Valérien (Thomas SAUVAGE - André de CARRION-NIZAS)

Drame en deux actes, imité de l’allemand, de Kotzebue.

Musique de M. Alexandre.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 17 avril 1823.

 

Personnages

 

MADAME LOWE, veuve

VALÉRIEN, son fils, aveugle, âgé de 15 ans

CAROLINE, sœur de Valérien, mais d’une autre mère

KLINKER, tuteur de Caroline et parent de madame Lowe

MADAME WARNING

CÉLINE, sa fille

ÉDOUARD, fils de madame Warming et frère de Céline, sous le nom de Blum

FRITZ, vieux domestique de madame Lowe

 

La scène se passe à Munich vers la fin du siècle dernier.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un riche salon, chez madame Lowe ; des portes de chaque côté et au fond ; une table, un piano, des fauteuils.

 

 

Scène première

 

MADAME LOWE, puis FRITZ

 

Madame Lowe entre et sonne.

FRITZ, qui paraît.

Que désire madame ?

MADAME LOWE.

Fritz, parcourez toutes les auberges de la ville ; demandez un célèbre médecin arrivé depuis quelques temps à Munich ; il se nomme le docteur Blum.

FRITZ.

Le docteur Blum ? Oui madame.

MADAME LOWE.

Dès que vous l’aurez trouvé, dites-lui que je le prie de vouloir bien se rendre ici.

FRITZ.

Quand faudra-t-il qu’il vienne ?

MADAME LOWE.

Eh ! mon Dieu ! aujourd’hui s’il se peut, à l’instant même... c’est pour mon fils !

FRITZ.

C’est pour ce cher monsieur Valérien ?... J’y cours, madame, j’y cours.

Il va sortir.

MADAME LOWE.

Ah ! Fritz, dites en sortant à ma belle-fille, mademoiselle Caroline, de venir me parler.

FRITZ.

Oui, madame.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME LOWE, seule

 

On le dit très habile, ce docteur étranger, on vante ses cures merveilleuses ; s’il pouvait rendre la vue à ce cher enfant ! Valérien, mon fils unique, quelle brillante carrière s’ouvrirait devant toi ! Plus d’obstacles à ta félicité, à la mienne ; rang, fortune, mérite, tu réunirais tout... La considération, que la calomnie, avait essayé de m’enlever, m’environnerait désormais pour toujours... Ah ! mon fils, si M. Blum, réussit, ta mère sera la plus heureuse des femmes.

 

 

Scène III

 

MADAME LOWE, CAROLINE

 

CAROLINE, entrant d’un air timide.

Vous m’avez fait ordonner, madame...

MADAME LOWE, assise.

Approchez, Caroline... Vous savez, mademoiselle, que j’ai décidé votre hymen avec le baron Alphen.

CAROLINE.

Mon hymen ?

MADAME LOWE.

Oui. Il semblerait que ce soit quelque chose d’imprévu que je vous annonce là ?

CAROLINE.

Je croyais vous avoir dit, madame, que mon cœur...

MADAME LOWE.

C’est de votre main qu’il s’agit et non de votre cœur ! Vous avez vingt ans.

CAROLINE.

Je le sais... Mais...

MADAME LOWE.

C’est un autre que vous aimez... n’est-ce pas ?

CAROLINE.

Oui, madame.

MADAME LOWE.

C’est répondre clairement.

CAROLINE.

Vous-même applaudissiez au choix que j’avais fait d’Édouard.

MADAME LOWE, se levant.

Vous prononcez encore ce nom devant moi ! Avez-vous oublié l’impertinente satire qui me rendit le jouet de la cour et de la ville ; qui, sans l’extrême prudence de votre père, lui eût suscité vingt affaires fâcheuses ; qui l’obligea enfin à s’éloigner d’une résidence où le ridicule nous poursuivait ?... C’est l’auteur de ce trait horrible que vous aimez !

CAROLINE.

Je l’aimais avant cette fatale étourderie.

MADAME LOWE.

Cette faute, que vous nommez une étourderie, aurait dû pour jamais lui fermer votre cœur.

CAROLINE.

L’exil qu’il s’est imposé lui-même-et qui dure depuis six ans, ne l’a-t-il pas bien expié ?

MADAME LOWE.

Jamais je ne lui pardonnerai.

CAROLINE.

Son repentir était si vrai, si sincère !

MADAME LOWE.

Son repentir est venu trop tard ; le mal était fait, il n’a le réparer. Je vous le répète, Caroline, vous épouserez le baron Alphen...

CAROLINE.

Moi la belle-mère d’Édouard... jamais.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

CAROLINE, seule

 

Lorsque Édouard se vit forcé de quitter sa patrie (hélas ! sans pouvoir fixer le terme de son retour), je lui promis que mon amour le suivrait partout, et cette promesse seule l’empêcha de s’abandonner à la violence de son désespoir... Je la tiendrai ; je saurai résister aux prières comme aux menaces, et si jamais Édouard revient en ces lieux, il retrouvera du moins Caroline fidèle à ses serments... « Vous n’entendrez plus parler de moi, me dit-il en s’éloignant, jusqu’à ce que je puisse reparaître devant vous sans rougir... » Mais comment fera-t-il oublier tous ses torts ?

 

 

Scène V

 

CAROLINE, MADAME WARNING, CÉLINE

 

CAROLINE.

Ô ciel ! je ne me trompe pas ! la mère et la sœur d’Édouard.

MADAME WARNING.

Pardon, mademoiselle...

CAROLINE.

Mademoiselle !

MADAME WARNING.

Je ne voudrais pas vous importuner.

CAROLINE.

Vous ! pourquoi ne pas dire toi, comme autrefois ?

MADAME WARNING.

Dois-je me le permettre, aujourd’hui ?

CAROLINE.

Et pourquoi non ? Ma mère (car dès mon enfance je n’en connus jamais d’autre), vous à qui je dois plus que le bon heur, la patience de supporter l’infortune...

MADAME WARNING.

Le temps n’est plus où je pouvais traiter Caroline comme ma fille.

CAROLINE.

Le temps peut-il quelque chose sur l’amour et la reconnaissance ? Ai-je donc mérité cette rigueur et me repousserez-vous, parce que depuis six ans, je suis privée du bonheur de vous embrasser ?

MADAME WARNING, vivement.

Non, ma chère Caroline !

Elle l’embrasse.

CAROLINE.

Ah ! j’ai retrouvé ma mère ! Et toi, Céline, ma sœur, me diras-tu aussi vous ?

CÉLINE.

Oh ! non... Vous voyez bien, ma mère, que votre Caroline est aussi bonne, aussi aimante qu’autrefois.

CAROLINE.

En auriez-vous douté ?

