Une Conspiration de province (Thomas SAUVAGE)

Comédie-vaudeville, tirée des soirées de Neuilly.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Panthéon, le 19 mai 1832.

 

Personnages

 

LE MINISTRE DE LA GUERRE

LE CAPITAINE DAUBERGEON, son secrétaire

LE MARQUIS DE GRANDCOURT

FLEURY, maire

MADAME FLEURY, sa femme

GOICHOT, maréchal-des-logis de gendarmerie

SAUCIER, aubergiste

CHAPUIS, marchand forain

AUVRAY, secrétaire de la mairie

DUPONT, conseiller municipal

CHARDIN, conseiller municipal

GENDARMES

GARDES NATIONAUX

 

Une auberge dans la ville de ***.

 

Une salle commune. Porte d’entrée au fond. De chaque côté, deux portes. Entre les deux portes de gauche, une fenêtre. Une table, plumes, encre, papier. Des sièges.

 

 

Scène première

 

SAUCIER, MADAME FLEURY

 

MADAME FLEURY.

Oui, M. Saucier, vous êtes sans égards, sans procédés, sans attention pour les autorités supérieures.

SAUCIER.

Mais, madame Fleury...

MADAME FLEURY.

Qu’est-ce que c’est ?... faire vos acquisitions au marché avant que je sois approvisionnée !... Enlever le poisson à ma barbe ! et, pour les légumes, me couper l’herbe sous le pied ! à moi, la femme de votre maire ! c’est criant ! Il n’y a qu’un homme mal élevé, comme vous pouvez être, qui se conduise ainsi.

SAUCIER.

Songez donc, madame Fleury, que j’ai de nombreux voyageurs dans mon auberge ; que les marchés n’ont lieu que tous les quinze jours ; et, que, si je veux avoir quel que chose de frais, c’est bien le moins...

MADAME FLEURY.

Ah ! vous prétendez encore avoir raison... Eh bien ! c’est bon... Vous saurez avant peu ce c’est que de résister à une fonctionnaire publique... Je me plaindrai... non pas à mon mari... il est trop bon... mais à son adjoint, qui fait tout à sa place, qui n’a rien à me refuser, et qui est spécialement chargé de la police.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

M. Saucier, prenez-y garde !

SAUCIER.

Ma conscience est en repos.
Madame, je monte ma garde,
Chaqu’ mois j’acquitte mes impôts,
J’ſerm’ ma boutique à l’heur’ voulue,
J’fais payer double les Anglais,
Jusqu’au ruisseau, j’balay’ la rue :
J’remplis mes d’voirs de bon Français.

MADAME FLEURY, entre ses dents.

Bon Français ! Ils n’ont que ça à dire... Hum ! Jacobiu !...

 

 

Scène II

 

SAUCIER, MADAME FLEURY, FLEURY

 

FLEURY, à la cantonade.

C’est bien ! c’est bien ! Continuez, grattez, grattez toujours... Vous finirez par trouver la muraille... Cette pauvre salle de la mairie ! Il paraît qu’elle eu avait vu de toutes les couleurs... Des tentures, des peintures, des décorations et des inscriptions... Un pied d’épaisseur ! Dame ! elle servait au bailliage d’abord, ensuite à la commune, puis à la municipalité, enfin à la mairie... Tout ça, l’un sur l’autre... Que de replâtrages ! de barbouillages... Aussi, tout ce que l’on ajoutait ne tenait pas... Ma foi, je la fais gratter à fond... Ça fait qu’au moins on pourra recommencer le bailliage, etc... Tu n’es pas fâché de ça, toi, père Saucier... Pendant ce temps-là, nous tenons nos séances dans ta grande salle... Ça te fait honneur...

SAUCIER.

Certainement, monsieur le maire.

À part.

Il ne paie pas la location et ne consomme que des verres d’eau.

Saucier s’occupe à ranger dans la salle.

MADAME FLEURY.

Oui, donnez-vous bien du mal pour obliger des ingrats... Voyez le journal, comme il vous arrange...

FLEURY.

Encore !... Mais il ne me laissera donc jamais tranquille, ce scélérat !

Air : Comme il m’aimait.

C’est un abus (bis)
Que ces journaux et leur franchise.
C’est un abus, Je n’en puis plus,
Chaque matin, j’y vois inclus :
Le maire a fait telle sottise,
Le maire a dit telle bêtise.
C’est un abus ;
Je n’en veux plus.

Je l’appelais,
Je la voulais,
Cette presse au peuple si chère ;
Quand on l’opprimait je criais ;
De la défendre je jurais.
Voyez, la chose singulière,
Ils m’ont nommé fonctionnaire...
Je n’en veux plus,
C’est un abus.

Au reste, le gouvernement a l’œil ouvert sur ses employés... Il sait les récompenser...

MADAME FLEURY.

Qu’est-ce que ça vous rapporte ?...

FLEURY.

À présent... rien, je suis fonctionnaire ad honores.

À demi-voix.

Cependant j’ai diminué ta quote... ta quote d’imposition sur ta maison.

Haut.

Et puis la mairie, c’est la première marche de l’escalier administratif. Il y a des gens qui ont commencé par être maire et qui ont fini par être pair... Il y en a même qui sont pair et maire !

MADAME FLEURY.

Comptez là-dessus !... vous, homme obscur sans titre... sans fortune.

FLEURY.

 Qu’importe ! Maintenant le Roi, donne les places pour rien,

MADAME FLEURY.

Et les ministres vous destituent gratis...

FLEURY.

Oh ! oh ! une fois qu’on s’est attablé au grand râtelier du budget, il est bien rare qu’on n’y garde pas une petite place... On se repose, à la bonne heure ; mais les appointements courent toujours... surtout lorsque, comme moi, on a une grande aptitude aux affaires... Ah ! s’il pouvait se présenter une occasion...brillante... Une émeute, une conspiration.

À demi-voix.

Ou seulement nu carliste ! Je ne mollirais pas moi, madame Fleury.

MADAME FLEURY.

Vous ! laissez-moi donc tranquille !... Je ne vous connais pas, peut-être... Tenez, M. Fleury, vous feriez bien mieux de laisser là la politique et l’ambition et de vous occuper de votre maison... de votre femme, que vous négligez.

FLEURY.

Allons, allons, Ernestine, calmez-vous... Je suis venu ici pour vous offrir mon bras... et prévenir Saucier de tout disposer pour la séance d’aujourd’hui.

SAUCIER.

Oui, monsieur le maire.

FLEURY.

Nous, allons nous promener... inspecter le marché aux bestiaux...

MADAME FLEURY.

Comme c’est agréable... Ah ! s’il pouvait vous arriver une bonne destitution... c’est tout ce que je désire...

FLEURY.

Mauvaise citoyenne ! c’est vouloir le mal heur de votre patrie.

Air

Plus de chagrin, plus de colère ;
Te plaire en tout voilà ma loi ;
Et ce n’est que la France entière.
Que je puis préférer à toi.
Aussi, qu’on me donne une place,
Et je m’écrie, en mon ravissement :
Viens, dans mes bras, femme, que je t’enlace ;
Enfin je tiens mon arrondissement,

Ensemble.

FLEURY.

Plus de chagrin, etc.

MADAME FLEURY.

Laissez-moi, je suis en colère.
Cet abandon est un manque de foi ;
La France ne m’importe guère,
Vous devez être tout à moi.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

SAUCIER, seul

 

Je suis sûr que la brave dame ne va pas m’épargner auprès de son mari ; avec ça qu’elle est méchante et qu’il est un peu bonasse. Si je pouvais trouver quelque moyen de me mettre bien dans ses papiers... J’y penserai...

