Une Heure à Port Sainte-Marie (Eugène SCRIBE)

À-propos-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, au Palais des Tuileries, devant leurs Altesses Royales, par les acteurs du Gymnase Dramatique, le 19 décembre 1823.

 

Personnages

 

LÉONORE, jeune espagnole

ADOLPHE, Officier français

LA BRÈCHE, vieux sergent

RAMPLAN, tambour, son fils

JAVOTTE, vivandière

FERNAND, officier espagnol

 

La scène se passe en Espagne, près le port Sainte-Marie.

 

Le Théâtre représente un appartement extrêmement simple ; porte au fond, porte à gauche, grande croisée à droite, à gauche une table, et quelques rayons de bibliothèque, sur lesquels il n’y a qu’un seul volume.

 

 

Scène première

 

ADOLPHE, LÉONORE

 

ADOLPHE.

Ne craignez rien, Madame, vous êtes ici en sûreté ; mais pendant que votre tante repose, permettez-moi de vous témoigner toute ma joie !... Suis-je heureux de vous avoir rencontré !... et plus heureux encore d’avoir pu vous rendre service... Mais comment se fait-il que vous, que je croyais à Madrid, avec votre famille, je vous trouve ici près de Cadix ?

LÉONORE.

Je dois vous apprendre...

ADOLPHE, vivement.

Savez-vous qu’en vous voyant, je croyais à peine à mon bonheur ; car, depuis un mois, je ne pense qu’à vous... votre image me suit partout, au combat, au camp, au bivouac.

LÉONORE.

Mais, Monsieur...

ADOLPHE.

Il y a un mois pourtant, lorsqu’à Madrid, je vous ai juré une constance éternelle, vous aviez l’air de douter de moi. Eh bien ! vous le voyez, ni le temps, ni l’absence, rien n’a pu me faire changer ; nous autres Français, quand nous y sommes une fois, en fait de constance et d’amour, nous valons vos Castillans, le tout est de s’y mettre.

LÉONORE.

Je vois en effet que vous n’êtes point changé !... même gaieté, même étourderie... mais permettez-moi de vous adresser mes remerciements, car vous ne m’avez seulement pas laissé ouvrir la bouche.

ADOLPHE, riant.

Vraiment !...

LÉONORE.

Sans vous, cependant, nous étions faits prisonniers par ces détachements ennemis... et, sans votre victoire...

ADOLPHE.

Bah ! ne parlons pas de cela !... nous commençons à nous y habituer.

Air de Turenne.

De notre Roi la prévoyance est grande,
Il nous a dit : « Aux combats courez tous,
« Et que mon neveu vous commande,
« Pour que je sois encore parmi vous. »
Sous un tel chef, aux succès on doit croire ;
Car, à la France, à notre Roi chéri,
Nous répondions du général... et lui
Nous répondait de la victoire.

LÉONORE.

N’importe, je n’oublierai jamais que, pour la seconde fois, je vous dois et l’honneur et la vie.

ADOLPHE.

Aussi, pourquoi chercher à pénétrer dans Cadix avant nous ?... que diable, attendez donc !... il me semble que jusqu’ici vous n’avez point à vous plaindre, et que nous avons été assez vite.

LÉONORE.

Nous y allions chercher un parent, un ami, don Fernand d’Avila, dont nous sommes séparés, et de qui dépend notre sort.

ADOLPHE.

Don Fernand d’Avila, j’y suis !... un oncle, un frère ; c’est charmant, et il me tarde déjà que la ville soit prise, pour lui demander votre main et son consentement à notre union... je cours supplier notre général de hâter l’assaut.

LÉONORE, souriant.

En effet, c’est une faveur qu’il ne peut pas vous refuser.

ADOLPHE.

Écoutez donc, il nous la doit ! Au Trocadéro, il était là, chacun son tour, nous devons tous avoir part au danger ; et il ne faut pas qu’il croie, parce qu’il est prince, qu’il n’y en a que pour lui. Voici donc Cadix emporté d’assaut ; votre frère... votre oncle sont délivrés ; ils me nomment votre époux, vous y consentez, je vous emmène en France, vous m’aimez, je vous aime toujours.

LÉONORE.

Un instant.

ADOLPHE.

Laissez-moi faire des châteaux en Espagne. Où est le mal ? nous sommes dans le pays.

LÉONORE.

Non, je ne dois point vous laisser un espoir qu’il m’est impossible de réaliser.

ADOLPHE.

Que dites-vous ?

LÉONORE.

Celui que nous allons chercher à Cadix, a déjà reçu ma foi.

ADOLPHE.

Il est votre époux ?...

LÉONORE.

