de Livry, ennuyé de ne pas voir Piron, et voulant savoir s’il se plaisait à Livry, vint le surprendre à l’heure du dîner, et arriva dans l’instant même que la dispute ordinaire finissait. Hé bien, Binbin[22] (c’était un nom d’amitié qu’il lui donnait ordinairement) hé bien, Binbin, lui dit-il, après l’avoir embrassé, comment te trouves-tu ici ? Es-tu content ? Te sert-on bien ? Oui, monsieur le comte, répondit Piron, mais madame Lamarre ne veut pas... Comment, morbleu, elle ne veut pas ! Je prétends que tu sois ici le maître, comme moi-même. Entendez-vous, madame ? Et si monsieur me porte la moindre plainte... En un mot, je veux... « Calmez-vous, monsieur le comte, lui dit Piron, et daignez, je vous prie, m’entendre jusqu’au bout : madame Lamarre ne veut pas que je sois damné... » Eh ! pourquoi, s’il vous plaît, madame, reprit le comte, n’est-il pas le maître ? De quoi vous mêlez-vous ? Encore une fois, je vous le répète, je veux qu’il fasse ici sa volonté : ce n’est pas à vous à y trouver à redire. Madame Lamarre n’osa pas répliquer, et se contenta de prier pour la conversion du poète moliniste.

L’Astrée de d’Urfé, avait fait autrefois les délices de Piron. Le séjour champêtre de Livry lui en rappela le souvenir, et réveilla son goût pour la poésie pastorale. Ce genre, le plus ancien de tous, est uniquement consacré aux images douces, simples et naturelles, et ne peut être animé que par une chaleur toute de sentiment. C’est là, sans doute, ce qui rend si difficile au théâtre le succès d’un sujet purement champêtre. Les nuances trop délicates et trop légèrement variées de l’innocence, les contrastes insensibles des mœurs de ceux qui vivent sous ses lois, échappent au spectateur le plus attentif. Alors ces mœurs lui paraissent fades ou monotones, grossières ou ridicules : de là le dégoût et l’ennui, dont il ne peut se défendre, et qu’il a l’injustice de rejeter sur le genre pastoral, plutôt que sur le peu de talent du poète, ou sur le peu d’innocence de nos mœurs.

Piron voyait avec peine ce dégoût s’accroître de plus en plus ; et par une inspiration secrète, il cherchait les moyens de le faire cesser. Il aimait à se représenter le bonheur des bergers, la pureté de leurs feux, la constance de leurs amours, et le calme de leur âme. Il regrettait sincèrement cet âge d’or, dans lequel il aurait été digne de vivre : car, malgré la licence et la liberté qui règnent dans un petit nombre de ses écrits, nous pouvons affirmer, sans craindre d’être démentis, que ses mœurs ont toujours été pures, ses sentiments pleins de candeur, et sa conduite constamment irréprochable. Ainsi entraîné par son goût naturel, et son génie se prêtant au penchant de son cœur, il hasarda, sur le théâtre Français, la pastorale des Courses

de Tempé.

Il accompagna cette pièce champêtre de la comédie de l’Amant mystérieux ; comédie composée d’abord pour l’amusement de la société de M. le comte de Livry. Jamais inquiétude n’égala la sienne, à la première représentation de ces deux pièces, qui virent le jour en même temps, avec un succès bien différent. Sa crainte redoubla davantage à la chute de l’Amant mystérieux, qui précédait les Courses de Tempé. Mais le public couronna la pastorale, avec la même équité qu’il venait de condamner la comédie, dont l’original était peint d’après un homme de qualité, vivant dans la société de M. le comte de Livry, homme très estimable, mais qui avait la manie de mettre du mystère partout. Allait-il quelque part, à la ville ou à la campagne ? ce n’était jamais le chemin direct qu’il prenait : il faisait un détour plus ou moins long, pour qu’on ne devinât pas où il allait, et où il pouvait avoir été. Arrivait-il dans un appartement ? dès l’antichambre, ses yeux inquiets se portaient de tous côtés ; il cherchait à lire sur le visage des domestiques, s’ils ne pénétraient pas le motif de sa visite ; puis marchant sur la pointe du pied, il paraissait se glisser, plutôt qu’entrer dans l’appartement. S’il s’entretenait avec quelqu’un, c’était toujours à l’écart, ou dans l’embrasure d’une croisée, après s’être assuré de n’être entendu de personne. Enfin, s’il donnait une commission à ses domestiques, il s’expliquait si mystérieusement, qu’il fallait qu’ils le devinassent, ou qu’ils fissent la commission de travers. En un mot, il était de ces gens

  Qui, jusques au bonjour, disent tout à l’oreille.

On proposa à Piron de traiter ce caractère. Il s’y refusa d’abord : mais forcé par des instances réitérées, qu’il regarda comme des ordres de la part de ceux qui le pressaient, il s’en occupa sérieusement. D’ailleurs, cette comédie n’était point destinée pour le public : elle ne devait être jouée qu’en société, et en présence même de l’original qui en avait fourni le caractère principal. Le sujet ne plaisait point à l’auteur ; et peut-être est-ce la raison qui l’empêcha de soigner avec plus de sévérité son ouvrage.

Dès que cette comédie fut achevée, on la représenta plusieurs fois dans la société, et toujours avec un succès marqué : succès qui paraissait d’autant moins suspect, que les spectateurs joignaient à l’usage du grand monde beaucoup d’esprit, et par conséquent étaient en état de prononcer. Aucun d’eux n’hésita ; tous la trouvèrent digne de paraître au grand jour, et l’on engagea Piron à la donner au théâtre Français ; enfin elle fut reçue par les comédiens, d’une voix unanime.

La personne de qui je tiens cette anecdote, amie intime de M. le comte de Livry, jouait, dans la pièce, le rôle de l’amant mystérieux. Piron lui avait les plus grandes obligations, et s’en est ressouvenu, toujours avec attendrissement, jusqu’au dernier moment de sa vie. Indépendamment des droits que cette personne avait sur son cœur par ses bons offices, elle en avait encore de très puissants sur son esprit, par les excellents conseils qu’elle lui donnait au sujet de ses ouvrages : conseils dirigés et dictés par un jugement sain, un discernement sûr, et le goût le plus délicat.

Malgré tant de motifs, capables d’entretenir et de fortifier la sécurité trop ordinaire de l’amour-propre, un pressentiment intime affligeait Piron sur le sort de sa pièce. Il ne l’eut pas plutôt livrée aux comédiens, qu’il en vit tous les défauts. Il la retoucha soigneusement ; mais pas assez heureusement pour la garantir d’un mauvais succès décidé. Il se repentit, mais trop tard, de sa complaisance, et se hâta de prévenir le jugement sévère du public, en se plaisant à prédire, comme il le dit lui-même dans son avertissement, la chute de sa pièce, plusieurs jours avant la première représentation.

Cependant il aurait pu, à l’exemple de tant d’autres auteurs, s’autoriser des éloges qu’on avait prodigués à sa comédie, dans les lectures et les représentations particulières qui en avaient été faites, et soutenir au public qu’il avait eu tort de la condamner. Mais son amour-propre était trop raisonnable et trop éclairé, pour ne pas sentir que nos partisans et nos amis sont toujours moins éclairés, plus prévenus, que ce public incorruptible et redoutable, qui nous juge de sang-froid, et dont l’arrêt triomphe tôt ou tard, malgré les cabales et l’intrigue. Aussi, combien avons-nous vu de ces prétendus chefs-d’œuvres tant lus et relus, tant prônés, tant vantés d’avance, comme des prodiges de génie, tombés presqu’aussitôt la toile levée, sans que ces chûtes humiliantes et soudaines aient rien rabattu de la suffisance des protecteurs, et de l’orgueil des protégés !

On n’a point de semblable reproche à faire à Piron. Il se soumit à la rigoureuse décision du public, en retirant sa pièce à la première représentation. Il alla le soir même trouver ses amis au caveau, et leur apprit la nouvelle du différent succès de ses deux pièces, en leur disant : Mes amis, le public m’a baisé sur une joue, et m’a donné un soufflet sur l’autre. On le plaignit, on le félicita tour-à-tour, à la mode du caveau, c’est-à-dire, avec beaucoup de plaisanteries, sur sa bonne et mauvaise fortune. Piron s’y livra de bonne grâce, et la soirée se passa délicieusement. Le baiser sur la joue avoir guéri la douleur du soufflet appliqué sur l’autre.

Si la comédie de l’Amant mystérieux fit essuyer à Piron les désagréments d’une chute, il s’en releva en 1738, avec le triomphe le plus complet et la gloire la plus durable. Malgré les comédies de Regnard, le seul auteur digne, depuis Molière, d’occuper ce qu’on appelle proprement la scène comique, Thalie regrettait encore tous les jours la perte de ce grand homme, que personne ne remplacera jamais, lorsque Piron conçut le dessein de sa Métromanie, ce chef-d’œuvre qu’on peut placer à côté des meilleures pièces de Molière, et celui, de tous les ouvrages de notre poète, qui porte davantage l’empreinte du génie. Il est peu de comédies où l’on trouve autant de finesse et de naturel dans le dialogue, d’aisance et de perfection dans les vers, et de vrai-comique dans toutes les situations ; où les caractères soient mieux soutenus ; où l’intérêt toujours vif et toujours nouveau, augmente de scène en scène jusqu’à la fin ; en un mot, où tous les ressorts de la comédie soient plus heureusement employés. Il fallait donc, je ne dis pas de l’esprit, mais les plus grandes ressources du génie, pour entreprendre un pareil sujet et y réussir. Quoi qu’en dise la critique, le succès de la Métromanie sera constamment le même, jusques dans la postérité la plus reculée, parce qu’il est et sera toujours indépendant de la petite anecdote de la demoiselle Malcrais de Lavigne[23], cette dixième muse prétendue, dont le sexe, quand elle eut laissé tomber son masque, déconcerta les poètes les plus renommés du temps, qui s’étaient passionnés pour elle, et l’avaient parfumée de tout l’encens du Pinde et de Cythère. Il est certain encore que, si le sujet de la Métromanie se fût présenté avec les mêmes circonstances à la féconde imagination de Molière, il l’aurait saisi et peut-être rendu de la même manière que Piron.

Au reste, croira-t-on que cette admirable pièce fut d’abord rejetée par les comédiens, qu’elle éprouva les plus ridicules difficultés pour être reçue, et qu’il fallut enfin un ordre du ministre pour la faire jouer ? Croira-t-on encore qu’après le brillant succès dont elle fut suivie, on ne daigna pas l’inscrire sur le répertoire ; et qu’oubliée pendant dix ans, elle n’aurait peut-être jamais reparu sur le théâtre, sans le sieur Granval qui, lors de sa rentrée, en proposa la reprise à ses camarades. Cet affront, fait plus au bon goût qu’à Piron, était la suite des cabales excitées par des auteurs jaloux de l’éclat de son triomphe, qui blessait leur orgueil.

