Valérie (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 21 décembre 1839.

 

Personnages

 

CAROLINE DE BLUMFELD, jeune veuve

VALÉRIE, son amie

ERNEST, comte de Halzbourg

HENRI MILNER, conseiller

AMBROISE, domestique de Caroline

 

La scène se passe dans une petite ville d’Allemagne.

 

 

ACTE I

 

Un salon donnant sur des jardins ; porte et croisées au fond, et deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

CAROLINE, HENRI

 

CAROLINE.

Quel bon hasard vous amène, mon cher Henri ? Je croyais que les affaires de la chancellerie prenaient toute votre matinée.

HENRI.

Il est vrai, Madame ; mais dans la journée vous faites des visites, le soir vous avez toujours du monde. Le moyen de vous  parler ?...

CAROLINE.

Hier cependant nous étions seuls ou c’est tout comme. Je  n’avais avec moi que ma cousine ; et une personne qui n’y voit pas ne doit pas vous effrayer beaucoup.

HENRI.

N’importe, je n’ai pas osé. L’affaire dont je veux vous entretenir est si difficile à aborder...

CAROLINE.

Je vous devine. Vous allez me parler de l’état de ma fortune. Je connais, mon cher Henri, votre raison, retendue de vos lumières, la tendre amitié qui nous unit dès l’enfance. Je déclare d’avance que tous vos conseils sont excellents ; mais je n’en suivrai pas un seul.

HENRI.

Du tout, Madame ; ce n’est pas là le sujet qui m’amène. Je ne viens pas pour vous parler raison.

CAROLINE.

Ah ! que vous êtes aimable ! C’est peut-être une confidence que vous aviez à me faire ?

HENRI.

Justement !

CAROLINE.

Avez-vous du temps ? êtes-vous pressé ? C’est que j’ai aussi un secret ; et à qui pourrais-je le confier, si ce n’est à mon meilleur ami ? Vous ne savez pas, je vais me marier.

HENRI.

Ah ! mon Dieu ! Depuis quand avez-vous pris cette résolution ?

CAROLINE.

Depuis ce matin, je crois.

HENRI, à part.

Allons, j’ai eu tort de ne pas me déclarer plus tôt.

Haut.

Après un secret comme celui-là, le mien n’aurait plus rien d’intéressant. Nous en causerons une autre fois.

CAROLINE.

Eh ! mais, qu’avez-vous donc ?

HENRI.

Rien ; je vous écoute. Parlons de vous, de votre bonheur.

CAROLINE.

Vous savez que je suis veuve, et que M. Blumfeld, mon mari, m’avait laissé six mille florins de rente ; ce qui était fort bien à lui, sans un maudit procès qui s’est élevé au sujet de sa succession.

HENRI.

Un procès détestable, que vous ne pouvez manquer de perdre, et qui doit vous ruiner.

CAROLINE.

Vous croyez ?

HENRI.

Oui, Madame.

CAROLINE.

C’est ce qu’ils disent tous, et pourtant il n’aurait tenu qu’à moi de le gagner. Ce vieux conseiller, le plus obstiné des hommes, contre lequel je plaidais, et qui voulait absolument m’épouser...

HENRI.

Heureusement qu’il est mort.

CAROLINE.

C’est égal ; il n’y a pas idée d’un entêtement pareil. Imaginez-vous qu’il a un neveu, le jeune comte de Halzbourg, dont vous avez entendu parler.

HENRI.

Je ne crois pas.

CAROLINE.

Il était le cadet d’une famille nombreuse ; et comme il n’avait pas de fortune à espérer, on voulait le faire entrer dans les ordres ; vous vous rappelez, maintenant. C’est lui qui, il y a trois ans, disparut subitement sans que l’on pût savoir ce qu’il était devenu.

HENRI.

Oui ; j’ai de tout cela quelque idée confuse.

CAROLINE.

Eh bien ! Monsieur, pendant cet espace de temps, il a successivement perdu deux frères, et je ne sais combien de cousins ; de sorte qu’il est maintenant riche à millions ; et, en outre, c’est encore à lui que revient, dans ce moment, toute la succession de mon vieux conseiller, à la charge par lui... écoutez bien cette clause du testament, à la charge par lui de terminer ce procès en m’épousant. C’est ce que m’a appris ce matin mon homme d’affaires, et c’est là-dessus que je voulais vous consulter. Quel parti me conseillez-vous de prendre ?

HENRI.

Eh mais ! d’après les premiers mots de votre conversation, il me semble que vous êtes décidée.

CAROLINE.

Jusqu’à un certain point. On dit beaucoup de bien du comte de Halzbourg ; mais peut-être n’est-il pas le mari qui me conviendrait. Je connais très bien tous mes défauts : je suis vive, impatiente, étourdie ; c’est pour cela qu’il me faudrait pour époux quelqu’un de calme, de raisonnable ; enfin, cela va vous faire rire, quelqu’un de votre caractère... si vous m’aimiez, bien entendu.

HENRI.

Comment, Madame, il serait possible ?

CAROLINE.

Après cela, il se peut que le comte de Halzbourg réunisse ces qualités ; et bien décidément je l’épouserai peut-être, non pas pour, moi, mais pour ceux qui m’entourent, et dont il me serait si doux de faire le bonheur ! Ma cousine, surtout ; cette chère Valérie, si aimable, si intéressante ! Pauvres toutes les deux, il faudra nous séparer ! Riche, je ne la quitterai plus ; je l’entourerai de tous les soins que son état réclame. Il est si triste d’être privée de la vue ! Seule au milieu du monde, morte à tous les plaisirs, chercher sans cesse son amie, et même auprès d’elle vivre dans l’absence : autant mourir tout à fait ! Moi, d’abord, je ne pourrais pas exister ainsi.

HENRI.

Vous, sans doute ! Mais Valérie, qui depuis l’âge de trois ou quatre ans est privée de la lumière, ne peut regretter des plaisirs dont elle n’a aucune idée, et bien certainement...

 

 

Scène II

 

CAROLINE, HENRI, AMBROISE

 

AMBROISE.

Madame, c’est une lettre qu’un beau chasseur vient d’apporter pour vous.

CAROLINE, prenant la lettre.

C’est bien.

AMBROISE.

Je l’ai prié bien poliment d’attendre ; il avait un bel habit vert, galonné sur toutes les coutures.

CAROLINE, qui a ouvert la lettre.

C’est du comte de Halzbourg. Il est à quelques lieues d’ici, et me demande la permission de se présenter chez moi... sans doute pour me parler de la clause du testament de son oncle. Une lettre très honnête et très respectueuse ; quel est votre avis ?...

HENRI.

Je n’en ai pas à donner : il ne s’accorderait probablement pas avec le vôtre, et je me mettrais peut-être très mal avec vous en vous conseillant de ne pas le recevoir.

CAROLINE.

D’abord ce ne serait pas convenable, dans la situation où nous sommes. Je ne peux pas me dispenser...

HENRI.

Ne cherchez pas de prétexte ; dites plutôt que vous le désirez.

CAROLINE.

Oui, par curiosité, voilà tout. Cela n’engage à rien. Toi, Ambroise, préviens Valérie que M. Henri Milner est ici, au salon, et qu’il est seul.

À Henri.

Elle vous tiendra compagnie en mon absence. Je vais écrire ma réponse.

Elle sort avec Ambroise.

 

 

Scène III

 

HENRI, seul

 

Oui, j’ai bien fait de ne pas me déclarer hier, c’aurait été pour elle un triomphe de plus. Elle ignorera toujours que je l’aimais. Quelle légèreté ! quelle étourderie ! Que n’a-t-elle les sentiments et le cœur de Valérie ! Ah ! Valérie ! ma seule amie, venez à mon secours !

 

 

Scène IV

 

HENRI, VALÉRIE, conduite par AMBROISE

 

VALÉRIE.

Henri, êtes-vous là ?

HENRI.

Oui, sans doute ; et je désirerais bien vous voir.

VALÉRIE.

Eh ! vite, Ambroise, conduis-moi de ce côté !

Lui tendant la main.

Bonjour, mon ami, je vous ai fait attendre, ce n’est pas ma faute ; je ne vais pas aussi vite que je le voudrais !

AMBROISE.

Oh ! vous allez encore un bon pas, surtout pour moi ! Qui m’aurait jamais dit qu’à soixante-six ans je serais le conducteur d’une jeune et jolie fille telle que vous ?

VALÉRIE, gaiement.

Comme ma cousine me le lisait l’autre jour dans cet opéra français de Richard, tu es mon Antonio.

