Le plus beau jour de la vie (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)
Comédie-Vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 22 février 1825.
Personnages
M. BONNEMAIN, receveur général
M. DE SAINT-ANDRÉ
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, sa femme
ANTONINE, sa fille
ESTELLE, sa fille
FRÉDÉRIC, amant d’Estelle
JULES, cousin de M. de Saint-André
PARENTS et AMIS de M. de Saint-André
La scène se passe à Paris, dans la maison de M. de Saint-André.
ACTE I
Un salon. Porte au fond, et, sur le premier plan, deux portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement de madame de Saint-André et d’Antonine ; la porte à gauche est celle qui conduit aux autres appartements de la maison. Du côté gauche, une pysché, et, sur le devant, une petite table où sont les bijoux de la mariée. De l’autre côté, un petit bureau élégant ; et sur le devant, une table à écrire.
Scène première
BONNEMAIN, entrant par la porte du fond, et s’arrêtant pour parler à la cantonade
Vous êtes trop bons, je vous remercie. Daignez prendre la peine d’attendre au salon. La mariée n’est pas encore prête. Comment donc ! Certainement j’apprécie les vœux que vous faites pour mon bonheur.
Descendant le théâtre.
Au diable les compliments ! Je ne peux pas ignorer que c’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie ; tout le monde prend plaisir à me le répéter, c’est comme un écho. Les gens de la maison en me faisant leurs révérences, les fournisseurs en présentant leurs mémoires, et les dames de la halle en m’apportant leurs bouquets. Dieu ! que le bonheur coûte cher !
Air : De sommeiller encor, ma chère.
À la fin, mes poches s’épuisent ;
Car depuis ce matin, d’honneur,
Je ne vois que gens qui me disent :
« Je prends part à votre bonheur.
Sur le point d’entrer en ménage,
Mon bonheur est très grand, je croi,
Mais tant de monde le partage
Qu’il n’en restera plus pour moi.
Nous ne sommes qu’au milieu de la journée, et je n’en puis plus ; j’ai déjà fait vingt courses pour le moins, en voiture, il est vrai ; mais l’ennui de monter et de descendre, et de crotter ses bas de soie...
Regardant la pendule.
Deux heures ! voyez si ma belle-mère et ma future en finiront.
Apercevant Estelle qui entre par la porte à droite.
Eh bien ! ma belle-sœur, où en sommes-nous ?
Scène II
BONNEMAIN, ESTELLE
ESTELLE.
Rassurez-vous, mon cher beau-frère, dans l’instant ma sœur va paraître ; la toilette avance, car M. Plaisir, le coiffeur, a presque fini.
BONNEMAIN.
C’est heureux ! Depuis midi qu’il tient ma femme par les cheveux... Quel terrible homme que ce Plaisir ! on ne peut pas dire qu’il ait des ailes ; j’en sais quelque chose.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Pour être beau, pour plaire à ma future,
Moi, ce matin, je me suis immolé ;
Car mes cheveux rétifs à la frisure
Sans son secours n’auraient jamais bouclé :
Pendant une heure on souffre le martyre,
Pour qu’à la mode ils soient ébouriffés.
Cent fois heureux, c’est le cas de le dire,
Ceux qui sont nés coiffés !
ESTELLE.
Ne vous impatientez pas, je vais vous tenir compagnie, et m’acquitter de la commission dont vous m’aviez chargée. Je sais enfin pourquoi depuis hier ma sœur vous boudait.
BONNEMAIN.
Vraiment ? vous l’avez deviné ?
ESTELLE.
Oh ! mon Dieu, non, elle me l’a dit ; c’est que vous ne lui avez donné que des cachemires longs.
BONNEMAIN.
Et elle exige peut-être...
ESTELLE.
Du tout, elle n’exige pas, mais elle est de mauvaise humeur, parce que ses bonnes amies lui avaient fait espérer qu’elle en aurait aussi un cinq quarts.
Air des Maris ont tort.
Qu’un mari donne un cachemire,
On commence à croire à ses feux ;
En donne-t-il deux, on l’admire ;
On dit qu’il est bien amoureux.
BONNEMAIN.
Il nous faut donc, Mesdemoiselles,
De notre ardeur, quand vous doutez,
En chercher des preuves nouvelles
Chez les marchands de nouveautés ?
Savez-vous, petite sœur, que ma corbeille me coûtera près de trente mille francs ?
ESTELLE.
Qu’importe ? quand on est amoureux et receveur général...
BONNEMAIN.
Raison de plus. Par état, je reçois et ne donne pas... D’ailleurs, ce cachemire cinq quarts, je l’ai bien acheté ; mais c’était à vous que je comptais l’offrir.
ESTELLE.
Eh bien ! donnez-le à ma sœur, et qu’aucun nuage ne vienne obscurcir le plus beau jour de votre vie.
BONNEMAIN.
Quoi ! vraiment, vous n’y tenez pas ?
ESTELLE.
Moi ! nullement.
BONNEMAIN.
Dieu ! quelle femme j’aurais eue là ! si notre mariage n’avait pas été rompu !
ESTELLE, souriant.
Comment ! vous y pensez encore ?
BONNEMAIN.
C’est que je ne puis moi-même m’expliquer comment cela s’est fait. C’est vous qui êtes la sœur aînée ; c’est vous que j’ai demandée en mariage ; je crois même que c’est vous que j’aimais ; et puis on m’a persuadé que j’aimais votre sœur, et si bien persuadé que je suis maintenant réellement amoureux.
ESTELLE.
Et vous avez raison. Antonine est bien plus gaie et bien plus aimable que moi.
BONNEMAIN.
Mais elle est passablement coquette ; elle fait des frais pour tout le monde.
ESTELLE.
Eh bien ! vous voilà sûr qu’elle en fera pour vous.
BONNEMAIN.
Oh ! certainement ; mais elle a une vivacité, une inégalité de caractère, tandis que vous... vous êtes si bonne, si indulgente... et puis d’autres qualités ; vous ne tenez pas aux cachemires, vous entendez l’économie d’un ménage.
ESTELLE.
Avec un époux millionnaire, c’est une qualité inutile, et je n’aurais su que faire de votre fortune ; tandis que ma sœur vous en fera honneur, et votre maison sera tenue à merveille. Un financier et une jolie femme, c’est la recette et la dépense.
BONNEMAIN.
Eh ! sans doute ; mais...
ESTELLE.
Allons, mon cher beau-frère, vous êtes un ingrat, vous ne sentez pas tout votre bonheur.
Scène III
BONNEMAIN, ESTELLE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE, à Bonnemain.
Monsieur, voici une lettre qui arrive.
BONNEMAIN.
Encore un autre inconvénient. Depuis hier, le petite poste me ruine ; passe encore si ce n’étaient que des compliments, mais des lettres anonymes qu’on me fait payer comme des lettres de félicitations, c’est le même prix.
ESTELLE.
C’est qu’elles ont souvent la même valeur ; mais vous êtes bien bon de faire attention à cela.
BONNEMAIN, qui a lu sa lettre.
Qu’est-ce que je disais ?... encore une...
Lisant.
« Monsieur, j’apprends en province, où je suis en ce moment, que vous allez épouser mademoiselle de Saint-André... J’espère, si vous êtes homme d’honneur, que vous suspendrez ce mariage jusqu’à l’explication que je désire avoir avec vous... Si j’emprunte une main étrangère, et si je ne signe point ce billet, c’est à cause de votre beau-père, dont je ne veux pas être connu ; mais je pars presque en même temps que ma lettre, et je serai à Paris le 8. » Qu’est-ce que cela veut dire ?
