Un Trait d’Helvétius (Hector CHAUSSIER - P.G.A. BONEL - Armand-François CHATEAUVIEUX)

Comédie en un acte, mêlée de vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Molière, le 4 octobre 1800.

 

Personnages

 

HELVÉTIUS

MADAME HELVÉTIUS

GEORGETTE

DUTERTRE, intendant d’Helvétius

PAULIN

 

Le Théâtre représente l’extrémité d’un parc ; en avant, est un pavillon dans lequel on voit Helvétius occupé à écrire ; de l’autre côté est une chaumière.

 

COUPLET D’ANNONCE

 

Air de la Piété filiale.

Helvétius, qu’on va juger,
Porte un nom si recommandable,
Qu’en le peignant on serait condamnable
De se permettre ici le ton léger.
N’osant donc retracer l’image
De l’esprit de ce grand Auteur,
Nous avons pris l’histoire de son cœur
Pour vous en offrir une page.

 

 

Scène première

 

GEORGETTE, PAULIN

 

GEORGETTE.

Oui, mon cher Paulin, tu as tort, mille fois tort.

PAULIN.

Mais je ne conçois pas...

GEORGETTE.

Comment ! malgré les ordres de M. Helvétius, tu t’exposes à chasser sur ses terres ; je ne le souffrirai pas.

PAULIN.

Mais songe donc que c’est demain nos fiançailles, que demain je r’cevons tous nos parents, qu’un peu de gibier ne serait pas de trop dans c’te fête. Je prendrai toutes les précautions possibles pour n’être point aperçu ; et puis d’ailleurs il est si bon !

Air de M. Guillaume.

On dit qu’il a beaucoup d’esprit,
Nous, j’connaissons sa bienfaisance ;
Si l’on admire c’qu’il écrit,
C’est q’dans son cœur il prend sa science :
Chez nous, par ses soins généreux,

On ne connaît plus la misère ; Il ferait encor des heureux, s’il en avait encore à faire.

GEORGETTE.

Je savons ben tout ça, mais je savons ben aussi qu’il est très sévère pour la chasse ; d’ailleurs, son intendant serait enchanté s’il trouvait l’occasion de se venger de toi.

PAULIN.

Comment de se venger ?

GEORGETTE.

Et oui ; tu sais qu’il m’aime ; il ne te pardonnera jamais d’avoir obtenu la préférence : ah ! mais c’est qu’il est amoureux !...

PAULIN.

Air : Aimé de la belle Ninon.

Je redoutons peu dans ce jour
Que tu répond à sa tendresse ;
J’connaissons assez ton amour
Pour ne pas craindre c’te faiblesse ;
De lui je ne suis point jaloux,
J’suis sûr que tu m’seras fidèle ;

Car on n’voit jamais les hiboux
S’unir avec la tourterelle.

Je vais partir ; ne crains rien, ma bonne amie, je serai bientôt de retour.

GEORGETTE.

Va, puisque tu le veux ; mais surtout prends garde à toi.

PAULIN.

Sois tranquille ; en cas de surprise, j’ai de bonnes jambes.

 

 

Scène II

 

GEORGETTE, seule

 

Je n’serons pas tranquille qu’il n’soit de r’tour ; car ce monsieur Dutertre est un si méchant homme !

Air : Vaudeville de Monet.

Nous, habitants du village,
J’blâmons son air important ;
Les brav’ gens il les outrage,
Il repousse l’indigent ;
Arrogant,
Insolent,
Oubliant ce qu’il doit être,
Il prétend trancher du maître :
Enfin c’est un intendant.

Mais je l’aperçois : sortons.

 

 

Scène III

 

DUTERTRE, GEORGETTE

 

DUTERTRE.

Eh ! c’est la belle Georgette !

GEORGETTE.

Vous êtes bien bon ; mais permettez...

DUTERTRE.

Comment ! me quitter déjà, petite friponne, quand vous connaissez mon amour ?

GEORGETTE.

