Un Voyage en Espagne (Théophile GAUTIER - Paul SIRAUDIN)

Vaudeville en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 21 septembre 1843.

 

Personnages

 

DÉSIRÉ RENIFLARD, jeune Français

DON BENITO

DON RAMON

DON INIGO

DONA CATALINA

ROSINA

PABLO, aubergiste

GUZMAN

UN INCONNU

UN ALGUAZIL

BANDITS

SOLDATS

 

La scène est en Espagne.

 

 

ACTE I

 

Une Posada.

 

 

Scène première

 

PABLO, ROSINE

 

Pablo, étendu sur une natte de jonc et fumant un cigare. Rosine entrant.

ROSINE.

Pablo ! Pablo !

PABLO.

Ah ! señora !

ROSINE.

Dis-moi, le señor don Ramon de la Cruz n’est-il pas descendu ici ?

PABLO.

Seriez-vous jalouse de lui ?

ROSINE.

Pablo, je ne t’interroge pas pour que tu me questionnes ? Réponds-moi, don Ramon est-il ici ?

PABLO.

Non. Don Ramon n’est pas ici...

À part.

Il vient de sortir à l’instant.

ROSINE.

Fais bien attention, Pablo... si tu desservais les intérêts des christinos, cela te coûterait cher.

PABLO.

Ah ! señora, il n’est pas, dans toutes les Espagnes, d’homme plus dévoué...

ROSINE.

C’est bon, c’est bon !... Eh ! mais, dis donc, Pablo, don Ramon n’était pas chez toi, c’est vrai, mais je l’aperçois qui s’achemine de ce côté.

PABLO.

C’est sans doute vous qui l’attirez ?

ROSINE.

Le voilà... Prends bien garde à ne point bavarder. Tu sais que le parti christino ne badine pas...

Elle baisse son voile.

 

 

Scène II

 

DON RAMON, PABLO, ROSINE, sortant

 

DON RAMON.

Quelle jolie taille... quel pied mignon !... Dis-moi, Pablo, quelle est cette femme ? Tu me semblais en conversation fort animée avec elle.

PABLO.

Chut ! c’est mon infante, ma duchesse, mon idole... J’en suis fou !

DON RAMON.

Sans doute quelque servante qui aura pris la basquine et l’éventail de sa maîtresse ?

PABLO.

Fi donc !... Pour qui me prenez-vous, seigneur don Ramon de la Cruz ?

DON RAMON.

Je te prends pour un imbécile ; si tu crois que je suis dupe de ta fatuité... Cette femme... est attachée au service des gens de la reine... je m’y connais... Elle est venue te demander des renseignements sur les mouvements carlistes qui se font dans les environs.

PABLO.

Je vous jure...

DON RAMON.

Ne jure pas...

PABLO.

Si fait, je vous jure... que cette femme ne m’a demandé aucun renseignement sur les mouvements carlistes qui se font dans les environs...

À part.

Comme ça, je ne mens pas...

DON RAMON.

Très bien !... Dans tous les cas, tu es averti, Pablo... ne t’avise point d’être bavard... Le parti carliste ne badine pas...

PABLO.

Ah ! seigneur don Ramon, il n’est pas, dans toutes les Espagnes, d’homme plus dévoué...

DON RAMON.

C’est bon... c’est bon !... Mais voici Catalina... Laisse-nous.

 

 

Scène III

 

DON RAMON, CATALINA

 

DON RAMON.

Catalina ! vous avez beau venir à l’heure exacte, il me semble que vous n’arrivez jamais... Les minutes sont des siècles, loin de vous...

CATALINA.

Toujours galant !...

DON RAMON.

Non ; toujours amoureux !

CATALINA.

Et toujours aimé, pour notre malheur à tous deux !

DON RAMON.

Dites pour notre bonheur !

CATALINA.

Hélas ! non ! À quoi sert de s’aimer, quand il faut vivre loin l’un de l’autre ? Mon frère est toujours inflexible.

DON RAMON.

Cependant, ma noblesse vaut la sienne.

CATALINA.

Sans doute. Mais il ne s’agit pas de cela. Je suis riche, et mon frère, qui est aussi mon tuteur, veut garder tous mes biens ; il voit moins en vous un amant qu’un voleur... il s’est accoutumé à regarder ma fortune comme la sienne. Autrefois, il m’aurait fait entrer en religion ; mais maintenant les couvents sont fermés ; ce moyen lui manque, et il tâche de tenir les amoureux à distance. Jamais duègne revêche n’a marché de plus près sur les talons d’une jeune fille ; jamais barbon jaloux n’a surveillé plus étroitement une jolie femme coquette, et je tremble en pensant au danger qui nous menace... s’il vous savait seulement dans cette ville... J’ai eu toutes les peines du monde à m’échapper pendant qu’il faisait la sieste et il ne dort pas toujours des deux yeux à la fois.

DON RAMON.

Don Ramon de la Cruz n’a peur de personne.

CATALINA.

Mais il vous tuerait.

DON RAMON.

Ou je le tuerais.

CATALINA.

La belle avance ! si mon frère vous tue, ou si vous le tuez, plus de mariage... Soyez prudent... Partez.

DON RAMON.

Mais pourquoi ?...

PABLO, accourant.

Sauvez-vous, jeunes gens... voici votre frère Inigo... qui rôde de ce côté... Tenez, cette porte donne sur la place San-Antonio... Allez...

 

 

Scène IV

 

PABLO, INIGO, paraissant au fond

 

PABLO.

Il était temps !

DON INIGO.

Il est trop tard... les oiseaux sont dénichés... mais malheur à eux si je les surprends...

À part.

Il y avait du monde ici ?... j’ai entendu plusieurs voix.

PABLO.

C’est un effet d’écho... ma salle est très sonore.

DON INIGO.

Tu ne mens pas ?...

PABLO.

Je vous jure que ma salle est très sonore...

À part.

Ça n’est pas mentir... Je suis libre de trouver que cette salle est très sonore...

Il sort.

DON INIGO.

Ce maraud se moque de moi, mais je sais ce que je suis...

Il va pour sortir. Reniflard, qui entre violemment, se rencontre avec lui.

 

 

Scène V

 

DON INIGO, RENIFLARD

 

RENIFLARD.

Prenez donc garde à ce que vous faites...

DON INIGO, revenant.

Que je prenne garde à ce je que fais ?... C’est donc à dire que je suis un brouillon, un étourdi, un homme sans jugement ?... Vous m’insultez, monsieur !

RENIFLARD.

Pardon, monsieur, vous n’y êtes pas... Vous m’avez marché sur un cor que j’ai, et je ne crois pas qu’il y ait là insulte de ma part.

DON INIGO.

Vous m’en rendrez raison.

Air du Baiser au porteur.

De vos propos mon oreille est froissée ;
Mais sachez bien qu’un homme tel que moi,
Quand il sent son âme blessée,
Ne pardonne pas...

RENIFLARD.

Et pourquoi ?
Calmez l’ardeur qui vous enflamme :
Un mot, un seul, va nous mettre d’accord ;
Moi, je n’ai pas voulu blesser votre âme,
Et vous avez blessé mon cor.

DON INIGO.

Allons, monsieur, finissons-en... À quoi nous battons-nous... À l’épée, qui est l’arme des gentilshommes ?

RENIFLARD.

Mais je ne vous en veux pas.

DON INIGO.

Ou au sabre, qui est l’arme des soldats ?

RENIFLARD.

Castillan, vous ne me comprenez pas... Je ne veux pas me battre... Vous m’avez marché sur le cor, ça m’a fait mal... mais je ne vous en veux pas... au contraire.

DON INIGO.

Cependant, si j’ai eu tort...

RENIFLARD.

Du tout... c’est moi qui suis dans mon tort... Je vous demande pardon de m’être laissé marcher sur le pied.

DON INIGO.

J’accepte vos excuses, jeune homme... mais n’oubliez jamais que les Espagnols sont tous braves comme le Cid et très délicats sur le point d’honneur... Jamais vous ne courûtes un si grand danger qu’aujourd’hui, et vous pouvez dire que vous avez frisé votre trépas...

 

 

Scène VI

 

RENIFLARD, seul

 

A-t-on jamais vu un pareil animal ! Va donc, spadassin... Puisses-tu être embroché par un autre que moi... je souscrirai avec plaisir pour ton monument. Holà ! quelqu’un ! La fille !... Personne ne vient ! À la boutique, s’il vous plaît !... Personne ! J’attendrai...

Il s’assoit.

Enfin ! je suis donc en Espagne, dans cette patrie de la cigarette... Ô Désiré Reniflard !... tes vœux sont exaucés... tu respires le même air que le Cid... Oh ! le Cid, c’est mon héros... Figuretoi, vieux Cid, que j’avais à Paris une profession ridicule... Je tenais un établissement à trois sous la séance... un cabinet de lecture. Depuis deux ans, je m’occupais sans relâche à dévorer mon fonds... intellectuellement Victor Hugo, Alfred de Musset, Prosper Mérimée, lord Byron, je vous ai lus et relus ; vous m’avez monté la tête... vous m’avez inspiré l’amour de la couleur locale... Oh ! la couleur locale... Je ne rêvais que villes gothiques, à la silhouette tailladée en scie, qu’Alcazars moresques, aux colonnettes et aux trèfles de marbre, clochers en spirale, créneaux festonnés... Je ne rêvais qu’orangers aux pommes d’or, que grenadiers aux fruits de corail, que bandits, contrebandiers, gitanos, et surtout qu’Andalouses an sein bruni, pâles comme un beau soir d’automne... Vous savez le reste... Je n’y puis plus tenir... je confie mes bouquins à une personne sûre... Je franchis les monts en disant comme Louis XIV : Il n’y a plus de Pyrénées... et je n’ai pas plutôt posé le pied sur la terre espagnole, qu’on me l’écrase, le pied... C’est égal, cela ne m’arrêtera pas. Je suis venu en Espagne étudier la couleur locale, et faire un voyage d’agrément. Oh ! l’Espagne !...

Air de M. A. de Wailly.

J’ai soif de la couleur locale,
J’ai faim de l’Espagne au ciel bleu ;
Je ne rêve qu’Orientale,
Soleil d’or et regard de feu !

Je ne vois qu’échelles de soie
Aboutissant à des yeux noirs.
Je ne rêve que flanc qui ploie
Et que sérénades les soirs.

Je rêve dague de Tolède,
Dona Sol et don Ruy Gomez ;
Alguazils venant à mon aide,
Guadalquivir, Manzanarès !

Vrai Dieu ! le vent de la montagne,
Je le sens, va me rendre fou...
Bref, je ne rêve que d’Espagne,
Sur les airs de monsieur Monpou !

Ah ! ça, voyons, il n’y a donc personne ici ?...

Il frappe, Pablo paraît.

Ah ! c’est heureux !

 

 

Scène VII

 

RENIFLARD, PABLO

 

PABLO.

Qui donc fait chez moi une si grande consommation de tapage ?

RENIFLARD.

C’est moi... Vous êtes l’aubergiste ?... Je voudrais bien prendre quelque chose.

PABLO.

À vos ordres, seigneur.

RENIFLARD.

Qu’est-ce que je mangerais donc bien ?

PABLO.

Tout ce que vous voudrez.

RENIFLARD.

Voyons, qu’avez-vous à me donner à manger ?

PABLO.

Je vous donnerai à manger ce que vous aurez apporté.

RENIFLARD.

Comment, ce que j’aurai apporté ?... Il faut donc que ce soit moi qui alimente vos casseroles de ma propre substance ?

PABLO.

Sans doute. Est-ce que je suis votre domestique, par hasard ? Pour qui me prenez-vous ?... Je pratique l’hospitalité à la manière antique j’offre aux voyageurs le couvert, le sel et le feu, en dédommagement de quoi ils me laissent quelques douros au moment de partir.

RENIFLARD.

Ainsi, il n’y a ici ni viande, ni poisson, ni légumes ?

PABLO.

Nous avons trop de foi dans la Providence pour prendre des précautions injurieuses contre elle. Chaque jour amène sa manne !

RENIFLARD.

Où est-elle, cette manne ?

PABLO.

Allez dans le village, et tâchez d’acheter quelque chose ; le boucher est au bout de la rue, le boulanger au coin de la place. Il est vrai que vous ne trouverez personne, tout le monde est à la course de taureaux.

RENIFLARD.

Allons, bon !... Mais vous, aubergiste, comment vivez-vous ?

PABLO.

Moi ?... Je déjeune d’un verre d’eau, je dîne d’une cigarette et je soupe d’un air de guitare.

RENIFLARD.

Allons, je me passerai de diner aujourd’hui... Je vais me coucher. Donne-moi une chambre.

PABLO.

Une chambre ?... Voilà la plus belle de la maison.

RENIFLARD.

Ça, une chambre !

PABLO.

Qu’y manque-t-il donc ?... Elle a un plancher, un plafond avec une superbe rosace, et quatre murs, ce qui constitue une chambre dans tous les pays du monde.

RENIFLARD.

Je voudrais une couchette... Je ne l’exige pas à bateau, ni en palissandre incrusté... mais suffisante pour reposer ce qui me reste de chair.