La Métromanie triompha donc malgré l’envie. L’excellent acteur qui devait y jouer le rôle de M. de l’Empirée, et qui était de la plus belle figure du monde, embarrassé de la manière dont il s’habillerait, ne voulant pas représenter un poète dans toute la rigueur du costume, consulta Piron qui lui dit : « Tranquillisez-vous ; à la première répétition vous prendrez modèle sur moi. » En effet, il y parut avec un très bel habit, richement galonné. À peine le reconnut-on, tant cet habit relevait sa bonne mine. On l’admira, on l’applaudit, et l’acteur en fit faire un à peu près pareil.

Au sortir de la répétition, Piron, suivant son usage, entra au café de Procope. On n’était point accoutumé à le voir si superbement vêtu. Tout le monde l’entoura, et lui fit compliment. L’abbé Desfontaines était présent : il voulut plaisanter Piron ; et soulevant avec une curiosité affectée et une feinte admiration la basque de l’habit, pour en faire mieux remarquer la richesse : quel habit, s’écria-t-il, pour un tel homme ! Piron soulevant à son tour le rabat de l’abbé, repartit sur-le-champ : « Eh, quel homme pour un tel habit ! » Cette vive et prompte repartie ferma la bouche à l’abbé, et termina l’examen et l’éloge de l’habit du poète.

Tandis que la Métromanie manquait au répertoire des comédiens Français, celui des troupes de province en était utilement décoré. La bonne recette que cette comédie rapportait aux directeurs, les engageait à la représenter souvent ; et sans faire tort aux talents forains, on peut assurer que les rôles n’en étaient pas rendus avec la supériorité de talent des acteurs qui faisaient alors l’ornement du théâtre de la capitale. La Métromanie réunissait tous les suffrages partout où elle était jouée : mais la ville où cette pièce excita la plus singulière sensation, fut Toulouse, au mois de février 1751.

Les comédiens ayant annoncé le jour qu’ils devaient la donner, à peine la salle put-elle contenir l’affluence du monde qui s’y rendit. Un capitoul nouvellement en place, était au nombre des spectateurs. Dès qu’on eut levé la toile, l’attention avec laquelle on écouta la pièce, ne fut interrompue que par des applaudissements : mais à l’endroit de la scène où Francaleu dit à Baliveau,

Monsieur le capitoul, vous avez des vertiges !...
Mais apprenez de moi qu’un ouvrage d’éclat
Anoblit bien autant que le capitoulat.
Apprenez...

Le nouveau capitoul, qui n’avait connu sans doute de sa vie d’autres vers que ceux de ce vieux dicton toulousain,

Cil, de noblesse a grand titoul,
Qui de Tholoze est capitoul.

prenant pour un guet-à-pans les vers adressés à Baliveau, et se croyant insulté, se leva et voulut faire cesser la représentation. On eut la plus grande peine du monde à lui faire entendre raison ; et l’on n’obtint la grâce d’achever la pièce qu’après lui avoir donné la satisfaction de lui en nommer l’auteur, pour le faire arrêter et mettre en prison. En effet, il envoya sur-le-champ cinq ou six fusiliers pour le prendre : mais Piron était tranquille à Paris, et ne songeait guère en ce moment, qu’à près de deux cents lieues de lui on voulût attenter à sa liberté.

Cependant le capitoul, informé par ses gens que le délinquant n’avait pu être appréhendé au corps, attendu qu’il était inconnu dans le pays, désespéré d’avoir manqué sa vengeance, ne voulut pas en perdre entièrement le fruit. Il rendit une ordonnance, par laquelle il proscrivit à jamais la Métromanie du théâtre Toulousain. Anecdote remarquable de son capitoulat, bonne à citer et à joindre à pareille aventure qui lui arriva quelques jours après, à l’occasion de l’Avare de Molière. Il crut se reconnaître dans Harpagon volé par son fils. La ressemblance était, dit-on, frappante. Il s’imagina que des auteurs, jaloux de sa nouvelle dignité, s’étaient donné le mot pour le jouer sur le théâtre. Il interrompit encore le spectacle, et demanda le nom de l’auteur de la pièce. On lui dit que c’était Molière. Pour cette fois, il se contenta de décréter de prise corps le nommé Molière. Mais quand il fallut mettre à exécution le décret, on lui dit que Molière était mort depuis quatre-vingts ans. Étonné de ce contretemps, il s’écria : De quels diables d’auteurs se sert-on là ? Que me mous donne-t-on des comédies de gens connus ? M. le marquis de Montgailhard écrivit à Piron le danger qu’il avait couru sans qu’il s’en doutât, et lui demanda en même temps une épigramme contre ce capitoul. Il répondit que Martial, Owen, Marot, le grand Rousseau, ni lui, ne feraient jamais rien de mieux contre ce capitoul, que ce qu’il avait fait lui-même.

La reconnaissance avait déterminé Piron, vers l’année 1735, à faire un voyage à Bruxelles, pour y voir un étranger dont il avait reçu une lettre de change assez considérable, en remerciement d’un exemplaire de la tragédie de Gustave, que Piron lui avait envoyé. Il crut ne pouvoir pas se dispenser d’aller lui en faire ses remerciements sincères, avec d’autant plus de raison que cet étranger l’avait toujours traité avec beaucoup de bonté chez M. le comte de Livry, où ils s’étaient vus anciennement.

Dans le peu de séjour qu’il fit alors à Bruxelles, il se lia d’une amitié intime avec l’illustre et trop malheureux Rousseau. Celui-ci lui fit donner sa parole de revenir le voir et le consoler. Il entretint depuis avec lui un commerce de lettres réglé, et dans toutes il le pressait d’exécuter sa promesse. Piron se rendit aux instances de Rousseau en 1740. Il l’avait déjà bien observé dans son premier voyage. Il sonda, pour ainsi dire, son cœur, dans le second voyage qu’il fit à Bruxelles, et y réussit d’autant plus aisément, que Rousseau ne pouvait se séparer de Piron, qu’ils passaient ensemble des journées entières, et qu’il le regardait comme un ange consolateur, que la Providence lui avait envoyé dans une terre étrangère, pour adoucir l’amertume et les ennuis de son exil.

Le chagrin avait aigri ce grand homme, mais ne l’avait point abattu. Piron, dans une lettre qu’il écrivit à la marquise de Mimeure, dont les anciennes bontés pour Rousseau ne s’étaient point refroidies, parle avec éloge de sa piété, avoue qu’elle lui a paru solide et sincère, et soutient qu’il n’était pas coupable des infâmes couplets qui causèrent ses malheurs. Ce jugement de Piron n’est point suspect ; car il ajoute avec sa franchise ordinaire, qu’il l’avait étudié soigneusement ; et malgré sa dévotion, continue-t-il, j’ai vu qu’il tenait encore un peu aux premières idées dont il forma ses épigrammes ; car il me donna la manière d’un conte assez gaillard, que je mis en vers, par complaisance pour lui, et dont il me parut content.

Piron, dont le cœur n’a jamais été souillé par le venin de l’envie, ni resserré par la bassesse de la jalousie, regarda constamment Rousseau comme le génie le plus rare, et le plus grand poète lyrique de la France, et qui lui fera le plus d’honneur dans la postérité. Il le quitta avec regret, et revint à Paris. Rousseau, de son côté, avait conçu pour lui la plus haute estime. On le voit par les lettres qu’il lui écrivait, et que Piron avait conservées. On le voit encore par celles qu’il adressait à ses amis, et surtout à M. Racine le fils, auquel il parle du plaisir qu’il avait de posséder Piron.

C’est à l’occasion d’une de ces lettres, en date du 24 juillet 1740, imprimée dans la superbe édition in-4° des œuvres de Rousseau[24], donnée par M. Séguy en 1743, que Piron se brouilla avec l’abbé Desfontaines. Ce célèbre critique, en rendant compte de cette édition, rapporte ainsi la lettre : « Je possède ici depuis quelques jours un de mes compatriotes au Parnasse, M. Piron, que le ciel semble m’avoir envoyé pour passer le temps agréablement dans un séjour où je ne fais qu’assister tristement aux plus grands repas du monde. M. Piron est un excellent préservatif contre l’ennui. Mais, etc.[25] » Ce fatal mais, auquel, malicieusement ou non, le critique s’arrête au lieu d’achever sa phrase : mais il retourne à Paris, et je vais retomber dans mes langueurs : ce fatal mais, dis-je, irrita Piron, et fut l’origine des épigrammes sanglantes dont il accabla Desfontaines, et que tout le monde sait par cœur. Ce qu’il y eut de plus plaisant, c’est qu’après avoir répandu dans le public la première de ces épigrammes, Piron alla voir l’abbé Desfontaines. Il le trouva avec deux jésuites. Le journaliste, pâlissant de colère en le voyant : Comment, s’écria-t-il, êtes-vous assez hardi de vous présenter à ma vue, après l’horrible épigramme que vous avez faite contre moi ? « Horrible, dit Piron ! Comment vous les faut-il donc ? Elle est pourtant fort jolie. » Ce sang-froid redoubla la colère de l’abbé, et fit partir d’un grand éclat de rire les deux jésuites qui étaient présents. Point d’emportement ! ajouta Piron. Crier et jurer ne remédie à rien ; l’épigramme n’en est pas moins faite. Mais puisqu’elle vous fâche, je vous propose un arrangement. – Eh ! quel est-ils ? – Le voici : vous écrivez au public toutes les semaines ; mandez-lui la première fois, que l’épigramme en question a été faite, on ne sait par qui, ni contre qui, il y a cinquante ans ; et tout sera dit. – À la bonne heure. Donnez-la-moi. C’est où Piron l’attendait. Je vais vous la dicter, lui répondit-il : et l’abbé de l’écrire aussitôt, commentant de son côté, et le poète du sien, chaque vers de l’épigramme. Je ne crois pas qu’il y ait au théâtre une meilleure scène, une situation plus piquante et plus comique que celle qu’offrirent alors nos deux auteurs. Les commentaires ne finissaient point. Mais ce qui choquait surtout l’abbé dans cette épigramme, était ce vers :

  Que fait le bouc en si joli bercail ?

Y pensez-vous, disait-il à Piron, est-ce que je suis un bouc ? ôtez, ôtez ce bouc. « Cela ne se peut, répliqua Piron, sans rompre la mesure : mais vous êtes le maître de ne pas écrire le mot tout entier. Mettez seulement, que fait ce b. Et le vers y sera toujours, le lecteur y suppléera. » Il fallut enfin que l’abbé Desfontaines laissât l’épigramme telle qu’elle était. Piron le quitta, en lui promettant que, tant qu’ils vivraient l’un et l’autre, il lui en apporterait une tous les matins, et il lui tint parole.