AMBROISE.

Oui, un Antonio caduc.

VALÉRIE.

Tant mieux. Ta vieillesse me permet de m’acquitter envers toi. Tu me guides, et je te soutiens.

AMBROISE.

Si vous vouliez bien, vous pourriez un jour vous guider vous-même. Vous avez beau dire, je n’ai pas perdu tout espoir.

VALÉRIE.

Mon bon Ambroise, ne parlons pas de cela, je t’en prie ; tu sais bien que les gens les plus habiles de ce pays ont déclaré que c’était impossible.

AMBROISE.

D’accord ; mais un habile homme d’Allemagne peut être un ignorant dans un autre pays. En France, par exemple, si je vous racontais ce qui m’est arrivé, à moi.

HENRI, bas à Valérie.

Valérie ; j’ai besoin de vous parler. Renvoyez-le.

VALÉRIE.

Laissez-lui achever son histoire ; ce vieux serviteur aime à raconter ; je suis pauvre, je n’ai rien. Je le paye en écoutant.

À Ambroise.

Eh bien ?

AMBROISE.

Depuis longtemps j’étais comme vous privé de la vue, et l’année dernière, lors de la mort de M. Blumfeld, mon ancien maître et le mari de madame, je me trouvais avec lui à Paris.

HENRI.

Oui, je sais que tu l’avais accompagné dans ce voyage.

AMBROISE.

Il n’était question alors que d’un savant docteur, le plus célèbre de toute l’Europe, qui faisait, disait-on, des cures merveilleuses. J’y allai par curiosité. Un grand hôtel, des voitures dans la cour, à ce qu’on me dit, du moins, une antichambre immense, où l’on me fait attendre deux heures un quart : enfin on se serait cru chez un ministre.

HENRI.

Eh bien, voyons. Ce docteur t’a guéri.

AMBROISE.

Du tout, Monsieur ! j’étais pauvre ; il ne voulut seulement pas m’écouter ; et je me retirais, lorsqu’un jeune homme, qu’à ses discours je pris pour son élève, m’arrête, et, croyant me reconnaître à mon accent, me demande si par hasard je ne suis pas Allemand.

VALÉRIE.

Eh bien, qu’est-ce que tu as répondu ?

AMBROISE.

J ai répondu ia mein herr ! il n’y avait pas de meilleure réponse. De quelle province ? Souabe. Connaissez-vous Olbruk ? J’y suis né. Quoi, vous êtes d’Olbruk ? combien je suis heureux ! Et moi, jugez comme j’étais fier de trouver à Paris quelqu’un qui connût notre endroit.

HENRI, vivement.

Enfin, c’est lui qui t’a rendu la vue ?

AMBROISE.

Oui, Monsieur. Quel beau jeune homme ! un air noble, distingué ; et quel talent ! comme il m’écoutait parler, celui-là ; et avec tous les développements convenables !

HENRI, souriant.

J’entends ; mais avec ce beau jeune homme et cette physionomie si distinguée, combien cela t’a-t-il coûté ?

AMBROISE.

Je ne vous dirai pas au juste, vu qu’après l’opération il m’a mis vingt-cinq louis dans la main, en me souhaitant un bon voyage !

VALÉRIE.

Comment ! il serait possible !

HENRI.

Je ne puis le croire encore !

VALÉRIE.

Je te remercie, Ambroise ! ton histoire est en effet très singulière ! malheureusement nous ne sommes pas à Paris, et l’on ne fait pas chez nous de pareils miracles !

AMBROISE.

Vous croyez peut-être que j’en impose ?

VALÉRIE.

Non, certainement ; mais que je ne te retienne pas, Ambroise ; je n’ai pas besoin de toi.

AMBROISE.

Merci, Mademoiselle ; car on vient de nous donner des ordres pour ce comte de Habsbourg qu’on attend, ce seigneur qui vient, dit-on, pour épouser madame, et c’est tout au plus si j’aurai le temps nécessaire.

Il sort.

 

 

Scène V

 

VALÉRIE, HENRI

 

HENRI.

Enfin, il est parti !

VALÉRIE.

Eh bien ! que me voulez-vous ?

HENRI.

Vous venez de l’apprendre ; on attend ce comte de Halzbourg, l’un des plus grands seigneurs de l’Allemagne, un millionnaire ; et moi qui n’ai d’autre fortune qu’une modeste place...

VALÉRIE.

Eh bien, qu’importe ?

HENRI.

Qu’importe ! il veut plaire à Caroline, il vient pour l’épouser, et vous ne savez pas que je l’aime, que je l’adore, que personne ne s’en est encore aperçu ?

VALÉRIE.

Excepté moi.

HENRI.

Comment, il serait possible ?

VALÉRIE.

Oui. Depuis quelques jours vous êtes triste, silencieux ; aucun plaisir ne paraît vous toucher : alors j’ai réfléchi, je me suis rappelé...

Elle a l’air de tomber dans une profonde rêverie.

HENRI.

Eh bien ! avez-vous jamais connu quelqu’un de plus malheureux que moi ? Si du moins Caroline savait mon amour ! J’aurais presque le droit de la défendre, de disputer son cœur. Je serais trop heureux de l’arrivée de ce comte de Halzbourg ; mais en ce moment, comment aller le défier ? comment lui contester le titre d’époux, moi qui n’ai pas même celui d’amant ? Il faudra donc être témoin d’un bonheur auquel je n’ai pas le droit de m’opposer. Non. Je veux oublier Caroline, je veux la fuir et m’éloigner à jamais.

VALÉRIE.

Vous éloigner ! croyez-moi, mon ami, c’est un mauvais moyen ; l’absence ne fait rien sur un amour véritable. Vous ne l’oublierez pas, et vous serez plus malheureux !

HENRI.

Que dites-vous, Valérie ! vous parlez de ces tourments comme si vous les aviez éprouvés. Quelqu’un que vous aimez serait-il loin de vous ?

VALÉRIE, avec émotion.

Il n’est pas question de cela. C’est de vous qu’il s’agit.

HENRI.

D’où vient donc ce trouble, celte émotion ? Mon récit vous a rappelé quelques souvenirs douloureux ! Oui, vous avez des peines et vous craignez de me les confier. Caroline a-t-elle seule le droit de les connaître ?

VALÉRIE.

Caroline ne sait rien ; elle qui n’a pas su deviner vos chagrins, aurait-elle pu comprendre les miens ?

HENRI.

Moi, du moins, je suis digne de les partager. Cet espoir seul peut me retenir en ces lieux ; mais si vous me refusez votre amitié, votre confiance, je pars à l’instant même.

VALÉRIE.

Vous partez ! faut-il vous perdre aussi ? vous qui êtes maintenant mon seul ami, vous partez si je ne vous confie mes chagrins ! Que me demandez-vous ? le cours de mon existence offre si peu d’intérêt ! Ignorant toujours ce qui se passe autour de moi, je ne puis dire ce que j’éprouve, et l’histoire de ma vie est celle de mes sensations, de mes sentiments. Est-ce là ce que vous voulez connaître ?

HENRI.

Oui, sans doute.

VALÉRIE.

Eh bien donc, orpheline dès mon bas âge, j’ai gardé de mon enfance un souvenir confus et extraordinaire. Il me semble qu’il y a bien longtemps j’habitais un autre monde dont mon esprit n’a conservé aucune idée fixe ; si ce n’est que nous étions plusieurs, et que tout à coup je me suis trouvée seule ! Depuis, jamais rien de pareil à ce premier souvenir ne s’est offert à moi ! J’étais élevée à Olbruk, au château de la comtesse de Rinsberg, avec Émilie, sa fille, qui était à peu près de mon âge. Les premiers mots qui fixèrent mon attention furent ceux-ci, que j’entendais souvent répéter : Pauvre enfant ! quel dommage ! ce qui me fit supposer que je devais être malheureuse, car jusque-là je ne demandais rien, je ne désirais rien ! Je ne pensais pas ! Nous avions quinze ou seize ans, lorsqu’à une fête publique qui avait lieu à Olbruk, je me trouvai avec la comtesse Émilie, séparée du reste de notre société et entourée de jeunes gens qui ne craignirent pas de nous insulter. Émilie s’évanouit et je me sentais mourir d’effroi, lorsqu’un jeune homme s’élance auprès de nous et prend notre défense ! Ah ! que sa voix fut douce à mon oreille, tandis qu’il cherchait à nous rassurer ! Qu’elle me parut fière et menaçante lorsqu’il ordonna à nos adversaires de nous livrer un passage. J’entendis des injures, un défi ; et tout à coup se fit un grand silence ; il était interrompu par un bruit sinistre et inconnu ; une espèce de cliquetis qui me glaçait de frayeur. En ce moment, un instinct secret semblait m’avertir qu’un grand danger menaçait notre défenseur ! je m’élançai au-devant de lui, en lui tendant les bras ; j’éprouvai une douleur aiguë qui me fit froid, et puis je ne sentis plus rien.

