Une Monomanie (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 31 août 1832.

 

Personnages

 

GAUTHIER

ÉMILE DESGAUDINS, son neveu

MAUGIRON

MADEMOISELLE PALMYRE MAUGIRON, sa sœur

HENRIETTE MAUGIRON, fille de Maugiron

HECTOR DESVIGNETTES, cousin de Maugiron

 

La scène est à la campagne de Maugiron, à une demi-lieue de Paris.

 

Le théâtre représente un salon, porte au fond et portes latérales. Une table sur le devant à gauche de l’acteur.

 

 

Scène première

 

GAUTHIER, MAUGIRON, MADEMOISELLE MAUGIRON

 

MAUGIRON, entrant par le fond avec Gauthier qu’il tient par la main.

Par ici... venez donc...

Appelant.

Palmyre ! Palmyre !

MADEMOISELLE MAUGIRON, entrant par la porte à gauche de l’acteur.

Eh bien ! mon frère ?

MAUGIRON.

Tu ne te doutes pas... regarde... C’est lui, ce cher Gauthier, notre vieil ami, qui arrive de sa terre de Colmar.

GAUTHIER.

Et qui, à une demi-lieue de Paris, n’a pas voulu passer si près de votre campagne sans que sa première visite fût pour vous... Pardon de tomber ainsi à l’improviste.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Comment ! pardon !... C’est si aimable !... D’abord, moi j’adore les surprises, les coups de hasard, et généralement toutes les catastrophes inattendues.

GAUTHIER, souriant.

Bien obligé !... Ah ça, mon cher Maugiron, je vais tout de suite au fait... Puis-je espérer la main de ta fille pour mon neveu ?... comme je le disais dans ma dernière ; outre un fort joli patrimoine, et une place dans les Domaines, que je lui ai fait obtenir, il aura toute ma fortune que je lui assure dans le contrat... parce que je le regarde comme mon enfant... je l’aime comme mon fils... c’est toute ma famille.

MAUGIRON, à demi-voix.

C’est bien, mon ami, c’est bien... Nous parlerons de cela.

GAUTHIER.

Est-ce que tu hésites ?

MAUGIRON.

Non pas moi... Mais voilà ma sœur à qui j’ai montré ta lettre.

GAUTHIER.

Et qui refuse ?

MAUGIRON.

Non pas, nous en préserve le ciel !

GAUTHIER.

Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous dites donc ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je dis qu’une demande si brusque, si heurtée...

GAUTHIER, passant au milieu.

Il me semble qu’entre grands parents, il n’y a pas besoin de diplomatie... Je ne suis pas un prince, je suis un receveur... Voilà mon neveu Émile Desgaudins... dix-huit ans, cent mille écus de dot, un bon enfant, un joli garçon... En voulez-vous ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Il faut d’abord qu’on le voie, et qu’on l’aime.

GAUTHIER.

C’est juste... prenez quinze jours.
Je n’ai que ça de congé.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Quel blasphème !
Ciel ! à jour fixe il cite les amours !

GAUTHIER.

Quand tout s’accorde, âge, rang et fortune.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je ne connais que l’inclination ;
Et que ma nièce enfin s’y prête ou non,
Il faudra bien qu’elle en ait une.

GAUTHIER.

Soit ; en se dépêchant.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Ce n’est pas possible avec ma nièce, qui a l’esprit le plus froid, le plus lent, le plus terre-à-terre... Je n’ai jamais pu l’exalter, ni exciter son enthousiasme ; et excepté les soins du ménage, tenir une maison, régler les dépenses et les revenus, nous soigner quand nous sommes malades, et nous distraire avec son piano, quand nous nous portons bien... elle n’est absolument bonne à rien du tout... ça me désole.

GAUTHIER.

Et moi, ça m’enchante !... Une femme de bon sens... voilà celle que je préfère...

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Monsieur, est-ce pour m’insulter ?

GAUTHIER.

Du tout... ce n’est qu’à cause de mon neveu... pour mettre un peu de raison dans ses idées, il ne faut pas moins qu’un pareil contrepoids.

MAUGIRON.

Comment ?

GAUTHIER.

Eh mon Dieu ! oui... c’est un aveu que je vous dois ; et si ça peut lui concilier l’appui de votre sœur, sa folie au moins une fois aura été bonne à quelque chose.

MADEMOISELLE MAUGIRON, vivement.

Quoi !... il serait ?...

GAUTHIER.

Perdu dans les papillons noirs ; engoué des doctrines du jour, des bizarreries à la mode... et pour comble de mal, ces exagérations qui, de la part des inventeurs, ne sont qu’un simple jeu d’esprit, un caprice de la pensée... Ne s’avise-t-il pas lui, de les prendre au sérieux, et d’en faire la règle de sa conduite et de ses sentiments.

MAUGIRON.

Pas possible !

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Preuve d’une âme vierge et candide.

GAUTHIER.

Oh ! candide... beaucoup trop... car à quoi bon l’étude et la lecture, si ce n’est pour former le jugement, et faire voir le monde tel qu’il est. Pauvre garçon ! voilà à peine un an que je l’ai quitté, et ses dernières lettres m’ont causé une frayeur... au point que j’en ai avancé mon voyage... Figurez-vous un vague, un sombre, un dégoût de la vie réelle... cette frénésie d’idéalisme, cette mélancolie épileptique... enfin toute la fantasmagorie lugubre qu’on trouve maintenant plus amusante que notre gaîté française.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Et on a raison... Vous qui parlez, soutiendrez-vous que les chefs de la littérature actuelle sont sans talent, sans génie ?

GAUTHIER.

Au contraire, ils en ont... et beaucoup !... c’est là le malheur !... Pourraient-ils donner cours à tant de sophismes, et battre monnaie d’extravagances, si la forme cachait avec moins d’art le faux, et le vide du fond.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Extravagant soit ; mais admirable.

GAUTHIER.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

L’admirable tient à l’utile,
On ne saurait les séparer, je crois ;
Les plus beaux dons d’une veine fertile
N’ont de prix que par leur emploi,
Ils n’ont de prix que par leur bon emploi.
Oui, je choisis pour lumière et pour guide
Le flambeau qui vient m’éclairer ;
Et non le feu-follet perfide
Qui n’a d’éclat que pour mieux m’égarer.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je vous vois venir... avec vos vieux auteurs, n’est-ce pas ?

GAUTHIER.

Eh bien oui ! mes vieux amis de collège... Dût-on me traiter de ganache et de rococo, peu m’importe... Saine morale, raison, naturel, connaissance de la société et du cœur humain... en un mot, leçons pour bien penser et bien vivre... voilà ce que je trouve chez eux, et je m’en contente...

À Maugiron.

Maugiron aussi, j’en suis sûr.

MAUGIRON.

C’est-à-dire, mon ami, depuis qu’on m’a prouvé que leurs idées étaient trop en arrière, je ne les goûte plus.

GAUTHIER.

Quoi ! vous aussi... tu quoque pour les novateurs ?

MAUGIRON.

Ah ! c’est différent ceux-là... leurs idées sont trop en avant, je ne les goûte pas encore.

GAUTHIER.

Que faites-vous donc ?

MAUGIRON.

Je garde un terme moyen... une espèce de juste milieu littéraire... je ne lis plus aucun ouvrage, et je ne vais plus aux spectacles.

GAUTHIER.

Voilà ! c’est l’histoire du public !... Qu’on se plaigne à présent de son indifférence... À qui la faute ? en vain tous les grands et petits journaux lui crient chaque matin ; « Entrez, entrez, messieurs... prenez vos places... tout Paris voudra voir cette nouveauté. » Tout Paris reste chez lui, et se dit comme moi :

Air du Galoubet.

Je n’irai pas, (bis.)
Le soir, quand mon dîner s’achève,
Je veux des plaisirs délicats,
Des jeux par qui l’esprit s’élève ;
Mais aller... en place de Grève !
Je n’irai pas.

Deuxième couplet.

Je n’irai pas, (bis.)
Je suis bourgeois, époux et père...
Et quoi qu’à l’abri des faux pas
Ma femme, à voir tant d’adultère,
Peut apprendre comme il faut faire...
Je n’irai pas.

MADEMOISELLE MAUGIRON, en colère.

C’est trop fort... Quelle injustice !... pourtant, monsieur, vous conviendrez...

GAUTHIER.

De tout ce qu’il vous plaira, mademoiselle Maugiron, si vous vous mettez en colère comme jadis, vous savez, en 18035, lorsque vous refusâtes ma main, parce que je m’étais permis de rire du roman de Werther.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Sans doute... le moyen de vivre avec un homme qui déclare qu’il ne se tuera jamais.

GAUTHIER.

Non... on n’en a pas le droit.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

C’est celui des grandes passions malheureuses.

GAUTHIER.

Allons donc.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Air du vaudeville de l’Intérieur d’une Étude.

La tombe leur sert de refuge.

GAUTHIER.

Envoyons-les à Charenton.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Ciel !...

GAUTHIER.

Que votre frère en soit juge,
J’y consens.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Parlez, Maugiron.