Je vous l’ons déjà dit, monsieur ; je n’entendons rien à tout ce doux langage-là : d’ailleurs, j’n’osons pas prétendre à devenir la femme d’un intendant.

DUTERTRE.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.

Alors que vous rendant les armes,
Mon cœur brûle d’un feu constant,
Que ne puis-je de tous vos charmes
Devenir l’heureux intendant !
Dans le domaine de Cythère
Mes droits seraient-ils contestés ?
Toujours l’intendant d’une terre  }
Bis.
Doit en connaître les beautés.       }

GEORGETTE.

Demain j’d’venons l’épouse d’un autre ; ainsi je ne pouvons vous écouter plus longtemps.

DUTERTRE.

Mais voyez donc ce que vous refusez ; honorée, respectée de tout le monde, petite ingrate ! vous seriez aussi heureuse que la dame du lieu.

GEORGETTE.

Que madame Helvétius. 

Air : Femmes, voulez-vous éprouver :

Simple et modeste en mes désirs,
Que me manque-t-il au village ?
À bien fair’ j’bornons nos plaisirs
Pour l’bonheur faut-il davantage ?
Des biens dont le Ciel protecteur
D’ces lieux a comblé la maîtresse,
Je ne voudrions que son cœur,
J’aurions sa plus grande richesse.

DUTERTRE.

Ces sentiments-là sont fort beaux ; mais ils ne valent pas le sort que vous refusez. Permettez au moins qu’un baiser...

HELVÉTIUS, ouvrant la fenêtre.

Comme cette matinée est belle ! jamais je ne travaillai avec autant de facilité. Cette solitude...

GEORGETTE.

Finissez donc...

HELVÉTIUS.

Mes ennemis n’ont jamais connu ce plaisir.

DUTERTRE.

Mais encore...

GEORGETTE.

Encore un coup finissez ; et ne me forcez pas à troubler ce bon monsieur Helvétius que je venons d’entendre. Sans doute qu’il travaille.

Air : La foi que vous m’avez promise.

Quand il trace avec énergie
D’la vertu les charmants tableaux,
De cet Écrivain de génie
Gardons-nous d’troubler les travaux ;
Par le cœur sa plume guidée
Écrit pour la postérité,
Et qui lui fait perdre une idée
Fait un vol à l’humanité.

DUTERTRE.

Vous avez raison, mais encore...

On entend un coup de fusil.

Hein ! eh mais c’est un coup de fusil, je crois : encore quelques braconniers !

GEORGETTE, à part.

C’est Paulin sans doute. Quelle imprudence !

DUTERTRE.

Je vais’ courir au château pour qu’on se mette à la poursuite du téméraire.

GEORGETTE, à part.

Grand Dieu ! si je pouvais le retenir.

Haut.

Vous êtes galant ! st’empressement à me quitter n’prouve pas que votre amour soit bien vif.

DUTERTRE.

Pardonnez-moi ; mais je dois...

On entend un second coup de fusil.

Oh ! pour celui-là c’en est trop, et je vais donner des ordres.

Il sort.

HELVÉTIUS.

Je ne m’étais point trompé, ce sont des coups de fusil.

GEORGETTE.

J’entends quelqu’un ; sortons, de peur que not’ émotion ne nous trahisse.

Elle rentre dans la cabane.

 

 

Scène IV

 

HELVÉTIUS, sortant du pavillon

 

Quelle audace ! venir chasser jusque sous les murs du château, malgré mes ordres et mes défenses réitérées... Malheur au coupable ! s’il est arrêté, je le punirai sévèrement... Mais que dis-je ?

Air : Vaudeville d’Angélique et Melcourt.

Ah ! c’est peut-être un malheureux
Qui, languissant dans l’indigence,
Brave mes ordres rigoureux
Pour assurer sa subsistance.
Par fraude il vient de la saisir ;
J’excuse son audace extrême,
Quoiqu’il m’enlève le plaisir
De la lui donner moi-même.

Cependant trop d’indulgence dégénérerait en abus : voyons.

