Une Clarinette qui passe (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 8 février 1851.

 

Personnages

 

BRIDOIE, musicien ambulant

TRÉFOIN, riche fermier

PATERNE, son fils

MATHURINE, femme de Tréfoin

TOINETTE, servante

 

Une place devant une ferme.

 

La maison à droite, une fenêtre au-dessus de la porte avec une poulie. Au rez-de-chaussée une autre fenêtre faisant face au public. Au fond, à droite, un pommier. À gauche, un mur avec un auvent, sous lequel est un cabriolet, dont les rideaux sont fermés. Au quatrième plan, à gauche, une colline praticable. À droite, un banc de verdure adossé à un petit arbre : à l’une des branches de l’arbre, pend une botte d’oignons qui sèchent. À gauche deux chaises, derrière les chaises, dans le coin, une table. Au fond, la campagne.

 

 

Scène première

 

TRÉFOIN, MATHURINE, TOINETTE, puis PATERNE à la fenêtre de la ferme

 

Au lever du rideau, les trois personnages sortent de la ferme.

TRÉFOIN, poussant Toinette.

Allons ! suffit ! pas tant de barguignage... j’ai dit non... c’est non !

TOINETTE, suppliante.

Mon bon monsieur Tréfoin !

TRÉFOIN.

Il n’y a pas de bon M. Tréfoin !

TOINETTE, passant près de Mathurine.

M’ame Mathurine !...

MATHURINE.

En v’là assez, Toinette... vous ne pouvez plus rester chez nous...

TOINETTE.

Que va dire ma bonne mère, en apprenant que vous m’avez chassée...

TRÉFOIN.

Elle dira... que nous t’avons mise à la porte...

MATHURINE.

Et que nous avons bien fait...

TRÉFOIN.

Une petite servante de ferme qui ose lever ses vues ambitieuses sur le fils de son maître...

MATHURINE.

Du plus riche fermier de Grisy.

TRÉFOIN, avec orgueil.

Commandant des pompiers élu par ses concitoyens... et médaillé d’honneur pour une action d’éclat...

À sa femme.

Vous savez quelle action, m’ame Tréfoin !

MATHURINE.

Ça ne s’oublie pas...

TRÉFOIN, à Toinette.

Et c’est au moment où je mitonne pour notre héritier un mariage superbe...

TOINETTE.

Oh ! mon bon maître... je vous attestons ben que je ne cherchions point M. Paterne...

TRÉFOIN.

Mais tu te laissais chercher par lui, ambitieuse...

TOINETTE.

Je me cachions le plus que je pouvions...

TRÉFOIN.

Mais tu te laissais trouver !

MATHURINE.

Allons, voyons, monsieur Tréfoin... lui avez-vous payé ses gages ?...

TRÉFOIN.

Ma foi non... je n’y pensais pas...

Fouillant dans sa poche.

Combien qu’il t’est dû... dis vite...

TOINETTE, pleurant.

Je ne demandons rien, monsieur Tréfoin.

MATHURINE.

Voyez-vous l’orgueil !... Est-ce que tu te figures qu’on n’a pas les moyens de te payer...

TRÉFOIN.

Pas les moyens !...

Il fait sonner les écus dans sa poche.

MATHURINE.

C’est trois mois qu’il lui revient...

TRÉFOIN.

À raison de dix écus par an... total : sept livres dix sous...

Il les met dans sa main.

Dont desquels à retenir... trois livres pour notre soupière neuve que Paterne t’a fait casser dimanche en voulant t’embrasser... ci trois livres...

Il les remet dans sa poche.

Plus, pour un dindonneau de six mois que Paterne a fait néyer dans la mare aux canards, en batifolant avec toi... ci... quatre livres...

Il les remet dans sa poche.

Total, dix sous qui te reviennent...

Il les lui donne.

Ça fait-il ton compte ?...

TOINETTE, qui regarde tristement vers la fenêtre de la maison.

Oui, notr’ maître.

MATHURINE, qui pendant ce temps est allée prendre un morceau de pain dans la maison par la fenêtre du rez-de-chaussée, le lui donnant.

Et v’là pour ton déjeuner.

TOINETTE, refusant.

Oh ! c’est inutile !...

Mathurine le lui met dans sa poche.

TRÉFOIN.

Voyez-vous l’orgueil !... et à présent ma mignonne...

TOINETTE, tristement.

Vous ne me laisserez pas dire adieu à notre jeune maître ?

MATHURINE.

Ce n’est pas la peine.

TRÉFOIN.

On le lui dira de ta part...

TOINETTE.

C’est qu’il va avoir bien du chagrin.

MATHURINE.

Du chagrin !... Mam’zelle ne va-t-elle pas croire qu’elle a fait une passion...

TRÉFOIN.

Voyez-vous ! voyez-vous l’orgueil !

Il remonte.

MATHURINE.

Méfie-toi de ces idées-là, ma petite... souvent on se croit aimée...

Avec émotion.

Ça fait tant de bien de le croire !... et puis on est jeune... on se laisse aller... et un beau jour l’amoureux disparaît... vous abandonne... on ne sait pas ce qu’il est devenu et alors...

TRÉFOIN, redescendant.

Qué que t’as donc, m’ame Tréfoin ?...

MATHURINE, essuyant une larme.

Moi ! rien !...

TRÉFOIN.

Si, t’es émue, t’es émue... et c’est à cause de c’te gamine-là... attends, je vas lui ficeler son paquet !...

À Toinette.

Veux-tu que je te dise une chose... Paterne, mon fils, s’est fichu de toi...

TOINETTE, apercevant Paterne qui paraît à la fenêtre au-dessus de la porte, à part.

Ah ! le v’là !

TRÉFOIN.

Il ne t’aime pas seulement... gros comme une noisette...

TOINETTE, regardant Paterne qui lui fait les signes les plus passionnés.

Oui, monsieur Tréfoin...

TRÉFOIN.

Il t’a fait la cour... mais c’est pour s’amuser... pour faire le june homme.

TOINETTE, regardant Paterne, qui nie de toutes ses forces.

Oui, monsieur Tréfoin...

TRÉFOIN.

Il en contait à toutes les fillettes du pays...

Paterne proteste ; en gesticulant violemment, il manque de tomber par la fenêtre.

PATERNE.

Oh !...

TOINETTE, effrayée.

Ah !...

Mathurine et Tréfoin se retournent et aperçoivent Paterne.

MATHURINE.

Qu’est-ce que c’est !

TRÉFOIN, passant près de la maison.

Attends ! galopin !

Paterne referme la fenêtre.

MATHURINE, prenant Toinette par le bras, et la faisant passer devant elle.

Et toi, en route, petite mijaurée...

TRÉFOIN.

Filons ! et plus vite que ça !...

Ensemble.

Air de J. Nargeot.

TRÉFOIN et MATHURINE

Vite ! il est temps d’ mettre un terme

À tes ambitieux projets.

File ! et surtout de cett’ ferme,

Gard’-toi d’approcher jamais.

TOINETTE.

D’ mon bonheur voilà le terme !

Que deviendrai-j’ désormais !

Il reste, hélas ! dans cett’ ferme,

Et l’on m’en chass’ pour jamais.

Pendant l’ensemble, Toinette fait des gestes d’adieu à Paterne qui a rouvert la fenêtre. Tréfoin et Mathurine s’en aperçoivent et se retournent ; il la referme, et la rouvre aussitôt pour voir Toinette qui s’éloigne par la colline.

 

 

Scène II

 

TRÉFOIN, MATHURINE

 

MATHURINE, voyant Paterne.

Encore !

TRÉFOIN.

Attends-moi !... je vas t’apprendre à jouer du télégraphe, mauvais gamin...

Paterne referme tout à fait.

MATHURINE.

Ah ! si tu n’y prends garde, ce garçon-là fera quelque sottise...

TRÉFOIN.

Le petit est passionné, madame Tréfoin... il devient très fougueux avec le beau sexe !... quelle précocité !... un enfant d’un premier lit, venu à sept mois... c’est vrai, je l’attendais au chasselas, il est arrivé aux melons...

MATHURINE.

Il est têtu !

TRÉFOIN.

Oh ça ! il tient de sa mère, ma première femme... feu Javotte Grenuchard... en voilà une que je pleure peu.

MATHURINE.

Taisez-vous donc !

TRÉFOIN.

Oui ! parlons de Paterne. Mon plan est tracé... je serai énergique !... ce n’est pas quand on est commandant des pompiers...