GAUTHIER.

Voyons, quel parti faut-il suivre ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Lorsque l’amour vous brûle à petit feu ?

GAUTHIER.

Faut-il mourir ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Ou faut-il vivre ?

MAUGIRON, qui a passé entre deux.

Il faut prendre un juste milieu.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Faut-il mourir ?

GAUTHIER.

Ou faut-il vivre ?

MAUGIRON.

Il faut prendre un juste milieu.

 

 

Scène II

 

GAUTHIER, MAUGIRON, MADEMOISELLE MAUGIRON, HECTOR DESVIGNETTES

 

HECTOR, à la cantonade.

James, détèle Zélia, et promène la doucement, pour qu’elle ne se refroidisse pas.

GAUTHIER.

Quel est ce jeune fashionable ?

MAUGIRON.

Un de nos cousins... un protégé de ma sœur.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

M. Hector Desvignettes.

HECTOR, présentant un ballot de livres à Mlle Maugiron.

Voici, belle cousine, un nouveau tribut que je viens vous offrir.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Vos derniers ouvrages.

HECTOR.

Précisément.

GAUTHIER.

Monsieur Desvignettes est auteur ?

HECTOR.

Mieux que ça, monsieur, je suis éditeur... je suis lancé dans la librairie... la haute librairie !... celle qui domine l’époque... car franchement, c’est moi qui ai fait la littérature actuelle telle qu’elle est, je peux m’en vanter.

GAUTHIER.

Il n’y a pas de quoi.

HECTOR.

C’est moi qui ai ressuscité le moyen-âge.

Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger.

Avec du vieux on fait du neuf,
Vive treize cent neuf.
La littérature, ici bas,
Grâce à nous, je l’espère,
Vient de faire un grand pas.

GAUTHIER, à part.

Un grand pas en arrière.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Toutes vos publications ont un succès... Votre dernier roman, surtout, m’a fait frissonner !... j’en étais toute pâle.

HECTOR.

Vous êtes bien bonne.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Non ; vrai... c’était épouvantable !

HECTOR, d’un air modeste.

Vous me flattez... trois meurtres et un viol.

MAUGIRON.

C’était déjà bien honnête.

HECTOR, avec satisfaction.

Il y en a le double dans celui-ci : vous en serez contente... Et puis nous venons de lancer un nouveau journal hebdomadaire, dans le genre à la mode, le CAUCHEMAR... revue qui paraîtra tous les dimanches.

GAUTHIER.

Ce sera gai.

HECTOR.

Vous avez là le premier numéro que je vous recommande ; il est enchanteur... Le Râle d’un pendu. Saynète – Ode d’un amant aux vers qui rongent le cadavre de sa fiancée. Et puis le dernier acte d’un drame encore plus osé que tout ce qu’on a mis au théâtre : Le frère prêtre, et la sœur morte, ou l’inceste dans la tombe.

GAUTHIER.

Dans la...

HECTOR.

Dans la tombe !... la scène se passe dans la tombe.

GAUTHIER.

Et nous sommes en France !... au dix-neuvième siècle !

HECTOR.

Oui, monsieur... la poésie ténébreuse... la littérature cadavéreuse !... il n’y a plus que celle-là où l’on trouve encore de la vie et de la fraîcheur... Nous laissons reposer l’adultère, qui est bien usé... on en a mis partout... et nous exploitons actuellement l’inceste... c’est une idée qui est de moi, et que j’ai donnée aux jeunes littérateurs qui travaillent sous mes ordres.

GAUTHIER.

Comment ! monsieur, c’est la jeunesse qui imagine et décrit des forfaits pareils ?

HECTOR.

Oui, monsieur... des jeunes gens charmants, qui sortent du collège... Il y a sur tout un petit blond de dix-huit ans... des yeux bleus... une physionomie de demoiselle... il est étonnant pour les atrocités !... Il a, dans ce moment, un double assassinat délicieux... qu’il m’a promis pour la fin du mois... Nous en avons fait le plan ensemble, en déjeunant au café Tortoni.

GAUTHIER.

Ces gens-là mangent !

HECTOR.

Très bien... ce sont de bons vivants.

Air : Vaudeville de Turenne.

La lyre en main, plein de mélancolie,
Astres mourants, pâles soleils !
Ils vont quitter l’horizon de la vie...
Mais hors de là... gras, joufflus et vermeils,
Du plaisir seul ils suivent les conseils.
Il faut les voir, quand le champagne fume,
Quelle gaîté ! quel feu dans leurs discours !
Et quel esprit !

GAUTHIER.

Ils en ont donc ?

HECTOR.

Toujours.

GAUTHIER.

Tant qu’ils ne tiennent pas la plume.

HECTOR.

Et si vous les aviez entendus hier à diner chez moi, au milieu du punch et du vin de Porto... c’étaient des éclats de rire... des coq-à-l’âne, des calembours !...

GAUTHIER.

Et vous pouvez vivre au milieu de cette atmosphère de crimes ?

HECTOR.

Je ne vis que de ça, et je vis très bien... car mes affaires vont à merveille... J’ai de bon vin en cave, de l’or en caisse... vingt auteurs nouveaux dans mes magasins, et trois chevaux anglais dans mon écurie... C’est le moment de s’établir, de faire un bon mariage... et j’espère bien que le cousin Maugiron se décidera en ma faveur.

Il remonte la scène.

GAUTHIER, à Maugiron.

Monsieur est un prétendant ?

MAUGIRON.

Je n’ai rien promis... mais c’est ma sœur qui l’encourage.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Sans me prononcer... parce que plus il y aura de concurrents, et plus ma nièce aura de chances pour une grande passion.

MAUGIRON.

Taisez-vous donc... car la voici.

 

 

Scène III

 

GAUTHIER, MAUGIRON, MADEMOISELLE MAUGIRON, HECTOR, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Bonjour, mon papa...

Apercevant Hector.

Ah ! notre cousin Hector !... vient-il déjeuner avec nous ?

HECTOR.

Non, cousine... je vais au château de Bréval, porter quelques ouvrages que j’ai là, dans mon tilbury... mais soyez tranquille, je vous reviendrai pour le dîner.

GAUTHIER, à Maugiron, après avoir regardé Henriette.

J’aurai là une charmante nièce... allons, Maugiron, une présentation officielle, qui me mette en droit de faire la cour... pour le compte de mon neveu.

HENRIETTE,

Quoi ! monsieur serait...

MAUGIRON.

Notre vieil ami Gauthier... tu sais, dont je t’ai montré la lettre.

GAUTHIER, à Maugiron.

Air de Julie.

En la voyant et si fraîche et si belle,
J’ai du dépit, vraiment, d’être aussi vieux.

Passant auprès d’Henriette qui baisse les yeux.

Quoi ! pour cela rougir, mademoiselle,
Et me dérober vos beaux yeux ?
Si devant ceux que charme tant de grâce,
Vous persistez à les baisser ;
Il vous faudra désormais renoncer
À regarder personne en face.

MAUGIRON.

Comment ! Gauthier, un madrigal !

HECTOR.

Littérature ancienne.

GAUTHIER.

Un madrigal d’oncle.

HENRIETTE,

Que je trouve fort aimable.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

À propos d’homme aimable... et notre hôte, est-ce qu’il n’est pas encore descendu ?

HENRIETTE.

Pardon, ma tante... il se promène dans le jardin.

MAUGIRON.

Tu l’as vu ?

HENRIETTE.

Par hasard... en allant cueillir des fleurs pour la chambre de ma tante.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Et dis-nous... ce généreux inconnu s’est-il un peu remis des dangers qu’il a courus pour moi ?

GAUTHIER.

Des dangers !... un inconnu !... que signifie ?

HECTOR.

Est-ce qu’il y a un roman là-dedans ?

MAUGIRON.

Oh non !... une aventure de deux lignes.

HECTOR.

C’est égal, avec des marges et des vignettes, j’en ferai un volume.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Vous avez raison, et je m’en vais vous conter...

Elle passe auprès de Gauthier... Henriette s’éloigne et va auprès de la table.

MAUGIRON.

Ça n’en finirait pas... elle se promenait hier dans notre petit batelet... au bord de la rivière... trois pieds d’eau.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Trois pieds de vase.

Henriette remonte la scène.

MAUGIRON, avec impatience.

Ça n’y fait rien.

HECTOR.

Si vraiment... c’est plus noir... c’est plus sombre.

MAUGIRON.

Le bateau a un peu dérivé... elle a eu peur... elle a crié... un jeune homme qui se promenait en pantalon blanc, et un livre à la main, s’est élancé dans l’eau jusqu’aux genoux.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Jusqu’à la ceinture.

MAUGIRON.

A ramené le bateau à bord.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Et voulait s’éloigner... je ne l’ai pas voulu ; je l’ai amené ici, pour proclamer son courage et ma reconnaissance... ma nièce l’a remercié ; mon frère lui a prêté un pantalon et une robe de chambre... et moi, pour qui il venait de s’enrhumer, je l’ai forcé d’accepter l’hospitalité pendant la nuit.

