Ô amitié !... (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-Vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 14 novembre 1848.

 

Personnages

 

Trois amis :

LÉOPOLD GONDRECOURT

BERNAVILLE

DUBUISSON

MATHIEU, bonnetier

FÉLICIEN, fils de Dubuisson

FRÉDÉRIC, fils de Bernaville

CÉCILE, fille de M. de Mailly

MALVINA, sociétaire de la Comédie-Française, puis femme de Dubuisson

MADELAINE, servante de restaurant, domestique, puis cuisinière de Léopold

 

La scène se passe à Paris, dans le jardin du restaurant de la Pomme-d’Or, au 1er acte, dans l’appartement de Léopold, dix ans après le premier acte, dans le 2e acte, le jardin d’un riche hôtel, dans le 3e acte.

 

 

ACTE I

 

Le jardin d’un restaurant. Au milieu du théâtre un marronnier de dimension ordinaire sous lequel une table est mise avec quatre couverts. À gauche, un berceau de vigne ; à droite, l’entrée du restaurant.

 

 

Scène première

 

M. MATHIEU, puis MADELAINE

 

MATHIEU, entrant au fond.

C’est bien ici, sur le boulevard Popincourt, le restaurant de la Pomme-d’Or dont j’ai entendu parler à ces jeunes gens... le beau jardin qui tient au restaurant, le marronnier sous lequel on dîne...

Lisant la carte qui est sur la table.

Carte du jour... 30 juillet 1828... Holà ! quelqu’un !

MADELAINE, sortant du restaurant avec une pile d’assiettes, traverse le théâtre et va déposer ses assiettes sur une table à gauche.

Voilà !... voilà !

MATHIEU.

Jusqu’à la petite servante bretonne, dont le nom est si souvent répété, Madelaine, je crois...

MADELAINE, se retournant.

Qui m’appelle ? Tiens, c’est monsieur Mathieu !

MATHIEU.

Tu me connais !...

MADELAINE.

Monsieur Mathieu, le plus riche marchand bonnetier de la rue Saint-Martin... je suis une pratique ! c’est chez vous que je me fournis ; mais vous n’êtes pas souvent au magasin... toujours dans votre arrière-boutique.

MATHIEU.

Avec mes livres de comptes ! c’est moi qui tiens les écritures, les factures et la caisse...

MADELAINE.

Et c’est mademoiselle Hélène, votre fille, qui tient le comptoir et qui s’y entend joliment.

MATHIEU.

N’est-ce pas ?

MADELAINE.

Comme elle est gracieuse, avenante, accommodante ! ça n’est pas parce que c’est une payse... et qu’elle est née comme moi à Morlaix.

MATHIEU.

Ah ! tu es de Morlaix ?...

MADELAINE.

Madelon Helgoet... la fille au charpentier, près le port... à côté de la maison où mam’selle Hélène a été en nourrice.

MATHIEU.

La maison blanche.

MADELAINE.

D’où on voit la rivière de Morlaix qui est si belle ; nous en parlions l’autre jour encore avec mam’selle Hélène, qui en avait les larmes aux yeux... ce qui est cause qu’elle ne veut jamais de mon argent.

MATHIEU.

Elle a raison !

MADELAINE.

Toute l’année dernière elle ma fait crédit.

MATHIEU.

Elle a bien fait.

MADELAINE.

Et au jour de l’an elle m’a donné quittance pour mes étrennes... Vous n’avez pas vu ça dans vos livres de comptes ?

MATHIEU.

Non, mais j’approuve ! tout ce que fait Hélène est bien fait. Si tu savais, Madelaine, que cette enfant-là est un ange...

MADELAINE.

On s’en doute bien un peu, rien qu’à sa figure, qui est si jolie !...

MATHIEU.

J’ai été obligé, vu la foule des admirateurs, de mettre des verres dépolis à la boutique ; aussi tu penses bien que je ne l’avais pas élevée pour rester dans un comptoir. Elle a eu les meilleurs maîtres, parce que dès qu’il s’agissait de ma fille, de ma fille unique, je ne regardais pas à la dépense. Ils disent tous : Mathieu Dauray a cent mille écus de bien... ils pourraient dire le double qu’ils n’en approcheraient pas.

MADELAINE.

Air : Patrie, honneur.

Ainsi, Monsieur, s’il v’nait à l’ désirer,
Dans le grand mond’ pourrait faire figure ?

MATHIEU.

Oui, j’aurais pu, certes, me retirer ;
Mais l’habitude est une autre nature.
Dans la boutique où j’ai su m’enrichir,
J’ vends maintenant des bas pour mon plaisir.

Ce qui ne m’empêche pas de rêver pour ma fille quelque chose d’élevé, de brillant, comme qui dirait un duc, un baron, ou un agent de change...

MADELAINE.

Eh bien !

MATHIEU.

Eh bien... quand j’ai eu perdu ma pauvre femme, Hélène a déclaré qu’elle ne me quitterait pas ; que je ne pouvais pas vivre hors de ma boutique, ce qui est vrai ; qu’alors elle y vivrait avec moi, qu’elle s’établirait au comptoir... ce qu’elle a fait !... une fille qui sait l’anglais, l’italien, et tous ses auteurs français ! une fille qui joue du piano et fait des romances le dimanche, quand elle est toute seule !... Passer sa semaine entière à vendre des bas de soie, de fil ou de coton et à dire aux pratiques : quatre au pied, cinq au talon !... ça n’est pas possible !... je ne dois pas le souffrir. Je veux qu’elle se marie... je le veux, et je suis Breton !

MADELAINE.

Alors il n’y a pas moyen qu’elle vous tienne tête.

MATHIEU.

Aussi elle a fini hier par consentir, à condition que je choisirais un gendre qui vivra avec nous, dans notre maison... c’est là le difficile.

MADELAINE.

Vous ne trouvez pas ?

MATHIEU.

Si vraiment... elle m’a aidé... il y a quelqu’un qu’elle aime...

MADELAINE.

En vérité..

MATHIEU.

Quelle aime beaucoup et qui lui convient fort... mais qui... à moi... ne me convient guère.

MADELAINE.

Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

MATHIEU.

Si... si, un brave jeune homme !

MADELAINE.

Est-ce qu’il n’aurait pas assez de fortune ?

MATHIEU.

Pas un sou... mais ça m’est égal. Je t’ai dit que ma fille l’aimait. Ce qui m’inquiète, ce qui m’effraie, c’est autre chose !.. Écoute-moi, Madelaine, tu es une bonne fille, une payse... et puis il n’est pas défendu à un père de prendre des informations : je venais aujourd’hui... ici... d’abord pour dîner, parce qu’il faut toujours qu’on dîne.

MADELAINE.

On va vous servir.

Criant.

Le numéro 4.

À Mathieu.

C’est le cabinet le plus soigné dans l’intérieur.

MATHIEU.

C’est bien !

MADELAINE.

Quoiqu’il y ait des habitués qui préfèrent dîner en plein air... dans le jardin.

MATHIEU.

Je le conçois, surtout de ce temps-ci... et si je me plaçais là, sous ce marronnier ?...

MADELAINE.

Impossible ! c’est aujourd’hui le 30.

Lui montrant le journal qui est sur la table.

La place est retenue d’avance pour quatre personnes qui vont venir... leur couvert est déjà mis !

MATHIEU.

Et quelles sont ces quatre personnes ? c’est justement là ce que je voulais te demander !

MADELAINE.

Quatre jeunes gens, quatre amis intimes, qui ont étudié ensemble dans le même collège, où ils étaient inséparables ; et depuis, quoiqu’ils aient pris chacun des états différents, ils continuent à s’aimer, et tous les mois, le 30, ils se réunissent et viennent dîner ici ensemble ! cent sous chacun, le vin compris, ça n’est pas cher ; mais ils s’amusent et ils rient à trente francs par tête pour le moins !

MATHIEU.

En vérité ?

MADELAINE.

Ils se racontent toutes leurs affaires, leur projets, leurs espérances, enfin toutes leurs aventures... et il y en a souvent de drôles... je suis obligée de les entendre, c’est moi qui les sers ! Ils n’ont pas encore fait fortune, il s’en faut, mais ils commencent ! L’autre mois, par exemple, l’un d’eux n’avait pas de quoi payer son terme ; les autres se sont cotisés pour lui faire sa somme ; la semaine d’avant, c’était plus drôle... il n’y en avait qu’un d’entre eux qui eût un bel habit noir tout neuf, et ils étaient invitée tous les quatre au même bal, chez un ministre qui les protège !

MATHIEU.

Comment ont-ils fait ?

MADELAINE.

Ils y ont été l’un après l’autre, pendant que les trois quarts de la bande attendaient et faisaient antichambre dans un fiacre, en manches de veste... il y en avait même un qui ne revenait plus, parce qu’il dansait avec une belle dame, vous comprenez !...

Air de l’Apothicaire.

Faut les voir, à chaque festin,
Ensemble lutter de folie,
Et se tenant tous par la main,
S’élancer gaiment dans la vie !
L’argent, les dettes, le crédit,
Tout est commun... c’est leur système...
N’ayant pour quatr’ qu’un seul habit,
La poche doit être la même !
N’ayant pour eux qu’au seul habit.
La poche, etc.

MATHIEU.

C’est tout simple !

MADELAINE.

Et tous les mois, ils viennent jurer ici de s’entr’aider ; de se soutenir, de s’aimer toujours... et ils finissent chaque dîner en buvant à l’amitié, ce qui leur coûte une bouteille de champagne de supplément.

MATHIEU, avec un soupir.

Ça me rappelle mon ami Kerkadec, de Brest, avec qui nous avons bu tant de fois, à la vie et à la mort... et quatre ans après...

MADELAINE.

Il n’était plus ?

MATHIEU.

Si ! nous plaidions l’un contre l’autre pour vingt-cinq balles de coton avariées... qu’il ne voulait par reprendre.

MADELAINE.

C’est possible ! mais plus tard on se retrouve.

MATHIEU.

C’est vrai : je l’ai retrouvé au bout de trente ans, l’année dernière... c’est lui qui m’a empêché d’être nommé au tribunal de commerce.

MADELAINE, allant à la table.

Des Bretons !... je ne dis pas ! cela tient à ses idées... mais ici...

Elle va chercher le vin à gauche.

MATHIEU, allant à la table.

C’est bien différent... Mais apprends-moi quels sont ces jeunes gens.

Montrant la première place à droite.

Celui-ci ?

MADELAINE.

C’est M. Bernaville ! c’est un avocat: qui n’a pas encore de causes, mais qui a joliment du talent... et il parle, il parle avec tant d’habileté et d’entrain, qu’il m’a souvent persuadé que le vin rouge était du vin blanc... à moi qui tenais la bouteille à la main !

Montrant le couvert en face du premier.

Celui-ci, c’est M. Dubuisson, qui est commis chez un agent de change ; c’est un grand calculateur, et pour devenir le premier financier de son époque, il ne lui manque que des finances... le fait est que quand c’est lui qui additionne la carte, il y trouve toujours des erreurs de compte à l’avantage de la société.

Posant la main sur un troisième couvert, à coté du premier en face.

Quant au troisième, M. de Mailly, c’est un malin, comme ils disent, qui est dans la diplomatie. Il est surnuméraire aux affaires étrangères, et il paraît prouvé, c’est l’opinion de ses amis, qu’il sera un jour ambassadeur ou président du conseil... Pour aller jusque-là, et comme amateur seulement, il fait des vaudevilles !

MATHIEU.

En vérité !

MADELAINE.

A ce qu’il dit... avec son autre ami...

Posant la main sur un dernier couvert, à côté du dernier indiqué.

Celui-ci, M. Léopold Gondrecourt, le quatrième !

MATHIEU, avec émotion.

Ah ! M. Léopold...

MADELAINE, revenant en scène.

Vous le connaissez ?

MATHIEU.

Il demeure dans ma maison, c’est mon locataire... Quand il est venu me louer mon petit cinquième sous les toits, chacun me disait : Prenez garde à vous ! c’est un auteur de vaudevilles...

Air : Ces fleurs sont là.

« Propriétaires, redoutez
« La littérature élevée !
« De plusieurs termes contestés
« Votre maison sera grevée ! »
Et cet auteur, si haut perché,
M’a pourtant payé sans obstacles ;
Et m’a par-dessus le marché,
Donné deux billets de spectacle.

pour ma fille et pour moi, ce qui m’a louché.

MADELAINE.

Vous voyez bien.

MATHIEU.

Et dernièrement, il m’a loué mon troisième qui se trouvait vacant, voulant absolument me payer six mois d’avance... ce qui m’a étonné, j’en convions.

MADELAINE.

Pas moi... car M. Léopold... est un homme d’ordre ! si bon, si aimable et aussi généreux... que s’il n’avait que des dettes !

MATHIEU.

Tu es sûre de ce que tu me dis là ?

MADELAINE.

J’en réponds. Il me demande souvent de lui chanter des airs bretons, qu’il emploie dans ses vaudevilles... cela lui sert... et alors nous causons... et je lui parle de Morlaix, de la Bretagne, de Jean Poulawenne, le matelot, que je ne pourrai épouser que dans quinze ans au plus tôt... quand j’aurai gagné ici, à Paris, quinze cents francs, qu’il nous faut pour nous établir aubergistes au pays... Dame ! cent francs par an !... Tiens, m’a-t-il dit, je viens, grâce au ciel, d’avoir un succès sur lequel je ne comptais pas, partageons... cela t’avancera toujours de cinq ans !...

MATHIEU.

Est-il possible !

MADELAINE.

Oui, Monsieur, oui, il m’a donne cinq ans, en ajoutant : que les succès continuent et nous abrégerons encore la distance. Aussi je m’informe de toutes ses pièces, et je m’y intéresse plus que lui encore !... on en donne une ce soir, une première représentation, en deux actes. Si j’étais de vous, j’irais après mon dîner.

MATHIEU.

Merci !

MADELAINE.

Et j’applaudirais de toutes mes forces !

MATHIEU.

Laisse-moi donc !

MADELAINE.

Puisque c’est votre locataire et que vous tenez, à ce qu’il paraît, à être au fait de tout ce qui le regarde.

MATHIEU.

Ce n’est pas moi !

À demi voix.

C’est ma fille !

MADELAINE.

Mademoiselle Hélène ?

MATHIEU.

Eh oui !... en descendant de chez lui ou en y remontant, il passe toujours par la boutique... ils causent ensemble... Hélène a dû savoir... de la conversation...

MADELAINE.

Et lui aussi...

MATHIEU.

Je conçois qu’il lui paraisse plus aimable que tous nos commis, ou même que les marchands bonnetiers qui forment le fonds de notre société. Moi-même, qui suis un peu simple, je ne serais pas fâché, en un sens, d’avoir pour gendre un homme d’esprit.

MADELAINE.

Vous avez raison... il faut croiser les races.

MATHIEU.

N’est-ce pas ?... il faut croiser les races... mais c’est son état qui m’effraye... pour le bonheur d’Hélène... car enfin, ces auteurs, c’est toujours dans les coulisses... et il y a là des personnes si séduisantes !

MADELAINE.

Je ne dis pas non !

MATHIEU.

Crois-tu qu’il ait jamais tourné de ce côté-là ?

MADELAINE.

Ah ! dame ! vous m’en demandez tant !

MATHIEU.

C’est vrai, c’est vrai... je saurai... je m’informerai... occupe-toi d’abord de mon dîner.

MADELAINE.

Oui, Monsieur, vous allez cire servi. C’est ce qu’il faut à M. Léopold, ça lui fera un beau-père excellent.

Elle sort à droite.

 

 

Scène II

 

MATHIEU, seul

 

Plus je prends d’informations, plus cela me convient... et je suis heureux que cela me convienne, car après tout ma pauvre Hélène l’aime de tout son cœur... et si je refusais, si je disais non : elle obéirait sans se plaindre, je la connais ; mais elle en mourrait... et je ne veux pas qu’elle meure ! je le lui donnerai ! le difficile maintenant est d’entamer cette affaire-là... je ne peux pas, de but en blanc, lui jeter mes cent mille écus et ma fille dans les bras, et s’il avait d’autres idées, d’autres projets, exposer mon enfanta l’affront d’un refus... il faut conduire cela habilement et le faire sonder par un tiers, par un ami... à moi... ou à lui... M. de Mailly, par exemple, vient souvent à la maison voir Léopold...

Air du Dieu des bonnes gens.

L’idée est bonne, à part moi, je m’en flatte,
Confions-lui ce rôle délicat !
En qualité d’apprenti diplomate
Il est adroit ; d’abord c’est son état !
Et comme auteur, si j’en crois ses ouvrages,
À son savoir, je puis avoir recours :
Il doit, parbleu, s’entendre en mariages :
Il en fait tous les jours.

C’est dit : je l’inviterai cette semaine, mercredi ou jeudi à dîner, ici, avec moi, en tête à tête... et entre la poire et le fromage, comme disaient nos aïeux, nous entamerons notre négociation matrimoniale !

 

 

Scène III

 

MATHIEU, MADELAINE, entrant

 

MADELAINE.

Le dîner de Monsieur est servi !

MATHIEU.

Je crois que j’y ferai honneur... j’ai toujours faim, quand je suis content.

MADELAINE.

Et Monsieur a faim ?

MATHIEU.

C’est vrai !... tu me garderas pour demain, mercredi, le numéro 4 et un petit dîner fin et succulent... j’y rêve déjà !

MADELAINE, à part.

Avant d’avoir mangé celui d’aujourd’hui... Quel gastronome ça fait !

MATHIEU, revenant sur ses pas.

Pour deux, entends-tu bien, pour deux...

MADELAINE.

Oui, Monsieur !

Mathieu sort par la porte à droite, Madelaine regardant par la gauche.

J’entends rire et chanter, ce sont ces Messieurs.

 

 

Scène IV

 

MADELAINE, LÉOPOLD, BERNAVILLE, DUBUISSON

 

ENSEMBLE.

Air : Réveillons, réveillons l’amour et les belles ! (Domino noir.)

L’amitié, l’amitié sous ses douces chaînes,
Tous les mois, tous les mois vient nous réunir.

LÉOPOLD, seul.

Dissipant les craintes soudaines,
Dont chaque jour peut s’obscurcir,
L’amitié console nos peines...
L’amitié les chantre en plaisir !...