 

 

Scène V

 

HELVÉTIUS et MADAME HELVÉTIUS

 

MADAME HELVÉTIUS.

Au ! monsieur, je vous cherchais. Mais qu’avez-vous donc ?

HELVÉTIUS.

Rien. Quelques coups de fusil que j’ai entendu dans la plaine ; et j’allais...

MADAME HELVÉTIUS.

J’ai quelque chose de plus intéressant à vous communiquer. Je viens de recevoir des lettres de Paris ; il y en a une pour vous de Marivaux, et une autre de Saurin ; les voici.

HELVÉTIUS.

Encore quelques nouveaux détails sans doute sur mes ennemis. MADAME HELVÉTIUS.

Air : Lorsque vous verrez un amant.

Marivaux, en vous écrivant,
De son bon cœur donne une preuve.
Son cœur, son esprit, son talent,
Se reconnaissent à l’Épreuve ;
On ne peut juger Marivaux
Sur de trompeuses apparences,
Car il ne fut jamais moins faux
Que dans ses Fausses confidences.

MADAME HELVÉTIUS.

Vaudeville de Champagnac.

Pour moi, je ne m’étonne plus
Qu’à vous servir Saurin s’engage ;
Dans l’homme qui fit Spartacus
On doit rencontrer du courage. 

HELVÉTIUS.

Quand par des juges dans l’erreur
Mon œuvre allait être flétrie,
S’il m’eût envoyé son Joueur,
Il m’eût fait gagner ma partie.

MADAME HELVÉTIUS.

Tous deux vous sont singulièrement attachés, et vos bienfaits...

HELVÉTIUS.

N’en parlez pas, madame ; l’homme riche est trop heureux quand il peut soulager ses amis.

Air : Vaudeville d’Abuzar.

On sait qu’en butte trop souvent
Au malheur, à la médisance,
Le vrai mérite et le talent
Sont accablés par l’indigence.
Si la misère de lambeaux
Ne couvre l’homme de génie,
Chaque jour en mille morceaux   }
Bis.
Il est déchiré par l’envie.               }

MADAME HELVÉTIUS.

Partagez donc mon impatience, lisez ces lettres ; peut-être vont-elles vous apprendre la fin de la proscription de votre livre de l’Esprit.

HELVÉTIUS.

Pouvez-vous l’espérer ?

Air de la Clef forée.

Vous savez que dernièrement
On m’a fait-un sanglant outrage ;
Vous savez que le parlement
A fait défendre mon ouvrage.

MADAME HELVÉTIUS.

Le sort de ce brillant écrit,
Mon ami, doit-il vous surprendre ?
Vos juges, proscrivant l’Esprit,

Vous ont jugé sans vous entendre.

HELVÉTIUS, ayant lu pendant les quatre derniers vers.

En effet, on m’écrit que la haine de mes ennemis s’affaiblit un peu ; on ne me reproche plus que d’être l’ami de Voltaire : ce reproche m’honore.

Air du Panorama.

Oui, je suis l’ami de Voltaire,
Je m’en fais gloire assurément ;
Ce philosophe a su me plaire
Par son esprit, son enjouement :
En vain contre lui la satire
Dirige ses traits maintenant,
La plume qui traça Zaïre
N’est pas la plume d’un méchant.

MADAME HELVÉTIUS.

Voici Dutertre ; il paraît bien animé.

 

 

Scène VI

 

HELVÉTIUS, MADAME HELVÉTIUS, DUTERTRE

 

DUTERTRE.

Ah ! monsieur, je vous trouve bien à propos : il est pris.

HELVÉTIUS et MADAME HELVÉTIUS.

Qui donc ?

DUTERTRE.

L’audacieux qui, au mépris de vos ordres et des miens, s’est permis de chasser jusque sous les murs du château.

HELVÉTIUS.

Eh bien !

DUTERTRE.

Pris en flagrant délit ! je viens de faire conduire Paulin en prison.

MADAME HELVÉTIUS.