GAUTHIER.

Sans lui demander son nom ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

M’avait-il demandé le mien quand j’étais dans la vase !

GAUTHIER.

Beau mérite !... se jeter dans l’eau au mois d’août... ça ne peut jamais lui compter que pour un bain.

MADEMOISELLE MAUGIRON, avec indignation.

Ah ! ce mot-là est d’un homme bien sec !... et je me flatte, moi, que nous recevrons souvent ce nouvel ami.

GAUTHIER.

Que vous ne connaissez pas.

MADEMOISELLE MAUGIRON, prenant sur la table un livre mouillé.

Je ne le connais que trop... voilà le livre qu’il portait sur lui... les poésies de Joseph Delorme, soulignées aux endroits les plus navrants.

Henriette a repris sa place auprès de sa tante.

HECTOR.

C’est un des nôtres.

GAUTHIER.

Belle garantie.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Cela nous garantit du moins une sensibilité exquise... une mélancolie profonde... un dégoût amer de la vie.

HENRIETTE, vivement.

Ma tante a raison ; car tout à l’heure j’ai causé avec lui au jardin, et il y a tant de tristesse et de douceur dans son regard et dans sa voix... on dirait qu’il a beaucoup souffert... mais c’est une raison pour le plaindre, et non pour le soupçonner... et il ne faudrait plus se fier à personne s’il y avait la moindre fausseté en lui.

GAUTHIER, l’observant, à part.

Aie, aïe !...

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Très bien, ma nièce... enfin, tu t’exaltes.

HENRIETTE,

Ah mon Dieu ! est-ce que j’aurais commis une inconséquence ?

GAUTHIER, à part.

Mon pauvre Émile ! il est temps qu’il arrive...

Haut.

Ah ça ! je vous demande la permission de revenir bientôt avec mon neveu, pour le présenter à sa prétendue.

HECTOR.

Sa prétendue !...

GAUTHIER.

Oui, monsieur... Émile Desgaudins, mon neveu, qui, si vous voulez bien le permettre, demande aussi à se mettre sur les rangs, pour faire sa cour à mademoiselle.

HECTOR, allant vivement auprès de Gauthier.

Émile Desgaudins ?... Attendez donc... celui qui avait une place dans les Domaines ?

GAUTHIER.

Précisément.

HECTOR.

Qui faisait aussi des poésies vaporeuses ?

GAUTHIER.

Je n’en sais rien.

HECTOR.

Je le sais ; car j’ai de lui un manuscrit.

GAUTHIER.

Vous le connaissez ?

HECTOR.

Je ne l’ai jamais vu... mais si je n’ai pas d’autre rival à craindre...

GAUTHIER.

Qu’est-ce à dire ?

HECTOR.

Rien, monsieur... depuis quand l’avez-vous vu ?

GAUTHIER.

Il y a un an, à-peu-près ; et j’arrive de Colmar.

HECTOR.

C’est donc cela...

Lui serrant la main.

Pauvre homme !

GAUTHIER.

Et en quoi, s’il vous plaît ?

HECTOR.

Je ne dirai pas un mot de plus... il y a des choses qu’on sait toujours assez tôt... je demande seulement que, dans le cas où M. Émile Desgaudins n’épouserait pas, ce soit moi, Hector Desvignettes... Votre parole, à vous... et à monsieur... cela me suffit...et je suis sûr de mon fait...Adieu, mes chers parents... adieu, ma jolie fiancée !...

À Gauthier, d’un ton pénétré.

Mon cher monsieur... ah !...

Brusquement.

Je vais déjeuner au château de Bréval, et je reviens dîner ici.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MAUGIRON, GAUTHIER, MADEMOISELLE MAUGIRON, HENRIETTE

 

MAUGIRON.

Qu’est-ce que ça veut dire ?... est-ce que ton neveu serait disparu ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Est-ce qu’il serait marié ?

HENRIETTE, à part.

Ah ! comme cela se trouverait bien !

GAUTHIER.

Laissez-moi donc tranquille... je craindrais plutôt qu’il ne fût devenu fou... car lorsque je me rappelle le style de sa dernière lettre... du reste, je vais le savoir... car il n’y a qu’une demi-lieue d’ici à Paris, et j’y cours.

MAUGIRON.

Et moi, je ne souffrirai pas que tu nous quittes... tu déjeuneras avec nous.

GAUTHIER.

Et mon neveu ?

MAUGIRON.

Écris-lui de venir ici, te rejoindre... un de mes gens montera à cheval, et avant deux heures, tu auras réponse.

GAUTHIER.

À la bonne heure... je vais écrire.

MAUGIRON.

Moi, faire seller un cheval.

Il sort.

HENRIETTE,

Moi, presser le déjeuner.

Elle sort.

MADEMOISELLE MAUGIRON, tenant le volume.

Et moi, achever de lire les notes tracées au crayon par ce jeune homme. Ah ! il y en a une, surtout... un proverbe indien : Il vaut mieux être endormi qu’éveillé. – Couché que debout... et mort que vivant. – C’est sublime !...

Elle sort.

GAUTHIER, pendant que Mlle Maugiron sort.

Toujours ses idées !... Elle y tient... ce qui me rassure, c’est que, chez elle, ça ne va pas jusqu’à la consomption.

 

 

Scène V

 

GAUTHIER, seul

 

Hâtons-nous d’écrire... car ce M. Desvignettes m’a effrayé avec ses phrases entre coupées et inintelligibles. Cela vient peut être de l’habitude qu’il a d’en lire tous les jours... ça se gagne !... D’un autre côté, j’ai bien fait de rester, parce qu’au moins j’observerai par moi-même le nouveau venu... je ne sais, mais à la manière dont la jeune personne prenait sa défense... Dam !... elle a beau être naturellement raisonnable... avec un père qui n’a jamais d’opinion, et une tante qui n’en a que de fausses... Moi, je me méfie de tout ce qui a une tournure romanesque, surtout dans les maisons où il y a de riches héritières à marier... et le plus sûr est qu’Émile se dépêche.

Il va s’asseoir auprès de la table, et écrit.

Pauvre garçon ! Au moins, lui, dans son genre, il est de bonne foi... c’est ce qui me fait le plus de peine.

 

 

Scène VI

 

ÉMILE, GAUTHIER, à la table, écrivant

 

ÉMILE, entrant agité.

Ah ! un prétendu pour elle !... qu’on va chercher à Paris... qui sera ici, dans deux heures !... que m’importe ? Moi, je n’y serai plus... il faut m’éloigner, accomplir une résolution, malgré moi retardée d’un jour... et c’est un jour de trop... car, hier, je me sentais plus décidé, mieux affermi... aucune arrière pensée... aucun regret... excepté pour mon pauvre oncle !... au lieu qu’en ce moment, j’ignore ce que j’éprouve !... ce n’est plus, comme naguère, de l’indifférence, un vague ennui... Non, c’est comme du dépit, de la jalousie... Eh bien ! tant mieux !... au moins, il y aura un motif à ce que je vais faire... et c’est une consolation.

GAUTHIER, mettant l’adresse.

Voilà... à monsieur, monsieur Émile Desgaudins.

ÉMILE, se retournant.

Hem ! plaît-il... qui m’a nommé ?...

Courant à Gauthier.

Mon oncle !...

GAUTHIER, l’embrassant.

Mon neveu !... mon cher enfant...

Gaiement.

Allons, une reconnaissance !... c’est la fatalité de la maison... on y est voué au roman.

ÉMILE.

Vous ici !... par quel hasard ?

GAUTHIER.

C’est la question que j’allais te faire.

ÉMILE.

Oh ! moi... une circonstance imprévue...

GAUTHIER.

Attends donc... est-ce que ce serait toi, qui hier au soir, dans la rivière ?...

ÉMILE.

Vous savez déjà ?...

GAUTHIER.

Je te fais compliment, mon garçon.

Air du Piège.

Quoi ! bravement arracher au trépas
Une beauté de cette consistance !
Et l’enlever, à la nage, en tes bras...
Ah ! j’admire la jeune France !
Tout est chez elle, et plus fort et plus grand.
Et ses vertus sont bien plus éclatantes...
Nous enlevions les nièces seulement,
Et vous enlevez les grand’tantes.

Dis-moi, qu’est-ce que tu venais donc faire sur le bord de l’eau ?

ÉMILE, à part.

Dieu, cachons-lui...

Haut.

Une promenade... promenade solitaire.

GAUTHIER.

Tu te troubles... tu baisses les yeux... ce n’est pas ça... Hem ! fripon... c’était peut-être un rendez-vous... quelque petite grisette que tu attendais.

ÉMILE, vivement.

Vous pourriez croire...

GAUTHIER.

Il n’y a pas de mal... j’aime mieux cela que de te voir sombre et ennuyeux comme un roman nouveau... je te passerais plutôt trois maîtresses sans amour, qu’un seul chagrin sans raison... mais malgré cela, et quelque piquante que soit ta nouvelle conquête, il ne faut plus y penser, parce que quand on va se marier...