Pas encore ; mais jugez si je puis me dégager.

Air : Le choix que fait tout le village.

Quand par une horde rebelle,
Notre Roi se voyait trahi,
Dans son malheur, doublant de zèle,
En tous les temps il l’a suivi.
Oui, de l’honneur, noble et touchant modèle,
De Ferdinand il est un des soutiens...
À ses serments, lorsqu’il reste fidèle,
Dites-le-moi, puis-je oublier les miens ?

ADOLPHE.

Au fait, vous avez raison ! j’en mourrai, c’est sûr... mais c’est un brave et loyal Espagnol ; dites-lui que j’ai respecté ses droits, et que je suis digne d’obtenir son amitié.

LÉONORE.

Ah ! puisse-t-il vous l’accorder ; mais je tremble que, dans ces derniers troubles il n’ait succombé, victime de son dévouement.

ADOLPHE.

Air de Téniers.

Rassurez-vous, j’en garde l’espérance,
Bientôt, il vous sera rendu ;
À son courage, à sa constance,
Un pareil prix me semble dû.
Dieu les contemple, et ses mains paternelles,
En s’étendant sur les rois malheureux,
Couvrent aussi les serviteurs fidèles
Que l’infortune a rangés autour d’eux.

Mais enfin, si le ciel trompait nos vœux, songez que je réclame mes droits, j’ai pu les céder à lui, mais non à tout autre.

LÉONORE.

Ah ! puis-je jamais oublier vos bienfaits.

ADOLPHE.

Il suffit, j’ai votre promesse ; me permettrez-vous au moins, ainsi que votre tante, de revenir vous voir ? Cette chaumière qui sert d’ambulance, ne vous offrira pas de bien beaux appartements ; mais enfin vous y serez libre, en sûreté, vous pourrez lire, travailler. Justement, il me semble que le propriétaire de cette maison avait du goût pour la lecture, une bibliothèque de choix, un seul volume.

LÉONORE, le regardant.

En tout cas, ce n’est pas du nouveau.

ADOLPHE.

Il n’en est peut être pas plus mauvais.

Regardant.

Le titre est déchiré ;

L’ouvrant, et regardant.

Mais ce sont les campagnes du duc de Vendôme en Espagne.

LÉONORE.

Vendôme qui rétablit Philippe V sur le trône, qui rendit à l’Espagne la paix et le bonheur... C’est bon, nous le lirons tantôt et avec plaisir.

Elle lui reprend le livre, et le place sur la table.

ADOLPHE.

Il faut que je vous quitte... le devoir m’appelle... mais cette chaumière n’est pas éloignée du camp ; et si ma présence vous était nécessaire. Tenez, voici justement un jeune aide-de-camp à qui je vais donner mes ordres.

 

 

Scène II

 

ADOLPHE, LÉONORE, LA BRÈCHE, le bras en écharpe, et conduit par RAMPLAN

 

RAMPLAN.

Ah ça ! mon père, n’allez donc pas si vite, vous oubliez toujours que c’est vous qui êtes blessé.

LA BRÈCHE.

C’est toi qui restes en arrière...

RAMPLAN.

Moi... en arrière !... ce n’est pas quand il s’agit d’aller au feu...

Montrant Adolphe.

mon capitaine sait bien que, dans ces moments là, Ramplan, tambour de la 37e, ne boude pas plus qu’un autre.

ADOLPHE.

Oui... oui... je t’ai vu au Trocadéro passer en tête du bataillon... j’en ai fait mon rapport ; et il se pourrait bien qu’aujourd’hui même...

RAMPLAN.

Là, vous le voyez, mon père.

LA BRÈCHE.

C’est égal, je l’ai entendu... tu nous as fait deux ou trois fausses mesures, un fla pour un ra, et puis ce n’était pas la même qualité de son.

RAMPLAN.

Parbleu, quand on vient de traverser un bras de mer à la nage, et que le vélin z’est mouillé, faudrait z’avoir un tambour maritime... et on verrait...

ADOLPHE.

Et c’est là, père La Brèche, que tu as été blessé ?

LA BRÈCHE.

Oui, morbleu, je m’en vante.

Air : Il me faudrait quitter l’empire.

Impatient de voler à la gloire,
Sans nous compter, marchant un contre dix,
Nous arrivons... l’ canon de la victoire
A retenti jusqu’aux murs de Cadix.
Gloire d’ la France ! honneur de nos provinces,
Chefs et soldats marchaient tous les premiers :
Les grenadiers s’battaient comme des princes,
Et les princ’s comm’ des grenadiers.

Montrant son bras.

Depuis quelques jours çà va mieux. Mais, en attendant, me voilà à l’ambulance, je suis comme un canon démonté.