Paulin ?

DUTERTRE.

Oui, madame, Paulin, celui qui habite cette cabane ; et il ne sortira de prison que quand il aura payé l’amende de douze cents livres, à laquelle la loi le condamne.

À part.

Ah ! monsieur Paulin, vous vous avisez d’être mon rival !

MADAME HELVÉTIUS.

Douze cents francs ! Mais ou les prendra-t-il ?

HELVÉTIUS.

Monsieur Dutertre, vous avez été un peu vite dans cette affaire.

DUTERTRE.

Monsieur, mon zèle...

MADAME HELVÉTIUS.

Vous égare ; il serait bien plus beau de l’employer å défendre les malheureux.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.

Sur chaque fleur, sur chaque plante,
On voit l’habile jardinier
Répandre l’onde bienfaisante
Qui sert à la fortifier :
Mais si la plante un peu rebelle
Vers la terre veut se courber,
Loin de prendre la faux cruelle,   }
Bis.
Sa main l’empêche de tomber.     }

HELVÉTIUS.

Vous avez raison, ma bonne amie ; mais Paulin est coupable, il doit être puni. Ou en serions-nous, grand Dieu, si les lois n’étaient point respectées ?

Air de Claudine.

Bravant ainsi ma défense,
Dans son coupable transport,
Sans regarder qu’il m’offense,
À lui-même il se fait tort :
Sur son bien peut-il s’attendre
Que la loi veille pour lui ?
On doit, avant d’y prétendre,
Respecter le bien d’autrui.

MADAME HELVÉTIUS, à part.

Il serait inutile de le contrarier ; je sais ce que je dois faire.

Haut.

J’ai quelques ordres à donner au château, je vous quitte.

HELVÉTIUS.

Je vous rejoins dans peu d’instants.

DUTERTRE.

Madame ne veut pas que je l’accompagne ?

MADAME HELVÉTIUS.

Je vous remercie.

 

 

Scène VII

 

HELVÉTIUS, DUTERTRE

 

DUTERTRE.

Eh bien ! monsieur, voilà le prix de vos bontés.

Air : Il faut quitter ce que j’adore.

Je vous vois en mainte occurrence
Obliger mille infortunés,
Ils sont tous sans reconnaissance
Des secours que vous leur donnez ;
De ces gens telle est l’habitude...

HELVÉTIUS.

Ah ! j’ai le plaisir enchanteur !
D’oublier leur ingratitude,
En jouissant de leur bonheur.

Vous dites donc que Paulin est en prison ?

DUTERTRE.

Oui, monsieur.

HELVÉTIUS.

Bon ! j’ai sur lui certain projet : attendez-moi dans ces lieux ; j’aurai besoin de vous ; je reviens dans un instant.

DUTERTRE.

Quoi ! vous voudriez...

HELVÉTIUS.

Le punir.

DUTERTRE.

En ce cas, je vous attends.

 

 

Scène VIII

 

DUTERTRE, seul

 

Bon, tout va bien... Georgette, mademoiselle Georgette ; vous me paierez vos dédains.

Air : Consolez-vous avec les autres.

Voilà mon rival en prison,
C’est mon bonheur que sa détresse ;
Il faut saisir l’occasion
m’emparer de sa maîtresse.
Souvent on voit des gens d’honneur,
Qui, sous l’air des meilleurs apôtres,
N’établissent tout leur bonheur
Que sur l’infortune des autres.

Si Paulin n’eût pas été arrêté, il serait venu se jeter aux genoux de monsieur Helvétius, il l’aurait séduit, monsieur aurait pardonné ; c’eût été un article de plus pour son poème du Bonheur. Son poème du Bonheur ! quelle chimère !...

Air nouveau.

Dans les séduisantes couleurs
Dont ce riant tableau se pare,
Peut-être Helvétius s’égare ;
Car le génie a ses erreurs :
Du bonheur que chante sa lyre,
Verrons-nous la réalité ?...
Je crains qu’il ne fasse qu’écrire
Le roman de l’humanité.