PABLO.

Cette natte est excellente ! vous n’y serez piqué que par les moustiques.

RENIFLARD.

C’est consolant... Au moins, pourrai-je avoir un domestique ?

PABLO.

Ceci rentre dans la classe des possibilités... Je connais par là certain drôle qui fera votre affaire.

RENIFLARD.

Amenez-le-moi.

PABLO.

Rien n’est plus facile...

Il siffle.

RENIFLARD.

Cette façon est quelque peu cavalière... En France, ce ne sont pas les hommes qu’on appelle ainsi.

PABLO.

Voilà !

 

 

Scène VIII

 

RENIFLARD, PABLO, BENITO

 

RENIFLARD.

Il a l’air un peu féroce... Êtes-vous sûr de sa moralité ?

PABLO.

Oh ! très sûr... Il a fait partie deux ans de la bande de José Maria... un bien brave homme, allez.

RENIFLARD.

Mais ce José Maria était un chef de brigands.

PABLO.

Oh ! c’est la jalousie de la police qui faisait courir ces bruits-là ; José était un homme généreux, brave, galant, charitable, plein d’honneur, et qui n’admettait dans sa société que des gens choisis.

RENIFLARD, à part.

C’est égal, je n’aimerais pas à rencontrer mon domestique le soir, au tournant d’une rue...

Haut.

Aubergiste, fournissez-m’en un autre.

PABLO.

Comment, vous ne voulez pas de celui-là ?

RENIFLARD.

Non... j’en désire un... plus rassurant.

BENITO.

Pardon, seigneur, si je prends la parole... mais je ferai observer à votre seigneurie que me refuser ainsi, sans motif, est une injure !... Quelle raison avez-vous pour ne pas m’admettre à votre suite ?

RENIFLARD, à part.

Au fait...

Haut.

C’est bien... Aubergiste, laisseznous...

Pablo sort. À Benito.

Comment t’appelles-tu ?

BENITO.

Je ferai remarquer à votre seigneurie que je ne la tutoie pas.

RENIFLARD.

Mais...

DON BENITO.

Je n’aime point les familiarités.

RENIFLARD.

Soit !... Comment vous nomme-t-on ?

DON BENITO.

Don Benito Juan de Dios Domingo Mendieta de Alfarnate y Cazorla y Orosco y Benavidez.

RENIFLARD.

Ah ! je suis fixé... Mais si ça ne vous blesse pas, je me dispenserai de vous appeler de tous vos noms.

BENITO.

Oh ! appelez-moi seulement Benito Juan de Dios Domingo Mendieta de Alfarnate... Par ce moyen, vous économiserez y Cazorla y Orosco y Benavidez.

RENIFLARD.

Ah ! très bien, merci... De quel pays êtes-vous ?

BENITO.

Je suis Biscayen.

RENIFLARD.

Mille bombes !... Et combien me demanderez-vous pour entrer à mon service ?

BENITO.

Deux piécettes par jour... Mais je veux avoir mes nuits libres.

RENIFLARD.

Et pourquoi donc ?

BENITO.

J’ai des affaires de cœur.

RENIFLARD.

Au fait, je n’ai pas besoin de domestique quand je dors... c’est conclu... Vous allez entrer tout de suite en fonctions...

Il tire une paire de bottes de son porte-manteau.

Cirez-moi ces bottes.

BENITO.

Hein ? plaît-il ? que dites-vous ?

RENIFLARD.

Je dis : Cirez-moi ces bottes... C’est limpide, j’espère.

BENITO.

J’ai compris, parfaitement compris, seigneur étranger... mais je puis vous cacher que je trouve vos propositions très déplacées... Savez-vous à qui vous parlez ?

RENIFLARD.

À mon domestique, j’imagine.

BENITO.

À un descendant de Pélage... Je suis aussi noble que le roi... peut-être plus.

RENIFLARD, à part.

Est-ce que cet homme serait un réfugié espagnol ?... Ah ! que je suis bête ! nous sommes en Espagne.

BENITO.

De quelle couleur pensez-vous que soit le sang qui coule dans mes veines ?

RENIFLARD.

Mais...

DON BENITO.

Oh ! je sais que vous allez me répondre... quelque lieu commun sans doute... rouge, n’est-ce pas ?

RENIFLARD.

Dame ! c’est assez la couleur ordinaire.

BENITO.

Seigneur cavalier, je suis Biscayen, et vous ignorez probablement qu’une tradition populaire donne aux naturels de la Biscaye un sang bleu, pur et non mélangé comme celui des autres mortels.

RENIFLARD.

J’ignorais cette tradition populaire, mais je l’adopte... et plus je réfléchis, plus je reconnais la véracité de vos paroles.

BENITO.

Ah !

RENIFLARD.

Je m’explique maintenant un juron très connu en France, et dont l’étymologie m’échappait.

BENITO.

Quel est ce juron ?

RENIFLARD.

Par la sambleu !... Juron Pompadour... Sembleu !... Imprécation Louis XV... C’est bien cela ; c’est bien cela... C’est étonnant, comme on s’instruit en voyageant... Mais, cependant, illustre descendant de Pélage, si vous ne cirez pas mes bottes, je serai forcé, bien à regret, de garder mes deux piécettes.

BENITO.

Tenez, seigneur, vous m’intéressez, et je veux faire une concession en votre faveur... Je cirerai la botte droite, et vous, la gauche.

RENIFLARD.

Ah !... Eh bien ! je vais vous proposer quelque chose de mieux... vous les cirerez toutes les deux.

BENITO.

Je n’en ferai rien, seigneur... Vous en cirerez une, ou j’y perdrai plutôt mon nom !

RENIFLARD.

Eh bien ça ne vous ferait pas de mal... de perdre un peu de votre nom... ça reposerait les oreilles de vos contemporains.

BENITO.

Écoutez, j’aime à rire, j’entends la plaisanterie, mais vous la poussez trop loin... À présent, je parlerai sérieusement. Ici, en Espagne, on n’est le domestique de personne... Ce que, vous, étranger, appelez un domestique, c’est un ami, un aide, qui veut bien vous rendre service.

RENIFLARD.

Ah bah !

BENITO.

Oui, seigneur... Aussi, je le répète, je ne vous ferai l’honneur de travailler pour vous qu’autant que vous m’aiderez dans cette besogne... vous comprenez... Je passe par ici... je vous vois embarrassé, je m’arrête... Je vous donne d’abord quelques conseils... Vous avez la tête dure... je joins l’exemple au précepte... Je prends une botte, vous l’autre, et nous nous mettons à l’ouvrage... Voilà comme nous entendons la domesticité... nous autres fiers Espagnols !

RENIFLARD.

Allons !...

Ils se mettent en devoir de cirer les bottes.

BENITO.

Que diraient mes aïeux s’ils me voyaient restaurer votre chaussure ?

RENIFLARD.

Illustre Pélagien, rassurez-vous.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Vous avez lu que dans l’histoire ancienne
Un souverain fut laboureur :
Sans déroger la tige pélagienne
Parmi les siens peut voir un décrotteur.
Je le sais bien, d’ailleurs, noblesse oblige.
Et qui pourrait vous condamner,
Lorsque vous venez de donner
Un nouveau lustre à cette tige.

 

 

Scène IX

 

RENIFLARD, PABLO, BENITO, PABLO

 

PABLO.

Seigneur, une dame voilée désire ardemment avoir un entretien avec vous.

RENIFLARD.

Avec moi !... Est-elle jolie ?

PABLO.

Je l’ignore.

RENIFLARD.

N’importe... Voyons, je me risque... Présentez-lamoi...

Pablo sort.

Seigneur don Benito Juan de Dios...

BENITO.

Domingo...

RENIFLARD.

Mendieta de Alfarnate...

BENITO.

Y Cazorla...

RENIFLARD.

Y Orosco...

BENITO.

Y Benavidez...

RENIFLARD.

Y Benavidez... Faites-moi le plaisir de me priver de votre société.

BENITO.

Quoi ! seigneur, vous me renvoyez ?

RENIFLARD.

Mais non... seulement, je désire me passer de votre présence pendant mon entretien avec la jeune personne ci-dessus nommée... Allez...

BENITO.

Ah ! n’importe... Seigneur, vous ne paraissez pas avoir un attachement formidable pour moi.

Il sort.

RENIFLARD.

J’en conviens.

 

 

Scène X

 

RENIFLARD, CATALINA, PABLO

 

PABLO.

Par ici, señora...

Il sort.

CATALINA, à elle-même.

Ma démarche est bien risquée, mais n’importe, il faut sauver don Ramon à tout prix... Pourvu que mon frère se soit aperçu de mon absence... pourvu qu’il m’ait suivie !...

RENIFLARD.

Mademoiselle... Elle ne m’entend pas.

CATALINA, de même.

Mon plan est bien simple... Que don Inigo, mon frère, surprenne un autre que don Ramon à me faire la cour, c’est sur celui-là que sa colère tombera... et...

RENIFLARD.

Señora... C’est singulier, cette jeune personne ne paraît pas faire attention à moi... Senera !...

CATALINA.

Ah ! pardon, seigneur... mais vous allez trouver ma démarche sans doute bien inconvenante... Vous êtes étranger ?

RENIFLARD.

Oui, señora.

CATALINA.

Français, n’est-ce pas ?

RENIFLARD.

Oui... tout ce qu’il y a de plus Français... Je suis de la Pointe-Saint-Eustache, 4e légion, 2e bataillon, 3e compagnie... Nous avons le sac.

CATALINA.

Je vous avais deviné tout de suite, monsieur.

RENIFLARD.

Quoi ! mademoiselle...

CATALINA.

Oui, seigneur... la France est un si beau pays ! et les Français sont si... si...

RENIFLARD.

Si quoi ?... si quoi ?... Achevez, señora.

CATALINA.

Je n’oserais, seigneur... mais un de mes rêves était d’être aimée par un Français.

RENIFLARD.

Mais je vous l’ai déjà dit, je suis Français... et je vous aime... Oui, mademoiselle, je vous aime !...

CATALINA.

Vous m’aimez, sans me connaître !... Dois-je croire ?...

RENIFLARD.

Croyez-moi !...

CATALINA.

Je vous ai vu passer tout à l’heure dans la rue, et j’ai pressenti... que vous aviez le cœur tendre.

RENIFLARD.

À la façon mélancolique dont je portais mon sac de nuit, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, à mon tour, dès que je vous ai vue entrer ici, j’ai compris tout de suite que vous étiez mon idéal, la femme de mes rêves... Oui, c’est bien vous que je poursuis depuis un nombre infini de kilomètres !... Je suis né pour aimer une Andalouse !...

CATALINA.

Je suis Castillane.

RENIFLARD.

Castillane, Andalouse, peu importe... vous êtes Espagnole, cela me suffit... Une fille du soleil au cœur de feu, à la prunelle de flamme... Ah ! les Françaises sont trop froides pour des passions comme les miennes...

CATALINA, à part.

Il tombe dans le piège, très bien... Pourvu que mon frère arrive !...

Haut.

Seigneur Français, vos paroles brûlantes portent le trouble dans mon âme... Je me sens rougir, troubler, et sans mon éventail, je ne saurais quelle contenance avoir...

RENIFLARD.

Permettez-moi, Castillane, de me précipiter à vos pieds... Ton petit nom, s’il vous plaît ?

CATALINA.

Catalina...

RENIFLARD, à genoux.

Ô Catalina !... livre-moi ta main que je la couvre de baisers brûlants...

CATALINA.

Ah ! ciel ! que faites-vous ?

RENIFLARD.

Je risque des baisers brûlants !

 

 

Scène XI

 

RENIFLARD, CATALINA, PABLO, DON INIGO

 

DON INIGO.

Ah ! je vous y prends !

CATALINA.

Mon frère !

RENIFLARD.

Son frère !... C’est votre frère, cet enragé-là ?

DON INIGO.

Jeune homme, vous lassez ma clémence... Vous me faites regretter de vous avoir laissé la vie... je voulais vous tuer... On a toujours tort de ne pas suivre son premier mouvement, surtout quand il est mauvais...

RENIFLARD, à part.

Décidément, c’est un cannibale... un hydrophobe qu’on a négligé d’étouffer entre deux matelas...

Haut.

Fier hidalgo, j’ignorais complètement que mademoiselle fût votre sœur.

DON INIGO.

Trêve de verbiage... Les actions sont mâles, les paroles, femelles... Vous avez déshonoré ma sœur, une noble fille, je vous en demande réparation.

RENIFLARD.

Mais, féroce homme que vous êtes, je ne veux pas me battre... Je partage les idées de J.-J. Rousseau sur le duel... Avez-vous lu Jean-Jacques ?

DON INIGO.

Jamais.

RENIFLARD.

Tant pis la lecture de ce célèbre écrivain eût adouci vos mœurs.

DON INIGO.

Voyageur, vous m’ennuyez beaucoup. Venons au fait.

RENIFLARD.

Mais il n’y a pas de fait... Je n’ai point eu l’honneur de déshonorer mademoiselle votre sœur... Elle est pure comme une colombe en nourrice.

DON INIGO.