ESTELLE.
C’est une plaisanterie, une mystification.
BONNEMAIN.
Je l’ai bien vu tout de suite ; mais voilà une plaisanterie de bien mauvais genre ; ça sent bien la province, et cela me ferait croire...
ESTELLE.
Allons donc, n’allez-vous pas y penser ? est-ce que ça en vaut la peine ?
BONNEMAIN.
Non, certainement.
Réfléchissant.
Le 8, c’est le 8 qu’il doit arriver ; par bonheur, nous sommes aujourd’hui le 7 ; mais c’est égal, cette lettre-là va me tourmenter toute la journée. Et ma femme qui ne se dépêche pas ; on nous attend à la municipalité ; le maire va s’impatienter, et nous courons risque de n’être mariés que par l’adjoint.
ESTELLE.
Air : Tenez, moi, je suis un bon homme.
Pourvu qu’enfin on vous marie.
BONNEMAIN.
Mais dans le salon d’où j’accours,
On fait mainte plaisanterie,
On fait même des calembours.
À part.
« Pour l’épouser quel fâcheux présage,
« Disaient tout bas quelques témoins,
« De commencer son mariage
« Avec le secours des adjoints ! »
Ah ! voici enfin madame de Saint-André, ma belle-mère.
Scène IV
BONNEMAIN, ESTELLE, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, sortant de la chambre à droite
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Eh bien ! Estelle, que faites-vous là ? allez donc retrouver votre sœur : ne la laissez pas seule. Pauvre enfant ! dans un jour comme celui-ci, elle a besoin d’être entourée de sa famille.
ESTELLE.
Oui, maman.
Elle rentre dans la chambre à droite.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, d’un air mélancolique.
Bonjour, mon cher Bonnemain ; vous me voyez dans un état... je conçois votre bonheur, votre ivresse ; mais moi, je ne peux pas m’habituer à l’idée de cette séparation ; je suis sûre que j’ai les yeux rouges.
BONNEMAIN.
Du tout, ils sont vifs et brillants ; et vous avez un teint charmant.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est qu’il faut bien prendre sur soi ; mais c’est égal, pour une mère, il est si terrible de quitter son enfant... ah ! mon cher ami ! c’est le jour le plus malheureux de ma vie !
BONNEMAIN.
C’est agréable pour moi ; ça et les lettres anonymes...
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Je ne dis pas cela pour vous, mon gendre ; certainement ma fille aura une existence superbe ; une voiture, de la considération, l’amour que vous avez pour elle, un hôtel à la Chaussée-d’Antin, et une loge à tous les théâtres ; mais c’est moi qui suis à plaindre !
BONNEMAIN.
Du tout, belle-mère, du tout, vu que vous ne quitterez pas votre fille, et que vous partagerez son bonheur.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Ah ! oui, n’est-ce pas ? promettez-moi de la rendre bien heureuse, je vous confie son avenir.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
Elle est naïve autant qu’elle est jolie :
Ménagez-la ; que sur ses volontés
Jamais chez vous rien ne la contrarie,
Que ses désirs soient toujours écoutés :
Qu’en tous vos soins la complaisance brille,
Que jamais rien ne lui soit reproché,
Soyez sans cesse à lui plaire attaché,
Car avant tout le bonheur de ma fille.
BONNEMAIN.
Et puis le mien par-dessus le marché.
À propos de cela, belle-mère, sauriez-vous ce que veut dire cette lettre que je viens de recevoir à l’instant ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, la parcourant.
Moi ? nullement ! une lettre anonyme ! songe-t-on à cela ? si je vous montrais celles qu’on m’a écrites sur vous.
BONNEMAIN.
Sur moi ! je voudrais bien savoir...
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
J’ai bien d’autres choses à vous dire. Avez-vous été chez madame de Versée ?
BONNEMAIN.
Et pourquoi ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Parce qu’elle ne viendra pas, si l’on ne va pas la chercher.
BONNEMAIN.
N’y a-t-il pas les garçons de la noce ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Il faut que ce soit vous-même, entendez-vous ; c’est ma sœur, la tante de votre femme.
BONNEMAIN.
Vous ne vous voyez jamais !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Dans le courant de l’année, c’est vrai ; mais aux solennités de famille, aux mariages et aux enterrements, c’est de rigueur ; mais allez donc, allez donc.
Scène V
BONNEMAIN, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, M. DE SAINT-ANDRÉ, entrant par le fond
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Eh bien ! mon gendre, voici bien une autre affaire ! vous avez si mal pris vos mesures que Collinet nous fait dire qu’il ne pourra venir ce soir, et que nous n’aurons pas d’orchestre.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Comment ! on ne danserait pas ?...
M. DE SAINT-ANDRÉ.
À moins que nous ne trouvions des amateurs parmi les convives.
BONNEMAIN.
C’est ça, une musique d’amateurs, le jour de ses noces, joli commencement d’harmonie !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Mais allez donc, prenez une voiture, courez au Conservatoire, s’il le faut ; on fait ces choses-là soi-même.
BONNEMAIN.
Encore un voyage ! Dites-moi, ma belle-mère, ne pourriez-vous pas vous occuper de la partie musicale ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Qui ? moi ! dans l’état où je suis, est-ce que je le peux ? est-ce que je songe à rien ? est-il convenable que je quitte ma fille ?
BONNEMAIN.
Dites donc ; si on ne dansait pas du tout ! la noce serait plutôt finie.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Y pensez-vous !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Et ma fille qui a une toilette de bal délicieuse ! j’aimerais mieux qu’on remît la noce à demain.
BONNEMAIN.
À demain ! non pas ; c’est demain le 8.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Et puis, la grande raison, c’est que sur les billets d’invitation que j’ai composés moi-même, il est question d’un bal ; c’est imprimé.
BONNEMAIN.
Eh bien ! est-ce une raison pour que cela soit vrai ?
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Oui, sans doute ; et moi qui tiens scrupuleusement à la règle et à l’étiquette, vous m’avez fait commettre, depuis huit jours, plus de fautes...
BONNEMAIN.
Moi !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Certainement. D’abord il est question de votre mariage avec ma fille aînée, et je m’empresse d’envoyer à tous mes parents, amis et connaissances, la circulaire de rigueur, annonçant que mademoiselle Estelle de Saint-André va épouser M. Bonnemain, receveur général ; j’en ai envoyé jusqu’à Lyon et à Bordeaux. Hé bien ! pas du tout, Monsieur n’était pas sûr.
BONNEMAIN.
Tiens ! qui est-ce qui est sûr de rien ? Comme si je pouvais prévoir un changement d’inclination !
Air des Scythes et des Amazones.
C’est une chose à présent fort commune :
Ne voit-on pas chez nous, dans tous les rangs,
Pour l’amitié, les plaisirs, la fortune,
Changer d’idée ou bien de sentiments ?
L’ambition fait tourner bien des têtes :
Enfin pourquoi voulez-vous, de nos jours,
Lorsque partout on voit des girouettes (bis.)
N’en pas trouver aussi chez les amours ? (bis.)
N’en pas voir aussi chez les amours ? (bis.)
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Vous perdez là un temps précieux : partez donc.
BONNEMAIN.
Oui, ma belle-mère ; oui, mon beau-père.
Allant vers la porte du fond.