 

 

Scène IV

 

SAUCIER, GOICHOT

 

GOICHOT.

Bonjour, père Saucier. Il n’est pas sur venu de nouveaux individus dans votre auberge ?

SAUCIER.

Personne d’aujourd’hui, M. Goichot. Nous n’avons qu’une dame arrivée d’hier et M. Chapuis, le marchand forain, d’avant z’hier, et auquel vous avez visé le passeport.

GOICHOT.

Bien...

À part.

Le sexe, ce n’est pas suspect, vu que c’est un homme qu’on signale...

Haut.

Je vous disais ça pour sa voir, voyez vous. M. le maire, que je viens rencontrer...

SAUCIER.

Il sort d’ici avec son épouse.

GOICHOT.

C’est ça ; il m’a recommandé la surveillance.

SAUCIER.

Bah ! et pourquoi ?

GOICHOT.

Parce que.

SAUCIER, étonné.

Ah ! ah !

GOICHOT.

N’en parlez pas, c’est un secret.

SAUCIER.

J’entends bien ; mais achevez de me le conter tout de même.

GOICHOT.

Ah ! mon cher, que le gouvernement de vient difficultueux aujourd’hui pour l’autorité. !... La nation française ne se laisse plus conduire, quoi... vaudrait mieux des Turcs... oui, c’est vrai.

Air : Vaudeville de l’Album.

Du bon Mamouth j’admire la couronne !
Là le pouvoir n’est jamais disputé ;
Car le grand Turc met tout en sa personne :
C’est lui le pair, c’est lui le député ;
Et chaqu’loi passe à l’unanimité.
Ni droit’, ni gauche, enfin, rien qui l’arrête,
Dans ce pays, qu’un prince a d’agrément !
Quand on raisonne, on vous coupe la tête ;
V’là c’qui s’appelle un bon gouvernement.

SAUCIER.

Mais pourquoi qu’vous m’dites tout ça ?

GOICHOT.

Figurez-vous qu’il nous est revenu qu’il doit passer par ici un agent du comité in visible de Paris, et nous le guettons pour l’empoigner.

SAUCIER.

Un agent du comité invisible !

GOICHOT.

Rien que ça.

SAUCIER.

Mais dites-moi, qu’est-ce que c’est donc que ce comité invisible ?

GOICHOT.

Le comité invisible, la propagande, la caisse infernale, ci-devant le comité directeur... tout ça c’est la même chose : un tas de brigands !

SAUCIER.

Et où sont-ils ?

GOICHOT.

À Paris, parbleu ! ils se rassemblent tous les trois jours à minuit dans une cave, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel.

SAUCIER.

Numéro ?...

GOICHOT.

Nous ne connaissons pas encore le numéro... n’y a que ça qui nous manque.

SAUCIER.

Et que font-ils dans cette cave ?

GOICHOT.

Ils boivent du sang et mangent de la chair humaine.

SAUCIER.

Pas possible !

GOICHOT.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ; la police sait tout.

SAUCIER.

Ils mangent de la chair humaine !... Mais dans quel but ?

GOICHOT.

Dans le but de révolutionner toute l’Europe. Vous avez pu voir dans les journaux que dans cette fameuse Italie, que nous avons pacifiée dans les temps, v’là qu’aujourd’hui les soldats du pape, les Autrichiens et les Polonais, don Pédroz et les Portugais, tout ça se poignarde à faire plaisir...

SAUCIER.

Oui !

GOICHOT.

Eh bien ! c’est le comité invisible.

SAUCIER.

Vraiment !

GOICHOT.

Parole la plus sacrée ; je l’ai lu dans le Moniteur.

SAUCIER.

Mais, dites-moi un peu : cet agent qui doit passer par ici, qu’est-ce qu’il vient faire ?

GOICHOT.

Vous ne voyez pas l’intention ? Nous sommes sur la route de Bretagne ; c’est un fait : en conséquence, je soupçonne qu’il irait dans la Vendée afin de révolutionner les chouans... pour la république.

SAUCIER.

Le comité invisible est donc en correspondance avec les chouans ?

GOICHOT.

Comment donc ? Ils sont tous anciens chouans, mon cher, les républicains... et vissa verce, comme dit le lieutenant. Vous sentez bien que, si je réussis à mettre la main sur un de ces gaillards-là, ma fortune est faite : me voilà officier du coup. Ainsi faites-moi avertir s’il arrivait quelque voyageur suspect... un émissaire, par exemple.

SAUCIER.

Qu’appelez-vous un émissaire ?

GOICHOT.

Air : Vaudeville de Julien.

Attention, méfiez-vous,
S’il s’présente un homme d’ la sorte :
La croix d’mérit’, les yeux en d’sous,
Frac noir, redingott’bleu’, n’importe ;
Chapeau rond, casquette ou bonnet,
Avec ça des airs... un’manière...
Souvent il parl’, quelqu’fois il s’tait ;
Bref, qu’on n’peut pas trop dir’c’que c’est...

SAUCIER.

Eh bien !

GOICHOT.

C’est à coup sûr un émissaire ;

Voilà !

SAUCIER.

Suffit... Soyez tranquille ; je vous préviendrai... Avec ça que j’ai intérêt moi même...

GOICHOT.

Moi, je vais seller mon cheval pour aller rôder sur la grande route.

Air : Valse de Robin.

En tous lieux l’autorité veille,
Soyez bien tranquille, mon cher ;
Car si d’un œil elle sommeille,
De l’autre, elle voit deux fois clair.
Sur la rout’, j’vais placer mes hommes ;
Faut être sur ses gardes, quand
Monsieur le mair’ dit que nous sommes
Sur le caractè’r d’un volcan.

SAUCIER, effrayé.

Sur le... Ah ! mon Dieu.

GOICHOT.

Rassurez-vous.

En tous lieux, etc.

Il sort.

 

 

Scène V

 

SAUCIER, puis CHAPUIS

 

SAUCIER.

Parbleu ! ce serait une fameuse occasion de faire ma cour au maire, si je pouvais découvrir...

CHAPUIS, à la cantonade.

Gervais, range ma voiture... qu’elle soit à l’abri de l’humidité... et dans une remise qui ferme à clé, entends-tu ? car il faut être sur ses gardes, à présent ; depuis que la gendarmerie ne s’occupe plus que de conspirateurs, les voleurs ont beau jeu.

SAUCIER.

Eh ! c’est monsieur Chapuis, le marchand forain !

CHAPUIS.

Bonjour, papa Saucier.

SAUCIER.

Votre serviteur ! Il y a bien longtemps qu’on n’a vu dans notre ville vous, vos brode ries et cachemires.

CHAPUIS.

Que voulez-vous ? je me suis aperçu que vos maris étaient pour le gouvernement à bon marché ; qu’ils diminuaient le budget conjugal, et rognaient la liste civile du ménage ; dès lors rien à faire pour le pauvre marchand.

SAUCIER.

Eh bien, avez-vous appris que les dispositions soient changées ou venez-vous pousser nos dames à la révolte par la tentation... ?

CHAPUIS.

Oh ! ma foi non ; vos dames sont d’une réservé, d’une sagesse... incorruptibles... comme des républicains... C’est une lettre, que j’ai reçue par laquelle on me donne rendez-vous...

SAUCIER.

Chez moi ?

CHAPUIS.

Oui... Une bonne affaire, ma foi. !... Aussitôt j’ai garni ma voiture... convenablement... en route... et me voilà.

SAUCIER.

Ah ça ! c’est donc... ?

CHAPUIS, l’interrompant.