ADOLPHE.

Allons, mon vieux, calme-toi, il y aura encore quelques coups de fusil.

LA BRÈCHE.

Eh non ! milzieux, car on dit qu’ils n’en veulent plus, et qu’on parle de capituler.

LÉONORE.

Il serait vrai !

RAMPLAN.

Çà n’est plus de jeu... moi qui demain étais de service, que j’en avais déjà tripolisé ma caisse, mes baguettes, et nettoyé mes guêtres.

ADOLPHE.

Calmez-vous... je vous trouverai à tous deux de l’occupation. Toi, La Brèche, je te nomme ici commandant de la place ; la consigne sera de veiller à la sûreté de ces dames, et toi, Ramplan.

Air : Mon cœur à l’amour s’abandonne.

À tes soins, à ta vigilance,
Je confie ici la beauté,
Sois son officier d’ordonnance,
Et fais en tout sa volonté.

LÉONORE.

C’est moi qui vous devrai la vie.

ADOLPHE.

Moi, je vous devrai le bonheur ;
Ah ! dites-moi, je vous en prie,
Qui de nous est le débiteur,

À Ramplan.

À tes soins, à ta vigilance, etc.

Adolphe sort par le fond, Léonore par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

LA BRÈCHE, RAMPLAN

 

LA BRÈCHE.

Commandant de la place ! comme c’est flatteur !... c’est la première fois que j’aurai occupé un grade supérieur...

Appelant Ramplan.

Ramplan !... je vous demande à quoi il pense ?

RAMPLAN.

Rien, mon papa... c’est que j’avais cru entendre mam’zelle Javotte.

LA BRÈCHE.

Qu’est-ce que c’est que mam’zelle Javotte ?

RAMPLAN.

Cette petite vivandière, qui, le jour où vous avez été blessé, m’a aidé à vous panser, et vous a donné un coup à boire qui vous a fait tant de bien.

LA BRÈCHE.

C’est vrai, c’est un beau brin de fille... mais ce n’est pas à ton âge, et, quand on a son état à faire, qu’on doit donner dans un sentiment quelconque ; plus tard, je ne dis pas, on verra à t’enrégimenter ; en attendant, il faut s’occuper de ton éducation morale et militaire.

RAMPLAN.

Oui, mon papa ; mais aujourd’hui, il n’y a pas de parade ni d’affaire, les tambours sont au repos.

LA BRÈCHE.

Eh bien !... est ce que c’est une raison pour perdre ton temps à flâner dans l’oisiveté des camps... est-ce que nous n’avons point nos études ? Voyons un peu le catéchisme du soldat.

RAMPLAN.

Dam ! mon père, je ne l’ai pas là.

LA BRÈCHE.

Je n’en ai pas besoin pour vous interroger... moi, monsieur, il est gravé là. Approche ici, et réponds. Quel est le premier devoir du soldat ?

RAMPLAN.

La discipline et le courage.

LA BRÈCHE.

Quelles sont ses vertus ?

RAMPLAN.

L’honneur et la fidélité.

LA BRÈCHE.

À qui doit-il être fidèle ?

RAMPLAN.

À Dieu et à son Roi.

LA BRÈCHE.

Que doit-il désirer ?

RAMPLAN.

Un trépas glorieux.

LA BRÈCHE.

Que doit-il craindre ?

RAMPLAN.

La honte.

LA BRÈCHE.

Que doit-il espérer ?

RAMPLAN.

Rien.

LA BRÈCHE.

Quel doit être son cri de guerre et sa devise ?

RAMPLAN.

Vive le Roi, longtemps !

LA BRÈCHE.

Et les Bourbons ?...

RAMPLAN.

Toujours !

LA BRÈCHE.

C’est bien.

RAMPLAN.

Air de l’Artiste.

Il doit servir, défendre
Tous nos princes chéris ;
Dès l’âge le plus tendre,
Vous m’avez bien appris
Qu’il faut que je les aime.
Mais, dès qu’on les a vus,
Cela s’apprend d’ soi-même,
Et ça n’ s’oubli’ plus.

LA BRÈCHE.

Je suis content, voilà un élève qui me fera de l’honneur.

RAMPLAN.

Et plus que vous ne croyez... Ce n’est rien que de connaître le maniement du tambour et la charge en douze temps. Tel que vous me voyez, et sans qu’il y paraisse, je me suis adonné à la littérature militaire ?

LA BRÈCHE.

Qu’est-ce que tu me chantes donc là ?

RAMPLAN.

Allez. J’ai eu une fameuse idée. J’ai jeté de dessus le papier une relation dont auquel de notre expédition en Espagne.