MATHURINE, à part avec impatience.

Allons ! bon !

TRÉFOIN.

Médaillé d’honneur pour une action d’éclat... et vous savez laquelle, Mathurine...

MATHURINE, impatientée.

Bon Dieu oui !

TRÉFOIN, comme récitant une leçon.

C’était la veille de Noël... le froid piquait...

MATHURINE, l’interrompant.

Je sais ! je sais !...

TRÉFOIN.

Les passions de mon fils ont besoin d’être bridées... je les briderai !... j’emmène dès aujourd’hui Paterne au village voisin... où demeure Claudine Rousselet, sa prétendue... et de là chez le notaire, pour faire préparer le contrat...

MATHURINE.

À la bonne heure !

TRÉFOIN.

Il faut brusquer ce mariage... je le brusquerai !... je serai énergique !... Je vais atteler le cabriolet...

Il remonte près du cabriolet.

MATHURINE.

Et moi, enfermer Paterne dans le grenier, jusqu’au moment du départ... Il serait capable de courir après cette petite Toinette ! tant elle l’a ensorcelé...

Elle va vers la maison.

TRÉFOIN.

Allez, m’ame Tréfoin... et soyez énergique...

En disant ces mots, il a ouvert les rideaux du cabriolet, et jette un cri en apercevant Bridoie qui dort dans la voiture.

Ah ! crédienne ! qu’est-ce que c’est que ça !

MATHURINE, revenant.

Quoi donc ?

 

 

Scène III

 

TRÉFOIN, MATHURINE, BRIDOIE

 

TRÉFOIN.

Qu’est-ce que c’est que cet animal-là ?...

Secouant le cabriolet.

Eh ! dites donc ! l’homme !...

BRIDOIE, se réveillant.

Hein ! heu !... des pratiques !

Il embouche sa clarinette et commence un petit air.

MATHURINE.

En v’là un effronté !

TRÉFOIN, le secouant.

Voulez-vous descendre !...

BRIDOIE.

Demandez un rigaudon, un cotillon, une gavotte, une polka... voilà le musicien... la clarinette à six sous l’heure.

Il porte sa clarinette à sa bouche, Tréfoin la lui retire, ce qui lui fait faire un couac prolongé.

TRÉFOIN, en colère.

Voulez-vous ! voulez-vous descendre de ma voiture !

BRIDOIE, se levant pour descendre.

C’est à vous ?... excusez, mon bourgeois... j’ vas vous rendre mon lit...

MATHURINE.

Son lit !...

TRÉFOIN, qui tient les brancards.

Allons ! hop ! hop !

Il secoue le cabriolet.

BRIDOIE, qui est en train de descendre.

Doucement !... holà ! hô ô ô... cadet !...

TRÉFOIN, en colère, posant les brancards.

Cadet !...

BRIDOIE, sautant à terre.

Elle est dure, votre banquette !...

TRÉFOIN.

On vous les rembourrera...

BRIDOIE.

Ça ne sera pas de trop...

TRÉFOIN.

Qui t’a fait si hardi que de grimper là-dedans ?...

BRIDOIE.

Ça ! c’est par discrétion, mon bourgeois.

TRÉFOIN et MATHURINE.

Hein ?...

BRIDOIE.

J’aurais mieux aimé coucher dans votre grange... mais hier il était tard... j’ai pas voulu vous déranger... le temps menaçait, mon bourgeois... un temps fameux pour les luzernes... mais trop humide pour les chrétiens... pour lors, j’ai fait mon lit dans ce machin que j’ai trouvé là sur la route...

TRÉFOIN.

Et de quel droit, s’il vous plaît ?...

BRIDOIE.

Dame ! comme dit M. le maire... la route est aux passants... Tout homme qui passe est passant... et vu que je passais... je m’ai dit : Te v’là chez toi, mon bonhomme... On a oublié un lit dans ta chambre à coucher... tu serais bien bête de dormir à côté, au lieu de coucher dedans...

TRÉFOIN.

Ah ! c’est fort !

BRIDOIE.

Ça vous fâche ! tiens ! pourquoi que vous laissez traîner votre mobilier chez le monde ?

TRÉFOIN.

Chez le monde ! Il a des raisonnements à vous faire grincer !... Savez-vous bien à qui vous parlez ?...

BRIDOIE.

Non.

TRÉFOIN.

Savez-vous que je suis commandant des pompiers ?...

BRIDOIE.

Alors, pourquoi que vous prenez feu !... éteignez-vous !...

TRÉFOIN.

Animal ! si je prends ma chambrière !...

BRIDOIE, passant à droite.

Holà ! hô ô ô !... les animals, ça ne se bat plus... y a une loi...

MATHURINE, allant à Tréfoin.

Ne perdons pas notre temps... il finira par s’en aller...

BRIDOIE, reprenant le milieu,
et suivant tour à tour Tréfoin et Mathurine qui donnent des signes d’impatience.

Vous ne seriez pas incommodés par les rats, souris, taupes, hannetons, entorses, mulots, dents de sagesse et autres insectes malfaisants ? Voilà le destructeur, le guérisseur, l’exterminateur... qui leur fait peur !... Vot’ serviteur de tout mon cœur !...

TRÉFOIN.

Ah ! mais ! ah ! mais ! il m’agace !

MATHURINE, allant à lui.

Laisse-le tranquille ! dépêche-toi d’atteler... je vas veiller sur Paterne...

Elle remonte pour rentrer, Bridoie la suit.

BRIDOIE, à Mathurine.

Vous n’auriez pas une noce, un baptême, un enterrement... v’là la clarinette à six sous l’heure... profitez de la clarinette...

MATHURINE.

Nous n’aimons pas la musique.

Elle rentre.

BRIDOIE, à Tréfoin.

Du Rossini, mon bourgeois ?... pour trois sous de Rossini !...

TRÉFOIN, roulant la voiture vers la gauche.

Si je te retrouve ici tout à l’heure, gare le garde champêtre !

Il disparaît par le troisième plan à gauche.

 

 

Scène IV

 

BRIDOIE, seul

 

Le garde champêtre !... je le vénère le garde champêtre ! mais je n’en ai pas peur... je suis en règle... j’ai le permis des autorités pour exercer mes petites industries dans les campagnes... Ils ne sont pas musiciens ces gens-là ! C’est égal, je n’ai pas mal dormi dans leur tirbury. Quelle heure est-il ?

Il regarde le soleil.

Huit heures et demie, au soleil... c’est ma montre... une de mes propriétés... Je disais aussi : Le coffre commence à m’adresser des réclamations.

Il regarde dans sa besace.

Rien dans le garde-manger !... je l’ai vidé hier au soir à mon souper... voilà ce que c’est d’être friand !... Mais, bah ! j’ai remarqué une chose... quand je me passe de déjeuner... ça me sert d’absinthe pour le dîner !... Le dîner !... mais c’est qu’ils n’ont pas l’air musiciens dans ce pays-ci !... ils n’ont pas du tout l’air musiciens !...

 

 

Scène V

 

BRIDOIE, TOINETTE

 

TOINETTE, arrivant par la colline.

Je n’ons pas le courage de m’en retourner chez ma mère...

Regardant la maison.

Si je pouvais le voir encore une fois...

BRIDOIE, se retournant, à part.

Des pratiques !...

Il tire sa clarinette et joue le même air que ci-dessus.

TOINETTE, regardant la fenêtre de loin.

Ah ! ça le fera peut-être venir...

BRIDOIE.

Ma belle demoiselle, trois sous de musique pour mon café au lait du matin !...

À part.

Elle n’a pas l’air beaucoup plus calée que moi...

TOINETTE, lui donnant son pain.

Tenez, brave homme... prenez et mangez.

BRIDOIE, le prenant.

Votre pain !...

Le sentant.

Il sent bon !...

Hésitant à le manger.

Ah çà ! et vous ?...

TOINETTE, tristement.

Air : Si je dors, si je veille (Secret du diable, acte 1er).

N’ craignez pas qu’ça me prive ;

Je ne saurais manger.

Et ma joie est bien vive

D’ pouvoir vous soulager.

Prenez, prenez, pauvre homm’, prenez mon pain,

Prenez, prenez... car moi, je n’ai pas faim.

BRIDOIE.

Pas faim... à votre âge !... moi, quand j’étais jeunet, comme vous, j’aurais mangé des fers à cheval, quoi ! excepté, pourtant, quand j’avais du chagrin !... c’est drôle comme ça nourrit, le chagrin !...