ENSEMBLE.

Qu’entre nous tout soit de moitié !
Vive la joie et l’amitié !

LÉOPOLD.

Voilà de l’exactitude... nous rencontrer tous les trois presque à la porte du restaurant.

DUBUISSON.

Nous autres financiers nous sommes exacts en tout.

BERNAVILLE.

Quand il est six heures et que tu as faim !...

DUBUISSON.

C’est vrai, monsieur l’avocat. Et vous ?

BERNAVILLE.

L’appétit de la basoche... affamé comme un clerc d’avoué... j’ai plaidé ce matin.

DUBUISSON.

Ah bah !

LÉOPOLD.

Vivat ! tu as gagné ?...

BERNAVILLE.

J’ai perdu... aussi je marchais avec humeur rêvant à l’arrêt du tribunal que je maudissais, lorsque j’entends derrière moi s’avancer un monsieur qui fredonnait entre ses dents !

LÉOPOLD, chantant.

« Ah ! quel plaisir d’être avocat !... »

Parlant.

C’était moi !... travaillant de mon état, travaillant en marchant, en causant, en dormant ! travaillant partout... excepté à table... La belle Madelon se dispose-t-elle à servir ?

MADELAINE.

On n’attend plus que votre autre ami, M. de Mailly.

BERNAVILLE.

Notre diplomate ! qui vient toujours le dernier...

DUBUISSON.

Aujourd’hui il ne viendra pas du tout.

LÉOPOLD.

Pas possible !

BERNAVILLE.

C’est la première fois qu’un de nous quatre manquerait au rendez-vous.

DUBUISSON.

Il est passé ce matin au bureau de mon agent de change pour m’en provenir ; il est obligé de dîner aujourd’hui chez son chef de division... de qui dépend l’avancement et les gratifications.

BERNAVILLE.

C’est différent !

LÉOPOLD.

Non, c’est mal ! il fallait envoyer promener le chef de division... et ses gratifications. Moi, j’aurais refusé !

DUBUISSON.

Toi, auteur de vaudevilles, qui ne calcules pas ; mais lui !... un diplomate !

BERNAVILLE.

C’est vrai ! il faut bien qu’il s’exerce, qu’il apprenne...

DUBUISSON.

Et il commence... en acceptant, malgré lui, le dîner de son chef...

BERNAVILLE.

Qui ne vaudra pas le nôtre !

LÉOPOLD.

Vous avez raison : il est plus à plaindre qu’à blâmer... et puis en amitié, il faut de l’indulgence... À table donc !

MADELAINE.

Et le dîner qui est commandé pour quatre ?

BERNAVILLE.

Je mangerai pour deux.

DUBUISSON.

C’est ce que nous appelons une balance de compte.

Air : Un homme pour faire un tableau.

BERNAVILLE.

Je prétends que chacun ici,
Grâce à mon appétit terrible,
De l’absence de notre ami,
S’aperçoive le moins possible.

DUBUISSON.

Joli moyen !

BERNAVILLE.

Sans contredit...

DUBUISSON.

L’erreur à ton calcul préside,

Riant.

Tu veux combler un déficit,
Et tu vas augmenter le vide.

LÉOPOLD.

Bravo !... comme c’est banquier ! Quant à moi, je ne voudrais pas vous presser, mais il est bientôt six heures, et j’ai ce soir une première représentation où je voudrais bien vous conduire.

BERNAVILLE.

C’est de droit... notre place est au parterre.

MADELAINE, bas, à Léopold.

Êtes-vous content. Monsieur ? Avez-vous de l’espoir ? ça va-t-il bien ?

LÉOPOLD, de même.

Pas trop ! j’ai grand peur ! la répétition a été mal...

MADELAINE, de même.

C’est votre faute !... pourquoi que vous ne mettez pas là-dedans... des choses drôles... des mots bien spirituels... il est peut-être encore temps d’en larder quelques-uns.

LÉOPOLD.

Elle est étonnante celle-là !... elle croit que ça se pique comme une perdrix et qu’on est toujours en train... à jeun surtout.

MADELAINE, lui montrant la soupière qu’un garçon vient d’apporter.

Le potage est servi !

TOUS TROIS, allant s’asseoir.

C’est bien heureux !...

LÉOPOLD, à Madelaine qui veut enlever le quatrième couvert.

Non ! n’enlève point ce couvert... notre ami absent sera toujours là avec nous...

BERNAVILLE.

C’est juste ! la première santé sera pour lui !

DUBUISSON, à Léopold.

Commence par remplir son verre.

BERNAVILLE.

Dont je me nomme le tuteur !

LÉOPOLD.

À notre ami de Mailly !

DUBUISSON et BERNAVILLE.

À l’amitié !

Chacun des trois vide son verre, et Bernaville, après avoir bu le sien, boit celui de de Mailly.

LÉOPOLD, regardant Bernaville.

Diable !... voilà un tuteur fidèle et intègre...

DUBUISSON.

Qui ne laisse rien perdre et saigne son pupille !

LÉOPOLD.

Et pendant que nous buvons aux absents, parlons de nos écus ! comment les affaires ont-elles été ce mois-ci ?

BERNAVILLE.

Pas trop bien... il ne m’est arrivé qu’une seule cause qui était belle, qui était juste, et qu’en honneur je n’ai pas trop mal plaidée... je le crois, du moins.

LÉOPOLD.

Et moi j’en suis sûr.

BERNAVILLE.

Il y avait surtout une tirade sur l’Espagne... ma cliente est Espagnole.

DUBUISSON.

Une Andalouse ?

LÉOPOLD, chantant.

« Avez-vous vu dans Barcelone
« Une Andalouse au teint bruni ?... »

BERNAVILLE.

Eh non ! Espagnole par son père, mais née à Paris... fortune superbe... une veuve !... un grand nom... ça me lançait !

DUBUISSON.

Ta cliente n’a donc pas été voir ses juges ?

BERNAVILLE.

Si vraiment...

LÉOPOLD.

Il y en a de très galants... et une Espagnole... jeune et jolie...

BERNAVILLE.

Celle-là n’a que vingt-six ans, mais elle est affreuse.

LÉOPOLD.

Tu m’en diras tant ! ce n’est plus ta faute si tu as perdu.

DUBUISSON.

C’est la sienne.

LÉOPOLD.

Ainsi console-toi d’une affaire malheureuse.

BERNAVILLE.

Qui aurait pu devenir excellente pour tout autre que pour moi !... La marquise...(c’est une marquise de Gusman Bellaflore) a eu pour ce procès de fréquentes entrevues avec son avocat... qui n’est pas mal, qui a de l’entrain, du brillant, de la chaleur, et en me voyant si désolé de la perte de son procès, elle m’a laissé entendre qu’il ne tenait qu’à moi peut-être d’en gagner un autre... bien plus important.

DUBUISSON.

Une marquise ! immensément riche !

LÉOPOLD.

Tu deviendrais grand d’Espagne ?

DUBUISSON.

Vive l’Andalousie ! vive le vin de Xérès !

BERNAVILLE.

Allons donc !... elle est affreuse... et je ne voudrais jamais !...

LÉOPOLD.

C’est bien !

BERNAVILLE, regardant l’arbre sur lequel est gravé un J.

Et ma pauvre Jeannette... dont j’ai gravé là le chiffre ! Jeannette si fraîche, si jolie... et si sage... pour une fleuriste !... qui n’a rien... et qui m’aime tant !... elle en mourrait de chagrin !

LÉOPOLD.

Il a raison.

DUBUISSON.

Vive Jeannette !... vivant les amours ! à bas les marquises !...

LÉOPOLD, chantant.

« J’aime mieux ma mie !
« Ô gué !
« J’aime mieux ma mie ! »

BERNAVILLE.

Merci, mes amis, merci ! Vous pensez tous les deux comme moi !

Air du Piège.

C’est résolu ! c’est entendu !

Levant son verre.

Maintenant, un toast !

DUBUISSON.

Je l’adresse
À ta Jeannette, à sa vertu !

BERNAVILLE, à Léopold.

Moi, Messieurs, je bois à sa pièce !

LÉOPOLD, se levant.

Et moi je dis, acceptant un espoir,

À Bernaville.

Qui tous les deux nous intéresse,
Si l’une doit tomber ce soir,
Qu’au moins ce ne soit pas ma pièce !

TOUS, levant leurs verres.

À la pièce de Léopold !

LÉOPOLD.

Vous faites bien de boire à sa santé... car mes juges de ce soir seront peut-être encore plus sévères que les tiens de ce matin !

MADELAINE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

DUBUISSON.

N’est-ce pas la pièce que tu as faite avec notre ami le diplomate, et que moi je trouvais magnifique ?

LÉOPOLD.

Non ; c’en est une autre à moi tout seul... un sujet des plus risqués... une grande chute...

DUBUISSON.

Ou un grand succès !

LÉOPOLD.

Tout dépend de la manière dont on prendra le premier acte.

BERNAVILLE.

On le prendra bien ! surtout si la séduisante ingénue, si la délicieuse Malvina y paraît... Ah ! mon Dieu, Dubuisson... quel soupir !

DUBUISSON, avec embarras.

Moi !... du tout... c’est que la bouteille est vide !

LÉOPOLD.

Ce que c’est que de nous !... comme tout passe !

Chantant.

« Nous n’avons qu’un temps à vivre ! »

Madelaine, une autre bouteille ! du champagne, du vrai champagne !

DUBUISSON.

Oui... oui... pour s’étourdir.

BERNAVILLE.

Et pour boire a la santé de Malvina... car il va sans dire qu’elle joue le principal rôle dans ta pièce.

LÉOPOLD.

Eh ! mon Dieu, oui, le moyen de faire autrement ?

DUBUISSON.

Es-tu heureux ! quel état que le tien !... au lieu d’être dans le bureau d’un agent de change, passer toute ta journée dans les coulisses ! Tu peux parler à mademoiselle Malvina, la voir sous tous les costumes... lui faire des rôles... où elle dit : Je vous aime !

BERNAVILLE.

Mieux que cela, l’aimer... et être aimé d’elle...

À Madelaine.

Eh bien ! Madelaine... ce champagne ?

MADELAINE.

Voici ! voici !

À part.

M. Mathieu avait raison, c’est un état bien dangereux !...

Elle sort.

DUBUISSON.

Voilà une profession délirante ! voilà une position pour laquelle je sacrifierais toute ma fortune si j’en avais, et la charge de mon agent de change si elle était à moi !

LÉOPOLD.

Qu’à cela ne tienne ! cette situation si heureuse je te la céderai de bon cœur.

DUBUISSON.

Dis-tu vrai ?

LÉOPOLD.

À l’instant même.

DUBUISSON, hors de lui.

Ce n’est pas possible... je ne puis y croire... tu renoncerais à Malvina ?

BERNAVILLE.

Qu’est-ce qui te prend donc, Dubuisson ? est-ce que tu es malade ?

DUBUISSON.

Mais c’est que je l’aime !... c’est que j’en suis fou... c’est que toutes mes économies je les emploie à aller tous les soirs...

LÉOPOLD.

Voir mes pièces ?

DUBUISSON.

Non ! voir Malvina !... le plus près possible. C’est cher... mais c’est égal !

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Afin de l’admirer sans peine,
Il n’est place de trop haut prix :
Orchestre, balcon, avant-scène...
Au premier rang, j’y suis assis.
Elle paraît... je perds la tête,
Je sens les jambes me manquer ;
Et, grâce au ciel, j’ai l’air si bête...
Qu’elle aura dû me remarquer.

LÉOPOLD.

À telles enseignes qu’elle m’avait prié un jour de te présenter à elle...

DUBUISSON.

Dans sa loge... je m’en souviendrai toujours ; elle jouait ce soir-là la Muse du Vaudeville... un maillot couleur de chair... une robe de gaze si transparente... tout ce que je pus faire en la regardant fut de balbutier ces mots : Est-ce à mademoiselle Malvina que j’ai l’honneur de parler ?... demande qui était absurde, car c’était évident !... Et tu renonces à un pareil trésor... pour moi... pour un ami !... comment reconnaître jamais un si grand sacrifice !

LÉOPOLD.

C’en serait un que je n’hésiterais pas, je te le jure ; mais je n’ai pas même ce mérite... et je puis vous le dire en confidence, à vous, mes amis, je suis heureux de rompre des liens qui deviennent terribles... Malvina veut être épousée, elle y tient... elle a la monomanie du mariage, et il est un autre amour, pur, chaste, honnête qui remplit mon cœur et occupe toutes mes pensées... un ange de beauté, de modestie, de vertu...

DUBUISSON.

Eh bien, pourquoi ne pas te déclarer ?

LÉOPOLD.

Y penses-tu ?... son père, un négociant... qui ne dépense rien, qui amasse toujours et qui donne à sa fille cent mille écus de dot !

DUBUISSON.

Eh bien !...

LÉOPOLD.

Est-ce que cela peut convenir... à moi ! un vaudevilliste !... ce serait par trop invraisemblable !

BERNAVILLE.

Bah ! à un auteur qu’importent les invraisemblances ?

LÉOPOLD.

Non... non...

DUBUISSON. Madelaine apporte une bouteille.

Ah ! voici le champagne !...

LÉOPOLD, tendant son verre.

Air anglais.

Versez, amis, versez ! que le champagne
Vers l’avenir nous emporte soudain !
Et bâtissons nos châteaux en Espagne
Au choc du verre, au bruit d’un gai refrain,
Drin ! drin !
Grâce à ce vin, déjà tout se colore !
À l’horizon je ne vois que beaux jours !
Plaisirs, bonheur !... Amis, versez encore,
Pour que mon rêve ici dure toujours !
Drin ! drin !

DUBUISSON.

Puisqu’on fait des châteaux en Espagne, c’est moi qui commence : j’emploie les millions que j’aurai gagnés à donner à Malvina une voiture et des diamants, et en la voyant passer, on se dira : Est-ce une duchesse ou une ambassadrice ? Et on  répondra : Non ! c’est la passion de Dubuisson, ce fameux banquier... le rival de Rothschild et d’Aguado !

BERNAVILLE.

Quant à moi j’ai une autre ambition... celle des honneurs ! je finirai par gagner quelques causes qui me feront connaître, et à la première occasion je me présente dans mon pays... dans la Sologne, où ils ne sont pas forts, je me fais nommer député...

DUBUISSON.

Ministériel !

BERNAVILLE, se levant, et se plaçant derrière sa chaise, comme dans une tribune.

Pas si bête ! de l’opposition... c’est bien pins facile, cela prête bien plus à l’éloquence, aux tirades, aux tartines, à l’indignation. Je parle sur tous les sujets et je blâme toujours... je ne sors pas de là... nous renversons le ministère... ou le gouvernement, peu importe. Place au barreau ! c’est le triomphe de la basoche, le règne des avocats, je parle tant qu’on veut... et me voilà ministre, président du conseil.

DUBUISSON.

Bravo !... je deviens le banquier du gouvernement.

BERNAVILLE.

C’est dit !

DUBUISSON.

Ou ministre des finances ! sinon je fais dégringoler la rente.

BERNAVILLE.

Je nomme de Mailly, malgré son absence, ambassadeur à Constantinople, et Léopold, directeur des Beaux-Arts !

Il se rassied.

LÉOPOLD.

Laissez donc !... j’ai arrangé ma vie mieux que cela. Je ne demande rien à ton gouvernement ni à aucun autre ! je ne veux ni places ni dignités ! Qui s’élève peut tomber, et mes chutes de théâtre me suffisent... Je ne veux devoir qu’à ma plume ma richesse et mon indépendance, et puisqu’il n’en coûte rien de faire des rêves, les miens seront doux et glorieux... d’abord, je n’aurai que des succès !

BERNAVILLE.

À commencer par ce soir !

LÉOPOLD.

Non ! – Ce soir ne compte pas !... Mais des vaudevilles, je passe aux opéras-comiques et au grand Opéra ; tous les directeurs m’offrent leur amitié et les compositeurs leurs partitions. Le Pactole déborde de leur caisse dans la mienne... J’aborde alors les comédies en cinq actes. J’arrive aux Français, et chemin faisant à l’Académie (pendant que j’y suis, il n’en coûte pas plus), et j’épouse enfin celle que j’aime ! écoutez alors...

DUBUISSON.

Comment ! ce n’est pas tout ?

LÉOPOLD.

J’achète sur le boulevard elle guinguette...

BERNAVILLE.

Allons donc !

LÉOPOLD.

J’y bâtis une maisonnette... un temple à l’amitié où nous dînons tous les jours.

DUBUISSON.

Bravo !...

LÉOPOLD.

Car toi dans tes millions, et toi dans ton ministère, tu ne pensais pas à nous donner à dîner.

BERNAVILLE.

Que veux-tu ! les embarras du gouvernement...

LÉOPOLD.

Je vous donne des repas de Sardanapale, des primeurs, des purées d’ananas, du johannisberg, sans oublier le champagne, notre compatriote et notre ancien ami... qui coulera par torrents...

DUBUISSON.

Ce ne sera pas comme ici, où l’on ne peut pas en avoir une bouteille !

BERNAVILLE et DUBUISSON, criant en frappant sur la table.

Madelaine !... Madelaine !...

LÉOPOLD.

Ah ! quel dommage !... vous m’éveillez avec votre tapage !

BERNAVILLE.

Oui... il se grisait à sec... mais nous !...

 

 

Scène V

 

LÉOPOLD, BERNAVILLE, DUBUISSON, MADELAINE, accourant avec une bouteille

 

MADELAINE.

Ah ! Messieurs... Messieurs... si vous saviez...

BERNAVILLE, lui prenant la bouteille qu’il débouche.

Donne toujours...

MADELAINE.

Voilà le garçon du théâtre qui accourt pour nous dire...

LÉOPOLD.

Que la pièce commence...

MADELAINE.

Non pas... que le premier acte est joué.

BERNAVILLE.

Nous avons oublié le temps !

Tous trois se lèvent.

LÉOPOLD.

Eh bien !... eh bien !...

MADELAINE.

Succès complet... enlevé !

LÉOPOLD.

Ah ! que je t’embrasse !

DUBUISSON, LÉOPOLD, BERNAVILLE.

Air : Vive la mitraille (Haydée).