Señora, retirez-vous... Ces débats ne sont pas faits pour vos oreilles... Vous épouserez monsieur ce soir...

RENIFLARD.

J’épouse ce soir !

CATALINA.

Comment, mon frère !... Mais si vous saviez...

DON INIGO.

Je ne veux rien savoir... vous épouserez monsieur !

CATALINA, à part.

Ah ! mon Dieu ! si j’avais su cela... Tâchons de faire prévenir don Ramon.

DON INIGO.

Allez, vos femmes vous attendent...

 

 

Scène XII

 

RENIFLARD, DON INIGO

 

RENIFLARD.

Ah ! maintenant que nous sommes seuls, je vais vous parler franchement... Je vous jure sur les cendres du Cid que mademoiselle votre sœur...

DON INIGO.

Vous étiez à ses pieds, vous lui baisiez la main. Il suffit.

RENIFLARD.

Voulez-vous me permettre de vous faire quelques observations ?...

DON INIGO.

Faites.

RENIFLARD.

Je n’ai point d’aïeux, seigneur... ma famille est très obscure... mon père était épicier.

DON INIGO.

Eh bien ! l’épicerie est fort honoré en Espagne.

RENIFLARD.

En France aussi... l’épicerie est fort honorée... mais je vous avouerai, entre nous, que ce ne sont pas les grands dignitaires du royaume qui exercent la profession d’épicier.

DON INIGO.

Peu importe, au reste. Notre famille est assez noble pour se passer de vos titres.

RENIFLARD.

Ah !... mais, je vous avouerai encore une chose... c’est que je ne suis pas riche...

DON INIGO.

La fortune de ma sœur vous suffira à tous deux !...

RENIFLARD, à part.

Décidément, je conviens à cet homme... je suis un bon parti.

Haut.

Seigneur hidalgo, savez-vous mon nom ?

DON INIGO.

Non.

RENIFLARD.

Je m’appelle Désiré Reniflard.

DON INIGO.

Don Désiré Reniflard !

RENIFLARD.

Oh ! non... Je ne suis pas don... La Providence m’a comblé de beaucoup de dons... mais elle ne m’a pas donné celui-là ; et puis, tenez, regardez-moi, je ne suis pas beau...

À part.

Faisons-lui croire cela.

DON INIGO.

Mais si... vous êtes fort bien !

RENIFLARD.

Oh ! non... vous êtes étranger... vous ne pouvez pas savoir... mais je ne suis pas beau... On pourrait même se hasarder à dire que je suis laid ; et puis, je louche... je louche des deux yeux...

DON INIGO.

Vraiment ?

RENIFLARD.

Vous ne pouvez pas vous apercevoir de cela... vous êtes étranger...

DON INIGO.

Puisque vous plaisez ainsi à ma sœur.

RENIFLARD.

Mais non... je ne lui plais pas...

DON INIGO.

Qu’est-ce à dire, seigneur ? Mettriez-vous en doute la franchise de dona Catalina Mélendez ? la croiriezvous coquette ?

RENIFLARD.

Non... non... Ah ! j’oubliais de vous dire... je suis bête... oh ! je suis très bête...

À part.

Faisons lui croire encore cela...

Haut.

Je suis bête comme un arpent de choux... Je n’ai pas de moyens... Je suis inapte à tout...

DON INIGO.

Comment ?...

RENIFLARD.

Inapte à tout... inapte à tout... c’est-à-dire que je suis apte à rien... Tenez, je vais vous donner une preuve de ma bêtise et de ma stupidité.

DON INIGO.

C’est inutile.

RENIFLARD.

Si fait ! je tiens à vous faire voir combien je suis bête !

DON INIGO.

Non... merci... D’ailleurs, je vous trouve spirituel.

RENIFLARD.

Ah ! vous êtes étranger... vous ne pouvez pas savoir...

DON INIGO.

Quoi que vous puissiez dire, monsieur, mon parti est pris... vous épouserez ma sœur... Vous n’êtes pas riche, dites-vous ?... cela fait honneur à votre probité... Vous n’êtes pas noble ?... ça ne fait tort qu’à vos parents... Vous êtes laid ? ça ne fait tort qu’à la nature. Vous plaisez ainsi à ma sœur... ça ne fait tort qu’à elle. Vous êtes bête ? je vous crois seul de votre avis... Ainsi, monsieur, pas de réplique... Je vais venir vous prendre ici à la nuit tombante... la chapelle est voisine de cette posada, tout sera prêt pour votre union... N’essayez point de fuir... ce serait une tentative inutile...

À part.

La cérémonie achevée, et l’honneur satisfait, je supprimerai cet oison... Il mourra... d’accident...

Haut.

Au revoir... À bientôt... beau-frère...

 

 

Scène XIII

 

RENIFLARD, seul

 

Il y tient... Ah ça ! mais, c’est très bête, ça, de se marier au début d’un voyage d’agrément... c’est pot-au-feu en diable... Pourquoi aussi cette petite drôlesse s’avise-t-elle d’être amoureuse de moi ?... j’avoue qu’elle pouvait choisir plus mal... J’ai le galbe assez coquet... je suis un coquin assez bien tourné... du moins on le dit... mais c’est égal, on n’accapare pas ainsi un homme agréable.

 

 

Scène XIV

 

RENIFLARD, ROSINE

 

ROSINE, s’approchant mystérieusement.

Seigneur ?...

RENIFLARD.

Qui m’appelle ? Une femme ! encore une femme !

ROSINE.

Seigneur ?

RENIFLARD.

Éloignez-vous, madame, ou je sors...

ROSINE.

Rassurez-vous.

RENIFLARD.

Parlez-moi à distance... Ah ! bien... merci... quand on me prendra à causer avec une femme à une distance moins de trois mètres... Ah ! bien !

ROSINE.

Vous n’avez rien à craindre.

RENIFLARD.

Mais on me forcerait encore à vous épouser.

ROSINE.

Eh bien ?

RENIFLARD.

Eh bien ?... Tiens... elle est gentille aussi... N’approche pas, te dis-je...

ROSINE.

Allons, soit... Je n’approcherai pas... mais laissez-moi vous parler...

RENIFLARD.

Allez... parlez...

ROSINE.

Vous allez épouser dona Catalina Mélendez.

RENIFLARD.

Je le crains...

ROSINE.

Ne l’épousez pas !

RENIFLARD.

C’est aisé à dire... Elle a pour frère un espèce d’escogriffe, velu, barbu, moustachu, extrêmement bardé d’outils destructeurs.

ROSINE.

Dont il veut faire usage ?...

RENIFLARD.

En ma faveur !

ROSINE.

Écoutez-moi... les moments sont précieux... vous m’intéressez... beaucoup... Vous dire pourquoi... et à quel titre, il n’importe.

RENIFLARD.

Oh ! dites-mois pourquoi vous vous intéressez à moi !...

ROSINE.

Eh bien !...

RENIFLARD.

N’approchez pas... Dites-moi ça de loin... à six mètres... il faut s’y mettre.

ROSINE.

J’espère que vous n’êtes pas dupe de la déclaration que vous a faite Catalina.

RENIFLARD.

Que voulez-vous dire ?

ROSINE.

Je veux dire que l’amour qu’elle ressent pour vous...

RENIFLARD.

Eh bien ?

ROSINE.

Eh bien ! je dis que cet amour imprévu était une comédie... je dis qu’elle se jouait de vous.

RENIFLARD.

Je lui déplais donc ?

ROSINE.

Pardié !

RENIFLARD.

Comment, pardié ! Oh ! vous jurez en français. Vous connaissez donc les finesses de notre langue ?

ROSINE.

Dona Catalina s’est moquée de vous... Elle voulait vous attirer dans un piège, et vous y êtes, dans ce piège.

RENIFLARD.

Vraiment !... Oh ! tirez-moi-z-en !... oh ! oui, tirez-moi-z-en...

À lui-même.

Je puis me permettre quelques hardiesses de style...avec des Espagnols...

Haut.

Oui, jeune fille aux yeux noirs, qui régnez sur mon âme... si je suis dans un piège, tirez-moi-z-en.

ROSINE.

C’est précisément pour cela que je suis venue... Retenez bien ce que je vais te dire.

RENIFLARD.

Je retiens.

ROSINE.

Dona Catalina a un amant qui va venir tout à l’heure vous demander compte de vos prétentions à la main de sa maîtresse. Rendez-la-lui, et arrangez-vous de manière à tromper don Inigo, lorsqu’il viendra vous prendre pour la cérémonie.

RENIFLARD.

Oh ! je connais cette manière-là... j’ai vu ça si souvent dans les mélodrames, à Paris... La nuit vient, le traître arrive... Il croit prendre la main de son individu... mais pas du tout, son individu a donné sa place à un autre... Et comme le local est sombre, il n’y voit que du feu.

ROSINE.

C’est cela...

RENIFLARD.

Ah ! et puis, dites donc, est-il nécessaire de chanter... vous savez...

Fuyons avec mystère, etc.

Ah ! mais, j’y pense... c’est peut-être encore une attrape... je vous écoute, moi, là, je refuse d’épouser la Catalina, sous le prétexte qu’elle m’aime, qu’elle est jolie, noble et riche... Est-ce que, par hasard, vous voudriez me faire faire une bêtise ?

ROSINE.

Vous ne me croyez pas ?...

RENIFLARD.

Si, je vous crois... mais je voudrais bien savoir...

ROSINE.

Sachez seulement que si vous épousez dona Catalina, votre vie est en danger.

RENIFLARD.

Ma vie est en danger... Oh ! alors, je n’hésite pas... Ah ! ma vie est en danger... ah ! bien ! c’est bon... j’y tiens un peu, à la vie... c’est elle seule qui me fait chérir l’existence... ah ! bien !

ROSINE.

Je vous laisse... Adieu, monsieur... je suis heureuse de vous rendre ce service... Adieu... Mais, tenez... j’entends don Ramon.

RENIFLARD.

Don Ramon ?

ROSINE.

L’amant de Catalina.

Air d’Élisir d’amore.

Espérance et confiance ;
Mais songez qu’il faut agir
Avec réserve et prudence...
L’autre va bientôt venir !

ENSEMBLE.

Espérance et confiance, etc.

Rosine sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XV

 

RENIFLARD, DON RAMON

 

DON RAMON.

Est-ce à don Désiré Reniflard que j’ai l’honneur de parler ?

RENIFLARD.

Est-ce à don Ramon ?...

DON RAMON.

Ah ! vous me connaissez ?

RENIFLARD.

Vous aimez dona Catalina.

DON RAMON.

Et vous, vous êtes aimé d’elle.

RENIFLARD.

Oh ! je suis aimé d’elle...

DON RAMON.

Vous êtes bien heureux !

RENIFLARD.

Vous êtes bien bon... Mais là, entre nous, d’homme à homme, je crois qu’elle vous aime et je vous la cède.

DON RAMON.

Non, seigneur... puisqu’elle vous a choisi...

RENIFLARD.

Mais puisque je vous la repasse.

DON RAMON.

Merci de votre générosité.

RENIFLARD.

Il n’y a pas de quoi !

DON RAMON.

Mais... je ne veux pas d’une femme qui m’a trompé... ainsi... et pour qui ? je vous le demande...

RENIFLARD.

Oui, pour qui ? je vous le demande.

DON RAMON.

Pour un homme.

RENIFLARD.

Pour un homme... Ah ! pardon... mais c’est pour moi... Il faudrait mesurer nos expressions !

DON RAMON.

Excusez-moi, mais la douleur m’égare.

RENIFLARD.

Comment donc ! dites toujours... Ah ! ça, mais l’autre va arriver, et ma vie est en danger... Voyons donc, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de lui jouer une farce, à cette dona Catalina ?

DON RAMON.

Comment cela ?...

RENIFLARD.

Si nous la trompions !... Son frère doit venir me prendre pour l’épouser... pas lui... sa sœur... la nuit arrive... prenez ma place... et...

DON RAMON.

Moi, épouser par un pareil subterfuge !... Voudriez-vous me faire injure ? D’ailleurs, cette femme, vous l’aimez...

RENIFLARD.

Moi ? non...

DON RAMON.

Comment, vous ne l’aimez pas ? vous ne l’aimez pas ?... et c’est à moi !... à moi, qui donnerais mon sang pour cette femme... c’est à moi que vous venez dire : Je ne l’aime pas !...

RENIFLARD.

Eh bien ! si, je l’aime.

DON RAMON.

À la bonne heure !

RENIFLARD, à part.

Flattons sa manie...

Haut.

Je l’adore !

DON RAMON.

Et de quel droit, s’il vous plaît ?

RENIFLARD.

Hein ?

DON RAMONE.

Qu’avez-vous fait, pour être aimé d’elle ?

RENIFLARD.

Moi, rien... cependant...

DON RAMON.

Elle vous exècre !...

RENIFLARD.

Allons, bon, maintenant !... parbleu ! si elle m’exècre !...

DON RAMON.

Elle a pour vous le mépris le plus profond.

RENIFLARD.

Ah bien ! mais, eh ! là-bas !...

DON RAMON.

Vous en doutez ?...

RENIFLARD.