HENRI.

Ô ciel ! vous étiez blessée !

VALÉRIE.

Dangereusement, à ce que j’ai su depuis ! Hélas ! c’était lui qui, sans le vouloir... Mais jugez de mon bonheur ! cet événement avait mis fin au combat, et peut-être sauvé ses jours. Quelques semaines après, quand je revins à la vie, Ernest,

Se tournant vers Henri.

il se nomme Ernest, était installé au château ; il donnait à la comtesse Émilie des leçons de français et d’italien dont je profitais aussi. Avec quel enthousiasme il nous parlait des beaux-arts et de l’amour de la science ! Le feu de ses discours, sa brillante imagination, ouvrirent un monde nouveau devant moi. Alors j’existai. Ces objets inconnus dont il me retraçait l’image étaient tous vivants, animés. Oui, ce beau ciel, ces ruisseaux écumants, ces tapis de verdure, dont il me parlait, je les ai vus ! je voyais quand il était là.

HENRI.

Eh bien ! qu’est-il devenu ?

VALÉRIE.

Depuis trois ans il était mon guide, mon ami ! Tandis que ses nobles récits développaient mon esprit, élevaient mon âme, son amitié attentive veillait sans cesse autour de moi. – J’aurais reconnu sa démarche, le bruit de ses pas. Dans le salon où il entrait, je devinais sa présence. On s’effraya sans doute d’un si tendre attachement, car la comtesse de Rinsberg et sa fille ne me quittèrent plus d’un seul instant ! nous ne pouvions plus nous entendre !... Chaque matin seulement, en signe de son amitié, il me donnait un bouquet que je lui rendais le soir après l’avoir porté toute la journée ; c’était là notre seul entretien ! Enfin un jour il me dit : Valérie, je quitte ce château, l’honneur le veut ; mais je reviendrai, ma vie est avec toi ! Alors je crus mourir ! je sentis avec désespoir la nuit éternelle qui couvrait mes yeux ! Il partait, il ne me laissait rien, pas même son image !

HENRI.

Pauvre Valérie !

VALÉRIE.

J’errais en vain dans ces allées que nous avions parcourues ensemble, sous ces ombrages, près de ces ruisseaux. Hélas ! je ne voyais plus ! À cette époque, mon aimable cousine, madame Blumfeld, vint au château de Rinsberg, fut touchée de mon amitié, m’accorda la sienne et m’amena avec elle dans ces lieux où je croyais trouver la tranquillité ; et où je n’ai rencontré que des souvenirs, des regrets. Croyez-moi, mon ami ; le malheur, c’est l’absence.

HENRI.

Et depuis qu’il est parti, il ne vous a pas écrit une seule lettre ?

VALÉRIE.

Je n’aurais pas pu la lire !

Se tournant vers la gauche.

Mais, écoutez... on vient !

HENRI.

Ah mon Dieu ! serait-ce Caroline ?

VALÉRIE.

Eh bien ! ne tremblez donc pas ainsi. Allons, voilà le moment. Faites votre déclaration.

HENRI.

Je le sens, je n’oserai jamais.

VALÉRIE.

Eh bien ! je la ferai pour vous, et je trouverai moyen d’éloigner le comte de Halzbourg ; car d’après ce que vous m’avez dit, je le hais déjà, et sans le connaître, je le déleste sur parole.

HENRI.

Ah ! que vous êtes bonne !

VALÉRIE.

Vous ne partez plus ?

HENRI.

Non, non, je reste.

VALÉRIE.

Ne vous semble-t-il pas plaisant qu’il y ait ici une intrigue, et que ce soit moi qui la dirige ? J’entends ma cousine. Laissez-nous !

Henri sort.

 

 

Scène VI

 

VALÉRIE, CAROLINE

 

CAROLINE, à la cantonade.

Qu’on mette des fleurs dans le salon, et qu’avant tout on débarrasse la première cour. Dans l’état où elle est, il est impossible qu’une voiture puisse y entrer.

VALÉRIE.

Eh mon Dieu, cousine ! tu attends donc des gens à équipage !

CAROLINE.

Oui, la personne avec qui je plaide.

VALÉRIE.

Et quel est le but de cette visite ?

CAROLINE.

Un arrangement à l’amiable ! Et que sait-on ? Il a le bon droit de son côté ; mais je suis jeune, jolie...

VALÉRIE.

Jolie ! Dis-moi, cousine, qu’est-ce que c’est que d’être jolie ?

CAROLINE.

Mais c’est... de plaire.

VALÉRIE.

Et moi, suis-je jolie ?

CAROLINE.

Ordinairement, entre femmes, on n’en convient pas ; mais avec toi c’est sans conséquence, et je puis le l’accorder.

VALÉRIE, avec satisfaction.

Tant mieux. – J’ignore pourquoi, mais ce que tu me dis là me fait plaisir. Eh bien donc, continue.

CAROLINE.

Il est même déjà question de mariage. Je n’en serais pas éloignée ! Moi, je ne m’en cache pas, j’ai un faible pour la richesse, peut-être parce que tout le monde en médit, et que ma générosité naturelle me porte à me ranger du parti des opprimés. Enfin je l’aime d’inclination, non pour elle-même, mais pour la considération, et surtout pour les envieux qu’elle procure. – Je ne peux pas souffrir qu’on me plaigne ; et quand j’entends dire tous les jours avec une pitié maligne : Cette pauvre madame Blumfeld, se trouver sans protecteur, sans fortune, quel dommage ! Quand j’y pense, je deviendrais millionnaire... ne fût-ce que par dépit !

VALÉRIE.

Et c’est pour de pareils motifs que tu veux vendre ton bonheur ?

CAROLINE.

Non ; mais je veux assurer le tien. Si j’épouse le comte de Halzbourg, Valérie, nul événement ne pourra plus nous séparer ; rien au monde ne m’empêchera de passer ma vie avec toi. Tu vois donc bien que, quoi qu’il arrive, je suis certaine d’être heureuse.

VALÉRIE.

Chère Caroline, combien je te remercie ! Mais tu es dans l’erreur, et ce serait, au contraire, si tu épousais le comte de Halzbourg qu’il faudrait nous quitter à l’instant même.

CAROLINE.

Et pourquoi donc ?

VALÉRIE.

Si je m’étais chargée de défendre un ami, un ami qui t’aime réellement, serait-il convenable que je devinsse la première cause de son malheur ?

CAROLINE.

Eh mon Dieu ! quelle est donc la personne à qui tu t’intéresses si vivement ? J’y suis : le colonel Saldorf ?

VALÉRIE.

Du tout.

CAROLINE.

L’intendant Kelmann ?

VALÉRIE.

Encore moins. Faut-il que ce soit moi qui te l’apprenne ?

CAROLINE.

Écoute donc, je vois tant de monde !

VALÉRIE.

Je suis donc bien heureuse de ne pas voir, car j’ai découvert sur-le-champ le seul de tous ceux-là qui t’aimât sincèrement ; et quel autre serait-ce que le bon, l’aimable Henri Milner ?

CAROLINE.

Ah ! le pauvre jeune homme ! C’est justement lui que j’ai pris pour confident, et à qui tout à l’heure encore j’ai demandé conseil ; j’ai toujours eu tant d’amitié pour lui !

VALÉRIE.

Il t’en aurait bien dispensée dans ce moment-là.

CAROLINE.

Comment deviner qu’il m’aimait ? Il ne m’en parlait jamais, ne me flattait pas, me grondait toujours. C’était moins un ami qu’un gouverneur sévère...

VALÉRIE.

Oui, c’est cela ; un maître, un guide, un ami ; moi, je l’aurais reconnu ! Voilà celui qu’il t’est permis d’aimer et d’épouser. C’est auprès de vous que je serais heureuse de passer mes jours. Qu’ai-je besoin d’opulence, de trésors, de riches parures ? Pour moi, c’est inutile. Ce qu’il me faut, c’est ton amitié, c’est la sienne. J’ai besoin d’être entourée de gens heureux qui veuillent bien m’admettre dans leur bonheur ; ce partage-là n’appauvrit pas. Et si tu savais comme il t’aime ! si tu avais été témoin de sa tristesse, de son désespoir !