À nous la victoire !
Vive l’amitié !
À vous de ma gloire,
À vous de sa gloire,
À vous la moitié.
À nous la moitié.

MADELAINE.

Oui, c’est un grand succès, la nouvelle est exacte,
Ils applaudissaient tous, encore dans l’entracte.

LÉOPOLD.

Je crains pour le second !

MADELAINE.

Et moi j’en répondrais.

DUBUISSON.

Buvons à notre ami !

BERNAVILLE.

Buvons à son succès.

ENSEMBLE.

À nous la victoire !
Vive l’amitié :
À nous, de sa gloire,
À nous la moitié !

 

 

Scène VI

 

LÉOPOLD, BERNAVILLE, DUBUISSON, MADELAINE, MATHIEU

 

MATHIEU.

Eh ! mon Dieu ! quel bruit dans ce restaurant qui m’avait l’air si paisible !

LÉOPOLD.

M. Mathieu !... mon propriétaire !... un aimable homme, un galant homme, que je vous présente.

DUBUISSON.

Vive M. Mathieu !

LÉOPOLD.

Et qui ne refusera pas, je l’espère, un verre de champagne avec nous...

BERNAVILLE.

Pour boire au succès de Léopold, son locataire.

MATHIEU.

Un succès !...

LÉOPOLD.

Un demi ! il n’y a encore que le premier acte déjoué... vous verrez l’autre avec nous... je vous offre un billet.

MATHIEU.

Encore... un billet... gratis !...

LÉOPOLD.

Certainement.

MADELAINE.

Hein !... quel avantage de l’avoir pour gendre !

MATHIEU.

C’est ma foi vrai... et un si brave jeune homme !

DUBUISSON, à un garçon qui entre.

Garçon !... vite un fiacre !...

À part.

Je vais voir Malvina !

Au garçon.

Qu’est-ce que c’est ? la carte ?

LÉOPOLD.

Cela me regarde !... c’est aujourd’hui moi qui régale... Trente francs.

MADELAINE.

À cause des deux de champagne... et M. de Mailly qui est absent.

MATHIEU.

Ah !... il n’est pas là ? tant pis... je lui écrirai en rentrant pour demain.

LÉOPOLD, à Madelaine.

Tiens, voilà dix écus, et si le second acte réussit... tu sais ce que je t’ai dit.

MADELAINE.

Quoi, Monsieur, il serait possible !

LÉOPOLD.

Tu épouseras Jean le matelot...

MADELAINE.

Quoi ? les mille francs tout de suite ?

LÉOPOLD.

Tout de suite... et de plus je me charge de ta chanson de noce.

MADELAINE.

Ah ! Monsieur, c’est trop de bonheur ! que le ciel vous le rende !...

MATHIEU, à part.

Le ciel le lui rendra... chute ou succès il sera mon gendre.

Bas, à Madelaine.

N’oublie pas demain le numéro 4.

MADELAINE.

Non, Monsieur.

LE GARÇON, rentrant.

Le fiacre demandé !

REPRISE DU CHŒUR PRÉCÉDENT.

À nous la victoire !
Vive l’amitié !... etc.

Tous les trois étendent la main en faisant le serment d’être toujours unis. Puis Léopold prend le bras de Madelaine, pendant que Madelaine monte sur une chaise et les regarde sortir en battant des mains et en criant : Bravo ! bravo !)

 

 

ACTE II

 

Un cabinet de travail, porte au fond, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

LÉOPOLD, seul, devant son bureau

 

Voilà parbleu qui est singulier !... sur cette table encombrée de manuscrits auxquels je n’ai pas encore touché depuis des siècles, en voici un, la Leçon de diplomatie, un vaudeville que j’avais commencé autrefois avec mon ami de Mailly, et qui a dû m’être renvoyé par lui... car depuis dix ans, depuis qu’il est marié, il ne travaille plus pour le théâtre... mais l’étonnant c’est ce petit billet que je viens de trouver dans le manuscrit, billet qui n’est pas de son écriture, billet d’une main inconnue et pourtant amie !...

Lisant.

« Je ne voudrais pas vous dire que vos amis vous oublient, mais peut-être s’occupent-ils de leurs intérêts plus que des vôtres ; tandis que vous, par caractère et par état, vous ne pensez jamais à vos affaires !... »

S’interrompant.

C’est possible !...

Continuant.

« Vous avez, par les soins et les conseils de votre ami Dubuisson, le banquier, placé deux cent mille francs, fruit de vos économies, en actions des canaux... » C’est vrai. « J’apprends qu’il est question d’opérations de bourse qui doivent faire tomber ces valeurs, et comme votre ami Dubuisson, qui n’a pas un moment à lui, pourrait oublier de vous en avertir, hâtez-vous, vendez aujourd’hui même, ou toute votre fortune peut être compromise. Signé : Un ami dévoué, qui ne veut ni ne doit être connu de vous.

«  Paris, 1er avril 1338. »

Et nous sommes aujourd’hui le 30, près d’un mois que cette lettre est là sur mon bureau... et qu’elle m’a été envoyée dans ce manuscrit... par qui ?... ce ne peut être par de Mailly : il est depuis un an en Allemagne, ni par aucun de mes amis : ils n’ont pas besoin de se cacher pour m’adresser un bon conseil.

Regardant la lettre.

Et ce billet anonyme, cette date, 1er avril.

Riant.

J’y suis : un poisson d’avril... plaisanterie surannée et de bien mauvais goût, à laquelle j’aurai échappé, grâce au ciel et grâce à ma négligence ! Il y a toujours du profit à ne pas ouvrir les manuscrits.

Le jetant sur le tas de papiers.

Qu’il dorme avec les autres ! que la poussière des paperasses lui soit légère ! ce sera une bonne histoire pour ce soir, à la Pomme d’Or !... Achevons mes couplets !

Entouré d’amis joyeux...

C’est une galanterie que je leur fais là pour notre dîner du 30.

Entouré d’amis joyeux,
Quand le trente
Se présente...

On frappe. Se retournant.

Hein !... qui vient là me déranger ?

 

 

Scène II

 

LÉOPOLD, MADELAINE

 

MADELAINE, timidement, du fond.

Monsieur Léopold ?

LÉOPOLD.

Madelaine !...

Air : Laissez-moi (de l’Ambassadrice, troisième acte).

Se levant.

En croirai-je mes yeux !

MADELAINE.

Oui, c’est moi !

LÉOPOLD.

Dans ces lieux !
À Paris, qui te ramène ?
Quoi ! c’est toi !

MADELAINE.

C’est bien moi !

LÉOPOLD.

C’est toi que je revoi,
Ma gentille Madelaine !

MADELAINE.

Eh quoi ! depuis dix ans, vous me reconnaissez !

LÉOPOLD.

Tu me rends mon printemps et mes plaisirs passés.

Ensemble.

LÉOPOLD.

Jour heureux !
Dans ces lieux.
Près de moi
Je revoi
Ma gentille Madelaine.
Mes beaux jours,
Mes amours,
Mes plaisirs, je le croi,
Reviennent avec toi.

MADELAINE.

Jour heureux !
Dans ces lieux
Je le croi.
Je le voi,
C’est le ciel qui me ramène.
Mes beaux jours,
Mes amours,
Sont pourtant loin de moi ;
Je vous dirai pourquoi !

LÉOPOLD.

Est-ce que tu n’as pas épousé, à Morlaix, Jean Poulawenne, le matelot, ton bon ami ?

MADELAINE.

Si vraiment, grâce à vous ! grâce à la dot que vous m’avez donnée... et un si bon mari ! un si bon ménage ! à telles enseignes, que nous en avons eu d’abord trois enfants coup sur coup.

LÉOPOLD.

Un ouvrage en trois actes... À ta place, j’aurais été jusqu’aux cinq.

MADELAINE.

Ah ben oui ! a fallu s’arrêter. Nous avions une bonne auberge sur le port... tous les matelots y venaient... y avait foule. Mais Jean Poulawenne, qui avait été matelot lui-même, ne pouvait jamais refuser un verre d’eau-de-vie à un ancien camarade qui avait la bourse et le gosier à sec... c’est ça qui nous a tués ! le crédit et la soif !

LÉOPOLD.

Pauvres gens !

MADELAINE.

Mon homme, qui a du cœur, m’a dit : Femme, ne pleure pas... car moi je me désolais... je reprendrai mon ancien état. Et moi le mien, que j’ai répondu ! C’est dit... Il m’a embrassée bien fort, et il est parti pour le Brésil, moi pour Paris.

Air : Lise, épous’ l’ beau Gernance.

Quand on était deux sans cesse,
S’ trouver seule... ah ! quell’ tristesse !
L’ jour c’est bien dur, on l’ conçoit !

LÉOPOLD, souriant.

Et le soir il fait bien froid !

MADELAINE.

Le v’là sur d’ lointains rivages,
Ça m’ désol’ !

LÉOPOLD, gaiement.

Je comprends ça !
L’amour et les bons ménages
N’ connaiss’ pas ces distances-là.

MADELAINE.

Enfin, me voilà à Paris, où je viens chercher du travail... Connaissez-vous une maison où je puisse entrer ?

LÉOPOLD.

Eh ! parbleu, la mienne !...

MADELAINE.

Il vous faut une cuisinière ?

LÉOPOLD.

Il ne m’en faudrait pas, que je m’arrangerai pour en avoir besoin ! Cette chère Madelaine !... sa vue me rajeunit et me rappelle le bon temps... non pas que celui-ci soit mauvais... et quand tu es entrée, je composais des couplets pour notre dîner d’aujourd’hui.

MADELAINE.

À la Pomme-d’Or... ça tient toujours ?

LÉOPOLD.

Certainement !... et des couplets ne feront pas mal, parce qu’il y a si longtemps que nous n’avons chanté au dessert !

Avec un soupir.

Nous ne chantons plus, Madelaine, eux du moins... car moi, c’est toujours mon état !

MADELAINE.

Est-ce que vos amis sont comme moi dans le malheur ?

LÉOPOLD.

Au contraire !... tout leur a réussi... Tu sais bien, mon ami Bernaville, l’avocat...

MADELAINE.

Qui venait sans vous en cabinet particulier à la Pomme d’Or, avec cette gentille fleuriste...

LÉOPOLD.

1830 est arrivé... et l’ambition aussi... et les amours se sont envolées ! Bernaville a commencé par faire un beau mariage... la marquise Altamire de Gusmann Bellaflore.

MADELAINE.

L’Andalouse dont il ne voulait pas... et qui était si laide !

LÉOPOLD.

En 1828 ! mais quatre ans après elle était bien plus jeune et bien plus jolie... tout dépend, pour y voir, des verres que nous prenons ! Secondé par sa nouvelle famille, par sa nouvelle fortune, et surtout par son talent, Bernaville a bien vite acquis de l’influence à la Chambre ; il est devenu chef d’une nuance, puis d’un parti... a renversé le dernier ministère et s’est mis à sa place... en attendant qu’on le renverse lui-même. Voilà son sort !

MADELAINE.

Mon doux Jésus ! c’est-il possible !... M. Bernaville, qui buvait si bien du vin de Champagne, est devenu ministre !

LÉOPOLD.

Pourquoi pas ! comme tout le monde ! quant à Dubuisson, c’est autre chose ! sa passion pour Malvina l’a précipité dans les entreprises les plus hardies... il y aurait eu de quoi trembler s’il avait eu une fortune quelconque ; mais n’ayant rien en 1830, et spéculant, fin courant, sur la baisse, sur la hausse, sur la paix, sur la guerre, il a fini par réaliser d’immenses bénéfices, par établir une maison de banque formidable, un capital de cinq ou six millions pour le moins... et il n’a plus qu’un désir maintenant.

MADELAINE.

De se reposer ?

LÉOPOLD.

D’en gagner encore, et d’arriver plus haut.

MADELAINE.

Et M. de Mailly ?

LÉOPOLD, avec émotion.

C’est différent !... secrétaire d’ambassade à Carlsruhe ou à Bade, en ce moment... sans sa femme, qu’il a laissée à Paris... car il s’est marié aussi... très bien marié !

MADELAINE.

Et vous, Monsieur, j’espère que vous allez me présenter à Madame...

LÉOPOLD.

Que veux-tu dire ? je suis garçon.

MADELAINE, avec étonnement.

Encore !...

LÉOPOLD.

Toujours garçon.

MADELAINE.

Comment, ça n’est pas fini... et M. Mathieu en est toujours aux informations ?

LÉOPOLD, étonné.

M. Mathieu ?

MADELAINE.

Eh ! oui !... il voulait déjà vous donner, il y a dix ans, sa fille Hélène en mariage.

LÉOPOLD.

À moi ?

MADELAINE.

Dame ! c’était son intention... tellement que la veille du jour où je suis partie pour la Bretagne, il me l’a dit à moi.

LÉOPOLD.

C’est bien singulier !... car précisément à cette époque, de Mailly m’a avoué qu’il en était aimé... que le père n’était pas éloigné de les unir... et moi, dévorant ma douleur, mais ne voulant point former obstacle au bonheur d’un ami, je prétextai un voyage à Londres, une affaire de théâtre... et six mois après, à mon retour, de Mailly avait épousé Hélène.

MADELAINE.

Ce M. Mathieu, changer ainsi d’idée ! un Breton !...

LÉOPOLD.

Comment expliquer, en effet ?... C’est aujourd’hui le 30 : je vais voir mes amis, je veux tout leur raconter...

MADELAINE.

Ils sont donc toujours exacts au rendez-vous de la Pomme d’Or ?

LÉOPOLD.

Toujours ! l’un est du ministère, et l’autre de l’opposition, ça n’empêche pas de trinquer ensemble : on se dispute et on s’aime.

UN GROOM, entrant.

Deux lettres pour Monsieur.

Il sort.

LÉOPOLD, en ouvrant une.

Ah ! c’est de Bernaville.

Lisant.

« Mon cher Léopold, retenu par un dîner, ou plutôt par un conseil de ministres, il me sera impossible de me réunir aujourd’hui à vous. J’irai, si je le peux, en sortant de la Chambre, te serrer la main et t’expliquer... »

S’interrompant.

Ah ! c’est la première fois qu’il manque à notre rendez-vous.

MADELAINE.

Alors vous dînerez en tête à tête avec M. Dubuisson le banquier.

LÉOPOLD, qui vient d’ouvrir la deuxième lettre.

Eh ! mon Dieu, non ! lui aussi qui ne peut pas venir...

Lisant.

« Impossible, mon ami, d’assister aujourd’hui à notre dîner d’amitié ; je suis obligé de présider un banquet politique ! »

MADELAINE.

Un banquet politique ? c’est différent !

Air du Verre.

C’est très nécessaire !

LÉOPOLD.

Jamais !...

MADELAINE.

Pourtant, en buvant tout s’accorde !

LÉOPOLD.

Non pas en de pareils banquets,
Repas de haine et de discorde !

MADELAINE.

Au moins on dîne bien...

LÉOPOLD.

Erreur !
Ceux que la haine met à table
Ont soin, pour nourrir leur fureur,
Que le repas soit détestable !
Il faut pour nourrir, etc.

Avec un soupir.

Ainsi, au lieu de dîner ensemble, mes deux anciens amis vont dîner l’un contre l’autre ! et moi, je serai seul !... et les couplets que j’écrivais tout à l’heure...

Fredonnant entre ses dents.

Entouré d’amis joyeux.
Quand le trente
Se présente.

On entend au dehors de grands éclats de rire.

MADELAINE, écoutant.

Ah ! mon Dieu ! quels éclats de rire !

LÉOPOLD.

C’est la voix de Malvina !

MADELAINE.

Mademoiselle Malvina ?

LÉOPOLD.

Tu t’en souviens ?

MADELAINE.

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

La plus gentille des actrices !

LÉOPOLD.

Cette ingénue aux yeux si doux.

MADELAINE.

Qui, par ses charm’s et ses caprices,
Vous voyait tous à ses genoux !
Celle qui d’un’ voix si jolie
Chantait le vaudeville autrefois !

LÉOPOLD.

Et qui plus que jamais en voix,
Chante, aujourd’hui, la tragédie.

Voire même la comédie au Théâtre-Français, où elle est sociétaire... et où j’ai ce soir une première représentation.

MADELAINE.

Vous en avez donc toujours ?

LÉOPOLD.

Toujours ! c’est mon état ! Va de ce côté... le valet de chambre ou le cocher te montrera la cuisine.

MADELAINE, à part.

Un valet de chambre... un cocher !... il paraît que la maison est bonne.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène III

 

LÉOPOLD, MALVINA

 

MALVINA, entrant du fond.

Ah ! c’est adorable, original !... voilà un frontin d’un nouveau genre !

LÉOPOLD.

Qu’y a-t-il donc de si amusant ?

MALVINA.

La spéculation gagne l’antichambre ! Lucien, ton groom, m’arrête dans la première pièce pour me prier de lui faire avoir du nouvel emprunt ; il ne m’aurait pas laissée passer que je ne lui eusse donné un mot de recommandation pour Dubuisson... Eh bien, mon auteur, cela ne te fait pas rire ?

LÉOPOLD.

Non ! je ne suis pas en train.

MALVINA.

Tu étais bien plus gai quand tu ne faisais que des vaudevilles ; depuis que tu vises aux Français et à la comédie en cinq actes tu te crois grave... et tu n’es que maussade. C’est ta pièce de ce soir qui t’inquiète ?

LÉOPOLD.

Cela et autre chose.

MALVINA.

Sois donc tranquille : je joue dedans ! tu réussiras, je ne t’ai jamais trompé... en fait de pièces... je viens répéter mon rôle avec toi !

LÉOPOLD.

Cela ne fera pas mal... car tu l’as pris tout de travers.

Il va s’asseoir à son bureau.

MALVINA.

Suite de ta mauvaise humeur qui t’empêche de voir juste ; mais pour t’égayer, te réjouir, t’épanouir, je viens t’annoncer la nouvelle la plus folle et la plus sérieuse, la plus naturelle et la plus absurde, dont je me soucie le moins et qui m’intéresse le plus...

LÉOPOLD, assis à gauche.

Eh ! achève donc !

MALVINA.

Tu seras le premier à qui j’en ferai part, parce que tu es un ancien ami... et qu’avec moi l’amitié, la reconnaissance... tu sais... c’est sacré !