LA BRÈCHE.

Toi !...

RAMPLAN.

Moi !... Dans toutes les régiments, les tambours ont toujours eu une vocalisation pour les écritures.

LA BRÈCHE.

Voyez-vous ce petit sarpejeu, ça vous a déjà plus d’esprit que son père. Et où c’que tu as broché cette Relation ?

RAMPLAN.

Tous les jours sur mon tambour, au milieu du feu, là...

Faisant le geste d’écrire.

et un avantage que j’ai sur d’autres historiogriffes ; c’est que je peux dire : « Minute... j’y étais... »

Air du Vaudeville de l’Écu de Six Francs.

J’ peux d’ nos soldats à plus d’un titre,
Raconter les faits glorieux ;

Montrant son tambour.

Et pour cela v’là z’un pupitre,
Qui, je l’espère, est digne d’eux :
Secondant leur noble délire,
Ce tambour là, plus d’une fois,
Servit de guide à leurs exploits,
Et sert encore à les écrire.

LA BRÈCHE.

Voyons, mon garçon, lis-moi un peu çà... çà doit être une ouvrage diablement instructive et amusante.

RAMPLAN.

Je m’en vante, d’autant que personne n’en a encore eu l’idée.

Il lit.

« Relation de la campagne d’Espagne, faite d’une part, par moi Ramplan, tambour de la 37e, et de l’autre, par S. A. R. le Duc d’Angoulême...

LA BRÈCHE.

C’est bien ; voilà z’un titre qui dit tout. Va toujours.

RAMPLAN, continuant.

« Campagne faite par Son Altesse Royale le Duc...

LA BRÈCHE, qui a ouvert le livre qui est sur la table.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce que je vois donc là ?

RAMPLAN.

Qu’est-ce que c’est ?

LA BRÈCHE.

Tu disais que tu en avais eu la première idée... mais c’est déjà fait ; voilà un livre que j’ouvrons au hasard et qui te prévient...

RAMPLAN.

Ce n’est pas possible.

LA BRÈCHE.

Vois plutôt...

Lisant.

« Ce prince, petit-fils d’Henri IV, était bon et intrépide comme lui.

RAMPLAN, regardant son papier.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... c’est bien cela.

LA BRÈCHE continuant de lire.

« Modeste, aimable, bienfaisant, adoré du soldat...

RAMPLAN, regardant toujours son papier.

Tout cela y est.

LA BRÈCHE, continuant.

« Il n’en était aucun d’eux qui ne fût prêt à donner sa vie pour lui.

RAMPLAN, lui montrant son papier.

Tenez... regardez plutôt... si ce n’est pas jouer de malheur... mais continuez, mon père... faut croire qu’on ne m’aura pas tout pillé.

LA BRÈCHE, lisant.

Air de Marcelin.

« L’Espagne, contre un roi chéri,
« Voyait une ligue fatale,
« Il fuyait... déjà l’ennemi,
« Envahissait la capitale :
« À ce torrent dévastateur,
« Soudain un seul homme s’oppose...

RAMPLAN, d’un air désespéré, lisant sur son papier.

Voit-on un semblable malheur !
C’est tout-à-fait la même chose.

LA BRÈCHE, continuant.

« À peine s’écoulent trois mois,
« Que ce favori de Bellone,
« Rend à l’héritier de nos rois,
« Et ses États et sa couronne.
« La France, l’Espagne, à sa voix,
« S’unissant pour la même cause,
« Béniss’nt son nom et ses exploits.

RAMPLAN, de même.

Mais c’est encor la même chose,
Toujours, toujours la même chose.

Il jette son manuscrit.

Dieu ! que c’est vexant !... Voilà un ouvrage perdu, et qu’il faut jeter au feu... aussi, je l’ai laissé traîner à la caserne. C’est quelque confrère littérateur qui m’aura pillé ; il faut que parmi eux il y ait aussi des guérillas ; mais si je découvre ce malin-là... il n’a qu’à bien se tenir... Je me contiens... car voilà mademoiselle Javotte.

 

 

Scène IV

 

LA BRÈCHE, RAMPLAN, JAVOTTE

 

JAVOTTE.

Bonjour, Monsieur Ramplan, bonjour père La Brèche, comment ça vous va-t-il ce matin ?

LA BRÈCHE.

Ça va toujours mal quand on est obligé de rester au quartier, mais c’est égal ; Javotte, vous êtes une brave fille, et je n’oublierai jamais le coup de vin que vous m’avez donné l’autre jour.

JAVOTTE.

Tiens ! comme si ce n’était pas mon devoir.

Air du partage de la richesse.