La réticence dont s’était servi l’abbé Desfontaines, en rapportant par extrait la lettre de Rousseau à Racine le fils, avait sans doute quelque malignité : mais devait-elle lui attirer une correction aussi sanglante de la part de Piron, lui qui n’avait jamais été choqué des critiques assez vives de quelques-uns de ses ouvrages, faites par ce même journaliste ? Il paraît qu’il ne fut donc offensé que du double sens que présentait cette réticence ; et il est certain que, dans cette occasion, il se montra plus jaloux de la réputation d’honnête homme, que de celle d’auteur. Au reste, malgré le sel qu’il mettait dans ses épigrammes contre l’abbé Desfontaines, il ne l’en regardait pas moins comme un bon écrivain, un excellent critique, plein de goût et de raison, auquel la république des lettres devait la plus grande reconnaissance, pour avoir combattu, avec autant de courage que de succès, le néologisme et les écarts du bel-esprit moderne. La mort de cet aristarque célèbre, arrivée en 1745, peu de temps après sa querelle avec Piron, n’éteignit point la vengeance des autres auteurs : ce poète est le seul qui n’ait point troublé sa cendre, et qui l’ait même regretté.

Une forte constitution, une santé robuste, une gaieté inaltérable, promettaient à Piron les plus longs jours : mais aussi peu fortuné qu’il l’était, comment envisager la vieillesse sans la redouter ? La Providence lui ménageait une ressource dans un mariage avantageux, à considérer la position où il se trouvait, qu’il contracta à son retour de Bruxelles, avec demoiselle Marie-Thérèse Quenaudon, âgée de cinquante-trois ans, qu’il avait connue chez la marquise de Mimeure. Cette demoiselle jouissait de deux mille livres de rente viagère, ou environ, auxquelles le généreux comte de Livry ajouta, par le contrat de mariage, six cents livres de rente, aussi viagère, au profit de Piron.

Le lien qui serra leur union, fut celui de la simple et pure amitié. Piron sentit alors, pour la première fois, la douceur d’être à l’abri de l’inquiétude, dans un âge où l’on a le plus besoin de secours, où tout le monde vous abandonne, surtout quand on n’a rien à laisser à la cupidité, qui ne meurt point. Jamais deux personnes ne furent mieux assorties. Madame Piron avait beaucoup d’esprit et de gaieté. Elle était très versée dans la connaissance de nos anciens romanciers, dont elle possédait supérieurement le vieux langage : elle imitait leur style à s’y tromper. Les beaux-esprits qu’elle voyait chez la marquise de Mimeure, consultaient souvent son goût sur leurs ouvrages. Avec une compagne de ce caractère, Piron ne pouvait manquer d’être heureux.

Rien ne troubla son bonheur pendant les quatre premières années de son mariage. C’est dans ce temps qu’il composa sa tragédie de Fernand Cortez, le dernier de ses ouvrages dramatiques, et qui fut jouée pour la première fois le 8 janvier 1744. Ce sujet est un des plus beaux qui soient au théâtre. On voit, par plusieurs morceaux de cette tragédie, l’élévation à laquelle le génie de Piron pouvait atteindre. Cependant le public ne la goûta point. Il eût été possible, et même facile à Piron, d’en faire disparaître les défauts. Les comédiens le pressèrent vivement d’y faire des corrections, et lui citèrent l’exemple d’un de ses plus célèbres confrères, qui corrigeait, et refondait même quelquefois, jusqu’à des actes entiers. Parbleu, messieurs, je le crois bien, dit-il, il travaille en marqueterie, et moi je jette en bronze. Cette réponse n’est point vaine. Il est certain que l’homme de génie jette en bronze, et brise ou abandonne, comme le statuaire, tout ouvrage manqué à la fonte.

Piron aimait la gloire, sans néanmoins en être jaloux au point d’en perdre le repos. Mais tandis qu’il se consolait du peu de succès de Fernand Cortez, la fortune lui préparait des peines autrement sensibles que celles qu’il avait éprouvées jusqu’alors.

Il fallait user d’une grande économie, pour pouvoir vivre honorablement avec le modique revenu dont Piron et fa femme jouissaient. La moindre dépense extraordinaire était capable, non seulement de les gêner beaucoup, mais encore de les déranger. Forcés de déménager trois fois en très peu de temps, madame Piron regrettait les frais que ces déplacements successifs et imprévus occasionnaient. Le dernier déplacement surtout, lui causa le plus cruel chagrin, parce qu’il s’agissait encore moins d’intérêt pécuniaire que de procédé.

Une espèce d’ami, homme de qualité, au bonheur et à la fortune duquel madame Piron avait contribué, voyant sa répugnance à changer si souvent de maison, lui offrit un appartement dans son hôtel : il mit au loyer un prix assez honnête. L’appartement demandait quelques dépenses indispensables, et même assez fortes, avant que de pouvoir être occupé. Monsieur et madame Piron firent ces réparations à leurs frais. À peine en avaient-ils joui six mois, que le propriétaire leur donna congé, sous prétexte que sa belle-mère trouvait à redire qu’il logeât un poète chez lui. Il disait vrai : mais n’aurait-il pas dû combattre la ridicule aversion de cette femme pour les poètes ? Il agit au contraire, avec ses hôtes, comme s’ils eussent été des étrangers, et les pressa vivement de sortir de leur appartement. Ce procédé fit une impression si profonde sur madame Piron, que de ce moment là même son esprit se troubla. Son mari tenta vainement de la tranquilliser : elle était frappée ; et son triste état, auquel se joignit, quelques jours après, une paralysie, parut bientôt sans remède.

C’est alors que Piron connut pour la première fois la tristesse. Affligé de ce cruel accident, qui n’avait pas altéré la douceur du caractère de sa femme, il ne voulut jamais l’abandonner à des soins étrangers. Continuellement occupé d’elle, et secondé de sa nièce, aujourd’hui madame Capron, il lui administrait les secours dont elle avait besoin, et n’épargnait rien pour lui rendre sa situation moins malheureuse.

Cependant son revenu, trop modique, ne pouvait suffire à la dépense qu’exigeaient les remèdes et les soins nécessaires à la malade. Il se voyait à la veille de la perdre, et avec elle le revenu qu’elle avait apporté, lorsque le maréchal de Saxe, informé du sort qui menaçait Piron, lui envoya cinquante louis. Il accompagna ce présent d’une lettre si honnête et si obligeante, que Piron ne put refuser ; car il était fort éloigné de mendier des bienfaits ; il conservait même une certaine fierté, qui dans une âme naturellement élevée, loin de s’affaiblir, se fortifie par l’adversité. On peut dire aussi qu’il était accoutumé aux soins que la Providence avait toujours pris de lui, et il en eut bientôt de nouvelles preuves.

Au mois de septembre 1750, il reçut un billet anonyme, par lequel on le priait de se rendre chez Doyen, notaire. Il s’y rend. Le notaire lui présente à signer la minute d’un contrat de 600 livres de rente viagère, constituée à son profit, comme en ayant fourni les fonds. À ces mots Piron s’imagine que le notaire sa trompe, et lui dit qu’il n’a fourni aucun fonds, et qu’il n’a même jamais possédé une somme aussi considérable. M. Doyen l’assure qu’il ne se trompe point, et il le prie de signer la minute du contrat, sans craindre aucune méprise. Notre poète étonné, le questionna en vain : il lui nomma toutes les personnes qui l’honoraient de leurs bontés. À toutes ces questions, M. Doyen ne répond qu’en lui disant de ne pas chercher à pénétrer le mystère ; qu’il l’ignore lui-même ; et remet entre ses mains la grosse du contrat, et la première année d’avance de sa rente.

Piron, voulant connaître son bienfaiteur, court chez tous ses amis, ses protecteurs, ses connaissances, publier son agréable aventure, la raconte aux uns et aux autres, dans l’espérance que quelqu’un se trahirait. Quinze jours se passent sans qu’il puisse rien découvrir. Enfin, désespéré de voir ses recherches inutiles, il prit le parti d’écrire le 15 septembre 1750 à l’auteur du Mercure[26], en le priant de rendre sa lettre publique, ainsi que sa reconnaissance. Par ce moyen, il laissait à son bienfaiteur invisible le plaisir de jouir en secret de toute la noblesse de son procédé, et en même temps la satisfaction de voir qu’il n’avait pas obligé un ingrat. Cette lettre ne produisit aucun éclaircissement ; et Piron est mort sans avoir eu la consolation de connaître l’auteur d’une si belle action. C’était M. le marquis de Lassay. Je le sais de la personne même à laquelle il avait remis les deux mille écus, formant le capital des 600 livres de rente viagère. Cette personne respectable à plus d’un titre, et qui m’honore de son amitié depuis longtemps, ne m’a révélé ce secret qu’après avoir appris que Piron à sa mort m’avait fait le dépositaire de ses ouvrages. Ce secret fait trop d’honneur à la mémoire de M. le marquis de Lassay, et son acte de bienfaisance est si noble et si rare, que je me fais un devoir de le révéler à mon tour au public.

Ce secours inespéré, qui assurait à Piron 600 livres de rente viagère, outre celle que lui avait constitué M. le comte de Livry, était une ressource pour lui sur le déclin de ses jours. Rien ne prouve mieux l’intérêt qu’il inspirait à ceux qui le connaissaient particulièrement, que ces bienfaits multipliés, sans être sollicités ou achetés par de serviles hommages, puisqu’on lui épargnait même l’embarras du remerciement. Il n’eut pas la satisfaction de partager longtemps avec sa femme cette petite augmentation de fortune. Elle mourut le 17 mai 1751, environ huit mois après. Tout le monde a été témoin de la douleur que cette perte lui causa, et des larmes sincères et durables qu’elle lui fit répandre.

Il n’en est pas des peines du cœur comme de celles de l’esprit : celles-ci sont susceptibles de soulagement. Le plus léger rayon d’espoir, le moindre événement heureux les suspend ou les dissipe. Mais quand le cœur est profondément affligé, le calme ne s’y rétablit pas aisément ; et tout, jusqu’à la joie même, semble redoubler sa tristesse, et nourrir sa douleur. Il lui faut un long temps avant qu’il puisse goûter quelque consolation. Tout ce que Piron avait souffert depuis sa naissance, du côté de la fortune, n’avait point altéré sa gaieté naturelle ; ou du moins, s’il s’était livré quelquefois à de tristes réflexions, son caractère original n’en avait pas souffert. Mais le chagrin que lui causa la mort de sa femme, absorba son âme toute entière. Il était né pour sentir plus qu’un autre combien il est difficile de supporter la privation des douceurs mutuelles, réservées aux liens heureux d’une union fondée sur l’amitié, l’estime et la reconnaissance.