Coupant avec son couteau des petits morceaux de pain qu’il mange.

Peut-être que vous en avez... sans indiscrétion... ma belle enfant !...

TOINETTE, essuyant ses yeux.

Oh ! oui, j’en ai... et de bien gros !...

BRIDOIE, vivement.

Vrai ? tant mieux !...

Se reprenant aussitôt.

Oh ! pardon !... c’est que les chagrins... c’est encore des insectes que je détruis... quand je peux... rien que de les dire, ça soulage... Tenez,

Lui montrant le banc, à droite.

venez vous mettre là, à côté de la vieille clarinette que vous avez invitée à déjeuner...

Il s’assied, elle s’assied machinalement auprès de lui, les yeux toujours fixés sur la fenêtre.

Et contez-lui ça... en grignotant tous les deux.

Il lui tend un morceau qu’il a coupé.

TOINETTE, refusant.

Merci !...

BRIDOIE.

Même air.

Rien qu’un peu, j’vous en prie,

Vous avez si bon cœur !

D’ manger en compagnie,

Ça m’ paraîtra meilleur.

Mordez, mordez ! un p’tit peu de vot’ pain ;

Mangez, mangez... ou bien j’ n’aurai plus faim.

Il lui porte doucement à la bouche le pain qu’elle tient ; elle y mord un petit morceau par complaisance, et toujours préoccupée de Paterne.

Vous n’aimez peut-être pas le pain sec...

Il regarde autour de lui et voit les oignons.

Tiens ! des petits oignons qui sèchent...

Il en arrache et lui en offre.

En voulez-vous ?

TOINETTE, refusant d’un geste et à part.

Il ne viendra pas.

BRIDOIE, mangeant.

Mais vous regardez toujours c’te maison, avec de gros soupirs... Est-ce que vous seriez de la ferme ?

TOINETTE.

J’en étais encore ce matin... on vient de me chasser...

BRIDOIE.

Vous chasser !... vous !... un vrai agnelet du bon Dieu !... Ils sont durs ces gens-là... En général... les gens qui n’aiment pas la clarinette...

TOINETTE.

J’n’avais pas à m’en plaindre... notr’ jeune maître était si bon pour moi.

BRIDOIE.

Ah ! il y a un jeune maître ?...

TOINETTE.

Oui... leur fils... M. Paterne...

BRIDOIE, à part, mangeant.

Je pressens le mal...

TOINETTE.

Ils vont le marier à une fille riche d’à deux lieues d’ici... et alors, ils m’ont dit ce matin : Toinette... faut t’en aller... tu ne peux plus rester chez nous... Va-t’en. Et je suis partie sans seulement lui dire adieu !...

Elle essuie une larme.

BRIDOIE, attendri, à part.

Et elle revient rôder autour... j’ connais ça...

TOINETTE.

Et, voyez-vous, il ne sera pas heureux dans ce mariage... cette Claudine Rousselet, sa prétendue... elle a des écus... c’est vrai... mais elle n’a pas un bon cœur... il sera malheureux !

BRIDOIE, ému.

Et c’est ça qui vous chagrine, pauvre petite...

TOINETTE, pleurant.

Oh oui !... car moi... je...

BRIDOIE.

Vous l’aimez !...

Amèrement.

Vous croyez à l’amour, vous !... c’est juste !... à votre âge !... qu’est-ce qu’on ne croit pas !...

TOINETTE.

Si j’y crois !!!

BRIDOIE.

Méfiez-vous !... l’amour... l’amour, mon enfant, c’est encore un insecte rongeur... bon à détruire... quand on le peut...

TOINETTE, à part.

Le v’là comme madame Tréfoin... qu’est-ce qu’ils ont donc tous après l’amour ?...

BRIDOIE.

Vous ne savez pas ce qu’il peut entraîner de ruine, de malheur... moi aussi j’ai aimé !...

Mouvement de Toinette.

Vous me regardez ?... je parle de longtemps... j’étais jeune alors... plein de courage, plein d’espoir... moi aussi... je croyais !... pour elle, j’ai tout sacrifié... ma vie !...

TOINETTE, avec élan.

Oh ! oui !... pour notre jeune maître !... je me jetterais dans le feu !...

BRIDOIE, avec une vive émotion.

Dans le feu !... oui, c’est bien cela... on se jette dans le feu... pour la sauver... on la sauve !...

TOINETTE.

Eh bien ?...

BRIDOIE.

Eh bien ?... on se brûle... imbécile ! c’est bien fait !... alors on vous porte à l’hôpital... pendant deux mois vous restez là sur un lit... lié, ficelé, comme un paquet... vous demandant tous les jours : Viendra-t-elle ?... et elle ne vient pas !... alors vous vous traînez jusqu’à sa porte... et là... vous apprenez...

TOINETTE, vivement.

Elle était morte ?...

BRIDOIE, avec éclat.

Non...

Se levant.

Elle était mariée à un autre !...

TOINETTE.

Oh !!!

Elle se lève.

BRIDOIE, amèrement.

Dame ! deux mois... c’est si long !... aussi croyez-moi, n’aimez personne... ayez le cœur sec et dur... au moins on ne souffre pas... on devient heureux... mais l’imbécile qui s’attache... découragé, n’ayant plus de goût à rien, il s’exile... il s’embarque... cherchant le bonheur sans le trouver... et quand l’âge arrive... sans amis, sans famille, il ne lui reste plus que ses souvenirs... sa besace... et sa clarinette...

TOINETTE, avec compassion.

Pauvre homme !...

 

 

Scène VI

 

BRIDOIE, TOINETTE, PATERNE

 

PATERNE, paraissant à la fenêtre et appelant Toinette.

Stt ! stt !...

TOINETTE, joyeuse.

C’est lui !

BRIDOIE, vivement.

Des pratiques !...

Il embouche sa clarinette et joue son air.

PATERNE, voulant le faire taire.

Assez !... assez, musicien... vous allez attirer maman...

Bridoie cesse.

TOINETTE.

Oh ! prenez garde, monsieur Paterne...

PATERNE, à demi-voix.

Elle m’a enfermé ici... prisonnier comme un bédouin... mais j’ai un escalier...

Il jette en dehors la corde qui est passée à la poulie.

Eh ! l’homme ! donnez-moi un coup de main... tenez la corde...

BRIDOIE, la prenant.

Volontiers, petit bourgeois...

PATERNE.

Bien !... comme ça... tenez ferme...

BRIDOIE.

Allez-y...

Paterne se laisse glisser.

TOINETTE.

Mon Dieu !... si on venait !...

BRIDOIE, laissant Paterne suspendu en l’air.

Est-ce qu’on vient ?

PATERNE.

On vient ?

TOINETTE.

Non !...

PATERNE.

Bon !

Il continue. Paterne est descendu, il est en grande toilette de paysan.

BRIDOIE.

V’là ce que c’est...

PATERNE, qui est tombé sur son derrière.

Merci, clarinette...

Se relevant.

Tenez, v’là un sou pour votre peine.

Il le lui offre.

BRIDOIE, refusant.

Un sou !... pour ça ?... je ne suis pas mendiant...

PATERNE.

Eh ben, alors... pour votre musique.

BRIDOIE, prenant le sou.

C’est différent.

À part.

Il apprécie l’harmonie, lui !

PATERNE, courant à Toinette et l’embrassant, les deux enfants se prennent les mains.

Toinette !... ma pauvre Toinette !... j’ai tant de choses à te dire... ça m’étouffe...

BRIDOIE.

L’amoureux !... c’est pas un vilain gars...

TOINETTE.

Moi, m’sieur Paterne, j’ n’ai qu’à vous dire... adieu !

PATERNE, qui extravague.

Adieu !... jamais !...

Montrant sa toilette.

On m’a fait beau pour la

Rousselet... je la déteste... Elle est rousse, la Rousselet ! t’as des beaux cheveux noirs, je les aime !... je t’aime !... c’est toi que je veux !...

Il l’embrasse coup sur coup, elle pleure.

BRIDOIE, attendri, s’approchant.

Comme moi, autrefois... je me reconnais...

PATERNE, le repoussant.

Ôtez-vous de là, vous... vous nous gênez...

BRIDOIE, s’éloignant.

Bien ! bien ! allez !... J’vas achever mon pain là-bas...

Il remonte.

TOINETTE.

J’ vous ai vu, m’sieur Paterne... c’est tout ce que je voulais... faut pas désobéir à vos parents.