Faites avancer ma voiture ; il est bien temps que le mariage vienne me fixer ; car depuis ce matin...
Il va à la porte de la chambre à droite.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, à Bonnemain.
Que faites-vous donc ?
BONNEMAIN.
C’est que je voudrais, avant de partir, savoir où en est la toilette de ma femme.
Il frappe à la porte.
JULES, en dedans.
Qui est là ?
BONNEMAIN, prenant une petite voix.
C’est le marié.
JULES, en dedans.
Tout à l’heure, on n’entre pas.
BONNEMAIN.
Qu’est-ce que cela signifie ? ma femme n’est pas seule.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Eh ! non, elle est avec sa sœur, ses femmes de chambre, et Jules, un de nos parents.
BONNEMAIN.
Qu’est-ce que c’est que M. Jules ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est son cousin. Quel regard vous venez de me lancer ; est-ce que vous seriez jaloux ? jaloux d’un enfant qui fait encore sa logique !
BONNEMAIN.
La logique !... la logique !... qu’est-ce que cela prouve ?
À part.
Si cette lettre anonyme était de lui ! je me défie des cousins ; comme l’a dit un savant : l’hymen est un mélodrame à fracas où les petits cousins jouent le rôle de traîtres.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, pleurant.
Et le mari le rôle de tyran.
M. DE SAINT-ANDRÉ, à Bonnemain.
Allons donc, mon gendre, qu’est-ce que vous faites là ? Je ne vous quitte pas que vous ne soyez en voiture.
BONNEMAIN.
C’est ça ; le beau-père qui s’impatiente, la belle-mère qui pleure ; je suis entre le feu et l’eau ; allons, belle-maman, essuyez vos beaux yeux ; je cours vous obéir ; mais que de choses à faire !
Air du Vaudeville du Petit Courrier.
Nous avons d’abord Collinet ;
Puis la visite à la grand’tante,
Le maire qui s’impatiente.
Et le glacier qu’on oubliait.
Ah ! grand Dieu ! quel ennui j’éprouve
Dans ce jour qu’on semble envier,
Il n’est pas bien sur que je trouve
Un instant pour me marier.
Il sort par le fond, M. de Saint-André sort avec lui.
Scène VI
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, ESTELLE
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Je suis pour ce que j’ai dit : je crains qu’il ne soit un peu tyran.
Allant vers l’appartement à droite, dont elle ouvre la porte.
Ma fille, ma fille, je suis seule ici ; tu peux y venir achever ta toilette.
ANTONINE, allant se placer devant la glace.
Si vous saviez, maman, combien je suis malheureuse ? mon voile ne va pas bien du tout ; il fait trop de plis...
ESTELLE.
Nous faisons cependant notre possible.
ANTONINE.
J’ai envie de n’en pas mettre.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, arrangeant le voile.
Impossible, le voile est indispensable ; c’est l’emblème de l’innocence, de la modestie, qui convient à une jeune personne... À propos, ton mari sort d’ici.
ANTONINE, sans l’écouter.
Ah ! je crois qu’il faudrait une épingle.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Il était désolé de ne pas te voir, et si tu avais été témoin de sa colère, de son impatience...
ANTONINE, sans l’écouter.
Dis donc, ma sœur, je crois que ma ceinture ne me serre pas assez la taille.
ESTELLE.
Attends, je vais voir ; regardez donc, maman, comme ma sœur est bien.
ANTONINE.
Ce n’est pas sans peine.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, tout en arrangeant sa toilette.
Je n’ai pas besoin, ma chère amie, de te tracer la conduite que tu auras à suivre aujourd’hui : un air affable et attendri avec nos amis et nos parents, un maintien modeste et réservé avec ton mari ; si cependant tu peux y mettre une nuance d’affection, cela ne sera pas mal ; mais c’est comme tu voudras, parce que quelquefois la froideur sied bien à une jeune mariée ; c’est meilleur ton.
ANTONINE.
Oui, maman.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Si par hasard, et comme cela arrive un jour de noce, quelques personnes t’adressaient des plaisanteries qui ne fussent pas convenables, ne t’avise pas de rougir et de baisser les jeux ; c’est une grande imprudence, parce qu’on a l’air de comprendre ; regarde-les au contraire d’un air étonné ; cela déconcerte sur-le-champ les mauvais plaisants, et leur donne la meilleure opinion d’une jeune personne.
ANTONINE.
Ah ! maman, c’est toujours ce que je fais.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Cette chère enfant !... du reste, j’ai étudié le caractère de ton mari ; c’est par la douceur qu’il faudra le prendre, tu en feras ce que tu voudras avec les moindres prévenances, c’est bien facile.
ANTONINE.
Oh ! oui ; mais vous, maman, quelle manière avez-vous prise avec mon père ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, baissant la voix à cause d’Estelle qui est occupée à regarder la corbeille.
Mauvaise, les attaques de nerfs.
ANTONINE.
Comment ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Moyen très fatiguant qu’on ne peut guère employer que tous les deux jours.
Air : Femmes, voulez-vous éprouver.
Les nerfs n’ont jamais profité
Qu’aux gens d’une faiblesse extrême ;
J’ai par malheur une santé
Peu favorable à ce système
Mon époux d’abord affecté,
Rien qu’en me voyant se rassure.
ANTONINE.
Moi, je n’ai pas votre santé,
Et j’en rends grâce à la nature.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Mais viens, passons au salon.
ANTONINE.
Vous ne sauriez croire ce qu’il m’en coûte d’aller recevoir tant de félicitations à la fois, et puis il y a peut-être des personnes qui ne sont pas encore arrivées.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est juste, je vais voir auparavant si tout le monde y est, afin que ton entrée fasse plus d’effet.
ANTONINE, bas.
Et moi, pendant ce temps, je vais préparer mes cadeaux pour ma sœur et tous nos parents.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
À merveille. Tenez-vous droite.
Air de Voltaire chez Ninon.
Prends le maintien, la dignité,
Que ton nouvel état réclame ;
Plus de vaine timidité,
Car à présent te voilà femme :
J’abjure mes droits aujourd’hui.
ANTONINE.
Quoi ! sur moi votre pouvoir cesse ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Tu ne dépends que d’un mari.
ANTONINE.
Enfin, me voilà ma maîtresse.
Madame de Saint-André passe dans l’appartement à gauche.
Scène VII
ANTONINE, ESTELLE
ESTELLE.
Que je suis heureuse, au milieu du fracas de cette journée, de me trouver seule un instant avec toi !
ANTONINE.
Ma bonne sœur, toi à qui je dois tout, car enfin, c’est un sacrifice que de me laisser marier la première ; ton mariage était arrêté avec M. Bonnemain, les billets de part envoyés, je crois même qu’un journal l’avait annoncé.
ESTELLE, riant.
C’est pour cela que ça n’a pas eu lieu ! mais tu ne me dois pas de reconnaissance, car, s’il faut te dire la vérité, ce mariage-là m’aurait rendue bien malheureuse. Je te remercie de m’avoir enlevé ma conquête ; c’est un service d’amie.
ANTONINE.
Qui ne m’a rien coûté. Il est si joli de porter des diamants pour la première fois !
ESTELLE.
Air : Voulant par ses œuvres complètes.
Dans une heure l’hymen t’engage,
Tu m’oublieras prés d’un époux.
ANTONINE.
Peux-tu tenir un tel langage ?
Quelle différence entre vous !