C’est un secret, papa Saucier ; ainsi pas de questions. Avez-vous ici une jeune dame nommée Hortense ?

SAUCIER.

Oui, arrivée d’hier au soir... Le maître de poste, à deux lieues d’ici, m’a fait dire qu’elle était sans passeport, mais qu’il ré pondait d’elle...

CHAPUIS.

Oh ! soyez tranquille... C’est une personne d’un rang, d’une paissance... 

SAUCIER.

Vous la connaissez ! tant mieux ! Vous savez alors son nom de famille, et vous m’apprendrez...

CHAPUIS.

Rien autre chose que ce que vous a dit le maître de poste... Où est sa chambre ?

SAUCIER.

Au numéro 4, au premier... Mais vous me direz...

CHAPUIS.

Numéro 4... Bon ! je m’y rends à l’instant... Soyez tranquille, papa Saucier, c’est une personne qui ne déshonorera pas votre maison... Ah ! ah ! ah !

Il sort en riant par la deuxième porte de gauche.

SAUCIER, le regardant sortir.

Des ricanements ne sont pas des raisons, monsieur Chapuis, et dans un temps comme celui-ci... Ah ! j’entends encore du monde ! Diable ! des voyageurs bien mis... avec des domestiques... Par ici, Messieurs, par ici...

 

 

Scène VI

 

SAUCIER, LE MINISTRE, DAUBERGEON, conduits par un garçon

 

LE MINISTRE, en entrant.

Quel escalier ! quelle maison !

SAUCIER.

Ces Messieurs resteront quelque temps ici ?...

DAUBERGEON.

Le temps de réparer notre voiture... !

SAUCIER.

Je vais faire porter vos paquets... Au numéro 5, Gervais...

Il fait passer les domestiques par la première porte de gauche.

LE MINISTRE.

Ma foi, mon cher, il ne faut rien moins qu’un accident pour décider à prendre un semblable gîte.

DAUBERGEON.

Général !...

LE MINISTRE.

Faites donc attention ! Vous savez combien, il est essentiel qu’on ne me sache pas absent de Paris... Un ministre voyager, se reposer !... Ils feraient un beau train, Messieurs de l’opposition ! Je ne pouvais pour tant résister plus longtemps : les travaux de la session m’ont rendu les eaux nécessaires.

DAUBERGEON.

Toutes vos précautions sont prises ; le travail vous est envoyé à signer à des lieux désignés ; personne ne se doutera...

LE MINISTRE.

Non, si vous êtes discret et ne faites pas d’étourderie... Comment diable avez-vous été choisir précisément la plus triste auberge...

DAUBERGEON.

Je suis bien fâché vraiment de vous avoir conduit ici... mais je ne savais pas...

LE MINISTRE.

Vous ne saviez pas... et cependant vous ayez passé devant deux autres hôtels... vous sembliez vous diriger avec certitude vers cet endroit... comme si un rendez-vous vous appelait...

DAUBERGEON, à part.

Il ne croit pas si bien dire.

Haut.

Un rendez-vous ! quand une roue brisée nous force à nous arrêter tout-à-coup ; quand on sait à peine où l’on est...

À part.

Je ne me suis pas trompé...

LE MINISTRE, à part.

Je voudrais pourtant bien m’assurer...

SAUCIER entre.

Messieurs, voilà votre chambre... propre comme une glace... J’y ai fait bop feu pour chasser la mauvaise air...

LE MINISTRE.

C’est bien.

SAUCIER.

Ah ! si par hasard ces Messieurs n’aiment pas la fumée...

DAUBERGEON.

Certainement, nous ne l’aimons pas.

SAUCIER.

Eh bien, dans ce cas là, je vous conseille de laisser les vitres ou la porte entr’ouvertes... comme ça, il ne fume jamais.

LE MINISTRE.

C’est trop commode... Allons...

Passant devant Saucier qui l’arrête.

Eh bien, qu’est-ce encore ?

SAUCIER.

Pardon, excuse, Monsieur... C’est une formalité, vexatrice peut-être, mais le gouvernement l’exige... Vos noms, prénoms, qualités, domicile ; en un mot, vos passeports...

LE MINISTRE.

C’est juste... Monsieur va vous les montrer.

Daubergeon tire son portefeuille : pendant ce temps, le ministre bas à Saucier. 

Avez-vous ici une madame Hortense ?

SAUCIER, stupéfait.

Madame Hortense !

LE MINISTRE, lui imposant silence.

Plus bas !... Eh bien ?...

SAUCIER, bas, avec mystère.

Oui !...

LE MINISTRE.

Merci...

Il met le doigt sur sa bouche, et entre par la première chambre à gauche.

DAUBERGEON.

Voici nos passeports.

SAUCIER, après avoir lu bas.

Beauvilliers, négociant ! Ah ! ces Messieurs sont dans le commerce ! Ils doivent alors connaître M. Chapuis, le plus fameux commis voyageur... qui a roulé dans tous les départements... Il est ici, si vous voulez le voir...

DAUBERGEON, impatienté.

Nous ne connaissons personne, nous ne voulons voir personne...

SAUCIER, étonné.

Ah !

DAUBERGEON, baissant le ton.

Excepté madame Hortense.

SAUCIER.

Madame Hortense !... Lui aussi.

DAUBERGEON.

Elle est ici, n’est-ce pas ?

SAUCIER.

Sans doute ; au numéro 4.

DAUBERGEON.

C’est bien... J’y cours...

Il sort par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène VII

 

SAUCIER, puis GRANDCOURT

 

SAUCIER.

Oh ! oh !... voilà qui est bien extraordinaire... Ils sont négociants, et ne connais sent pas Chapuis... mais ils connaissent tous cette dame Hortense !

GRANDCOURT, entrant.

Bonjour, Saucier.

SAUCIER !

Comment, monsieur le marquis de Grandcourt, vous ici ! Vous vous êtes décidé à quitter votre château : vous aviez pourtant bien promis de n’en sortir que dans le cas... enfin suffit... Vous êtes un boudeur... comme ils disent.

GRANDCOURT.

Oui, je boude, j’enrage même quand je vois... Mais il y a des circonstances, des événements... Dis-moi vite : il est arrivé quelqu’un de Paris ?

SAUCIER.

Oui, Monsieur...

GRANDCOURT.

Deux Messieurs dont la voiture s’est brisée ?

SAUCIER.

Précisément...

GRANDCOURT.

Il l’a fait comme il l’a dit.

SAUCIER.

Vous saviez donc ?...

GRANDCOURT, gaiement.

Est-ce que je ne sais pas tout, moi ?

SAUCIER.

Bah ? vous savez pourquoi ils viennent dans le pays ; ce qu’ils font... ?

GRANDCOURT.

Parfaitement...

SAUCIER.

Ainsi Monsieur Beauvilliers, négociant, et son commis ?...

GRANDCOURT.

Oh ! oh ! Beauvilliers, négociant !... Il a dit qu’il s’appelait Beauvilliers ?...

SAUCIER.

C’est donc pas son nom ?

GRANDCOURT.

Charmant, ma parole d’honneur ! Un nom de restaurateur pour un ministre... qui ne restaure rien du tout.

SAUCIER, qui l’a entendu à demi.

Il parle de restauration ?

Haut à Grand court.

Si vous désirez leur parler... je vais vous annoncer.

GRANDCOURT, le retenant.

Non !... Garde-t’en bien... Ne dis pas même que tu m’as vu... Indique-moi seulement où loge madame Hortense.

SAUCIER.

Ah ! bah !... pas possible... !

GRANDCOURT.