Non... je n’en doute pas, elle m’abomine, elle m’exècre... mais...

DON RAMON.

Mais vous l’épouserez...

RENIFLARD, à part.

Il est fou de cette femme... il l’adore... il brûle de l’épouser à ma place... et il ne veut pas... il s’entête...

DON RAMON.

Vous l’épouserez...

RENIFLARD.

Je l’épouserai... je l’épouserai...

À part.

Ah ! quelle illumination !...

Haut.

Eh bien ! je ne l’épouserai pas...

DON RAMON.

Comment ?

RENIFLARD.

Laissez-moi tout vous avouer... Oui, Catalina vous aime... mais malheureusement elle doutait de votre amour... Elle a fait la coquette pour vous inspirer de la jalousie.

DON RAMON.

Quoi !

RENIFLARD, à part.

Il mord... très bien !...

Haut.

Oui, c’était du dépit, c’était de la comédie... nous étions de connivence... malheureusement, son frère est arrivé, et...

DON RAMON.

Ah ! ne me trompez-vous pas, seigneur ?

RENIFLARD.

Moi, vous tromper... eh ! pourquoi ?... vous voyez bien que c’est une comédie... puisque je vous la cède... Vous voyez bien que je ne l’aime pas, puisque je vous la donne pour femme !

DON RAMON.

Oui, je vous crois... j’ai besoin de vous croire.

RENIFLARD.

Ah ! j’entends du bruit... c’est don Nigo qui traîne ses guêtres par ici... Ainsi, seigneur, c’est convenu... Voici mon chapeau, mon manteau... Enveloppez-vous bien...

Il souffle la lampe.

DON RAMON.

Ah ! seigneur Français... vous me rendez à la vie... au bonheur... Laissez-moi vous serrer dans mes bras...

RENIFLARD.

Avec plaisir...

Ils s’embrassent.

 

 

Scène XVI

 

RENIFLARD, DON RAMON, DON INIGO

 

DON INIGO, à la porte de droite.

Don Désiré Reniflard... où diable êtes-vous donc ? Il fait noir ici comme dans un four.

RENIFLARD.

Me voilà... Je vous attendais avec impatience.

À don Ramon.

Allez...

Il le pousse.

DON INIGO.

Donnez-moi la main ?

RENIFLARD.

La voici !

DON INIGO, prenant la main de don Ramon.

Ah ! je le tiens... Maintenant, je ne le lâche plus.

Air : Voici la nuit.

RENIFLARD.

Voici la nuit.

DON INIGO.

Partons sans bruit.

RENIFLARD.

Partons sans bruit.

DON INIGO.

Venez ici.

RENIFLARD.

Venons ici !
Oui, me voici.

DON INIGO.

C’est par ici ;
Suivez-moi bien.

RENIFLARD, à don Ramon.

Suivez-le bien !

DON INIGO.

Ne dites rien.

RENIFLARD.

Ne disons rien.

DON INIGO.

Et vous verrez,
Tout ira bien !

RENIFLARD, à don Ramon.

Et vous verrez,
Tout ira bien !

Don Inigo sort avec don Ramon.

 

 

Scène XVII

 

RENIFLARD, seul

 

Ah ! je suis débarrassé d’eux... mais non sans peine... Maintenant, filons !

 

 

Scène XVIII

 

RENIFLARD, PABLO, puis ROSINE

 

PABLO.

Par ici... par ici... Tenez, le voici !...

RENIFLARD.

Qu’est-ce donc ?

Air de Fra-Diavolo.

CHŒUR.

Il faut nous suivre à l’instant même ;
Nous n’écoutons pas de raison !
En vertu d’un ordre suprême,
Nous vous conduisons en prison.

UN ALGUAZIL, à Reniflard.

Sur la plainte de monsieur Pablo, et au nom du gouvernement, je vous arrête.

RENIFLARD.

Pour quel motif ?

PABLO.

Quand on arrête quelqu’un, en Espagne, c’est toujours sans motif !

ROSINE, bas à Reniflard.

Suivez-les en prison... je vous en ferai sortir.

Reprise du CHŒUR.

Il faut nous suivre, etc.

 

 

ACTE II

 

Une gorge de montagne. Entrée d’une caverne à droite. Table de pierre à gauche.

 

 

Scène première

 

BENITO, GUZMAN

 

BENITO.

Qu’y a-t-il eu de nouveau pendant tout le temps de mon absence ?

GUZMAN.

Rien de bien important... Quelques misères.

BENITO.

Ah ! mon cher Guzman, le métier ne vaut plus rien.

GUZMAN.

Ne m’en parlez pas... Regardez ma veste, n’est-ce pas la veste de la vertu ?... Ces gueux de bourgeois n’emportent que des haillons avec eux.

BENITO.

Les voyageurs manquent d’égards envers nous... Ils affectent de n’avoir que des effets détériorés et des sommes insuffisantes. Et cependant, avons-nous jamais transgressé les lois de la politesse ? Est-il possible de travailler avec plus de formes que nous ? N’avons-nous pas toujours galamment donné la main aux dames pour descendre de voiture ? Ne nous sommes-nous pas toujours servis des termes les plus choisis ? Vraiment, le public n’est pas juste.

GUZMAN.

Et encore on nous appelle voleurs.

BENITO.

On nous juge mal... nous sommes des héros méconnus... Des voleurs ?... Des socialistes, des réformateurs, à la bonne heure ; nous levons des contributions forcées sur les riches... nous équilibrons les fortunes, et l’on nous traite de voleurs !

GUZMAN.

C’est démoralisant.

BENITO.

Tiens, Guzman, quand je vois mon beau pays d’Espagne incessamment déchiré par des guerres civiles ; quand je vois vingt partis tirer chacun à soi un morceau du gouvernement, je me dis : « Il n’y a rien à faire pour nous quand un pays est tiraillé ainsi... »

GUZMAN.

Les hommes politiques nous font du tort.

BENITO.

Vois donc quelle nomenclature... Les fuéristes, les christinons, les carlistes, les exaltados, les espartéristes, les ayacuchos, les absolutistes... Il n’y a pas moyen d’y tenir avec une pareille concurrence.

GUZMAN.

C’est ce que je me dis tous les jours. Et puis, ce qui nous ruine encore, ce sont ces assurances établies dans les grandes villes, contre nos attaques bien innocentes... car nous n’en voulons qu’à la bourse et non à la vie des voyageurs.

BENITO.

C’est vrai ! L’Espagne est un pays perdu ! Ah ! Guzman... tu trouveras parmi nos paquets quelque linge de corps qu’un Français a eu la simplicité de me confier... tu le distribueras aux gens de ma troupe.

GUZMAN.

Très bien !... Quelle est la consigne, don Benito ?

BENITO.

Vous vous tiendrez à l’entrée du défilé, derrière une roche, et dès que quelqu’un se sera engagé dans le passage, vous sifflerez... Allez avec Dieu !

GUZMAN.

Et vous, restez-y...

 

 

Scène II

 

BENITO, seul

 

Quelle singulière existence que la mienne !... Tantôt, obligé de vivre dans les montagnes... quand les alguazils sont sur ma piste ; tantôt, vivant en grand seigneur à Grenade ou à Séville... D’autres fois, je me fais domestique... comme ces jours derniers... domestique d’un Français, qui a eu l’indélicatesse d’abuser de ma position... pour me proposer les travaux les plus dégradants... Je l’en ai puni le plus que j’ai pu...

On siffle.

On signale quelqu’un, attention !... Mettons-nous en embuscade !...

Il se cache.

 

 

Scène III

 

RENIFLARD, seul

 

Il me semble que j’ai entendu siffler... on ne joue cependant aucun vaudeville dans cette impasse... et je n’y vois pas le moindre merle... Avec ça que l’endroit n’est pas des plus rassurants... Mais, bah !... pourquoi crains-je ? N’ai-je point eu la précaution de me faire assurer contre les voleurs... Et puis, d’ailleurs, ça m’irait assez de me trouver dans une belle aventure de brigands avec des chapeaux pointus, des vestes brodées, des ceintures pleines de pistolets... ce serait assez couleur locale... ça... J’entends du bruit...

Il écoute.

Non... je me serai trompé... Il est vrai de dire que les voleurs ne sont pas tous sur les grandes routes... les auberges ne leur laissent pas grand’chose à faire. Ce don Benito, Juan de Dioz, etc. etc. a tenu tout ce que promettait sa mine... et s’il ne nettoyait pas mes bottes de bonne grâce, il n’a pas trouvé audessous de lui de nettoyer ma bourse... mais je le lui pardonne tout comme je pardonne à don Nigo l’idée qu’il avait de me faire épouser sa sœur... pour m’escoffier ensuite... Et dire que cet ange sauveur, qui m’a tiré des griffes matrimoniales et des griffes de la justice... je n’en ai plus eu de nouvelles... je ne l’ai plus revue...

Un canon de fusil paraît derrière une roche.

Ah ! fichtre ! je vois un canon de fusil... Est-ce que décidément cet endroit serait émaillé de brigands !...

Un autre fusil paraît.

Encore un ! Allons, allons ! je ne suis pas seul ici... Du courage ! Je crois qu’il vaut mieux avoir affaire à la partie intelligente du fusil... j’aime mieux avoir une conversation d’homme à homme qu’une conversation d’homme à fusil... Au voleur ! au voleur !

 

 

Scène IV

 

RENIFLARD, BENITO

 

BENITO, s’approchant.

Vous me demandez, seigneur ?

RENIFLARD.

Mais... ciel ! que vois-je ?

BENITO.

Mon Français !

RENIFLARD.

Mon domestique !...

Il le prend au collet.

Au voleur ! Ah ! je te tiens !

BENITO.

Mais vous vous méprenez...

RENIFLARD.

Nous ne sommes pas seuls ici... je m’en vais te faire arrêter... Au voleur !

BENITO, criant et l’empoignant.

Au voleur !...

 

 

Scène V

 

RENIFLARD, BENITO, GUZMAN, suivi de quelques hommes

 

GUZMAN.

Qu’est-ce donc ?

RENIFLARD.

Aidez-moi à empoigner cet homme-là !

BENITO.

Guzman, saisis-le.

GUZMAN, saisissant Reniflard.

Lâchez-le donc !

RENIFLARD.

Mais vous vous trompez... il y a erreur ! C’est lui qui est le voleur !

GUZMAN.

Nous le savons bien... c’est notre chef !

RENIFLARD.

Ah ! bah !

DON BENITO.

Comme vous y allez, mon maître !

RENIFLARD.

Ah ! c’est vous qui êtes le chef de la bande ! C’est donc à vous qu’appartiennent ces fusils... qui se promenaient tout à l’heure...

BENITO.

Vous avez deviné juste... Nous nous occupons du soin de soulager les passants des paquets qui peuvent les embarrasser dans leur marche.

RENIFLARD.

Je vous comprends... illustre descendant de Pélage... Mais, moi, je ne suis pas dans la catégorie de ces pas-sans-là... Voici ma carte.

BENITO.

Eh bien ?...

RENIFLARD.

Eh bien ! Ceci... c’est ma carte d’assurance.

BENITO.

Ça ?

RENIFLARD.

Oui, ça...

À part.

Ça le vexe.

BENITO.

On vous a trompé... vous avez eu affaire à des voleurs...

RENIFLARD.

Comment, à des voleurs ?... Au contraire !

BENITO.

Si fait... c’est une mauvaise administration, celle qui vous a assuré... Tenez, lisez vous-même... c’est une assurance mobilière.

RENIFLARD.

Comment ! une assurance mobilière... à moi ?... un voyageur ! Mais je suis filouté !

BENITO.

Je le crois.

RENIFLARD.

Je m’en plaindrai à l’autorité, et j’y vais de ce pas.

BENITO.

Mais vous oubliez quelque chose.

RENIFLARD.

C’est pour vous.

DON BENITO.

Pardon... vous ne me comprenez pas... J’ai besoin de quelque argent.

RENIFLARD.

Voudriez-vous abuser de ma cruelle situation ?

BENITO.

Eh ! mon Dieu ! oui... j’en abuserai.

RENIFLARD.

Mais, voyons, là, n’est-ce pas assez de m’avoir pris mon linge et l’argent qui était dans ma malle, lorsque j’eus l’honneur de vous avoir pour domestique.

BENITO.

Ah ! je vous conseille de parler de cela... Quelque chose de joli... que votre linge... Et votre argent ? de la monnaie française !... Je ne l’ai pas gardé, votre argent...

RENIFLARD.

Me l’auriez-vous renvoyé... sans que je le susse ?

BENITO.

Je l’ai donné à mes gens.

RENIFLARD.

Ah ! vous l’avez donné à vos gens !...

À part.

Il se conduit très bien avec ses gens... et je crois que j’aurais eu plus de bénéfice à être son domestique.

BENITO.

Allons, dépêchons-nous... nous ne sommes pas ici pour nous amuser...

RENIFLARD.

Je le sais fichtre bien !

BENITO.

Allons, fouillez-vous !

RENIFLARD.

C’est bon, mon Dieu !... on y va !...

Il tire de l’argent de sa poche et le donne.

BENITO.

Vous avez sans doute une montre ?