PATERNE, hors de lui.

Qu’est-ce que ça me fait !... qu’on me gifle !... qu’on m’assomme !... qu’on me tue !... pourvu que je vive avec toi, ça m’est égal !... tout m’est égal...

TOINETTE, émue.

Paterne !...

BRIDOIE, à lui-même.

Et j’peux rien faire pour eux !...

Il secoue le pommier, des pommes tombent.

Tiens !...

PATERNE, se retournant.

Qu’est-ce que vous faites, vous, là-bas !... le pommier à papa !...

BRIDOIE, ramassant des pommes.

C’est des pommes tombées !...

PATERNE.

Pardi !... vous secouez l’arbre !... et papa qui les compte, ses pommes ! ah ben ! il va être content le père Tréfoin !...

BRIDOIE, s’approchant vivement.

Tréfoin !... qui ça, Tréfoin !... l’bourgeois de c’te ferme ?...

PATERNE.

Oui ! papa !...

BRIDOIE, plus vivement.

Oh ! mon Dieu !... et sa femme s’appelle ?...

PATERNE.

Elle s’appelle maman !...

BRIDOIE.

Maman quoi ?... imbécile !...

PATERNE, fâché.

Imbécile !...

TOINETTE.

Ce trouble !...

BRIDOIE, secouant Paterne.

Parle... parle donc !... elle s’appelle ?

PATERNE.

Maman Mathurine...

BRIDOIE, à part.

C’est elle !... Et elle m’a chassé... Un cœur dur ! J’aurais dû la reconnaître...

MATHURINE, appelant dans la maison.

Paterne ! Paterne !...

Paraissant à la fenêtre du rez-de-chaussée.

Ah ! qu’est-ce que je vois là !...

Elle disparaît.

PATERNE, passant à gauche.

Je vas être giflé !...

Prenant Toinette.

Partons pour Algerrr !...

TOINETTE, se dégageant et voulant fuir.

Adieu !... adieu !... monsieur Paterne !...

BRIDOIE, les arrêtant et d’un ton grave et sérieux.

Non, restez !... restez... J’ai idée que je peux faire quelque chose pour vous !...

 

 

Scène VII

 

BRIDOIE, TOINETTE, PATERNE, MATHURINE

 

MATHURINE, entrant avec colère.

Encore ici, petite effrontée !...

Allant à Paterne.

Et toi, mauvais sujet ! qui te sauves par les fenêtres...

Elle lève la main, Toinette se réfugie à la gauche de Bridoie.

PATERNE, reculant.

J’vas être giflé !...

BRIDOIE.

Ne bougez pas.

À Mathurine.

C’est moi qui lui ai tiré le cordon.

MATHURINE.

Vous !... je vas vous faire chasser du pays... un vagabond... un homme sans profession, qui vient rôder autour des fermes !...

BRIDOIE.

Sans profession !... Eh ben ? et ça ?...

Il tire de sa besace une grande pancarte qu’il se passe au cou, et sur laquelle on lit le prospectus suivant qu’il chante, en le montrant du doigt à Mathurine. Pendant ce temps, Paterne remonte tout doucement près de Toinette.

Air : C’est ce qui me console.

Qu’est-c’qui prend taupes et souris,

Et tous insectes gros ou p’tits,

Pour un peu de monnoie ?

Qu’est-c’ qui les maux de dent guérit ?

Et les pommes de terre aussi ?

C’est le père Bridoie ! (bis) 

MATHURINE, à part.

Bridoie !...

BRIDOIE, bas.

Il faut que te je parle, Mathurine... renvoie ces enfants...

MATHURINE, résistant.

Mais c’te petite...

BRIDOIE, bas.

Le temps de causer !... dis-leur...

MATHURINE, aux enfants.

Rentrez...

PATERNE, étonné.

Ah ! ah !...

BRIDOIE.

Va !...

PATERNE, stupéfait.

Oui, bonne clarinette !...

À part.

Comme il fait aller maman !

Haut.

Oui, bonne clarinette.

Il entre à la maison avec Toinette.

MATHURINE, à part.

Après vingt ans !... que me veut-il ?...

 

 

Scène VIII

 

MATHURINE, BRIDOIE

 

BRIDOIE.

Nous voilà seuls...

MATHURINE, avec froideur et dédain.

Que demandez-vous ?... parlez !... Est-ce de l’argent ? voyons... combien ?...

BRIDOIE.

Combien ?... Te v’là bien généreuse à c’te heure ?... Je ne demande rien.

MATHURINE.

Alors... qu’êtes-vous venu faire ici ?... troubler mon repos, mon ménage !...

BRIDOIE.

Moi ?... je suis une clarinette qui passe, voilà tout... je me suis mis à l’abri dans une voiture... on m’a chassé... j’avais faim... et j’ai rencontré une jeune fille... chassée comme moi... elle m’a donné son pain... elle m’a ouvert son cœur... cela m’a intéressé... et je veux la marier...

MATHURINE, avec dédain.

Vous !... à qui ?...

BRIDOIE.

À celui qu’elle aime ! à Paterne !

MATHURINE.

Paterne ?... mais vous n’avez aucun droit sur lui, que je sache...

BRIDOIE.

C’est égal... je veux qu’il épouse la petite... ça me sera agréable...

MATHURINE, raillant et avec amertume.

Et vous pensez que je doive vous être agréable ?...

BRIDOIE, de même.

Une fois... par hasard... ça te changera...

MATHURINE.

Des reproches... vous !...

BRIDOIE.

Non... ce qui est fait est fait... oublions tout...

Avec une résolution calme.

Mais je veux que la petite épouse Paterne...

MATHURINE.

Vous voulez ?... c’est trop fort !... je ne vous dois rien... Et si je ne veux pas, moi...

BRIDOIE, calme.

Tu le voudras !... Tu sais bien que tu n’as rien à me refuser... du moins tu me le disais autrefois dans tes lettres...

MATHURINE, troublée.

Mes lettres !...

BRIDOIE.

Que j’ai gardées...

MATHURINE, à part.

Grand Dieu !...

BRIDOIE.

Elles sont là... dans ma besace... Eh bien ! n’est-ce pas que Paterne épousera la petite ?...

MATHURINE, à part.

Elles sont là... si je pouvais...

Haut et feignant de se radoucir.

Mais... il y a des paroles données...

BRIDOIE.

On les rompra...

Avec intention.

Ce n’est pas ça qui doit t’embarrasser.

MATHURINE.

Je verrai mon mari... je lui parlerai !...

BRIDOIE.

Ça sera-t-il long ?...

MATHURINE.

Dame !... il faut le temps... les bans sont publiés...

BRIDOIE.

Suffit !... je vais chez le bedeau pour les décommander...

Il remonte.

MATHURINE, à part.

Le bedeau !... ah ! quelle idée !...

Haut.

Attendez... Cet homme ne vous a jamais vu... Il ne vous croirait pas...

BRIDOIE.

C’est juste !... Eh bien, prends mon bras...

Il le lui offre.

MATHURINE, passant à droite.

Non...

BRIDOIE, qui regarde ses guenilles.

C’est encore juste !...

MATHURINE.

Je vais vous donner un mot pour lui... Attendez... restez là...

À part en sortant.

Il me faut ces lettres à tout prix !... Attendez...

Elle rentre un moment dans la maison.

BRIDOIE, seul.

C’est bon ! j’attends !...

À lui-même.

Air de Turenne.

Elle cède !... est-ce à ma prière ?

C’ n’est-il pas plutôt à la peur ?

J’ai payé cher, belle fermière,

Le droit de douter de ton cœur !

Oh ! oui, je doute de ton cœur.

J’connais à fond ton égoïsme extrême,

De ta bonté, je n’attends rien.

Et si tu m’aid’s à f air’ du bien,

C’est qu’ tu crains un mal pour toi-même.

MATHURINE, rentrant.

Voici la lettre...

BRIDOIE, la prenant.

Merci, Mathurine... et le jour du mariage je te rendrai les tiennes... ce sera mon cadeau...

MATHURINE.

Allez vite...

BRIDOIE, remontant.

Je cours...

S’arrêtant.

Dis donc, je trouve que les années ça améliore les femmes... tu es presque bonne.

Fredonnant.

Qu’est-c’ qui prend taupes et souris ?

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène IX

 

MATHURINE, seule

 

Oui, va... va trouver le bedeau...

Redescendant la scène.

Un ivrogne... qui moyennant cinq francs que je lui promets... oh ! j’aurai bientôt mes lettres... et sans conditions !...