CAROLINE.

Comment, il se pourrait !

VALÉRIE.

Tu ne t’aperçois donc de rien ? Moi, je ne pouvais le voir ;

Lui prenant la main.

mais sans qu’il parlât, je l’entendais ; je sentais sa main trembler dans la mienne. Ô ciel ! comme toi dans ce moment ; tu es émue, agitée. Oh ! que j’ai bien fait de lui promettre !... N’est-ce pas, Caroline, tu l’aimes, tu vas te rendre, et je cours lui dire que j’ai gagné sa cause ?

CAROLINE, la retenant.

Mais, un instant.

À part.

Avec elle, c’est terrible, on se croit en sûreté, et l’on se laisse surprendre.

Haut.

J’avoue qu’un tel hommage a droit de me flatter. Peut-être me fait-il découvrir en mon cœur des sentiments que j’étais loin d’y soupçonner ; et je crois qu’un jour...

VALÉRIE.

Cela ne me suffit pas. Il faut l’aimer, et sur-le-champ.

CAROLINE.

Eh mais, cousine, un instant. Je l’aimerais d’abord que je n’en conviendrais pas, et...

S’arrêtant.

Quel est ce bruit ?

VALÉRIE, écoutant.

C’est une voiture. Elle entre dans la cour.

CAROLINE, regardant par la fenêtre.

Oh ! le magnifique équipage ! Quels beaux chevaux ! Quelle livrée élégante ! Eh mais vraiment, c’est un landau !

VALÉRIE.

Un landau ?

CAROLINE, regardant toujours.

Oui. Ah ! que je te plains !

 

 

Scène VII

 

VALÉRIE, CAROLINE, AMBROISE

 

AMBROISE.

M. le comte de Halzbourg monte les degrés du perron.

VALÉRIE.

Le comte de Halzbourg ! J’aurais dû m’en douter.

CAROLINE.

Eh mon Dieu ! je ne l’attendais pas sitôt. En causant avec toi je l’avais oublié. Je ne peux pourtant pas me montrer ainsi ; il faut que j’ajoute quelque chose à ma toilette.

VALÉRIE.

Puisque tu veux le congédier...

CAROLINE.

C’est égal ; ce n’est pas une raison pour lui faire peur. Tu vas le recevoir, n’est-ce pas ?

VALÉRIE.

Moi ! je n’ai que faire ici, et ne reviendrai qu’après son départ.

CAROLINE, à Ambroise.

Priez-le d’attendre dans le petit jalon. Je suis à lui dans un instant. Il n’y a rien de plus terrible au monde qu’une visite de cérémonie qui vous arrive à l’improviste.

VALÉRIE.

Ambroise ! es-tu là ? Conduis-moi dans mon appartement.

À part.

Ah ! le maudit landau ! il vient de renverser tout ce que j’avais fait.

Elle sort, conduite par Ambroise qui l’accompagne jusqu’à la porte de son appartement, et qui après sort par le fond.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE HALZBOURG, CAROLINE, en grande parure

 

CAROLINE.

Que de pardons j’ai à vous demander, monsieur le comte ! Vous avez attendu.

LE COMTE.

C’est moi, Madame, qui ai des excuses à vous faire. Oser me présenter ainsi en habit de voyage ! J’ai couru toute la nuit, tant j’avais hâte d’arriver.

CAROLINE.

Eh mon Dieu ! vous devez être horriblement fatigué !

LE COMTE.

Oui, d’abord ; mais depuis quelques lieues, je ne m’en aperçois plus. Un beau pays ! des chemins superbes.

CAROLINE.

Que dites-vous ? Des routes affreuses ! des précipices, des fondrières ! Tous les jours il arrive des accidents.

LE COMTE.

Vraiment, vous m’effrayez, et je vais vous prier de faire des vœux pour moi, qui suis obligé de continuer mon voyage.

CAROLINE.

Comment, Monsieur, vous repartez ?

LE COMTE.

Oui, Madame ; des affaires indispensables... Il faut que je sois ce soir à Olbruk ; mais, avant, je vous ai fait demander un instant d’entretien pour vous parler au sujet de ce testament...

CAROLINE.

Voilà justement ce que je ne souffrirai pas. Quand on a passé une nuit en voiture, il faut d’abord songer a se reposer ; et je vais donner des ordres pour vous faire préparer un appartement.

LE COMTE, la retenant.

Mais, Madame, j’ai eu l’honneur de vous dire...

CAROLINE.

J’ai très bien compris. L’idée la plus déraisonnable/ Vous irez demain à Olbruk, et aujourd’hui vous dînerez avec nous ; sans cela, je ne parle point d’affaires ; vous en serez réduit à traiter avec mon procureur ; et si vous êtes pressé, je vous plains ; car il n’a jamais pu finir un procès.

LE COMTE.

Voilà une perspective beaucoup plus effrayante que les précipices et les fondrières dont vous me menaciez tout à l’heure ; car c’est avec vous seule, Madame, qu’il me serait doux de m’entendre. C’est vous seule que je veux prendre pour juge. – Daignez donc, je vous prie, m’accorder dix minutes d’audience. – Vous savez qu’il s’agit...

CAROLINE.

De plaider ou de m’épouser. Tel est l’état de la question ; si vous tenez à mon avis, je vous ai déjà déclaré que d’aujourd’hui vous n’auriez pas de moi un seul mot sur ce chapitre. Quant à vos intentions à vous, Monsieur, il est un moyen très  simple de me les faire connaître. Si vous consentez à rester, je regarderai cette démarche comme les préliminaires d’un traité de paix. Mais si, malgré mes instances, vous voulez absolument partir pour Olbruk, je croirai, Monsieur, que vous aimez les procès, et je regarderai votre départ comme une déclaration de guerre.

Elle lui fui la révérence et sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul

 

Eh mais, voilà un ultimatum très aimable et très embarrassant. C’est une charmante femme que madame Blumfeld, et je ne voudrais pas, comme elle le dit, commencer les hostilités. Cependant rien au monde ne me ferait retarder d’une heure mon arrivée à Olbruk. À mesure que j’approche du but de mon voyage, j’éprouve une émotion, une impatience... C’est fini, je pars, je risque la déclaration de guerre.

Appelant.

Holà ! quelqu’un ! – Demain, après-demain, je reviendrai, et je tâcherai de faire ma paix. – Eh bien ! viendra-t-on ?

 

 

Scène III

 

LE COMTE, AMBROISE

 

AMBROISE.

Voilà, voilà. Ces grands seigneurs ont la parole haute. Mais le prétendu a bonne tournure.

Haut.

L’appartement de monsieur le comte est préparé.

LE COMTE.

Je le remercie, je n’en profiterai pas ! Dis à mes gens que je repars à l’instant.

AMBROISE, à part.

C’était bien la peine, après tout le mal que je me suis donné ce matin.

Haut.

Je vais dire de faire avancer la voiture de monseigneur.

LE COMTE.

Oui, c’est cela !

AMBROISE, prêt à s’en aller.

C’est agréable de recevoir des personnages importants, des gens à équipage. Voilà notre cour encombrée de tous les mendiants des environs.

LE COMTE, avec un peu d’impatience.

Eh bien ! qu’on les renvoie.

AMBROISE.

C’est bien aisé à dire. Il y a là surtout un aveugle qui fait un bruit...

LE COMTE, vivement.

Un aveugle, dis-tu ? Tiens, donne ma bourse à celui-là.

AMBROISE, étonné, et regardant la bourse.

Qu’est-ce que cela signifie ?

S’avançant et regardant le comte.

Ah ! mon Dieu ! voilà une ressemblance... et si vous n’étiez pas monseigneur, je croirais que vous êtes ce brave jeune homme... qui l’année dernière... à Paris... chez le docteur Forzano...

LE COMTE, avec dignité.

Hein ? qu’y a-t-il ?

AMBROISE.

Pardon, Monseigneur, je me trompe sans doute. Il me semblait au premier coup d’œil... Mais quelle différence ! ce bel équipage ! ces grands laquais ! Monseigneur est bien mieux.

À part.

L’air plus noble d’abord.

LE COMTE.

Qu’avez-vous donc ? que voulez-vous dire ?

AMBROISE.

Rien, Monseigneur, je croyais reconnaître les traits...

Le regardant.

Allons, allons, au fait, il y a quelque chose.

Haut.

Les traits d’un jeune homme que j’avais vu à Paris, et qui m’avait parlé d’Olbruk, ma patrie.

LE COMTE.

Ah ! ah ! tu es d’Olbruk ! tu connais le château de Rinsberg ?