MADAME WARNING.

Pardonne-moi.

CAROLINE.

Mais apprenez-moi, madame, quelle heureuse circonstance vous amène dans cette maison ? bien qu’habitant près l’une de l’autre, une distance immense nous sépare, puisqu’il m’est défendu de vous voir... Auriez-vous reçu des nouvelles d’Édouard ? reviendrait-il enfin ?

MADAME WARNING.

Depuis longtemps, je n’ai rien appris de mon fils.

CAROLINE.

Rien ! pauvre mère !

MADAME WARNING.

Et ce n’est point une circonstance heureuse qui me conduit ici : la nécessité seule me force à m’y présenter.

CAROLINE.

La nécessité !

MADAME WARNING.

Ne pourrais-je voir ta belle-mère ?

CAROLINE, étonnée.

Ma belle-mère !... je vais l’avertir.

Elle va sortir, Céline la retient.

CÉLINE.

Et ton frère... Valérien ? tu ne nous en parles pas ?

CAROLINE.

Hélas ! toujours dans le même état, et pourtant toujours doux, sensible, patient... il pense sans cesse à toi, à ton frère.

CÉLINE.

Qui est-ce qui le conduit à présent ?

CAROLINE.

Moi, quand on veut bien me le permettre ; le plus souvent un domestique.

CÉLINE.

Se rappelle-t-il encore que, toutes les fois que je venais ici, j’étais chargée de ce soin ?

CAROLINE.

Oui... il s’en souviendra toujours.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME WARNING, CÉLINE

 

MADAME WARNING.

Qu’est devenu le temps où chaque jour ma famille et celle de madame Lowe se réunissaient dans cette maison ; où nous mêmes, comme deux sœurs, nous confondions nos plaisirs et nos sentiments ; où d’aimables projets embellissaient le bon heur présent par l’espoir d’un avenir plus heureux encore ? Hélas ! celui sur le quel nos regards s’arrêtaient avec le plus de complaisance, a tout détruit !... Édouard !...

CÉLINE.

Comme je reconnais tout ici ! tout m’y rappelle les jours de mon enfance ! voilà le piano sur lequel Édouard accompagnait Caroline, tandis que nous jouions près de cette table ! Valérien et moi.

On entend les sons d’une flûte.

Ah ! ma mère, écoutez !

MADAME WARNING.

Eh bien ?

CÉLINE.

C’est le son d’une flûte... vous ne vous souvenez pas ?... Valérien... il apprenait... c’est lui, sans doute... c’est Valérien !... je vais...

MADAME WARNING.

Arrêtez, ma fille.

CÉLINE.

Ah ! maman, il y a si longtemps que je ne l’ai vu !

 

 

Scène VII

 

MADAME WARNING, CÉLINE, VALÉRIEN

 

VALÉRIEN, paraît à la porte de sa chambre.

Fritz ! Fritz !

CÉLINE.

C’est lui !

VALÉRIEN.

Ah !

Il écoute.

j’ai cru entendre une voix... qui a retenti jusqu’à mon cœur... mais... non. N’y a-t-il donc personne ici pour me conduire ?

CÉLINE, s’approchant en tremblant.

Me voilà !

VALÉRIEN.

Je ne m’étais pas trompé !... cette voix... toi, qui es-tu ?

CÉLINE.

Tu ne me reconnais plus ?

VALÉRIEN.

Dieu ! c’est ma Céline !

CÉLINE.

Mon bon, mon cher Valérien.

VALÉRIEN.

Chère Céline !... je te retrouve !... c’est à présent que je suis fâché d’être aveugle !

CÉLINE.

M’aimes-tu toujours ?

VALÉRIEN.

Tu vois bien que je vis encore.

CÉLINE.

Oh ! comme j’ai pensé à toi !

VALÉRIEN.

Et moi, quand ils me laissent tous pour aller au bal, au spectacle ; quand je demande en vain s’il fait jour ou s’il fait nuit... Ah ! c’est alors que je t’appelle... tu ne m’abandonnais pas, toi ; tu restais auprès de Valérien... Ils disent qu’il y a dix ans que je suis aveugle... mais tu ne viens plus : il y a un siècle.

MADAME WARNING.

Cher Valérien !

VALÉRIEN.

Qui donc est encore ici ?

CÉLINE.

C’est ma mère.

VALÉRIEN.

Ta mère ! où est-elle ?... ah ! vite, conduis-moi vers elle.

MADAME WARNING.

Mon enfant !

VALÉRIEN.

Oui ! c’est elle : je reconnais cette voix, que j’avais tant de plaisir à écouter... Oh ! quand j’ai entendu quelqu’un une seule fois, c’est pour toujours... votre main... votre main... quel heureux jour pour Valérien !... ma vie est si uniforme !

MADAME WARNING.

Personne ne vient donc te voir ?

VALÉRIEN.

Le capitaine Klinker, cousin de ma mère et tuteur de Caroline, me tient souvent compagnie ; vous ne le connaissez pas, il ne demeure avec nous que depuis peu. Il cherche à me distraire ; il est si bon, il a une brusquerie si aimable !... mais cela ne me console pas des lectures que tu me faisais, ma bonne Céline ; de ta conversation si pleine de charmes !... Céline, donne-moi aussi ta main... que je suis heureux !... ne vous en allez pas, ne me quittez plus... laisse-la moi, cette main... toujours ! tu savais si bien me guider... Ah ! conduis-moi dans le sentier de la vie... conduis-moi jusqu’au tombeau... je puis me passer de voir... mais non me passer d’aimer.

 

 

Scène VIII

 

MADAME WARNING, CÉLINE, VALÉRIEN, LE CAPITAINE KLINKER

 

Au moment où madame Warning et Céline voient le capitaine, elles s’éloignent de Valérien.

KLINKER.

Tu as raison, mon enfant ; l’amour est l’âme de la nature.

Apercevant madame Warning.

Votre serviteur, mesdames.

VALÉRIEN.

Soyez le bien venu, capitaine.

KLINKER.

Petit amour aveugle, comment te portes-tu ?

VALÉRIEN.

Oh ! fort bien... aujourd’hui !

KLINKER.

Voilà l’effet de la beauté ! elle est comme le soleil : un aveugle même en ressent l’approche... Mais, savez-vous bien que ce salon, n’est pas un lieu très convenable pour entendre, ou faire des déclarations d’amour ?

MADAME WARNING.

Monsieur...

KLINKER.

Qu’est-ce ? mon ton vous paraît singulier ? Oh ! je suis un original moi ! mais toute la ville s’est accoutumée à mes manières ; et, j’espère que vous êtes aussi de la ville ; car sans cela, je la quitterais demain.