RENIFLARD.

Il est onze heures moins cinq... Oh ! elle ne va pas...

BENITO.

Je la ferai aller... donnez toujours...

RENIFLARD.

Voilà... mais c’est un bien vilain cadeau que je vous fais là... une vraie patraque... Tenez... Elle avance de cinq minutes sur la Bourse.

BENITO.

Vous avez aussi une tabatière ?

RENIFLARD.

Ah ! non... Je suis désolé... mais je n’ai pas cet ustensile...

BENITO.

Cherchez bien encore dans vos poches.

RENIFLARD.

Je n’ai plus rien, je suis à sec.

BENITO.

Comment, vous portez si peu de chose sur vous, en voyage ? une montre et quelques quadruples... Je suis volé...

RENIFLARD.

Eh bien ! et moi donc !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, GUZMAN

 

GUZMAN.

Capitaine, une jeune femme s’achemine de ce côté... et je n’ai pas cru devoir faire prendre les armes à nos hommes.

BENITO.

Tu as bien fait... Et si elle vient...

GUZMAN.

Mais, tenez, la voici...

Rosine paraît.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, ROSINE

 

BENITO, allant au devant d’elle.

Señora, vous risquez beaucoup de vous aventurer seule en ces lieux...

ROSINE.

Moi ? du tout... Je vous connais... je sais que vous êtes le plus loyal et le plus chevaleresque de nos bandits... D’ailleurs, voici ma carte d’assurance.

BENITO.

C’est vrai...

La montrant à Reniflard.

Tenez, c’est ainsi qu’il vous en aurait fallu une.

RENIFLARD.

Il est bien temps !...

ROSINE, regardant.

C’est lui !

RENIFLARD.

Oh ! mon inconnue ! ma sauveuse !...

BENITO.

Vous vous connaissez ?...

ROSINE, embarrassée.

Il est vrai.

RENIFLARD.

J’avouerai à votre seigneurie...

BENITO.

Quoi donc !... mais rien de plus simple... vous êtes jeunes tous deux !... La señora est jolie... Eh bien !... mais... vous vous aimez, peut-être ?...

ROSINE.

Mais...

BENITO.

C’est tout naturel, jeunes gens... aimez-vous... c’est de votre âge, et je vais vous donner une preuve de délicatesse... dont vous me saurez gré... Sans doute, vous vous avez beaucoup de choses à vous dire !... Eh bien !... je vais vous laisser seuls... Vous le voyez, señora, vous n’en avez pas appelé en vain à ma loyauté et à ma chevalerie...

Air : Le beau Lycas, etc.

Si la nécessité cruelle
Me force à vous garder chez nous,
Je n’aurai pas, du moins, ma belle,
Manqué des formes envers vous.

RENIFLARD.

Des formes !...

Il m’a distrait des capitaux énormes,
Il m’a tiré des carottes... difformes ;
Puis, il vient me dire en chansons :
J’ai des formes dans les façons ;
Mais je m’aperçois que tes formes,
Tes formes emportent... mes fonds.

 

 

Scène VIII

 

ROSINE, RENIFLARD

 

ROSINE.

Il est très gentil, ce brigand.

RENIFLARD.

Nous sommes seuls ! Ah ! señora, que je suis heureux de vous voir ! Par quel hasard vous retrouvé-je ici ?

ROSINE.

J’y viens pour vous. À votre sortie de prison, où, grâce à mes soins, vous n’êtes resté que quelques jours, je me suis rendue à votre hôtellerie... Vous veniez de partir... J’ai demandé la route que vous aviez prise... et je vous ai suivi jusqu’ici... où je vous trouve, enfin !...

RENIFLARD.

Quoi ! señora... Mais, décidément, je vous inspire donc...

ROSINE.

De l’intérêt... oui... vous êtes étranger, Français... Français, surtout... Déjà je vous ai tiré des mains de don Inigo.

RENIFLARD.

Oh ! je vous en remercie !...

ROSINE.

J’ai laissé don Ramon prendre votre place... mais il a été plus adroit que don Inigo... Après le mariage dans la chapelle, qui s’était fait sans que ce dernier se fût aperçu de la substitution de personne... don Ramon a trouvé moyen de se sauver avec Catalina.

RENIFLARD.

Ah bah !...

ROSINE.

Depuis ce temps, don Inigo, qui vous croit toujours le mari de sa sœur, ne peut pas retrouver leurs traces...

RENIFLARD.

Tant mieux !...

ROSINE.

Tant pis !

RENIFLARD.

Comment, tant pis ?...

ROSINE.

Sans doute... Dom Ramon est un des chefs les plus ardents du parti carliste... et le parti christino donnerait beaucoup pour savoir où il est...

RENIFLARD.

Oui, je comprends... Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

ROSINE.

À moi ?... Vous êtes bien curieux ?...

RENIFLARD.

Vous avez raison... Parlons de choses plus sérieuses... parlons de vous, ma jolie... Ton petit nom, s’il vous plaît ?

ROSINE.

Rosine.

RENIFLARD.

Rosine !... Oh ! comme cela se trouve ! Nous irons très bien ensemble... Moi qui suis en Figaro !

ROSINE.

En effet...

RENIFLARD.

Oui, en effets d’occasion que j’ai achetés dans la Castille-Vieille.

ROSINE.

Mais, voyons... il faut vous faire sortir d’ici.

RENIFLARD.

Comme vous m’avez fait déjà sortir du violon... je veux dire de la prison... C’est qu’en France nous appelons violon, la prison.

ROSINE.

Je sais cela !

RENIFLARD.

Vous ne connaissez sans doute pas l’étymologie de ce mot ?

ROSINE.

Non.

RENIFLARD.

Voilà ce que c’est... Au moyen âge, quand un homme était arrêté, c’était les archers qui le conduisaient au violon... et de là on le menait à la corde...

On entend siffler.

Quel est ce résifflet ?

ROSINE.

Je ne sais...

 

 

Scène IX

 

ROSINE, RENIFLARD, BENITO

 

BENITO.

Mille pardons, jeunes gens, si je vous dérange ; mais vous avez entendu ce sifflet... c’est de l’ouvrage qui nous arrive... Ayez, je vous prie, la bonté de passer... dans un autre endroit... tenez, par ici... pendant que j’expédierai ces pratiques...

Il désigne la porte de la grotte.

RENIFLARD.

Il paraît que vous avez une bonne clientèle... c’est un bon fonds...

Il sort avec Rosine.

 

 

Scène X

 

BENITO, puis DON INIGO

 

BENITO.

Le voyageur tarde bien !... Ah ! le voilà !

DON INIGO.

Est-ce au señor don Benito Juan de Dios de Alfarnate y Cazorla y Orosco y Benavidez, que j’ai l’honneur de parler ?

BENITO.

À lui-même.

DON INIGO.

Je suis don Inigo y Gonzalo Mélendez, grand d’Espagne et gouverneur de Murcie. Je viens demander un service...

BENITO.

Parlez, je vous prie.

DON INIGO.

D’après les renseignements que je me suis procurés, vous devez avoir chez vous un Français, nommé Désiré Reniflard ?

BENITO.

Il m’est arrivé précisément aujourd’hui...

DON INIGO.

Mes indications étaient exactes... mais je voudrais savoir s’il est seul.

BENITO.

Il est venu seul, c’est vrai... mais peu d’instants après lui est arrivée une jeune dame... Ils se sont reconnus...

DON INIGO.

C’est bien cela... Tenez, don Benito, voici une bourse de cent ducats... et causons...

BENITO.

Je suis tout oreilles.

DON INIGO.

Ce Désiré Reniflard me gène beaucoup.

BENITO.

Je vous comprends... Reprenez vos cent ducats, seigneur...

DON INIGO.

Quoi ! vous refuseriez...

BENITO.

Oui, honorable hidalgo, je refuse... Jamais l’assassinat n’a été ma partie ; je ne tiens pas cet article...

DON INIGO, voulant reprendre la bourse.

Mettons que je n’ai rien dit.

BENITO.

Je fais une réflexion, cependant...

DON INIGO.

Laquelle ?

BENITO.

Vous ne tenez pas précisément à ce que ce soit moi personnellement qui vous débarrasse de ce Reniflard ?

DON INIGO.

Du tout... un de vos hommes !

BENITO.

Un de mes hommes ?... Non ! nous avons tous les mêmes principes... mais j’ai un de mes amis qui habite en ce moment tout près de Madrid. Il se chargera volontiers de cette affaire.

DON INIGO.

Quel est cet homme ?

BENITO.

Peu importe... Je vous jure, foi de Castillan...

DON INIGO.

C’est bien... votre parole me suffit... Deux cents autres ducats vous seront donné après le résultat...

BENITO.

Dès ce soir... j’enverrai notre homme à mon ami... et dans deux jours vous n’entendrez plus parler de ce Reniflard.

DON INIGO.

Très bien !

BENITO.

Mais la señora ?

DON INIGO.

La señora ?... Vous aurez la bonté de lui donner sa liberté dès demain... Surtout, qu’elle ignore l’intérêt que je porte à ce Français... Il est inutile de vous recommander tout le respect...

BENITO.

Oh ! soyez tranquille, seigneur... Elle sera respectée ici comme une sœur...

DON INIGO.

Très bien... Que Dieu vous conserve !

BENITO.

Et vous aussi...

Ils se saluent, et don Inigo s’en va.

 

 

Scène XI

 

BENITO, ROSINE, RENIFLARD, BANDITS

 

BENITO, appelant.

Guzman !...

Guzman arrive.

Qu’on fasse changer les hommes en vedette, et qu’on serve le souper...

Des bandits entrent et dressent une table ; d’autres déposent leurs fusils et se couchent au fond du théâtre. Pendant ce temps, don Benito va à l’entrée de la grotte et fait sortir Reniflard et Rosine.

Voulez-vous me permettre, señora, de partager votre repas ?

ROSINE.

Avec plaisir !

RENIFLARD.

Avec bonheur !...

À part.

Dissimulons sous les apparences de l’appétit l’embêtement que j’éprouve.

CHŒUR DE BANDITS.

Air de la Muette.

Dressons, dressons
Un repas délectable.
À table, à table !
Et nous vous servirons.

Reniflard va pour se mettre à table.

BENITO, à Reniflard.

Jeune homme, si cela vous était indifférent de ne pas vous mettre à notre table... Je n’aime pas les familiarités, vous le savez. Je ne vous permets qu’une chose... c’est de nous servir. Vous dînerez plus tard... à l’office.

RENIFLARD, à part.

Ah ! je suis humilié... Cet homme me poursuit jusque dans ma nourriture... ce qu’il y a de plus sacré au monde.

BENITO.

Si j’osais prier la señora de nous chanter une séguidille ?

ROSINE.

Une séguidille ?

BENITO.

Une chanson nationale.

RENIFLARD.

Une chanson nationale ! Ça me va !

ROSINE.

Très volontiers. Je vais vous chanter la Manola.

TOUS LES BANDITS.

Ah ! oui, la Manola.

RENIFLARD.

Qu’est-ce que c’est que la Manola ?

ROSINE.

C’est la grisette de Madrid.

Air de M. Nargeot.

Un jupon serré sur les hanches,
Un peigne énorme à son chignon,
Jambe nerveuse et pied mignon,
Œil de feu, teint pâle et dents blanches.
Alza, ola !
Voilà
La véritable Manola.

Gestes hardis, libre parole,
Sel et piment à pleine main,
Oubli parfait du lendemain...
Amour fantastique et grâce folle,
Alza, ola !
Voilà
La véritable Manola.

Chanter, danser aux castagnettes,
Et dans les courses de taureaux,
Juger les coups des toreros,
Tout en fumant des cigarettes.

ROSINE et LES BANDITS.

Alza, ola !
Voilà
La véritable Manola.
Oui, voilà
La véritable Manola.

BENITO, se levant de table.

Maintenant, pour finir dignement la soirée, si le jeune cavalier voulait nous faire le plaisir de danser !

RENIFLARD.

Que je danse ?... non : je n’ai pas le cœur à la danse.

ROSINE.

Que risquez-vous ?...

BENITO.

Vous balancez ?

RENIFLARD.

Je ne balance pas, je ne sais pas balancer.

BENITO.

Vous ne voulez pas danser ?... Camarades...

Tous Les hommes se lèvent.

prenez vos fusils...

Les soldats apprêtent leurs armes.

En joue !...

Il désigne Reniflard. Les soldats font mine de vouloir tirer sur lui.

RENIFLARD.

Quelle est cette pantomime ?...

ROSINE, à don Benito.

Dites-leur donc de finir...

RENIFLARD.

Non !... empêchez-les de finir.

ROSINE, bas à Reniflard.

Dansez, ou sinon vous êtes perdu...

RENIFLARD.

Mais je danse... je vais danser, seigneur...

BENITO.

Ah ! si cela vous est agréable...

À part.

Je l’ai effrayé...

RENIFLARD.

Du tout, je suis enchanté de vous procurer ce délassement... Allez, la musique !... Je suis dans mes petits souliers ! que diable vais-je danser ? je ne connais qu’une danse prohibée par mon gouvernement. Ah ! je vais les flatter... je vais leur danser un pas que j’ai vu exécuter aux Variétés... par Mlle Dolorès Serrail et les nombreux Camprubi.