LÉOPOLD.

Malvina, si tu voulais abréger ?

MALVINA.

Oui... il y a des longueurs, n’est-ce pas ?... comme dans ta pièce. Voyons, ne te fâche pas. Tu sais qu’au théâtre je tiens les grandes ingénues...

LÉOPOLD.

On ne s’en douterait guère à la ville.

MALVINA.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Tu ne crois pas à mes talents,
Et par toi je suis méconnue ;
Mars, elle-même, en son bon temps,
Ne jouait pas mieux, l’ingénue !
À mes yeux baissés et muets
La moitié de la salle entière
Me prend pour une Agnès !...

LÉOPOLD.

Oui... mais.
L’autre moitié sait le contraire.
La moitié peut s’y tromper, mais
L’autre moitié sait le contraire.

MALVINA, le menaçant du doigt.

Mon auteur, je vous revaudrai cela... Enfin, dans mon emploi on se marie toujours... et moi tu connais mon château en Espagne, mon rêve...

LÉOPOLD.

Oui, de mon temps déjà, tu avais la manie de vouloir être épousée !

MALVINA.

Un beau mariage s’entend... cela vous place dans le monde, cela vous change de théâtre, et puis cela fait enrager toutes les camarades que l’on va applaudir aux premières loges, avec une rivière de diamants... Enfin je m’étais dit que ce serait... et quand je veux quelque chose, tu me connais...

LÉOPOLD.

Tu y renonces peu.

MALVINA.

Jamais ! eh bien, mon cher, je me marie.

LÉOPOLD.

En vérité ?

MALVINA.

J’aurais peut-être préféré une altesse, ou une excellence ; mais faute de mieux je me rabats sur la banque : j’épouse ton ami Dubuisson.

LÉOPOLD.

Par exemple !

MALVINA, s’asseyant à droite.

Ah ! je savais bien que je te ferais sortir de ta langueur, de ta torpeur... et de ta mauvaise humeur ! te voilà enchanté !

LÉOPOLD.

Dis stupéfait, ébahi !...

MALVINA.

Tu as peur que je ne joue pas ta pièce ? rassure-toi : ce sera ma dernière création, je te le promets... l’amitié avant tout !

LÉOPOLD, se levant.

C’est pour cela que je ne dois pas laisser faire à Dubuisson une pareille folie.

MALVINA, gravement.

Une folie, Monsieur ?

LÉOPOLD.

Que j’empêcherai... parce qu’enfin...

MALVINA, gaiement.

Je t’en défie !

LÉOPOLD.

Je parlerai à sa raison.

MALVINA, se levant.

Il n’en a pas !... avec moi...

D’un air câlin.

Et puis, Léopold, ce serait un manque de délicatesse, un mauvais procédé pour moi, qui suis ton amie depuis longtemps, tu le sais... et l’amitié des femmes est bien plus sûre, crois-moi, que celle des hommes ! nous ferons d’abord obtenir ce soir à ta pièce un succès d’enthousiasme... la moitié de la salle est louée d’avance par Dubuisson.

LÉOPOLD.

Est-il possible ? ce cher ami ! Je lui pardonne alors de ne pas venir dîner avec moi !

MALVINA.

Il a invité hier des journalistes influents qui doivent élever jusqu’aux nues l’auteur et l’ouvrage... je te dirai même en confidence, si tu n’en abuses pas, que je vais porter de sa part un article composé par lui... lui-même... un article piquant et spirituel.

LÉOPOLD.

En vérité ?

MALVINA.

Tu vois qu’il sort de ses habitudes et qu’il fait pour toi l’impossible ! ne va donc pas l’inquiéter, le troubler dans son bonheur... je dirai plus, dans un devoir... il a un fils...

LÉOPOLD.

Tu crois ?

MALVINA.

Certainement, Félicien ! un fils auquel ce mariage donne un nom, une fortune, une position ; et moi, en revanche, je jouerai ta pièce dans la perfection. Je serai gracieuse, naturelle, timide, ingénue... tout ce que tu voudras... Tu es séduit, attendri, tu te rends... et je ne te demande plus maintenant qu’une petite tirade à effet à ajouter dans mon rôle.

Elle va au bureau.

LÉOPOLD.

Tu parlais de coupures.

MALVINA.

Dans le rôle des autres ; mais le mien est réellement sacrifié, et quarante à cinquante vers de plus...

LÉOPOLD.

D’ici à ce soir, c’est impossible !

MALVINA.

Eh bien alors, mon cher, mon bon Léopold... retranche seulement à la grande coquette ces trois ou quatre mots qui sont dans notre scène... quatre mots ! c’est bien peu de chose...

LÉOPOLD.

Ils font tous quatre de l’effet, ils font rire aux éclats.

MALVINA.

Précisément ! je n’aime pas qu’on rie quand je suis en scène. Cela me trouble... et je deviens mauvaise.

Air du Parnasse des dames.

Et puis notre scène, connue
Pour son goût et sa gravité,
Veut, rigoureuse en sa tenue,
Qu’on s’amuse avec dignité !
Il est donc juste de proscrire
Certains moyens, certains excès,
Car si le public vient à rire...
Ce n’est plus Théâtre-Français !
Adieu le Théâtre-Français !

D’un ton caressant.

Ainsi donc c’est convenu.

LÉOPOLD, allant à la table.

Du tout !

MALVINA.

Comment, du tout ?

LE GROOM, annonçant.

M. Mathieu !...

LÉOPOLD.

M. Mathieu ! qui peut l’amener chez moi ?

Bas, à Malvina.

C’est bon, c’est bon, laisse-nous... je verrai à arranger cela.

MALVINA.

À merveille !... Je vais au bureau du journal et je reviens.

Saluant Mathieu.

Monsieur...

MATHIEU, brusquement.

Votre serviteur, Mademoiselle...

MALVINA.

Je ne sais pas ce que j’ai fait à ce bonnetier-là ; mais quand il me rencontre, il devient blanc comme les plus belles coiffures de son magasin... Adieu, Léopold...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

MATHIEU, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD.

C’est vous, Monsieur, vous qui me faites l’honneur de venir chez moi ? Qui me procure cette bonne fortune ?

MATHIEU.

Une bonne fortune, qui peut-être en dérange une autre !

LÉOPOLD.

Nullement, Il y avait si longtemps que je n’avais eu le plaisir de me rencontrer avec vous !

MATHIEU.

Oui, voilà quelques années que nous nous sommes perdus de vue ; mais j’entendais toujours parler de vous... des succès à tous les théâtres, de la réputation, de l’argent... tout vous a réussi.

LÉOPOLD.

Et à vous aussi, je l’espère.

MATHIEU.

Moi ? moi ? ce n’est pas de moi qu’il s’agit... mais de votre ami M. de Mailly, mon gendre, dont ma fille est inquiète ; depuis cinq ou six semaines nous sommes sans nouvelles de lui.

LÉOPOLD.

J’en ai reçu il y a huit jours, au sujet d’un théâtre qu’on voudrait établir aux eaux de Bade, où se trouve en ce moment la plus brillante société de l’Europe.

MATHIEU.

Il ne vous parle pas d’autre chose ?

LÉOPOLD.

Non, en vérité !

MATHIEU.

Je vous suis obligé. Adieu.

Il fait quelques pas et revient.

Je voulais cependant vous demander encore une chose en mon nom... bien entendu... ou plutôt... parce que je ne vois pas pourquoi je me gênerais...

LÉOPOLD.

Vous avez raison... entre amis !...

MATHIEU.

Au contraire !... c’est entre amis qu’il faut se gêner ; mais aux termes où nous en sommes... je vais droit au fait. Ma fille, ma pauvre Hélène (c’est sans doute une affaire entre son mari et vous), m’a prié de m’informer avec adresse, et comme si cela venait de moi, si vous avez vendu vos actions de canaux.

LÉOPOLD, avec trouble.

Ô ciel ! moi !

MATHIEU.

Vous !...

LÉOPOLD.

Non, Monsieur !

MATHIEU.

Tant pis pour mon gendre... une nouvelle perte à subir... car les actions de canaux sont, dit-on, descendues à rien.

LÉOPOLD, vivement.

À rien ? et c’est votre fille, c’est Hélène qui vous a chargé de vous informer près de moi ? quel bonheur !...

Courant au manuscrit et prenant la lettre qu’il a lue à la première scène.

Un mot, un seul mot, Monsieur... Connaissez-vous cette écriture ?

MATHIEU, prenant la lettre.

Celle de ma fille !...

LÉOPOLD, poussant un cri de joie.

Ah ! je ne me trompais pas !

MATHIEU, qui a jeté les yeux sur la table.

Quoi, c’est elle qui vous prévient depuis un mois !

LÉOPOLD.

Elle, mon ange gardien ! elle que je n’ai jamais cessé d’aimer...

MATHIEU.

Et que vous avez refusée, quand votre ami de Mailly vous la proposait !

LÉOPOLD, vivement.

De Mailly !... Jamais !... jamais il ne m’en a parlé, je vous le jure sur l’honneur !

MATHIEU.

Il serait possible !

LÉOPOLD.

J’adorais Hélène... l’épouser eût été mon rêve, mon bonheur !...

MATHIEU.

Et il m’a répondu que vos goûts, vos habitudes vous éloignaient du mariage, et qu’enfin vous aviez au théâtre une passion.

LÉOPOLD.

Malvina !

MATHIEU.

Une chaîne, disait-il, que rien ne pouvait rompre...

LÉOPOLD.

Et que la veille même j’avais rompue... au bénéfice de mon ami Dubuisson, le banquier.

MATHIEU.

Et moi trompé, séduit par lui, et surtout, le dirai-je, poussé par le désir de me venger de vous, j’ordonnai à ma pauvre fille de l’épouser...

LÉOPOLD.

Ah ! qu’avez-vous fait ?

MATHIEU.

Je n’en ai été que trop puni ! le jeu a dissipé la dot de ma fille, et ce qui nous effraie, ce sont les salons de Bade, où de Mailly est en ce moment comme envoyé diplomatique.

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Car du bon ton, avec leur élégance,
Ces salons sont les mauvais lieux ;
n y perd plus, voilà la différence,
Et là mon gendre est content, est heureux !
Oui, par le jeu, sa seule idole,
Quand tous nos biens dès longtemps sont perdus,
Il joue encor, m’a-t-on dit, sur parole,
Et sur l’honneur qu’il ne possède plus !

LÉOPOLD.

Est-il possible ?

MATHIEU.

C’était là ce que je croyais seulement avoir à lui reprocher, et je vois qu’il est bien plus coupable encore envers mon enfant... envers vous !...

LÉOPOLD.

Ne me plaignez pas, Monsieur, puisque je retrouve votre estime et votre amitié !

MATHIEU, lui sautant au cou.

Mais encore un dernier service... que ma fille ignore ce que je viens d’apprendre.

LÉOPOLD.

Et pourquoi ?

MATHIEU.

Elle serait trop malheureuse !

LÉOPOLD.

Autant que moi !...

MATHIEU.

Plus encore !...

LÉOPOLD.

Air : le Luth galant.

Il se pourrait ! l’ai-je bien entendu !

MATHIEU.

C’est son secret ! vous n’en aurez rien su.

LÉOPOLD.

À ce mot dans mon cœur l’espérance rayonne,
L’amitié, la fortune... en vain tout m’abandonne ;
Hélène m’aime encor... ah ! le destin me donne
Plus que je n’ai perdu !

MATHIEU, sortant par le fond.

Taisez-vous !... taisez-vous !... Adieu !

 

 

Scène V

 

LÉOPOLD, seul

 

Aimé !... j’étais aimé !... Mais ce de Mailly... à qui j’ai connu des sentiments si nobles et si généreux, me trahir ! et pourquoi ? pour une dot !... Ô amitié ! m’enlever celle que j’aimais, faire accroire à ce père qui me destinait sa fille que je la refusais ! une pareille combinaison !

 

 

Scène VI

 

LÉOPOLD, MALVINA, entrant rapidement

 

MALVINA.

Ah ! c’est affreux !... c’est indigne !...

LÉOPOLD.

Quoi ! tu sais donc ?

MALVINA.

Oui, je sais tout.

LÉOPOLD.

Eh bien ! il y a une pièce là-dedans !

MALVINA.

Une pièce sur sa trahison ?

LÉOPOLD.

Oui, sans doute.

MALVINA.

Sur mon mariage rompu ?

LÉOPOLD, étonné.

Ton mariage ?

MALVINA.

Tout était convenu avec Dubuisson... j’avais sa parole... mais ce sont ses amis...

À Léopold.

pas toi... ses amis politiques qui l’ont fait changer d’idée.

LÉOPOLD.

De la politique à propos de toi !

MALVINA.

Eh ! oui... Dubuisson n’a plus maintenant qu’un désir, celui des honneurs et du pouvoir... il est le banquier de l’opposition, qui par tous les moyens possibles veut renverser le ministère actuel.

LÉOPOLD.

Dont Bernaville fait partie... Et notre ancienne amitié ?

MALVINA.

Il s’agit bien de cela, quand l’ambition est de la partie !... si le cabinet est changé, on fait espérer à Dubuisson le portefeuille des finances ; mais en même temps, on a eu l’infamie de lui donner à entendre que son alliance avec la Comédie-Française, que son mariage avec Célimène ou Bérénice, pouvait lui faire du tort et déconsidérer le parti !

LÉOPOLD.

C’est possible.

MALVINA.

Et moi qui avais déjà annoncé ce mariage au foyer à toutes mes amies !... Tu les connais ! il n’y en a pas une qui ne me déteste ! Quelle joie pour elles ! quel affront pour moi ; aussi tu comprends qu’à tout prix je me vengerai de Dubuisson.

LÉOPOLD.

Toi !... et comment ?...

MALVINA.

Est-ce que je ne sais pas la cause de sa fortune ? Est-ce que je ne connais pas toutes ses affaires ?... Ton autre ami, M. de Mailly, le diplomate, qui avait toujours besoin d’argent, était, comme chef de division, au fait de toutes les nouvelles extérieures ; par lui Dubuisson savait, en secret et avant tout le monde, les événements importants qui devaient amener la baisse ou la hausse... bien d’autres choses encore que je dirai !... sans compter que je puis le blesser au cœur, le frapper dans ce qu’il a de plus cher ! Écoute seulement la lettre que je viens d’esquisser...

Elle la tire de sa poche.

et sur laquelle j’ai voulu te consulter, rien que pour le style : « Mon cher Crésus... J’ai toujours pensé que, malgré vos trésors, vous étiez un pas grand’chose. Aussi je suis trop heureuse de renoncer à votre main, à votre fortune, et surtout à l’appoint que vous y mettiez, à votre cœur dont je ne me soucie guère. »

LÉOPOLD, d’un air de reproche.

Malvina !...

MALVINA, continuant.

« Car je ne vous aime pas ! je ne vous ai jamais aimé, et quant au fils avec lequel vous vous trouvez tant de ressemblance, il vous est, grâce au ciel, parent de si loin, que... »

LÉOPOLD, lui arrachant la lettre des mains.

Non ! pour lui... pour toi-même, tu n’enverras pas une lettre pareille... je m’y oppose.

Geste de colère de Malvina.

Pas un mot de plus !... Occupons-nous de notre pièce de ce soir... de ton rôle que nous devions répéter...

Il va s’asseoir à son bureau.

MALVINA.

Ah ! ce n’est pas la peine, maintenant.

LÉOPOLD.

Et pourquoi ?

MALVINA.

Parce que les coupures sont toutes faites... est-ce que le théâtre ne t’a pas prévenu ?

LÉOPOLD.

De rien !

MALVINA.

Est-ce que tu ne sais pas que ta pièce renferme contre le pouvoir des traits ?...

LÉOPOLD.

Qu’il peut et qu’il doit entendre, car je ne lui dis que la vérité... la vérité en riant... c’est le droit de l’auteur comique.

MALVINA.

Eh bien, mon cher, la censure a tellement abîmé l’ouvrage qu’il ne reste plus rien.

LÉOPOLD.

Allons donc !...

MALVINA.

Je le tiens du régisseur que je viens de rencontrer. Il rapportait de la censure le manuscrit en lambeaux.

LÉOPOLD, se levant.

Mais la censure dépend du ministre de l’intérieur, de Bernaville, mon ami...

MALVINA.

C’est ce que j’ai dit...

LÉOPOLD.

Et il ne peut consentir à cet acte arbitraire, à cette injustice, mieux vaudrait renoncer à ma pièce que de la laisser mutiler ainsi... J’ai tout supporté avec courage ; la perte de ma fortune, de mon bonheur... de mes espérances... mais mon œuvre, mais mon enfant, mais l’avenir de gloire qui m’était promis, on ne peut pas me le ravir et m’en déshériter !...

BERNAVILLE, en dehors.

Allons donc... vous n’y pensez pas...

LÉOPOLD.

C’est lui ! c’est Bernaville !...

MALVINA.

Le ministre...

LÉOPOLD.

Laisse-nous seuls un instant.

Malvina entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène VII

 

LÉOPOLD, BERNAVILLE

 

BERNAVILLE, au domestique.

M’annoncer chez un ami ? il ne manquerait plus que cela !

LÉOPOLD, lui sautant au cou.

C’est toi ?... que je suis heureux de te voir ! Merci... merci de ta visite... elle me fait du bien !

BERNAVILLE.

Et moi, elle me rend tout triste, car je viens, tu le sais, t’exprimer mes regrets...

LÉOPOLD.

Tu ne peux pas venir, ce qui me désole... car plus que jamais j’avais besoin de passer quelques heures avec toi !

BERNAVILLE.

Et moi aussi... je suis environné de tant de trahisons de tant d’ennemis déclarés ou secrets !...

LÉOPOLD.

C’est vrai, je le sais !...

BERNAVILLE.

Que je suis heureux quand je peux serrer la main d’un ami véritable... tu es le seul, Léopold, sur lequel on puisse compter ; et tu m’aurais rendu grand service peut-être en acceptant près de moi la place que je t’offrais !

LÉOPOLD.

Je n’en veux pas, tu le sais... mais vivant de mon travail... je voudrais du moins pouvoir compter sur lui.

BERNAVILLE.

Que veux-tu dire ?

LÉOPOLD.