MADAME WARNING.

C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir...

KLINKER.

Tant pis et je veux vous voir à présent tous les jours pour réparer le temps perdu.

MADAME WARNING.

Voilà un homme d’un caractère étrange.

VALÉRIEN, à madame Warning.

Le capitaine est un excellent homme ; il est gai, il plaisante souvent, mais il n’offense jamais.

MADAME WARNING, à part en soupirant.

Mon fils !

KLINKER.

Petit aveugle, je te prendrai pour faire mon oraison funèbre.

VALÉRIEN.

Il se plaît à me donner des consolations. Il va quelquefois jusqu’à vouloir me prouver que c’est un bonheur d’être aveugle.

KLINKER.

Certainement ! je le soutiens encore.

CÉLINE.

Un bonheur d’être aveugle ?

KLINKER.

Oui, je me fais fort de le démontrer, ma chère enfant... mais pourvu que ce ne soit pas en votre présence ; car deux  yeux bien ouverts ne sont pas encore assez pour vous regarder.

MADAME WARNING.

Vous vous en tirez par une galanterie, monsieur le capitaine.

KLINKER.

Non... tenez, par exemple, est-ce un grand bonheur de voir les coquins qui figurent dans le monde, les sots revêtus des signes du mérite ? non, sans doute, et je le répète nous y gagnerions tous si l’univers était aveugle. D’abord, plus de guerre, chacun resterait bien tranquille chez soi, il y aurait trop de danger à courir le monde ; plus de disputes... au moins sur les couleurs ; plus d’époux infidèles, puisqu’ils n’auraient pas d’yeux pour des beautés étrangères ; jamais un beau cavalier ne ferait tourner la tête à nos dames, elles ne ruineraient plus leurs maris en cachemires, en diamants, en beaux équipages, puisqu’elles ne pourraient plus les faire voir dans les promenades publiques ; et puis quels avantages pour les laides ! on commencerait à faire plus de cas de l’esprit ; les belles ne riraient plus sans raison, car on ne leur pardonnerait plus en faveur de leurs jolies dents ; les petits maîtres ne minauderaient plus ; les hypocrites jetteraient leur masque ; la justice il est vrai demeurerait aveugle, comme elle l’est déjà ; mais l’amour ! oh ! ma foi, l’amour y verrait bien plus clair... bref ! mesdames, si je ne vois avais pas encore vues, et si je con naissais un pays où il n’y eut que des aveugles, je voudrais le devenir à l’instant et je partirais dès ce soir.

VALÉRIEN.

Eh bien ! n’est-ce pas qu’il a prouvé ? n’a-t-il pas raison ?

KLINKER.

Bah ! tu dis cela parce que tu es aveugle,

Regardant Céline.

et moi, à présent, je soutiens le contraire...

VALÉRIEN.

Ah ! si je pouvais seulement voir ma Céline !

KLINKER.

Quelle est donc cette Céline ?

MADAME WARNING.

Sa compagne d’enfance ; Valérien et ma fille ont été élevés ensemble.

KLINKER.

Je ne m’étonne plus s’il est si doux ce matin.

MADAME WARNING.

Autrefois, l’on nous recevait dans cette maison comme des amis.

KLINKER.

Et actuellement ?

MADAME WARNING.

Nous y paraissons en suppliantes.

KLINKER.

C’est dommage que vous n’ayez pas de requête à m’adresser... je serais très disposé à vous être agréable.

 

 

Scène IX

 

MADAME WARNING, CÉLINE, VALÉRIEN, LE CAPITAINE KLINKER, MADAME LOWE

 

MADAME LOWE, avec hauteur.

Vous, ici, madame ! qu’y venez-vous chercher ?

MADAME WARNING.

Votre compassion.

VALÉRIEN, d’un air suppliant.

Maman !

MADAME LOWE.

Que faites-vous dans ce salon, Valérien ?

VALÉRIEN.

Je suis venu appeler Fritz.

MADAME LOWE.

Et qui vous a conduit hors de cette chambre ?

VALÉRIEN.

Leur voix... Ah ! maman, je suis si content !... ma bonne Céline est ici !

MADAME LOWE.

Valérien... je vous avais dit que toutes ces liaisons d’enfance devaient être oubliées.

VALÉRIEN.

Oubliées ?... un aveugle n’oublie jamais.

KLINKER, impatienté, à madame Warning.

Madame, je vous empêche peut-être d’expliquer le sujet de votre visite ; si je vous gène, je me retire.

MADAME WARNING.

Restez, monsieur le capitaine ; je ne rougis pas de mon malheur... madame... celle qu’autrefois vous honoriez du nom de votre amie, avec laquelle vous vouliez bien partager votre fortune, se voit aujourd’hui dans une position fort triste ; ma santé est affaiblie ; ma fille travaille nuit et jour ; mais son zèle ne saurait égaler nos besoins.

MADAME LOWE.

Et monsieur votre fils, ne vous envoie-t-il aucun secours ? c’était un bel esprit, un génie ; il doit avoir fait fortune.

VALÉRIEN, d’un air peiné.

Je veux m’en aller !

MADAME WARNING.

La veuve Blanden n’est plus, madame ; sa mort a éteint une pension qu’on lui payait sur la cassette du prince : son altesse daigna autrefois promettre qu’en circonstance pareille elle se souviendrait de moi...

MADAME LOWE.

Oui, mais c’était dans un temps !

MADAME WARNING.

Mon mari, vous le savez, servit jusqu’à sa mort avec honneur et fidélité !

MADAME LOWE.

Madame paraît oublier que les torts de son fils ont surpassé de beaucoup les mérites de son époux.

MADAME WARNING.

J’avoue a eu des torts ; est-ce à moi de les expier ? ou plutôt ne les ai-je pas déjà expiés cruellement ?

MADAME LOWE.

Les parents sont coupables des fautes de leurs enfants, lors, qu’une mauvaise éducation...

VALÉRIEN.

De grâce, que quelqu’un me reconduise !

MADAME WARNING.

C’est à mon ancienne amie, à la veuve de l’ami de mon que mon fils époux que j’ose m’adresser : voici un placet, si vous voulez le présenter...

MADAME LOWE.

Madame, votre fils a rendu votre nom si fameux que personne ne peut le prononcer devant le prince, et il m’appartient moins qu’à tout autre... j’ai l’honneur de vous saluer.

Elle fait quelques pas et revient.

Si vous écrivez à M. Édouard Warning, rappelez-moi à son souvenir ; et quant à lui, il ne sortira jamais de ma mémoire.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

MADAME WARNING, CÉLINE, KLINKER, VALÉRIEN

 

KLINKER, à part.

Quelle dureté.

À madame Warning.