Songe donc qu’en cette demeure,
Toujours auprès de toi, voici
Dix-huit ans que je t’aime, et lui,
Je vais commencer dans une heure.
ESTELLE.
Pauvre sœur ! Fasse le ciel que cela dure longtemps !
ANTONINE.
Et pourquoi pas ! avec un mari qui est riche et qui ne me refuse rien. Je ferai des toilettes magnifiques, j’irai dans le monde, je serai admirée, enviée ; est-ce qu’il est d’autres plaisirs ? Quant à moi, dans mes rêves, je me suis toujours représenté le bonheur entouré de cachemires et étincelant de pierreries.
ESTELLE.
C’est singulier ! ce n’est pas l’idée que je m’en faisais.
ANTONINE.
Oh ! toi, tu n’as pas d’ambition, c’est une qualité qui te manque, et puis une tête trop romanesque ; tu t’imagines qu’il faut être folle de son mari.
ESTELLE, souriant.
Chacun a ses travers.
ANTONINE.
Tu me rendras la justice de dire que j’ai respecte tes erreurs, et si jamais Frédéric reparaît... il faudra bien qu’il t’épouse... Un jeune homme charmant...je ne dis pas non... l’ami de notre enfance, mais qui n’a pas de fortune, et puis qui demeure à Bordeaux. Comment veux-tu qu’on se marie par correspondance ? Mais, sois tranquille ; je lui ferai avoir une place à Paris, par le crédit de mon mari, et un receveur doit en avoir.
ESTELLE, l’embrassant.
Que tu es bonne !
ANTONINE.
Pauvre sœur ! ça ne sera jamais bien considérable, tu ne seras pas heureuse, tandis que moi.
Air de la Robe et les Bottes.
J’aurai toujours un brillant entourage.
ESTELLE.
Moi, le bruit n’est pas de mon goût.
ANTONINE.
J’aurai des gens, un superbe équipage.
ESTELLE.
Moi, l’amour qui tient lieu de tout.
ANTONINE.
Sans mon époux, au bal j’irai sans cesse.
ESTELLE.
Moi je serai près du mien, nous aurons,
Moi, le bonheur ;
ANTONINE.
Moi, la richesse.
ESTELLE.
Dans quelque temps nous compterons.
ANTONINE, lui donnant un écrin.
En attendant, reçois ce gage d’amitié et de souvenir ; c’est mon présent de noces.
ESTELLE.
C’est trop beau ! tu t’es ruinée.
ANTONINE.
Oh ! c’est avec l’argent de mon mari. Je suis bien fâchée de ne te donner qu’une parure en turquoises ; mais tu sais que, vous autres demoiselles, vous ne portez pas de diamants.
ESTELLE, souriant.
C’est juste ; il n’y a que vous autres femmes mariées.
ANTONINE.
Fais-moi le plaisir d’avertir mes petits cousins, mes cousines ; j’ai aussi des cadeaux pour eux.
ESTELLE.
Voici déjà notre cousin Jules, et je vais t’envoyer nos bonnes amies.
Elle entre dans la chambre à gauche.
Scène VIII
JULES, sortant de l’appartement à droite, ANTONINE
ANTONINE, toujours devant la glace, et se regardant avec complaisance.
Ah ! vous voilà, Jules, approchez... Je n’ai jamais eu de robe aussi bien faite.
JULES.
C’est donc aujourd’hui, ma cousine, que l’on va vous marier ?
ANTONINE, de même.
Dans une heure je vais jurer à M. Bonnemain de l’aimer toute la vie, et si mes parents l’avaient voulu, je l’aurais juré à un autre. Dites-moi, Jules, comment me trouvez-vous ?
JULES.
Mais très bien, ma cousine, comme à l’ordinaire.
ANTONINE.
Rien de plus ! Je suis bien bonne de lui demander... comme si un petit garçon s’y connaissait. Je ne sais pas ce que vous avez fait aujourd’hui de votre goût et de votre amabilité, mais vous êtes d’un maussade...
JULES.
C’est que j’ai du chagrin.
ANTONINE.
Aujourd’hui, c’est très mal ; vous auriez bien pu remettre à un autre jour, par amitié pour moi...
Gaiement et en confidence.
Dites donc, Jules... j’espère que vous avez fait des couplets pour mon mariage ?
JULES.
Non, ma cousine.
ANTONINE.
C’est joli ! Comment, vous en avez chanté à la noce de madame Préval ! et pour la mienne... c’est bien la peine d’avoir un poète dans sa famille. Qu’est-ce que vous faites donc au collège ? Mais si vous voulez, il est encore temps ; mettez-vous à l’ouvrage, vite un impromptu.
Air : Comme il m’aimait.
Dépêchez-vous, (bis.)
Car déjà la journée avance.
JULES.
Que dire ?
ANTONINE.
Ce qu’ils disent tous.
Comme eux, célébrez mon époux
Son bonheur et son opulence,
Ma candeur et mon innocence...
Dépèchez-vous. (bis.)
JULES.
Moi, célébrer ce mariage ! ça me serait impossible.
ANTONINE.
Et pour quelle raison ?
JULES.
Je ne sais, je ne puis vous dire… mais je suis au désespoir.
ANTONINE.
Comment ! vous pleurez ?
JULES.
C’est plus fort que moi, ça m’étouffe...
ANTONINE, avec douceur.
Il se pourrait ! Allons, Jules, vous êtes un enfant, et je ne suis pas contente de vous ; aussi je ne devrais pas vous donner ce cadeau que je vous destinais.
JULES.
Un présent de vous, oh Dieu ! Qu’est-ce que c’est ? Une montre !
ANTONINE.
Oui, Monsieur, à répétition, et j’espère que vous la garderez toujours.
JULES.
Ah ! oui, toujours ; elle m’aidera à compter les instants que vous passerez auprès d’un autre.
ANTONINE.
Encore ! Jules, Jules, je vous en prie, quittez cet air triste et sentimental ; voulez-vous donc être remarqué et me causer du chagrin ?
JULES, essuyant ses yeux.
Moi ! plutôt mourir, et je m’efforcerai pour vous faire plaisir.
À part.
Allons, il faut encore que je sois gai ; est-on plus malheureux !
Scène IX
JULES, ANTONINE, PARENTS et AMIS, arrivant par le fond, M. et MADAME DE SAINT-ANDRÉ, sortant de l’appartement à gauche pour les recevoir
CHŒUR.
Air de Léocadie.
Pour célébrer l’hymen qui vous engage,
Nous venons tous, en bons parents ;
Ah ! quel beau jour qu’un jour de mariage,
Quand l’amour reçoit nos serments !
Scène X
JULES, ANTONINE, PARENTS et AMIS, M. et MADAME DE SAINT-ANDRÉ, BONNEMAIN, arrivant par le fond
BONNEMAIN.
Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ? On nous attend... j’ai cru que je n’en finirais pas ! la rue est encombrée de voitures et de curieux.
À part.
À chaque personne qui me saluait, je croyais voir mon jeune homme, d’autant plus qu’en bas on vient de me remettre une seconde lettre de la même écriture... maintenant il arrive le 7... suite de la mystification ; qu’est-ce que cela signifie !
M. DE SAINT-ANDRÉ, qui, pendant cet aparté, a salué tous les gens de la noce.
Eh bien ! mon gendre, on peut donc partir ?
BONNEMAIN.
Oui, sans doute, tout est terminé, ce n’est pas sans peine ; nous aurons ce soir notre grand’tante ; quant à l’orchestre, ce n’est pas sûr : mais on me fait espérer un suppléant de Collinet, un galoubet adjoint.