ÉMILE, avec dédain.

Me marier.

GAUTHIER.

Certainement.

ÉMILE, lui prenant la main.

Oui je sais que c’étaient là vos projets... mais il faut y renoncer... je ne me marierai pas.

GAUTHIER.

C’est ce que nous verrons... et quand tu sauras quelle est celle qu’on te destine...

ÉMILE.

Cela ne me fera pas changer d’idée...

Avec un soupir.

et à présent, moins que jamais.

GAUTHIER.

Moi, je crois le contraire, et je suis persuadé que la fille de la maison... cette jolie petite Henriette.

ÉMILE, vivement.

Henriette !... que dites-vous ?... Quoi, ce serait ?...

GAUTHIER.

Elle-même.

ÉMILE.

Et le prétendu qu’on veut faire venir ?

GAUTHIER.

C’est toi.

ÉMILE, lui sautant au cou.

Ah ! mon oncle ! mon cher oncle !... je suis heureux !...

S’arrachant de ses bras.

Non, non... au contraire... je suis le plus malheureux des hommes : et l’on ne vit jamais une fatalité pareille.

GAUTHIER.

Qu’est-ce qu’il te prend donc ?

ÉMILE.

Si vous saviez... si...

Regardant par la porte à gauche.

Ah mon Dieu ! je les vois !

GAUTHIER, regardant de même.

Eh ! oui, au bord de cette allée... ton beau père, et ta prétendue... je vais te présenter.

ÉMILE.

Non, non, gardez vous en bien... qu’ils ne sachent pas encore qui je suis...

GAUTHIER.

Et pourquoi cela ?... il vaut mieux être à leurs yeux Émile Desgaudins, mon neveu, qu’un héros mystérieux que personne ne connaît.

ÉMILE.

Plus tard... je ne dis pas... mais dans ce moment, je vous supplie...

GAUTHIER.

Pour filer le roman, n’est-ce pas ? votre serviteur... Moi, je vais tout de suite au dernier volume, et je pense comme mon ami Boileau.

« J’aimerais mieux cent fois qu’il déclinât son nom,
« Qu’il dit : je suis Oreste, ou bien Agamemnon. »

Ou Émile Desgaudins...

ÉMILE, avec chaleur.

Eh bien ! mon oncle, si vous tenez à ce mariage... Apprenez qu’en me nommant, vous pouvez le faire manquer.

GAUTHIER.

Qu’est-ce que tu me dis là ?... et quel est ce mystère ?

ÉMILE.

Il faut avant tout que j’envoie à Paris... ou plutôt que j’y courre moi-même, pour empêcher, s’il en est temps encore...

GAUTHIER.

Empêcher quoi ?

ÉMILE.

On vient... silence... et songez à ce que je vous ai dit.

 

 

Scène VII

 

ÉMILE, GAUTHIER, HENRIETTE, MAUGIRON, tenant un journal, MADEMOISELLE MAUGIRON, tenant un cahier de la Revue de Paris

 

HENRIETTE, entrant avec Maugiron.

Mais je vous répète, mon père, que le déjeuner est servi.

MAUGIRON, avec impatience.

Et tu me dis cela au moment où mes journaux arrivent.

HENRIETTE.

Je vais toujours faire le thé avec ma tante, n’est-il pas vrai ?

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Mais laisse-moi donc achever ma Revue de Paris... le héros qui s’était tué respire encore.

HENRIETTE.

C’est fort heureux.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Et on va le disséquer vivant... c’est charmant.

HENRIETTE.

Alors nous allons vous attendre dans la salle à manger avec ces messieurs... et si monsieur Gauthier veut me donner la main.

GAUTHIER.

Avec plaisir, ma jolie nièce.

HENRIETTE, à Émile.

Est-ce que monsieur serait indisposé ?... est-ce qu’il serait plus souffrant ?

ÉMILE, s’inclinant.

Non, mademoiselle.

GAUTHIER, bas à Émile.

Vois quelle bonté !... quel touchant intérêt !... elle te trouve très bien, j’en suis sûr... et ne pas oser lui dire : « C’est mon neveu... »

ÉMILE, suppliant, à voix basse.

De grâce !...

GAUTHIER, de même.

Que le diable t’emporte.

Offrant sa main à Henriette.

Allons, mademoiselle.

Ils font quelques pas pour sortir.

MAUGIRON, qui lit son journal.

« Nous apprenons à l’instant qu’un jeune homme, connu dans les salons par quelques essais poétiques, et chef de bureau dans les Domaines, M. Émile Desgaudins... »

GAUTHIER, qui sortait avec Henriette entendant le nom de son neveu s’arrête, et dit.

Mon neveu !

ÉMILE, à part.

Ô ciel !

MAUGIRON, poussant un cri.

Ah mon Dieu !

TOUS,

Qu’y a-t-il donc ?

MADEMOISELLE MAUGIRON, qui a saisi le journal.

Ah ! c’est affreux... c’est horrible.

Elle laisse tomber le journal.

GAUTHIER, s’emparant du journal.

Je saurai ce que ça signifie.

MAUGIRON.

Ôtez-lui le journal... tenez-lui les mains.

Tout le monde s’empresse autour de Gauthier.

GAUTHIER.

Eh non, morbleu ! je connaîtrai la vérité...

Lisant avec émotion.

« Chef de bureau dans les Domaines... M. Émile Desgaudins est sorti hier de Paris sous prétexte d’une promenade, et a mis fin à ses jours, en se précipitant dans la Seine. »

HENRIETTE.

Ah ! le pauvre jeune homme !

GAUTHIER, regardant tour-à-tour le journal et son neveu qui lui fait signe de se taire.

Il est mort... c’est imprimé... c’est dans le journal.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Plus de doute.

MAUGIRON, à Gauthier.

Ah ! mon cher ami, que vous devez être malheureux !

GAUTHIER.

Malheureux !... moi, malheureux !... Je suis furieux... je ne me possède plus.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

L’excès de la douleur.

GAUTHIER.

Eh non, morbleu !

Regardant Émile.

Mais enfin, nous saurons, je l’espère, les causes d’une pareille extravagance.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Extravagance !

GAUTHIER.

Laissez-moi, de grâce... laissez-moi un instant.

MAUGIRON.

Je conçois qu’on a besoin d’être seul.

GAUTHIER.

Oui... allez déjeuner... je vous rejoins tout à l’heure ; car j’ai une faim d’enfer.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Vous avez faim !... vous pourriez manger.

GAUTHIER.

Je le crois bien.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Cet oncle-là est d’une insensibilité !... Mais en général, tous les oncles de l’ancien régime...

GAUTHIER.

Air : Rendez-moi mon léger bateau.

Je vous prie, ici laissez-moi,

Montrant Émile.

Hors monsieur, dont j’espère
Quelque mot qui m’éclaire...

ÉMILE.

J’attends vos ordres.

GAUTHIER, à part.

Sur ma foi !
Mort ou vif, tu diras pourquoi.

Ensemble.

MAUGIRON, MADEMOISELLE MAUGIRON, HENRIETTE.

Juste ciel ! dans un tel malheur
Montrer si peu d’alarmes,
Ne pas verser des larmes !
Ce sang-froid dans un tel malheur !
Je lui croyais un meilleur cœur.

GAUTHIER.

Quelle aurait été ma douleur !
Que j’aurais eu d’alarmes !
Qu’il m’eût coûté de larmes !
Si le bruit d’un pareil malheur
Eût loin de lui frappé mon cœur !

ÉMILE.

Tout s’unit pour mon malheur !
Tout accroît mes alarmes,
Au moment plein de charmes
Où j’entrevois le bonheur,
Il fuit comme un songe trompeur.

Maugiron, Mlle Maugiron sortent par la porte à droite.

 

 

Scène VIII

 

ÉMILE, GAUTHIER

 

GAUTHIER.

Je respire enfin, et toi aussi, grâce au ciel !... j’ai tenu ma parole, j’ai gardé le silence... Mais maintenant, feu monsieur mon neveu, vous allez m’expliquer comment un journal a pu insérer un pareil article, dont je suis encore tout tremblant... quoique j’eusse la réfutation là... devant mes yeux.

ÉMILE.

Ah ! n’accusez que moi ; car c’est moi même qui, hier avais envoyé cette note.

GAUTHIER.

Toi-même !... as-tu perdu la tête... Et pourquoi ?

ÉMILE.

C’est que... je n’ose vous l’avouer... J’étais sorti hier soir de Paris, avec la ferme résolution d’exécuter ce que j’avais écrit.

GAUTHIER.

Est-il possible !... Au lieu de venir à moi... de m’avouer tes fautes... car tu en as commis, je le vois... tu as joué !...

ÉMILE.

Non, mon oncle, jamais.

GAUTHIER.

Tu as compromis ton nom... ta signature... des dettes d’honneur.

ÉMILE.

Du tout, je n’ai besoin de rien... j’ai une fortune qui me suffit, et au-delà.

GAUTHIER.

Tu as donc des chagrins ?

ÉMILE.

Pas précisément.

GAUTHIER.