Est-ce que votre fils se nomme Warning ?... répondez, madame...

MADAME WARNING.

Oui, monsieur, c’est le nom de cet infortuné, qui, par un abus, hélas ! bien coupable, de son esprit, a causé son mal heur et celui de toute sa famille. Nous étions privés de biens et d’appui ; madame Lowe savait, par ses bienfaits, nous faire oublier les torts de la fortune, lorsqu’une fatale satire... Cependant le cœur d’Édouard n’était point ingrat.

KLINKER, préoccupé.

Warning... c’est bien cela !

MADAME WARNING, surprise.

Vous le connaissez ?

KLINKER.

Si je le connais ? Ah ! par ma foi, sans lui il y a longtemps que j’aurais fait le voyage de l’autre monde... J’étais à Venise condamné par tous les médecins, et votre fils m’a guéri.

VALÉRIEN.

Il vous a guéri ! et comment ?

KLINKER.

Je n’en sais rien, vraiment ; mais ce que je sais fort bien, c’est que M. Warning est un très habile médecin.

MADAME WARNING.

Médecin ! vous vous trompez... Il ne sait pas un mot de médecine.

KLINKER.

C’est peut-être pour cela qu’il m’a guéri. Au reste si ce n’est pas lui, c’est quelqu’un qui porte le même nom, et ce nom m’inspirera toujours de l’intérêt. Donnez-moi votre placet ; je m’en charge, et je m’en occuperai dès aujourd’hui.

MADAME WARNING.

Quoi, monsieur ! vous voulez bien, sans me connaître...

KLINKER.

Vous ne me connaissez pas non plus ; mais vous pouvez vous informer du capitaine Klinker, personne ne vous en dira du mal ; c’est beaucoup : pour le bien, on ne le répète jamais.

 

 

Scène XI

 

MADAME WARNING, CÉLINE, KLINKER, VALÉRIEN, CAROLINE

 

Pendant que sa belle-mère était en scène, elle a plusieurs fois regardé à la porte ; tout-à-coup elle entre en courant, et embrassant Céline, elle lui met une petite bourse dans la main.

C’est pour toi que j’ai ménagé cela.

Elle va ensuite à madame Warning, lui baise tendrement la main et disparaît.

 

 

Scène XII

 

MADAME WARNING, CÉLINE, KLINKER, VALÉRIEN

 

CÉLINE.

Maman, dois-je garder ?...

MADAME WARNING.

C’est de bon cœur qu’elle le donne ; nous l’affligerions en refusant.

KLINKER, prenant Céline à part.

C’est une bonne fille que Caroline ! Permettez, mademoiselle.

Il prend la bourse des mains de Céline et l’examine.

Pauvre enfant, que de temps il t’a fallu pour amasser cet or !

Il cache la bourse et y substitue la sienne.

Tenez.

CÉLINE, qui s’aperçoit de l’échange.

Mais, monsieur... ce n’est pas la même bourse...

KLINKER, avec confidence.

Taisez-vous donc, de grâce, taisez-vous !

VALÉRIEN.

Venez ici, mon cher capitaine...

KLINKER.

Que veux-tu ?

VALÉRIEN.

Vous embrasser

 

 

Scène XIII

 

MADAME WARNING, CÉLINE, KLINKER, VALÉRIEN, MADAME LOWE

 

MADAME LOWE, appelant.

Valérien ! Valérien !

Apercevant madame Warning et continuant à s’adresser à Valérien.

Ne vous avais-je pas défendu ?...

MADAME WARNING.

Je vous entends, madame ; je me retire... Viens, ma fille.

Elles s’en vont en faisant une révérence à madame Lowe, qui la leur rend d’un air dédaigneux. À Klinker.

M. le capitaine, il est des personnes que l’on n’oublie jamais.

KLINKER, les reconduisant négligemment.

C’est bien ! c’est bien !

À Valérien à mi-voix.

Petit aveugle, il est bon quelquefois d’être muet.

CÉLINE, en sortant, bas à Valérien.

Toi, ne m’oublie pas.

VALÉRIEN.

Tu t’en vas ?... Pauvre Valérien !... Encore seul.

Le capitaine conduit madame Warning et sa fille jusqu’à la porte du fond, et sort par une autre porte, en portant ses regards vers madame Lowe, d’un air mécontent.

 

 

Scène XIV

 

MADAME LOWE, VALÉRIEN

 

MADAME LOWE.

D’où viennent ces airs d’intelligence, entre madame Warning et le capitaine ? que s’est-il donc passe ?

VALÉRIEN.

Pouvez-vous me le demander ? hélas ! je suis un témoin inutile.

MADAME LOWE.

Tu n’as rien entendu ?

VALÉRIEN.

Rien... si n’est votre dureté pour Céline et sa mère ; vos discours m’ont fait un mal !

MADAME LOWE.

As-tu donc oublié l’insulte d’Édouard envers ta mère ?

VALÉRIEN.

Je voudrais le pouvoir... je l’oublierais sans doute, si chaque jour vous ne preniez soin de me le rappeler. Mais faut-il punir la sœur pour la faute du frère ? Ô maman ! comme vous pourriez soulager mes douleurs en me donnant pour guide...

MADAME LOWE, l’interrompant et cherchant à changer de conversation.

Valérien ! te soulager, te guérir, n’est-ce pas le plus cher de mes vœux ?... Tu ne sais pas le bonheur qui t’attend ?

VALÉRIEN.

Moi !

MADAME LOWE.

Peut-être que bientôt tu n’auras plus besoin de guide.

VALÉRIEN.

Est-ce que je vais mourir ?

MADAME LOWE.

Quelle idée !... j’attends aujourd’hui, la visite d’un célèbre médecin.

VALÉRIEN.

Peut-il me guérir !

MADAME LOWE.

Je l’espère, mon fils.

VALÉRIEN.

Ah ! je verrai donc Céline !

MADAME LOWE, sévèrement d’abord.

Mon fils !...

Tendrement.

N’en parle plus, mon ami...

VALÉRIEN, tandis que sa mère l’emmène.

Si je ne puis voir Céline, qu’on me laisse aveugle !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente le dehors de la ville ; la modeste habitation de madame Warning est au fond ; sur le devant, un berceau de verdure à gauche, à droite l’entrée principale de l’hôtel de madame Lowe ; au premier plan, un pavillon attenant à la maison et quelques arbres ; l’entrée du pavillon fait face au spectateur, et on y arrive par des degrés.