ANTONINE.
Comment ! Monsieur, pas d’orchestre ?
BONNEMAIN, avec satisfaction.
Qu’est-ce que je vois ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Vous êtes ébloui ?
JULES, à part.
C’est un fait exprès ; elle n’a jamais été plus jolie.
BONNEMAIN.
Oui, certainement, tant d’attraits, de grâces, de diamants !
ANTONINE.
Pas d’orchestre ! et vous n’y avez pas couru sur-le-champ ?
BONNEMAIN.
Comme si je pouvais être partout ! Tout à l’heure encore, le maire m’a fait dire qu’il allait s’en aller.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Eh bien ! partons à l’instant même.
Aux personnes de la noce.
Messieurs, la main aux dames.
BONNEMAIN.
Un instant, beau-père, et le déjeuner ! moi qui meurs de faim, après l’exercice que j’ai fait.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Y pensez-vous ? un jour de noce, le marié ne mange jamais... ce n’est même pas convenable.
BONNEMAIN.
Et on appelle cela le plus beau jour de la vie ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Occupons-nous de notre départ... Il faut que rien ne gêne la mariée, pour qu’elle puisse déployer de l’aisance et des grâces.
À Bonnemain.
Prenez son châle, son mouchoir, son éventail...
BONNEMAIN.
Avec tout cela il me sera impossible de donner la main à ma femme.
Finale.
Quatuor du Barbier de Séville, de Rossini.
M. et MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Suivant l’ordre ordinaire,
À ma fille d’abord je dois/il doit donner la main ;
Vous, mon gendre, à la belle-mère :
Allons, partons soudain.
BONNEMAIN.
Attendez, quelle erreur !
Il manque à la future
La fleur d’orange de rigueur.
ANTONINE.
Mais à quoi bon ? pour gâter ma coiffure !
Cela sied mal, c’est une horreur !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est un emblème utile et nécessaire.
ANTONINE.
Qui ne dit rien ; c’est bon pour le vulgaire.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Vous vous trompez, ça dit beaucoup, ma chère ;
Et je le veux.
ANTONINE.
Dieux ! que c’est ennuyeux !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Allons ma fille, obéis à ton père.
Ensemble.
ANTONINE, pleurant de dépit.
Il faut donc se taire,
Hélas ! hélas ! ma mère.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, arrangeant sa coiffure.
Mais je vais ici l’arranger de manière
Que, je t’en réponds, on ne le verra pas.
ANTONINE.
Je suis en colère.
BONNEMAIN, s’avançant près d’elle.
Permettez, ma chère...
ANTONINE, à Bonnemain.
Vous voyez, c’est vous qui seul en êtes cause.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, de même.
Vous auriez bien pu vous taire, je suppose.
BONNEMAIN.
C’est aussi trop fort, tout le monde m’accable.
Ensemble.
ANTONINE et MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Non, je n’eus jamais plus d’ennui
Qu’aujourd’hui.
Ce bruit, ce fracas, c’est si désagréable
Quel ennui
Qu’un jour pareil à celui-ci !
M. DE SAINT-ANDRÉ et ESTELLE.
Dieux ! quel doux moment ! comme c’est agréable
Quel beau jour qu’un jour pareil à celui-ci !
BONNEMAIN.
Dieux ! quel doux aveu ! pour moi c’est agréable.
Non, je n’eus jamais plus d’ennui
Qu’aujourd’hui.
TOUS.
C’est donc aujourd’hui que l’hymen vous engage ;
L’amour vous promet les plus heureux instants.
Ah ! quel heureux jour qu’un jour de mariage,
Surtout quand l’amour a reçu nos serments !
Partons, on attend, partons à l’instant même,
Partons en chantant et l’hymen et l’amour.
Ensemble.
LE CHŒUR, M. DE SAINT-ANDRÉ, ESTELLE.
Quel bonheur suprême !
Ah ! pour vous quel beau jour !
JULES, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, BONNEMAIN.
Quel dépit extrême !
Mais il faut se contraindre, il faut sourire même ;
Non, je n’eus jamais plus d’ennui qu’en ce jour !
Pour nous quel beau jour !
M. de Saint André donne la main à Antonine, M. Bonnemain la donne à madame de Saint-André ; Jules prend celle d’Estelle : ils sortent par la porte du fond ; toute la noce les suit et défile après eux.
ACTE II
Scène première
FRÉDÉRIC, seul, entrant par le fond
Toutes les portes ouvertes, et voici trois pièces que je traverse sans trouver personne ; toute la société est donc établie ailleurs, car il règne ici un air de fête : des arbres verts sur l’escalier, des voitures dans la cour ; et le concierge lui-même a un bouquet à la boutonnière.
On entend chanter en chœur dans l’appartement à gauche.
Sans l’hymen et les amours,
Franchement, la vie
Ennuie :
Sans l’hymen et lus amours,
Peut-on passer d’heureux jours ?
Justement, on est dans la salle à manger, et il faut qu’il y ait quelque repas de famille ; car, Dieu me pardonne, on chante des couplets.
On entend encore chanter : Sans l’hymen, etc. À la fin, on crie bravo ! à la santé de la mariée ! et on applaudit.
Scène II
FRÉDÉRIC, M. DE SAINT-ANDRÉ, sortant de l’appartement à gauche
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Je ne sais pas ce que je fais aujourd’hui, oublier mes couplets ! Je les ai laissés sur la table, et tous les convives qui m’attendent ; c’est d’une inconvenance.
Il va les chercher sur une petite table qui est de l’autre côté du théâtre.
FRÉDÉRIC.
Que vois-je ? monsieur de Saint-André !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Je ne me trompe pas, c’est ce cher Frédéric, mon ancien pupille ! tu arrives donc de Bordeaux ?
FRÉDÉRIC.
À l’instant même, et je viens de descendre ici en face, à l’hôtel d’Espagne.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Cela se trouve à merveille ; je t’invite, tu seras des nôtres.
FRÉDÉRIC.
Que voulez-vous dire ?
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Nous sortons de l’église et de la municipalité.
FRÉDÉRIC.
Ô ciel ! il se pourrait ! la noce a donc été avancée ?
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Sans doute, j’ai brusqué les choses ; nous épousons une recette générale, on n’avait pas envie de manquer cela, nous sommes encore à table.
On entend dans la coulisse appeler : Monsieur de Saint-André, monsieur de Saint-André !
Et l’on m’attend ; mais dans l’instant je suis à toi. Voilà, voilà !
Il rentre dans l’appartement à gauche.
Scène III
FRÉDÉRIC, seul
Il est donc vrai ! il n’y a plus de doute ; et j’aurai fait deux cents lieues pour arriver au moment où la perfide s’unit à un autre. M. de Saint-André m’avait bien écrit que sa fille aînée allait épouser, à la fin du mois, M. Bonnemain, un receveur général.
Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.
À cette funeste nouvelle
Dont mon cœur, hélas ! a frémi,
Pour réclamer la main d’Estelle,
J’ai tout quitté, je suis parti.
Mais, malgré ma course rapide,
Pour arriver j’aurai mis plus de temps
Qu’il n’en fallut à la perfide
Pour oublier tous ses serments.