Eh bien... Qu’ag-tu donc à me regarder ?

SAUCIER, se remettant.

Moi... rien ! C’est que... Madame Hortense, dites-vous ?...

GRANDCOURT.

Oui... Mais pas si haut ! imbécile !

SAUCIER.

Madame Hortense est au n° 4.

GRANDCOURT.

Bien ! J’y vais... Surtout, je te le répète, ne parle de moi à personne.

Il sort par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène VIII

 

SAUCIER, seul

 

À personne ! Voyez-vous ça ! Récapitulons : Un ancien vendéen qui ne devait pas bouger de son château, et qui se rencontre tout-à-coup gaillard, et joyeux... c’est suspect, et d’un... Le commis-voyageur libéral, qui vient à point nommé, et de deux... Cette voiture cassée, ça n’est pas naturel... Une redingote bleue avec la croix de mérite, qu’on ne peut pas trop dire ce que c’est... Item, l’habit noir de l’autre, avec le regard en dessous et l’air sournois : émissaire, c’est clair... Rendez-vous du commis-voyageur libéral, du vendéen et du bonapartiste chez madame Hortense... Elle ne cache pas même son nom ; conspiration ! et puis l’autre qui parle de restauration ! tout cela s’accorde parfaitement ensemble, Conspiration ! conspiration ! Quel bonheur ! Cette découverte là vaudra à mon gendre un bureau de tabac...

 

 

Scène IX

 

SAUCIER, GOICHOT

 

GOICHOT.

Eh bien, y a-t-il-du nouveau ?

SAUCIER, se retournant.

Goichot ! Ah ! mon ami, vous arrivez comme le petit-verre après la demi-tasse.

GOICHOT.

Quoi donc ?... Vous sauriez ?...

SAUCIER.

Chut, on conspire.

GOICHOT.

Où ?

SAUCIER.

Ici même.

GOICHOT.

Bah !

SAUCIER.

L’émissaire est là, n° 5.

GOICHOT, tirant un papier de sa poche.

J’ai son signalement. Voyons : il est petit.

SAUCIER.

Pas très petit, assez grand.

GOICHOT.

Maigre.

SAUCIER.

Pas très maigre, entrelardé.

GOICHOT.

Chauve.

SAUCIER.

Pas trop.

GOICHOT.

Il aura mis une perruque, c’est ça. Bouche moyenne.

SAUCIER.

Oui.

GOICHOT.

Nez ordinaire.

SAUCIER.

Oui, oui. Comme ça se rencontre.

GOICHOT.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Suffit, continuons l’enquête :
Borgn’ de l’œil gauche.

SAUCIER.

Non, vraiment. 

GOICHOT.

Pardon !

SAUCIER.

Non, j’ vous l’répète.

GOICHOT.

C’est écrit sur le signal’ment.

SAUCIER.

Depuis assez longtemps je l’lorgne
Pour êtr’ sûr...

GOICHOT.

Qu’ vous êt’sinnocent !
Vous n’aurez pas vu qu’il est borgne
À caus’ de son déguisement.

Ces gens-là en usurpent de toute sorte.

SAUCIER.

Il est arrivé ici dans cette voiture qui s’est cassée auprès de la ville.

GOICHOT.

Ah ! Diable ! tant pire. Alors, ce n’est plus un conspirateur ; car j’ai visé son passeport. Il est en règle ; c’est un négociant.

SAUCIER.

Un négociant ! Oui, je connais son commerce... C’est l’émissaire, je vous dis.

GOICHOT.

Je sais lire, peut-être.

SAUCIER.

Pourquoi donc que j’ai entendu son valet de chambre qui disait à son domestique, en déballant la voiture, prends garde à l’épée du général ? et M. Grand court, le vendéen, qui savait son arrivée ; et tous ces gens-là qui ont rendez-vous chez madame Hortense !

GOICHOT.

Madame Hortense !... Pour lors, l’affaire s’engrave. Laissez-moi réfléchir en soi même.

Il va dans l’autre coin du théâtre.

Si je vas lui dire : Es-tu conspirateur ? nul doute qu’il ajoutera à sa ruse de répondre : c’est pas moi. Il faut que je lui tire une botte secrète de gendarme. Justement, par précaution j’avais mis ma redingote bourgeoise et mon chapeau rond, pour être moins visuel. Sondons l’individu.

SAUCIER.

Faut-il vous introduire ?

GOICHOT.

Laissez, vous êtes un enfant.

Ils se placent à côté de la chambre du ministre.

Air : Fragment de Fra Diavolo.

Point d’imprudence,
Voyez d’avance
La récompense
Qui nous attend.

ENSEMBLE.

De la prudence,
En cet instant
Voyons d’avance
C’qui nous attend.

GOICHOT.

Vous, placez-vous de la sorte.

SAUCIER.

Comme cela ?

GOICHOT.

Ce n’est pas mal ;
Puis, ouvrez doucement la porte ;
Frappez du pied, disant : mon général !

SAUCIER.

Mon général !

LE MINISTRE, de sa chambre.

Que me veut-on ?

GOICHOT et SAUCIER.

Il s’est trahi, son compte est bon.
De la prudence,
Voyons d’avance    
La récompense
Qui nous attend.

 

 

Scène X

 

SAUCIER, GOICHOT, LE MINISTRE

 

Le ministre sort de sa chambre ; Saucier reste au fond et écoute ; Goichot va au devant du ministre.

GOICHOT.

Mon général, c’est un de vos anciens sousbordonnés.

LE MINISTRE.

Je ne vous connais pas.

GOICHOT.

J’étais pourtant de la grande armée.

LE MINISTRE.

C’est possible ; mais il y avait tant de monde ! D’ailleurs, qui vous a dit que j’étais général ?

GOICHOT.

Oh ! je vous reconnais bien : le cœur n’est pas mort ; je vous ai vu distribuer de fameux coups de sabre, que si tout le monde en avait fait autant, nous n’aurions pas été trahis et dans le cas de perdre la victoire. Les ci-devant braves comme nous, ça se reconnait toujours.

LE MINISTRE.

Eh bien, après ?

GOICHOT.

C’est pour vous dire...

LE MINISTRE.

Quoi ?

GOICHOT, à l’oreille.

J’ai été à l’île d’Elbe avec notre petit caporal à tous. Vous pouvez me parler en confiance.

LE MINISTRE.

Je n’ai rien à vous dire.

GOICHOT.

Soyez tranquille ; je suis un vrai Français : j’ai déjà été mis trois fois en prison pour opinion.

LE MINISTRE.

Tant pis pour vous.

GOICHOT, d’un ton piteux.

J’ai vingt-cinq ans de service effectif. J’ai parcouru tous les pays de l’Europe, et même je pourrais presque dire de l’Univers, pour me satisfaire à la gloire.

Air : De l’apothicaire.

Tout soldat connait les chemins
De l’Italie en Allemagne,
Du Caire jusqu’aux Apennins,
Et de Moscou jusqu’en Espagne ;
Napoléon nous instruisait
Tout en défendant la patrie ;
Au pas de charge il nous donnait
Des leçons de géographie.

Et de fameuses, mon général. J’étais lieutenant dans les chasseurs à cheval de l’ex-garde. J’avais une schabraque de peau de tigre, et un dolman en tresses d’or ; et aujourd’hui, se voir réduit à la misère de l’indigence...

LE MINISTRE.

Ah ! je comprends ce que vous demandez.

Il lui donne une pièce d’or.

Tenez, mon ami, et ne vous faites plus mettre en prison.

Il va pour rentrer dans sa chambre ; et aperçoit Saucier.