 

 

Scène première

 

BLUM, dans le fond

 

Depuis mon retour dans cette ville, un pouvoir irrésistible me ramène sans cesse vers ces lieux... C’est là qu’habite ma mère, c’est là que sans être aperçu d’elle, j’ai quelquefois le bonheur de la voir... C’est sous ce berceau, témoin des premiers jeux de mon enfance, que je connus Caroline et l’amour... Il me prêtait son ombrage lorsque je composais ces fatales épigrammes... Six années n’ont rien changé à cette retraite... La nature y est toujours aussi belle, aussi jeune... Mais ce cœur que le malheur a flétri, que les passions ont usé, ne saurait renaitre aux plaisirs, à la joie... Un seul espoir me reste et me console... c’est de soulager ma mère ; et de me faire connaître à cette mère chérie, à ma sœur, à ma Caroline, lorsque je serai vraiment digne de leur tendresse, lorsque j’aurai sous ce nom de Blum, sous ces traits changés par le temps et l’infortune, réparé le mal que les torts de ma jeunesse ont fait à ma famille... Oui, c’est le seul parti qui convienne à ma situation.

Il va s’assoir sous le berceau et tombe dans une rêverie profonde.

 

 

Scène II

 

BLUM, KLINKER

 

KLINKER, qui est déjà entré, à part.

Plus je regarde, plus il me semble que je connais cet homme !

BLUM.

Il me souvient que jadis à cette place, près de ce berceau, je plantai un saule... Alors je commençais par les travers de mon esprit à causer les chagrins de ma mère... Le saule n’existe plus... Et les larmes de ma mère coulent encore.

KLINKER.

Ma foi, c’est lui !

S’approchant.

vous à Munich, mon cher docteur ?

BLUM, hésitant.

Monsieur.

KLINKER.

Vous ne me reconnaissez pas ? Ah ! c’est tout simple... Vous m’avez sauvé la vie ! voilà comme vous êtes, vous ! 

BLUM.

Je suis surpris de vous trouver dans ce pays.

KLINKER.

Las de courir le monde, je quittai Venise pour achever mes jours à Munich, auprès d’une de mes parentes, et cette résolution me fut suggérée par l’ennui que me causait le départ de mon cher Warning.

BLUM.

Ne me donnez pas ce nom.

KLINKER.

Pourquoi ?

BLUM.

Ici, je me nomme Blum.

KLINKER.

Blum ! quoi ! vous seriez aussi ce docteur dont toute la Bavière s’entretient depuis deux mois ! et quel motif vous porte à cacher votre nom, quand la moitié des talents que vous possédez suffirait pour rendre célèbre celui du plus honnête homme ?

BLUM.

Tant que je m’appelle Blum, je puis faire quelque bien ; le nom de Warning me rendrait odieux à mes compatriotes.

KLINKER.

Oui, oui... je sais... vos saillies vous ont fait des ennemis.

BLUM.

Sans nombre ! ah ! si quelqu’un me demandait des conseils je lui répéterais sans cesse de laisser les sots en paix... on ignore trop à quel point ils sont dangereux ?

KLINKER.

Vous avez raison : il ne faut pas se battre seul contre une armée.

BLUM.

Sans aucun espoir d’avancement, de protection, de fortune, j’avais quitté ma ville natale, avec le remords affreux d’avoir causé le malheur d’une mère, d’une sœur, d’une maîtresse adorées.

KLINKER.

Vous aviez quitté tout ensemble votre famille et votre maîtresse ! je ne m’étonne plus si vous étiez si triste sous ce beau ciel d’Italie.

BLUM.

J’errai longtemps dans le plus cruel dénuement, enfin la fortune me sourit un instant ; je fus chargé de conduire un jeune comte à l’académie, et de l’accompagner dans ses voyages : c’est là que j’eus occasion d’acquérir quelques con naissances nouvelles, de faire quelques découvertes dans l’art de guérir, et j’en profitai.

KLINKER.

Et la preuve, c’est que me voici.

BLUM.

Mon but était de posséder un jour assez de talents pour forcer mon pays à oublier les écarts de ma jeunesse.

KLINKER.

Mon ami, les hommes oublient, pardonnent tous les excès ; mais une épigramme, une plaisanterie, jamais.

BLUM.

J’en fais la triste expérience, j’arrive en Pavière sous un nom supposé : ces vêtements, six ans d’exil et de chagrins me rendent méconnaissable à tous les yeux ; je cherche toutes les occasions d’être utile, et je recueille tout ce que l’on dit d’Édouard... Hélas ! son nom est encore détesté ! et j’entends répéter chaque jour : c’était un méchant, un cœur ingrat.

KLINKER.

Phrases banales !

BLUM.

Me voilà à Munich près des objets qui me sont les plus chers, sans pouvoir leur apprendre qui je suis ; irai-je me présenter à ma mère, sans avoir les moyens de la dédommager de tout ce qu’elle a souffert pour moi ? Irai-je tromper celle qui m’aimait, la flatter d’espérance s’éloignées, et sans doute mensongères ? Non ! ma détermination est inébranlable, Blum ne redeviendra Édouard Warning que lorsque à force de mérite, il aura reconquis l’amour et l’estime de ses concitoyens.

KLINKER.

Mais n’est-ce pas déjà fait ? la ville retentit du bruit de vos talents.

BLUM.

Savez-vous comment je suis parvenu à me faire un nom ? J’avais guéri beaucoup de pauvres des infirmités les plus graves ; et personne n’avait encore parlé de moi ; enfin, le hasard me conduit chez une petite maîtresse à vapeurs ; elle se croyait mourante et n’avait qu’une migraine ; je la guéris et je vois la foule accourir sur mes pas.

KLINKER.

Mon ami, mon ami ! prenez garde ! vous n’avez pas perdu tout-à-fait le goût de la satire.

BLUM.

Mais ma principale ressource est dans ma mémoire auquel je travaille depuis plusieurs années.

KLINKER.

Un mémoire ! on ne le lira pas.

BLUM.

Peu m’importe, pourvu que le prince le lise ; lui seul peut l’apprécier. C’est le fruit de longues études, l’espoir de mon avancement, de ma renommée, et surtout le seul moyen de soulager ma mère... On m’a dit qu’elle était bien pauvre.

KLINKER.

Elle est pauvre, il est vrai ; mais son infortune n’est rien auprès de son courage, de sa résignation angélique... Je ne la connais que depuis ce matin. Que j’en veux à madame Lowe de m’avoir privé si longtemps du plaisir de connaître madame Warning et l’aimable Céline !... Mon ami, je puis seconder vos, projets : je dois voir le prince pour une autre affaire qui vous intéresse aussi...

BLUM, l’interrompant.

Qui m’intéresse !

KLINKER.

Oui, oui, je vous expliquerai cela... si vous voulez me con fier votre mémoire, je me charge de le remettre à son altesse.

BLUM.