Je suis heureuse, quand d’un brave
Je puis empêcher le trépas ;
Et dans tout temps, ma cuisine et ma cave
Sont au service d’ nos soldats.

LA BRÈCHE.

D’ ranimer leur cœur tu t’efforces.

JAVOTTE.

À quoi bon prendre tant de soin ?
Je me content’ de leur donner des forces :
Pour du courage, ils n’en ont pas besoin.

À propos de çà, j’oubliais de vous dire, père La Brèche, qu’il y a là votre déjeuner qui vous attend...

LA BRÈCHE.

Comment ! mon déjeuner, qui est-ce qui l’a commandé ?

JAVOTTE.

Personne ; mais c’est égal, je vous l’ai préparé.

RAMPLAN.

Hein !... quelle délicatesse dans les intentions !

JAVOTTE, bas à Ramplan.

Monsieur Ramplan... je voudrais bien vous dire deux mots en particulier.

RAMPLAN.

Alors... c’est différent... c’est une ruse de guerre... Eh ! bien, mon père, allez donc déjeuner.

JAVOTTE.

Un consommé qui vous attend, et qui va se refroidir.

LA BRÈCHE.

Diable !... c’est donc bien chaud.

JAVOTTE.

Air de Fanchon.

Ma cave et mon office
Sont à votre service.

RAMPLAN.

Oui, tout c’ quell’ donne est toujours bon ;
Pour que çà chauff’ plus vite,
S’il fallait, elle irait, dit-on,
Fair’ bouillir sa marmite,
Sous le feu du canon.

La Brèche sort.

 

 

Scène V

 

RAMPLAN, JAVOTTE

 

RAMPLAN.

Eh ! bien, mamzelle Javotte... qu’est-ce donc que vous me vouliez ?

JAVOTTE.

Monsieur Ramplan, c’est une lettre que le vaguemestre vient de me remettre... et au reçu de laquelle je voudrais correspondre.

RAMPLAN.

Et c’est à moi que vous vous adressez pour cela ?

JAVOTTE.

Dam ! comme vous savez lire et écrire... et que ça n’est pas entré dans mon éducation... attendu que je ne sais rien.

RAMPLAN.

Vous êtes bien heureuse ; et je voudrais bien en savoir autant que vous ; car enfin cette missive... c’est d’un militaire.

JAVOTTE.

Apparemment... dans ma famille, nous sommes tous militaires.

RAMPLAN.

Quoi !... c’est d’un parent à vous ?

JAVOTTE.

Eh ! oui sans doute... c’est mon frère Joli-Cœur qui est au siège devant Pamplume.

RAMPLAN.

Que ne le disiez-vous sur-le-champ... çà m’ôte comme une bombe de dessus l’estomac.

Il lit.

« Ma chère sœur,

« Je mets la main à la plume pour t’apprendre que nous étions au repos au vis-à-vis de la place, en attendant des pièces de siège pour les chauffer de près, elles sont enfin arrivées, c’est ce qui fait que j’ai celui de t’annoncer que la ville s’est rendue avanz hier...

JAVOTTE.

Il paraîtrait que çà a été mené chaudement.

RAMPLAN.

Dieu !... que n’étais-je là !... quel coup de feu !

JAVOTTE.

Mais allez donc.

RAMPLAN, lisant.

« J’ai aussi à te dire que j’y ai rencontré z’un biscayen dont auquel je dois la croix d’honneur.

JAVOTTE.

Quel bonheur ! mon frère est décoré ! vous en êtes bien sûr ? c’est écrit ?...

RAMPLAN.

En toutes lettres... et il y a même un post-scriptum...

Il lit.

« J’apprends que notre cousin Belenfant vient d’obtenir le même avantage au siège de Figuères, où c’qu’il a emporté la place en y laissant une jambe, et tu sens bien qu’après un tel honneur pour la famille, tu dois faire attention z’a ton choix... Je ne veux pour beau-frère qu’un légionnaire, et je refuse mon consentement, s’il t’arrive de te mésallier.

« Signé JOLICŒUR. »

Dieu !... D’après cette lettre-là... n, i, ni, c’est fini... il n’y a plus moyen.

JAVOTTE.

Eh bien !... qu’avez-vous donc ?

RAMPLAN.

Vous me le demandez... moi qui ai ma boutonnière sans garniture.

JAVOTTE.

Il est donc vrai, Monsieur Ramplan, que vous avez des intentions ?

RAMPLAN.

Tiens, si j’en ai, en v’là une fameuse ; moi, qui depuis l’ouverture de la campagne n’ai pas eu autre chose en tête.

Air : Ah ! si ma dame me voyait.