 

 

Scène X

 

MATHURINE, TRÉFOIN, puis PATERNE et TOINETTE

 

TRÉFOIN, entrant par la gauche.

Le cabriolet est attelé... Le cheval ferré à neuf des quatre pieds... quand on a un rang, faut savoir le tenir, m’ame Tréfoin !... allons... en route !... où est mon fils ?...

MATHURINE.

Dans la maison...

TRÉFOIN, appelant.

Ohé ! Paterne !... Paterne !...

PATERNE, arrivant avec Toinette.

Nous v’là, papa...

TRÉFOIN.

Toinette !... qu’est-ce que ça veut dire ?...

MATHURINE, à part.

Ah ! mon Dieu ! quel embarras !

Bas à Tréfoin.

Chut !... il renonce à elle...

TRÉFOIN.

Ah bah !...

MATHURINE.

Je l’ai reprise pour quelques jours. Allons !... vite !... filez... en voiture !

PATERNE.

Où allons-nous ?...

TRÉFOIN.

Chez le notaire.

PATERNE, avec chagrin.

Chez le notaire ?

MATHURINE, bas à Paterne.

Pour ton mariage avec Toinette.

PATERNE, allant à son père.

Vrai ? oh ! papa !

Il l’embrasse. Tréfoin se dégage.

MATHURINE, bas à Toinette.

Tu épouseras Paterne.

TOINETTE, allant à Tréfoin.

Oh ! not’ maître !

Elle veut lui prendre la main, il la repousse.

TRÉFOIN.

Qu’est-ce qu’ils ont donc...

MATHURINE.

Mais rien !...

PATERNE, dansant.

Tradéridera !

Allant à Mathurine.

Oh ! papa !

À Tréfoin.

Oh ! maman !...

TRÉFOIN, avec dignité.

Mon fils, j’aime à vous voir extravaguer... c’est l’effet de la joie d’avoir rempli son devoir... Tu t’es souvenu que tu avais un père dignitaire...

PATERNE.

Commandant des pompiers...

À part.

Ça lui fait plaisir.

Mathurine, impatiente, remonte.

TRÉFOIN.

Médaillé d’honneur...

PATERNE.

Pour une action d’éclat...

TRÉFOIN.

C’était la veille de Noël...

PATERNE.

Le froid piquait...

MATHURINE, redescendant.

Ah ! tu lui conteras ça en chemin !...

PATERNE.

Ça fera la six cent treizième fois... c’est égal... je l’écouterai... mais, papa... tu m’achèteras quelque chose...

TRÉFOIN.

Tout ce que tu voudras.

PATERNE.

Une canne !... oh ! je voudrais bien avoir une canne !...

TRÉFOIN.

Tu l’auras ! il faut tenir son rang...

TOINETTE, joyeuse.

Et moi, j’ai dix sous... J’vas acheter des beaux rubans...

MATHURINE.

En route, en route donc !...

TOUS, joyeux.

En route !...

Chœur.

Air : J’ suis marié depuis c’ matin.

TRÉFOIN.

En route ! Allons !

Vite, partons

Chez le notaire

Traiter l’affaire.

De te voir sag’, je suis heureux,

Ce mariag’ comble tous mes vœux.

PATERNE.

En route, allons !

Vite, partons

Chez le notaire

Traiter l’affaire.

J’ suis-t’y content, j’ suis-t’y joyeux !

Ce mariag’ couronn’ tous mes vœux.

TOINETTE.

Vite ! partons !

Partons, courons !

Je suis-t’y fière !

N’y a pas sur terre

Un cœur plus content, plus joyeux !

Ce mariag’ comble tous mes vœux !

MATHURINE.

Vite ! allons !

Tournez les talons !

Chez le notaire,

Traiter l’affaire.

Pour le moment tout ce que j’ veux,

C’est d’ m’en défaire une heure ou deux...

Paterne et Tréfoin sortent par le troisième plan à gauche. Toinette par le fond, et tourne à droite, Paterne et Toinette se font des signes en s’éloignant.

 

 

Scène XI

 

MATHURINE, puis BRIDOIE

 

MATHURINE, seule.

Enfin ! m’en v’là débarrassée !... Bridoie va revenir... mais qu’est-il venu faire ici ?... qu’ai-je besoin de chercher ?... il m’a quittée le jour où l’incendie de notre ferme ruina mon pauvre père... il disparut sans même prendre la peine de chercher un prétexte... il oublia tout, son amour !... cela se comprend... la ferme était brûlée !... mais aujourd’hui... c’est différent ! une autre ferme est rebâtie ! les granges sont pleines... les étables garnies... et il revient ! Oh ! sa vue a réveillé toute ma colère... toute ma haine !... Oh ! non ! pas de haine !... il est vieux... il est pauvre... et je l’ai aimé !... mais avant tout il me faut ces lettres...

Elle regarde au fond à droite.

Le voici !...

Souriant.

comme je voulais...

Elle passe à droite.

BRIDOIE, entrant ; il est gris et trébuche.

Air : Allons, chasseur, vite en campagne.

Le vent fait tourner les girouettes ;

Et l’eau fait tourner le moulin ;

Toc, toc, tin, tin !

C’est l’ vin qui fait tourner les têtes...

Mais la femme tourne d’instinct,

Tin ! tin ! tin ! tin !

Parlé.

Holà ! hôô ! doucement... que drôle de village... les maisons ne tiennent pas !... elles dansent le rigaudon, les maisons ! hôô ! hô !...

MATHURINE, à part.

Mes lettres... dans sa besace... ça sera facile...

S’approchant de lui et essayant de mettre la main dans la besace.

Eh bien ! Bridoie... vous avez fait ma commission ?...

BRIDOIE, changeant de place, chantant.

Et l’eau fait tourner le...

Parlé.

Tiens ! mam’ Tréfoin... elle tourne aussi !... tu as toujours tourné, toi... effet de l’habitude...

MATHURINE, même jeu.

Vous avez vu le bedeau ?...

BRIDOIE, changeant de place.

Ah !... un bien galant homme, le bedeau !... borgne, mais galant homme... Hô ! hô ! hô ! doucement...

Il trébuche.

MATHURINE.

Prenez garde...

BRIDOIE.

Y m’a fait rafraîchir...

MATHURINE.

Il faut vous asseoir... venez...

BRIDOIE.

Ah ! j’veux bien !...

Il va vers le banc et s’arrête.

Mais, minute... minute... que je te remette d’abord la réponse de ce brave bedeau...

Il s’assied sur le banc.

MATHURINE, s’approchant.

Une réponse ! ah ! voyons !...

BRIDOIE, tâtant ses poches.

Où diable que j’ai donc pu la fourrer ?...

MATHURINE.

Dans votre besace, sans doute !...

BRIDOIE.

Dans ma besace... non !... ah ! c’est-à-dire... oui...

Ouvrant sa besace et fouillant dedans. Mathurine suit tous ses mouvements.

Voyons donc... voyons donc... ma pancarte ?... ce n’est pas ça... mon solfège... ce n’est pas ça... ce paquet de papiers... mes archives...

Il les baise.

Ce n’est pas encore...

Il a posé chaque objet sur le banc, à sa droite.

MATHURINE, saisissant le paquet.

Mes lettres, ah !... je ne te crains plus...

BRIDOIE, cessant de jouer l’ivrogne, se redressant et éclatant de rire.

Ça, tes lettres ? ah ! ah ! ah ! c’est mes recettes pour prendre les taupes !...

Il se lève.

Regarde !...

MATHURINE, qui a ouvert le paquet.

Ciel !

BRIDOIE, raillant.

Sur mon cœur, tes lettres d’amour, Mathurine !... toujours sur mon cœur !...

MATHURINE, jetant le paquet.

Il m’a jouée !...

BRIDOIE.

Histoire de rire !... je t’aie vue si bonne que je me suis méfié !... j’ai lu ton billet... et c’est ton bedeau qui est sous la table... pour tes cinq francs...

MATHURINE.

Voyons !... jouons franc jeu, je te devine... tu veux me vendre ces lettres...

BRIDOIE.

Possible !...

MATHURINE.

J’en étais sûr !... dis ton prix...

BRIDOIE.

Je te l’ai dit... le bonheur de la petite !...

MATHURINE.

Allons donc ! c’est un prétexte !... que t’importe cette enfant !...

BRIDOIE.

Elle m’a fait du bien... toi du mal...

MATHURINE.

Moi !