Ah ! faites remettre ces deux lettres, je vous prie.

SAUCIER, s’avançant.

Oui, monsieur...

LE MINISTRE.

L’une à monsieur le curé, avec de billet de mille francs...

SAUCIER et GOICHOT.

Mille francs !

LE MINISTRE.

L’autre à monsieur le maire.

En rentrant.

Ah ! monsieur mon secrétaire, vous croyez me prendre pour votre dupe... C’est vous qui serez la mienne... Parbleu, votre mariage secret se fera avec toute la pompe et la solennité...

Il rentre.

 

 

Scène XI

 

SAUCIER, GOICHOT

 

GOICHOT.

Il s’est trahi ! Donnez-moi le tout. Il soudoie l’or à pleines mains.

SAUCIER.

Combien vous a-t-il donné ? 

GOICHOT.

Voyez.

SAUCIER.

Un louis d’or !

GOICHOT.

Dites donc un napoléon : regardez le buste de l’empereur. Les émissaires ne donnent que de l’ancienne monnaie, à cause de l’effigie, pour enflammer.

SAUCIER.

Et les intelligences avec les prêtres... Comme c’est ça ! Où prennent-ils tout cet argent là ?

GOICHOT.

Dans la caisse du comité invisible : ils ont un trésor, composé des banquiers de la première richesse et des seigneurs de la dernière noblesse, qui mettent là dedans tout ce qu’ils gagnent et tout ce qu’ils ont.

SAUCIER.

Avez-vous entendu quand il vous a dit : je vous comprends ; prenez garde de vous faire mettre en prison ?

GOICHOT.

Parbleu ! il s’est trahi : vous êtes témoin. C’est bien lui qui ira en prison. Allons faire votre rapport à monsieur le maire.

SAUCIER.

Ne bougeons pas. Voici l’heure du conseil municipal. Il va venir ici...

Air : Ronde de Mazaniello.

Ah ! ça nous partageons, confrère.

GOICHOT.

C’est juste, il vous revient dix francs ;
Mais comment diable allons nous faire ;
De monnai’ je n’ai pas six blancs ?

SAUCIER.

J’vous rendrai.

GOICHOT.

Non ; sur vos registres,
Portez, à ma consommation :
D’hier, one éclanche et deux litres ;
De c’malin un’conspiration.

Ça s’trouvera tout ensemble.

 

 

Scène XII

 

SAUCIER, GOICHOT, FLEURY, AUVRAY

 

SAUCIER.

Voici le maire. Profitons du moment pour faire notre déposition.

GOICHOT.

C’est ça... Avec la permission de monsieur le maire, nous venons déposer entre vos mains...

FLEURY, tendant la main.

Quoi ?

GOICHOT.

Non, c’est pas ça...

FLEURY.

Ah ! c’est pour le chemin vicinal, qui est en mauvais état ?... Vous avez raison, j’y ai cassé, hier, ma carriole ; c’est un abus, je le réparerai.

SAUCIER.

Du tout.

FLEURY.

C’est donc pour l’établissement des réverbères ? Je m’en occupe, je veux que la ville soit éclairée, surtout ma maison ; mais nous en parlerons plus tard ; maintenant...

GOICHOT.

Autres choses plus politiques ! mais heureusement, je vous trouve rassemblé en écharpe... Le Ciel est divin ! Une conspiration.

SAUCIER.

Une conspiration très belle.

FLEURY, avec joie.

Ah ! enfin.

SAUCIER.

C’est moi qui ai tout découvert.

GOICHOT.

C’est moi !

FLEURY.

Vous plaisantez, subalternes...

Air : C’était Renaud.

Depuis longtemps je savais tout.

À part.

Vraiment je ne m’en doutais guère ;

Haut.

Je suis prêt à parer le coup.

À part.

Je ne sais encor comment faire ;
N’importe, de la fermeté.
Un magistrat, s’il a de l’assurance,
Avec succès couvre son ignorance
Du manteau de sa dignité.

Éloignez-vous quelques instants... Je vous ferai appeler lorsque le conseil sera rassemble.

GOICHOT.

Alors, je vais remettre mon uniforme, pour la décence !

Ils sortent.

 

 

Scène XIII

 

FEURY, AUVRAY

 

FLEURY.

Ah ! j’en suffoque de joie et de bonheur ! Une conspiration dans mon arrondissement, dans ma propre ville ! Comme c’est agréable ! Il y a donc une justice ; et nous autres, hommes de province, nous ne serons donc pas toujours victimes de la centralisation... C’est vrai, ces messieurs de Paris, ils en ont déjà douze ou quinze, toutes plus brillantes les unes que les autres, avec des noms sonores, des circonstances romanesques ; enfin, on les ferait à plaisir qu’on n’aurait pas mieux... Eh bien ! moi aussi je tiens la mienne... Comme je vais la choyer, la caresser... Ça me vaudra la sous préfecture, au moins. Aussitôt l’affaire en train, je pars pour Paris... Je pétitionne, je sollicite...

Air : Vers le temple de l’hymen.

Du placet incognito,
Chacun trouve un exemplaire ;
La reine, en son aumônière,
Le prince, dans son schako ;
Et pour que le roi l’appuie,
De ma demande enfouie,
Jusque dans son parapluie
Je lui glisse un numéro...
Ah ! qu’il survienne une averse !
Soudain mon mérite perce,
Et je remonte sur l’eau.

Pour être plus sûr de mon succès, hâtons-nous de donner au ministre bonne opinion de mes connaissances administratives... Monsieur Auvray, notre grand travail sur la statistique de l’arrondissement, où en sommes-nous ?

AUVRAY.

Nous en sommes aux bêtes de somme, monsieur.

FLEURY.

Eh bien ! les renseignements nécessaires sont-ils réunis ?

AUVRAY.

Pas encore... Dame ! c’est difficile de compter toutes les bêtes de l’arrondissement...

FLEURY.

Il serait cependant important que ce travail arrivât ayant la nouvelle de la conspiration... Allons, mettez-vous là, voyons vos colonnes : demandez et je répondrai.

AUVRAY.

Bœufs...

FLEURY se fâchant.

Hein ? qu’est-ce que vous dites ?

AUVRAY.

Je dis ; Bœufs...

FLEURY.

Ah ! bon... article bœufs ; écrivez : Deux mille cinq cent vingt-trois... C’est gentil pour une petite ville.

AUVRAY.

Chevaux...

FLEURY.

Des chevaux !... Il y a peu de voitures... Mais les médecins de campagne... chevaux... Le commis des contributions indirectes... chevaux... Les inspecteurs... chevaux... Les maîtres de poste... chevaux... Dix-huit cent trente-deux...

AUVRAY.

C’est la date de l’année.

FLEURY.

Tiens, c’est vrai... Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ; est-ce qu’il ne peut pas y avoir justement... Continuez... les ânes... Oh ! nous n’en manquons pas... Écrivez : ânes, Cinq mille deux cent trois.

AUVRAY.

Vous vous trompez ; nous ne sommes que quatre mille.

FLEURY.

Comment, nous ne sommes ?...

AUVRAY.

Oui, monsieur, nous ne sommes que quatre mille âmes dans la commune.

FLEURY.

Qui vous parle d’âmes ?... Je dis ânes ! vous n’avez donc pas d’oreilles ?... ânes... Voilà, je crois, notre cadre rempli... Je signe et envoie... Avec ça le ministre peut en toute sûreté de conscience me confier de hautes fonctions administratives. Ah ! voici nos messieurs ; c’est ici que nous allons briller.

 

 

Scène XIV

 

FLEURY, AUVRAY, CHARDIN, DUPONT

 

FLEURY.