Quoi ! vous  pourriez !... Ah ! vous me rendrez au bonheur... et ma reconnaissance...

KLINKER.

Allez-vous me remercier ? Et vous, ne m’avez-vous pas sauvé la vie ?... Votre mémoire ?

Blum le lui remet.

Voici le moment où le prince donne ses audiences... Adieu, mon ami.

BLUM, très pénétré et lui serrant la main.

Mon cher capitaine, non, je n’oublierai jamais...

KLINKER.

C’est bon, c’est bon ; nous parlerons de cela une autre fois.

 

 

Scène III

 

BLUM, seul

 

Ce brave Klinker ! je ne l’ai vu qu’un instant dans ma vie : il m’offre ses services, il m’a gardé son affection ; et les compagnons, les amis de mon enfance me détestent pour qui ne les ont point atteints, et me repousseraient de leurs bras.

Pause.

Je n’ai pas osé l’interroger sur Caroline lui demander si elle songeait quelquefois au pauvre Édouard... Je tremblais de découvrir quelque nouveau sujet de douleur... Si le temps, si l’ignorance de mon sort et la haine obstinée de sa belle-mère m’avaient banni de sa pensée... Mais, non... non, Caroline, je ne saurais le croire.

Il retourne vers le berceau. Céline sort de la maison, tenant à la main un ouvrage de femme, elle veut aller travailler sous le berceau, aperçoit Blum et s’arrête.

 

 

Scène IV

 

BLUM, CÉLINE

 

CÉLINE, à part.

Un étranger !

BLUM.

Que vois-je !... Ma sœur !... Dieu ! si près d’elle, ne puis-je lui parler ?... Si elle me reconnait !... Oh ! non : elle était si jeune quand je quittai le pays ! Elle me connaît plus par les chagrins de ma mère que par ses propres souvenirs.

CÉLINE, à part.

Il semble vouloir m’aborder ; il a l’air malheureux !

BLUM, très embarrassé.

Oserai-je vous prier, mademoiselle, de me dire... si ce n’est que demeure madame Warning ?

CÉLINE.

C’est ici même, monsieur ; et je suis sa fille.

BLUM.

Sa fille ! Quelle joie pour moi de voir la sœur de mon ami !

CÉLINE.

Quoi ! monsieur ! vous seriez l’ami de mon frère ! pas ici

BLUM.

Nous avons voyagé ensemble en Italie.

CÉLINE, courant vers la maison.

Ma mère ! ma mère !

Revenant.

Oh ! monsieur, qu’elle aura de plaisir à vous recevoir ! Mon pauvre frère !

Elle entre dans la maison en criant.

Ma mère ! venez ! Voici un étranger qui est l’ami d’Édouard.

 

 

Scène V

 

BLUM, seul

 

Qu’ai-je fait ?... je n’avais pas prévu... ma mère !... comment soutenir ses regards ? Fuyons, fuyons... fuir devant ta mère, malheureux !... Elle vient !

 

 

Scène VI

 

BLUM, MADAME WARNING, CÉLINE

 

MADAME WARNING, accourant.

Où est-il ?

CÉLINE, le lui montrant.

Ici.

MADAME WARNING.

Serait-il vrai monsieur ?... Ma fille m’a dit... ah ! je ne puis parler.

BLUM, à part.

Elle m’aime encore !

MADAME WARNING.

Vous l’ayez vu ! il existe ! où est-il maintenant ?

BLUM, toujours très embarrassé.

Il était, il y a peu de temps, à Florence.

MADAME WARNING, à part.

Ces traits... cette voix... si je n’étais sûre...

Haut.

et pense t-il encore à sa famille ?

BLUM.

Il ne respire que pour elle.

MADAME WARNING.

Plus de doute... c’est lui !... ah ! tâchons de nous contraindre...

Haut.

pourquoi me cache-t-il son sort ?

BLUM.

Il est malheureux ! il ne veut pas vous affliger, et puis il fut coupable.

MADAME WARNING.

Et n’a-t-il pas déjà mérité son pardon ?

BLUM.

Non tant que vous souffrirez des suites de ses fautes.

MADAME WARNING, cherchant à se contenir.

Achevez de m’instruire... monsieur... ce dangereux penchant...

BLUM.

Ah ! madame, il a aujourd’hui ce cruel travers en horreur.

MADAME WARNING.

Oh ! si j’en étais certaine !

BLUM.

N’en doutez pas ; une dure expérience, dont il se souviendra toute sa vie, l’a corrigé en l’éclairant : il a appris que c’est par la bienveillance seule qu’on peut rendre les hommes meilleurs, et non en versant sur eux le fiel de la satire.

MADAME WARNING.

Ah ! Céline !

À part.

Je n’y résisté plus,

Haut.

embrasse moi, mon fis !

BLUM, tombant à genoux.

Ma mère !

MADAME WARNING.

C’est maintenant que ta mère est heureuse, c’est maintenant qu’elle est fière de toi !

BLUM.

Ma Céline !!

CÉLINE.

Édouard !!

 

 

Scène VII

 

BLUM, MADAME WARNING, CÉLINE, FRITZ

 

FRITZ, dans le fond.

On dit que par ici que je dois le trouver ; c’était bien la peine de m’envoyer à l’autre bout de la ville ; si l’on m’avait appris au moins quelle mine, quelle tournure il a ce docteur ? Mais courir ainsi tous les quartiers sans savoir seulement...

Il aperçoit madame Warning et salue.

CÉLINE.

C’est le vieux Fritz !... Que désirez-vous, mon ami ?

FRITZ.

Je cherche le docteur Blum, mademoiselle.

BLUM.

Que lui voulez-vous ? c’est moi.

MADAME WARNING, à part.

Lui !

FRITZ.

Ma foi, tant mieux ! ce n’est pas sans peine, dieu merci ! il y a deux heures que je vous cherche partout ; c’est M. le capitaine Klinker qui ma dit que vous étiez ici. Je viens de la part de madame Lowe.

BLUM et MADAME WARNING.

Madame Lowe !

FRITZ.

Oui, monsieur le docteur... elle a recours à votre science.

BLUM.

Et madame Lowe a assez de confiance en moi ?

FRITZ.

Oh ! je le crois bien ! qui n’en aurait pas, d’après tout ce qu’on raconte de vos talents ? Je suis chargé de vous faire toutes les instances possibles.

BLUM, à part.

Le voici donc, ce jour que j’ai tant désiré ! Caroline, je puis encore espérer !...

À Fritz.

J’irai chez madame Lowe.

FRITZ.

Oh ! monsieur si vous guérissez mon jeune maître, toute la maison vous bénira ; je cours prévenir madame.

CÉLINE.

Oh ! comme je... comme Caroline serait contente !