Madame Piron jouissait d’une grande considération parmi les personnes qui aimaient son mari : elle avait gagné l’estime de madame de Tencin, qui se connaissait en mérite, et dont la maison était ouverte à quelques gens de lettres qu’elle appelait ses bêtes, Piron était du nombre et faisait les beaux jours de cette ménagerie. Chacun y parlait son langage. C’est là que le bel-esprit, devenu géomètre, expliquait son système des mondes, quittait et reprenait tour-à-tour le compas et la lyre ; que le métaphysicien analysait le cœur et l’esprit, d’une manière si subtile et dans un jargon si précieux, qu’on ne l’entendait pas, et qu’il ne s’entendait peut-être pas lui-même ; c’est là que l’antiquaire voulait fixer le temps, éclaircir les ténèbres des siècles fabuleux, et ne manquait pas d’ajouter ses propres conjectures à d’autres conjectures plus antiques ; c’est là que l’historien, aussi brusque que la vérité, dont il affectait d’être le partisan, traçait les portraits d’Acajou et de Louis XI ; puis comme philosophe, méditait les considérations sur les mœurs et les confessions du comte de *** ; que le docte médecin parlait la langue de tous les savants, et très peu celle de son art. Enfin, c’était là que se rassemblaient les beaux-esprits du temps, et les savants à prétentions. Madame de Tencin, digne de le présider, n’y était point un personnage muet ; elle payait comme les autres son tribut, par des ouvrages pleins d’esprit et d’agrément. Souvent même elle inspirait ses bêtes, et Piron a composé pour elle plusieurs pièces charmantes.

Ce fut chez elle, que feu M. Languet, curé de Saint-Sulpice, rencontra Piron sans le connaître. Elle le lui présenta comme un compatriote qui faisait honneur à la Bourgogne, et le nomma. Quoi ! c’est vous, M. Piron, dit le pasteur : je suis ravi de vous voir ! N’êtes-vous pas le fils d’un Piron, apothicaire à Dijon, que j’ai beaucoup connu ? Il avait les bras si longs... « Ah ! monsieur le curé, que vos mains n’étaient-elles au bout, repartit Piron ; mon sort serait bien différent ! » M. Languet continua, en riant de l’exclamation : mais il y a longtemps que vous de mettrez sur ma paroisse ; et il est étonnant qu’à titre de compatriote et de paroissien, vous me soyez pas venu me voir, et que je ne vous connaisse point. « Cela n’est pas si étonnant que vous le pensez : c’est que vous connaissez mieux vos vaches que vos brebis, lui répondit Piron[27]. » M. Languet trouva comme les autres la plaisanterie très bonne, et invita Piron à le venir voir souvent. Il n’en manqua pas l’occasion ; et depuis il eût immortalisé cet illustre et pieux pasteur, par l’ode qu’il a intitulée le Temple de Saint-Sulpice, si les charités et les grands établissements que ce pasteur a faits pour la religion, n’avaient pas irrévocablement assuré son immortalité.

Malgré les droits incontestables de Piron aux honneurs littéraires, sa modestie, autant que son indifférence, l’en avait toujours éloigné ; mais ses amis et ses protecteurs s’en occupaient pour lui. La mort de l’abbé Terrasson laissa en 1750 une place vacante à l’académie Française. Plusieurs académiciens, et surtout MM. de Fontenelle, de Boze, l’abbé Sallier, Crébillon, engagèrent Piron à se présenter, quoiqu’ils n’ignorassent pas toutes les plaisanteries qu’il se permettait, et surtout le propos qu’il tint un jour à un de ses amis, en passant dans le Louvre. Tenez, voyez-vous, lui dit-il, en lui montrant l’académie Française, ils sont là quarante, qui ont de l’esprit comme quatre. Ils étaient trop sensés pour lui en faire un crime, et ils riaient les premiers de ce bon mot. Ils le déterminèrent à faire les visites d’usage, en l’assurant que, si contre leur attente, il n’avait pas les voix à cette élection, il les aurait toutes à la suivante, sans exiger de lui de nouvelles démarches.

Il remplit donc le cérémonial accoutumé, non avec cette gravité religieuse qu’observent ordinairement les candidats ; mais très gaiement, et peut-être un peu trop cavalièrement, au gré de quelques académiciens austères sur l’étiquette. Entre autres plaisanteries, il laissa chez un des trente-neuf électeurs (Nivelle de la Chaussée) son billet, sur lequel étaient écrits ces deux vers amphigouriques, tirés de je ne sais quelle pièce de ce triste père du Comique larmoyant :

En passant par ici, j’ai cru de mon devoir,
De joindre le plaisir à l’honneur de vous voir.

Des visites si peu sérieuses n’indisposèrent ouvertement personne contre lui ; du moins il le crut, on l’assura même que les suffrages se réunissaient en sa faveur. Le directeur de l’académie lui-même, acheva de le persuader, en lui disant de prendre tout le temps nécessaire pour composer son discours de réception. Piron l’en remercia, et lui répondit en riant : « Ne vous inquiétez point de cette corvée. Nos deux discours sont déjà faits : ils seront prêts du jour au lendemain de mon élection. » Comment cela ? lui demanda le directeur, d’un air surpris. « Comment cela ? repartit Piron. Le voici : je me lèverai, j’ôterai mon chapeau ; puis, à haute et intelligible voix, je dirai : Messieurs, grand merci. Et vous, sans m’ôter votre chapeau, vous me répondrez : Monsieur, il n’y a pas de quoi... À ces mots, le directeur partit d’un faux éclat de rire, lui tourna le dos, et le laissa dans l’incertitude de savoir s’il avait bien ou mal pris la plaisanterie, et s’il ne s’en servirait pas, pour lui nuire auprès de ses confrères.

Quoi qu’il en soit, le jour de l’élection arrivé, on y procéda ; et contre toutes les apparences, qui étaient pour Piron, l’abbé de la Bléterie fut élu. Piron, de ce moment, se crut dégagé pour toujours : mais quelques heures après on vint lui dire que la nomination de l’abbé de la Bléterie avait déplu au roi, et que l’académie avait ordre de procéder à une nouvelle élection. Comme l’exclusion n’avait été donnée à l’abbé de la Bléterie que pour cause de jansénisme, Racine le fils, digne à toutes sortes de titres, du fauteuil académique, et qui faisait aussi des démarches pour l’obtenir, se retira, dans la crainte qu’étant également soupçonné d’être janséniste, il n’essuyât le même désagrément.

Ces deux concurrents écartés, le champ de bataille demeurait à Piron. On lui persuada de ne pas désemparer : il céda, mais à regret. L’exclusion de l’abbé de la Bléterie et la retraite de Racine firent du bruit. Les agréables de la cour et de la ville en plaisantaient, et riaient surtout de voir l’écrivain licencieux l’emporter sur deux rigoristes avérés. Ces propos étant parvenus jusqu’à Piron, il se hâta de fermer là bouche à ces mauvais plaisants. Il écrivit à l’abbé Sallier, et lui envoya son désistement, en le priant de le faire agréer à l’académie. À peine sa lettre était-elle partie, que M. Melot son compatriote, garde des manuscrits de la bibliothèque du roi, l’un des plus savants hommes de l’Europe, le plus modeste en même temps et le plus estimable, arrive chez Piron presque les larmes aux yeux, et lui apporte une lettre de M. Boyer, évêque de Mirepoix, écrite à l’abbé Sallier, par laquelle il chargeait cet académicien d’engager Piron à renoncer à son droit, et d’attendre la première place vacante, et pour cause : qu’il pouvait l’assurer en même temps, qu’il serait alors le premier à lui donner sa voix. M. Melot, porteur d’une nouvelle qu’il croyait devoir affliger Piron, fut bien soulagé, quand il lui dit : « J’ai tout prévu ; vous trouverez à votre retour chez l’abbé Sallier, la lettre que je viens de lui écrire, en lui envoyant mon désistement, et par là vous verrez que la prudence du poète égale ici la délicatesse du prélat. » Les choses en demeurèrent là, et M. de Mairen fut élu.

Il est aisé de voir qu’on avait desservi Piron auprès de M. l’évêque de Mirepoix. Nivelle de la Chaussée, ennemi déclaré de Piron, tint sur son compte au prélat des propos plus que désavantageux ; il appuya sur le scandale et l’indécence de ses écrits licencieux, et eut la mauvaise foi de taire le repentir sincère qui devait les lui faire pardonner. La délation réussit, et Piron s’en embarrassa peu. Il n’imaginait pas qu’il aurait encore à la redouter par la suite.

Trois ans après, au mois de mai 1753, M. Languet archevêque de Sens mourut. Nouvelle place vacante à l’académie Française. Piron était bien éloigné de songer à se remettre sur les rangs ; lui qui, dans tous les temps, avait montré la plus grande indifférence pour les honneurs académiques. Cependant ses amis, ses protecteurs, les académiciens eux-mêmes, le sollicitèrent si vivement de reprendre ses droits, qu’il eut la faiblesse d’y consentir. On lui dit au surplus, qu’il n’aurait aucune démarche à faire, et que toute l’académie était si parfaitement d’accord à son sujet, qu’elle l’exemptait de faire les visites accoutumées. Vaincu par tant d’instances, il attendit tranquillement son sort, sans le désirer ni le craindre, et il fut élu d’une voix unanime.

Il y avait néanmoins un faux frère qui porta l’ode licencieuse de Piron à l’évêque de Mirepoix, lequel déjà prévenu par Nivelle de la Chaussée, alla sur-le-champ chez le roi, pour le supplier de faire casser l’élection. Le roi lui en ayant demandé la raison : La voilà, sire, dans cet écrit scandaleux, que j’apporte à votre majesté. Le prince ne sachant pas ce que cet écrit contenait, ordonna au prélat de lui en faire la lecture, afin de condamner et d’exclure l’auteur, en connaissance de cause. L’évêque déploie l’écrit, en suppliant le roi de le dispenser de faire la lecture d’une pièce qui blessait cruellement la pudeur. Sa majesté prit alors le papier, et dit à l’évêque d’écrire à l’académie, qu’elle eût à lui rendre compte de cette élection.

Le président de Montesquieu, directeur de l’académie, fut député vers le roi. Sa majesté lui dit qu’il fallait nommer un autre sujet que l’auteur de l’ouvrage licencieux qu’on lui avait remis. M. de Montesquieu qui aimait Piron, et qui depuis cette malheureuse exclusion n’a cessé de l’appeler son cher confrère, voulut hasarder de le justifier : mais le roi ne répondit rien.