Et dans quel moment viens-je d’apprendre sa trahison ? lorsque la fortune me souriait, lorsqu’un opulent héritage me permettait de rendre heureuse celle que j’aimais. Amour, richesses, j’apportais tout à ses pieds : et je la trouve au pouvoir d’un autre, elle qui avait juré de m’aimer toujours, de résister même aux ordres de sa famille. Mais que dis-je ? peut-être a-t-elle été contrainte ; peut-être la violence seule a pu la décider ! Ah ! s’il en est ainsi ! Je trouverais bien encore le moyen de la soustraire à mon rival ; il a dû recevoir deux lettres de moi ; et puisqu’il n’en a tenu compte, aujourd’hui même, sa vie ou la mienne... Qui vient là ? modérons-nous, et tâchons de savoir la vérité.
Scène IV
FRÉDÉRIC, à l’écart, BONNEMAIN, sortant de l’appartement à gauche
BONNEMAIN.
Ah ! j’ai besoin de prendre l’air ; la fatigue, le vin de Champagne et le bonheur, tout ça porte à la tête ; et puis à table, nous sommes si serrés ! il a fallu faire place à douze convives inconnus, tous parents, sur lesquels on ne comptait pas ; on est obligé de manger de côté, je ne vois ma femme que de profil, et je tourne le dos aux trois quarts de la famille.
FRÉDÉRIC.
C’est quelqu’un de la noce, prenons des informations.
BONNEMAIN, apercevant Frédéric.
Ah ! mon Dieu ! encore un convié du côté de ma femme.
FRÉDÉRIC.
Il paraît, Monsieur, qu’on sort de table ?
BONNEMAIN.
Ce n’est pas sans peine ; il y a quatre heures que nous y sommes. Le père de la mariée, qui, au dessert, a chanté à sa fille une chanson en douze couplets sur l’air : Femmes, voulez-vous éprouver ? Et quelle chanson ! de la poésie de famille. Dieu ! quelle journée ! Et madame de Saint-André qui, au premier couplet, s’est mise à pleurer, croyant qu’il n’y en aurait que deux ou trois ; mais comme ça se prolongeait indéfiniment et que la position n’était pas tenable, elle a jugé à propos de se trouver mal ; et dans ce moment on est occupé à la desserrer ; ç’a été le bouquet, et j’en ai profité pour sortir un instant.
FRÉDÉRIC.
J’étais absent lorsque ce mariage a été arrangé ; et comme vous me semblez être au fait, dites-moi un peu quelle espèce d’homme est-ce que le marié ?
BONNEMAIN, embarrassé.
Monsieur, c’est un homme qui... que... certainement... enfin, un homme de mérite ; et, quant à ses qualités, vous les trouverez dans l’Almanach royal, page 390.
FRÉDÉRIC.
Et croyez-vous que la jeune personne ait consenti de son plein gré à cette alliance ?
BONNEMAIN.
Oui, Monsieur, oui, sans doute ; mais oserais-je vous demander, Monsieur, pourquoi toutes ces questions ?
FRÉDÉRIC.
Pourquoi ? Je n’y tiens plus ! Apprenez, Monsieur, que je l’aimais, que je l’adorais, qu’elle avait juré de me garder sa foi.
BONNEMAIN, stupéfait.
Comment !
FRÉDÉRIC.
Air du Ménage de garçon.
Voulant d’abord chercher querelle
À cet époux qu’on lui donnait.
J’allais lui brûler la cervelle.
BONNEMAIN, à part.
C’est cela seul qui me manquait,
Et c’est mon jeune homme au billet.
FRÉDÉRIC.
Mais je renonce à, cette envie.
BONNEMAIN, à part.
Ah ! pour moi, quel joli métier,
Si le plus beau jour de ma vie
Allait en être le dernier !
Scène V
FRÉDÉRIC, BONNEMAIN, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Monsieur le marié ! monsieur le marié !
BONNEMAIN.
Veux-tu te taire !
LE DOMESTIQUE.
Monsieur le marié, on vous attend.
FRÉDÉRIC.
Qu’entends-je ? quoi ! Monsieur, vous seriez...
BONNEMAIN, à Frédéric.
Oui, Monsieur, c’est moi qui suis le marié.
À part.
Voilà un monsieur que je ne recevrai jamais chez moi, et je suis bien aise d’être averti ; c’est le premier bonheur qui m’arrive aujourd’hui.
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, Madame vous attend pour commencer le bal.
BONNEMAIN.
J’y vais, j’y vais.
On entend les violons qui jouent la valse de Robin des bois.
Aussi bien, j’entends les violons ; c’est étonnant comme j’ai envie de danser !
Il rentre dans l’appartement à gauche, dont il ferme la porte ; et l’air de valse qu’on entend du salon continue pendant toute la scène suivante.
Scène VI
FRÉDÉRIC, seul
Il faut partir, et sans lui avoir dit adieu ; mais je veux qu’elle sache tout ce que j’avais fait pour mériter sa main !
Il se met à une table, qui se trouve à la droite du théâtre et écrit.
Apprenons-lui que ma fortune, mon rang dans le monde... c’est cela. Mais comment lui faire remettre ce billet ?
Apercevant Antonine qui sort de l’appartement à gauche.
Quel bonheur ! voici sa sœur.
Il ploie vivement son billet.
Scène VII
FRÉDÉRIC, à la table, ANTONINE
ANTONINE, d’un air de mauvaise humeur.
Je suis dune colère ! j’étais dans le grand salon à attendre, et la contredanse a commencé sans que mon mari vînt m’offrir la main ; de dépit je me suis levée et je suis sortie, d’autant que toutes ces demoiselles avaient un air enchanté et jouissaient de mon embarras.
Apercevant Frédéric.
Il se pourrait, monsieur Frédéric ! que je suis contente de vous voir ! nous parlions de vous ce matin ; et quelle sera la surprise de ma sœur ! sait-elle que vous êtes ici ?
FRÉDÉRIC, vivement.
N’en parlons plus. J’ai à réclamer de votre amitié un dernier service.
ANTONINE.
Quel est-il ?
FRÉDÉRIC.
Dans quelques instants, j’aurai quitté Paris, et pour toujours... Je ne reverrai plus ni vous, ni votre sœur ; mais daignez vous charger pour elle de ce billet.
ANTONINE.
Mais qu’avez-vous donc ? pourquoi ne pas rester ?
FRÉDÉRIC.
Pourquoi ?
Apercevant Bonnemain qui sort de l’appartement à gauche.
Adieu, adieu, je suis le plus malheureux des hommes.
Il sort par le fond.
Scène VIII
ANTONINE, BONNEMAIN
BONNEMAIN, à part, en entrant.
Et moi donc !... qu’est-ce que je suis ? je vous le demande.
ANTONINE, l’apercevant.
Ah ! vous voilà, Monsieur ! vous êtes bien aimable.
Elle serre dans son corset le billet qu’elle tenait à la main.
Vous venez enfin me chercher pour danser, il est temps, au moment où la contredanse finit.
BONNEMAIN.
Madame, il ne s’agit pas de cela. Quelle est, s’il vous plaît, cette lettre que vous venez de recevoir ?
ANTONINE, étonnée.
Comment !
BONNEMAIN.
Oui, que je vous ai vue cacher avec tant de soin.
ANTONINE.
Ah !... ce billet que m’a remis Frédéric ?
BONNEMAIN, cachant sa colère.
Précisément...
À part.
Je ne sais comment m’y prendre... Quand on entre en ménage, et qu’on n’est pas encore fait aux explications conjugales...
Haut.