Toi-même m’as répété souvent : Renonce donc au genre éphémère auquel tu te livres, tu as assez fait pour ta fortune, songe à ta réputation ; occupe-toi d’un ouvrage sérieux, d’un grand ouvrage !

BERNAVILLE.

C’est vrai.

LÉOPOLD.

J’ai suivi tes conseils ; j’ai essayé une comédie en cinq actes, une comédie de mœurs...

BERNAVILLE.

C’est bien !...

LÉOPOLD.

Une comédie de nos jours ; et ce soir même...

BERNAVILLE.

Quoi ! cette comédie qui a mis la censure en émoi et contre laquelle on m’a fait un rapport terrible...

LÉOPOLD.

C’est la mienne !

BERNAVILLE.

Malheureux ! qu’as-tu fait là !... il y a tel de mes collègues, des ministres eux-mêmes, contre lesquels on prétend que tu te permets des épigrammes.

LÉOPOLD.

Pourquoi pas ? si elles sont bonnes ! ils seront les premiers à en rire !

BERNAVILLE.

Eux !... c’est possible !... mais moi je ne dois pas permettre, je ne dois pas autoriser des attaques contre eux, quand c’est à moi qu’on a confié le pouvoir et le soin de les défendre !

LÉOPOLD.

C’est-à-dire que tu leur sacrifieras un ami !... L’œuvre dont j’espérais gloire et renommée, serai perdue pour moi ! mon avenir anéanti... et par qui ? par un ami dont j’attendais aide et protection ! C’est à lui que j’aurais crié : viens me défendre ! et c’est lui qui m’opprime !

BERNAVILLE.

Léopold !...

LÉOPOLD.

Non, ce n’est pas possible ! tu seras tel que je t’ai connu autrefois. Ou l’amitié n’est qu’un vain mot, ou tu m’accorderas ce que je le demande... faveur sans danger pour toi ; et, y en eût-il, je te connais, tu aurais le courage de le braver.

BERNAVILLE.

Oui... oui... et, quoi que l’on puisse dire...

LÉOPOLD.

Ah ! je te retrouve ! Le pouvoir me l’avait enlevé : l’amitié me le rend.

BERNAVILLE.

Que veux-tu, le cœur est toujours le même, mais l’on change malgré soi avec sa position... Celle que j’occupe est si enviée, si disputée, que c’est comme un point d’honneur de s’y maintenir, comme une honte d’en descendre.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Si tu savais ce que le pouvoir coûte,
Que de tracas, de tourments et d’ennui !
Rencontrer toujours sur sa route
Un envieux, un ennemi,
Et ne jamais sommeiller qu’à demi !
Va, ce pouvoir, dont la soif me dévore,
Fait mon malheur... et cependant,
Je te l’avoue, oui, je serais encore
Plus malheureux en le perdant.
Plus malheureux cent fois en le perdant,
Plus malheureux encore en le perdant.

LÉOPOLD.

Y penses-tu ?

BERNAVILLE.

C’est plus fort que moi, c’est ainsi ! Et dans ce moment, où l’on cherche par tous les moyens à nous renverser, je ne puis veiller avec trop de soins à notre défense... C’est ce qui m’empêche de dîner aujourd’hui avec toi... Cette réunion avec mes collègues...

LÉOPOLD.

Viens avec moi ! ce sera plus gai.

BERNAVILLE.

Je le voudrais ! mais je tâcherai, du moins, d’assister ce soir à ta pièce, ou plutôt à ton succès ; j’arriverai... quand je pourrai...

LÉOPOLD.

Au second acte, comme il y a dix ans. Te souviens-tu ?... Et quant aux changements que demande la censure...

BERNAVILLE.

Fais ce que tu voudras. Seulement...

Hésitant.

as-tu là un manuscrit ?

LÉOPOLD.

Oui ! j’en ai même un second dans ma chambre, que je puis te remettre.

BERNAVILLE.

Eh bien !... c’est un service qu’à mon tour je te demande... toutes les plaisanteries que tu lançais contre mes collègues, détourne-les contre moi... Cela ira de même : je suis ministre.

LÉOPOLD.

Moi ! des épigrammes contre toi ?

BERNAVILLE, riant.

Si elles sont bonnes, j’en rirai le premier, ce sera de bon goût !

À Léopold qui insiste.

Je l’exige... je l’exige... J’attends ici ton manuscrit, que j’emporterai avec moi. Va, et dépêche-toi, car voici la journée qui avance.

Léopold, qui avait fait quelques pas vers sa chambre, revient embrasser Bernaville.

LÉOPOLD.

Ah ! voilà du moins un ami !

Ensemble.

LÉOPOLD.

Air de Couder.

Lorsque tout m’accablait,
Lorsqu’on m’opprimait,
Je renais à l’espoir.
Je retrouve au pouvoir
Un soutien généreux
Qui se rend à mes vœux,
Et n’a point oublié
Les droits de l’amitié.

BERNAVILLE.

Sur ta pièce on lançait
Un injuste arrêt ;
Mais renais à l’espoir
Car je suis au pouvoir !
Et je me trouve heureux
De me rendre à tes vœux ;
Je n’ai point oublié
Les droits de l’amitié.

Léopold sort à gauche.

 

 

Scène VIII

 

BERNAVILLE, puis MALVINA, sortant de la porte à droite

 

BERNAVILLE, à part.

Oui ; sans doute, le conseil me blâmera... mais n’importe !...

Se retournant.

Que vois-je ! Malvina !

MALVINA.

Qui voudrait bien à son tour, Monseigneur, solliciter une audience.

BERNAVILLE.

Vous à qui l’on serait trop heureux d’en demander...

MALVINA, à part.

Tiens !... comme il est galant, pour une excellence ! Cela commence bien...

Haut.

Il y a longtemps que j’ai eu le plaisir de me rencontrer avec Monseigneur.

BERNAVILLE.

Une seule fois, je pense... C’était comme aujourd’hui, chez Léopold... je ne l’ai point oublié...

MALVINA.

Quoiqu’il y ait de cela... près de dix ans...

BERNAVILLE.

Je ne l’aurais jamais cru... en vous regardant.

MALVINA, à part, avec joie.

Cela continue... et moi qui ai juré de me venger de Dubuisson.

BERNAVILLE.

Eh bien ! Mademoiselle, me voici à vos ordres, que vouliez-vous ?

MALVINA.

Rien pour moi, Monseigneur, que le plaisir de vous rendre un immense service.

BERNAVILLE.

À moi !

MALVINA.

Une intrigue habilement ourdie se trame contre vous, ou plutôt contre votre place.

BERNAVILLE, vivement.

Que dites-vous ?

MALVINA.

Chut !... complot préparé, dirigé par un ami, et dont l’exécution, qui est immanquable, doit commencer aujourd’hui même...

BERNAVILLE.

Parlez ! parlez, de grâce... et croyez bien que ma reconnaissance...

MALVINA, à part.

Il est à moi !

Haut.

Silence !

Bernaville remonte, le théâtre pour s’assurer que personne ne peut les entendre. Pendant ce temps, Malvina continue au bord du théâtre.

Coquetterie et sévérité... l’on arrive à tout, et si un jour mon rêve se réalisait... épouse d’une excellence !

BERNAVILLE, qui est revenu près d’elle.

Achevez ! dites-moi tout !

MALVINA.

Un des chefs du complot est Dubuisson le banquier...

BERNAVILLE.

Mon ami d’enfance, et que veut-il donc ?

MALVINA.

Un portefeuille ! Lui et ses amis de l’opposition ont décidé que pour vous renverser il fallait d’abord vous dépopulariser. On prépare pour aujourd’hui une manifestation spontanée...

BERNAVILLE.

Où cela ?...

MALVINA.

Ce soir... au Théâtre-Français... à la pièce nouvelle... toute la salle, achetée d’avance par Dubuisson, sera remplie d’amis dévoués qui saisiront avec enthousiasme toutes les allusions, les applaudiront avec transport, et la soirée se terminera par un coup de théâtre improvisé dont le signal est convenu ; le parterre se lèvera en masse, en criant : À bas les ministres ! et les loges répondront à ce cri, les hommes en applaudissant, les femmes en agitant leurs mouchoirs.

BERNAVILLE.

Et vous êtes bien sûre de ce que vous me dites là ?

MALVINA, tirant un papier de sa poche.

La relation véridique de la soirée est déjà imprimée d’avance... en voici une épreuve, que l’on envoyait à Dubuisson pour la corriger.

BERNAVILLE.

Donnez, donnez ! vous êtes ma providence et mon sauveur...

MALVINA, baissant les yeux.

Je ne veux pas d’autres titres !

À part, gaiement.

Cela va bien !

BERNAVILLE, parcourant l’épreuve que Malvina vient de lui donner.

« L’indignation publique, si longtemps comprimée, vient enfin de se faire jour. C’est à l’occasion d’une pièce assez médiocre, donnée hier soir au Théâtre-Français, que le cri du peuple s’est fait entendre... À bas les ministres !... »

Froissant le papier entre ses mains.

Ah ! c’est une infamie !...

À part.

Mais leur complot ne réussira pas... je le déjouerai, je resterai au pouvoir... j’y resterai pour les écraser... Ce scandale sur lequel ils comptent n’aura pas lieu... l’ouvrage ne sera pas donné... je vais le défendre !... Et Léopold ! j’en suis désolé... mais l’intérêt public avant tout... Quand le devoir parle, l’amitié doit se taire, et... Ah !... je n’aurai jamais le courage de lui dire à lui-même... un ordre au préfet de police... et ce soir, à l’ouverture des bureaux... une bande sur l’affiche... Relâche ! Cela ne dit rien, et cela dit tout !

Revenant près de Malvina.

Sortons ! Dieu ! Léopold !

 

 

Scène IX

 

MALVINA, BERNAVILLE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, sortant de la porte de gauche.

Tiens, voilà mon manuscrit... arrangé comme tu l’exigeais... mais sans blesser l’ami, à qui je dois tout, et qui peut-être s’expose pour moi.

BERNAVILLE.

Non, non, ne me dis pas cela... Adieu... je n’ai pas de temps à perdre... heureusement j’ai gardé ma voiture, et si Mademoiselle me permet de lui offrir une place...

MALVINA, acceptant vivement.

Comment donc, Monsieur !...

À part.

Dans la voiture du ministre ! si je pouvais rencontrer Dubuisson !...

LÉOPOLD, serrant la main de Bernaville qui détourne les yeux.

Air : Vive la Mitraille (déjà chanté au premier acte).

Gardant la mémoire
De notre amitié,
À toi, de ma gloire
Je dois la moitié !
À ce soir !...

BERNAVILLE.

Si je peux !

LÉOPOLD.

Amène donc ta femme !

MALVINA, stupéfaite.

Quoi ! sa femme !...

BERNAVILLE.

Oui, vraiment !

MALVINA, à part.

Ah ! le traître est infâme,
Il était marié !... mes rêves sont finis,
Ce pauvre Dubuisson !... que j’ai trahi gratis !

LÉOPOLD, parlé.

Et mon manuscrit que tu oublies... tiens... tiens !... Merci ! merci encore, et embrasse-moi !

Il l’embrasse.

Ô amitié !...

Ensemble.

LÉOPOLD.

Gardant la mémoire
De notre amitié,
À toi, de ma gloire
Je dois la moitié.

MALVINA.

Je ne puis le croire.
Il est marié !
Ô rêve de gloire,
Soyez oublié !

BERNAVILLE.

Quand par moi sa gloire
Périt sans pitié,
Je le laisse croire
À notre amitié.

Malvina sort avec Bernaville qui lui donne la main.

 

 

ACTE III

 

Le jardin d’un riche hôtel. À gauche et au fond, des massifs de fleurs. Au milieu, un grand marronnier ; à droite, une porte vitrée qui est celle d’un salon. Au-dessus de cette porte, un balcon élégant.

 

 

Scène première

 

FÉLICIEN, FRÉDÉRIC, se tenant embrassés

 

FRÉDÉRIC.

Félicien !...

FÉLICIEN.

Mon cher Frédéric ! y a-t-il longtemps que je ne t’ai vu !

FRÉDÉRIC.

Dame ! deux années sur mer ! mais aussi j’ai mon premier grade !... aspirant de marine... Et toi ?

FÉLICIEN.

Tel que tu m’as laissé on sortant du collège. Quand je veux, comme toi, me faire soldat et servir la république, mon père s’écrie que le fils unique de M. Dubuisson, l’un des plus riches banquiers de Paris, n’a pas besoin de prendre un état ! N’est-ce pas, Malvina, dit-il à sa femme, il ne doit pas nous quitter ? et ma mère est de son avis ; ma mère, qui est un peu dévote, et qui veut tous les jours que je lui donne le bras pour aller à la messe ou au sermon...

FRÉDÉRIC.

Pauvre Félicien !

FÉLICIEN.

Ce qui m’ennuie bien un peu ; je te le dis à toi, mon ami de collège, mon meilleur ami, parce que je te dis tout !

FRÉDÉRIC.

Et moi si je ne t’avais pas, je serais bien malheureux ! tant de chagrins m’accablent !

FÉLICIEN.

Me voilà ! parle vite !...

FRÉDÉRIC.

D’abord, mon père, que j’ai trouvé soucieux et mécontent.

FÉLICIEN.

C’est tout naturel. Ministre, il y a dix ans, M. Bernaville n’est plus rien aujourd’hui, quand ses talents et son expérience l’appelleraient aux affaires, auxquelles il a renoncé.

FRÉDÉRIC.

Non, il n’y renonce pas ; il y a un représentant à nommer : mon père se met sur les rangs.

FÉLICIEN.

Et le mien aussi !

FRÉDÉRIC.

Ah ! mon Dieu !... et mon père qui me défend de te voir et de venir ici ! est-ce pour cela ?

FÉLICIEN.

J’en ai peur !

FRÉDÉRIC.

Ce n’est pas possible. Il m’a si souvent parlé dans mon enfance de ses trois amis qu’il aimait... comme nous nous aimons, Dubuisson, de Mailly, Léopold, dont il ne devait jamais se séparer... Qu’est-ce que tout cela est devenu ?

FÉLICIEN.

D’abord cette année, en Allemagne, à la suite d’une dispute de jeu, M. de Mailly, le secrétaire d’ambassade, a été tué en duel.

FRÉDÉRIC.

Quel malheur ! et sa femme, madame Hélène, si belle encore et si courageuse... et sa fille, la charmante Cécile, notre compagne d’enfance, les voilà sans ressources !

FÉLICIEN, de même.

Rassure-toi. Mon père s’est décidé à leur offrir un asile chez lui.

FRÉDÉRIC, avec joie.

Elles demeurent ici, dans cet hôtel ?

FÉLICIEN.

Depuis trois mois. Dès que ma mère me laisse libre un instant, je le passe près de ces dames.

FRÉDÉRIC.

Et leur autre ami, ce bon M. Léopold, qui, lorsque nous étions au collège, nous donnait des billets pour aller le dimanche au spectacle ?...

FÉLICIEN.

Il est en voyage.

FRÉDÉRIC.

Lui qui ne pouvait quitter ses théâtres, ni s’éloigner de Paris !

FÉLICIEN.

Excepté pour rendre service. Je t’ai dit que M. de Mailly était mort en Allemagne... il fallait mettre en ordre les affaires de la succession ; la mère et la fille n’y auraient rien entendu. Léopold s’est proposé : je n’ai rien à faire, a-t-il dit, que des couplets ; je les ferai en route ! et il est parti... mais on attend prochainement son retour...

FRÉDÉRIC.

Ah ! tant mieux... j’ai besoin de son appui et de ses conseils dans une affaire où malheureusement tu ne peux rien.

FÉLICIEN.

N’importe ! dis toujours.

FRÉDÉRIC.

C’est qu’il y a deux ans, quand je me suis embarqué, j’étais, sans le savoir, sans m’en douter, amoureux fou...

FÉLICIEN.

Est-il possible ?... Et moi aussi !... depuis trois mois !

FRÉDÉRIC.

Mon amour a redoublé, je crois, par l’absence.

FÉLICIEN.

Et le mien par la vue de celle que j’aime !

FRÉDÉRIC.

Mais, sans fortune...

FÉLICIEN.

Sans état...

Air de l’Artiste.

Comment puis-je, à mon âge.

FRÉDÉRIC.

Comment, à dix-huit ans.

FÉLICIEN.

Penser au mariage.

FRÉDÉRIC.

Et malgré nos parents !

FÉLICIEN.

Même sort nous rassemble.

FRÉDÉRIC.

Mêmes peines de cœur.

FÉLICIEN.

Et malheureux ensemble...

FRÉDÉRIC.

C’est presque du bonheur !

ENSEMBLE.

Oui, malheureux ensemble,
C’est presque du bonheur.

FÉLICIEN.

Parle... dis-moi tout !

FRÉDÉRIC.

Ah ! bien volontiers ! et toi après...

FÉLICIEN.

Silence !... on vient !...

Ritournelle de l’air suivant de Jeannot et Colin.

FRÉDÉRIC.

C’est Cécile !...

FÉLICIEN.

Et notre ami Léopold... Quelle rencontre !

FRÉDÉRIC.

Tu le vois, tout nous favorise.

FÉLICIEN.

Depuis que nous sommes réunis.

 

 

Scène II

 

CÉCILE, FÉLICIEN, LÉOPOLD, FRÉDÉRIC

 

TOUS LES QUATRE.

Air : Ah ! quel plaisir de retrouver (Finale de Jeannot et Colin).

Beaux jours de notre enfance,
Vous voilà revenus.

FRÉDÉRIC et FÉLICIEN, à part, regardant Cécile.

Près d’elle, d’espérance
Que mes sens sont émus !

CÉCILE.

Ô ciel ! en sa présence,
Que mes sens sont émus.

LÉOPOLD.

De plaisir, d’espérance,
Que leurs cœurs sont émus.

LÉOPOLD.

Air : C’est la plus belle (de Jeanne d’Arc).

Regardant les jeunes gens.

Leur front rayonne,
Je crois voir le printemps
Près de l’automne.

LES TROIS JEUNES GENS.

L’automne est le bon temps.

FRÉDÉRIC.

Le temps où l’on recueille
L’abondance et les fruits.

LÉOPOLD, à part.

Où l’arbre perd sa feuille,
Et l’homme ses amis !