BENITO.

Eh bien ?...

RENIFLARD.

Voilà... je vais vous danser las Sevillanas...

Il danse, et pendant ce temps les soldats rangés au fond, sur le monticule, gardent toujours le canon de leurs fusils braqué sur Reniflard.

Ceci est un peu espagnol... Êtes-vous content ?

BENITO.

Très content... et, pour vous le prouver, je vous donne votre liberté...

RENIFLARD.

Ah ! c’est un beau trait.

ROSINE.

Et moi ?...

BENITO.

Vous, madame, je ne puis vous donner la vôtre avant demain.

RENIFLARD.

Ah ! mettez le comble à votre générosité en la laissant partir avec moi !...

BENITO.

Je ne le puis...

ROSINE, à Reniflard.

N’importe, rendez-vous à Madrid, je vous y retrouverai...

BENITO.

Pourtant, en échange de votre liberté, j’ai un service à vous demander...

RENIFLARD.

Comment donc !... je n’ai rien à vous refuser... pourvu que ce ne soit pas de l’argent...

BENITO écrit.

Tenez... voici une lettre que vous porterez à don Ramon de la Cruz, en ce moment à Guadalajara, près de Madrid.

ROSINE, à part.

Don Ramon ?... bon !

RENIFLARD.

Don Ramon... Mais je connais cela... Ah ! c’est mon épouseur... donnez cette lettre...

À part.

Plus souvent que je te ferai tes commissions !...

BENITO.

Guzman, fais-toi suivre par six hommes qui escorteront le seigneur Reniflard et qui ne le quitteront que lorsqu’il sera chez don Ramon de la Cruz.

RENIFLARD.

Non, merci, c’est inutile... je n’ai pas peur qu’on me vole ce que vous m’avez laissé...

BENITO.

J’y tiens...

RENIFLARD.

Mais je n’y tiens pas... parole d’honneur !... Tenez, si vous vouliez me rendre un service, vous me prêteriez dix sous.

BENITO.

Impossible. Les affaires vont trop mal.

RENIFLARD.

Avancez-moi dix sous sur ma montre.

BENITO.

Elle avance déjà bien assez !

RENIFLARD.

Mais, cependant...

BENITO.

Allons, pas de réplique !...

CHŒUR.

Air du Chevreuil.

Marchons, marchons,
Que Dieu nous accompagne
À travers la montagne.
Allons, seigneur, allons !

Reniflard part ; il est escorté de six hommes, qui le tiennent de près. Pendant le trajet du premier plan au monticule, il veut aller plus vite qu’eux pour leur échapper ; mais ils le retiennent. Il envoie des baisers à Rosine.

ROSINE, à Reniflard.

À demain !...

 

 

ACTE III

 

Une place fortifiée. Rempart au fond. Deux ailes crénelées de chaque côté du théâtre. Porte au fond. Quelques soldats sont en faction, soit sur le rempart, soit à la porte de chaque tourelle.

 

 

Scène première

 

Il fait nuit, UN HOMME couvert d’un long manteau s’approche du FACTIONNAIRE de droite, SOLDATS

 

L’HOMME.

Ainsi, camarade, c’est convenu ?

PREMIER SOLDAT.

Foi d’Espagnol.

L’HOMME, à l’autre sentinelle.

Et vous aussi... à l’heure sonnant, vous nous appartenez...

DEUXIÈME SOLDAT.

Je le jure.

L’HOMME.

Très bien ! tous vos amis sont prévenus... jusque-là, la plus grande réserve... Adieu, songez que c’est au bonheur de l’Espagne que vous travaillez...

 

 

Scène II

 

DON RAMON, sortant du pavillon de gauche, suivi de CATALINA

 

Le jour paraît.

DON RAMON.

Oui, ma chère Catalina, il vous faut quitter cette forteresse, dont le séjour, d’ailleurs, n’a rien d’agréable.

CATALINA.

Ah ! don Ramon, pouvez-vous penser que près de vous...

DON RAMON.

Eh ! ma chère enfant, dans une place de guerre, s’il arrive un combat, une mêlée, une femme est plus embarrassante qu’utile, avouez-le. Et puis, songez que votre frère don Inigo est aux portes de cette ville.

CATALINA.

Mais il ignore toujours que vous êtes mon mari !

DON RAMON.

Et le moyen qu’il l’ignore encore longtemps, c’est de ne pas vous exposer à ses regards... surtout près de moi. D’ailleurs... je ne sais... mais il me semble qu’il se trame quelque chose... mes soldats ne sont pas très enthousiastes... il y a de la trahison dans l’air... et d’un moment à l’autre...il peut y avoir une lutte à soutenir. Allons, Catalina, du courage, de la résignation.

CATALINA.

Il le faut bien !

DON RAMON.

Vous vous rendrez à la porte de Madrid... c’est à une lieu d’ici... tout est préparé pour vous bien recevoir... Adieu...

Air.

Loin des regards jaloux,
Vous qui m’êtes si chère,
Redoutez votre frère,
Et craignez son courroux.

CATALINA.

Loin des regards jaloux,
Moi qui vous suis si chère,
Je brave sa colère,
Et crains peu son courroux.

 

 

Scène III

 

DON RAMON, puis RENIFLARD, suivi de GUZMAN et des HOMMES qui sont partis avec lui au deuxième acte

 

DON RAMON.

Ah ! je suis heureux de ne plus la savoir ici. Je craignais à tout moment que don Inigo ne nous surprit.

RENIFLARD, à Guzman.

Il est inutile de me marcher sur les talons... je n’aime pas à être emboîté...

DON RAMON.

Eh ! mais, je ne me trompe pas... c’est le Français !

RENIFLARD.

Vous ne vous trompez pas... c’est moi... Comment se porte madame Catalina ?... Mais, pardon... si vous vouliez bien congédier ces messieurs... qui ont eu la complaisance de me suivre jusqu’ici...

GUZMAN.

Je prendrai la liberté de vous prier de remettre à don Ramon la lettre que notre chef don Benito Juan de Dios...

RENIFLARD.

Abrégez... abrégez...

GUZMAN.

A eu la gracieuseté de vous confier...

DON RAMON.

Une lettre pour moi, de la part de don Benito !... Donnez...

RENIFLARD.

La voilà... Là... maintenant, allez-vous-en et laissezmoi tranquille.

GUZMAN.

Pardon, mais j’ai ordre de vous demander un reçu du Français expédié.

RENIFLARD.

Un reçu !... Ah ! ça, voyons... est-ce que je suis une marchandise ?... un ballot ?...

GUZMAN.

Je veux mettre ma responsabilité à couvert.

DON RAMON.

C’est juste...

Il écrit.

Tiens, voilà...

À Guzman.

GUZMAN, à don Ramon.

Je vous baise les mains...

À Reniflard.

Maintenant, bonne chance !...

Il sort avec ses hommes.

 

 

Scène IV

 

DON RAMON, RENIFLARD

 

DON RAMON.

Que peut me vouloir don Benito ?...

RENIFLARD, à lui-même.

Je crois que ce filou de don Benito veut me jouer un pied de... Sainte-Menchould.

DON RAMON.

Que vois-je ?...

Il lit.

« Don Ramon, je vous adresse un homme que je soupçonne véhémentement de machiner quelque révolution dans notre beau pays... je le suppose agent des ayacuchos... »

S’interrompant.

Un ayacucho !...

Il continue.

« Je le dépose entre vos mains, comptant que vous saurez en délivrer l’Espagne...

S’interrompant.

Oh ! oui !... Ah ! il est donc vrai, seigneur ?...

RENIFLARD.

Quoi donc ?... quoi donc ?...

DON RAMON.

Je m’en étais toujours douté...

RENIFLARD.

Mais, de quoi ?

DON RAMON.

Ah ! vous êtes un homme politique !

RENIFLARD.

Moi ! un homme politique ! Ah ! je n’ai point l’esprit assez frivole pour m’occuper des affaires publiques.

DON RAMON.

Vous êtes un agent des ayacuchos.

RENIFLARD.

Comment dites-vous cela !

DON RAMON.

Ayacuchos... C’est mon ami don Benito qui me l’écrit.

RENIFLARD.

Ah ! don Benito... est votre ami ! Eh bien ! je ne vous en fais pas mon compliment... il est gentil, votre ami !... il m’a dépouillé de pied en cap !

DON RAMON.

Et il a bien fait !

RENIFLARD.

Vous l’approuvez !

DON RAMON.

Non seulement je l’approuve, mais encore je regrette qu’il n’ait pas agi plus sévèrement.

RENIFLARD.

Mais il ne m’a rien laissé !

DON RAMON.

Il vous a laissé la vie !

RENIFLARD.

Eh bien ! merci ! Vous êtes aimable, vous !...

DON RAMON.

Mais, moi, c’est différent, je ne serai pas aussi généreux... Quoi ! vous venez de France pour semer dans ce pays de nouveaux germes de troubles...

RENIFLARD.

Pardon... Écoutez-moi, monsieur... je suis totalement étranger aux affaires politiques... j’ignore même quels sont les principaux souverains de l’Europe ; l’Almanach royal m’est entièrement inconnu... Tenez, par exemple... j’ignore qui est-ce qui vous gouverne, ici, en Espagne.

DON RAMON.

Hélas ! et moi aussi, je l’ignore.

RENIFLARD.

Vous voyez donc bien !... Ah ! et puis, je suis tellement encroûté dans mon ignorance que je ne connais mon histoire de France qu’à partir de la révolution.

DON RAMON.

Laquelle ?

RENIFLARD.

La bonne !

DON RAMON.

Eh bien ! laquelle ?

RENIFLARD.

Il me demande laquelle... Je vous vois venir, vous voudriez me faire parler... me faire dire quelle est la bonne... Eh bien ! je ne vous le dirai pas... ah !... Je n’en sais rien, d’ailleurs.

DON RAMON.

Peu m’importe, au reste... il me suffit des accusations de don Benito pour vous retenir prisonnier...

RENIFLARD.

Moi, prisonnier !...

DON RAMON.

Très bien ! Et votre procès ne sera pas long.

RENIFLARD.

Mon procès !... Ah ! ça, voyons, pas de bêtises... Jusqu’à présent, j’ai cru que vous plaisantiez...

DON RAMON.

Je ne plaisante jamais... et je déclare ennemi de mon pays quiconque ne pense pas comme moi.

RENIFLARD.

Mais, cependant...

DON RAMON.

Ne m’échauffez pas les oreilles plus longtemps. Ce pavillon vous tiendra lieu de prison ; allez, retirez-vous...

RENIFLARD.

Ô ruisseau de la rue Saint Honoré !... Ô égout de la Pointe-Saint-Eustache !... Voyons, M. Ramon... Écoutez-moi... Je vous ai rendu un service... un grand service !...

DON RAMON.

Un service !... Lequel ?

RENIFLARD.

Je vous ai fait épouser celle que vous aimiez...

DON RAMON.

Vous appelez cela... m’avoir rendu un service ?...

RENIFLARD, à part.

Est-ce que, par hasard, il ne serait pas heureux en ménage ?...

DON RAMON.

Croyez-vous donc que j’ai été la dupe de votre générosité ?

RENIFLARD.

Mais, seigneur...

DON RAMON.

Mensonge !...

RENIFLARD, à part.

Il m’insulte !

DON RAMON.

Vous m’avez donné votre place pour échapper au danger... vous m’avez livré aux assassins de don Inigo... Et vous appelez cela m’avoir rendu un service... Vous avez eu tort de me rappeler cela, seigneur... J’étais peut-être auparavant disposé à la pitié... maintenant, je serai inflexible.

RENIFLARD, à part.

J’aimais mieux mon voleur que cet homme-là !

Air de Giselle.

DON RAMON.

Retirez-vous, seigneur, sans plus attendre ;
De votre sort le ciel décidera.

RENIFLARD.

Encore un mot ! daignerez-vous l’entendre...
Et votre front, ah ! se déridera.

À part.

Mais vainement j’emploierais le langage
De la douleur, presque de la pitié ;
Oui, cet époux, malheureux en ménage,
Veut me punir de l’avoir marié !

Ensemble.

DON RAMON.

Retirez-vous, seigneur, sans plus attendre ;
De votre sort le ciel décidera.
Pas un seul mot ! je ne veux rien entendre,
Non, rien, seigneur, rien ne me fléchira.

RENIFLARD.

Me retirer, seigneur, sans plus attendre ;
Quoi ! de mon sort le ciel décidera !
Un mot ! un seul, daignerez-vous l’entendre,
Et ce seul mot, il vous déridera.

Reniflard entre dans le pavillon de droite.

 

 

Scène V

 

DON RAMON, puis ROSINE

 

DON RAMON.

Je rends grâce à don Benito de m’avoir envoyé cet homme ! Il servira d’exemple... Avec cela que depuis quelque temps j’ai remarqué une espèce d’indiscipline parmi mes soldats... Je crains qu’ils n’aient été soudoyés par des agents secrets... et... Mais quelle est cette dame ?...