Ma chère amie, ne pourrais-je pas savoir ce qu’il contient ?
ANTONINE, froidement.
Impossible, il n’est pas pour vous.
BONNEMAIN, toujours avec une colère concentrée.
Je m’en doute bien, mais n’importe, je voudrais le voir.
ANTONINE.
Je voudrais le voir !... Qu’est-ce que c’est que ce ton-là ? Un jour comme celui-ci !... Sachez, Monsieur, que je ne vous laisserai point prendre de mauvaises habitudes ; et puisque vous parlez ainsi, vous ne le verrez pas.
BONNEMAIN.
Vous ne pensez pas, ma chère amie, que je pourrais l’exiger.
ANTONINE.
Maman ! maman ! il exige !...
Scène IX
ANTONINE, BONNEMAIN, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, M. DE SAINT-ANDRÉ, JULES
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, avec indignation.
Déjà !... et tu pleures !
JULES.
Ma cousine qui pleure ! qu’est-ce qu’elle a donc ?
ANTONINE, pleurant.
C’est Monsieur.
BONNEMAIN.
C’est Madame.
M. DE SAINT-ANDRÉ, à Bonnemain.
Comment ! mes enfants, vous commencez votre bonheur par une querelle !
BONNEMAIN.
Mais, beau-père !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Y pensez-vous, mon gendre ? le premier jour ? ce n’est pas l’usage.
ANTONINE.
C’est Monsieur qui, au lieu de m’offrir sa main pour la première contredanse, m’a laissée toute seule ; moi, qui avais refusé trente invitations.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est affreux !
JULES.
C’est indigne !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Ma pauvre fille ! devais-tu t’attendre à ce manque d’égards ?
BONNEMAIN.
Mais permettez donc ; j’ai couru dans tous les salons.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Fi ! mon gendre, cela ne se fait pas.
ANTONINE.
Et quand je suis assez bonne pour lui pardonner, Monsieur a des procédés affreux ; il prétend voir un billet qu’on vient de me remettre.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
J’espère que tu n’as pas cédé ?
ANTONINE.
Oh ! non, maman.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est bien, il ne faut pas compromettre son avenir ; mais moi, c’est différent, tu vas me confier cette lettre.
ANTONINE.
Non, maman ; je ne puis la donner qu’à ma sœur.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est la même chose, allons la trouver. Pauvre enfant ! c’est un ange de douceur ! et quelle tenue ! quels principes !
À Bonnemain.
Et vous avez eu le cœur de la chagriner ?
Pleurant.
Dieu ! quel avenir pour une mère !
ANTONINE, pleurant aussi.
Maman, calmez-vous.
BONNEMAIN.
Ma belle-mère, si vous ne pleuriez qu’après...
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Fi ! Monsieur, vous êtes un tyran.
BONNEMAIN.
Allons, la voilà partie.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Viens, ma chère Antonine ; certainement, si j’avais pu prévoir... mais il te reste l’amitié et les conseils d’une mère.
Elle emmène Antonine, elles entrent ensemble dans l’appartement à droite.
BONNEMAIN, les regardant sortir.
Ses conseils ! c’est fini, elle va tout brouiller.
À M. de Saint-André.
J’espère au moins, beau-père, que vous me rendiez justice.
M. SAINT-ANDRÉ.
Écoutez, mon gendre, je suis là-dedans tout à fait désintéressé ; mais franchement vous avez tort, je dirai même plus, tous les torts sont de votre côté.
Il rentre dans l’appartement.
Scène X
JULES, BONNEMAIN
BONNEMAIN.
Est-ce que ce sera toujours comme ça ? Autant qu’on peut juger d’un livre par la première page, en voici un qui s’annonce d’une manière... J’aimerais mieux que ma femme n’eût pas de dot et fut orpheline ! J’y gagnerais cent pour cent, j’aurais la famille de moins.
JULES, qui a regardé autour de lui si personne ne venait, s’approche de Bonnemain, et lui dit à voix basse.
Monsieur, ça ne se passera pas ainsi.
BONNEMAIN.
Hein ! que me veut encore celui-là ?
JULES.
Apprenez, Monsieur, que, parmi ses parents, ma cousine trouvera des défenseurs, et je vous demanderai pourquoi vous vous permettez de la chagriner ainsi.
BONNEMAIN.
Il faut peut-être que je la remercie de ce qu’elle ne m’aime pas.
JULES, avec joie.
Comment ! Monsieur, il serait possible ! ce serait pour cela ?
BONNEMAIN.
Précisément.
JULES, cherchant à cacher sa joie.
Eh mais ! il n’y a pas de quoi vous fâcher ni vous mettre en colère. Voyez-vous, mon cher cousin, il ne faut pas vous décourager ; cela viendra peut-être, sans compter que les apparences sont trompeuses.
BONNEMAIN.
Ah ! vous appelez cela des apparences ! Un jeune homme qui l’aimait avant son mariage, et qui ici, devant moi, lui a remis un billet.
JULES.
Que dites-vous ?
BONNEMAIN.
J’étais là, je l’ai vu.
JULES, vivement.
Il se pourrait ! et vous êtes resté aussi calme ! aussi tranquille ! À votre place, je l’aurais tué.
BONNEMAIN.
À la bonne heure, au moins, en voilà un qui prend mes intérêts.
Air de l’Artiste.
Beau-père, belle-mère,
M’en veulent, je le croi ;
Et la famille entière
Se ligue contre moi.
Lorsque chacun me blâme,
Quel serait mon destin,
Si par bonheur ma femme
N’avait pas un cousin.
JULES.
Non, je n’aurais jamais pensé que ma cousine fût capable d’une telle perfidie. Certainement, je croyais, comme vous me le disiez tout à l’heure, qu’elle ne vous aimait pas, qu’elle n’aimait personne ; mais supposer qu’elle a une autre inclination, c’est une horreur, c’est une indignité.
BONNEMAIN.
N’est-ce pas ? c’est le seul de la famille. Allons, allons, jeune homme, calmez-vous.
À part.
En voilà un du moins que je peux recevoir chez moi sans danger.
Lui prenant la main.
Mon cousin, mon cher cousin, vous êtes le seul qui m’ayez témoigné une amitié véritable, et j’espère bien que vous me ferez le plaisir de venir souvent chez nous, et de regarder ma maison comme la vôtre. Vous me le promettez ?
JULES.
De tout mon cœur.
Scène XI
JULES, BONNEMAIN, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, ESTELLE, qui tient la lettre de Frédéric à la main. Ils sortent tous de l’appartement à droite
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, ESTELLE et ANTONINE.
Où est-il ? où est-il ? ce cher Frédéric !
BONNEMAIN.
Et de qui parlez-vous donc ?
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
De cet estimable, de cet excellent jeune homme ; celui qui tout à l’heure a remis ce billet à Antonine.
ESTELLE.
Ce cher Frédéric !
ANTONINE.
Ce pauvre garçon !
BONNEMAIN.
Eh bien ! par exemple !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Par malheur il n’a pas laissé son adresse.
ESTELLE.
Eh ! mon Dieu ! non, et comment lui faire savoir...
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Mon gendre l’a vu, il lui a parlé, peut-être sait-il où il demeure.
BONNEMAIN.
Et pourquoi faire, s’il vous plaît ?
ANTONINE.
Il doit être si malheureux dans ce moment !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Il faut que nous le voyions.
BONNEMAIN, à Jules.
C’est fini, la famille est timbrée.