Essuyant une larme et se retournant gaiement vers les trois jeunes gens.

ENSEMBLE.

Beaux jours de notre enfance,
Vous voilà revenus.

LÉOPOLD, à Cécile.

Eh bien ! ma petite Cécile, comme te voilà émue et tremblante !

CÉCILE, cherchant à se remettre.

Dame !... de revoir ainsi... et sans s’y attendre... des anciens amis d’enfance... c’est-à-dire M. Félicien, je l’ai vu hier, mais M. Frédéric...

FÉLICIEN, à Cécile.

Oui !... c’est lui... dont nous parlions si souvent !

FRÉDÉRIC.

En vérité ?...

CÉCILE.

Tous les jours !...

FÉLICIEN.

N’est-il pas notre frère ?... ah ! mieux encore, notre ami... Et tout à l’heure, nous nous disions ici même...

FRÉDÉRIC.

Que rien ne pourrait nous désunir.

LÉOPOLD, souriant.

Rien !...

FÉLICIEN.

Que notre sort pourrait changer...

FRÉDÉRIC.

Mais jamais notre affection ; nous nous le sommes promis, n’est-ce pas ?

CÉCILE.

Et moi, mes compagnons d’enfance... ne suis-je pas aussi du serment ?...

FÉLICIEN et FRÉDÉRIC.

Oui, sans doute !

Étendant la main.

Eh bien ! donc...

CÉCILE et LES DEUX JEUNES GENS.

Nous le jurons !

LÉOPOLD, à part.

Voilà comme nous étions... il y a une trentaine d’années... à peu près... Pauvres enfants ! il faut leur pardonner... ce n’est pas leur faute : ils ont dix-huit ans !

À part, pendant que les jeunes gens causent ensemble, debout, près de Cécile qui est assise.

Air d’Aristippe.

Le temps, ce précepteur sévère
Auquel on ne peut échapper,
D’une espérance mensongère
Saura trop tôt les détromper.
Ne leur montrons pas le nuage,
Et laissons-leur, puisqu’il est éloigné,
L’illusion... compagne de leur âge !...
C’est toujours autant de gagné !

FÉLICIEN, cessant de causer avec ses amis.

Dieu !... voilà midi !... comme le temps passe !...

FRÉDÉRIC.

Entre amis !

FÉLICIEN.

Il faut que j’aille conduire ma mère à la messe. Elle rend aujourd’hui le pain bénit.

LÉOPOLD, à part.

Malvina, dame de paroisse !... Après tout, c’est juste ! nous sommes en révolution.

FÉLICIEN, à Cécile.

Eh ! mon Dieu ! oui ! Adieu, Mademoiselle.

À Frédéric.

Viens-tu ?

Les deux jeunes gens sortent par le fond à droite.

 

 

Scène III

 

LÉOPOLD, CÉCILE

 

LÉOPOLD.

Les braves jeunes gens ! quel air de loyauté et de franchise ! surtout Félicien... c’est écrit sur ses traits ; on dit qu’il ressemble à son père...

CÉCILE.

Oh ! pas du tout !

LÉOPOLD.

N’est-ce pas ?... Mon enfant, j’apporte à ta mère de mauvaises nouvelles. De Mailly, ton père, ne t’a rien laissé, que des dettes... Et moi, le théâtre, ma seule ressource, ne rapporte plus rien. La république a trop d’affaires pour aller au spectacle... et Paris n’a pas le temps de s’amuser... ce n’est pas sa faute, c’est plutôt la nôtre, à nous qui ne l’amusons pas. Que veux-tu ! on se fait vieux, on n’est plus gai. Mais on est encore heureux du bonheur de ses amis... Et puisque ta mère est trop souffrante pour me recevoir, raconte moi comment elle et toi, que j’avais laissées dans une mansarde, je vous retrouve dans l’hôtel du banquier Dubuisson...

CÉCILE.

Nous avons reçu un matin un petit billet, par lequel il nous priait d’accepter un logement chez lui.

LÉOPOLD.

Dans cet hôtel ?

CÉCILE.

Qui est magnifique...

Elle va s’asseoir à gauche, près d’une table de jardin, sous un bosquet.

LÉOPOLD.

Et tout neuf !...

CÉCILE.

Il vient de le faire bâtir sur des terrains immenses achetés par lui au boulevard Popincourt.

LÉOPOLD.

Attends donc ! mais en effet... il me semblait reconnaître cet emplacement... c’est celui de la Pomme d’Or... un ancien restaurant.

CÉCILE.

Précisément.

LÉOPOLD.

Mon rêve réalisé... par lui... je l’en remercie !

À Cécile.

C’est un souvenir, n’est-ce pas ?

CÉCILE.

Je n’en sais rien. Sa femme nous a dit que c’était une opération magnifique ; qu’il avait déjà revendu avec avantage une partie des terrains, et qu’on lui offrait sur cet hôtel un bénéfice énorme... qu’il n’était pas éloigné de réaliser.

LÉOPOLD.

Ah ! l’ingrat ! ce n’était qu’une spéculation ! oui, à force d’embellissements et de richesses, tout s’est tellement défiguré, qu’il ne reste plus rien de l’humble cabaret... À la place de ces petits salons particuliers où l’on riait tant, s’élèvent des lambris dorés, sous lesquels peut-être on ne rit guère... dans ce jardin, salle à manger en plein air, parsemé de bosquets et de tables à deux, je ne vois plus que des massifs solitaires, des fleurs rares et précieuses... rien n’est resté... rien !... Si vraiment... le marronnier sous lequel nous dînions... je le reconnais c’est bien lui... au milieu du jardin... il est seulement plus âgé de vingt ans... et nous aussi !... plus beau ! plus vert que jamais... tandis que nous...

Se retournant vers Cécile, qui s’est levée et vient à lui.

Pardon, pardon, mon enfant... parlons de toi... de ta mère, on vous traite bien ici ?

CÉCILE.

On a pour nous beaucoup de bonté, mais une bonté... qui vous froisse... Les riches ne se doutent pas de cela.

LÉOPOLD.

C’est tout simple : ils n’ont pas l’habitude d’être pauvres !... Et Malvina, comment est-elle pour toi ?

CÉCILE.

Très bien ; mais j’ose à peine rire devant elle.

Air : Quand l’amour naquit à Cythère.

Car sa rigueur est sans égale ;
Pour la moindre erreur sans pitié,
Elle parle toujours morale...

LÉOPOLD.

Hélas !... elle a donc oublié !

CÉCILE, vivement.

Quoi donc ?

LÉOPOLD.

Rien !...

À part.

C’est à ne pas croire :
Dans les rôles qu’elle a tenus,
Actrice, elle eut tant de mémoire ;
Grande dame, elle n’en a plus.

CÉCILE.

Et puis autre chose encore qui inquiète encore ma pauvre mère... nous sommes ici logées et nourris, c’est très beau ; mais, au milieu de l’opulence, tout nous manque.

LÉOPOLD, à part.

Ô ciel !...

CÉCILE.

Autrefois elle recevait une petite pension de six à huit cents francs d’une main inconnue...

LÉOPOLD.

Inconnue !...

CÉCILE.

C’est-à-dire elle a toujours soupçonné... M. de Bernaville, l’ancien ministre, ami de son mari, ou peut être même M. Dubuisson qui en cachette, de peur de sa femme... mais depuis trois mois... la pension a été supprimée...

LÉOPOLD, à part.

Je le crois bien ! les théâtres fermée ou ruinés, et, pour droit d’auteur, le droit de mourir de faim... Moi ! cela allait encore ; mais Hélène !... connaitre la gêne et le besoin !... Hélène que j’aime plus que moi-même... car on a beau s’éloigner et vieillir, le malheur et le temps n’y font rien...

Fredonnant entre ses dents.

Et l’on revient toujours
À ses premiers...

Essuyant une larme et se retournant vers Cécile.

Il ne faut pas t’inquiéter... Il ne faut pas pleurer, mon enfant...

CÉCILE.

Mais ce n’est pas moi ! c’est vous !

LÉOPOLD, riant.

Du tout... cela va bien : cela ira encore mieux... si c’est possible... retourne vers ta mère, annonce-lui mon arrivée et ma visite. Il faut d’abord que je parle à Dubuisson.

CÉCILE.

Vous qui depuis tant d’années ne vous voyez plus !

LÉOPOLD.

J’ai trouvé dans ma mansarde un billet de lui, qui attendait mon arrivée. Il a un service à me demander...

CÉCILE.

À vous ?...

LÉOPOLD.

Cela t’étonne ? et moi aussi... mais enfin... Je l’entends ! laisse-nous.

Cécile sort.

 

 

Scène IV

 

LÉOPOLD, DUBUISSON

 

DUBUISSON, riant et sortant du pavillon à droite.

Notre ami Léopold ! l’ermite ! le misanthrope ! l’invisible !... il faut lui écrire pour le voir !...

LÉOPOLD.

Que ne venais-tu chez moi ?

DUBUISSON.

C’était mon dessein. Je me disais toujours : il y a quelque temps que je n’ai serré la main de ce cher Léopold, et la première fois que je passerai rue de Provence...

LÉOPOLD.

Je n’y demeure plus depuis cinq ans !

DUBUISSON.

Ah ! bah !... cet appartement si élégant et si confortable, au second...

LÉOPOLD.

Un second, fi donc !

Air : Turenne.

Selon son goût chacun a la manie
De s’élever ; moi j’ai fait choix
D’une mansarde, asile du génie !
Au sixième ! et sur les toits.

DUBUISSON.

Comment, tu loges sur les toits ?...
Un horizon où la vue est charmée
De tuyaux noirs et d’épaisses vapeurs !

LÉOPOLD.

Ça nous convient, à nous autres auteurs.
Qui ne vivons que de fumée !

DUBUISSON.

Tu es donc toujours auteur ?...

LÉOPOLD.

Ne le sais-tu pas ?

DUBUISSON.

Si vraiment... je le sais par les journaux, qui parfois rendent compte de tes pièces...

LÉOPOLD.

Et qui les abîment.

DUBUISSON.

C’est vrai !... aussi je te demande, mon pauvre ami, pourquoi, à ton âge, tu continues à faire des vaudevilles ?

LÉOPOLD, sèchement.

Pour vivre.

DUBUISSON.

Ah ! bah !...

LÉOPOLD.

Jeune, j’avais eu des succès : j’avais eu, comme tout le monde, quelques années de vogue dont j’avais profité pour mettre de côté deux cent mille francs qu’un ami, un banquier, s’était chargé de placer... Est-ce que tu n’as pas quelque idée de cela ?...

DUBUISSON, avec embarras.

Si... si... je me rappelle.

LÉOPOLD.

Cet ami devait m’emmener avec lui dans le char de la fortune, il y est monté seul... et est parti sans me prévenir.

DUBUISSON.

Ah ! par exemple !...

LÉOPOLD.

Tu n’en avais pas le temps, je le sais !... le char allait trop vite... Quant à moi, qui rêvais encore mes anciens succès, vain espoir ! le moment était passé, la vogue aussi... Me vois-tu, à mesure que l’âge et les chagrins arrivaient, obligé de redoubler d’entrain et de gaieté ? condamné à avoir de l’imagination et des pensées riantes quand l’inquiétude et le découragement...

Se reprenant.

Enfin, il y a de plus malheureux que moi... je n’ai rien, mais... je ne dois rien ! et je rirais encore, je l’essaierais, du moins, si je n’étais, aujourd’hui même, forcé de me séparer du seul ami qui me reste... Madelon, ma domestique, que je ne peux plus payer... je lui ai écrit ce matin, car je n’aurais jamais eu la force de le lui dire.

DUBUISSON.

Mon pauvre Léopold ! et pourquoi, diable, ne venais-tu pas me trouver et t’adresser à moi ?

LÉOPOLD, avec ironie.

À toi ?... tu plaisantes, je pense !... je n’ai jamais rien demandé à aucun des gouvernements qui tour à tour se sont succédé chez nous !... ni places, ni pensions, ni secours, et tu m’en offrirais !... toi ?...

Avec fierté.

De quel droit ?... Non, non, tant que ma main pourra tenir une plume, tant que j’aurai encore quelques pensées dans la tête ou dans le cœur, je ne demanderai rien qu’à mon travail ! La république est venue...

Souriant.

qui a un peu tué la gaieté et ceux qui l’exercent ; n’importe ?... Qu’elle vive ! qu’elle nous donne de la gloire à chanter, de l’union, du calme, du bonheur à décrire, et, content de mon sort, je reprends ma lâche... Ce matin déjà un brave directeur est venu me demander pour cette semaine une pièce que je lui ai promise !... c’est de l’argent comptant. Il ne me manque plus rien... que le sujet !... je le cherchais en venant ici, et je le trouverai, car ce n’est plus pour moi seul que je travaille, mais pour ma famille à moi !

DUBUISSON.

Je ne t’en connaissais pas.

LÉOPOLD.

Il m’en est arrivé !

Air : les Scythes et les Amazones.

Vienne un sujet ! je le bénis d’avance,
Ô mon état, toi qui me donneras
Non la fortune, au moins l’indépendance,
Car moi je puis me passer ici-bas
De tout le monde...

À Dubuisson.

Et tu ne le peux pas !
Tu m’attendais et pour un bon office,

Montrant une lettre.

Tu l’as écrit !... je suis assez heureux,
Pour t’obliger, pour te rendre un service :
Je suis encor le plus riche des deux.
Oui, tu le vois... je te rends un service !
Je suis encor, etc.

Ainsi, parle !... ne te gêne pas, dis-moi ce que l’homme de lettres peut faire pour le pauvre millionnaire ?

DUBUISSON.

Le tourbillon des affaires a pu nous éloigner l’un de l’autre : à Paris on ne se voit pas, on se néglige ; mais l’amitié... tu le sais bien... Léopold...

LÉOPOLD.

Ah ! nous parlons encore comédie ? Soit !...

DUBUISSON.

Ne dis pas cela ! L’amitié une comédie !...

LÉOPOLD.

En plusieurs tableaux, et souvent, tu le sais, avec cinq années d’entr’actes !

DUBUISSON.

Enfin, nous n’avons jamais été ce qui s’appelle brouillés... tandis qu’avec Bernaville et de Mailly... si tu savais comme ils se sont conduits envers moi !... quels procédés ! quelle ingratitude !... moi d’abord, je n’ai jamais rencontré que des ingrats !...

LÉOPOLD.

Pauvre Dubuisson !

DUBUISSON.

D’abord, de Mailly, que j’avais gorgé d’or !... mais le jeu absorbait tout... et Bernaville, lui qui, étant ministre, a fait défendre ta pièce, cette pièce que je voulais faire réussir... tu sais...

LÉOPOLD, froidement.

Je sais pour quel motif... ne parlons plus de cela.

DUBUISSON.

Croirais-tu que j’allais arriver aux premiers emplois financiers de la république, c’est lui qui m’a renversé.

LÉOPOLD.

Comme tu l’avais renversé autrefois !

DUBUISSON.

Quelle différence ! il y avait si longtemps qu’il était ministre, et moi, je ne l’étais pas encore... j’allais commencer. Il a prétendu que je n’étais pas un républicain de la veille. Il a été chercher, je ne sais où, des demandes de places et des protestations de dévouement que j’avais faites à une époque où tout le monde en faisait. Il n’a pas craint de dire que, riche à millions, je n’avais jamais rien fait pour personne... à quoi j ai répondu en installant chez moi, dans ce pavillon, la veuve et la fille de mon ancien ami...

LÉOPOLD, à part.

Ah ! c’est donc cela...

DUBUISSON.

De mon pauvre de Mailly, que je venais de perdre... et pour me venger, apprenant que Bernaville voulait se faire nommer représentant. Je me suis mis sur les rangs par le conseil de Malvina.

LÉOPOLD.

Et voilà deux camarades d’enfance, deux amis, devenus...

DUBUISSON.

Ennemis mortels... Je lui ferai pour cette élection tout le tort... que lui-même a voulu me faire. Nous avions, comme c’est l’usage, tapissé les murs de Paris d’affiches sans nom d’auteur... où on lirait en grosses lettres : Nommons Dubuisson !... le banquier Dubuisson, l’ami du peuple...

Air : Vaudeville de la Robe et les Bottes.

C’est consacré, c’est le système
Que chacun suit... il faut, sans balancer.
Faire ses affaires soi-même,
Se mettre en avant, se pousser !
Sur mainte affiche ou se propose.
Et pour montrer son nom aux électeurs,
On prend du bleu, du blanc, du vert, du rose...

LÉOPOLD.

On leur en fait voir de toutes couleurs.

DUBUISSON.

Oui !... Or, dans chacune de ces pancartes on me vantait, comme de raison.

LÉOPOLD.

Aux dépens du concurrent...

DUBUISSON.

Pour se venger, Bernaville s’est permis de lancer dans les journaux un article indigne, infâme... où il ne respecte rien. Il y parle de révélations sur l’origine de ma fortune, de Mémoires secrets que de Mailly lui aurait envoyés, à lui !...

LÉOPOLD, souriant.

En vérité ?

DUBUISSON.

Bien plus encore !... il ose s’égayer sur mon mariage avec Malvina, que j’ai épousée, tu le sais, parce que sans cela elle serait morte de désespoir... Alors j’ai répondu par une épître que Malvina m’a aidé à composer... tu la verras, toi qui t’y connais ; c’est tout ce qu’il y a de plus spirituel, de plus sanglant... car, lorsque Malvina s’y met...

LÉOPOLD.

Je sais de quoi elle est capable en fait de lettres... autrefois du moins... mais maintenant qu’elle est dévote...

DUBUISSON.

C’est encore pis !

LÉOPOLD.

Comment ?

DUBUISSON.

Oui... Mais avant de faire imprimer cette lettre, j’ai voulu te demander, à toi qui arrive d’Allemagne, à toi qui n’as pas quitté de Mailly dans ses derniers moments, s’il est vrai qu’il ait réellement envoyé à Bernaville ces prétendus Mémoires.

LÉOPOLD.

Non, je te le jure !

DUBUISSON.

Et m’en voulait-il toujours ?

LÉOPOLD.

Il m’a chargé de te dire qu’il te pardonnait...

DUBUISSON.

Vraiment !...

LÉOPOLD.

Et, si tu veux m’en croire, Dubuisson, tu feras comme lui...