Prenez place, messieurs... et apportez à celte séance une gravité correspondante à celle des événements qui vont nous occuper.

CHARDIN.

Comment, monsieur le maire, vous savez déjà l’événement de cette nuit.

FLEURY.

L’événement de cette nuit.

À part.

Encore quelque chose.

Haut.

Si je le sais... Pardieu !... je sais tout.

DUPONT.

Eh bien ! qu’en pensez-vous ?

FLEURY.

J’en pense... j’en pense... On ne m’apprend rien... Mais votre avis, messieurs, car je ne voudrais pas vous influencer...

CHARDIN.

Moi, je dis que c’est le vent d’ouest.

FLEURY.

Le vent !

À part.

Diable ! qu’est-ce que ça peut-être. Et vous.

DUPONT.

Moi, je prétends que c’est l’opinion.

FLEURY.

L’opinion !

À part.

Je n’y comprends rien ! Ça se complique.

DUPONT.

Car depuis un an qu’il existe, nous avons essuyé des tempêtes d’une grande violence.

FLEURY.

Oui, des tempêtes politiques.

DUPONT.

Sans doute, mais aussi des tempêtes, naturelles. Je ne vois donc pas pourquoi le vent aurait renversé hier de préférence à tout autre jour...

FLEURY, qui suit avec attention.

Renversé

À part.

Le ministère, peut-être... Oh ! non, un coup de vent...

Haut.

Renversé... Continuez.

DUPONT.

Le drapeau de la commune.

FLEURY.

Le drapeau renversé ! Comme tout cela s’accorde. Monsieur Dupont a parfaitement raison, et je vais, messieurs, éclaircir vos doutes par les dépositions de deux personnages qui sont au courant de la conspiration.

TOUS.

Une conspiration !

FLEURY.

Oui, messieurs, il y en a une flagrante, authentique... Faites entrer Goichot et Saucier.

 

 

Scène XV

 

FLEURY, AUVRAY, CHARDIN, DUPONT, GOICHOT, SAUCIER

 

FLEURY.

Approchez, honnêtes citoyens, qui avez le courage d’épier le voyageur et la bonté de le dénoncer. Faites vos révélations.

GOICHOT.

Voilà : Depuis environ quelques jours, suivant les ordres qui m’ont été adjoints, je suspectais tous les voyageurs connus et inconnus, de quelque sesque ou âge, arrivés ou arrivant dans l’auberge dudit Saucier, près la grande balle, ici présent.

SAUCIER.

Oui, dans mon auberge, ce matin.

FLEURY.

Silence !

GOICHOT.

Hier soir, au contraire, par pressentiment j’arrête la diligence : elle ne comportait que trois nourrices ; je les vérifie par moi-même, et je dis : passez. Mais, ce matin, v’là que j’entrevois un voyageur que sa voiture se casse sur la route : je l’inspecte dans son passeport...

SAUCIER.

Alors, moi, je vais avertir M. Goichot.

GOICHOT.

Un moment, monsieur l’aubergiste, avec votre permission : c’est moi qu’on interroge ; ne me devancez pas la réponse. Je vous dirai donc, monsieur le maire, que, sous le déguisement d’un négociant, avec deux domestiques ou commis, dont l’un s’intitule capitaine, je reconnais l’émissaire.

FLEURY.

L’émissaire dont le signalement...

GOICHOT.

Oui, monsieur le maire : signalement uniforme. Vous voyez le symptôme ? je ne dis rien. Les voilà chez ledit Saucier.

SAUCIER.

Alors moi je l’intrigue ; j’appelle M. Goichot ; M. Goichot l’appelle général...

GOICHOT.

Il répond à la conversation ; il me parle de l’autre (l’empereur, s’entend), je lui dis : oui ; il me dit : l’instant est propice. C’est vous qui le dites. Il me dit : non c’est véridique ; les chouans sont pour nous. Alors il me regarde ; je le fixe. Je crois te reconnaître, qu’il me dit : tu as été à l’île d’Elbe avec le petit caporal.

Air : Baiser au porteur.

Il se rapproche avec estime,
D’après c’mot du p’tit caporal ;
Moi, d’un’main j’fais l’V légitime,
Du pouc’de l’autre un N impérial...
Tout est permis quand le but est moral.
À ce sign’la z’il me regarde,
Puis, m’glissant un napoléon :
T’es bon Français, m’dit-il, prends garde
Qu’un gendarm’ne t’mette en prison.

Pour lors j’dis en moi-même : t’es un malfaiteur du gouvernement, ça crève la vue.

FLEURY.

Voilà donc le vent d’ouest, M. Chardin.

DUPONT.

M. Chardin a peut-être ses raisons.

CHARDIN.

Moi, du tout... je ne savais pas...

FLEURY.

Silence ! ne perdons pas de temps.

À Saucier.

Connaissez-vous les noms des conspirateurs ?

SAUCIER.

D’abord, l’émissaire.

FLEURY.

Après.

SAUCIER.

Ensuite, son secrétaire, qui s’intitule capitaine.

GOICHOT.

Capitaine ! capitaine de brigands !

FLEURY.

Ensuite.

SAUCIER.

Ensuite, le marquis de Grandcourt.

FLEURY.

Un ci-devant émigré.

SAUCIER.

C’est lui qui a parlé au capitaine de restauration.

GOICHOT.

C’est la véracité.

FLEURY.

Je comprends bien... Vous ne connaissez pas d’autres complices ?

GOICHOT.

Il doit y avoir encore un commis-voyageur ou marchand forain... il y en a dans toutes les conspirations.

SAUCIER.

Justement, nous avons M. Chapuis qui a été jugé, il y a deux mois, pour réfraction à la garde nationale.

FLEURY.

À merveille !

SAUCIER.

Et puis, il est venu comme les autres pour parler à madame Hortense.

FLEURY, se levant.

Madame Hortense ! madame Hortense ! un membre de la famille proscrite !

SAUCIER.

Elle est ici... M. Chapuis est monté chez elle avec des caisses...

FLEURY.

Des armes, de la poudre à canon ! Les circonstances sont graves, Messieurs ; un grand danger place sur nos têtes... Prenons nos mesures.

GOICHOT.

Nous sommes au nombre de huit gendarmes, vous, vos adjoints, quarante gardes nationaux et tous les bons citoyens de l’endroit : total cinquante-cinq hommes ; et l’ennemi n’est que six, dont une femme.

FLEURY.

Le sort en est jeté. Saucier, allez chez moi.

SAUCIER, partant en courant.

Oui, monsieur le maire.

FLEURY.

Attendez donc... demandez mon chapeau à trois cornes.

SAUCIER, de même.

Oui, m’sieur le maire.

FLEURY.

Un moment... et mes pistolets d’arçon.

SAUCIER, partant.

Oui, m’sieur le maire.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

FLEURY, AUVRAY, CHARDIN, DUPONT, GOICHOT

 

GOICHOT, voulant sortir.

Moi, je vais rassembler...

FLEURY, effrayé, le retenant.

Monsieur le maréchal-des-logis, de grâce, ne m’abandonnez pas sans armes.

 

 

Scène XVII

 

FLEURY, AUVRAY, CHARDIN, DUPONT, GOICHOT, MADAME FLEURY

 

MADAME FLEURY, entrant brusquement, et saisissant son mari par le bras.

Monsieur Fleury, vite à la maison, tout de suite. Je ne veux pas que tu te mêles dans tout ce qui se passe.

FLEURY.

Que se passe-t-il donc, ma chère amie ?

MADAME FLEURY.