BRIDOIE.

Rien que ce nom que tu portes, madame Tréfoin !...

MATHURINE.

Ce nom... respecte-le... c’est celui d’un honnête homme... qui n’aurait pas lâchement abandonné sa fiancée au milieu des flammes...

BRIDOIE.

Comment !...

MATHURINE.

Sans s’inquiéter des conséquences que pouvait avoir une faute...

BRIDOIE, hors de lui.

Les conséquences d’une faute ! que dis-tu ?...

PATERNE, en dehors.

Non, je n’irai pas ! non, je n’irai pas !...

MATHURINE, effrayée.

Paterne !... Silence ! silence !

Elle rentre rapidement dans la ferme.

 

 

Scène XII

 

BRIDOIE, puis PATERNE

 

BRIDOIE, seul.

Paterne !... oh ! mon Dieu ! il serait possible !... un fils ?... à moi !...

PATERNE,
entrant par le troisième plan, à gauche. Il tient une grosse canne à la main.

Non, je n’irai pas !...

BRIDOIE, à part.

C’est lui !

PATERNE, à part.

Maman nous a mis dedans... elle nous a tous flanqués dedans, maman !... Encore si elle était ma mère !... mais non !... elle ne m’est de rien ; je suis un Tréfoin, croisé de Grenuchard.

BRIDOIE, à part.

Un garçon ! moi qui ai toujours désiré un garçon !

Haut.

Paterne !...

PATERNE.

Ah ! bonne clarinette ! c’est pas Toinette qu’on veut que j’épouse !... C’est de plus en plus la Rousselet !

BRIDOIE.

Paterne !...

PATERNE.

Papa me l’a dit en m’achetant une canne... alors j’ai décampé la canne à la main...

BRIDOIE.

La canne à la main !... Est-il spirituel !

PATERNE.

Et je l’ai planté là, papa... avec son cabriolet et on n’ m’arrachera d’ici qu’en mille miettes... On m’a promis Toinette, je la veux.

BRIDOIE.

Tu l’auras !

PATERNE.

Il me la faut !

BRIDOIE.

Tu l’auras !... Mais regarde-moi donc que je t’examine... que je t’admire !...

À part.

Il est beau, mon fils !... je ne l’avais pas regardé !...

Haut.

Croirais-tu que je ne t’avais pas regardé...

PATERNE, bêtement.

Ah ! à cause ?

BRIDOIE.

Dame ! je ne savais pas... je ne pouvais pas deviner... ça m’est tombé comme un coup de foudre !...

PATERNE.

Quoi ?

BRIDOIE.

Rien... un secret... chut !

PATERNE, sans comprendre.

Faut pas le dire ?... Je ne le dirai pas...

BRIDOIE, l’admirant.

Oh ! mais !... a-t-y des mains !... a-t-y des pieds !... Est-y bâti ! oh ! oh !...

PATERNE, à part.

Il me flatte pour avoir...

Haut.

Bonne clarinette... j’en suis fâché... mais je n’ai plus le sou...

BRIDOIE.

Oh ! je ne te demande rien... au contraire... je voudrais pouvoir me dépouiller pour toi...

PATERNE, touché.

Gardez vos loques... je ne saurais les accepter...

À part.

Quelle drôle de clarinette...

BRIDOIE.

Mais j’y pense !... tu m’as donné un sou ce matin... de toi, je n’en veux pas... reprends-le...

Il le lui rend.

PATERNE.

Pourquoi ça ?

BRIDOIE.

Tu me le demandes ?...

Lui sautant au cou et l’embrassant.

Tiens ?... tiens !... voilà pourquoi...

PATERNE, se débattant.

Finissez donc... vous me défrisez...

BRIDOIE.

Je le défrise !... coquet !...

À part.

Il a tous mes cheveux... du temps que j’en avais...

Lui donnant de petites tapes sur la joue.

Quelles bonnes joues !... a-t-y de bonnes joues !...

PATERNE, le repoussant.

Heu !... j’aime pas qu’on me trifouille la figure...

À part.

Y va me faner !...

BRIDOIE, ému.

Paterne ?

PATERNE.

Eh ben ?...

BRIDOIE.

Laisse-moi t’embrasser !...

PATERNE.

Ma foi non !...

BRIDOIE.

Pourquoi ?

PATERNE, passant à droite.

Parce que... parce que ça m’embête, na !...

BRIDOIE.

Oh ! quel vilain mot ! qu’est-ce qui t’a appris ça !...

PATERNE.

C’est papa... il le dit toujours à maman Mathurine.

BRIDOIE, à part.

Le butor ! comme il l’a éduqué !...

Haut.

Voyons... viens par ici... avec moi...

Il le prend sous le bras et le conduit vers les chaises à gauche.

PATERNE, ahuri.

Où allons-nous comme ça ?

BRIDOIE.

Assieds-toi...

Ils s’asseyent. Avec émotion.

Paterne... quand je suis comme ça... près de toi... est-ce que tu ne sens rien !...

PATERNE.

Si... je sens l’oignon... vous avez mangé de l’oignon...

BRIDOIE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il serait bête !...

Haut.

Tu ne me comprends pas... je te demande si tu ne sens rien là !...

Il lui met la main sur le cœur.

PATERNE.

Chatouillez pas !...

À part.

Quelle drôle de clarinette !

BRIDOIE, l’interrogeant.

Eh bien ?...

PATERNE, se tâtant.

Attendez donc !... je sens le calepin rouge que maman m’a donné aux étrennes...

BRIDOIE, à part.

Décidément, j’ai donné le jour à une oie !... Sapristi ! c’est vexant, quand on n’en a qu’un... peut-être qu’y se sera rattrapé sur l’instruction...

Haut.

Écoute, petit... Quoi que tu faisais étant mioche ?

PATERNE.

Moi ?... je sifflais les bœufs...

BRIDOIE.

Et après ?

PATERNE.

Je resifflais les bœufs...

BRIDOIE, à part.

Pristi ! c’est vexant quand on n’en a qu’un !...

Haut.

Sais-tu lire ?

PATERNE.

Un petit peu... dans le gros... je lis les poteaux...

BRIDOIE.

Et compter ?

PATERNE, se levant.

Oh ! pour ce qui est de conter... je conte des histoires...

BRIDOIE, à part.

Pauvre garçon !... ça me fait de la peine... ça me... Après ça tout le monde ne peut pas avoir inventé la poudre... pourvu qu’il ait du cœur... de la santé...

Il passe derrière lui en l’examinant.

Les pierres de taille ne sont jamais malades...

Haut.

Tu te portes bien, n’est-ce pas ?...

PATERNE.

Pas mal ! vous êtes ben honnête !

BRIDOIE.

Air du Retour des chasseurs.

Pardi ! ça s’ voit ! eh ben ça me console...

Il se rattrap’ sur la solidité !

Est-il gaillard !!!

PATERNE.

Quand j’allais à l’école,

J’ai, trois ans de suit’, gagné le prix d’ santé.

BRIDOIE.

Le coffre est bon ?...

PATERNE.

Un estomac d’autruche !

Quéqu’ ça vous fait ?

BRIDOIE.

J’t’en fais mon compliment,

C’est un mérit’ !

PATERNE.

Je r’çois vot’ compliment.

BRIDOIE, à part.

Faut bien m’l’avouer, mon enfant n’est qu’un’ bûche...

Mais j’l’aim’ tout d’ mêm’, cett’ bûche est mon enfant.

Je m’ dis hélas : Ton enfant n’est qu’un’ bûche...

Mon cœur m’ répond : Cett’ bûch’... c’est ton enfant.

Parlé.

Pauvre garçon, va...

Haut à Paterne qui est devenu rêveur.

À quoi que tu penses ?...

PATERNE.

Que c’est bête !... à Toinette donc !...

BRIDOIE, à part.

Il sait aimer... c’est quelque chose...

Haut.

Tu as raison de penser à Toinette... c’est une bonne fille... qui a de l’esprit... pour deux... faut l’épouser...

PATERNE.

Oh ! oh ! oh ! mais je ne suis pas une bête non plus, moi !

BRIDOIE.

Oh ! oh ! oh ! toi !... t’as de bonnes joues !... toi !...

À part.

C’est drôle, il tient de Tréfoin pour l’esprit.

PATERNE.

J’ai trouvé un moyen pour épouser Toinette !...

BRIDOIE.

Vrai ?...

À part.

L’amour lui ouvrira peut-être les idées...

Haut.