 

 

Scène VIII

 

BLUM, MADAME WARNING, CÉLINE

 

BLUM, à madame Warning.

Si ma mère elle-même a hésité à me reconnaître, madame Lowe ne verra point dans le docteur Blum, cet Édouard si léger que jadis elle n’a connu qu’un moment.

MADAME WARNING.

Mon cher Édouard, fais ce qu’elle désire... Oui... elle m’a bien attristée, bien outragée ; mais puisse-t-elle devoir à mon fils le bonheur du sien ! et que ce soit là notre seule vengeance.

Madame Lowe paraît, madame Warning et sa fille se retirent.

 

 

Scène IX

 

MADAME LOWE, BLUM

 

Fritz entre avec madame Lowe et lui montre le docteur.

MADAME LOWE.

Soyez le bienvenu, monsieur le docteur... comptez sur toute la reconnaissance d’une mère.

BLUM.

J’emploierai tous mes soins, madame.

MADAME LOWE.

J’ai déjà été trompée bien souvent dans mon attente ; mais la réputation dont vous jouissez, me donne de nouvelles espérances.

BLUM.

Je ne puis m’engager à rien, que je n’aie vu votre fils.

MADAME LOWE.

Il est là, dans ce pavillon qu’il préfère au reste de la maison, parce que le chant des oiseaux et le parfum des fleurs y arrivent plus aisément jusqu’à lui... je vais vous l’amener.

Fausse sortie.

BLUM, la retenant.

Je vous prie de ne pas lui dire que je suis ici ; je veux le voir sans lui parler.

MADAME LOWE.

Je vous obéirai, monsieur.

Elle entre dans le cabinet.

 

 

Scène X

 

BLUM, seul

 

Cette précaution n’est pas inutile : un aveugle a des organes si fins !... Valérien, mieux que sa mère, hélas ! mieux que sa sœur peut-être ! reconnaîtrait ma voix et me découvrirait avant le temps.

 

 

Scène XI

 

BLUM, MADAME LOWE, VALÉRIEN, conduit par sa mère

 

VALÉRIEN.

Où allons-nous donc, maman ?

MADAME LOWE.

Pas loin... Reste-là...

VALÉRIEN, tandis que Blum examine attentivement ses yeux.

Pourquoi faire ?

Moment de silence.

vous ne répondez pas ?

À part.

Qu’est-ce que c’est donc !

Haut.

Maman, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit ce matin... Ce docteur, qui pourrait me rendre la vue.

MADAME LOWE.

Eh bien !

VALÉRIEN.

Je ne sais si je dois consentir...

MADAME LOWE, avec inquiétude.

Comment, mon fils, tu hésiterais !

VALÉRIEN.

Oui... on ne connait pas les avantages et les douceurs de mon état... ils sont plus grands qu’on ne l’imagine... Si je ne jouis pas comme vous du spectacle de la nature, je jouis bien mieux des charmes de la musique, de ceux de la conversation ; est-il besoin d’yeux pour s’entretenir avec les personnes que l’on aime, et n’est-ce pas là le premier des plaisirs ?... Le monde est plein de malheureux, que j’ai de joie à les soulager ! croyez-vous que vous entendiez leurs plaintes comme moi ?... Il n’est personne dans la maison, dans ta société, maman qui n’ait pour moi de l’amitié, de la bienveillance ; il serait si facile, si honteux de me tromper ! On s’attache à moi par les soins qu’on me rend, par les efforts que je fais pour les mériter, et personne n’en est jaloux... Si je voyais, ce serait peut-être aux dépens de mon caractère et de mon cœur. J’ai tant de raisons pour être bon ! que deviendrais-je en perdant l’intérêt que j’inspire !... à tout moment on m’oblige, à tout moment j’ai le plaisir d’être reconnaissant... Qu’on me rende la vue, bientôt on ne s’occupera plus de moi.

MADAME LOWE.

Peux-tu le penser, cher Valérien ? Va, tu seras toujours l’objet des soins, de la tendresse de ta mère... Tes illusions que j’aurais voulu moi-même augmenter, doivent maintenant disparaître

Regardant Blum qui paraît satisfait.

devant l’espoir d’un bonheur plus certain.

BLUM, bas à madame Lowe.

Cela suffit.

VALÉRIEN.

Il me semble qu’il y a encore quelqu’un ici ?

MADAME LOWE.

Viens, mon fils, je veux te ramener à ton pavillon... Mais s’il le fallait, tu consentirais, n’est-ce pas ? ta mère t’en supplie, Valérien !

VALÉRIEN.

Eh bien !... puisque vous le voulez.

Il reste avec sa mère dans le pavillon.

 

 

Scène XII

 

BLUM, seul

 

Si mon courage ne m’abandonne pas, si ma main ne tremble point... je dois réussir.

 

 

Scène XIII

 

BLUM, MADAME LOWE

 

MADAME LOWE.

Eh bien, monsieur... quel est votre arrêt ?

BLUM.

Il n’est pas impossible de guérir votre fils.

MADAME LOWE.

Vous croyez ?

BLUM.

Oui, madame.

MADAME LOWE.

Ah ! monsieur, c’est le ciel qui vous envoie ! il a dis ans que j’attendais.

BLUM.

Je ne promets rien, mais j’espère.

MADAME LOWE.

Maintenant, monsieur, je dois penser à vos intérêts, et vous dire quelle est notre position.

BLUM.

C’est inutile, madame.

MADAME LOWE.

Nous sommes riches, monsieur ; mon époux jouissait d’une très grande considération ; si vous rendez la lumière à un fils unique, vous ouvrez pour notre famille le chemin à de nouveaux honneurs : comptez donc sur une récompense proportionnée à un tel bienfait.

BLUM.

Je ne vous dissimule pas que j’exige en effet un prix très haut.

MADAME LOWE.

Quel qu’il soit, vous n’avez qu’à parler.

BLUM.

Je ne veux pas d’argent.

MADAME LOWE.

Comment !

BLUM.

Je m’expliquerai... si je réussis.

MADAME LOWE.

Eh bien !... venez donc, monsieur... je veux préparer mon fils à ce que vous allez entreprendre ; suivez-moi.

BLUM.

Madame, encore une grâce !

MADAME LOWE.

Laquelle !

BLUM.

Il faut vous éloigner pendant les premiers instants... le moindre trouble de votre part, un mot, un cri, la plus légère émotion, qui serait partagée par votre fils, pourrait lui devenir funeste.

MADAME LOWE.

Non, monsieur, je resterai ; mais ne craignez rien... je me contiendrai ; une mère est aussi courageuse que tendre... venez.

Elle l’entraine dans le pavillon, et fait signe à Fritz qui paraît, de les suivre.