Désespéré de ce mauvais succès, qui perdait à jamais Piron, il vole chez la marquise de Pompadour, où, après lui avoir cité plusieurs exemples d’académiciens ses confrères, qui n’auraient jamais été admis, si on les eût traités avec la même rigueur, après s’être cité lui-même pour exemple, il ajouta : Quoi, madame ! en nommant tout d’une voix le pauvre Piron, sans qu’il y eût songé, nous avons cru lui faire un honneur extraordinaire, et nous ne lui aurions attiré qu’une disgrâce affreuse, capable de le conduire au tombeau ! Ah ! daignez réparer le tort que l’envie lui a fait, et prenez-le sous votre protection, en diminuant aux yeux du roi une faute que la haine a trop envenimée. La marquise n’eut pas besoin d’être sollicitée davantage ; elle en parla le même jour avec l’intérêt le plus vif, et sa majesté ayant demandé ce que pouvait valoir une place de l’académie Française, accorda sur sa cassette à Piron une pension annuelle de mille livres. Celui-ci ignorait encore tout ce qui s’était passé, lorsqu’il reçut une lettre d’un de ses protecteurs, qui avait montré le plus de zèle pour son élection. Cette lettre portait : Je vous félicite, mon cher Piron, de ce que vous n’avez point à vaincre votre répugnance, et je vous demande pardon de l’avoir combattue quelques moments. Vous aviez bien raison, et vous voilà ce que vous vouliez être, c’est à-dire libre. Que la joie que vous en aurez vous rende aussi gai que la crainte d’être élu vous avait rendu triste et morne. C’était lui annoncer assez clairement, que sa nomination n’aurait pas lieu. Sur ces entrefaites, arrive chez Piron l’abbé Trublet, qui lui confirme en soupirant, qu’il n’a plus d’espérance. « Grand merci, l’abbé, lui dit Piron, je vous ai enfin corrigé de la fureur de porter de mauvaises nouvelles. Embrassez-moi, félicitez-moi, et me contez comment les choses se sont passées. » L’abbé commençait à peine son récit qu’on apporte de la part du président de Montesquieu un billet à Piron. Il s’empresse de l’ouvrir, le lit ; et transporté de joie : « Ah ! dit-il à l’abbé Trublet, vous me cachiez la moitié de mon bonheur ! Tenez, lisez ;  M. de Montesquieu m’annonce que le roi m’a gratifié d’une pension de mille livres sur sa cassette, pour me dédommager de la place de l’académie. » L’abbé Trublet l’embrassa, et le félicita sur cette agréable nouvelle. Quelle douce satisfaction en effet pour Piron ! Ce bienfait accordé par le meilleur des rois, consola le poète persécuté, et pénétra son cœur d’une éternelle et respectueuse reconnaissance[28].

À cette faveur royale se joignit un honneur extraordinaire, que l’académie n’avait encore accordé à personne. Sensible à tout ce qui était arrivé à Piron au sujet de son élection, elle lui députa quatre académiciens, MM. de Mairan, Mirabeau, l’abbé du Resnel et Duclos, pour lui témoigner l’intérêt qu’elle prenait à la grâce que le roi venait de lui accorder, et en même temps le regret sincère qu’elle avait de ne pouvoir pas, suivant le vœu général de la compagnie, le compter au nombre de ses membres. Les députés eurent lieu d’être satisfaits de la manière reconnaissante et respectueuse avec laquelle il les reçut ; mais ils ne purent s’empêcher de lui marquer leur surprise de sa sérénité. « Elle n’est point héroïque, messieurs, leur dit-il, puisque tout se termine à une faveur royale que je n’ai pas plus sollicitée ni espérée que ma, nomination, et que j’ai encore moins méritée que ma disgrâce »

Peu de jours après cette députation, comme il était à dîner, on frappe à sa porte : le domestique ouvre, et trouve un homme rangeant des bouteilles. Piron se lève de table, voit les bouteilles, interroge le porteur. Une voix de Stentor lui crie du bas de l’escalier : Prenez toujours et buvez ; ce sont quarante bouteilles de vin d’Espagne le plus exquis... Porteur, achève et descends vite ; je t’attends. « Mais encore faut-il savoir de quelle part, demande Piron à la voix ? » Point de réponse ; le porteur finissant de poser les bouteilles, reprend sa hotte et court encore.

Cette aventure jeta Piron dans le plus grand étonnement : ce n’est pas qu’il ne fût accoutumé, comme on l’a déjà vu, à des bienfaits anonymes. Cependant il se baisse, compte les bouteilles : quarante bouteilles, s’écrie-t-il ! On en donne douze, vingt-quatre, cinquante ; mais quarante, ce nombre n’est point ordinaire : il cache absolument un mystère qu’il faut que je devine. Quarante bouteilles ! Ce ne peut être qu’un présent des quarante de l’académie, ou une galanterie espagnole, faite à une muse bourguignonne. Parmi les quarante bouteilles il s’en trouva une dont le goulot était cassé net, et cependant elle était bouchée comme les autres. Oh ! pour le coup, dit Piron, cette bouteille confirme ma conjecture : elle est le contingent du président de l’académie naissante de Berlin, l’illustre géomètre Maupertuis, lequel étant en froid avec moi depuis quelque temps, aura voulu calculer la somme du plaisir qu’il est forcé de me procurer à l’exemple de ses confrères, en me fournissant son quarantième, moins un goulot. Ce problème est aisé à résoudre.

Plein de son idée, il écrit à l’académie, et commence sa lettre par ces beaux vers que Lafontaine met dans la bouche du paysan du Danube :

Romains, et vous sénat assis pour m’écouter ;
Je supplie, avant tout, les dieux de m’assister :
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits,
Rien qui ne gâte une harangue.

« Messieurs, depuis que, de votre mouvement, vous daignâtes m’honorer de vos suffrages, et que par vos officieuses représentations il a plu au roi qu’on avait indisposé contre moi, de substituer à l’honneur peu mérité que vous m’avez fait, des bontés encore moins méritées, je vous dois des remerciements, et je les médite. Mais souffrez que je les diffère encore quelque temps, et que je m’occupe aujourd’hui tout entier de l’objet qui me fait prendre la liberté de vous écrire. Je reçois dans ce moment quarante bouteilles de vin d’Espagne, sans avoir pu me procurer la satisfaction de savoir à qui je suis redevable d’un cadeau si galant et si fort de mon goût. Je suis à la vérité dans la singulière habitude de cette espèce de torture : en bon philosophe, je tâche de m’y faire et je m’y fais. Mais ici, un peu fondé sur les circonstances, je m’avise et je me plais dans l’idée que c’est vous, messieurs, qui vous êtes divertis à faire cette galanterie espagnole à une muse bourguignonne. Ma modestie néanmoins me jette dans l’incertitude, et c’est la première fois que je ne veux point l’écouter. Je suis trop glorieux des bontés que vous me témoignez. Il ne me reste qu’une grâce à vous demander : c’est de me continuer ces mêmes bontés après ma mort. Daignez être les dépositaires de mes dernières volontés. Je les joins ici telles que la franchise dont j’ai fait profession toute ma vie me les a dictées. J’emporterai dans le tombeau la reconnaissance éternelle que vous m’avez inspirée. Heureux de mourir après vous avoir donné des preuves du profond respect avec lequel je suis, messieurs, votre admirateur Piron. »

Son testament était à la suite de cette lettre ; le voici :

« Je me recommande à la postérité. J’espère plus dans son indulgence que dans celle de mes contemporains. Comme j’ai toujours fui la vaine gloire, et que je crains qu’une main amie ou ennemie, ne barbouille mon tombeau d’une plate ou méchante épitaphe, je veux qu’on n’y grave que celle-ci :

Ci git Piron, qui ne fut rien,
Pas même académicien.

« Je laisse mes ouvrages en proie à tous les journalistes, de quelque pays, profession, qualité et secte qu’ils soient, sauf l’hypothèque des satyriques, des critiques, des compilateurs, des plagiaires et des commentateurs. Le grand Corneille ne leur étant point échappé, il y aurait de l’indécence à moi, du ridicule même, de ne pas me laisser tourmenter, fouiller et saisir par ces barragers.

« Je lègue aux jeunes insensés, qui auront la malheureuse démangeaison de se signaler par des écrits licencieux et corrupteurs ; je leur laisse, dis-je, mon exemple, ma punition et mon repentir sincère et public.

« Je laisse enfin mon cœur à l’immortelle académie Française, et la supplie de vouloir bien recevoir ce petit diamant assez précieux par sa rareté, n’y ayant chez le Mogol même aucuns joyaux qui vaillent un cœur vraiment reconnaissant. »

Sa lettre et son testament écrits, il prend son verre rempli de vin d’Espagne ; et s’adressant à sa nièce : « voilà, dit-il, mes grandes affaires faites. Dût ce verre de vin terminer ma vie, j’aurai du moins eu le plaisir de la finir aussi délicieusement que ce drôle d’Anglais qui,, ayant le choix du genre de sa mort, aima mieux se noyer dans une tonne de malvoisie, que de se faire ouvrir les veines comme Sénèque. » Puis après avoir bu la moitié de son verre : quel parfum ! s’écria-t-il ;

Ah, qu’il est bon ! c’est la liqueur choisie,
Le pur nectar, la céleste ambroisie,
Qu’on sert aux dieux dans leur félicité !
Boire à longs traits de cette malvoisie,
C’est partager leur immortalité.

La nièce riait de tout son cœur, de la gravité comique avec laquelle il rendait ses actions de grâces. Mais mon oncle, lui dit-elle, si ce n’est pas l’académie qui vous a fait ce cadeau, voilà toutes vos belles actions de grâces perdues. Non, ma fille, non ; que ce soit l’académie, ou tout autre qu’elle, j’aimerais mieux ne boire que de l’eau toute ma vie, que de passer pour un ingrat.

Il persista donc à vouloir que les quarante bouteilles de vin d’Espagne fussent un présent de l’académie Française, et il envoya sa lettre de remerciement et son testament à l’abbé Sallier, son compatriote et son ami. L’abbé vint sur-le-champ le désabuser, et rire avec lui de sa plaisante erreur. Dès que Piron fut certain qu’il s’était trompé dans ses conjectures, il jeta ses soupçons de reconnaissance sur M. le comte de M***. Ils étaient d’autant mieux fondés que ce ministre, protecteur né des sciences et des lettres, avait toujours honoré Piron de ses bontés.

Tant d’intérêts réunis en sa faveur, le dédommageaient bien d’être privé d’une place à l’académie Française, dont il suffit d’être reconnu digne, quand même on ne l’obtiendrait pas. Il est difficile d’ailleurs d’avoir de meilleurs titres pour arriver, au temple de mémoire, que son Gustave et sa Métromanie. Au reste, si la postérité, pour sauver un nom de l’oubli, n’avait jamais consulté que les registres de l’académie, que seraient devenus tant de noms vraiment immortels, qui ne s’y trouvent point inscrits ? Il en est souvent des honneurs académiques, comme de certaines charges ou dignités, dont les droits et les prérogatives ne s’étendent pas: au-delà de la vie du titulaire. Ainsi, quoiqu’il soit glorieux d’obtenir les premiers honneurs de la république des lettres ; si l’on veut survivre à cette gloire, il faut qu’elle soit acquise par un mérite réel, et des talents distingués. Elle eût été la récompense de Piron, si la haine et la jalousie ne la lui eussent pas arrachée. La conduite que l’académie tint à son égard dans cette fâcheuse circonstance, fut bien flatteuse pour lui, et digne de cette compagnie également illustre et respectable. La dispense qu’elle lui accorda de faire les visites d’usage, est une grâce qu’elle n’avait encore accordée qu’à de la Monnaie, comme je l’ai remarqué dans les mémoires que j’ai donnés sur la vie et les écrits de ce célèbre et savant littérateur.