Voyons, ton moyen ?...

PATERNE.

J’attendrai que le feu prenne à sa maison et je la sauverai...

BRIDOIE.

Comment !...

PATERNE.

C’est comme ça que papa a épousé maman...

BRIDOIE.

Tréfoin !... tu dis qu’il a sauvé ?...

PATERNE.

Pardi !... Il n’vous a donc pas récité son histoire... « C’était la veille de Noël... »

BRIDOIE, haletant.

La veille de Noël !... oui !...

PATERNE.

« Le froid piquait... »

BRIDOIE.

C’est vrai !... Eh bien ?...

PATERNE.

Eh bien ! c’te nuit-là... il y a vingt ans... il a sauvé maman Mathurine d’un incendie !...

BRIDOIE.

Lui !...

PATERNE.

Et c’est pour ça qu’il l’a épousée... c’est pour ça qu’on l’a fait commandant des pompiers... et qu’on l’a décoré d’une médaille d’honneur !...

Il remonte.

BRIDOIE, à part, indigné.

Il serait possible... Il a osé s’attribuer... et Mathurine l’a cru... et, par reconnaissance...

 

 

Scène XIII

 

BRIDOIE, PATERNE, MATHURINE, sortant de la ferme

 

BRIDOIE, allant à Mathurine.

Mathurine ! je sais tout ! je t’accusais... j’avais tort... on nous a trompés... Tiens ! ces lettres que tu voulais me prendre...

MATHURINE.

Comment !

BRIDOIE, les lui donnant.

Les voici... je te les donne !...

MATHURINE.

Oh ! merci !...

TRÉFOIN, dans la coulisse.

Paterne ! Paterne !

PATERNE, descendant à droite.

Oh ! v’là papa !

MATHURINE.

Mon mari !...

BRIDOIE.

Oh ! maintenant je ne le crains plus ! Qu’il vienne, nous aurons à causer !

 

 

Scène XIV

 

BRIDOIE, PATERNE, MATHURINE, TRÉFOIN

 

TRÉFOIN, entrant par le troisième plan à gauche. À Paterne.

Ah ! te voilà, drôle ! polisson ! me lâcher sur la route ! résister à son père !... un mioche ! un gamin !... Suis-moi, enfant dénaturé !...

PATERNE.

Non, p’pa !...

TRÉFOIN.

Me suivras-tu !

PATERNE.

Plutôt la mort que la Rousselet !...

TRÉFOIN.

Tu ne veux pas me suivre, drôle ?

Bridoie passe près de Tréfoin.

PATERNE.

Non, p’pa ! giflez-moi !

TRÉFOIN.

Tu ne veux pas !

Il lui arrache sa canne et l’en menace.

BRIDOIE, enlevant la canne à Tréfoin et le faisant pirouetter.

Un instant ! on ne touche pas !...

PATERNE.

Oh ! bon vieux !

TRÉFOIN, à Bridoie.

Misérable gueux ! de quoi te mêles-tu ? Est-ce que ça te regarde ?

BRIDOIE.

Il est superbe !

TRÉFOIN.

Et si je veux rosser mon enfant, moi !

BRIDOIE.

Par exemple ! ce pauvre Paterne ! ce bon Paterne !

Montrant le poing.

Viens-y donc ?

TRÉFOIN.

Tu oses lever la main sur moi... un dignitaire... Je vas te faire arrêter.

BRIDOIE.

Je ne crois pas !

TRÉFOIN.

Je t’accorde dix minutes pour vider le pays.

BRIDOIE.

À une condition, mon commandant !

TRÉFOIN.

Des conditions !

Paterne remonte et passe à gauche près de Mathurine.

BRIDOIE.

Rien qu’une ! Je veux voir les enfants heureux... Mariez-les et je pars.

TRÉFOIN.

C’est un peu fort !... Mon fils épousera celle que je lui destine et pas d’autre... Je le veux !

BRIDOIE.

Non !

PATERNE.

Papa, je la déteste !...

TRÉFOIN.

Tu l’aimeras !

PATERNE, avec entêtement.

Papa !...

TRÉFOIN, d’un ton bref et sévère.

Pas un mot de plus... Qu’on me serve à manger ici, dehors... Allons, vite, Mathurine...

Mathurine entre dans la ferme. À Paterne, avec une résolution froide.

Fais tes réflexions... car sitôt que j’aurai dîné, nous remonterons en voiture...

PATERNE.

Je n’irai pas chez la Rousselet !

TRÉFOIN, avec une colère sourde.

Tu n’iras pas ?...

PATERNE.

Non !... je n’irai pas !...

Il prend une chaise pour se garantir.

TRÉFOIN, avec une colère contenue.

Tiens, vois-tu... je suis calme... mais tu me connais...

Serrant les poings avec une rage sourde.

Quand je devrais t’attacher... te sangler dans la voiture...

PATERNE, se réfugiant près de Bridoie, avec calme et résolution.

Ah ! c’est comme ça ?... c’est bon.

Retenant ses larmes.

Moi aussi, je suis calme, p’pa... je suis calme, p’pa...

BRIDOIE.

Petiot !...

Il lui prend la chaise des mains et la dépose près du banc.

PATERNE.

Je suis calme.

Il entre à la ferme.

 

 

Scène XV

 

BRIDOIE, TRÉFOIN, puis MATHURINE

 

TRÉFOIN, plaçant la table sur le devant, à gauche.

Eh bien ! c’dîner, est-ce pour aujourd’hui ?...

MATHURINE, arrivant de la ferme avec le dîner qu’elle met sur la table.

Eh bien ! voilà ! voilà !

Tréfoin s’assied devant la table.

TRÉFOIN, à Bridoie, en tirant sa montre.

Tu n’as plus que cinq minutes.

Mathurine va prendre dans le coin, à gauche, une bouteille et un verre qu’elle met sur la table.

BRIDOIE.

Cinq minutes !... c’est plus qu’il ne m’en faut pour vous raconter une histoire...

MATHURINE, à part.

Que va-t-il faire ?...

TRÉFOIN.

Une histoire !... Est-ce que j’ai le temps d’écouter les histoires !...

BRIDOIE.

Pendant que vous dînerez, ça vous égayera... si ça vous ennuie, vous m’arrêterez...

TRÉFOIN, se servant.

Va, parle... je ne t’écoute pas.

MATHURINE, à part.

Je tremble !

BRIDOIE, debout.

C’était la veille de Noël... le froid piquait...

TRÉFOIN.

Hein ?

BRIDOIE.

Un incendie se déclara dans la ferme de Blinville.

TRÉFOIN, à part.

Mon histoire !

BRIDOIE.

Si ça vous ennuie, je vais m’arrêter...

TRÉFOIN.

Non, continue...

BRIDOIE, qui a pris la chaise contre le banc, s’asseyant.

Merci... En moins d’un quart d’heure, les bâtiments étaient en feu. Tout le monde était à fêter la Noël au village voisin, sauf une jeune fille, un garçon de ferme et un marchand de veaux des environs...

TRÉFOIN, à part.

Comment sait-il ça ?...

BRIDOIE, se levant.

Si ça vous ennuie, je vais m’arrêter...

TRÉFOIN.

Continue...

Bridoie se rapproche de la table et se rassied.

BRIDOIE, prenant le verre de Tréfoin et buvant.

Merci... à votre santé... L’incendie ne tarda pas à envelopper le corps du bâtiment occupé par la jeune fille... Alors, un de ces deux hommes s’élance...

TRÉFOIN, vivement.

Le marchand de veaux !

BRIDOIE.

Nous allons voir ça... Il pénètre dans la chambre en feu... charge la jeune fille évanouie sur ses épaules...

Se levant.

mais impossible de retourner sur ses pas... l’escalier venait de s’écrouler derrière lui... la fenêtre restait... il enveloppe son précieux fardeau dans un drap... et, à l’aide de cordes, la descend à terre... Un homme était en bas...

TRÉFOIN.

Le garçon de ferme...

BRIDOIE.

Nous allons voir ça... Cet homme était accouru pour sauver...

TRÉFOIN, vivement.

La jeune fille...

BRIDOIE.

Non : ses veaux.

Tréfoin se lève et quitte lentement la table.

MATHURINE, à part.

Que dit-il ?...

Elle passe vivement près de Bridoie.

TRÉFOIN, à part, atterré.

Comment sait-il ça !...

BRIDOIE.

Vous ne mangez plus ?

Il prend la place de Tréfoin et mange.

Merci !...