ROSINE, entrant.

Seigneur don Ramon, j’ai à vous entretenir d’un sujet très important !

DON RAMON.

Parlez !...

ROSINE.

Vous retenez prisonnier, en ce moment, un jeune Français, nommé Désiré Reniflard...

DON RAMON.

Et vous venez me demander sa liberté ?

ROSINE.

Précisément.

DON RAMON.

Eh bien ! Señora... señora... allez dire à ceux qui vous envoient que ce Français n’a aucune grâce à espérer de moi !...

ROSINE.

À ceux qui m’envoient !...

DON RAMON.

Croyez-vous donc que je ne vous connaisse point, señora ?... Vous êtes attachée au service des dames de la cour.

ROSINE.

C’est vrai... Les dames de la cour ont bien voulu m’accorder leur confiance... en matière de robes et de chapeaux...

DON RAMON.

Quoi ! vous voudriez me faire croire...

ROSINE.

Que je suis une simple ouvrière, que je confectionne toute espèce d’articles de modes... et que, si quelquefois je me suis trouvée engagée dans des affaires politiques, c’est bien malgré moi, et pour rendre service à ces dames...

DON RAMON.

Ah ! pour leur rendre service, vous cherchiez à savoir où j’étais, ce que je faisais...

ROSINE.

Sans doute... J’étais chargée par quelque grande dame, amoureuse de vous...

DON RAMON.

Assez, señora... On ne m’abuse pas avec de telles paroles...

ROSINE.

Au fait, seigneur, toute la question est là. Voulez-vous me rendre, oui ou non, le Français qui est ici ?

DON RAMON.

Non !

ROSINE.

Prenez bien garde... Vous êtes sans pitié pour un homme qui est innocent, je vous le jure... Eh bien ! un jour, peut-être, sera-t-on sans pitié pour vous !

DON RAMON.

Que voulez-vous dire ?

ROSINE.

Je veux dire que les révolutions se font vite... dans ce pays... qu’une réaction peut avoir lieu...

DON RAMON.

Vous voulez m’effrayer ?...

ROSINE.

Êtes-vous bien sûr de la fidélité de vos hommes ?

DON RAMON.

Très sûr !...

ROSINE.

Ainsi, vous refusez de me rendre ce Français ?

DON RAMON.

Je refuse.

ROSINE.

Eh bien !... Tenez !...

DON RAMON.

Quoi donc ?

ROSINE.

Cette heure est la dernière de votre pouvoir... Entendez-vous ?...

On entend un bruit de tambour. Quelques hommes arrivent. Don Inigo est à leur tête.

CHŒUR.

Air de Carmagnole.

Véritables fils de la gloire,
Ce pays
Est par nous conquis,
Soumis,
Et l’étendard de la victoire
A fait fuir tous nos ennemis !

 

 

Scène VI

 

RENIFLARD, à la fenêtre, ROSINE, DON RAMON, DON INIGO, SOLDATS

 

RENIFLARD, à la fenêtre.

Qu’y a-t-il donc ?...

DON INIGO.

Seigneur, vos soldats ont mis bas les armes... ce château est en mon pouvoir... Rendez-moi votre épée !

DON RAMON.

Je suis trahi !...

Il donne son épée.

ROSINE.

Je le savais bien.

RENIFLARD, à la fenêtre.

Il paraît que le gouvernement est changé.

DON INIGO.

Retirez-vous dans ce pavillon... en attendant que le conseil ait décidé de votre sort !

ROSINE, à part.

Moi, je vais m’occuper de Reniflard... Je n’ose rien espérer de don Inigo... J’aime mieux m’adresser à d’autres qu’à lui !...

RENIFLARD, sortant du pavillon.

Je vais me présenter au nouveau gouvernement comme une victime de l’ancien désordre de choses.

Reprise du CHŒUR.

Véritables fils de la gloire, etc.

Rosine s’en va par le fond ; don Ramon entre dans le pavillon de gauche. Les soldats se retirent. Reniflard ferme la fenêtre. Don Inigo reste seul.

 

 

Scène VII

 

DON INIGO, RENIFLART

 

DON INIGO, assis.

Enfin, mon parti triomphe... pour aujourd’hui... Qui sait, demain, si je ne serai pas dépossédé ? Triste pays que le nôtre... Une poignée d’hommes suffit pour se rendre maître d’une ville...

RENIFLARD.

Ah ! ah ! Le gouvernement paraît plongé dans de graves méditations...

DON INIGO.

Et Catalina... Qu’est-elle devenue ?

RENIFLARD.

Le gouvernement parle tout seul... c’est un moyen d’avoir toujours raison... Hum !...

DON INIGO.

Qu’est-ce ?

RENIFLARD.

Que vois-je ?... Don Nigo !...

DON INIGO.

Vous, ici !...

RENIFLARD.

Oui... moi-z-ici...

DON INIGO.

Ah ! je vous tiens !

RENIFLARD.

Comment, vous me tenez ?

DON INIGO.

Ah ! ce Benito s’est joué de moi ! Il l’aura laissé s’échapper... Que faites-vous ici ?

RENIFLARD.

Pardié ! je ne vis pas de mes rentes, ici !...

DON INIGO.

Voyons, répondez... Qui vous a conduit ici ?...

RENIFLARD.

Qui m’a conduit ici ? une demi-douzaine de brigands qui, d’après l’ordre de leur chef... de brigands, m’ont déposé dans les mains du commandant de cette forteresse... après avoir préalablement tiré un reçu de ma personne.

DON INIGO.

Quoi ! vraiment !... Don Benito...

RENIFLARD.

Oui... Don Benito m’avait recommandé comme un homme politique à don Ramon... et mon affaire nait une tournure tragique... Mais, fort heureusement, vous voilà !...

DON INIGO.

Eh bien ?...

RENIFLARD.

Eh bien ! je dis, vous voilà... et je suis sauvé !...

DON INIGO.

Vous trouvez ?...

RENIFLARD.

Sans doute... Victime d’un pouvoir déchu... je dois naturellement rencontrer la bienveillance du pouvoir qui s’élève.

DON INIGO.

Et vous venez me dire cela, à moi ?...

RENIFLARD.

À qui diable voulez-z-vous donc que je le dise ?

DON INIGO.

Ah ! vous pensez que, après vous avoir cherché vainement pendant si longtemps, j’irai remettre en d’autres mains le soin de ma vengeance ? Je vous tiens en mon pouvoir, et je vous y garde.

RENIFLARD.

Est-ce que vous voudriez me faire naturaliser Espagnol ? N’y comptez pas, seigneur.

DON INIGO.

Don Benito, d’après ce que je vois, a fait ce qu’il m’avait promis... Le hasard seul a empêché l’accomplissement de mes ordres... Dites-moi, où est Catalina ?...

RENIFLARD.

Qui, Catalina ?...

DON INIGO.

Ma sœur.

RENIFLARD.

Votre sœur ? Est-ce que vous me l’avez donnée à garder ?...

DON INIGO.

Quoi !... ma sœur... votre femme, enfin ?...

RENIFLARD.

Ma femme ?... Ah ! j’y suis ! vous me croyez le mari de votre sœur ? Ah ! bravo ! très bien ! Je conçois, à présent, votre colère... j’en ris beaucoup.

DON INIGO.

Voyons, voyons...

RENIFLARD.

Je n’ai jamais épousé votre sœur.

DON INIGO.

Comment !... n’est-ce pas vous qui, à la chapelle ?...

RENIFLARD.

Eh ! non... On vous a mis dedans... C’est une tournure de phrase française... On vous a mis dedans... un autre à pris ma place.

DON INIGO.

Quoi ! vous n’êtes point le mari de ma sœur ?

RENIFLARD.

Aucunement.

DON INIGO.

Ah ! vous voulez m’abuser... me faire prendre le change... mais cette ruse est maladroite... Ici, Catalina paraît suivie de Rosine.

RENIFLARD.

Vous ne me croyez pas ?... Je vais vous donner la preuve de ce que j’avance... Le mari de dona Catalina est ici.

DON INIGO.

Ici !...

RENIFLARD.

Oui... Eh mais, c’est elle... Catalina elle-même !

CATALINA, à Inigo.

Mon frère !... mon bon frère !...

DON INIGO.

Catalina !

CATALINA, à Reniflard.

Mon époux !... son cher époux !

RENIFLARD.

Son époux !... Je ne suis pas votre époux !

CATALINA.

Que je suis aise de te presser sur mon cœur !...

RENIFLARD.

Me presser sur son cœur !... Arrière ! Défendez-lui de me prodiguer ses caresses. Je n’y ai pas droit, à ses caresses.

DON INIGO.

Vous reniez votre femme... devant le danger... elle qui vous a tout sacrifié !...

CATALINA.

C’est vrai !... je lui ai tout sacrifié.

DON INIGO.

Vous l’entendez... Elle-même rougit de son amour pour vous...

RENIFLARD.

Son amour !... Mais elle veut me perdre !

DON INIGO.

N’espérez de moi aucun merci... je vais... Ah !...

Il appelle du pavillon de gauche.

Don Ramon...

CATALINA.

Taisez-vous... Laissez-moi faire.

RENIFLARD.

Comment ?...

CATALINA.

C’est pour sauver don Ramon.

RENIFLARD.

Ah ! bon ! c’est pour sauver... Dites donc, seigneur...

DON INIGO.

Taisez-vous...

Don Ramon paraît.

DON RAMON, à part.

Catalina !...

CATALINA.

Don Ramon !... c’est lui !...

DON INIGO.

Seigneur... Vous êtes gentilhomme et Castillan, vous êtes, de plus, mon prisonnier... J’ai foi en votre honneur... Voici ma sœur...

DON RAMON.

Que voulez-vous ?...

DON INIGO.

Je vous la confie...

RENIFLARD.

Ah bien ! elle est bonne... mais...

DON INIGO.

Voulez-vous bien vous taire ?

RENIFLARD.

Pourtant, si j’osais...

DON INIGO.

N’osez pas... Je vous la config... menez-la en lieu sûr... votre liberté est à ce prix...

RENIFLARD.

Mais, seigneur...

DON INIGO.

Taisez-vous donc !

RENIFLARD.

Il met le loup dans la bergerie... Va, mon garçon, enfonce-toi !...

DON INIGO.

Vous me jurez de la respecter... comme si elle était... votre...

RENIFLARD.

Votre femme...

DON INIGO.

Votre femme... vous l’avez dit.

DON RAMON.

Je le jure...

DON INIGO.

C’est bien... allez... et que Dieu vous accompagne... Adieu, ma sœur... Quant à votre mari, je m’en charge...

RENIFLARD.

Eh bien ! non, au fait... puisque c’est comme cela, je ne veux pas me séparer de mon épouse, je suis jaloux de monsieur...

DON INIGO.

Taisez-vous donc... allez...

CHŒUR.

Air : El Zapateados.

DON INIGO, à don Ramon.

Allez, quittez ces lieux,
Ennemi généreux,
Voici ma sœur, et je vous la confie ;

À Catalina.

De la philosophie :
Laisse tout faire ainsi ;
De ton mari, moi, je me charge ici.

CATALINA.

Je dois quitter ces lieux ;
L’ennemi généreux !
C’est mon époux à qui l’on me confie ;
De la philosophie :
Laissons tout faire ainsi ;
Car Inigo de tout se charge ici.

ROSINE.

Ils vont quitter ces lieux ;
L’ennemi généreux
Est son époux... à lui l’on se confie ;
De la philosophie :
Laissons tout faire ainsi ;
De Reniflard, moi, je me charge ici.

RENIFLARD.

Ils vont quitter ces lieux ;
L’ennemi généreux,
C’est son époux, à lui l’on se confie ;
De la philosophie :
Laissons tout faire ainsi ;
Car don Nigo de tout se charge ici.

DON RAMON.

Il faut quitter ces lieux ;
Ennemi généreux.
Catalina ! quoi ! l’on me la confie ;
De la philosophie :
Laissons tout faire ainsi ;
Qu’importe après ce qu’il arrive ici ?

Don Ramon et Catalina s’en vont. Rosine, qui est demeurée au fond pendant toute la scène, les accompagne, puis revient quand Reniflard est seul.

DON INIGO.

Je vais assembler le conseil ! et dans quelques heures je serai débarrassé de vous !...

RENIFLARD.

Assembler le conseil !... je vais vous en donner un...

DON INIGO.

Merci !...

 

 

Scène VIII

 

RENIFLARD, puis ROSINE

 

RENIFLARD.

Il va, dit-il, se débarrasser de moi ! Je crois qu’il me pend quelque chose de désagréable à l’oreille... Qui diable a fait venir, là, tout exprès, Catalina... d’abord, pour me cajoler... comme si j’étais son mari, ensuite pour faire sauver son époux ?...

ROSINE, s’avançant.

C’est moi !...

RENIFLARD.

Rosine !... vous !... quoi ! c’est vous ? mais vous me perdez...

ROSINE.

Il le fallait pour m’assurer la protection de dona Catalina... j’ai dû vous compromettre un instant.

RENIFLARD.

Merci !

ROSINE.