Ah ! qu’ les tambours sont malheureux !
J’ai des rivaux ; et j’ le sais bien encore,
Sans-R’gret vous aim’, l’Éveillé vous adore,
Et par quelques faits glorieux,
Ils veul’nt vous mériter tous deux.
Eh bien, hier, aux champs de la victoire,
Battant la charge, en rival généreux,
C’est moi qui les m’nais à la gloire,
Ah ! qu’ les tambours sont malheureux.

Même Air.

Pour moi l’excès du sentiment
Empêch’ ma flamm’ d’être connue :
À la parade, à la revue,
Quand vous suivez le régiment ;
Tout en marchant d’un air sensible et tendre,
Vingt fois j’vous ai fait des aveux,
Que l’ roulement vous empêchait d’entendre,
Ah ! qu’ les tambours sont malheureux !

JAVOTTE.

Si fait, j’avais bien entendu un petit brin ; mais vous sentez que notre état demande une tenue si sévère, à cause des propos ; et comme le dit mon frère, si vous pouviez vous distinguer.

RAMPLAN.

J’ai fait mon devoir ; mais en fait de cela, je ne suis pas le seul ! au moindre coup de fusil ils y sont tous. On a beau se presser ; il ne peut y en avoir pour tout le monde, surtout maintenant qu’on dit que c’est fini.

JAVOTTE.

Écoutez... j’entends du bruit, des armes...

RAMPLAN.

Voudrait-on attaquer cette maison ?... Mon père qui est là... ces dames qui nous sont confiées...

JAVOTTE.

Oui... milzieux... çà sent la poudre à canon.

 

 

Scène VI

 

RAMPLAN, JAVOTTE, ADOLPHE, FERNAND

 

ADOLPHE, à Fernand.

Entrez... entrez... Monsieur, il n’y a plus rien à craindre.

FERNAND.

Ah ! Monsieur, que ne vous dois je pas !

ADOLPHE, à Ramplan.

Eh ! bien, où vas-tu donc ?

RAMPLAN.

Dam ! mon commandant, nous avons cru qu’il se donnait des coups de fusil, et j’y allais.

ADOLPHE.

Bah ! quelques guérillas... une escarmouche, c’est déjà fini.

RAMPLAN.

Quand je dis que l’année est mauvaise, et que je ne pourrai rien attraper ; moi, tambour, j’arrive toujours comme un caporal après les autres.

ADOLPHE.

C’est bon... laisse-nous, et va trouver le major, qui a à te parler.

RAMPLAN.

Vous ne savez pas ce qu’il me veut ?

ADOLPHE.

Il te le dira.

RAMPLAN.

J’y cours...

Bas à Javotte.

Çà ne sera pas long... Je vais jouer des baguettes... et je reviens...

Il sort.

JAVOTTE.

Et moi... je vais à la cantine.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ADOLPHE, FERNAND

 

ADOLPHE.

Asseyez-vous donc, et reposez-vous... À propos, j’oubliais de vous le demander... vous n’avez rien ; vous n’êtes pas blessé ?

FERNAND.

Non... je leur ai échappé comme par miracle, et vingt fois j’ai désespéré d’arriver jusqu’au camp français.

ADOLPHE.

Vous sortez de Cadix, pour venir vers nous ; soyez le bien venu.

Air : À soixante ans.

Tout Espagnol, tout brave militaire
Qui vient à nous est toujours bien reçu,
Comme un compagnon, comme un frère,
D’avance il était attendu.
Chacun de nous, en soldat d’Henri-Quatre,
De vos périls vient prendre la moitié,
Et vous offrant un fidèle allié,
Pour vous emploie une main à combattre,

Lui tendant ta main.

L’autre à serrer les nœuds de l’amitié.
Et dites-moi, que se passe-t-il dans Cadix ?

FERNAND.

Air : Sans murmurer.

On vous attend,
Et mille voix plaintives
Vont aux autels prier pour Ferdinand,
Oui, notre roi gémit près de ces rives,
Et, vers le ciel levant ses mains captives,
Il vous attend.

2e couplet.

On vous attend,
Chacun dans la souffrance,
Tourne vers vous un œil impatient,
On voudrait voir dans cette ville immense,
Régner la paix, le bonheur, la clémence,
On vous attend.

ADOLPHE.

Soyez tranquille... notre général a fait ses dispositions, et je crois que maintenant on n’attendra pas longtemps.

FERNAND.

Du reste, le plus grand désordre règne dans la ville... le peuple se soulève déjà en faveur du Roi, et c’est pour en prévenir que je me suis hasardé à passer dans votre camp.

ADOLPHE.

C’est bien ; mais j’ai encore un service à vous demander. Vous venez de Cadix ; y auriez-vous vu don Fernand d’Avila ?