Au surplus, moi je crois l’entrevoir, ce bonheur. Paulin ruiné n’épousera point Georgette. Mais voici déjà monsieur ; il n’a pas été longtemps.

 

 

Scène IX

 

HELVÉTIUS, DUTERTRE

 

HELVÉTIUS.

Dutertre, allez trouver Paulin.

DUTERTRE.

Oui, monsieur.

HELVÉTIUS.

Douze cents francs le retiennent en prison ; portez-lui cette somme, et qu’il soit libre sur-le-champ.

DUTERTRE.

Comment vous voulez ?...

HELVÉTIUS.

En hésitant à secourir Paulin, vous me feriez douter de votre sensibilité.

DUTERTRE.

Mais j’observerai à monsieur...

HELVÉTIUS.

Doucement ! doucement !...

Air : Vaudeville d’Honorine.

On vous accorde, avec justice,
Des connaissances, de l’esprit ;
Mais sur le bord du précipice,
Ce dernier souvent nous conduit.
Il faut que toujours il s’accorde
Avec le cœur et la raison ;
Car l’esprit est comme une corde
Qui ne frémit qu’à l’unisson.

DUTERTRE.

Rien de plus vrai ; mais il est des circonstances...

HELVÉTIUS.

Ne perdez pas un temps précieux ; songez que Paulin est dans l’inquiétude.

Air : Oh ! oui, l’homme le plus parfait.

Voici l’argent qu’il faut porter,
Courez au greffe en diligence ;
Vous ne sauriez trop vous hâter
Pour obtenir sa délivrance.
Si du sort nous sommes contents,
Chaque heure nous semble trop prompte ;
Mais c’est un siècle de tourments,
Quand c’est le malheur qui les compte.

DUTERTRE.

Comment, monsieur, c’est ainsi que vous voulez punir Paulin ?

HELVÉTIUS.

Je sais que la loi me dit, ainsi que vous, de le punir ; mais mon cœur me dit de lui pardonner.

DUTERTRE.

Certainement vous avez bien raison.

À part.

J’enrage.

HELVÉTIUS.

Qu’il ignore que c’est à moi qu’il doit sa délivrance qu’il vous attribue ce bienfait.

DUTERTRE.

Vous voulez sans doute plaisanter.

HELVÉTIUS.

Air : Le plaisir qu’on goûte en famille.

Je veux qu’on garde le secret
Surtout le bien que je puis faire,
Que toujours le moindre bienfait
Après ma mort soit un mystère.

DUTERTRE.

En vain votre bon cœur prétend
Taire le bien dans le silence ;
N’êtes. vous pas, à chaque instant,
Trahi par votre bienfaisance ?

HELVÉTIUS.

Faites ce que je vous dis ; cela ne peut pas vous nuire dans ce village.

DUTERTRE.

J’exécuterai vos ordres.

M. Helvétius sort.

 

 

Scène X

 

DUTERTRE, seul

 

Quel homme !... on n’en voit pas beaucoup comme celui-là. Me voilà chargé du bonheur de mon rival... La commission est belle !... Mais un moment ; un homme adroit sait tirer parti des circonstances ; eh ! oui.

Air : Vaudeville du chat perdu.

Ce beau trait va me faire honneur,
J’en ai besoin... car au village
On sait bien qu’aider le malheur,
D’un intendant n’est pas l’usage :
N’importe... imitons aujourd’hui,
Puisque les moments sont propices,
Tous ceux qui des vertus d’autrui
Couvrent adroitement leurs vices.

Georgette sera trop heureuse de m’accorder sa main pour sauver le coupable : excellente idée !... Parbleu ! je l’aperçois ; bon ! agissons adroitement.

 

 

Scène XI

 

DUTERTRE, GEORGETTE

 

Georgette apercevant Dutertre ; veut se retirer.

DUTERTRE, l’arrêtant.

Comment ! vous me fuyez ! quelle en peut être la cause ?

GEORGETTE, avec le ton du reproche.