La pension de mille livres que le roi venait d’accorder à Piron, le mettait en état d’attendre d’autres grâces. Il y avait quarante ans et plus que ce poète était célèbre, lorsque le privilège du Mercure fut donné à Boissy, au mois d’octobre 1754. Feu le roi eut la bonté de se ressouvenir du poète Bourguignon, et de lui assigner sur le produit du Mercure une pension annuelle de 1 200 livres, pour en jouir du premier janvier 1755. Cette pension fut portée à 1 800 livres en 1758, et fixée enfin à 2 000 livres en 1761.Ces grâces lui furent annoncées successivement par M. le comte de Saint-Florentin, depuis duc de la Vrillière, à la protection duquel non seulement Piron, mais un grand nombre de gens de lettres ont dû et doivent encore les récompenses qu’ils ont obtenues.

Qui n’eût pensé, avec une pension de 2 000 livres, n’être pas pour jamais à l’abri des coups de la fortune ? Cependant le Mercure tomba dans un tel discrédit, que les pensions cessèrent d’être payées. Les intéressés tinrent entr’eux plusieurs assemblées, pour trouver les moyens de soutenir cet ouvrage périodique. Mais Piron leur répétait toujours : Eh ! messieurs, comment voulez-vous que ce qui est au-dessous de rien[29] produise quelque chose, et vous fasse vivre ? Cependant, si pour le bien commun il faut faire quelque réduction sur les pensions, je consens qu’on commence par la mienne, qu’on la supprime même toute entière ; quelque besoin que j’en aie, je la sacrifierai de tout mon cœur. Je ne l’ai point demandée, parce qu’il ne m’est jamais venu dans la pensée que je la méritasse ; et j’aime encore mieux rien avoir, que de mériter rien, ici surtout, où tiré en ligne pour 2 000 livres, je ne saurais servir qu’à nuire. Quelle différence de ce langage si modeste et si simple dans la bouche d’un homme qui avait fait ses preuves de génie, et alors âgé de soixante et treize ans, au langage présomptueux de certains talents très douteux, et du mérite souvent équivoque, qui briguent et obtiennent de pareilles récompenses ! On n’accepta point la proposition de Piron, et l’on attendit des jours plus heureux.

Les obstacles qui avaient éloigné Piron de l’académie Française, n’empêchèrent point l’académie de Dijon de l’adopter. La capitale de la Bourgogne voyait avec complaisance la gloire de son nouveau lycée, devenir de jour en jour plus brillante, par le nombre de savants illustres qui en faisaient l’ornement, lorsqu’en 1751 on proposa à Piron d’y venir prendre place. Il pleurait encore la mort de sa femme ; et un an presque écoulé n’avait point suffi à sa douleur. Peu sensible à tout ce qui pouvait flatter son amour propre, il répondit modestement aux propositions qu’on lui fit, et refusa constamment un honneur auquel, selon lui, il ne pouvait ni ne devait prétendre.

Cependant, plus l’académie de Dijon acquérait de célébrité, plus elle était jalouse du choix des membres destinés à soutenir et à augmenter sa gloire. Elle regrettait de ne pas voir inscrit sur ses registres, le nom d’un compatriote tel que Piron. Elle redoubla donc ses instances en 1762 ; elles furent si pressantes, et en même temps si honorables pour lui, qu’elles l’ébranlèrent. M. de Brosses, alors président à mortier, et aujourd’hui premier-président du parlement de Dijon, se trouvant à Paris, l’alla voir. La visite de ce savant magistrat, également recommandable par son étude profonde des lois, et par son intégrité, par ses connaissances, par la variété, le nombre et l’utilité de ses curieux et savants écrits, acheva de le déterminer. Il accepta l’honneur que l’académie voulait bien lui faire, et il y fut reçu le 11 juin 1762. Ce qui le flatta le plus, fut de voir son nom mêlé à ceux des Bouhier, des Crébillon, des Buffon, qui feront à jamais la gloire, non seulement de la province de Bourgogne, mais de la France entière[30]. Eh ! quelle province, quelle ville autres que la Bourgogne et Dijon, peut se vanter d’avoir donné naissance à un si grand nombre d’hommes illustres et véritablement grands ? Cette province est la seule, si l’on veut parcourir tous les arts, toutes les sciences, toutes les branches diverses de la littérature, qui ait à se glorifier, à l’exemple de la Grèce et de l’ancienne Rome, d’avoir produit dans tous les genres, des génies du premier ordre. Le bel esprit ne paraît pas avoir encore ravagé cette heureuse contrée. C’est aux ombres immortelles des Bossuet, des Bouhier, des la Monnaie, des Crébillon, des Piron, à veiller sur elle, et à la défendre des attaques de cet ambitieux ennemi du génie.

Quelle influence en effet ces excellents modèles ne doivent-ils pas avoir sur les esprits ? Qui ne brûlera pas comme eux, du désir d’illustrer sa patrie ? Quelle élévation leur renommée ne doit elle pas porter dans l’âme de celui qui a eu le bonheur de respirer en naissant, le même air qu’ils ont respiré ? En un mot, quel pouvoir leur exemple n’aura-t-il pas sur l’amour-propre honnête, qui fera ses efforts pour les imiter, les suivre, les égaler, les surpasser même s’il est possible ? C’est ainsi que le cœur de Piron s’enflamma. Cette foule de savants, de tout rang et de tout état, frappa ses premiers regards ; dès lors il jura de suivre leurs traces, et remplit son serment, malgré les obstacles que la fortune ne cessa de lui opposer.

Jamais l’amour de la patrie n’eut plus d’empire sur un cœur que sur le sien. Glorieux d’être né bourguignon, il conçut malheureusement trop tard le dessein de faire l’éloge des hommes illustres de sa province : mais il n’a fait qu’ébaucher cet ouvrage, qu’il commença dans un temps où il était presque aveugle. On doit regretter qu’il n’ait pu l’achever.

Il s’était fait une si haute idée de l’état d’homme de lettres, qu’on ne doit point être étonné de la fierté avec laquelle il en soutenait la noblesse. Il ne souffrit jamais qu’on osât la rabaisser en sa présence ; et c’est ce qu’il fit sentir à un grand seigneur, dans l’appartement duquel il était prêt d’entrer comme celui-ci reconduisait une personne qualifiée. Passez, monsieur, dit le maître du logis à la personne qui s’arrêtait par politesse ; passez, ce n’est qu’un poète. « Puisque les qualités sont connues, repartit Piron, je prends mon rang. » Et il passa le premier. Il ne devait point à la réflexion de pareilles reparties ; elles lui étaient inspirées sur-le-champ par cette élévation qui régnait naturellement dans son âme.

Si l’éducation qu’on reçoit sous des maîtres habiles, consiste dans les leçons de sagesse et de vertu qui forment le cœur, et dans les bons préceptes qui développent l’esprit et le rendent propre à embrasser les sciences humaines ; si à ces leçons et à ces préceptes l’élève joint des dispositions heureuses, et que pour surcroît d’encouragement il trouve encore, au sein de sa famille, des modèles et des exemples, personne ne reçut une meilleure éducation et n’en profita mieux que Piron. Malgré les peines qui traversèrent les trois quarts de sa vie, il perfectionna ses talents naturels par l’étude des grands modèles de l’antiquité grecque et romaine. La langue d’Homère lui était aussi familière que celle de Virgile. Il paraît donc que ceux qui lui reprochent une certaine dureté de style, et un défaut de goût et d’harmonie, se trompent en l’attribuant à son peu d’éducation. Ils abusent de l’aveu qu’il a fait souvent, non de son peu d’éducation, mais d’une privation de fortune, qui ralentit ses progrès. S’il eût été dépourvu de goût, s’il eût méconnu l’harmonie, aurait-il senti si vivement celle qui fait le charme de la poésie d’Homère, de Virgile, et d’Horace ? Aurait-il admiré Corneille ? Aurait-il éprouvé ce doux ravissement que produisent les vers de Racine, qu’il savait par cœur ? Il admirait son style inimitable, qu’on ne trouve depuis dans aucun de nos poètes, sans exception, et qu’aucun de nos poètes à venir ne ressuscitera peut-être jamais. Cette dureté prétendue, qu’une critique injuste et jalouse exagère, et qu’elle a aussi reprochée à l’illustre Crébillon, tient à la manière forte dont ils concevaient leurs pensées. C’est même ce qui distingue particulièrement le génie, de l’esprit. Le génie ne produit que des beautés mâles, dont les grâces nerveuses rejettent tout ornement qu’elles ne tiennent pas de la nature : l’esprit, au contraire, ne produit que des beautés délicates, soumises au caprice des goûts divers, et dont les grâces molles et fugitives ont besoin de toutes les ressources de l’art pour séduire et pour plaire. Les unes sont de tous les temps et de toutes les nations, et arrachent, comme malgré nous, notre admiration ; les autres dépendent des lieux, des temps et des circonstances ; et le goût qui les admet, est inconstant comme elles.

Un reproche que l’on fait encore à Piron, tombe sur les premières sociétés qu’il fréquenta, et dans lesquelles il contracta, dit-on, cette âpreté, cette rudesse qui choque si fort ses critiques trop délicats. Le ton de la société peut influer, sans doute, sur ce que le vulgaire appelle communément l’esprit ; mais ce ton ne change rien au génie. L’esprit imite, et le génie crée : l’un est un miroir qui reçoit et réfléchit la lumière ; le génie est une flamme divine qui la produit et la répand. Piron à soixante ans avait le même génie qu’à vingt ans, avec cette différence essentielle, qu’il l’avait fortifié par la réflexion et par l’étude.

Ce n’est en effet que dans la solitude et le silence du cabinet, qu’on peut nourrir son génie par une réflexion profonde sur soi-même, et épurer son goût par la méditation continuelle des bons auteurs anciens et modernes. Quiconque, avec des dispositions heureuses, s’en tiendrait à ne voir et à ne consulter que ce qu’on nomme souvent mal-à-propos la bonne compagnie, courrait risque de s’égarer. Je dis plus : la fréquentation prématurée du grand monde, outre qu’elle détourne de l’étude, ne fait que des hommes vains, parce qu’on se hâte d’enivrer de louanges les talents précoces, sous prétexte de les encourager.