FERNAND.

Serait-il connu de vous ?

ADOLPHE.

Au contraire... et même je ne m’en soucie pas beaucoup ; mais c’est égal, je voudrais savoir de ses nouvelles.

FERNAND.

Il n’est plus dans Cadix.

ADOLPHE.

Ô ciel ! est-ce qu’il n’existerait plus ; j’en serais désolé. C’est un brave de moins, un fidèle serviteur.

FERNAND.

Quoi ! vous y preniez intérêt ?

ADOLPHE.

Du tout... mais si cela vous est égal, vous pouvez me faire un grand plaisir... Il y a ici une de vos compatriotes, une Espagnole charmante à qui j’ai eu, comme à vous, le bonheur de sauver la vie ; hé bien ! Monsieur, je l’aime, je l’adore ; j’en perds la tête ; je ne dirais pas cela à tout autre, parce qu’il faut être discret, mais à vous que j’estime, que je connais...

FERNAND.

Hé bien ! Monsieur ?...

ADOLPHE.

Hé bien ! le plus étonnant, et ce que vous ne voudrez pas croire, c’est qu’elle ne m’aime pas... Non, Monsieur... elle ne m’aime pas encore ; mais, grâce à vous, j’ai bonne espérance, daignez lui parler en ma faveur, vous, un compatriote, elle vous croira.

Air : de la Robe et les Bottes.

Dans cette galante ambassade,
En prudent négociateur,
Vantez-lui mon rang et mon grade,
Et ma fortune, et ma joyeuse humeur,
Mes tendres feux, ma constance infinie...
Quand le portrait serait un peu flatté ;
Vous le savez, dans la diplomatie,
On ne dit pas toujours la vérité.

Et puis surtout, ce qui sera le plus utile, apprenez lui avec tous les ménagements possibles que ce pauvre Fernand d’Avila n’existe plus.

FERNAND.

Comment, Monsieur...

ADOLPHE.

Eh oui ! sans doute, mais je n’ai pas le temps de vous expliquer, tenez... la voici...

 

 

Scène VIII

 

ADOLPHE, FERNAND, LA BRÈCHE, LÉONORE, JAVOTTE

 

LÉONORE, courant à Fernand.

Ô ciel ! en croirai-je mes yeux !

FERNAND, s’élançant vers Léonore.

Dieu !... qu’ai-je vu !

ADOLPHE, voulant le retenir.

Hé bien !... que faites-vous donc ? vous prenez trop vivement mes intérêts.

FERNAND.

Ma chère Léonore !

LÉONORE.

Don Fernand !... c’est vous que je revois !

ADOLPHE.

Don Fernand !... qu’est-ce que j’apprends-là ? Hé bien ! je m’étais bien adressé.

LÉONORE.

Si je vous suis rendue,

Montrant Adolphe.

c’est à ses soins généreux que vous le devez.

FERNAND.

Si j’existe encore, si nous sommes réunis, lui seul en est cause.

LÉONORE.

Notre bienfaiteur !

FERNAND.

Notre ami !

ADOLPHE, qui est passé entre deux.

Non... non... ne me remerciez pas ; car je n’ai pas tant de mérite que vous croyez.

LÉONORE.

Ô ciel ! notre bonheur doit-il vous causer des regrets ?

ADOLPHE.

Non, non, mes amis, c’est moi qui suis un insensé, un étourdi... vous êtes aimé, elle vous appartient, soyez heureux. Je ne dis pas que d’abord çà ne fasse pas un peu de peine ; mais il faut bien prendre son parti, et se montrer généreux, et en Espagne, d’ailleurs, nous ne faisons pas la guerre pour notre compte,

Donnant à Fernand une poignée de main.

c’est pour le vôtre, Messieurs.

Air : Ces postillons.

Naguère en ouvrant la campagne,
Notre Roi disait à son fils :
Va rendre enfin le bonheur à l’Espagne ;
Ses ordres ont été suivis,
Par notre chef ils ont été suivis.
À vous rendre heureux il s’attache,
C’est là son but, son unique travail ;
Et ce qu’il fait en grand... ici, je tâche
De le faire en détail.

On entend un roulement de tambour.

LA BRÈCHE.

Eh ! mais, quel est ce bruit ?

 

 

Scène IX

 

ADOLPHE, FERNAND, LA BRÈCHE, LÉONORE, JAVOTTE, RAMPLAN

 

RAMPLAN.

Ah ! mon père !... ah ! mon commandant !... ah ! mamzelle Javotte... que de bonnes nouvelles à la fois.

JAVOTTE.

Qu’y a-t-il donc ?

RAMPLAN, montrant la croix d’honneur qui est sur sa poitrine.