Je suis venue tout exprès pour vous tirer du mauvais pas où vous êtes engagé... Don Inigo veut se défaire de vous...

RENIFLARD.

Parbleu ! il ne me l’a pas mâché.

ROSINE.

Mais j’ai prévu à tout... vous allez passer devant un conseil de guerre...

RENIFLARD.

Il me l’a marmotté.

ROSINE.

Et lorsque le conseil sera assemblé, arrangez-vous de manière à vous faire condamner.

RENIFLARD.

Moi, me faire condamner !...

ROSINE.

Il le faut...

RENIFLARD.

Ah ! il faut me faire condamner... Mais à quoi ?

ROSINE.

À mort.

RENIFLARD.

À mort !... me faire condamner à mort !... quel enfantillage !

ROSINE.

Sans cela... c’est fait de vous...

RENIFLARD.

Ah ! ça, voyons donc... entendons-nous bien... Vous dites que si je ne me fais pas condamner à mort, je suis perdu ?...

ROSINE.

Oui.

RENIFLARD.

Mais, il me semble que je suis passablement perdu si la condamnation a lieu !

ROSINE.

Non, car l’exécution ne se fera pas !

RENIFLARD.

Ah ! vraiment ?

ROSINE.

Oui, grâce à quelques personnes influentes du parti... et grâce à Catalina...

RENIFLARD.

Ah ! Catalina !... mon épouse !

ROSINE.

J’ai pu obtenir que, lorsque votre arrêt aura été prononcé, on fera un semblant d’exécution.

RENIFLARD.

Comment cela ?

ROSINE.

Voici... On vous conduira à l’endroit désigné ; les soldats armeront leurs fusils ; ils feront feu sur vous...

RENIFLARD.

Sur moi !... Et vous dites que vous voulez me sauver ?...

ROSINE.

Attendez donc... mais les soldats seront prévenus... Leurs armes ne seront chargées qu’à poudre.

RENIFLARD.

Je ne m’y fie pas...

ROSINE.

Vous tombez, comme si vous étiez blessé à mort.

RENIFLARD.

Allez, dites toujours... Je n’écoute plus...

ROSINE.

Ah ! ça, mais vous ne me comprenez donc pas ?

RENIFLARD.

Si fait, je te comprends trop bien... que je m’en vais bravement me poser devant ces canons de fusil, qui me canarderont, mais qui ne me tueront pas, sous le prétexte qu’ils ne seront chargés qu’à poudre.

ROSINE.

C’est cela...

RENIFLARD.

Eh bien ! ça ne me va pas... J’aime mieux un autre moyen...

ROSINE.

Il n’y a que cela pour vous sauver...

RENIFLARD.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Mais êtes-vous bien sûre que les fusils ne seront pas chargés à balles ?

ROSINE.

J’en suis sûre ! D’ailleurs, vous le sentirez bien. Voyons, mon bon Désiré, voyons, rassurez-vous ! Suivez bien mes conseils ; jusqu’à présent, vous vous en êtes bien trouvé, n’est-ce pas ?

RENIFLARD.

Oui, oui ; mais ces satanés fusils me trottent par la tête.

ROSINE.

Ne cherchez pas à vouloir pallier votre crime !

RENIFLARD.

Mon crime ?

ROSINE.

Oui... N’essayez pas de vouloir paraître innocent... cela pourrait attendrir vos juges...

RENIFLARD.

Eh bien ! ça m’irait beaucoup de les attendrir.

ROSINE.

Du tout ! Parce qu’au lieu de vous condamner à mort, ils vous enverraient en prison ou aux galères, en Afrique, d’où il nous serait impossible de vous tirer...

RENIFLARD.

Ah ! mon Dieu ! dans quelle position suis-je ? Être obligé de faire tous mes efforts pour consommer ma perte... sans cela, je suis perdu... Ma tête se perd...

ROSINE.

Mais j’entends don Inigo... C’est le conseil... Au revoir, Désiré... à bientôt... N’oubliez pas !...

RENIFLARD.

Au revoir... Ah ! pardon... encore un mot...

ROSINE.

Quoi ?

RENIFLARD.

Me promettez-vous que les fusils ne seront pas chargés à balles ?

ROSINE.

Oui... oui... adieu !

 

 

Scène IX

 

RENIFLARD, puis DON INIGO, suivi de quelques hommes

 

RENIFLARD.

Ô ma patrie ! quand pourrai-je polir, avec les semelles de mes bottes, tes asphaltes et tes bitumes !... Avec quel plaisir je recevrais un billet de garde ! que mon capitaine me semblerait beau sous les armes !... Que le diable emporte la couleur locale !... Elle est jolie, la couleur locale que j’ai étudiée !... Mais voici mes juges !...

Don Inigo entre suivi de ses hommes qui se placent circulairement. Don Inigo est au milieu.

Sont-ils laids ! Mon Dieu ! quels vilains juges j’ai là !

DON INIGO.

Accusé, avez-vous quelque chose à faire valoir pour votre défense ?

RENIFLARD, à part.

N’oublions pas les recommandations de Rosine...

Haut.

Pour ma défense !... Je ne veux pas me défendre !

DON INIGO.

On pourrait adoucir votre châtiment...

RENIFLARD.

N’adoucissez rien !

DON INIGO.

Une prison perpétuelle...

RENIFLARD.

Plutôt la mort que l’esclavage...

DON INIGO, à part.

Cet homme est brave !...

Haut.

On pourrait user de clémence...

RENIFLARD.

Je méprise votre clémence !...

À part.

Je dois un peu les embêter.

DON INIGO.

C’est bien ! Nous allons aller aux voix !...

Il parle aux gens qui l’entourent.

RENIFLARD.

S’ils ne me condamnent pas, j’aurai bien du malheur !...

DON INIGO.

Accusé... je vous l’annonce à regret... le conseil, après une mûre délibération, vous a condamné...

RENIFLARD.

À mort ?

DON INIGO.

Vous l’avez dit !

RENIFLARD.

Bravo ! ça me va !... Diable ! j’ai peur que ces gredins de fusils... Oh ! non... Rosine ne m’aurait pas trompé.

DON INIGO.

Dans deux heures...

RENIFLARD.

Pourquoi attendre deux heures !... Tout de suite... j’aime mieux cela...

DON INIGO.

Dans deux heures, vous serez...

RENIFLARD.

Fusillé... Très bien !

DON INICO.

Non, pendu !

RENIFLARD.

Pendu !... Je réclame... Ah ! non... pas pendu ! Je veux être fusillé !... fichtre ! Il n’est pas convenu qu’on me sauvera de la corde.

DON INIGO.

Nos lois militaires s’opposent à ce qu’on vous fasse l’honneur d’être fusillé... Vous n’avez pas été pris les armes à la main...

RENIFLARD.

Ah ! je suis un homme perdu... ou plutôt pendu !... J’en appelle...

DON INIGO.

C’est inutile !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, DON BENITO, suivi de ses hommes

 

RENIFLARD.

Oh ! Rosine !... Rosine... viens à moi !...

On entend un bruit de tambour, de pas, de chants.

CHŒUR.

Véritables fils de la gloire,
Ce pays
Est par nous conquis,
Soumis,
Et l’étendard de la victoire
A fait fuir tous nos ennemis.

DON INIGO.

Que veut dire ceci ?...

BENITO.

Ceci veut dire, seigneur, que nous sommes maîtres de la citadelle !

RENIFLARD.

Voilà encore une fois le gouvernement changé... on ne peut pas causer une minute... Tiens ! c’est mon domestique qui est le nouveau gouvernement.

DON INIGO.

Mais, c’est une trahison infâme !

BENITO.

Du tout ! Mes hommes et moi, nous passions fort tranquillement sur la grande route, nous avons vu la porte ouverte, et nous nous sommes dit : « Tiens ! prenons donc la citadelle... »

RENIFLARD.

Ah bah !... six hommes !... Et pas de caporal !... ça suffit pour prendre une citadelle !... Drôle de pays !... Je remarque avec quelle facilité on prend les villes en Espagne ! Ils ne tirent pas un seul coup de fusil...

Reprise du chœur.

BENITO.

Vous êtes tous mes prisonniers.

RENIFLARD.

Mais, moi, seigneur Benito...

BENITO.

Vous, c’est différent... J’ai fait une promesse à don Inigo... je la tiendrai...

RENIFLARD.

Peut-on vous demander quelle est cette promesse ?

BENITO.

Certainement... Je lui ai promis de vous faire assassiner... Il m’a payé pour cela... je ne lui volerai pas son argent.

RENIFLARD.

M’assassiner !... Ah ! Seigneur Dieu !...

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, ROSINE

 

ROSINE.

Arrêtez, seigneur Benito... ce Français est innocent. Don Inigo vous l’a désigné, parce qu’il le croyait le mari de sa sœur... Mais, tenez, lisez...

DON INIGO.

Une lettre de Catalina !...

Il lit.

« Mon époux est celui auquel vous m’avez confiée... Don Ramon... »

Parlé.

Quoi ! c’est don Ramon !

BENITO.

Don Ramon ! celui à qui j’adressais le seigneur Français...

DON INIGO.

C’est lui que je vous désigne... maintenant.

BENITO.

Pardon, mais don Ramon est de mes amis...

DON INIGO.

Mais votre parole ?...

BENITO.

Je ne suis engagé que pour celui-ci, et si vous y tenez...

RENIFLARD.

Non... il n’y tient pas !...

DON INIGO.

Ah !...

BENITO.

Seigneur Français... grâce à vous, mes hommes et moi sommes devenus maîtres de la citadelle... Je vous en dois de la reconnaissance... vous êtes libre.

RENIFLARD.

Ah ! seigneur...

BENITO.

Partez avec la señora... qui paraît vous aimer beaucoup...

RENIFLARD.

Oh ! oui, ma chère Rosine... je pars avec vous, je retourne à Paris... Je veux vous faire connaître Paris...

ROSINE.

Je le connais !...

RENIFLARD.

Comment ?...

ROSINE.

Je suis Parisienne !

RENIFLARD.

Allons, bien !...Je ne rencontre dans ce pays qu’une espagnole qui me convienne... et c’est une parisienne !

ROSINE.

De la rue Vivienne... où j’ai été modiste, mais vertueuse.

RENIFLARD.

Quoi ! vous seriez...

ROSINE.

Une grisette, tout bonnement... Je suis venue en Espagne... j’ai fait des chapeaux et des bonnets pour toutes les dames de la cour, ce qui vous explique comment je me rattachais à un parti politique.

RENIFLARD.

Mais pourquoi vous êtes-vous intéressée à moi pendant ces trois actes ?

ROSINE.

Parce que je n’ai pas oublié que quand j’étais petite fille, vous me louiez gratis des romans de Paul de Kock, et j’ai la mémoire du cœur et des romans.

RENIFLARD.

Ah ! c’est vous, cette petite... Vous avez grandi et embelli... Les romans vous ont profité.

BENITO.

Jeune Français... je vous ai dépouillé.

RENIFLARD.

C’est vrai.

BENITO.

Je vous ai rançonné.

RENIFLARD.

C’est encore vrai.

BENITO.

Mais maintenant que la fortune me sourit, je vous dois un dédommagement, et je vous rends amplement ce que je vous ai emprunté.

RENIFLARD.

Il appelle cela emprunté.

BENITO.

Prenez ce portefeuille, qui renferme des valeurs assez considérables.

RENIFLARD.

Ah ! seigneur, c’est un beau trait !...

À Rosine.

C’est un beau trait !...

Il ouvre le portefeuille.

Ciel ! que vois-je ?... des cortès ! des rentes espagnoles !... Je suis encore volé !... Il est écrit là-haut que cet hommelà me filoutera toujours !... Tenez, seigneur, mettez le comble à votre générosité... reprenez cela, et donnez-moi à la place deux cahiers de papier à cigarettes.

BENITO.

Deux !... Oh ! non... un.

RENIFLARD.

Volontiers... Au moins... ça vaut trois sous...

CHŒUR.

Air : El Zapateado.

Ces amants sont heureux,
Qu’ils partent de ces lieux,
Sans plus tarder, qu’ils retournent en France.
Cette douce espérance
Comblera tous nos vœux.
Soyez heureux
Et partez de ces lieux.

RENIFLARD, au public.

Moment tardif ! peut-être, heure trois fois bénie,
Le tour est fait, voilà notre farce finie.
C’est à ton tour, Public, de te montrer charmant.
Nous avons débité nos rôles couramment,
Chanté juste, à peu près nos couplets de facture
Et déployé les dons que nous fit la nature.
Ne vas pas, te livrant à ton esprit railleur,
Malgré ta probité, siffler comme un voleur !
Pourquoi siffler ? ton chien n’a pas perdu ta piste,
Tu n’instruis pas d’oiseaux, tu n’es pas machiniste.
Ce vaudeville en vaut un autre aussi mauvais.
Laisse donc sur nos fronts tomber la toile en paix ;
Que Reniflard, perdu dans ce pays d’Espagne,
Sur sa route ait au moins quelqu’un qui l’accompagne ;
Donne, sans peur de duel, une claque aux acteurs,
Et daigne pardonner les fautes des auteurs.

Reprise du chœur.

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