DUBUISSON.

Moi ?

LÉOPOLD.

Tu suivras son exemple !

Musique.

DUBUISSON.

Silence !... c’est Malvina qui revient du sermon... avec mon fils Félicien... il est charmant, n’est-ce pas ?

LÉOPOLD.

À qui le dis-tu ?

Malvina et Félicien, entrant par le fond, à droite, suivent la grille de clôture au fond, et descendent à gauche.

DUBUISSON.

Et puis il me ressemble tellement...

À Léopold qui est devenu rêveur.

À quoi penses-tu ?

LÉOPOLD.

À la pièce dont je te parlais tout à l’heure... et que je cherche toujours !

DUBUISSON.

Veux-tu que je t’aide ?...

LÉOPOLD.

Pourquoi pas ?

DUBUISSON, riant.

On a vu des ouvrages à plusieurs auteurs !

LÉOPOLD, regardant Félicien.

Comme tu dis !

 

 

Scène V

 

FÉLICIEN, MALVINA, DUBUISSON, LÉOPOLD

 

Air de la Gavotte d’Armide.

MALVINA et FÉLICIEN.

Ah ! vraiment, c’était digne
De Massillon,
De Fénelon.
Ah ! quelle grâce insigne !
Quel brillant et profond
Sermon !

LÉOPOLD, à part.

Sa ferveur est permise
Si ses soins obstinés
Vont sauver à l’église
Ceux qu’au théâtre elle a damnés.

Ensemble.

MALVINA et FÉLICIEN.

Ah ! vraiment, c’était digne
De Massillon,
De Fénelon.
Ah ! quelle grâce insigne !
Quel brillant et profond
Sermon !

LÉOPOLD et DUBUISSON.

Elle a l’air grave et digne
C’est l’effet, dit-on,
Du sermon.
Vraiment, la grâce insigne
A marqué d’un rayon
Son front !

MALVINA, à Léopold qui la salue.

Eh ! mais... c’est M. Léopold... je crois...

DUBUISSON.

Qui nous néglige et que je grondais... Il travaille toujours pour le théâtre, il a toujours des talents et des succès.

MALVINA.

Je n’en doute pas ! mais je suis peu au courant., je ne vais jamais au spectacle.

DUBUISSON.

Nous cherchions ensemble une pièce qu’on lui a demandée et dont il n’a pas même le titre.

LÉOPOLD.

Je viens de le trouver : les Révolutions.

DUBUISSON.

Bravo ! le titre est joli et piquant !

À Malvina.

N’est-ce pas ?

LÉOPOLD, regardant Malvina.

Et prête beaucoup !

DUBUISSON.

Mais cela ne suffit pas... il faut des personnages, des caractères, des types...

LÉOPOLD, souriant.

Il n’en manque pas. J’en trouverai sous ma main.

MALVINA, à un domestique qui lui présente des lettres sur un plat d’argent.

Ah ! mon Dieu ! que de lettres ! En voici pour une heure au moins de lecture...

Le domestique pose le plat sur la table à gauche et sort.

DUBUISSON, bas, à Léopold.

Elle est accablée d’affaires : les établissements de bienfaisance, l’œuvre des Orphelines dont elle est patronnesse...

MALVINA, se retournant vers son mari.

Eh bien ! que faites-vous là, Monsieur ? comment n’êtes-vous pas à la Banque ?

DUBUISSON.

C’est vrai !...

À Léopold.

Un recouvrement de quatre cent mille francs... j’y cours...

Air de la Polza du Diable à quatre.

Je vais presser
La fin de cette affaire :
Tu comprends, j’espère.
Mon regret sincère
De te laisser...
Dès qu’il s’agit d’affaire,
Avant le plaisir, sans balancer,
Ça doit passer.

LÉOPOLD.

Il faut presser
La fin de cette affaire ;
Je t’invite à faire
Comme à l’ordinaire :
À me laisser...
Il s’agit d’une affaire !...
Avant un ami, sans balancer,
Ça doit passer.

Dubuisson baise la main de Malvina et sort par le salon à droite, reconduit par Félicien.

 

 

Scène VI

 

MALVINA, qui est restée près de la table à gauche, continue à ouvrir et à lire ses lettres, LÉOPOLD est debout au milieu du théâtre et rêve, FÉLICIEN, qui était sorti à la fin de la scène précédente, sort du salon et s’approche à pas lents de Léopold

 

MALVINA, sans regarder Léopold.

Pardon, Monsieur...

LÉOPOLD.

Ne faites pas attention...

MALVINA.

Je suis occupée...

LÉOPOLD, s’asseyant à droite.

Et moi je travaille...

À part.

Oui, certainement... j’ai mon titre et mes caractères ; mais encore me faut-il une intrigue, une action, et surtout un amour... il y en a, même en révolution...

FÉLICIEN, s’approchant de lui, et à voix basse.

Léopold... mon ami !...

LÉOPOLD.

Ah ! c’est toi, mon cher enfant ?

FÉLICIEN.

Silence !... si ma mère entendait...

LÉOPOLD, à demi voix, et l’emmenant à l’autre bout du théâtre.

Qu’est-ce donc ?

FÉLICIEN.

Un grand secret que je ne puis confier qu’à vous seul... et vous ne veniez plus à la maison !

LÉOPOLD.

J’y viendrai tous les jours... parle !...

FÉLICIEN.

C’est que je suis amoureux.

LÉOPOLD, se levant.

Toi !

FÉLICIEN.

À en perdre la tête...

LÉOPOLD, à part.

Juste ce que je demandais !

FÉLICIEN.

Mais jamais mon père, ni ma mère ne consentiront...

LÉOPOLD.

Des obstacles ? c’est ce qu’il nous faut... tant mieux !

FÉLICIEN.

Comment, tant mieux !

LÉOPOLD.

Non, tant pis ! je ne pensais qu’à moi, au plaisir de les vaincre... pour te marier à celle que tu aimes !

FÉLICIEN.

Ô mon bon Léopold !...

LÉOPOLD.

Et c’est ?...

FÉLICIEN.

Un être céleste !...

LÉOPOLD, souriant.

Toujours comme ça !...

FÉLICIEN.

Un ange !

LÉOPOLD.

Toujours !

FÉLICIEN.

La fille de madame Hélène.

LÉOPOLD, avec joie.

Cécile ! toi, mon enfant... l’épouser... cela me convient... cela me va... réunir ainsi tout ce que j’aime ! Justement, cette pauvre Hélène qui s’inquiétait pour la dot et pour l’avenir de sa fille ! comme cela se trouve, comme cela s’enchaîne ! une exposition admirable !

FÉLICIEN.

Mais M. Dubuisson, mais ma mère surtout...

LÉOPOLD.

Je m’en charge !... Reviens dans un instant.

FÉLICIEN, à voix basse.

Oui, mon ami... je m’en vas... je m’en vas...

Il s’éloigne sur la pointe des pieds par le fond, à gauche.

 

 

Scène VII

 

MALVINA, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, le regardant sortir.

Il s’éloigne !... Scène deux, Léopold et Malvina... Elle est là, lisant toujours et ne me regardant même pas... Attaquons franchement la situation.

S’approchant d’elle respectueusement.

Madame !

MALVINA, sans se retourner, lui faisant signe de la main, avec un ton d’impatience.

Tout à l’heure...

LÉOPOLD, à part.

Il est impossible d’être plus impertinente.

S’approchant d’elle d’un air insouciant.

Malvina !...

MALVINA, se retournant avec fierté.

Qu’est-ce que c’est ?...

LÉOPOLD.

Je voudrais te parler.

MALVINA, se levant vivement.

Oser me tutoyer !

LÉOPOLD.

Bah ! sous la république !... et puis c’est une habitude que j’avais prise sous l’ancien régime... le régime des amours... qui valait bien celui-ci, où règne le dédain, la fierté...

MALVINA.

Monsieur !...

LÉOPOLD.

Air : Amis, la matinée est belle (de la Muette).

C’est mal, quand on est riche et grande,
C’est mal, avec d’anciens amis !
Avec moi qui ne vous demande
Que le bonheur de votre fils !...
Je sais fort bien qu’une autre mère
Pourrait... parlons bas !
Me dire qu’une telle affaire
Ne me regarde pas...
Mais Malvina ne me le dira pas !

Geste de Malvina.

J’en étais sûr. Eh bien ! oui.

Gaiement.

L’enfant est amoureux... cela peut arrivera tout le monde. Ils vont se marier...

MALVINA.

À son âge !... lui !

LÉOPOLD.

C’est son idée fixe. De ce côté-là, il tient de sa mère. Tu ne peux pas lui en faire un reproche ! Quant au choix, je l’approuve !

MALVINA.

C’est bien heureux !

LÉOPOLD.

Et tu l’approuveras aussi... Mieux encore ! tu décideras ton mari...

MALVINA.

Moi, Monsieur ?... vous pourriez croire...

LÉOPOLD.

Attends donc !... Tu ne me laisses pas achever ma phrase, et tu parles avant ta réplique. Le fils unique du banquier Dubuisson ne peut que se marier richement. Or, celle qu’il aime n’a rien... c’est mademoiselle Cécile de Mailly.

MALVINA.

Que je ne puis souffrir.

LÉOPOLD.

Ce n’est pas toi qui l’épouses, c’est ton fils... Et puis, nous ne parlons plus d’amour, mais d’affaires, de la dot !... Dubuisson, à moins de se faire montrer au doigt, et millionnaire comme il est, ne peut pas reconnaître à cette fille moins de trois à quatre cent mille francs.

MALVINA, se récriant.

Par exemple !...

LÉOPOLD.

Est-ce trop peu ? dis-le... je vais augmenter, cela ne me coûte rien...

MALVINA.

Je le crois sans peine ! Vous composez !

LÉOPOLD.

Précisément !

MALVINA.

Et vous croyez que tout s’arrange comme dans vos ouvrages...

LÉOPOLD, galamment.

Ils réussissaient toujours autrefois... quand tu daignais y prendre un rôle... et si tu le veux bien, si tu veux employer près de Dubuisson, la coquetterie d’abord, puis la prière... puis les larmes... et enfin le désespoir... c’est une scène à jouer.

MALVINA.

Et vous m’en croyez capable ?

LÉOPOLD.

À moins que tu n’aies oublié... Dans ce cas-là, nous pouvons répéter... ce ne sera pas la première fois. Allons, en scène, à ton rôle... c’est moi qui suis Dubuisson.

Il s’assied à gauche.

MALVINA, hors d’elle-même.

Monsieur ! un tel excès d’audace !... et d’insolence !... Je ne sais qui me retient... et si j’appelle...

LÉOPOLD, riant.

Ce n’est pas cela ! ce n’est pas cela, ma chère !... Je te parle d’une scène de désespoir, et tu me joues une scène de colère... Soit ! si tu l’aimes mieux... j’y consens... Toutes les scènes nous vont, à nous autres auteurs, quand elles sont bien faites ! quand elles frappent juste et fort... Je me mets donc aussi en colère, et je dis : vouloir chasser un ancien ami, c’est être ingrat ! Mais un ami qui possède notre secret et qui peut nous perdre... c’est plus que de l’ingratitude... c’est de la maladresse... et je croyais à Malvina, plus d’esprit, plus de tact, surtout plus de mémoire ! A-t-elle donc oublié le jour où, furieuse contre Dubuisson, qui refusait de l’épouser, elle lui écrivait cette lettre outrageante que je lui ai arrachée des mains ?

MALVINA.

Ô ciel !...

LÉOPOLD, se relevant.

Cette lettre où elle atteste qu’elle ne l’aime pas, qu’elle ne l’a jamais aimé et que ce fils dont la ressemblance imaginaire le flatte...

MALVINA.

Silence !

LÉOPOLD.

Cette lettre... étincelante de verve, que j’ai gardée comme un modèle du genre... et que je puis faire admirer...

MALVINA, avec effroi.

Tais-toi !... tais-toi !...

LÉOPOLD, s’arrêtant et riant.

Bravo !... bravo !... bien joué... l’accent... le geste... la physionomie, tout y est !... tu as retrouvé tes moyens !... seulement la scène est maintenant un peu écourtée... au lieu de me la laisser filer... tu brusques la fin, tu te hâtes de te rendre, de consentir à tout ce que je te demande... car tu consens...

MALVINA.

Oui... Léopold...

LÉOPOLD.

Tu obtiendras l’aveu de Dubuisson... les cent mille écus...

MALVINA, lui tendant la main.

Oui, Léopold !

LÉOPOLD, reprenant l’air respectueux.

Et moi, Madame, ce que je ne ferais pour personne, je me séparerai pour vous du chef-d’œuvre de style épistolaire dont je vous parlais tout à l’heure... et je ne me rappellerai plus rien... que vos bontés d’aujourd’hui...

Malvina sort par le salon à droite.

 

 

Scène VIII

 

LÉOPOLD, seul, puis FRÉDÉRIC

 

LÉOPOLD.

Cela va tout seul !... cela va trop bien, car si nous n’avons pas quelque accident, quelque péripétie qui renouvelle l’intérêt, cela me fait une pièce unie comme...

FRÉDÉRIC, qui s’est avancé doucement par la gauche.

Monsieur Léopold...

LÉOPOLD.

Qui vient là ?... Ah ! c’est Frédéric...

FRÉDÉRIC.

Je sors de chez madame Hélène qui est toujours si bonne, si aimable !

LÉOPOLD.

Si charmante, n’est-ce pas ?...

FRÉDÉRIC.

Que maigre moi mon secret m’est échappé, je lui ai tout avoué.

LÉOPOLD.

Quoi donc ?

FRÉDÉRIC.

Mon amour pour sa fille.

LÉOPOLD, stupéfait.

Vous aimez Cécile ?...

FRÉDÉRIC.

Du consentement de sa mère, qui accueille ma demande.

LÉOPOLD.

Ô ciel !...

FRÉDÉRIC.

Et c’est à vous qu’elle m’a dit de me confier.

LÉOPOLD.

À moi ?... et l’autre, et Félicien !... J’avais tort de me plaindre... voilà l’action qui se noue et se complique, plus que je ne voudrais peut-être !

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, LÉOPOLD, FÉLICIEN, CÉCILE

 

FRÉDÉRIC.

Venez donc, venez, mes amis, si vous saviez ! grâce à Léopold, je vais être le plus heureux des hommes.

FÉLICIEN.

Et moi de même... il protège mes amours !

FRÉDÉRIC.

Il s’intéresse à mon mariage...

TOUS LES DEUX, prenant les mains de Léopold.

Merci !... merci !...

Chacun d’eux montrant son ami.

pour lui !...

LÉOPOLD.

Non ! ne me remerciez pas ! loin de faire votre bonheur, mes enfants, je vais porter la première atteinte à vos plus doux sentiments, à votre amitié !

TOUS LES DEUX.

À nous !...

FRÉDÉRIC.

Jamais !...

FÉLICIEN.

Rien ne pourra nous désunir.

FRÉDÉRIC.

Ni le malheur...

FÉLICIEN.

Ni même la fortune !

LÉOPOLD.

Nous parlions ainsi à votre âge !... Eh bien !... mes amis... mes enfants... vous aimez d’amour la même personne !

TOUS LES DEUX.

Cécile !...

CÉCILE.

Ô ciel !...

Tous les quatre restent un instant immobiles, les deux jeunes gens se regardent, se jettent dans les bras l’un de l’autre ; puis se tenant par la main s’avancent vers Cécile, qui, se soutenant à peine, s’appuie contre un fauteuil à droite. Les acteurs sont dans l’ordre suivant : Léopold, le premier à gauche, Frédéric, Félicien, Cécile. Musique.

FRÉDÉRIC.

Cécile...

FÉLICIEN.

Prononcez !...

CÉCILE.

Moi, grand Dieu ! jamais !

FÉLICIEN.

Il le faut !

FRÉDÉRIC.

Et celui que vous repousserez... quel qu’il soit... jure ici d’avance... à la femme de son ami...

FÉLICIEN.

Une éternelle amitié !...

CÉCILE, tremblante.

Eh bien donc... Félicien...

Frédéric cache sa tête dans ses mains.

n’oubliez pas votre serment...

D’un air suppliant.

Et restez toujours notre ami...

Frédéric pousse un cri de joie, et Félicien, qui est placé près de lui, le jette dans les bras de Cécile.

FÉLICIEN.

Prends-la... elle est à toi.

LÉOPOLD, qui est passé près de Félicien.

Mon enfant, mon enfant, qui te consolera ?

FÉLICIEN.

Leur bonheur !...

À Léopold.

et puis votre estime, votre affection.

LÉOPOLD.

Toujours !...

Les regardant tous trois.

Ah ! les braves jeunes gens !...

À part, avec un soupir.

Aussi ils n’ont que dix-huit ans !...

Vivement, et se retournant vers eux.

Mais plus que jamais, maintenant, le succès est douteux... j’avais tout arrangé, et tout est défait...

À Cécile.

Ta fortune, ta dot... et puis un nouveau consentement à obtenir...

Montrant Frédéric.

celui de son père.

Écoutant vers la droite.

Silence ! c’est Dubuisson...

Aux deux jeunes gens.

Partez... laissez-nous !

À Cécile.

Toi, retourne vers ta mère... dis-lui ce qui se passe... moi, je reste pour achever mon œuvre...

Cécile sort par la gauche et les deux jeunes gens par le fond, en se donnant la main.

 

 

Scène X

 

DUBUISSON, LÉOPOLD, sortant du salon à droite

 

DUBUISSON, à la cantonade.

Calme-toi... calme-toi... et surtout ne te trouve pas mal !... c’est tout ce que je te demande.

Il va s’asseoir à gauche.

LÉOPOLD.

Qu’est-ce donc ?...

DUBUISSON.

Malvina qui vient de me causer une frayeur !... il lui a pris tout à coup une attaque de nerfs, c’était affreux !

LÉOPOLD, à part.

Elle a joué la scène...

DUBUISSON.

Et pourquoi ? parce que je m’opposais à un mariage absurde, celui de mon fils.

LÉOPOLD.

Résister aux prières et aux larmes de ta femme !

DUBUISSON, se levant.