Pouvez-vous le demander ?

DUTERTRE.

Ah ! j’entends ; vous m’en voulez d’avoir fait arrêter Paulin : songez donc que mon devoir, mon état, tout me forçait à le faire ; mais je veux le sauver.

GEORGETTE.

Vous, monsieur Dutertre ? Ah ! parlez ; comment ?

DUTERTRE.

Cela dépend d’un mot de votre belle bouche.

GEORGETTE.

De moi ?

DUTERTRE.

De vous. Consentez à devenir ma femme, et je vais à l’instant vous donner les douze cents livres qui retiennent Paulin en prison.

GEORGETTE.

Mon amour me le défend.

DUTERTRE.

Folie que tout cela, folie.

Air : Quel est l’homme le plus aimable.

Vous oublierez votre tendresse.

GEORGETTE.

Ça n’se peut pas.

DUTERTRE.

Vous répondrez à mon ivresse.

GEORGETTE.

Ça n’se peut pas.

DUTERTRE.

J’aurai cette main si gentille.

GEORGETTE.

Ça n’se peut pas.

DUTERTRE.

L’amour doublera la famille.

GEORGETTE.

Ça n’se peut pas.

DUTERTRE.

En ce cas, Paulin restera en prison. Mais qu’est-ce que j’entends ? Est-ce que je rêve ? C’est lui.

GEORGETTE.

Qui donc ?

DUTERTRE.

Paulin.

GEORGETTE.

Ciel !

 

 

Scène XII

 

DUTERTRE, GEORGETTE, PAULIN

 

PAULIN, prenant Georgette dans ses bras.

Ma chère Georgette !

DUTERTRE, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

GEORGETTE.

Quoi ! mon ami, tu nous es rendu ! par quel prodige ?

PAULIN.

Par les secours d’une main généreuse, qui après avoir payé l’amende à laquelle j’étais condamné, s’est dérobée à ma reconnaissance.

DUTERTRE, à part.

Il ignore la main qui l’a secouru.

Haut.

L’homme bienfaisant ne veut jamais être connu.

PAULIN.

Il a tort, monsieur ; ils sont si rares aujourd’hui qu’ils ne devraient pas se cacher.

Air : Il faut des époux assortis.

Ah ! quel supplice pour un cœur
Qui sent alléger sa souffrance,
De n’pouvoir à son bienfaiteur
Prouver sa viv’ reconnaissance !
Plus heureuse, dans un jardin,
Matin et soir, naissante rose,
Peut du moins entr’ouvrir son sein
Au bon jardinier qui l’arrose.

DUTERTRE.

Mon cher Paulin, j’ai été sévère envers vous. L’exemple... les lois...

GEORGETTE, à part.

Oh ! le vilain hypocrite !

DUTERTRE.

Tout l’exigeait, dans un moment surtout ou mes efforts sont inutiles pour empêcher les braconniers. Il y en a de toute espèce.

Air : Toujours debout, toujours en route.

Ici chacun braconne ou chasse :
Que de braconniers au Parnasse
À l’affut prennent l’à-propos !

Que de braconniers dramatiques !
Que de braconniers politiques !
Au gluau, l’un prend les bons mots,
Au piège l’autre prend les sots.
On voit braconner en sciences,
On voit braconner en finances.
La coquette chasse au filet,
Mu
ri jaloux chasse au furet :
Sur les terres de l’Hyménée
L’Amour braconne à la journée.
Le matin, on chasse au miroir
Ce qu’aux toiles on prend le soir.
Sur les acheteurs, en battue,

Bien des marchands tirent à vue.
L’intrigant, toujours en arrêt,
Prend l’honnête homme au trébuchet,
Connaissant bien le point de mire,
C’est au vol que le fripon tire.
Comment empêcher de chasser
Tant de gens qui sont à chasser ?

Mais ne parlons plus de tout cela. Quelle amie vous avez, Paulin ! comme elle vous est fidèle ! En vain tout à l’heure, sachant votre délivrance, j’ai voulu l’éprouver.