C’est donc une passion ?

ÉMILE.

Je n’en ai que depuis hier... depuis que j’ai vu Henriette.

GAUTHIER.

Et il ne tient qu’à toi de l’épouser de main... après-demain... quand tu voudras.

ÉMILE.

J’en conviens.

GAUTHIER.

Eh bien ! alors, qu’est-ce qui te manque ?

ÉMILE.

Rien ; absolument rien... voilà mon malheur... Mais comment empêcher ces idées vagues... ce dégoût de la vie... ce besoin du néant que je trouvais partout autour de moi.

GAUTHIER.

Je comprends... Voilà le fruit de tes lectures... de ces productions nouvelles qui ne respirent que le sang et le meurtre.

ÉMILE.

Quelle est votre erreur ! et comment pouvez-vous soupçonner leurs intentions ?

GAUTHIER.

Elles sont assez claires... Le meurtre, l’adultère, le suicide sont, d’après eux, les plus belles choses du monde... ils aiment qu’on se tue.

ÉMILE.

Dans les livres.

GAUTHIER.

Ah ! voilà... il serait bien commode de pouvoir soulever l’imagination à son aise, et de lui dire ensuite : tu n’iras pas plus loin... mais c’est qu’on ne sépare pas ainsi la pensée de l’action... c’est qu’à force de familiariser l’esprit avec la théorie, on finit par l’entraîner jusqu’à la pratique !... et comment, en lisant tant de monstruosités, un cœur jeune et crédule comprendrait-il le but et la dignité de la vie, qu’on ne lui présente que sous le plus sinistre aspect !... Il se dégoûte, il s’effraie, il se lasse de tout, et bientôt de lui-même... alors il faut en finir... sa pensée était d’un fou, son action est d’un insensé... grande preuve que tout s’enchaîne dans nos facultés ; que la vérité est une, en morale comme en littérature : et que pour mettre du bon sens et de la règle dans sa conduite, il faut d’abord en mettre dans ses idées.

ÉMILE.

Mes idées... Eh bien ! oui, j’en avais une qui me poursuivait sans cesse, et dont vous ne pourrez, malgré vous, blâmer le noble motif... il m’était insupportable de vivre obscur, ignoré... et qu’est-ce que c’est, me disais-je, que de végéter dans un bureau ?... d’être employé, commis, sous-chef dans les Domaines ?

GAUTHIER.

Sous-chef à cinq mille francs... c’est déjà une fort belle place.

ÉMILE.

Oui, pour celui que ne dévore point une imagination active... et des rêves ardents de renommée !... Mais moi, tout venait me désenchanter, et détruire mes illusions... tout, jusqu’au nom que je porte... Y a-t-il rien au monde de plus vulgaire, et de moins poétique ?... M. Desgaudins... « qui est ce jeune homme qui entre dans ce salon ?... c’est M. Desgaudins. »

GAUTHIER.

Air des Scythes.

Eh mais ! ce nom fut celui de ton père,
Un honnête homme, estimé de chacun ;
Qui déploya dans sa longue carrière
Talent, mérite, et surtout en eut un
Que tu n’as pas... celui du sens commun.
Bon employé, sa place fut remplie
Avec honneur... car lui ne s’est tué
Qu’en travaillant... et pour quitter la vie,
Il attendit qu’on l’eût destitué...
Il attendit, pour sortir de la vie,
Que de là-haut, on l’eût destitué.
Oui, monsieur, qu’on l’eût destitué.

ÉMILE.

D’accord, et je ne rougis pas de son nom... mais je me dis seulement : « Soyez donc un grand homme, quand vous vous nommez Desgaudins ! »

GAUTHIER.

Et où est la nécessité que tu sois un grand homme ? Sois un bon administrateur des Domaines... c’est tout ce qu’il te faut.

ÉMILE.

Je ne le pouvais pas... il me fallait de la supériorité, de la gloire.

GAUTHIER.

Il ne peut pourtant pas y avoir de la gloire pour tout le monde... Et si tous ceux qui ne sont pas les premiers se tuaient à cause de cela, l’univers finirait par être réduit à un seul homme.

ÉMILE.

Vous pouvez avoir raison aujourd’hui... mais hier, dans ma fièvre, dans mon délire ;  voulant à tout prix faire du bruit dans le monde, sinon par ma vie, au moins par ma mort... Je l’avais arrangée la plus dramatique possible... j’avais composé à ce sujet, des vers que j’avais envoyés à un ami intime, pour qu’il les lût en secret à tout Paris... j’avais écrit aux journaux... que voulez-vous ? je n ai qu’une excuse... une justification. C’était plus fort que moi... c’était une idée fixe... une monomanie.

GAUTHIER.

Ta justification, dis-tu... Mais si on admet une fois celle-là, elle va servir à toutes les bassesses... à tous les crimes.

ÉMILE, étonné.

Mon oncle !...

GAUTHIER.

Celui qui vient de se dégrader par un vol, te dira : je suis monomane.

ÉMILE, indigné.

Mon oncle.

GAUTHIER.

L’assassin qui frappe une victime désarmée, crie au jury : je suis monomane.

ÉMILE, avec horreur.

Ah ! mon oncle !

GAUTHIER.

Et toi-même, abusé par un pareil sophisme, tu cédais à ton délire, en le croyant légitime... Ah ! il serait bien temps qu’on s’entendît une bonne fois pour mettre un terme à ces exagérations là et aux calamités qu’elles entraînent... Naguère encore, la France n’en a-t-elle pas vu avec effroi un douloureux exemple ?... Deux jeunes gens, deux amis, frères de talents et de succès, à qui la vie, au bout des premiers obstacles, n’offrait que bonheur en perspective, déjà l’orgueil de leur famille, peut-être un jour la gloire de leur pays... en une seule nuit, tous deux !!! Quel cœur ne s’est ému à cette nouvelle ?... qui n’en a frémi ?... qui n’a reconnu là un symptôme de la maladie du siècle ?... Ô jeunes gens ! jeunes gens ! vous, notre appui, notre espoir... Vous qui avez montré tous les genres de courage, ayez encore maintenant le plus rare, mais le plus indispensable de tous... celui de la raison.

ÉMILE.

Je l’aurai, mon oncle... je l’aurai... je ne vous quitte plus... je ne veux plus suivre que vos conseils.

GAUTHIER.

Je te retrouve donc, mon Émile, mon fils... Ah ! que je suis heureux !... mais je t’en prie, à l’avenir, ne me donne plus de bonheur comme ça.

ÉMILE.

Non, mon oncle... parlez, ordonnez.

GAUTHIER.

Air du vaudeville du Baiser au Porteur.

Eh bien ! ce que d’abord j’ordonne,
C’est de te fixer ici-bas,
Près d’une charmante personne,
À qui nous ne parlerons pas
De ces beaux projets de trépas...
Oui, des enfants, une femme jolie
De tous tes maux vont bientôt te guérir...
Ainsi l’amour t’aura rendu la vie,
Et le bonheur te la fera chérir.

Ah ça ! maintenant que le roman est fini... je peux t’avouer pour mon neveu... et te présenter comme tel.

ÉMILE.

Pas encore, je vous prie... parce que ce qui vient de se passer ce matin... Un homme qu’on dit mort et puis qui revient... cela me donnerait aux yeux d’Henriette une teinte de ridicule qui peut nuire à un amant... qui n’est pas aimé.

GAUTHIER.

Et tu veux être sûr auparavant...

ÉMILE.

Oui, mon oncle.

GAUTHIER, prêt à sortir.

À la bonne heure, je me tairai encore avec la fille... mais avec le père, c’est différent.

ÉMILE.

Un mot encore.

GAUTHIER.

Non pas... je meurs de faim... si j’attendais plus long-temps, ce serait un véritable suicide... et tu connais mes principes.

Apercevant Hector qui entre.

Ah ! M. Hector Desvignettes, déjà de retour !...

Bas.

C’est un jeune libraire qui est ton rival, je t’en préviens... et je te laisse avec lui... car moi, je te l’ai dit, je tombe en défaillance.

HECTOR, d’un air pénétré.

Je vois à son air défait, que monsieur sait enfin la fatale nouvelle.

GAUTHIER.

Oui, monsieur.

À part.

Je comprends maintenant pourquoi ce matin il était si sûr de son fait... le pauvre jeune homme !

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène IX

 

ÉMILE, HECTOR

 

HECTOR, le regardant sortir.

Infortuné vieillard !... il éprouve un malheur auquel je prends la part la plus vive.

ÉMILE.

Vraiment.

HECTOR.

Pour lui !... car pour son neveu... il paraît que c’était bien peu de chose.

ÉMILE.

Monsieur !

HECTOR.

Vous le connaissiez ?

ÉMILE.

Oui, monsieur.

HECTOR.

C’est différent... c’est une grande perte... mais il paraît qu’il ne pouvait pas vivre... et que sa mélancolie tenait à un défaut de nature, à un vice de conformation qu’il n’osait pas avouer... elle est si bizarre, la nature...

ÉMILE.