Eh non ! au contraire, j’ai tout accordé... jusqu’aux quatre cent mille francs que je venais de toucher et que je ne croyais pas placer ainsi... Que-veux-tu ? une jeune personne... qui, après tout, est charmante, très bien élevée... et puis la fille d’un ancien ami...

LÉOPOLD.

C’est là ce qui t’a décidé ?

DUBUISSON.

Certainement... et cela fera enrager Bernaville ! sans compter la lettre qu’il va recevoir... car elle est partie.

LÉOPOLD.

Qu’as-tu fait ?

DUBUISSON.

Malvina l’a voulu... et puis tu m’as attesté que dans ses menaces il n’y avait rien de réel !... Qu’il m’accuse donc maintenant d’avidité et d’avarice, mes actions parleront plus haut que ses calomnies. Je répondrai par le mariage de mon fils, par les quatre cent mille francs de dot que je reconnais à Cécile...

LÉOPOLD.

Action noble et généreuse !

DUBUISSON.

Qui, imprimée dans tous les journaux, aidera à mon élection, en me faisant honneur...

LÉOPOLD.

À coup sûr... et bien plus encore que tu ne crois...

DUBUISSON.

Comment cela ?

LÉOPOLD.

C’est que le futur de Cécile, celui qu’elle aime... est un autre que ton fils.

DUBUISSON, avec joie.

Est-il possible ?...

LÉOPOLD.

Je te l’atteste !

DUBUISSON.

Je ne donne plus rien alors.

LÉOPOLD.

C’est toujours, cependant, la fille d’un ancien ami.

DUBUISSON.

C’est bien différent !

LÉOPOLD.

Non pas.

DUBUISSON.

Mais si !

LÉOPOLD.

Mais non ! car cet ami, M. de Mailly, est celui à qui tu dois ta fortune... Il y a telle opération qu’il m’a racontée, où, par un avis secret donné à propos, il t’a fait gagner dans une seule bourse douze cent mille francs.

DUBUISSON, avec effroi.

Lui !

LÉOPOLD.

Quand tu en donnerais le tiers à sa fille !

DUBUISSON.

Moi ! mais...

LÉOPOLD.

Il prétend, lui... que tu lui en avais proposé la moitié.

DUBUISSON.

Oh ! ça... ce n’est pas vrai !...

LÉOPOLD.

Il se trompe, j’en suis persuadé... mais enfin... je l’ai lu, écrit de sa main...

DUBUISSON.

Et où donc ?...

LÉOPOLD.

Dans ce factum... dans ce mémoire, qu’il a légué en mourant, non pas à Bernaville, mais à moi...

DUBUISSON, à part.

Ô ciel !

Haut.

mais je proteste...

LÉOPOLD.

C’est possible... mais il a sur toi un immense avantage.

DUBUISSON.

Lequel ?

LÉOPOLD.

Il est mort ! les morts n’ont pas d’ennemis ; les vivants en ont beaucoup... toi, surtout, qui est si riche. Qu’est-ce que c’est que quatre cent mille francs dans ta fortune ? la goutte d’eau dans le torrent... Je te ferais bien un couplet là-dessus si j’avais le temps... mais tu n’en as pas besoin... tu me comprends, tu es prêt à céder...

DUBUISSON.

Moi... je ne dis pas non... mais jamais Malvina ne consentira...

LÉOPOLD.

Cela me regarde.

DUBUISSON.

Vrai ?

LÉOPOLD.

Je m’en charge !... je vais écrire à Frédéric.

DUBUISSON.

Frédéric !... que dis-tu ?

LÉOPOLD.

Que le fiancé de Cécile... c’est Frédéric... le fils de Bernaville.

DUBUISSON.

Le fils de mon plus mortel ennemi... et je constituerais à son profit une dot de quatre cent mille francs ? jamais !

LÉOPOLD.

Écoute-moi d’abord !

DUBUISSON.

Je n’écoute rien... car le nom seul de Bernaville me met dans une exaspération que je ne puis t’exprimer.

LÉOPOLD.

Mais cependant...

DUBUISSON.

Moi qui te parle, moi qui ne suis pas brave, j’ai eu vingt fois l’envie de l’aller délier... et si Malvina ne m’avait pas retenu...

À un domestique qui entre.

Qu’est-ce ? que me veux-tu ?... je ne reçois personne.

LE DOMESTIQUE.

C’est une lettre...

DUBUISSON.

De qui... imbécile ?... de qui ?

LE DOMESTIQUE.

De M. Bernaville...

DUBUISSON.

Bernaville ?... je ne veux pas la lire, je ne veux pas la recevoir...

LÉOPOLD, qui a pris la lettre.

C’est de la folie... Il faut savoir avant tout ce qu’il veut...

Lisant.

« Je viens de voir mon fils, qui m’a appris son amour pour votre pupille mademoiselle Cécile de Mailly ; je refuse mon consentement, parce qu’elle est votre pupille. »

DUBUISSON, avec colère.

Tu vois ?

LÉOPOLD, à part.

Et moi qui croyais tenir mon dénouement !

Continuant de lire.

« Et parce qu’elle est la fille d’un malhonnête homme qui vous a aidé à faire une fortune scandaleuse... »

DUBUISSON, lui arrachant la lettre des mains.

C’en est trop !

Achevant de lire.

« Quant à la lettre que je viens de recevoir de vous, je n’y répondrai qu’en vous demandant raison... je serai à votre hôtel dans une demi-heure ! »

LÉOPOLD.

Ô ciel !

DUBUISSON, avec colère.

Tant mieux ! tant mieux... c’est tout ce que je voulais... Nous nous battrons !

À Léopold.

Ne parle pas de cela à Malvina, qui se trouverait mal.

Marchant avec agitation.

Mais dans une demi-heure !...

LÉOPOLD.

Où vas-tu donc ?

DUBUISSON.

Mettre tout en ordre dans mon cabinet... Pour le reste, cela te regarde ! Tu seras mon témoin.

LÉOPOLD.

Tu le veux ?

DUBUISSON.

Oui ! je compte sur toi.

LÉOPOLD.

À moi de régler les conditions. Mais réfléchis...

DUBUISSON.

Non... non, pas de réflexions... ça me ferait reculer... et je ne le veux pas... je ne veux pas avoir peur... je n’ai pas peur... je suis trop en colère pour cela !

LÉOPOLD.

En vérité... je ne te reconnais plus !

DUBUISSON, avec indignation.

Air : Dieu tout-puissant par qui le...

Avec tout autre, eh bien, oui, c’est probable,
Mon cœur, mon bras seraient moins résolus ;
Mais je me sens un courage indomptable

LÉOPOLD.

Contre un ancien ami...

DUBUISSON.

Raison de plus !
Je veux punir sa lâche perfidie.

LÉOPOLD.

Et vous allez, dans ce cruel enjeu.
Tous les deux risquer votre vie !

DUBUISSON.

Je ne crains rien, j’ai du bonheur au jeu.

ENSEMBLE.

Avec tout autre, eh bien, oui, c’est probable.
Mon cœur, mon bras seraient moins résolus ;
Mais je me sens un courage indomptable
Contre un ami que je ne connais plus.

LÉOPOLD.

Oui, Dubuisson de se battre est capable...
Pour le calmer mes soins sont superflus :
Car la fureur est, hélas ! indomptable
Quand les amis ne se connaissent plus.

Dubuisson s’élance par la porte à droite.

 

 

Scène XI

 

LÉOPOLD, puis FRÉDÉRIC et CÉCILE

 

LÉOPOLD, levant les mains au ciel.

Ô amitié !

Montrant Dubuisson qui sort.

Quelque absurde qu’il soit, il a dit vrai : entre ceux qui devraient s’aimer, les haines n’en sont que plus fortes !... c’est comme les guerres civiles !

FRÉDÉRIC, entrant vivement du fond à droite.

Ah ! Monsieur... si vous saviez...

LÉOPOLD.

Je sais tout !

FRÉDÉRIC.

Mon père refuse... et, en me parlant, il avait un air sombre et agité... Je ne sais ce qu’il veut, ce qu’il médite...

LÉOPOLD.

Je ne le sais que trop !

FRÉDÉRIC.

Eh !... qu’est-ce donc ?...

LÉOPOLD.

Ce qu’il veut !...

Apercevant Cécile qui accourt vers lui par le fond à gauche.

À l’autre, maintenant. Voilà un ouvrage où il ne manquera pas de mouvement... des entrées... des sorties... c’est à ne pas s’y reconnaître.

À Cécile.

Qu’est-ce que c’est ?

CÉCILE.

Quelqu’un qui est chez ma mère et qui voudrait vous parler... une pauvre fille... tout en pleurs... Madelaine...

LÉOPOLD.

Madelaine !...

CÉCILE.

Elle a reçu le petit mol où vous lui dites que vous ne pouvez la garder...

LÉOPOLD, voulant faire taire Cécile.

C’est bon !

CÉCILE.

Elle ne demande qu’une chose, c’est de rester avec vous... de vous servir pour rien... elle le demande à genoux !

LÉOPOLD.

Ma pauvre Madelaine... qu’elle reste... qu’elle reste !...

CÉCILE.

Et ce n’est rien encore... elle nous atout avoué... cette pension que nous faisait une main inconnue, c’était vous !

LÉOPOLD.

Ce n’est pas vrai.

CÉCILE.

Madelaine nous l’a dit ! et ma mère, quoique bien faible encore, a voulu se lever pour vous écrire...

Elle lui remet une lettre qu’il ouvre.

Cette lettre sur laquelle j’ai vu tomber deux grosses larmes.

LÉOPOLD, lisant.

« Je sais tout ce que je vous dois : achevez votre ouvrage... et moi... » Ô ciel ! elle m’offre sa main... elle ne me demande que le bonheur de sa fille... et j’allais réussir !... lorsque de nouveaux obstacles...

FRÉDÉRIC.

Comment !

CÉCILE.

Lesquels ?...

LÉOPOLD.

N’importe, mes enfants, n’importe... nous arriverons. C’est au moment où l’on croit qu’une pièce va chavirer, qu’un incident soudain la relève. Ah ! que ne suis-je encore aux jours où j’avais de l’imagination...

Aux deux jeunes gens et portant la main à son front.

Laissez-moi, mes amis, laissez-moi...

Regardant avec inquiétude.

Je crains qu’on ne vienne...

CÉCILE, remontant le théâtre.

Non... non, personne !...

LÉOPOLD, qui, pendant ce temps, à parlé bas à l’oreille de Frédéric.

Ah !... Va trouver Madelaine... et Félicien... tu comprends... voilà mon plan... et pour l’exécution... mettez-vous tous aux ordres...

CÉCILE et FRÉDÉRIC.

De qui ?...

LÉOPOLD.

De Madelaine... il n’y a pas de temps à perdre... partez !... partez !...

Frédéric et Cécile sortent par le fond à gauche.

 

 

Scène XII

 

LÉOPOLD, seul

 

Ô dieu des auteurs !... je n’ose plus dire dieu de l’amitié... inspire-moi ! mène à bien l’œuvre que j’ai entreprise ! Encore un succès, dût-il être le dernier !

 

 

Scène XIII

 

LÉOPOLD, BERNAVILLE, qui s’avance en rêvant au fond à droite, suit la grille et descend à gauche

 

LÉOPOLD.

C’est Bernaville... Il est tellement sombre et soucieux qu’il ne me voit pas ! Mauvais signe !

Se mettant devant lui.

Bonjour, Bernaville.

BERNAVILLE.

Ô ciel !... Léopold...

Avec embarras.

Bonjour.

LÉOPOLD.

Ma présence t’embarrasse et te gêne, c’est tout simple... nous ne nous sommes pas vus depuis si longtemps !... depuis le jour, je crois, où le ministre a défendu ma pièce.

BERNAVILLE, vivement.

Ah ! tu ne sais pas dans quelles circonstances ! Tiens, Léopold, u ne me croiras pas, mais vingt fois j’ai voulu t’aller demander pardon...

LÉOPOLD.

Et tu n’as pas osé ?

BERNAVILLE.

Non, car j’étais coupable.

LÉOPOLD, lui tendant la main.

Tu ne l’es plus... et c’est moi maintenant qui me reproche de t’avoir rappelé le passé... Qui t’amène ici ?

BERNAVILLE.

Une injure grave ! de celles qu’on ne pardonne pas... je te raconterai cela. Je n’ai vu que mon honneur à venger, et je suis accouru sans même prendre de témoin. C’est le ciel qui t’envoie : tu seras le mien !

LÉOPOLD.

Volontiers ! mais je serai maître des conditions.

BERNAVILLE.

Cela va sans dire.

LÉOPOLD.

D’abord, ce combat ne peut pas avoir lieu avant une heure. Nous allons donc commencer par dîner ensemble.

BERNAVILLE.

Merci !... je n’ai pas faim.

LÉOPOLD.

Toi qui te bats, c’est possible... mais moi, témoin...

BERNAVILLE.

Vas-y seul !... jeté rejoindrai !

Musique.

LÉOPOLD.

Non !... je ne te quitte pas... je t’emmène avec moi... à mon restaurant ! une excellente maison... que tu connais... car tu étais autrefois... un de ses habitués... regarde plutôt !...

Des domestiques ont apporté sous le marronnier, qui est au milieu du théâtre, une table à quatre couverts comme au premier acte.

BERNAVILLE.

Que vois-je ?

LÉOPOLD.

L’ancien emplacement de la Pomme-d’Or... un peu changé... ainsi que ses convives...

 

 

Scène XIV

 

DUBUISSON, LÉOPOLD, BERNAVILLE

 

DUBUISSON, sortant vivement du salon à droite.

Me voici !...

Apercevant Bernaville, il s’arrête.

Ô ciel !...

LÉOPOLD, continuant.

Ils existent cependant ! les voici encore ! exacts au rendez-vous ; mais ce n’est plus celui de l’amitié ! Sous cet arbre où retentissaient nos chants joyeux, sous cet arbre où nous avons juré tant de fois de nous aimer, de nous protéger, de nous défendre, ces anciens amis viennent s’égorger !

DUBUISSON, BERNAVILLE.

Comment !... c’est ici !...

LÉOPOLD, à Dubuisson et à Bernaville qui tressaillent.

Oui ! vous m’avez laissé maitre des conditions : c’est sur ce terrain, c’est ici que vous vous battrez !... l’oserez-vous sans qu’un souvenir fasse frémir votre cœur et trembler votre main ?

TOUS LES DEUX.

Léopold !...

LÉOPOLD.

Ah ! vous avez entendu ma voix... ou plutôt celle du remords ! vous renoncerez à ce combat impie ! je ne vous en demande pas davantage ; je ne vous demande pas d’oublier les injures présentes et de vous accorder un mutuel pardon...

Geste de refus des deux.

c’est impossible, je le sais... mais avant de vous séparer et de retourner chacun à votre haine, accordez-lui un seul instant de trêve... Est-ce trop exiger que de vous demander un dernier souvenir à nos beaux jours, un dernier regard sur le passé...

Prenant la main de Bernaville, remontant le théâtre.

N’est-ce pas en avant de ce feuillage qu’était placée... comme aujourd’hui, la table où nous buvions à l’amitié...

Passant derrière la table et faisant face aux spectateurs.

Ma place ordinaire à moi... c’était ici... la tienne, Dubuisson... là, près de moi !

DUBUISSON, s’approchant avec émotion du couvert à droite de Léopold, et devant lequel il se tient debout.

Oui !...

LÉOPOLD.

Et ton couvert à toi, Bernaville...

BERNAVILLE, se plaçant devant le couvert à gauche de Léopold.

Était ici... c’est vrai !

 

 

Scène XV

 

DUBUISSON, LÉOPOLD, BERNAVILLE, MADELAINE, entrant du fond à gauche, habillée comme au premier acte, et portant la soupière

 

MADELAINE.

Ces Messieurs sont servis !...

Dubuisson et Bernaville poussent un cri et se laissent tomber d’étonnement sur les chaises qui sont derrière eux.

TOUS DEUX.

Madelaine !... est-il possible !...

LÉOPOLD, entre eux deux étendant la main sur eux et les empêchant de se relever de la chaise où ils viennent de s’asseoir.

Vous vous êtes assis à cette table de l’amitié... vous ne la quitterez pas sans m’avoir entendu.

Air : En amour comme en amitié !

Au rendez-vous d’autrefois nous voici !

Montrant la place de Mailly.

Mais quelqu’un manque à cette place !
C’est celle d’un ancien ami...

Geste de Dubuisson et de Bernaville.

D’un ami qui n’est plus !... qu’à ce mot tout s’efface !
Nous sommes tous à l’erreur condamnés ;
Le moins coupable eut des torts dans sa vie :
Oublions donc, afin que l’on oublie,
Et pardonnons, pour être pardonnés !

Se retournant vers Cécile qui entre en ce moment entre Frédéric et Félicien.

Mets-toi là, Cécile, à cette place, ton seul héritage, peut-être... mais qui te donne droit à notre appui !

BERNAVILLE.

Oui.

DUBUISSON, vivement.

Il a raison...

LÉOPOLD.

Et ce ne sont point de vaines paroles... car tout à l’heure déjà Dubuisson voulait la doter.

BERNAVILLE, vivement.

C’est bien !

LÉOPOLD.

Il lui donnait quatre cent mille francs pour épouser ton fils...

BERNAVILLE.

Est-il possible !...

LÉOPOLD.

Et c’est toi qui l’accuses... toi qui as refusé !

BERNAVILLE, vivement et se levant.

Non !... non, j’accepte...

À demi voix, à Dubuisson qu’il amène sur l’avant-scène.

Mais à une condition : Je suis assez riche pour donner à mon fils une dot, et celle que tu destinais à Cécile, sera donnée à sa mère...

DUBUISSON.

À Hélène ?

BERNAVILLE.

Pour qu’elle épouse Léopold.

DUBUISSON.

C’est dit !

BERNAVILLE.

Et maintenant, ma candidature, j’y renonce.

DUBUISSON.

Est-il possible !...

LÉOPOLD.

Vous voyez bien que vous vous entendez.

Air anglais.

La paix, oui, la paix !
Pour être heureux soyons unis,
La paix, oui, la paix,
La paix, mes bons amis.
Que l’amitié chez nous se renouvelle.
Que du passé tous les torts soient remis.
La paix ! chacun la désire et l’appelle...
Et répétons avec tout le pays.

TOUS.

La paix, etc.

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