GEORGETTE.

Comment ! vous saviez ?...

DUTERTRE, à part.

Je perdrai la femme, mais au moins j’aurai l’argent.

Haut.

Sans doute, puisque c’est moi.

M. et Madame Helvétius paraissent.

 

 

Scène XIII

 

DUTERTRE, GEORGETTE, PAULIN, M. et MADAME HELVÉTIUS

 

PAULIN.

Comment ! c’est vous ? Mais que vois-je ? ma bienfaitrice !

Il se jette aux genoux de Madame Helvétius.

DUTERTRE.

Sa bienfaitrice !

MADAME HELVÉTIUS.

Que faites-vous, Paulin ?

PAULIN.

En vain voudriez-vous me forcer au secret. Non, monsieur, non, ce n’est point à vous que je dois ma liberté ; c’est aux bienfaits de not’ généreuse maîtresse.

DUTERTRE, à part.

Le diable s’en mêle !

HELVÉTIUS.

Ce trait est d’une belle âme : jouissez des heureux que vous avez faits.

MADAME HELVÉTIUS.

Cessez d’exalter ce que tout autre eût fait à ma place. Mais qu’avez-vous donc, monsieur Dutertre ?

GEORGETTE, méchamment.

Il est fâché d’avoir été prévenu dans sa bienfaisance.

DUTERTRE, à part.

Elle se moque de moi.

Haut.

Madame...

HELVÉTIUS, à part.

Je devine tout. Vous n’avez qu’un moyen de vous tirer de là.

Haut.

Vous pouvez encore satisfaire votre goût pour la bienfaisance : que la somme que vous vouliez employer à délivrer Paulin, serve de dot à ces enfants.

DUTERTRE.

J’observerai à monsieur...

HELVÉTIUS.

Je l’exige.

DUTERTRE, haut.

De tout mon cœur,

À Paulin, en lui donnant la bourse.

mes chers amis, soyez heureux.

PAULIN.

C’est de vos mains que je tenons le bienfait.

En montrant Helvétius.

J’en remercions le bienfaiteur.

MADAME HELVÉTIUS.

Mon ami ; je vous avais deviné d’avance.

Air d’Arlequin afficheur.

L’homme qui cherche les plaisirs,
S’il connaissait la bienfaisance,
Bientôt, au gré de ses désirs,
Aurait plus d’une jouissance.
Ah ! pourvu qu’il eut un bon cœur,
Il verrait, dans ce jour prospère,
Qu’on peut trouver le vrai bonheur
Dans trois arpents de terre.

HELVÉTIUS.

Que cette journée finisse gaîment ; que les portes du parc soient ouvertes à tout le village. Je veux moi-même assister à votre bonheur. Pour vous, Paulin, souvenez vous qu’on doit respecter les lois et les propriétés į que c’est enfin le premier devoir de l’honnête homme.

Air de la Pipe de tabac.

Ah ! que jamais aucun nuage
Ne trouble la paix de ces lieux !
Je prétends que de ce village
Tous les habitants soient heureux.

MADAME HELVÉTIUS.

En retraçant ainsi l’image
Du bonheur peint dans votre écrit,
Vous aller jouir de l’ouvrage
De votre cœur, de votre esprit.

DUTERTRE.

Je perds, dans cette circonstance,
L’espoir d’être jamais heureux ;
Je perds, malgré ma prévoyance,
L’objet de mes plus tendres vœux.

PAULIN.

C’est à tort que cette aventure
Contre le Destin vous aigrit ;
Car franchement je vous assure
Que vous n’en perdrez pas l’esprit.

GEORGETTE, au Public.

Pour peindre un immortel génie,
Il fallait un autre pinceau ;
Il n’appartenait qu’à Thalie
De tracer ce noble tableau.
Que par un jugement sévère,
L’ouvrage ne soit pas proscrit ;
Du Sage qu’ici l’on révère,
Les Auteurs n’avaient pas l’esprit.

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