Tenez... vous ne voyez pas ? Monsieur le major me l’a donnée tout à l’heure... à moi... à mon âge ! Ah ! çà fait battre le cœur,

À Javotte.

encore plus fort que quand je suis auprès de vous.

LA BRÈCHE.

Mon fils est décoré !

RAMPLAN.

Ah ! ce n’est rien encore. Entendez-vous ces cris d’allégresse ? Le roi Ferdinand et toute la Famille Royale sortent dans l’instant de Cadix.

TOUS.

Il serait possible !

RAMPLAN.

Air : Plan, plan, plan.

Pour nous quel moment plein de charmes,
En passant près d’ nos régiments,
Plan, plan, plan, plan, plan.
J’ vois tous nos soldats sous les armes,
J’entends les tambours battre au champ,
Plan, plan, plan, plan, plan.
Là, chaque enseigne se déploie,
Partout flotte le drapeau blanc,
Plan, plan, plan, plan,
Et l’on n’entend qu’un cri de joie,
Vive Louis, viv’ Ferdinand,
Plan, plan, plan, plan.

Ah ! mon Dieu, oui ; ils se rendent en ce moment auprès de monseigneur le Duc d’Angoulême.

ADOLPHE.

Quel bonheur pour lui !

Air : du fleuve de la vie.

Noble prince, espoir de la France,
De l’Espagne digne soutien,
Excepté cette délivrance,
Son cœur ne demandait plus rien.
À la gloire toujours fidèle,
Pour elle il fait tout aujourd’hui,

LÉONORE.

Et la gloire fera pour lui
Ce qu’il a fait pour elle.

ADOLPHE, allant à la fenêtre qu’il ouvre.

Silence ! c’est la Famille Royale.

LA BRÈCHE.

Oui, milzieux... j’aperçois le cortège.

Tous se découvrent et s’inclinent.

Air : Fleuve du Tage.

Noble famille, 
Entends nos premiers vœux,
Que pour toi brille
Le sort le plus heureux.
Reçois, ô Fils de France,
Notre reconnaissance,
C’est toi qui rends
Un père à ses enfants.

Vaudeville.

Air : Tra, la, la.

ADOLPHE.

Vive le Roi, mes amis !
Tous ses vœux sont accomplis,
Et ces prisonniers chéris,
Qu’à l’Espagne il a promis,
Les voilà,
Les voilà,
Sa voix commande et déjà,
Les voilà,
Les voilà,
Un héros les délivra.

RAMPLAN.

Quel espoir et quel beau jour !
Lorsqu’en France de retour,
Aux Tuil’ri’ l’on me verra,
Et qu’en m’voyant l’on dira :
Le voilà,
Le voilà,
Sous d’Angoulême il marcha,
Le voilà,
Le voilà,
En Espagne il était là.

LA BRÈCHE.

Dès que gronde le canon,
S’il faut enl’ver un bastion,
Ou mourir pour un Bourbon,
À l’instant chacun répond :
Me voilà,
Me voilà,
Faut-il marcher, me voilà,
On sait çà,
Pour cela,
Un Français est toujours là.

JAVOTTE.

Viv’ la femm’ d’ not’ général,
À son cœur rien n’est égal ;
Comm’ Mari’ Thérès’ faut-il
En héros braver l’ péril ?
Elle est là,
Toujours là,
Quand le devoir l’appela,
Elle est là,
Toujours là,
Sa devise est : Me voilà.

FERNAND.

Vive le Duc de Bordeaux !
Digne neveu d’un héros ;
Pour imiter ses parents,
Pour rendre heureux nos enfants,
Il est là, (bis.)
Espérance,
De la France,
Il est là, (bis.)
Chacun d’ nous le défendra.

LÉONORE.

Vive sa mère ! à jamais
Nous chanterons ses bienfaits !
Faut-il plaindre des malheurs,
Ou faut-il sécher des pleurs,
Elle est là,
Toujours là,
Quand le malheur l’implora,
Elle est là,
Toujours là,
Sa devise est : Me voilà.

ADOLPHE.

Vive ce prince chéri,
Aimable comme Henri !
Des preux chevaliers français,
Faut-il rappeler les traits ?
Il est là,
Toujours là,
Sa grâce,
Que rien n’efface,
Vous dira :
Le voilà,
Chacun le reconnaîtra.

JAVOTTE.

Faut-il d’un prince français
Célébrer les nobles faits,
Ou r’tracer dans nos chansons
Tous les bienfaits des Bourbons.
Nous voilà, (bis.)
Les premiers on nous verra ;
Nous voilà,
Pour cela,
Le Gymnase est toujours là.

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