Croyez-vous me tromper comme un enfant ? Toute la ville est en feu. J’étais chez le commandant de la garde nationale quand de marmiton de Saucier est venu crier aux armes !...

FLEURY.

Comment ! on a crié... 

À Goichot.

C’est très bien à ce petit bonhomme.

MADAME FLEURY.

Notre ville est-elle en force de se défendre, voyons ? c’est vouloir se faire saccager.

FLEURY.

Je le jure qu’il n’y a rien, ma femme.

Bas à Goichot.

Contenez-vous.

MADAME FLEURY.

Ne faites pas de signes. Ce n’est plus un secret ; le duc de Reichstadt vient de débarquer à Nantes avec Marie-Louise, le prince Charles et vingt mille Américains.

FLEURY.

Mais c’est absurde ! il n’y a rien, te dis-je.

MADAME FLEURY.

Celui qui me l’a dit le tenait de trois commis-voyageurs, qui les ont vus. L’impératrice est très engraissée.

FLEURY.

Engraissée !... c’est effrayant !

GOICHOT.

Ces scélérats de voyageurs sont des incendiaires de pays !

 

 

Scène XVIII

 

FLEURY, AUVRAY, CHARDIN, DUPONT, GOICHOT, MADAME FLEURY, SAUCIER

 

SAUCIER.

Monsieur le maire, voilà votre chapeau et vos pistolets.

MADAME FLEURY.

Des pistolets, et il n’y a rien ! des pistolets !... Ah ! bien oui, pour te blesser. Monsieur Fleury, je ne veux pas que tu y touches.

FLEURY.

Ils ne sont pas chargés.

MADAME FLEURY.

C’est égal, on peut se blesser tout de même.

FLEURY.

Air : Le briquet.

Rassure-toi, chère amie.

MADAME FLEURY.

Ces armes me font frémir.

FLEURY.

Je ne veux pas m’en servir.

MADAME FLEURY.

Oh ! de vous je me défie ;
Il n’faut qu’un mouv’ment du doigt.
Trop souvent on est, ça s’voit,
Victim’ d’un coup d’maladroit.
On se promettait d’avance
D’agir avec précaution,
Vient une distraction,
Crac, ça part sans qu’on y pense.
Allez, je sais ce que c’est ;
Un malheur est bientôt fait.

FLEURY.

N’aie pas peur, je les porterai le canon en l’air.

Aux autres.

Allons, Messieurs.

MADAME FLEURY.

Non, tu n’iras pas ; je ne veux pas.

FLEURY.

Madame, je suis fonctionnaire public... l’honneur parle, et je me dois à mon pays.

MADAME FLEURY, le retenant par son habit.

Est-il égoïste !

Un morceau de l’habit qui reste dans la main.

SAUCIER.

C’est déchirant !

FLEURY la repoussant.

Retirez-vous, mon épouse.

MADAME FLEURY.

Oh ! mon Dieu, il va se faire tuer.

Elle tombe évanouie dans les bras de Chardin.

FLEURY.

Éloignez cette faible femme de cette scène d’horreur !...

Chardin et Dupont emportent madame Fleury dans le premier cabinet, à droite. Pendant ce mouvement entrent des gendarmes et des gardes nationaux.

 

 

Scène XIX

 

FLEURY, SAUCIER, GOICHOT, GENDARMES, GARDES NATIONAUX

 

FLEURY.

Il faut avoir un cour de roche, quand on est homme politique. Ah ! vous voilà, messieurs !... Nos forces sont réunies.

GOICHOT.

Choisissons nos positions.

FLEURY.

De la prudence ! Beaucoup de prudence !

GOICHOT.

Dressons nos batteries.

Il va pour placer ses hommes.

FLEURY, le retenant.

Attendez, que je harangue ces Messieurs : Messieurs, mes amis, mes chers camarades, dans les circonstances graves qui nous environnent, tout discours serait superflu. La torche de l’anarchie se rallume pour bouleverser l’Europe. Arrêtons ce carnage.

Air : Du couvre-feu (de madame Duchambge).

À l’ennemi qui, déjà, nous observe,
Montrez ici, par vos coups résolus,
Qu’on peut chérir l’olivier de Minerve...
Et manier le glaive de Brennus !
Généreux guerriers,
De nouveaux lauriers
Vont vous placer au temple de mémoire ;
Ne tremblez aucun.
À nous la victoire.
Vous êt’s Français et vingt contre un.

TOUS.

Généreux guerriers, etc.

Il place les gardes nationaux dans les deux chambres à droite.

SAUCIER.

Si vous leur donniez quelques verres d’eau-de-vie pour l’hardiesse ? mon cognac est parfait.

GOICHOT.

On rafraichira à son poste.

FLEURY.

Ciel ! j’entends du bruit !

SAUCIER.

Quelqu’un monte l’escalier.

GOICHOT.

Si les conspirateurs nous voient, notre coup nous échappe.

FLEURY.

Que faire ?

SAUCIER.

Ah ! la fenêtre... Voici précisément une échelle.

FLEURY.

Il n’y a personne au moins dans la cour.

Air : Des Noces de Gamache.

Messieurs, point d’étourderie ;
Tâchons de les observer :
Et, pour sauver la patrie,
Commençons par nous sauver.

Il sort précipitamment par la fenêtre. Goichot le suit.

GOICHOT, sur la fenêtre.

Quand l’rassemblement s’raproche,
À l’instant, père Saucier,
Du dîner sonnez la cloche,
Et j’sers un plat d’mon métier.

Il passe la corde de la cloche en dedans et descend par l’échelle.

GOICHOT et FLEURY.

Messieurs, point d’étourderie, etc.

SAUCIER.

Quoi ! vous me laissez tout seul ? Ah ! mon Dieu !

 

 

Scène XX

 

SAUCIER, GRANCOURT, DAUBERGEON

 

GRANDCOURT, entrant avec mystère par le fond.

Saucier ! 

SAUCIER, effrayé.

Qui vive ?

GRANDCOURT.

Eh bien, qu’as-tu donc ?

SAUCIER.

Rien, rien... Vous m’avez surpris... j’ai eu peur...

GRANDCOURT.

Ne parle pas si haut... Je ne voudrais pas être entendu...

SAUCIER.

Je crois bien.

GRANDCOURT.

Le capitaine Daubergeon n’est pas ici ?... Il m’avait donné rendez-vous.

SAUCIER.

Il va venir.

À part.

Comme il est pâle

DAUBERGEON, entrant.

Ah ! vous voici... Pardon si je vous ai fait attendre...

GRANDCOURT.

Eh bien, on ne se doute de rien ?

DAUBERGEON.

De rien... et tout sera prêt à l’heure.

GRANDCOURT.

Tout...

SAUCIER, à part.

Les scélérats ! Et nous aussi nous serons prêts...

GRANDCOURT.

Et Hortense ?

DAUBERGEON.

Elle se prépare... Chapuis nous a fourni tout ce qu’il fallait.

SAUCIER.

Quand je le disais...

 

 

Scène XXI

 

SAUCIER, GRANCOURT, DAUBERGEON, CHAPUIS

 

CHAPUIS.

Ah ! grâce à moi, voilà notre belle dame sous les armes.

SAUCIER.

Elle aussi, est armée !

CHAPUIS.

Mais, Messieurs, nous avons encore du temps devant nous pour notre grande affaire... Moi, je vais toujours dîner en attendant... Allons, père Saucier, fais-nous servir.

SAUCIER, d’un air mystérieusement bête.

Oui, Monsieur... dans up instant... Vous serez servi.

CHAPUIS.