BLUM, à part apercevant Caroline qui sort de la maison et se dirige aussi vers le pavillon.

Ciel !... c’est elle ! Caroline ! ma mère ! soutenez mon courage !

Caroline s’arrête, saisie de surprise.

 

 

Scène XIV

 

CAROLINE, seule

 

Qu’ai-je vu ! ce docteur... quelle illusion ! et pourtant... je n’ose plus entrer... je frémis... Voici donc l’instant où Valérien... déjà, peut-être... Ah ! si notre attente était trompée... quelle douleur pour nous ! mais cet étranger... non c’est impossible !

 

 

Scène XV

 

CAROLINE, MADAME WARNING, CÉLINE

 

MADAME WARNING.

Viens, ma fille, je ne puis résister plus longtemps à l’in certitude qui m’accable ; sachons enfin ce qu’il faut craindre ou espérer.

CÉLINE.

Voici Caroline, maman ; elle pourra nous instruire,

À part, avec inquiétude.

je ne vois pas Valérien.

MADAME WARNING.

Chère Caroline...

CAROLINE.

Vous ici madame... dans quel moment !... venez-vous apprendre ?

MADAME WARNING.

Ma chère Caroline, quelle agitation !... qui peut causer le trouble où je te vois.

CAROLINE.

Ah ! vous ne savez pas !

Montrant le pavillon.

Valérien !

MADAME WARNING.

Eh bien !

CAROLINE.

Le docteur Blum... là !

CÉLINE et MADAME WARNING.

Grand Dieu !...

Céline tombe à genoux.

MADAME WARNING.

Le docteur Blum, ma Caroline ! l’as-tu vu ? sais-tu... qu’il est...

CAROLINE.

On ouvre !!

 

 

Scène XVI

 

MADAME LOWE, VALÉRIEN, BLUM, FRITZ, MADAME WARNING, CÉLINE, CAROLINE

 

Valérien les yeux bandés, descend du pavillon, appuyé sur sa mère et suivi de Fritz, Blum les précède.

CÉLINE.

Je n’ose le regarder !

CAROLINE, à part, reconnaissant Édouard.

Mon cœur ne m’avait pas trompée.

MADAME LOWE, à Blum.

Peut-il voir maintenant ?

BLUM, détachant le bandeau.

Oui.

VALÉRIEN.

Je vois ! quelle clarté ! comme c’est beau !

Saisissant la main de Blum.

mon bienfaiteur !

Blum place madame Lowe devant lui, Valérien hésite un moment ; puis étendant les bras et se précipitant dans ceux de madame Lowe, il s’écrie.

ma mère !

Regardant Caroline et cherchant dans ses souvenirs.

vous... je crois vous avoir vue autrefois... mais...

CAROLINE.

Mon frère !...

VALÉRIEN.

Ma Caroline !

À Fritz qui s’avance en pleurant.

tu es le vieux Fritz... toi !

Apercevant Céline qui se tient à l’écart, il veut courir à elle ; Blum le retient.

ah !

BLUM.

Point d’émotions trop fortes !

Bas à madame Lowe.

il faut que pendant quelques jours, on le prive encore de la lumière.

VALÉRIEN, à qui l’on présente le bandeau.

Ah ! je vous le demande en grâce ! une minute, seulement je veux voir ma Céline, quand mes yeux devraient ensuite se refermer pour toujours.

MADAME LOWE.

Mon fils, je t’en prie !

VALÉRIEN.

Je veux la voir !

À Céline.

Céline, est-ce toi ? parle, que j’en sois sûr.

CÉLINE.

Oui, c’est moi.

VALÉRIEN.

Que tu es jolie !

FRITZ, lui présentant le bandeau.

Monsieur Valérien...

VALÉRIEN, pendant qu’on met le bandeau.

Oh ! oui... faites tout ce que vous voudrez maintenant... La figure de Céline me sera toujours présente.

BLUM.

J’ai réussi, madame, permettez-moi de vous apprendre quel prix je mets à mes services.

Madame Warning et Céline s’approchent ; toutes trois attendent avec anxiété ce qui va se passer.

VALÉRIEN.

Dieu ! quel son de voix ! ce docteur... j’ai cru...

MADAME LOWE.

Oui, monsieur, je tiendrai ma promesse : demandez ma fortune, ma vie... vous m’avez rendu mon fils... dans mon bonheur, que pourrais-je vous refuser.

BLUM.

Vous allez me connaître, madame ; je ne veux rien de voir à l’erreur où vous êtes...

CAROLINE, à part.

Ciel !

VALÉRIEN.

C’est lui ! c’est lui, j’en suis sûr... c’est mon frère, c’est mon ami !

MADAME LOWE et FRITZ.

Que veut-il dire ?

VALÉRIEN, éperdu.

Ma mère ! c’est Édouard.

MADAME LOWE.

Édouard !

 

 

Scène XVII

 

MADAME LOWE, VALÉRIEN, BLUM, FRITZ, MADAME WARNING, CÉLINE, CAROLINE, KLINKER

 

KLINKER, à madame Warning.

Eh ! oui, Édouard Warning... quand je vous disais que c’était un savant que votre fils ! vous ne vouliez pas me croire ; vous n’en douterez peut-être plus, à présent que le prince l’a nommé son médecin ordinaire, et qu’il vous accorde, à sa considération, la pension que vous sollicitiez.

À madame Lowe, après un silence.

Eh bien ! madame ?

MADAME LOWE.

Je ne m’attendais pas à trouver Édouard dans celui...

ÉDOUARD.

Ah ! madame, sans l’espoir d’effacer les torts que j’eus autrefois, je n’aurais jamais osé me présenter devant vous ; cet espoir ma soutenu pendant six ans d’exil et de regrets : seul il m’a inspiré l’idée d’acquérir un talent qui pouvait être utile à votre fils... Que de fois l’aurore m’a surpris étudiant encore... le désir de mériter mon pardon ne me laissait aucun repos... Ma mère me l’a déjà accordé ; le prince, en m’honorant d’un titre flatteur, paraît avoir oublié les imprudences de ma jeunesse... vous seule, madame, me repousserez-vous toujours ?

Regardant Caroline.

vous devinez sans doute la ré compense que j’allais vous demander... me la refuserez-vous ?

MADAME LOWE.

Je suis mère... puis-je vous haïr encore ?

KLINKER, à Édouard.

Mais plus d’épigrammes, plus de satires.

ÉDOUARD.

Je n’en ai que trop apprécié les dangers ; et voudrais-je m’y exposer de nouveau, lorsque la mère a retrouvé son fils, que le souverain a daigné accueillir son sujet, et que ce jour, deux fois heureux, me rend une famille et une patrie.

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