AMBROISE.

Si je le connais ! Ces quatre grandes tourelles...

LE COMTE.

Je veux parler de ses habitants. Peux-tu me donner des nouvelles de la comtesse de Rinsberg, de sa fille Émilie, et de cette jeune personne qui était chez elle, Valérie ?

AMBROISE.

Mademoiselle Valérie ! elle est ici, chez madame Blumfeld, son amie.

LE COMTE, vivement.

Elle est ici !

Se remettant.

Et bien, mon ami, je reste ; c’est bien. Dis à madame Blumfeld que j’accepte l’appartement qu’elle a eu la bonté de m’offrir. Il faut aussi que je lui parle... mais auparavant, écoute, y a-t-il ici un homme d’affaires, un notaire ?

AMBROISE.

Pas précisément. Il n’y en a qu’un pour cette résidence et les trois villages voisins ; de manière que quand il se trouve le même jour un mariage et un testament...

LE COMTE.

C’est bien. Envoie-le chercher à l’instant, qu’il vienne me parler ici, en secret ; en secret, entends-tu bien ? et surtout n’en dis rien à personne.

AMBROISE.

J’entends ; cette fois-ci, ce ne sera pas pour un testament.

Pesant la bourse.

Allons, puisque notre jeune maître a une prédilection pour les aveugles, je vais toujours donner cela à mon ancien confrère,

À part.

et un peu aux autres, parce que ce n’est pas leur faute s’ils ne jouissent pas des mêmes avantages personnels.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul

 

C’est maintenant que je suis le plus heureux des hommes, et que je crains de ne pouvoir supporter l’excès de ma joie.

Regardant par la gauche.

On vient de ce côté. C’est elle ! C’est Valérie !

 

 

Scène V

 

LE COMTE, VALÉRIE

 

VALÉRIE, sortant de son appartement.

Ambroise ! Ambroise ! Je voudrais bien savoir si le comte est parti. Ambroise avait promis de venir me reprendre ; et moi, quand on m’oublie...

Entendant le comte qui a fait quelques pas vers elle.

Ah ! te voilà ! Viens ; donne-moi la main !

Le comte s’avance et saisit sa main.

Eh mais, ce n’est pas la main d’Ambroise !

Avec une émotion marquée.

Ô Ciel ! est-il possible !

Mettant son autre main sur son cœur.

Voilà ce que j’éprouvais autrefois.

Au comte.

Qui que vous soyez, si vous n’êtes pas lui, ne me répondez pas, et laissez-moi mon erreur. Ernest, est-ce toi ?

LE COMTE.

Valérie !

VALÉRIE.

Dieu ! Il ne m’a donc pas oubliée !

LE COMTE.

Oui, c’est Ernest qui, fidèle à sa promesse, revient te défendre, te protéger. Veux-tu me rendre mes droits, me permettre d’être encore ton guide, ton ami ! Valérie, le veux-tu ?

VALÉRIE, écoutant toujours.

Parle, parle encore, j’ai besoin de t’entendre ; il y a si longtemps que ta voix n’a retenti à mon oreille !

LE COMTE.

J’allais te chercher à Olbruk, au château de Rinsberg, dans ces lieux qui me rappelaient tant de souvenirs.

VALÉRIE.

Que vous est-il arrivé ? qu’êtes-vous devenu ? que de choses vous aurez à me raconter ! vos peines, vos chagrins, vos dangers, songez, mon ami, que je veux tout savoir.

LE COMTE.

Et vous, Valérie, pendant ces trois années d’absence, que faisiez-vous ?

VALÉRIE.

J’attendais. Et si vous saviez, Ernest, combien pour moi les instants s’écoulent lentement ! Vous, du moins, vous pouvez les compter ; mais moi ! j’ignore ce que vous appelez des jours, des semaines, des mois ; depuis votre absence, ce n’est qu’une nuit, mais qu’elle fut longue ! Enfin, n’en parlons plus ; il me semble qu’elle est finie, et que je m’éveille. Vous voilà !

LE COMTE, souriant.

Oui ; vous avez raison, c’est le jour qui revient ; je l’espère du moins.

VALÉRIE.

Et c’est pour moi que vous retourniez à Olbruk ?

LE COMTE.

Oui, Valérie, j’y allais pour vous épouser.

VALÉRIE.

Que dites-vous ? Moi, Ernest ; moi, votre femme !

LE COMTE.

Je suis libre et maître de mon sort. Quel qu’il soit, voulez-vous le partager ?

VALÉRIE.

Ah ! si je n’écoutais que mon cœur, je serais peut-être assez égoïste pour accepter ; mais il est bien temps qu’à mon tour je pense à votre bonheur.

Le cherchant de la main.

Mon ami, où êtes-vous ? écoutez-moi. Quand vous m’avez quittée, j’ignorais les idées, les opinions d’un monde qui m’était étranger. Depuis, ce que j’ai entendu, ce que j’ai cru comprendre m’a fait réfléchir sur vous, sur moi-même, et dans l’état où je suis, je ne consentirai jamais à unir votre sort au mien.

LE COMTE.

Valérie !

VALÉRIE.

Je ne rougis point de mon manque de fortune, vous êtes assez généreux pour me le pardonner. Mais je ne vous porterai point en dot le malheur qui m’accable ; je ne condamnerai pas celui que j’aime à des soins, à des égards continuels qui ne coûteraient rien !... à vous, je le sais, mais à celle qui les reçoit ! Oui, Ernest, soyez encore mon guide, mon ami ; ne m’abandonnez pas, car je ne pourrais y survivre ; mais qu’une autre que moi soit votre femme, votre compagne ; j’en aurai la force, le courage. Plus qu’une autre je puis supporter cette idée, car je saurai votre bonheur, et du moins je ne le verrai pas.

LE COMTE.

Ah ! Valérie ! si vous m’aimiez, auriez-vous le courage de me parler ainsi ?

VALÉRIE.

Eh ! c’est parce que je vous aime que je vous refuse ! Ernest, je ne veux pas vous affliger ; mais nous ne serions pas heureux ; tout ne serait pas commun entre nous ; vous auriez des plaisirs que je ne pourrais partager, et songez, Monsieur, si je devenais jalouse ! cela peut arriver, je le sens, et très aisément, j’en mourrais d’abord ! Vous voyez donc bien que, pour notre bonheur à tous deux, il faut que je sois toujours votre sœur et votre amie ?

LE COMTE.

C’est là votre résolution ?

VALÉRIE.

Oui, inébranlable comme l’amour que j’ai pour vous.

LE COMTE.

Et si par hasard vous veniez à recouvrer la vue ?

VALÉRIE, souriant.

Pour cela, mon ami, vous savez bien que c’est impossible.

LE COMTE.

Mais enfin, si l’on vous proposait d’essayer !

VALÉRIE.

Je crois que je refuserais.

LE COMTE.

Et pourquoi ?

VALÉRIE.

Parce qu’une pareille tentative me donnerait des idées... un espoir qui, s’il était déçu, me rendrait l’existence insupportable, tandis que, telle que je suis, je ne désire rien, je me trouve heureuse... du moins depuis quelques instants.

LE COMTE, la regardant.

Ah ! que vous le seriez davantage, si vous connaissiez comme moi le bonheur de voir ce qu’on aime !

VALÉRIE.

Je suis moins à plaindre que vous ne croyez. Tenez, mon ami, je vous vois.

LE COMTE.

Vous, Valérie !

VALÉRIE.

Oui, tous vos traits sont là, mon imagination me les représente, et je suis sûre qu’elle est fidèle.

LE COMTE.

Quoi ! vous croyez que si la vue vous était rendue, vous pourriez me reconnaître ?

VALÉRIE.

Sur-le-champ ; et jugez donc quel avantage j’ai sur vous ! Je vous ai entendu parler de la vieillesse, des ravages du temps. Pour moi, ils seront insensibles ; vous serez toujours le même ; je n’aurai pas le chagrin de voir vos traits s’altérer, se flétrir. Ils seront comme mon amitié ; ils ne vieilliront pas !

LE COMTE.

Et ces merveilles qui vous environnent et que vous ignorez ; ce beau ciel dont l’aspect est si consolant ; ce spectacle imposant dont vous semblez exclue, et qui doublerait de prix si je pouvais l’admirer avec vous ; et ce bonheur plus doux encore de s’entendre d’un regard, de lire dans les yeux d’un ami, de pouvoir tracer ces caractères chéris qui rapprochent et les temps et les lieux... En décrivant, Valérie, il n’y a plus d’absence !