Ah ! cet air... Il fait le gouailleur, je crois... Veux-tu bien nous donner à diner, ou je te poignarde.

SAUCIER, se sauvant.

Grâce ! grâce ! monsieur Chapuis.

CHAPUIS.

Tiens ! la bête... il ne voit pas que je ris... Ah ça ! sans farce, dîne-t-on bientôt ? Si tout le monde n’est pas arrivé, tant pis ; je suis là, moi ; d’ailleurs, il est l’heure, je sonne.

Il sonne.

Air : Fragment de Fra Diavolo.

Au joyeux carillon,
Allons, accourez donc ;
Vite à table,
Affaire au diable !
Je m’installe, et d’abord,
Je prouve, sans effort,
Que toujours les absents ont tort.

 

 

Scène XXII

 

SAUCIER, GRANCOURT, DAUBERGEON, CHAPUIS, LE MINISTRE, FLEURY, GOICHOT, MADAME FLEURY, LES GARDES NATIONAUX et LES GENDARMES qui débouchent de tous côtés

 

GOICHOT et LES SOLDATS, s’emparant des autres personnes.

Nous voici prêts à faire tête
À ces lâches perturbateurs.
Au nom du Roi je vous arrête,
Tas d’brigands et d’conspirateurs.

LE MINISTRE, sortant de sa chambre.

Mais quel bruit ! des soldats !
Des gendarmes ! le maire !
Je suis connu.

GOICHOT, l’arrêtant.

J’l’espère,
Oui, chef des scélérats.

FLEURY, paraissant un pistolet à la main.

J’ai sauvé du complot,
La France sa bannière.
Qu’on les traine au cachot.

TOUS LES ARRÊTÉS, se débattant.

Comment ! au cachot ! qu’est-ce que ça veut dire ?

Reprise.

LES SOLDATS, GOICHOT, FLEURY.

Nous voici prêts à faire tête
À ces lâches perturbateurs.
Au nom du Roi l’on vous arrête :
Tas d’brigands et d’conspirateurs.

LES ARRÊTÉS.

Eh quoi ! c’est moi que l’on arrête,
Qu’on prend pour un perturbateur.
Ah ! vraiment vous perdez la tête ;
Je ne suis pas conspirateur.

LE MINISTRE, à Goichot qui le saisit au collet.

Savez-vous qui je suis ?

GOICHOT.

Silence ! ou je te crosse.

DAUBERGEON.

Mais, c’est...

GOICHOT.

Silence ! canailles !

FLEURY.

S’ils raisonnent, qu’on leur mette les menottes.

LE MINISTRE.

C’en est trop... Monsieur le maire, vous n’avez donc pas reçu ma lettre confidentielle.

FLEURY.

Confidentielle... des révélations, peut être ?... Non... je n’ai rien reçu...

LE MINISTRE.

J’avais pourtant chargé cet homme.

SAUCIER.

Je l’ai remise à Goichot ainsi que l’argent pour le curé.

GOICHOT.

Véridique... mais dans le zèle pour la sûreté publique, j’avais tout gardé... Voici ; Monsieur le maire.

FLEURY.

Que vois-je, la signature du ministre de la guerre...

SAUCIER.

Le ministre !

FLEURY.

Ah ! maladroit ! quelle bévue !

MADAME FLEURY.

C’est bien fait ! Si vous ne vous occupiez que de votre municipalité, de vos baptêmes et de votre femme.

FLEURY.

Voyez ce que vous avez fait, gendarme ; voilà ce que c’est que de se mêler de politique, au lieu d’arrêter des voleurs.

GOICHOT.

C’est ce jocrisse d’aubergiste qui manigance du gouvernement au lieu de faire sa cuisine.

SAUCIER.

Tiens ! s’est bien vous... Mais il n’y a donc point de conspiration ?

LE MINISTRE.

Si fait : il y avait conspiration de M. Daubergeon et de madame Hortense de Limeuil.

FLEURY.

M. Daubergeon, madame de Limeuil ? ils ont fait publier des bans depuis quinze jours...

LE MINISTRE.

Et je vous écrivais de les marier aujourd’hui...

DAUBERGEON.

Comment, vous saviez ?...

LE MINISTRE.

Que, mécontent de ce que je vous avais refusé un congé pour aller vous marier, vous aviez fait casser ma voiture dans cette ville où vous attendaient votre fiancée et son oncle, M. de Grandcourt... Une autrefois, quand vous conspirerez contre moi, tâchez de ne pas mêler votre correspondance avec la mienne.

DAUBERGRON.

Ah ! général, pardonnerez-vous...

LE MINISTRE.

Je fais mieux, j’entre dans le complot : puisque, comme le dit monsieur le maire, tout est en règle, allons prendre madame Hortense et marchons à la mairie, où je veux être votre témoin.

FLEURY, au ministre.

Air : Fragment de la Muette.

Voyez un administrateur
À son devoir trop fidèle ;
Et daignez, en faveur de son zèle,
Excuser en ce jour son erreur.

TOUS.

Excusez notre erreur.

La garde nationale et les gendarmes portent les armes, le tambour bat aux champs, tandis que le ministre, Daubergeon et Grandcourt sortent par la porte latérale.

 

 

Scène XXIII

 

FLEURY, CHAPUIS, GOICHOT, MADAME FLEURY, SAUCIER

 

FLEURY.

Dame ! il est permis de se tromper ; un conspirateur et un ministre ça peut se ressembler.

GOICHOT.

Et vissa verse.

Vaudeville.

FLEURY.

Air : Vaudeville de l’Homme Vert.

Depuis trente ans, d’un même zèle
Je sers tous nos gouvernements :
J’ai tant juré d’être fidèle
Que je me perds dans mes serments.
Mais de cet embarras extrême
D’un mot je puis me disculper :
Lorsqu’on en est à son treizième,
Il est permis de se tromper.

CHAPUIS.

Au spectacle un monsieur m’attaque.
Pour me venger, ça se conçoit,
Je veux lui donner une claque,
C’est le voisin qui la reçoit.
De ce coup, dis-je au bon apôtre,
Il ne faut pas vous occuper :
Ce soufflet était pour un autre :
Il est permis de se tromper.

MADAME FLEURY.

Dans le jardin, pour vous attendre,
Pensive hier, j’allai m’asseoir,
Quand un baiser bien gros, bien tendre
Vint me troubler : c’était le soir.
J’crus qu’c’était vous, et voyez comme
L’inconnu voulait me duper,
Il avait l’air d’un très bel homme :
Il est permis de se tromper.

GOICHOT.

L’état d’gendarme est agréable ;
L’autocrať ne parl’pas comm’ça ;
Qu’on soit innocent ou coupable
On dit : empoignez-moi c’t’homm’là.
Au bout d’un temps lorsqu’on l’acquitte
J’lui dis : vous pouvez décamper...

Parlé.

Pardon excus’, bourgeois, j’voulais pas vous faire de la peine,

Il est permis de se tromper.

SAUCIER.

Grand dieu ! que d’erreurs en cuisine !
Que de chats, j’ai mis en civet ;
En sucr’ j’ai changé la farine
Et plus d’un vieux coq en poulet ;
En chevreuil le mouton s’prépare :
Quand l’anguill’vient à m’échapper
J’mets des couleuvr’s à la tartare...
Il est permis de se tromper.

FLEURY, au public.

Je vous le dis en confidence,
J’ai découvert que cet essai,
Œuvre d’art et de conscience,
Est du célèbre Fongeray.
Mais l’arrangeur, dans sa simplesse ;
Parce qu’il sut changer, couper,
Se croit l’auteur de cette pièce :
Il est permis de se tromper.

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