Piron fut assez heureux pour n’être point gâté par la fausse louange, il n’eut d’autre aiguillon que sa verve, et d’autre encouragement que sa propre volonté. Aussi fut-il toujours modeste. Si les sociétés que la province lui offrit d’abord n’avaient ni le brillant ni la légèreté de celles de Paris, il y rencontrait du moins les Bouhier, les Demay, les la Monnaie, et beaucoup d’autres savants, avec lesquels il s’instruisait ; et sans doute ces sociétés valaient bien la bonne compagnie de la capitale, où l’on fait si souvent la guerre au bon goût et au bon sens. Au reste, si ses rivaux eussent eu à vaincre, comme lui, les obstacles qu’il a vaincus ; si, comme lui, ils eussent été forcés de lutter sans cesse contre la fortune, je doute qu’ils les eussent surmontés avec autant de courage, de gloire et de vraie philosophie.

La célébrité qu’il s’était acquise, depuis qu’il avait quitté Dijon, engagea l’éditeur de la Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, à lui demander qu’il composât l’article concernant Piron le père, et en même temps qu’il voulût bien aussi faire celui qui le regardait lui-même. Il s’en défendit longtemps. On lui écrivait lettres sur lettres, auxquelles il ne répondait point. Enfin l’éditeur le pressa tant, qu’il lui envoya seulement l’article de son père, très bien fait et très ample : à l’égard du sien, il était en deux lignes. La vraie modestie rend ordinairement l’amour propre muet. Mais par une maladresse qu’on ne saurait comprendre, et qu’on ne peut excuser, l’éditeur de cette bibliothèque, au lieu d’y insérer ces deux articles tels qu’ils étaient, s’avisa d’en substituer deux autres, si secs et si décharnés, que Piron en fut piqué. Il ne s’en vengea pas autrement, qu’en communiquant les siens, tels qu’il les avait composés, à l’abbé Desfontaines, au moment que ce journaliste allait rendre compte de la Bibliothèque des auteurs de Bourgogne. Le critique en profita, et les inséra dans sa feuille, en reprochant à l’éditeur son peu de discernement.

Malgré la faiblesse de sa vue, Piron entretenait une correspondance très étendue et très exacte, avec ses protecteurs, ses amis, et beaucoup de gens de lettres très célèbres. C’est dans ce commerce épistolaire qu’éclatent singulièrement sa gaieté, sa franchise, et toutes les excellentes qualités de son cœur et de son esprit. Quoique né pour l’épigramme, il avait la satyre en horreur. Il n’empoisonnait jamais le trait qu’il lançait : toujours plus de gaieté que de malice, et jamais de noirceur. Si ce que j’avance ici n’était pas avoué par tous ceux qui l’ont connu, j’en rapporterais mille preuves pour une. Je me contenterai de citer ici la réponse qu’il fit à la lettre d’un chanoine de la sainte-chapelle de Dijon, qui lui demandait une satyre contre une personne qu’il lui nommait. « Vous avez jeté les yeux sur moi, lui répondit-il, comme sur quelqu’un qui pourrait être moins honnête homme que vous, et moins chrétien : vous vous trompez. Si je faisais une action si infâme, je me rendrais éternellement indigne de la société et de l’estime des honnêtes gens. »

Ce caractère plein de bonhommie, de franchise et d’honnêteté, le faisait rechercher autant que les charmes de son esprit et de sa conversation. Toujours brillant, toujours nouveau, il ne s’épuisait jamais. Ses saillies, ses bons mots coulaient de source avec un naturel et une simplicité charmante. La plus légère circonstance, la moindre question, lui fournissaient d’excellentes reparties ; témoin celle qu’il fit à un évêque qui lui demandait, d’un ton à quêter un éloge : avez-vous lu mon mandement, monsieur Piron ? « Non, monseigneur ; et vous ? »

Il avait entièrement perdu la vue, dans les dernières années de sa vie ; et comme il ne sortait presque plus de chez lui, il était enchanté qu’on vint le voir. Il mettait tant de gaieté dans sa conversation, et l’on se plaisait si fort à l’entendre, qu’on ne l’interrompait que pour lui fournir le moyen de reprendre la parole avec une nouvelle chaleur et de nouveaux agréments. Une dame infiniment aimable, très spirituelle, et très jolie, témoigna l’envie de le voir et de causer avec lui. Elle y fut conduite par M. R **, qui connaissait Piron, et l’avait prévenu sur cette agréable visite. La dame était instruite de la haute estime de Piron pour son ami le président de Montesquieu. Jalouse de lui donner une idée avantageuse de son esprit, et de ne pas paraître aussi superficielle que la plupart des personnes de son sexe, elle entama la conversation par l’éloge et l’analyse de l’Esprit des lois, ouvrage au-dessus de la portée, je ne dis pas des femmes, mais des trois quarts des hommes même les plus savants. Elle soutint assez bien son texte pendant cinq ou six minutes, et elle commençait à s’embrouiller, lorsque Piron s’en aperçut, et lui dit : madame, croyez-moi, sauvez-vous par le temple de Gnide[31]. Cette heureuse saillie ramena la gaieté dans la conversation, et cette dame y fit briller alors tous les agréments de son esprit.

Tous ceux qui ont vécu familièrement avec Piron, rendent justice à la beauté de son âme et à l’excellence de son cœur. « Je voudrais voir, écrivait-il en 1766 à M. le Gouz de Gerland, tous ceux que j’aime et que j’estime ne faisant qu’un même cercle ; et moi dans le centre, les faire rire à la ronde, dût-ce être à mes dépens. Le singe n’aurait point de regret à sa monnaie, en si belle et pleine jouissance. »

Avec quelle effusion de cœur ne m’a-t-il pas parlé cent fois de ses illustres principaux bienfaiteurs, M. le comte de Livry, M. le prince Charles, M. le duc de Nevers, M. le comte de Maurepas, et le duc de la Vrillière ! Que serait-il en effet devenu sans leur protection et leurs secours généreux ! Mais s’il est doux pour un cœur reconnaissant de se rappeler sans cesse avec transport le nom chéri de ses bienfaiteurs, n’est-il pas plus doux encore d’avoir à se dire à soi-même : j’ai rempli les devoirs sacrés de l’humanité ; et pour comble de satisfaction, mes bienfaits sont tombés sur un être malheureux, et qui les méritait !

Sensible au mérite de ses rivaux, Piron ne les attaqua jamais ; et l’épigramme qu’il avait toujours prête, n’était que pour sa défense. Lorsqu’un de ses amis vint lui annoncer la fausse nouvelle de la mort du plus célèbre poète de nos jours, il fut témoin du saisissement qu’elle lui causa. Il vit Piron se lever avec vivacité de son fauteuil, s’agiter, et s’écrier plusieurs fois : Ah, le pauvre homme ! Quelle perte ! C’était le plus bel esprit de la France ! Puis reprenant ses sens, dire à son ami : au moins, monsieur, vous me répondez de votre nouvelle. Qu’il est aisé de voir, comme l’a judicieusement remarqué M. Bret[32], que cette anecdote peint dans sa totalité le cœur et l’esprit de Piron ! Par son exclamation, il rend un juste hommage à son rival. Mais son intarissable gaieté renait tout-à-coup. Il se rappelle toutes les plaisanteries qu’il s’était permises sur cet écrivain célèbre ; et il veut encore soutenir ce rôle qui l’avait amusé : voilà la source du dernier trait. M. Bret ajoute que le panégyriste[33] de Piron a véritablement frappé au but, lorsqu’il a dit que cette espèce de guerre d’esprit m’était au plus que le résultat du projet qu’il avait formé de modérer l’enthousiasme exagéré des partisans de son émule, à côté duquel on semble me vouloir admettre aucun autre poète. Cette observation est d’autant plus juste que Piron, naturellement modeste, ne pouvait souffrir la louange, même la plus modérée ; et qu’il disait que rien n’était plus capable d’inspirer la modestie, que de voir un auteur ivre d’encens, à peu près comme ces misérables ilotes que les Spartiates enivraient pour inspirer à leurs enfants l’amour de la sobriété.

Si dans sa jeunesse Piron eut le malheur de blesser la décence et les mœurs par un petit nombre d’écrits licencieux, il respecta toujours la religion, contre laquelle il ne s’est jamais élevé dans aucun de ses ouvrages. Il a même donné des marques publiques de son repentir sincère, au sujet du scandale qu’il avait causé. Il traduisit les psaumes de la pénitence ; et c’est à cette occasion qu’il écrivit à M. Tannevot, poète et philosophe chrétien[34] : Ma sincère et chrétienne palinodie, monsieur, après la satisfaction de ma conscience, ne pouvait m’en causer une plus sensible, que de m’avoir rappelé dans votre souvenir. Nos demi beaux-esprits, nos quarts de philosophes peuvent me ridiculiser tout à leur aise. Un suffrage aussi désirable que le vôtre à tous égards, et surtout pour l’ouvrage en question, achève de m’en consoler pleinement.

Une chute fâcheuse qu’il fit au mois de décembre 1772, hâta son dernier moment. Malgré cet accident, il conserva sa gaieté jusqu’à sa mort. Sa nièce qui était mariée depuis trois ans, avait caché par une délicatesse très louable son mariage à son oncle, dans la crainte qu’il ne crût qu’elle allait l’abandonner. Mais elle fut bien étonnée de s’entendre appeler par son nom de femme[35], lors de la lecture du testament de son oncle, qu’une égale délicatesse avait empêché de lui faire connaitre qu’il savait son mariage. C’est aux soins assidus et constants qu’elle lui a rendus pendant trente ans, qu’il a dû la tranquillité dont il jouissait. Elle le pleure encore tous les jours, et croit le voir en jetant les yeux sur son buste, fait par M. Caffieri[36] ; ouvrage de l’amitié, que l’art a consacré à l’immortalité. Piron mourut le jeudi21 janvier 1773, à 11 heures du soir, âgé de quatre-vingt trois ans, six mois et douze jours.

 

Lettre à M. Fréron[37]

 

Lorsque dans le tome Ier de l’Année littéraire vous avez rendu compte, d’après M. Rigoley de Juvigny, des raisons qui déterminèrent le feu roi à exclure le célèbre Piron de l’académie française, vous vous êtes contenté de dire que M. de Montesquieu s’était intéressé pour lui auprès de la marquise de Pompadour. Voici comment la chose se passa ; ce fait est bien digne de la curiosité du public, et ne peut que justifier de plus en plus la juste vénération qu’inspire le nom de Montesquieu, à ceux qui ont le bonheur de connaître et d’entendre les ouvrages de ce grand homme.