MATHURINE.

Continuez...

BRIDOIE.

Ce marchand, à l’abri de tout danger, emporta la jeune fille...

MATHURINE.

Et... le garçon de ferme ?

BRIDOIE.

Englouti dans les décombres... se réveilla le lendemain à l’hôpital... où il resta ignoré, entre la vie et la mort, pendant deux mois sans pouvoir donner de ses nouvelles à personne...

Il se lève.

MATHURINE.

Ah ! mon Dieu !!

Air de Garrick.

Il part enfin de ce triste séjour,

Il va revoir sa fiancé’ chérie,

« Elle me gard’, disait-il, son amour

« Pour prix de ma longue agonie !... »

Mais un infâm’, par un récit menteur,

De la jeun’ fill’ trompant la r’connaissance,

Avait reçu sa foi... Cet imposteur

D’ mon dévoûment m’avait volé l’honneur,

Pour m’en voler la récompense !

À Tréfoin.

Tu m’as volé ma récompense !

MATHURINE, passant près de Tréfoin.

Est-il possible !... répondez, monsieur !...

TRÉFOIN, avec colère.

C’est faux... on ne vous croira pas... j’ai ma médaille !...

Il la montre.

MATHURINE.

Votre médaille ! vous savez bien qu’elle est à lui !

Prenant la main de Bridoie et bas.

Bridoie... pardonnez-lui...

Tréfoin cache sa médaille.

BRIDOIE, bas.

C’est pour vous, Mathurine... il m’a fait tant de mal... j’aurais pu être si heureux !

TRÉFOIN, à Bridoie.

Voyons ! que veux-tu pour te taire...

À part.

Cet animal-là me ferait destituer...

BRIDOIE, passant près de Tréfoin.

Ce que je veux ? je veux que Paterne épouse la petite...

TRÉFOIN.

Mais de quel droit ? Paterne est mon fils...

BRIDOIE, indiquant Mathurine.

C’est égal...

Appuyant.

Sa mère le désire.

TRÉFOIN.

Qu’est-ce qu’il chante ?... sa mère... la Grenuchard... y a vingt-trois ans que je l’ai pleurée... grâce au ciel !

BRIDOIE.

Comment, Mathurine ?... Paterne n’est pas ?

MATHURINE.

Mon fils ?... non.

BRIDOIE, à part.

Ah ! mon Dieu ! je me suis trompé ! j’ai mal compris !... j’ai cru... et moi qui l’ai embrassé ! une bête ! un âne ! un Tréfoin !

Il passe à droite.

 

 

Scène XVI

 

BRIDOIE, TRÉFOIN, MATHURINE, TOINETTE, puis PATERNE

 

TOINETTE, accourant par le fond à droite.

Ah ! notr’ maître !... au secours... au secours !... Paterne...

TOUS.

Paterne ?

TOINETTE.

Il vient de se jeter dans la mare de la ferme...

MATHURINE.

Ciel ! courons !

Elle remonte avec Toinette.

BRIDOIE, à Tréfoin.

Mais courez donc ! puisqu’il est à vous !

TRÉFOIN, sans bouger.

Sont-elles serines ! il n’y a pas d’eau !

Il range la table et les chaises.

PATERNE, entrant par le fond à droite. Il est mouillé jusqu’aux genoux seulement.

J’ai cru qu’il y en avait assez... L’ dindonneau s’y était néyé dimanche...

BRIDOIE, le contrefaisant.

L’ dindonneau s’y était néyé dimanche...

À part.

Mais est-y bête ! est-y bête !...

Haut à Tréfoin.

Oh ! c’est ben à vous, allez !...

TRÉFOIN, à Paterne.

Animal ! t’as abîmé tes guêtres !

PATERNE.

Je m’ai trompé !... je vas recommencer par la tête.

Il remonte.

MATHURINE, courant à lui.

Paterne !

TOINETTE, à Paterne.

Attendez-moi !... je vas me périr avec vous !...

Elle va pour remonter.

BRIDOIE, la retenant.

Hein ?...

TOINETTE.

Puisque tout le monde nous abandonne !

BRIDOIE.

Un instant !... Tu n’y penses pas... un imbécile !... un dindonneau...

TOINETTE.

Je l’aime comme ça !

BRIDOIE.

Au fait... c’est une raison...

À part.

Pauvre petite !... Elle m’a donné son pain... elle a partagé son déjeuner avec moi... là... sur ce banc... Eh ben ! morbleu ! cette place-là lui portera bonheur...

Haut.

Attends... je vas arranger ça...

Toinette remonte près de Mathurine. Allant à Tréfoin qui est redescendu à gauche, et le prenant sous le bras.

Dites donc, l’ancien, faut que nous causions...

Le menant vers le banc.

Asseyez-vous là.

MATHURINE, à part.

Que va-t-il faire ?

TRÉFOIN.

Je ne suis pas las.

BRIDOIE.

C’est égal...

Tendant la main à Toinette.

La place est bonne, et j’y tiens !...

Ils s’asseyent.

TRÉFOIN.

Eh ben ! quoi que vous voulez ?

BRIDOIE.

Je veux que vous me demandiez ben poliment la main de Toinette pour vot’ dadais.

TRÉFOIN.

Mais pas du tout !... je refuse...

BRIDOIE, se levant.

Ah ! c’est différent...

TRÉFOIN.

Où allez-vous donc ?

BRIDOIE.

Je vas me faire raser... et quand on me rase... je paie avec une histoire... j’en sais une bonne...

Très haut.

C’était la veille de Noël... le froid piquait...

TRÉFOIN, cherchant à le faire taire.

Assez ! assez !... puisque je consens !... je consens !...

PATERNE et TOINETTE.

Vrai ?

BRIDOIE, poussant Toinette dans les Iras de Paterne.

Embrassez-vous, mes enfants...

À Tréfoin.

Je n’irai pas me faire raser.

TOINETTE, à Bridoie.

Oh ! merci !

BRIDOIE, bas, prenant la main de Toinette.

Ce n’est pas plus difficile que ça... ça porte bonheur de partager son pain.

MATHURINE, à Bridoie.

Vous restez pour la noce ?

PATERNE.

Toujours !... toujours !...

TOINETTE.

Vous ne nous quitterez pas.

BRIDOIE, regardant Mathurine et secouant la tête avec un air de regret.

Toujours ?

TRÉFOIN.

Vous êtes indiscrets... Monsieur a peut-être des affaires...

BRIDOIE.

Oui... j’ai des pratiques qui m’attendent... il faut que je fasse mon petit commerce... mais je viendrai quelquefois par ici... souvent... voir si vous êtes heureux...

TOINETTE.

Et vous ?

BRIDOIE.

Oh ! moi, j’avais toujours désiré une fille... je l’ai trouvée, n’est-ce pas ?

TOINETTE.

Oh ! oui !

PATERNE.

Oh oui ! deux ! deux filles !...

BRIDOIE, à part.

Est-y bête !

Haut.

Dieu ! que votre fils est bête !...

TRÉFOIN.

Oh oui !

Se reprenant.

Non ! non !...

BRIDOIE.

Adieu, mes enfants !...

TOINETTE, qui est allée prendre une bouteille sur la table, la mettant dans la poche de Bridoie.

Tenez, emportez ça.

PATERNE, qui est remonté près du pommier, le secouant.

Je cueille votre dessert.

MATHURINE, qui a été prendre aussi par la fenêtre de la ferme un pigeon, le mettant dans la besace de Bridoie.

Et ce pigeon !...

TRÉFOIN, qui a été prendre aussi par la fenêtre un objet qu’il cache, de loin à Bridoie

Pst ! pst !

Bridoie s’approche. En confidence.

Tenez, un morceau de fromage...

Il le lui donne.

Vous en aurez autant à chaque fois que vous vous tairez.

BRIDOIE.

Merci ! merci !

Bas à Mathurine.

Adieu, Mathurine... oublions...

Il lui serre la main et remonte.

PATERNE, lui donnant son chapeau et bourrant sa besace de pommes.

Tenez... votre dessert... et votre chapeau...

BRIDOIE, à Toinette et à Paterne, leur prenant la main.

Et vous, mes amis, si vous avez des enfants, apprenez-leur à secourir la clarinette qui passe... adieu ! adieu !

Il s’éloigne ; on l’aperçoit sur la colline. Il fait des signes d’adieu aux habitants de la ferme. Mathurine tombe sur le banc. Tréfoin découvre sa médaille d’un air soulagé.

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