Tuez-vous donc, pour faire parler de vous... et pour en faire parler ainsi !...

HECTOR.

Du reste, le pauvre jeune homme, je lui ai trop d’obligations pour ne pas lui devoir de la reconnaissance.

ÉMILE, vivement.

Vous avez eu quelques relations avec lui ?

HECTOR.

Aucunes... mais il vient, sans le savoir, d’assurer mon mariage... j’ai déjà la promesse de la tante, à qui je viens de parler... et le consentement du père ne peut me manquer.

ÉMILE.

Vous pourriez vous tromper.

HECTOR.

Je ne le crois pas.

ÉMILE.

J’ai cependant idée que la nouvelle de cette mort est au moins prématurée.

HECTOR.

C’est impossible... j’ai là des preuves évidentes, matérielles.

ÉMILE.

Voilà qui est fort.

HECTOR.

D’abord, tous les journaux l’annoncent aujourd’hui.

ÉMILE.

Ah mon Dieu !... je n’y pensais plus.

HECTOR.

Ensuite j’ai rencontré ce matin, deux ou trois personnes enchantées qui déjà demandent sa place.

ÉMILE, à part.

Voilà les regrets que j’inspire.

HECTOR.

Et puis enfin, il avait adressé hier à un de ses amis intimes, une pièce de vers, intitulée : Mes Adieux à la vie, trois ou quatre cents alexandrins, où il déclare qu’il va se tuer sur-le-champ, sans désemparer ; et qu’il faut être bien lâche pour hésiter.

ÉMILE.

Et son ami vous a montré ce dithyrambe ?

HECTOR.

Mieux que cela... il est venu ce matin chez moi, pour me le vendre, avec un recueil de ses œuvres.

ÉMILE.

Le vendre !... un ami intime... Et de quel droit ?

HECTOR.

Du droit de succession... on le lui avait donné... il en dispose ; et c’est remplir les intentions du donateur, qui n’avait composé ces vers que pour jouir d’un triomphe posthume que nous allons lui arranger dans les journaux.

ÉMILE, à part.

C’est fait de moi !

HECTOR.

J’ai payé cela le billet de mille francs, ce qui n’est pas cher, grâce aux circonstances favorables qu’on peut exploiter... J’ai déjà dans l’idée une vignette charmante... des branches de cyprès... puis un saule pleureur... une tombe entr’ouverte... une jolie tombe !... La couverture du livre sera feuille morte, et on lira dessus : Aux mânes de notre ami.

ÉMILE...

Que vous ne connaissez pas.

HECTOR.

Qu’est-ce que ça me fait ?

ÉMILE.

Que vous n’avez jamais ni vu, ni approché.

HECTOR.

La mort rapproche tout... Et puisque vous l’avez rencontré quelquefois, si vous voulez me donner une petite note nécrologique... ce que nous appelons jeter des fleurs sur sa tombe.

ÉMILE.

Il ne manquerait plus que cela... monsieur, vous me rendrez ces vers qui lui appartiennent.

HECTOR.

Ils sont à moi... je les ai payés... et rien ne m’empêchera de les imprimer.

ÉMILE.

Si, cependant, il existait encore ?

HECTOR.

Il ne le peut pas.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Oser le dire est une calomnie.

ÉMILE.

Vivre, après tout, n’est-il donc plus permis ?

HECTOR.

Non pas à lui ;  morbleu ! je l’en défie,
Et vous seriez bientôt de mon avis,
Si vous aviez lu ses derniers écrits.
Pour le suicide à sa verve il s’y livre,
Et tous ses vers sont si forts et si vrais,
Que je soutiens, monsieur, qu’on ne peut vivre
Après les avoir faits.

ÉMILE.

Monsieur...

HECTOR.

Certainement... ou ce serait trop drôle... Tout le monde s’égaierait à ses dépens... au lieu d’un succès de larmes, ce serait un succès de rire, et mon édition s’enlèverait encore plus vite... Du reste, ils sont sous presse.

ÉMILE.

Ô ciel !

HECTOR.

Et dès que j’en aurai une épreuve, je vous la montrerai... Mais, pardon, le consentement des grands parents n’empêche pas de faire la cour à la prétendue, et je cours auprès de ma belle cousine... nous nous reverrons à dîner... et puis, j’espère bien que vous serez au nombre de mes souscripteurs... j’y compte, au nom de notre ami... de notre malheureux ami !...

Regardant Émile qui paraît accablé.

Il pleure... respectons sa douleur !... Sainte amitié !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

ÉMILE, seul

 

Il a raison !... me voilà raillé, bafoué... montré au doigt... Un rire inextinguible éclatera à ma vue... je n’oserai plus me montrer nulle part... il n’y a pas moyen de vivre ainsi... plutôt la mort que le ridicule... et je cours à l’instant... Dieux ! c’est Henriette !

 

 

Scène XI

 

ÉMILE, HENRIETTE, sortant de l’appartement à droite

 

HENRIETTE.

Comment ! monsieur, est-ce que vous partez ?

ÉMILE.

Oui, mademoiselle, je suis obligé de vous quitter, bien malgré moi, je vous assure... mais une affaire indispensable...

HENRIETTE.

Que l’on peut remettre, je l’espère.

ÉMILE.

Je l’ai déjà remise une fois.

HENRIETTE.

Raison de plus... vous voyez bien que vous pouvez la retarder encore... et mon père, et m... ma tante vous en sauront tant de gré.

ÉMILE.

Et vous, mademoiselle ?

HENRIETTE, naïvement.

Moi aussi.

ÉMILE, avec embarras.

Certainement... alors il me serait bien doux de vous obéir... mais peut-être ma présence déplaira-t-elle ici à quelqu’un qui, tout à l’heure vous cherchait.

HENRIETTE.

Qui donc ?

ÉMILE.

M. Hector, votre cousin, qui désirait, à ce qu’il m’a dit, se trouver seul avec vous.

HENRIETTE, avec naïveté.

Restez... ça l’empêchera.

ÉMILE, à part, avec joie.

Ah ! elle a raison !... je reste encore... Encore un instant de bonheur !...

Haut.

Vous ne l’aimez donc pas ?

HENRIETTE.

Si fait... c’est mon parent.

ÉMILE.

Et si, comme il me l’a annoncé, il avait l’idée de devenir votre mari ?

HENRIETTE.

J’aimerais mieux qu’il n’eût pas cette idée-là.

ÉMILE.

Que vous êtes bonne !

HENRIETTE.

Non, vraiment... c’est mal, et je suis peut-être injuste envers lui... Mais je ne sais... quand il n’y aurait que cette précipitation à prendre la place d’un infortuné.

ÉMILE.

Votre prétendu... vous le regrettez, mademoiselle ?

HENRIETTE.

Oui, surtout à présent... pauvre jeune homme ! comment ne pas plaindre sa destinée !

ÉMILE.

Je serais plutôt tenté de l’envier... car enfin... moi, à sa place... vous m’accorderiez aussi un regret...

HENRIETTE, vivement et avec frayeur.

Mais, je ne veux pas vous regretter.

ÉMILE.

Comme lui.

HENRIETTE, d’un ton de reproche.

Lui... quelle différence !... je ne le connaissais pas.

ÉMILE.

Mais moi, vous ne me connaissez pas davantage.

HENRIETTE,

Si, vraiment... Tout à l’heure M. Gauthier, l’oncle du malheureux... M. Gauthier m’a parlé de vous avec tant de chaleur et d’intérêt, qu’il en avait presque oublié la perte de son neveu.

ÉMILE.

Vraiment !

HENRIETTE.

Et moi qui ce matin le prenais pour un cœur insensible... c’est un parfait honnête homme, qui vous connaît bien... qui nous a vanté votre bon cœur, votre esprit, vos talents... il nous a même parlé de votre fortune, ce qui ne nous regarde pas, et ne nous importe guère...

ÉMILE, à part.

Mon pauvre oncle !... il a avancé mes affaires.

HENRIETTE.

Enfin... il a été jusqu’à me dire, qu’après son neveu, vous étiez le seul au bonheur duquel il voulût s’intéresser ;  et qu’il transporterait désormais sur vous toutes ses espérances, tous ses projets.

ÉMILE.

Air du Bouquet de bal, de Mme Duchambge.

Et vous l’écoutiez sans colère,
Quand il formait de pareils vœux ?

HENRIETTE, baissant les yeux.

Mais c’est un ami de mon père,
C’est le mien.

ÉMILE.

Je suis trop heureux !
Le sort n’a plus rien qui m’effraie,
Que sur moi maint railleur s’égaie !
Au lieu de mourir pour eux,
Vivre pour elle vaut bien mieux.

Ensemble.

ÉMILE.

Au lieu de mourir pour eux,
Vivre pour elle vaut bien mieux.

HENRIETTE, à part.

À l’espoir qui brille en ses yeux,
Moi je crois comprendre ses vœux.

Deuxième couplet.

HENRIETTE.

Mais qu’avez-vous donc, je vous prie !

ÉMILE.

Plus je regarde tant d’attraits,
Et plus j’abjure ma folie...