VALÉRIE.

Ah ! voilà ce que je craignais. Pourquoi me tenter ainsi ? Pourquoi me donner l’idée d’un bonheur dont je ne pourrai jamais jouir ?

LE COMTE.

Et si rien n’était plus facile ? Si ce miracle ne dépendait que de vous, de votre courage ?

VALÉRIE.

De moi ! Parlez. J’exposerais ma vie pour être digne de partager la vôtre !

LE COMTE.

Eh bien, j’ai un ami qui vous est dévoué ; et si le ciel ne trompe point mes espérances, il saura vous rendre à la lumière. Daignez vous confier à ses soins, à son zèle, et dès ce soir je vous mène auprès de lui. Quoi ! vous hésitez ?

VALÉRIE.

Non ; mais l’idée seule me rend toute tremblante. Songez bien, Ernest, à ce que je vous ai dit ! Rien ne pourra changer ma résolution, et si ce projet ne réussit pas, il faut renoncer à jamais à l’espoir d’être à vous !

LE COMTE.

N’achevez pas ; ne m’offrez pas une pareille idée. Dites-moi seulement que vous acceptez.

VALÉRIE.

Mon ami, ayez pitié de moi ; laissez-moi quelques instants, jusqu’à ce soir.

LE COMTE.

Eh bien ! à ce soir. Valérie, vous rappelez-vous le château de Rinsberg, et me donnerez-vous encore votre bouquet ?

VALÉRIE.

Quoi ! vous n’avez point oublié notre ancien gage d’amitié ?

LE COMTE.

Aujourd’hui, si je le reçois, je le regarderai comme un gage d’amour, comme un consentement à notre union. Mais on vient. Adieu, adieu, Valérie.

VALÉRIE.

Vous me quittez ?

LE COMTE.

Pour quelques instants. Je vais tout préparer ; à ce soir. Vous consentirez, n’est-ce pas ?

Il sort en saluant Henri, qui vient d’entrer par le fond.

 

 

Scène VI

 

VALÉRIE, HENRI, qui regarde sortir le comte

 

HENRI, à part.

Il nous laisse, c’est fort heureux.

Haut.

Ah ! Valérie, je vous cherchais ; rien n’égale la fatalité qui me poursuit.

VALÉRIE.

Quel dommage ! je suis si heureuse, je voudrais que tout le monde le fût. Dites-moi vite votre chagrin.

HENRI.

J’ai vu Caroline ; je lui ai parlé, et après avoir bien hésité, je lui ai déclaré mon amour.

VALÉRIE, souriant.

La belle avance ! Je le lui avais déjà dit.

HENRI.

Je le sais, mais c’est égal, j’ai eu le courage de le lui répéter.

VALÉRIE.

Eh bien ?

HENRI.

Elle a ri d’abord ; mais elle paraissait émue. Je sollicitais un aveu ; je voulais savoir si j’étais aimé. Enfin, elle m’a promis de me le dire après le départ de M. de Habsbourg.

VALÉRIE.

Il me semble que c’est déjà quelque chose.

HENRI.

Mais c’est que le comte ne part pas ; il ne partira jamais. Il aime madame de Blumfeld ; il veut l’épouser ! Elle convient elle-même qu’en restant dans ces lieux il le lui a déclaré formellement. Et le plus terrible, c’est qu’il est fort aimable, du moins à ce qu’elle prétend.

VALÉRIE.

Vraiment !

HENRI.

Mais vous devez le savoir aussi bien qu’elle.

VALÉRIE.

Non, je ne lui ai pas parlé.

HENRI.

Il vous quitte dans l’instant. Ce jeune seigneur que j’ai vu sortir d’ici...

VALÉRIE, avec joie.

Vous ne savez pas ? C’est Ernest !

HENRI.

C’est le comte de Halzbourg.

VALÉRIE.

Que dites-vous ?

HENRI.

Je n’en saurais douter ; j’étais présent à son arrivée.

VALÉRIE.

Lui ! vous vous trompez, il n’a point de titres, de richesses ; il me l’aurait dit.

HENRI.

Qu’il vous l’ai dit ou non, c’est le comte de Halzbourg ; et c’est là celui que vous aimiez ?

VALÉRIE.

Oui, et quel qu’il soit, il est digne de ma tendresse : c’est le plus noble, le plus généreux des hommes ! Si vous saviez quel motif le ramène ici ! C’est pour moi, pour moi seule qu’il revenait...

HENRI.

Plût au ciel ! Mais malheureusement je suis certain que c’est  pour madame de Blumfeld ; car vous, Valérie, il ignorait que vous fussiez en ces lieux, et il devait toujours vous croire à Olbruk.

VALÉRIE.

Il connaissait Caroline, et il ne m’en a pas parlé ! Et cet amour, ce mariage... Cela n’est pas possible, puisque tout à l’heure encore il m’offrait sa main.

HENRI.

Je ne vous comprends pas ; vous doutez de tout. Vous ne savez donc pas, Valérie, quels desseins peut concevoir un homme riche qui se croit sûr de l’impunité ! Pourquoi vous cacher et son nom et son rang, quand il ne le laisse point ignorer à madame de Blumfeld ? Il est donc certain que j’ai raison, et que c’est elle qu’il a l’intention d’épouser.

VALÉRIE.

Eh ! de grâce, dispensez-vous de m’en donner tant de preuves !

HENRI.

Pardon ! Mais c’est que vous n’êtes pas, comme moi, à même de tout observer. On dit qu’il est fort bien, fort agréable. D’abord, il n’a pas produit sur moi cet effet-là. Il ne m’a pas paru bien du tout ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a dans sa physionomie un air de fausseté et de mystère ; et vous seriez de mon avis, si vous pouviez en juger...

VALÉRIE.

Attendez. Au moment de me quitter, il a hésité. Je me rappelle qu’il tremblait. Oui, j’en suis sûre, il était troublé. Mais comment soupçonner sa perfidie ? Sa voix était toujours la même ; j’avais toujours le même plaisir à l’entendre... Non, mon ami, non, rassurez-vous, il ne voudrait pas me tromper. Ce serait trop facile.

 

 

Scène VII

 

VALÉRIE, HENRI, AMBROISE

 

HENRI.

Que demande Ambroise ?

AMBROISE.

M. le comte de Halzbourg n’est pas ici ?

HENRI.

Que lui veux-tu ?

AMBROISE.

C’est que le notaire qu’il a envoyé chercher en grande hâte  vient d’arriver. Il est là...

VALÉRIE.

Un notaire ! et pourquoi ?

AMBROISE.

Vous ne le devinez pas ? Ce n’est déjà plus un secret dans notre petite ville. C’est tout naturel, un si beau parti !

HENRI.

C’est cela même. Déjà le contrat de mariage ! Il ne doute de rien, et veut terminer à l’instant.

VALÉRIE, à Ambroise.

Quoi ! c’est pour cette raison qu’il a fait demander un notaire ?

AMBROISE.

Ah ! mon Dieu ! il m’avait défendu d’en parler. Mais à vous deux qui êtes les amis de la maison, on peut tout dire, il n’y a pas de risque. Et M. le notaire qui attend.

Il sort.

HENRI.

C’est évident. Ils s’entendaient ensemble. Madame de Blumfeld elle-même ne cherchait qu’un prétexte pour m’abuser, pour m’éloigner. Mais je ne le souffrirai pas. Je cours trouver le comte de Halzbourg...

VALÉRIE.

Ô ciel ! perdre Caroline ! la compromettre ! Henri, en avez-vous le droit ?

HENRI.

Non. – Aussi, ce n’est pas pour elle. –Mais pour vous dont je dois être l’appui, le défenseur ; je me reprocherais toute ma vie de vous avoir laissé outrager ainsi, et bien certainement je ne le souffrirai pas.

VALÉRIE.

Ah ! peu m’importe à présent ! Qu’ils me laissent tous deux ! qu’ils s’éloignent ! Je n’aime plus rien au monde ; rien que la nuit qui m’environne et qui me sépare d’eux tous. Moi, recouvrer la lumière ! Jamais, jamais ! Venez, venez, Henri ! vous, du moins, ne m’abandonnez pas !

Ils sortent.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CAROLINE, VALÉRIE

 

CAROLINE, tenant Valérie par la main.

Eh mais, où étais-tu donc ? Qu’es-tu devenue ? Je te cherchais partout. J’ai tant de choses à te dire !

VALÉRIE.

Caroline, est-il encore ici ?

CAROLINE.

Qui donc ?

VALÉRIE.

Votre visite, M. le comte de Halzbourg.