Vous savez qu’à la tête de la dernière édition de ses ouvrages, in-4°, on a imprimé l’éloge de M. le président de Montesquieu, mis à la tête du cinquième volume de l’Encyclopédie, par M. d’Alembert. Au texte de M. d’Alembert, on a ajouté quelques notes tirées d’un éloge de M. de Montesquieu par M. de Secondat son fils, que celui-ci avait envoyé après la mort de M. son père, à la personne qui s’était chargée de diriger cette édition ; mais pour des raisons particulières, ces notes n’ont été placées que dans un fort petit nombre d’exemplaires, et ne se trouvent dans aucun de ceux qui furent destinés pour le public. C’est une de ces notes, exactement copiée d’après le manuscrit de M. de Secondat[38], que je vais transcrire ici.

« M. de Montesquieu était directeur de l’académie Française en 1752, lorsque M. Piron se présenta pour remplir la place vacante par la mort de M. l’archevêque de Sens. Les suffrages des académiciens se réunirent en sa faveur ; mais le directeur de l’académie reçut ordre de se rendre à Versailles ; et le roi lui dit qu’il ne voulait pas que Piron fût élu. Après avoir reçu cet ordre, et en avoir rendu compte à l’académie, M. de Montesquieu écrivit la lettre suivante à madame la marquise de Pompadour, qui lui avait témoigné quelque estime et quelque confiance ;

« MADAME. Comme vous êtes à Crécy, où il ne m’est pas permis d’aller, j’ai l’honneur de vous écrire ce qui se passa hier à l’académie. J’y rendis compte des ordres du roi ; et comme M. de Buffon avait prié ses amis de ne le point nommer dans ces circonstances[39], la plupart des académiciens n’ayant plus d’autre sujet, se trouvèrent embarrassés, et demandèrent qu’on différât l’élection jusqu’à samedi en huit.

« Madame, Piron est assez puni pour les mauvais vers qu’on dit qu’il a faits ; d’un autre côté, il en a fait de très bons. Il est aveugle, infirme, pauvre, marié, vieux. Le roi ne lui accorderait-il pas quelque petite pension ? C’est ainsi que vous employez le crédit que vos belles qualités vous donnent ; et parce que vous êtes heureuse, vous voudriez qu’il n’y eût point de malheureux.

« Le feu roi exclut Lafontaine d’une place à l’académie, à cause de ses contes ; et il la lui rendit six mois après, à cause de ses fables : il voulut même qu’il fût reçu avant Despréaux, qui s’était présenté depuis lui.

« Agréez, je vous supplie, le profond respect, etc.

« Deux jours après, M. Piron eut une pension de cent pistoles ; et il a obtenu depuis, d’autres grâces. »

 

Je ne sais si je me trompe, monsieur ; mais cette lettre de M. de Montesquieu me paraît un chef-d’œuvre de précision et de goût. Si quelques-uns de ceux de nos écrivains, qui se donnent tant de peines et font tant de démarches pour parvenir à la célébrité, se fussent trouvés dans les mêmes circonstances, ils auraient cru devoir, pour l’honneur de l’académie, écrire sur bien un autre ton. Vous les auriez vus se battre pour ainsi dire les flancs, pour exprimer dans de belles périodes, ou par de jolies antithèses, des sentiments qu’ils n’auraient point éprouvés ; ils n’auraient épargné ni les fleurs de rhétorique, ni les bluettes du faux bel-esprit ; ils auraient fait en prose de jolis madrigaux, pour louer les grâces, les charmes, les appas de celle à qui ils auraient écrit, et auraient manqué le but qu’ils auraient voulu atteindre.

M. de Montesquieu a dit tout simplement ce qu’il voulait dire ; cinq mots ont fait de la situation de Piron, le tableau qu’il fallait faire pour toucher un cœur sensible, auquel on ne veut pas laisser le temps de se refroidir ; il n’a point mis de réflexions où il ne fallait que du sentiment ; il n’a point employé des phrases compassées, où il ne fallait que des choses ; il a mis le sentiment en mouvement, et l’a abandonné à lui même. Il n’a point affadi un cœur qu’il voulait échauffer, par des éloges rebattus, par des fleurettes usées, répétées partout, et retournées de mille façons. Un court éloge exactement adapté au sujet lui a suffi ; et c’est par cette simplicité noble, cette simplicité si éloquente, qu’il a touché madame de Pompadour, et a obtenu sur-le-champ ce qu’il désirait.

Je suis, etc.

 

RICHER, avocat au parlement.

[1] On remplit son verre d’une forte dose de tabac d’Espagne, et on le lui fit avaler.

[2] L’ébaudisseman Dijonnoi su lai naissance du duc de Brégogne.

[3] Guillaume Encharbotai.

[4] Joyeusetai su le retor de lai santai du roi.

[5] Aimé Piron était né le premier octobre 1640, et mourut le 9 décembre 1727, âgé de quatre-vingt-sept ans, deux mois, huit jours. Et M. de la Monnaie était né le 15 juin 1641, et mourut le 15 octobre 1728, âgé de quatre-vingt-sept ans quatre mois.

[6] On dit en Bourgogne les ânes de Beaune, parce que ces animaux sont très beaux et fort communs à Beaune. Ils y sont de la plus grande utilité pour le service des vignes du canton. C’est là ce qui a donné lieu au sobriquet qui n’est qu’une plaisanterie, puisqu’on trouve dans cette jolie ville autant d’esprit qu’ailleurs.

[7] Il est mort duc de Belle-Isle, maréchal de France et ministre de la guerre. Il avait eu un fils digne, par ses vertus, de la plus longue et de la plus brillante carrière ; mais il fut moissonné à la fleur de son âge, ayant trop peu vécu pour le bonheur des siens, mais sans doute assez pour sa gloire.

[8] M. Grassin.

[9] Oui, tous ces conquérants rassemblés sur ce bord,

Soldats sous Alexandre, et rois après sa mort.

Eryphile tragédie de M. A. de V. Voyez tome III, au deuxième acte d’Arlequin Deucalion.

[10] Pièce satyrique de M. A**, contre Lamotte.

[11] Voyez œuvres de Rabelais, tome II, liv. II, chap. XIX. Comment Panurge fait quinault l’Anglais qui arguait par signes.

[12] Cette porte était au bout du quai de la terrasse des tuileries, et a été détruite depuis.

[13] M. Collé, lecteur de S. A. S. Mgr. le duc d’Orléans, premier prince du sang. Dupuis et des Ronais, la Partie de chasse de Henri IV, le Théâtre de société, et plusieurs autres pièces charmantes, lui ont assigné une place distinguée parmi nos meilleurs écrivains.

[14] Cette scène se passait vers la fin du mois de mars en 1731.

[15] De Crébillon le tragique.

[16] M. Crébillon le fils.

[17] M. Bernard.

[18] La Bruère

[19] M. Gresset.

[20] M. Collé.

[21] M. Jélyote, qui joint à son art enchanteur un savoir agréable, des connaissances utiles et beaucoup d’esprit, faisait un des principaux agréments de cette société.

[22] Nom mignard en bourguignon, qui signifie bénigne, bénin.

[23] Nom supposé, sous lequel M. Desforges Maillard, du Croissic, petite ville de Bretagne, se déguisa longtemps, et envoya régulièrement tous les mois ses productions poétiques au Mercure, n’ayant pu jouir, sous son propre nom, de cet avantage ineffable, que la Roque lui avait refusé durement. À la faveur de son sexe supposé, il reçut les hommages les plus galants, et les déclarations les plus tendres. Mademoiselle Malcrais de Lavigne devint une dixième muse. Mais l’enchantement cessa, quand M. Desforges Maillard vint à Paris, se montrer à ses soupirants.

[24] Tome III, page 419.

[25] Voyez Jugements sur quelques écrits nouveaux, tome I, lettre C, page 69.

[26] Voyez le Mercure d’octobre 1750, page 201.

[27] Allusion au revenu que la communauté de l’Enfant Jésus, fondée par cet illustre pasteur, tire d’une certaine quantité de vaches, dont le lait sert à faire le plus excellent beurre.

[28] Voyez, à la suite de la vie de Piron, une lettre relative à ce fait.

[29] C’est ainsi que La bruyère qualifie le Mercure.

[30] Quand Piron eut été admis à l’académie de Dijon, il écrivit au président Richard de Ruffey : « Eh, quelle place voulez-vous que j’occupe dans notre académie, parmi tant de génies originaux et sublimes, qui y répandent le plus grand éclat ? Notre bonhomme Rameau, avec la plus petite dose de gros sens commun, tout brut et sans manège, n’a-t-il pas de son seul génie écrasé tous les troubadours de Provence et d’Italie ? Notre fier Crébillon (devant Apollon soient ses mânes !) avec une très légère étincelle de ce que le vulgaire appelle esprit, et n’ayant que son génie tout nu, ne laisse-t-il pas un aspic dévorant et le vautour de Prométhée au cœur envieux... Je ne vous parlerai point de M. de Buffon. Cet homme de génie appartient à l’univers. J’entends les Normands se vanter d’avoir produit Malherbe, Saint-Evremond, Chaulieu, Fontenelle ; pas un mot de Corneille. »

[31] Le temple de Gnide, ouvrage galant et voluptueux de la jeunesse du président de Montesquieu.

[32] Voyez Journal encyclopédique d’avril 1775, tome III, part. II, pag. 309 et 310.

[33] Voyez éloge de Piron, lu à la séance publique de l’académie de Dijon, du 23 décembre 1773, par M. Perret, avocat, secrétaire perpétuel pour la partie des belles-lettres, Paris, chez Pissot, libraire, 1774.

[34] Voyez tome VII. Voyez aussi l’éloge de M. Tannevot, dans le Nécrologe des hommes célèbres de France, 1775, page 66.

[35] Elle est femme de M. Capron, excellent musicien, et célèbre dans son art, par la légèreté, la finesse et l’agrément de son jeu sur le violon.

[36] M. Caffieri, sculpteur du roi, et professeur de l’académie royale de peinture et de sculpture, ayant fait en terre cuite le buste de Piron, son ancien ami, l’a exécuté en marbre, pour être placé dans la salle qu’on doit construire pour la comédie Française. Il a été exposé cette année 1775, au salon, et a réuni tous les suffrages, tant par la ressemblance frappante de ce poète célèbre qu’il fait revivre, que par la beauté, la finesse, l’élégance et la perfection du ciseau de l’artiste.

[37] Extraite de l’Année littéraire, 1776, num. 14.

[38] Je suis personnellement garant de la vérité du manuscrit, et de l’exactitude de la copie.

[39] M. de Buffon ne voulait pas profiter de la disgrâce d’un homme qui avait des droits à l’académie antérieurs aux siens, qui était digne de la place à laquelle il aspirait, mais que l’on voulait punir pour un ouvrage échappé à l’effervescence d’une jeunesse trop inconsidérée, et dont les bonnes mœurs exigeaient que le gouvernement fit un exemple. La délicatesse de M. de Buffon, en cette occasion, mérite d’autant plus d’éloges, qu’il était absolument étranger à l’affaire, et qu’on n’aurait pas pu lui imputer d’avoir ambitionné les dépouilles d’un ennemi.

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