À part.

Que de bonheur j’abandonnais !
J’allais pour de vaines alarmes,
À d’autres laisser tant de charmes...
Non... loin de mourir pour eux,
Vivre pour elle vaut bien mieux.

Ensemble.

ÉMILE.

Au lieu de mourir pour eux,
Vivre pour elle vaut bien mieux.

HENRIETTE.

À l’espoir qui brille en ses yeux,
Moi je crois comprendre ses vœux.

 

 

Scène XII

 

ÉMILE, HENRIETTE, MAUGIRON et HECTOR, entrant en riant

 

MAUGIRON.

Ah ! mes amis !... ah ! ah !... l’aventure est charmante ! et je vous la dis comme je viens de l’apprendre... à condition que vous garderez le secret... ah ! ah ! ah ! le jeune Émile Desgaudins...

TOUS.

Eh bien ?

MAUGIRON.

Il n’est pas mort.

Mouvement.

ÉMILE et HENRIETTE.

Ô ciel !

HECTOR.

Allons ! c’est un prétendant qui revient.

HENRIETTE.

Et comment se fait-il ?

MAUGIRON.

Il voulait quitter la vie... c’était son dessein... il avait écrit d’avance aux journaux... et puis au moment...

ÉMILLE.

Je suis au supplice...

MAUGIRON.

Il a réfléchi.

HECTOR.

Bah ! c’est drôle !

ÉMILE, avec colère.

Monsieur...

MAUGIRON.

Drôle ! n’est-il-pas vrai ? très drôle, surtout pour mon ami Gauthier, qui retrouve un neveu ; moi, un gendre... et ma fille un excellent parti.

HECTOR, à Henriette.

Et vous consentiriez !...

HENRIETTE.

Non, mon cousin.

ÉMILE, avec effroi.

Ô ciel !

HENRIETTE, à Émile.

Rassurez-vous...

Haut.

Je dois, mon père, respecter vos volontés... mais vous ne voudrez pas me contraindre à une union désormais impossible.

MAUGIRON.

Et pourquoi ?... puisque le prétendu existe.

HENRIETTE, avec impatience.

Eh bien !... eh bien !... c’est justement pour cela... non pas que je sois enchantée de l’événement qui le rend à sa famille et à ses amis... mais vous voulez, à coup sûr, me donner un mari que je puisse honorer, respecter... et ce nouveau Werther, qui veut, qui ne veut pas, qui envoie des billets de faire part, et qui change d’idée... je trouve, comme vous, l’aventure si drôle, que je ne pourrai jamais le regarder sans y penser et sans lui rire au nez.

Hector et Henriette se mettent à rire.

Ensemble.

Air de la Tentation.

MAUGIRON, HECTOR, HENRIETTE.

Ô la bonne folie !
Il faut bien qu’on en rie ;
Car jamais tragédie
N’a fini plus gaiement.
Voyez-le, quand d’avance
Vers la tombe il s’élance,
S’arrêter par prudence,
Pour vivre longuement.

ÉMILE.

De moi souffrir qu’on rie !
Cette honte inouïe,
Elle est pour ma folie
Un juste châtiment.
Ah ! c’est trop de souffrance.
Leur gaieté qui m’offense,
M’avertit par avance
Du destin qui m’attend.

Hector, Henriette et Maugiron sortent par la porte à droite.

 

 

Scène XIII

 

ÉMILE, seul

 

C’est mon arrêt ! Rien ne peut m’y soustraire... j’aurais pu braver le jugement du monde... mais celui d’Henriette !... mais penser qu’elle me méprise, et qu’à ses yeux je suis à jamais voué au ridicule !... il n’y a plus à balancer ; et pour mon honneur... pour ne pas en avoir le démenti... quoique ce soit ennuyeux, désespérant... que je n’en aie jamais eu moins d’envie... n’importe !... ils verront si je suis un lâche... ils verront si j’ai peur de mourir... allons...

Il va pour sortir et s’arrête.

Mais mon oncle, lui qui a tant fait pour moi... qui m’eût sauvé, si c’eût été possible... passer à ses yeux pour un ingrat !... l’abandonner, sans qu’un dernier souvenir, sans qu’une seule excuse m’obtienne mon pardon... écrivons... Mais que lui dire pour m’excuser... que j’étais sans espoir que je n’étais pas aimé...

Il se met à la table et écrit.

« Pitié ! pitié pour moi, mon oncle !... je m’immole à une passion sans espoir... plaignez-moi... je n’étais pas aimé. » – Mais c’est que je l’étais... j’en suis sûr...

Il se lève.

j’en ai toutes les preuves... et se tuer, malgré cela !... c’est d’un stupide !... il y a de quoi en devenir fou... raison de plus pour ne pas réfléchir.

Il se remet à la table et écrit avec vivacité.

Oui, la vérité tout entière... il faut la dire à sa dernière heure... et puis, c’est encore ce qu’il y a de plus vraisemblable... quoique... enfin...

Il plie et cachète la lettre.

Par qui faire remettre ?...

Un domestique traverse l’appartement.

Justement un domestique.

Il lui fait signe.

Mon ami... un mot... où est M. Gauthier ?

LE DOMESTIQUE.

Dans le salon, où il fait un piquet avec M. Maugiron.

ÉMILE.

Tenez, remettez-lui cette lettre qui arrive à l’instant pour lui de Paris.

Le domestique sort.

Et moi, ne perdons pas de temps... il est midi, et dans cinq minutes, j’aurai débarrassé la terre de l’être le plus sot et le plus ennuyé de mourir, qu’il y ait au monde !... courons...Adieu, Henriette, c’est pour toi que je me sacrifie.

 

 

Scène XIV

 

ÉMILE, MADEMOISELLE MAUGIRON et HENRIETTE, qui sont entrés à la fin de la scène, et qui entendent ces derniers mots

 

HENRIETTE.

Ô ciel ! qu’ai-je entendu !

MADEMOISELLE MAUGIRON, le retenant par le bras.

Où courez-vous, jeune insensé ? où courez-vous ?

ÉMILE.

Eh quoi !... vous étiez là ?

HENRIETTE.

Oui, monsieur... ces mots qui vous sont échappés... et le désordre, le trouble où vous êtes... en faut-il davantage pour deviner vos projets.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Et pourquoi... je vous le demande ?

HENRIETTE.

Oui, monsieur... pourquoi ?... mais répondez-donc.

ÉMILE, à part.

Et rien... rien à répondre...

Haut.

Eh bien ! mademoiselle... je vous aimais... et ce nouveau rival... ce prétendu...

MADEMOISELLE MAUGIRON, vivement.

Le neveu de M. Gauthier !... rassurez-vous... elle ne peut pas le souffrir... elle me l’a dit.

HENRIETTE.

Ce ne peut donc pas être là le motif... il y en a d’autres.

ÉMILE, vivement.

Certainement... et M. Hector, votre cousin...

HENRIETTE.

Je lui ai déclaré à lui-même, que je ne l’épouserais jamais.

ÉMILE, avec embarras.

Ah mon Dieu !...

Haut.

Malheureusement, cela ne suffit pas... et si je veux m’ôter la vie c’est que je suis sûr que monsieur votre père ne consentira jamais.

HENRIETTE.

Il vient de me promettre de ne pas contrarier mon choix.

ÉMILE.

Alors c’est donc madame votre tante.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je consens, malheureux jeune homme... je consens.

ÉMILE, désespéré.

C’est fini, ils ne me laisseront pas un seul prétexte.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je sais que c’est un peu prompt, que c’est contraire aux principes ; mais puisqu’il n’y a plus d’autre moyen de le décider à vivre... jeune inconnu... tombez à ses pieds, et nommez-vous.

ÉMILE.

Me nommer !... je ne le puis...

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Quel mystère !

ÉMILE.

Me nommer, ce serait changer son affection en haine... ce serait la forcer à me fuir.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Je frémis !... Dieu !... si c’était comme dans Richard d’Arlington... le fils du...

Elle pousse un cri en détournant la tête.

 

 

Scène XV

 

ÉMILE, MADEMOISELLE MAUGIRON, HENRIETTE, MAUGIRON

 

MAUGIRON, entrant tout effaré.

Ah ! mes amis !... mes chers amis !... cette fois, je ne ris plus... J’étais dans le salon à achever un piquet avec ce pauvre M. Gauthier... Le domestique lui apporte une lettre de Paris... « Comment, s’écrie-t-il, l’écriture de mon neveu !... » Il l’ouvre... regarde... pâlit... et tout-à-coup...

ÉMILE.

Achevez.

MAUGIRON.

Il manque de tomber sans connaissance.

ÉMILE.

Oh ! c’est moi qui le tue... je vole...

Tout le monde s’est précipité vers la porte du fond. Gauthier paraît.

 

 

Scène XVI

 

ÉMILE, MADEMOISELLE MAUGIRON, HENRIETTE, MAUGIRON, GAUTHIER, il entre pâle et défait... jette un regard sur Émile, qui baisse les yeux, et reste consterné

 

HENRIETTE.