CAROLINE.

Sans doute, et je me trouve, ma chère, dans un grand embarras.

VALÉRIE.

Il vous aime donc beaucoup ?

CAROLINE.

Jusqu’ici tout me le prouve.

Regardant Valérie.

Eh ! mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

VALÉRIE.

Rien.

À part.

Je sens auprès d’elle une défiance dont je ne puis me rendre compte. Ah ! voilà des tourments que je ne connaissais pas !

Haut.

Il vous aime ; il vous l’a dit.

CAROLINE.

Pas positivement, mais...

VALÉRIE.

Eh bien donc, achève ; qu’y a-t-il qui te désole ? et d’où peut venir ce chagrin ?

CAROLINE.

C’est que ton protégé, M. Henri Milner, s’est enfin déclaré.

VALÉRIE.

Je le sais.

CAROLINE.

Et que, touchée de son amour, émue de ses prières... j’ignore comment cela s’est fait... mais enfin j’ai senti que c’était lui que j’aimais.

 

 

Scène II

 

CAROLINE, VALÉRIE, HENRI, qui s’avance lentement du fond

 

CAROLINE.

Lorsqu’un instant après je rencontre au jardin le comte de Halzbourg ; il causait avec le notaire. Il m’aperçoit, s’interrompt, et s’approchant de moi avec un air, une expression que je ne puis te rendre, il me supplie de lui accorder, dans un instant, un entretien particulier ici, dans ce salon.

HENRI, s’avançant.

Comment ? un tête-à-tête !

CAROLINE, souriant en l’apercevant.

Ah ! vous étiez là ?

HENRI.

Oui, Madame ; j’arrivais, et j’ai entendu « dans ce salon. » Est-ce pour cela que vous venez de vous y rendre ?

CAROLINE.

Eh mais, sans doute.

VALÉRIE.

Quoi, vous avez consenti ?...

CAROLINE.

Il faut bien l’entendre pour savoir ce qu’il veut.

HENRI, très ému.

Je le saurai avant vous, Madame, car c’est moi qui me charge de le recevoir.

CAROLINE.

Eh mon Dieu oui, faire une scène ! Je déclare, Monsieur, que s’il y a entre vous la moindre explication, je me rétracte, je n’ai rien promis...

HENRI.

Mais enfin, Madame, c’est un rendez-vous...

CAROLINE.

Oui, Monsieur, que je lui ai accordé... pour le congédier ; car je ne sais comment moi, qui suis la moins coquette des femmes, je me trouve ainsi entre deux adorateurs.

Remontant le théâtre à droite.

N’est-ce pas lui...

Elle regarde avec crainte par la porte du fond.

HENRI, à voix basse, s’approchent de Valérie.

Eh bien ?

VALÉRIE, de même.

Je ne puis le croire encore, et à moins que je ne l’entende lui-même... Dites-moi, Henri, est-ce mal que d’écouter ?

HENRI, vivement.

En pareil cas, c’est l’action la plus louable, la plus légitime.

CAROLINE, à Valérie et à Henri.

Il vient ; laissez-nous.

VALÉRIE, bas.

Conduisez-moi vers ce cabinet qui doit être... là à gauche.

Arrivée près du cabinet, elle s’arrête et dit à Henri :

Venez-vous ?

HENRI.

Qui, moi ?

Montrant Caroline.

La confiance... le respect... Mais écoutez pour nous deux, et ne perdez pas un mot.

Valérie sort le cabinet à droite du spectateur, Henri par le fond.

 

 

Scène III

 

CAROLINE, seule

 

C’est terrible une audience de congé ; et quoique certainement j’y sois bien décidée, c’est toujours très désagréable. Allons, cherchons du moins les phrases les plus aimables, les plus obligeantes. Qu’il nous quitte, c’est bien ; mais encore faut-il qu’il ait des regrets.

 

 

Scène IV

 

CAROLINE, LE COMTE

 

CAROLINE.

Vous allez penser, Monsieur, que je tiens peu à mes résolutions ; car je m’étais bien promis que d’aujourd’hui il ne serait pas question d’affaires entre nous. Eh bien ! Monsieur, que me voulez-vous, et qu’avez vous décidé ?

LE COMTE.

Je n’oserais vous le dire, Madame ; mais daignez m’entendre, et après ce que je vais vous confier, j’espère que c’est vous-même qui prononcerez.

CAROLINE, à part.

Eh ! mon Dieu, que veut-il dire ? je n’y suis plus.

LE COMTE.

Vous n’ignorez pas que, dernier héritier d’une famille très nombreuse, je ne devais jamais espérer le titre et les richesses dont je jouis aujourd’hui. Mon refus d’entrer dans les ordres m’avait brouillé avec mes parents ; mais j’avais fait de brillantes études, j’étais plein de courage, d’enthousiasme ; et, comme tous les jeunes gens de mon âge, dans mes rêves d’indépendance, j’espérais ne devoir ma fortune qu’à moi-même. Je partis, sans prévenir personne, pour commencer mon tour d’Europe ; il ne fut pas long ; je n’avais pas fait vingt lieues que déjà j’étais amoureux.

CAROLINE, souriant.

Je vois que votre philosophie n’était pas à l’abri de deux beaux yeux. Et celle que vous aimiez...

LE COMTE.

Vous vous trompez, Madame ; elle était aveugle !

CAROLINE.

Grand dieu ! quel rapprochement !

LE COMTE.

C’était aux dépens de sa vie qu’elle avait sauvé la mienne. Je la lui consacrai ! Je n’existai plus que pour l’aimer ! La seule idée qui m’occupât était de lui rendre la lumière, de lui faire partager les douceurs de ce jour dont je ne jouissais que par elle. Que n’avais-je alors les trésors que je possède aujourd’hui ! j’aurais tout donné ! j’aurais cru trop peu payer encore un aussi grand bienfait. Mais j’ignorais même si un pareil miracle était possible à la science ! Je n’avais rien, je ne possédais rien, et à qui m’adresser ? Je ne comptai que sur moi et je partis. – Je traversai à pied l’Allemagne, la France ; j’arrivai à Paris, séjour des sciences et des talents ! Je cherchai le plus habile, le plus savant ; je me présentai chez lui, je lui offris mon temps, mes soins, ma peine ; je ne lui demandai rien que de m’initier dans son art, et je devins, non pas son élève, mais son apprenti, son serviteur, son valet !

CAROLINE.

Vous, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Oui ! trop heureux encore si celui dont je m’étais rendu volontairement l’esclave eût payé mes services du prix que j’y avais mis ! Mais bien différent de ces savants généreux qui croiraient trahir la cause de l’humanité en cachant une découverte utile, mon maître spéculait sur ses talents ; il ne voyait que la fortune, les trésors ; et, avare de la science qui les lui procurait, il aurait cru s’appauvrir en la partageant avec moi ! Eh bien ! cette science, je la lui dérobai ! La nuit j’étudiais furtivement ses livres, ses manuscrits ! Le jour, témoin assidu des prodiges de son art, je suivais sa main habile, et malgré lui je surprenais ses secrets ! Ni ses mauvais traitements, ni le joug humiliant de sa tyrannie, rien ne me rebuta. Enfin, au bout de deux ans de ruses et de travaux continuels, j’étais sûr de moi ! Un vieillard se présente : un de vos serviteurs, Madame, un Allemand, un compatriote ; il était trop indigent pour que mon maître daignât le secourir.

CAROLINE.

Comment ! ce serait vous...

LE COMTE.

Combien j’étais ému ! mon cœur palpitait et ma main était tremblante. Enfin, Madame, je réussis. Depuis, mille épreuves nouvelles, toutes couronnées du succès, m’avaient attesté mes talents. Je partis plein de confiance et d’espoir, et c’est en rentrant en Allemagne que j’appris les titres, les dignités et le riche héritage qui m’attendaient. Je pouvais alors faire venir mon maître et le récompenser dignement. Mais j’avais l’orgueil de croire en moi ! Et, vous le dirai-je, Madame, j’aurais été jaloux que celle que j’aime reçût d’une autre main que de la mienne un pareil bienfait. Il me semblait que ce prix m’était dû !

CAROLINE, vivement.

Oui, sans doute, vous le méritiez.

LE COMTE.

Eh bien ! Madame, l’objet de tant d’amour, celle en qui résident et ma vie et mon bonheur, elle est ici, je l’ai vue, c’est Valérie !

CAROLINE.

Que dites-vous ? Ô ciel !

LE COMTE.

Prononcez maintenant. Suis-je libre ? et m’est il permis de vous épouser ?