Scène XII
JULES, BONNEMAIN, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, ESTELLE, M. DE SAINT-ANDRÉ
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Eh bien ! vous ne l’avez pas trouvé ? mais, par bonheur, je me rappelle maintenant qu’en arrivant, il m’a dit qu’il venait de descendre à l’hôtel d’Espagne.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est ici en face ; il faut y envoyer.
ANTONINE.
Jules nous rendra ce service.
JULES.
Du tout, Madame.
ANTONINE.
Est-il peu obligeant !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Eh bien, mon gendre, courez-y sur-le-champ.
BONNEMAIN.
Celui-là est trop fort ; se moquer de moi à ce point !
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Vous ne savez donc pas ce qui arrive ? Frédéric était chez un négociant de Bordeaux, qui n’avait pas d’enfants.
ESTELLE.
Et qui l’avait pris en amitié.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Car, ce cher Frédéric, tout le monde l’aime.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ et ANTONINE.
C’est bien vrai.
ESTELLE.
Et en mourant il lui a laissé toute sa fortune.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Cinquante mille livres de rentes ; le voilà plus riche que vous.
BONNEMAIN.
Eh bien ! par exemple ! n’allez-vous pas lui donner votre fille ?
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Oui, sans doute.
BONNEMAIN.
La tête n’y est plus ; et lui qui ce matin parlait de girouettes ! a-t-on jamais vu un beau-père l’être à ce point-là ?
ESTELLE.
Vous perdez là du temps, il est peut-être parti ; je vais envoyer un domestique.
Elle sort par le fond.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Ou plutôt j’y vais moi-même, et je vous l’amène ; ce sera encore plus dans les convenances.
Il sort par le fond.
Scène XIII
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, BONNEMAIN, JULES, ANTONINE
BONNEMAIN, élevant la voix.
J’espère qu’à la fin on daignera m’expliquer cette étrange démarche, à moins que décidément on ne regarde un mari comme rien, et un receveur général comme zéro.
JULES, bas, à Bonnemain.
Bien, bien.
ANTONINE, s’avançant.
Je me suis justifiée aux yeux de ma famille, et je pourrais m’en tenir là ; mais je n’abuserai point de ce que ma position a de favorable ; votre colère était absurde, vos soupçons ridicules ; ils ne valent pas la peine d’être réfutés.
BONNEMAIN.
C’est égal, essayez toujours, ça ne peut pas faire de tort.
ANTONINE.
Apprenez, Monsieur, que ce n’est pas moi, mais ma sœur ; c’est-à-dire, c’était bien moi, puisque c’est moi que vous avez épousée ; mais c’est justement à cause de cela, parce qu’il a cru un moment, et c’est si naturel quand on aime bien !... C’est ce qui vous prouve qu’il n’y a de la faute de personne, et que c’est vous seul qui êtes coupable.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
C’est clair comme le jour, et vous devez voir...
BONNEMAIN.
C’est-à-dire, j’y vois... j’y vois de confiance.
ANTONINE, bas, à sa mère.
Maman, si, pour achever de le convaincre, j’essayais de me trouver mal.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, bas.
Impossible avec ta toilette.
Haut.
Et tenez, tenez, les voici.
Scène XIV
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, BONNEMAIN, JULES, ANTONINE, M. DE SAINT-ANDRÉ, ESTELLE, FRÉDÉRIC, et TOUTES LES PERSONNES DE LA NOCE
CHŒUR.
Air : Dans cet asile. (des Eaux du Mont-d’Or.)
Ah ! quelle ivresse !
De sa tendresse
Ce jour heureux
Comble les vœux ;
Le mariage
Ici l’engage :
Quel moment
Pour le sentiment !
ANTONINE, à Bonnemain.
Aux noirs soupçons votre âme était en proie ;
Vous le voyez, il adore ma sœur.
JULES.
Il aime Estelle ! ah ! pour moi quelle joie !
BONNEMAIN, regardant Jules.
Dieu ! comme il m’aime, et comme il a bon cœur !
Les acteurs sont rangés dans l’ordre suivant : le premier désigné tient la droite de l’acteur : M. de Saint-André, Frédéric, Estelle, madame de Saint-André, à qui on approche un fauteuil, Antonine, Bonnemain, Jules.
BONNEMAIN.
Tout est expliqué, et, cette fois, j’en suis quitte pour la peur. Pendant qu’ils sont dans les reconnaissances, j’ai bien envie d’enlever ma femme impromptu ; car, grâce au ciel, il est près de minuit, et nous touchons au lendemain du plus beau jour de ma vie.
Appelant.
Baptiste, les voitures de noce sont-elles là ?
LE DOMESTIQUE.
Non, Monsieur, M. Jules les a renvoyées.
BONNEMAIN.
Encore un contretemps ! est-ce que nous pouvons nous en aller à pied, en bas de soie, dans la neige ? il ne manquerait plus que cela pour réchauffer l’hymen. Tâche de rattraper ma voiture, et avertis-moi sur-le-champ.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ, qui, pendant ce temps, a causé avec Frédéric, son mari et ses deux filles.
J’ai peine à me remettre de mon émotion. Voilà donc mes deux filles établies. Quelle perspective douloureuse pour une mère ! car enfin, je vais me trouver seule avec mon mari ; sans compter que, dans huit jours, j’aurai encore une noce à subir, le spectacle d’un mariage.
ESTELLE.
Non, ma mère, si vous le permettez, nous nous marierons à la campagne, sans bruit, sans apprêts.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Et pourquoi donc cela ?
FRÉDÉRIC.
Une noce à huis clos, au profit seulement des mariés.
M. DE SAINT-ANDRÉ.
Je ne sais pas si c’est dans les convenances.
BONNEMAIN, à voix basse.
Belle-mère, belle-mère, nous allons partir.
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Quoi ! déjà ?
Chœur général.
Air du Calife de Bagdad.
JULES, à part.
Ah ! je sens là battre mon cœur,
Et de dépit et de douleur !
BONNEMAIN.
Oui, je sens là battre mon cœur ;
C’est donc fini ; Dieu, quel bonheur !
ANTONINE.
Ah ! je sens là battre mon cœur,
D’émotion et de frayeur !
M. et MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Ah ! je sens là battre mon cœur,
D’émotion et de frayeur !
FRÉDÉRIC et ESTELLE.
Ah ! je sens là battre mon cœur,
Et d’espérance et de bonheur !
CHŒUR.
Chacun d’eux sent battre son cœur,
Et d’espérance et de frayeur !
ESTELLE, au public.
Ma sœur aujourd’hui se marie ;
Mais de vous dépend son destin.
Ah ! tâchez, je vous en supplie,
Que le plus beau jour de sa vie
Ait encore un lendemain.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
La voiture de la mariée !
ANTONINE, courant à sa mère.
Ah ! mon Dieu !
MADAME DE SAINT-ANDRÉ.
Allons, ma fille, qu’est-ce que cela signifie ?
On reprend le chœur général.
Ah ! je sens là battre mon cœur, etc., etc., etc.
Chacun se range pour laisser passer les deux époux. Bonnemain prend le bras de sa femme. Estelle pose un châle sur les épaules d’Antonine. Sa mère lui parle bas à l’oreille. Le père lève les yeux au ciel, et fait respirer un flacon de sels à madame de Saint-André qui est près de se trouver mal, Antonine, en s’éloignant, jette un dernier regard sur le petit cousin, qui, placé dans un coin, porte un mouchoir à ses yeux.