Ah ! monsieur ! Dieu soit loué !... Vous voilà... qu’est-il donc arrivé ?... et votre neveu ?...

GAUTHIER, froidement.

Je n’en ai plus.

TOUS, excepté ÉMILE.

Ô Ciel !

HENRIETTE,

Malheureux jeune homme !

GAUTHIER.

Tous nos liens sont brisés... je devais l’oublier, je l’ai fait... n’en parlons plus.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Si peu de sensibilité.

GAUTHIER.

Et pourquoi en aurais-je plus pour lui qu’il n’en a montré pour moi ?... S’est-il inquiété de la douleur que me causerait sa perte ?... A-t-il songé qu’il me laissait seul au monde, sans appui, sans consolations ? Heureusement, j’ai du courage, moi... je ne suis pas un lâche... je sais supporter les revers, même sans les avoir mérités.

HENRIETTE, à Émile qui cache sa tête dans ses mains.

Ah ! cela vous émeut !... cela vous fait rougir !... c’est bien heureux.

MAUGIRON.

Qu’y a-t-il donc ?

HENRIETTE, à Gauthier.

Que votre neveu n’est pas seul coupable ; car voilà monsieur, que vous aimiez... que vous estimiez... Eh bien ! tout à l’heure nous l’avons arrêté au moment...

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Où il allait en faire autant.

MAUGIRON.

Lui aussi !... est-il possible !... Ah ça !... mais se tuer va donc devenir la fureur de la jeunesse actuelle ? elle ne pourra plus vivre sans cela !

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Comme en Allemagne... une association pour le...

HENRIETTE, avec une émotion excessive.

Quelle horreur !... et dans quel temps vivons-nous ? partout des images de sang et de désolation !... n’entendre parler que de meurtres !... Ah ! c’est trop... mon cœur se soulève... je souffre... j’aurais besoin de pleurer.

GAUTHIER, la pressant sur son cœur.

Venez, mon enfant, venez... vous, du moins, vous êtes bonne et sensible... ce n’est pas vous qui voudriez sans motifs déchirer le cœur de ceux qui vous aiment.

HENRIETTE, étonnée.

Sans motifs !...

GAUTHIER.

Oui, car mon neveu n’en avait aucun... Lisez, lisez plutôt vous-même cette lettre, où il m’annonce de sang-froid qu’il est revenu à son premier dessein.

HENRIETTE, prenant le papier.

Ah mon Dieu !

Regardant Émile.

Écoutez, monsieur, écoutez bien.

Lisant.

« Mon bienfaiteur, mon second père,

« Après l’éclat qui a suivi ma folie, je ne pourrais plus m’offrir sans honte aux yeux de celle que j’aime... vivant, je serais ridicule à ses yeux ; mort, elle me plaindra peut-être, et elle se dira du moins qu’elle n’avait pas distingué un lâche... Adieu, pardonnez-moi, et parlez-lui quelquefois d’un insensé qui meurt en faisant des vœux pour elle et pour vous. »

GAUTHIER.

Des vœux pour moi !... quand il me brise le cœur.

HENRIETTE.

Quoi ! ce serait là l’unique motif ?... Pauvre jeune homme !... et comment juge-t-il celle dont il se croit aimé ?... Elle aurait donc bien peu de délicatesse pour se plaire à lui rappeler un souvenir affreux.

ÉMILE, à part.

Qu’entends-je !...

Haut.

Eh quoi ! mademoiselle, dans une position semblable, vous ne le mépriseriez pas ? vous l’aimeriez encore ?

HENRIETTE, avec émotion.

Cent fois davantage... je lui dirais : « Venez à mes pieds, chercher votre pardon. »

ÉMILE, tombant à ses genoux.

Ah ! m’y voilà !

HENRIETTE.

Dieu ! que vois je !

 

 

Scène XVII

 

ÉMILE, MADEMOISELLE MAUGIRON, HENRIETTE, MAUGIRON, GAUTHIER, HECTOR, entrant dans ce moment par la porte à gauche, et tenant une brochure

 

HECTOR.

Qu’est-ce que cela ?

ÉMILE.

Un coupable, un malheureux.

HECTOR.

Quoi ! ce serait là l’infortuné ?

ÉMILE.

Mon oncle ! mon oncle ! ne ferez-vous pas comme elle ? ne me pardonnerez-vous pas aussi ?

GAUTHIER.

Jamais... je vous l’ai dit ; vous n’êtes qu’un ingrat.

ÉMILE.

Moi ! un ingrat ! Vous pouvez le penser ?... Eh bien ! puisque rien ne peut vous fléchir... puisque vous êtes inexorable... je n’ai plus qu’un parti à prendre.

GAUTHIER.

Te tuer, n’est-il pas vrai ?

ÉMILE.

Je ferai plus, je renoncerai à celle que j’aime... Oui, abjurant un funeste délire, et éclairé enfin sur mes véritables devoirs, je vivrai... mais je vivrai malheureux... plus d’union, plus de mariage... vous en serez cause... et en me voyant vivre et souffrir par vous et pour vous... vous vous demanderez encore si je ne suis qu’un ingrat.

GAUTHIER.

Non, non... tu ne l’es plus... et puisque tu abjures tes torts... puisque tu ne veux plus déserter le poste où le devoir t’a placé ; je pardonne.

Il l’embrasse.

Je te rends le cœur de ton oncle, son amitié...

À Maugiron.

et son héritage.

MAUGIRON.

À la bonne heure... Dénouement classique.

HECTOR.

Quoi ! c’est là l’oncle ?... et Monsieur est le neveu défunt qui revient de la tombe...

MADEMOISELLE MAUGIRON.

Pour épouser...

ÉMILE.

Et pour apprendre à vivre à ceux à qui cela ne conviendrait pas.

HECTOR, lui tendant la main.

Touchez là, cousin... nous n’aurons pas de disputes là-dessus,

GAUTHIER.

Et vous, jeunesse exaltée qu’égarent de fausses doctrines... je vous dirai, s’il m’est permis d’en revenir à mes vieux auteurs, et de les citer encore :

« S’il te reste au fond du cœur quelque sentiment de vertu, viens : que je t’apprenne à aimer la vie... Chaque fois que tu seras tenté d’en sortir, dis en toi-même ; Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre... Si cette considération te retient aujourd’hui, elle te retiendra encore demain, après-demain, toute la vie... Si elle ne te retient pas... meurs, tu n’es qu’un méchant. »

MAUGIRON.

C’est du Jean-Jacques.

HECTOR.

Drôle de style auquel on n’est plus fait chez nous.

GAUTHIER.

Je crois bien... vous n’en imprimez plus comme ça.

TOUS EN CHŒUR.

Air : Nous n’avons qu’un temps à vivre.

Nous n’avons qu’un temps à vivre,
Amis, passons-le gaiement ;
Narguons celui qui doit suivre,
Et ne songeons qu’au présent.
Vaudeville.

Air : Gai, gai, etc.

GAUTHIER.

Gai, gai, ne mourons pas,
Cette vie
Est si jolie !
Gai, gai, ne mourons pas
Restons encore ici bas.

TOUS EN CHŒUR.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

GAUTHIER.

Tant que Dieu nous donnera
Amis et douce compagne,
Tant qu’à l’homme il restera
Les truffes et le champagne ;
Gai, gai, ne mourons pas
Cette vie
Est si jolie !
Gai, gai, ne mourons pas
Restons encore ici bas.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

MAUGIRON.

Depuis vingt ans, même avant,
J’ai vu des gens que j’honore,
Qui changeaient du rouge au blanc,
Et du blanc au tricolore...
Gai, gai, ne mourons pas,
Pour voir s’ils changent encore,
Gai, gai, ne mourons pas,
Restons encore ici bas.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

MADEMOISELLE MAUGIRON.

J’ai vu mes auteurs chéris
Massacrer nonne et grand-prêtre,
Cuire et manger en salmis
L’enfant qui venait de naître ;
Gai, gai, ne mourons pas,
Ils iront plus loin, peut-être,
Gai, gai, ne mourons pas,
Restons encore ici bas.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

ÉMILE.

Tout va mal, on le prétend,
Et la France se fait vieille ;
Plus de héros, de talent,
Le canon même sommeille.
Gai, gai, ne mourons pas,
Il se peut qu’il se réveille ;
Gai, gai, ne mourons pas,
Nous lui devrons des soldats.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

HECTOR.

Si nous avons su déjà
Échapper à la diète,
À l’émeute, au choléra,
Aux docteurs, à leur lancette...
Gai, gai, ne mourons pas,
Attendons tous la comète ;
Gai, gai, ne mourons pas,
Restons encore ici bas.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

HENRIETTE, au Public.

L’auteur a voulu prouver
Qu’on doit vivre... gens honnêtes,
Daignez ici l’approuver,
Et bon public que vous êtes...
Gai, gai, ne mourez pas,
Pour que vivent nos recettes ;
Gai, gai, ne mourez pas,
Et vers nous tournez vos pas.

TOUS.

Gai, gai, ne mourons pas, etc.

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