CAROLINE, lui tendant la main.

Avez-vous besoin de ma réponse ?

LE COMTE.

Non, je la lis dans vos yeux ; et quant au procès d’où dépend votre fortune, je crois pouvoir l’abandonner sans manquer à la mémoire de mon oncle. Je viens de faire dresser par un notaire des environs ma renonciation en bonne forme à des droits au moins très douteux.

CAROLINE.

Non, monsieur le comte, ils ne le sont pas.

LE COMTE, souriant.

J’entends, Madame ; vous voulez que ma prudence ait le mérite d’un sacrifice. Eh bien, soit ; imitez-moi, faites aussi le sacrifice de votre fierté ; acceptez mes offres et accordez-moi votre amitié.

CAROLINE.

Ne l’avez-vous pas déjà ?

LE COMTE.

Eh bien, Madame, je la réclame en ce moment. Il faut que vous m’aidiez à déterminer Valérie ; elle hésite encore ; je lui ai parlé d’un ami à qui je devais la conduire.

CAROLINE.

Quoi ! ne lui avez-vous pas dit... ?

LE COMTE.

Gardez-vous-en bien ! il n’y aurait plus d’espoir si elle savait que c’est moi ! Un pareil moment exige la tranquillité, le calme le plus absolu ; la moindre émotion peut nous perdre, et elle n’aurait jamais le courage...

 

 

Scène V

 

CAROLINE, LE COMTE, VALÉRIE

 

VALÉRIE, à part, sortant du cabinet, à gauche.

Je n’y tiens plus ! tant d’amour, de générosité... ah ! que j’étais coupable !

Haut.

Ernest, n’êtes-vous pas là ?

CAROLINE, pendant qu’Ernest s’approche.

Oui, le voici près de toi !

VALÉRIE.

Oh ! je le savais.

À Ernest.

En bien ! mon ami, j’ai changé d’idée, je suis décidée : partons ; allons trouver votre ami.

LE COMTE, à part.

Qu’entends-je ?

CAROLINE, à part.

Quel bonheur ! elle y consent !

LE COMTE.

Notre départ ne sera pas nécessaire ; car il est venu me trouver, il est ici.

VALÉRIE, souriant.

Voilà alors qui est à merveille ; mais voyez comme cela se rencontre.

LE COMTE.

En vérité, j’admire votre courage.

CAROLINE.

Quoi, tu n’as pas peur ?

VALÉRIE.

Non, je suis tranquille,

Lui prenant la main.

tout à fait calme, voyez plutôt ; et puis vous serez près de moi, n’est-il pas vrai ?

LE COMTE.

Oui, sans doute.

Appelant.

Ambroise !

Bas, à Caroline.

Je l’ai prévenu.

Haut, à Valérie.

Ambroise va vous conduire dans le petit salon.

VALÉRIE.

C’est bien.

À Ernest, avec un sourire.

Vous venez, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Oui, Oui, je vous suis.

Valérie sort conduite par Ambroise.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, CAROLINE

 

CAROLINE.

Eh mais, qu’avez- vous donc ?

LE COMTE, très ému.

Je ne puis vous dire ce que j’éprouve ! Arrivé à ce moment que j’ai tant désiré, je ne me reconnais plus ! toute ma résolution m’abandonne ; je tremble.

CAROLINE.

Allons, mon ami, allons, remettez-vous.

LE COMTE.

Jamais je n’aurai la force...

CAROLINE.

Ernest, mon ami, du courage ! revenez à vous ! Songez à notre amitié... Songez à Valérie !

LE COMTE.

Valérie ! Oui, vous avez raison, vous me rendez à moi –même ! Je vous réponds de moi, ma généreuse amie.

Il lui tend la main et sort.

 

 

Scène VII

 

CAROLINE, HENRI, qui est entré un peu avant la fin de la scène précédente, et qui a vu le comte baiser la main de Caroline

 

HENRI.

À merveille !

CAROLINE.

Ah ! vous voilà ! mon cher Henri !

HENRI.

Oui, Madame ; je reviens trop tôt sans doute ! Ah ! Caroline ! est-ce avec moi, est-ce avec votre ami que vous devriez avoir recours aux ruses de la coquetterie ?

CAROLINE, regardant à gauche, et de la main faisant signe et Henri de se taire.

Silence ! taisez-vous.

HENRI, continuant.

Quel mérite avez-vous à me tromper ? Ma confiance, mon respect n’égalaient-ils pas mon amour ?

Caroline faisant le même geste.

Caroline, vous ne n’écoutez même pas ! D’autres pensées vous occupent ; et votre âme tout entière est loin de moi !

CAROLINE, regardant toujours du côté par où le comte est sorti.

Je l’avoue, je suis d’une inquiétude...

HENRI.

Pour lui ?

CAROLINE.

Oui ; l’évènement est si incertain !

HENRI.

Apprenez donc... dussé-je redoubler encore le trouble et l’émotion où je vous vois... apprenez que le comte de Halzbourg vous abuse, qu’il aime Valérie.

CAROLINE, froidement.

Oui, il en est amoureux fou, je le sais.

HENRI.

Quoi ! vous le savez, et vous l’aimez encore ?

CAROLINE, le regardant avec tendresse.

Presque autant que vous. Et prenez garde, car je n’ai qu’un mot à dire pour que vous partagiez l’affection que j’ai pour lui.

HENRI.

Pour celui-là, c’est autre chose.

CAROLINE.

Eh bien ! Monsieur, apprenez donc, avant tout, qu’il n’a jamais aimé que Valérie, et qu’il ne venait ici que pour l’épouser.

HENRI.

Comment ! il serait vrai ? Ah ! l’honnête homme ! Je cours le remercier.

Revenant.

Vous êtes bien sûre au moins qu’il l’épousera ?

CAROLINE.

Pourrait-elle refuser ? C’est à ses soins généreux que, dans ce moment, peut-être, elle doit la lumière.

HENRI.

Que dites-vous ?

CAROLINE.

Le voici.

 

 

Scène VIII

 

CAROLINE, HENRI, LE COMTE

 

 

CAROLINE, allant à lui.

Eh bien ! mon ami, qu’avez-vous à m’annoncer ? Parlez, de grâce !

LE COMTE.

Je ne puis vous répondre ; j’ignore moi-même...

CAROLINE.

Qu’est-il donc arrivé ?

LE COMTE.

Un instant je me suis flatté du succès.

HENRI.

Eh bien ?

LE COMTE.

Au cri qu’elle a jeté, j’ai fui épouvanté...

 

 

Scène IX

 

CAROLINE, HENRI, LE COMTE, VALÉRIE, qu’AMBROISE suit de loin

 

VALÉRIE, elle s’élance rapidement de la porte de coté.

Laissez-moi, laissez-moi ; je vois ! je vois !

Elle fait quelques pas au milieu du théâtre ; elle s’arrête en chancelant et comme éblouie du rayon de lumière qui la frappe.

Qui m’a touchée ? qui m’a arrêtée ?

Ouvrant de nouveau les yeux et étendant la main comme pour saisir l’air et la lumière.

Où suis-je ? quel est ce monde nouveau ? ces objets inconnus qui m’environnent, qui me touchent et que je ne puis saisir ?

Se regardant et regardant autour d’elle.

Dieu ! je ne suis pas seule ! Ô merveille que je ne puis comprendre ! ô spectacle éblouissant qui confond ma raison ! Oui, c’est là le jour, c’est la lumière, c’est la vie !

Croisant les mains et tombant à genoux.

Ô mon Dieu ! je te rends grâce, je sors de ma prison, j’existe !

CAROLINE, allant à elle.

Valérie, mon amie !

VALÉRIE.

Dieu ! quelle voix ! c’est toi, Caroline ; laisse-moi te connaître, que je te regarde ! Que tu es belle ! autant que tu étais bonne...

Elle se retourne, aperçoit Henri et le comte qui sont l’un à coté de l’autre.

Ah !

Elle les regarde, hésite un instant, et va droit à Ernest. Arrivée près de lui, elle s’arrête, détache son bouquet et le lui présente.

Tiens, Ernest !

LE COMTE, se jetant à ses genoux.

Ah ! je suis trop récompensé.

AMBROISE, lui présentant un bandeau noir.

Allons, Mademoiselle, encore pendant quelques jours ; c’est par ordonnance du docteur.

VALÉRIE.

Quoi ! déjà redevenir aveugle !

LE COMTE.

Ce matin, Valérie, vous trouviez que c’était un état si agréable ?

VALÉRIE, le regardant.

Ah ! je n’avais pas vu. 

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